LETTRE VI
14 janvier 1873, Durham
A Scarlett O’Neill
Ma chère Scarlett,
Mon périple commence d’une bien mauvaise manière ! Ce qui n’était censé être qu’un voyage en train de quelques jours se voit soudain rallongé par les intempéries qui ravagent le nord du pays. La région est parcourue de tempêtes de neige qui empêchent le moindre voyage. Nous avons été contraints de nous arrêter à la gare la plus proche avant d’être pris dans les fondrières. La compagnie de train nous a logés dans une petite auberge de Durham en attendant que le temps soit plus dégagé.
Je ne sais pas si c’est à cause de ma récente expérience à Wallbottle, mais j’ai l’impression que tous les autres passagers me dévisagent. Leurs regards sont accusateurs et je crains sans cesse de les voir hurler au meurtre. Mais ce doit être uniquement ma paranoïa qui parle. Une fois que nous serons repartis, tout ira pour le mieux.
Je vais laisser cette courte lettre à la propriétaire de l’auberge et lui demander qu’elle la poste une fois que le temps sera plus clément. J’espère qu’elle arrivera à destination, je ne voudrais pas que tu t’inquiètes pour moi ou d’un quelconque retard.
Je serai sur Bath dans peu de temps, loin de ce froid glacial, je te le promets. Et nous pourrons parler de tout cela devant une bonne tasse de thé.
Avec toute mon amitié,
Mary Ann
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LETTRE VII
18 janvier 1873, Durham
A Scarlett O’Neill
Ma chère Scarlett,
Notre séjour à Durham a duré plus longtemps que prévu. La météo a été déplorable et nous n’avons pu reprendre la route. Le conducteur nous a cependant affirmés qu’aujourd’hui devrait être un jour de chance. Selon ses estimations, la neige aura cessé d’ici la fin de l’après-midi et nous pourrons reprendre notre route vers Bath. Je joins cette lettre à la première pour qu’elle te soit envoyée après mon départ, en espérant que tu ne te fasses pas trop de soucis pour mon retard.
Ces quatre derniers jours ont été une véritable épreuve, je ne pourrais le dire autrement. L’auberge est surpeuplée et il est difficile d’y manger à sa faim le soir, sans parler du vacarme ambiant permanent. Les chambres sont étroites et glaciales, c’est à peine si j’arrive à y dormir. Heureusement pour moi, j’ai fait la connaissance d’une charmante écossaise qui m’a aidé à combler le vide mes froides nuits en solitaire.
Elle se nomme Miss Murray et est respectable en tout point. Elle est au service des Cunningham, une famille bourgeoise du nord d’Edimbourg qui a fait fortune dans le commerce de charbon. Elle accompagne leurs trois filles à Bath pour la saison hivernale. Et je dois dire que sa conversation est des plus agréables, elle offre une distraction bienvenue parmi tous ces inconnus qui me dévisagent avec suspicion. A croire qu’il est interdit pour une femme seule de voyager !
Je dois te laisser mon amie, nous sommes priés de regagner nos wagons. A très bientôt, je l’espère,
Mary Ann
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LETTRE VIII
20 janvier 1873, Leeds
A Scarlett O’Neill
Ma chère Scarlett,
Décidément, le destin refuse de me faire venir à toi ! Nous voilà à présent arrêtés à Leeds, contraints de descendre à cause des bourrasques de vent qui secouent les wagons et des chutes de neige qui recouvrent les rails. Au moins cette fois-ci sommes nous abrités dans un hôtel digne de ce nom. Les draps sont moisis et il y fait toujours froid, mais la nourriture est bien plus comestible.
J’ai passé ces deux derniers jours de voyage aux côtés de Miss Murray et des trois filles Cunningham. Si je m’entends extrêmement bien avec la première, le contact est cependant plus difficile avec les trois autres.
L’aînée, Miss Rachel, est très silencieuse, elle ne cesse de me dévisager sans mot dire, et je dois dire que la sensation est assez dérangeante. Miss Anna est toujours plongée dans ses livres, mais je sais qu’elle nous écoute en toute occasion et ce sentiment d’être épiée est plus que désagréable. Quant à la cadette, Miss Megan, elle est d’une impertinence ! Miss Murray a été contrainte de la reprendre plusieurs fois devant le manque évident de respect dont elle me faisait part. Elle n’a que quinze ans mais pas la langue dans sa poche.
La présence de ces trois jeunes filles est néanmoins rendue nettement plus supportable par celle de Miss Murray. C’est une femme charmante, très cultivée, pleine de conversation, je suis sûre que tu l’adorerais, vous vous entendriez à merveille ! Je lui ai déjà proposé de se joindre à nous pour quelques temps une fois arrivées à Bath et elle a accepté avec enthousiasme. J’espère que cela ne dérangera pas ton mari et tes enfants.
Si mon voyage s’annonce plus long que prévu, je n’en désespère pas d’arriver à destination ! En attendant avec impatience de pouvoir te serrer dans mes bras,
Mary Ann
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LETTRE IX
23 janvier 1873, Sheffield
A Scarlett O’Neill
Chère Scarlett,
Nous voilà bientôt à la moitié de notre voyage. Nous venons de nous arrêter à Sheffield, les voies ferrées étant verglacées et donc trop glissantes et dangereuses pour continuer. Nous devrions rester là un ou deux jours avant de reprendre la route.
Je n’ai rien de bien attrayant à te raconter aujourd’hui, si ce n’est que j’ai vu Miss Murray entrer dans une colère folle pas plus tard que la veille ! Comme toutes les femmes de sa classe, elle est restée très digne, mais je voyais à ses joues rouges qu’elle n’était pas loin d’exploser. Le point le plus intéressant reste cependant la raison d’un tel mécontentement.
La jeune Miss Anna, si droite et bien éduquée, que nous voyons lire avec sérieux depuis le début du voyage, dissimulait en réalité derrière sa couverture du « Guide de la parfaite demoiselle » un roman libertin ! C’est en tout cas ce que m’a affirmé Miss Murray, mais je n’ai pour ma part jamais entendu parler de ce Laclos ou de ses « Liaisons dangereuses ». Et je dois t’avouer que lorsque la curiosité m’a poussé à le feuilleter, je n’ai pas saisi où se trouvait le libertinage, mais je fais confiance à Miss Murray pour cela, elle est bien plus cultivée et lettrée que moi.
Il n’empêche que cela a été l’évènement de la journée ! Miss Anna était rouge de honte, tandis que Miss Megan ne pouvait s’empêcher de ricaner et Miss Rachel de l’admonester pour sa légèreté. Ces trois sœurs sont si différentes l’une de l’autre qu’il est à se demander si elles font bien partie de la même fratrie.
Il existe tout de même un sujet sur lequel elles arrivent à se mettre d’accord, et ce sujet c’est moi-même. Elles me vouent toutes trois une hostilité que je peine à m’expliquer. Pire que tout, elles paraissaient presque énervées lorsque j’ai mentionné mon regretté Charles Edward ! Je ne comprends pas cette répugnance dont elles font preuve à mon égard, et je dois dire qu’il me tarde d’arriver au bout de ce voyage.
Avec toute mon amitié,
Mary Ann
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LETTRE X
25 janvier 1873, Birmingham
A Scarlett O’Neill
Ma chère amie,
Nous voilà à présent arrêtés à Birmingham. La neige n’est cette fois pas à blâmer. Il y aurait apparemment un problème technique qui ne peut être résolu avant quelques jours. Je ne vais pas me plaindre, dormir dans une couchette étroite et dure commence à être lassant. Je ne peux m’empêcher de t’envier le confort de la maison de famille de Rhett. Que ne donnerais-je pour pouvoir arriver à Bath en un claquement de doigt !
Sans compter que l’ambiance s’est nettement dégradée au sein de notre compartiment. Comme je te le disais dans ma précédente lettre, les sœurs Cunningham sont loin d’être agréables à mon égard. Cela fait deux jours que je ne récolte que regards en coins peu amènes et piques acerbes. Ce matin, Miss Megan a été si loin que Miss Murray a été obligée de la reprendre plus sévèrement que d’habitude – ce qui n’a pas semblé l’émouvoir plus que cela.
Elle a en effet osé sous-entendre que Charles Edward était mort par ma faute, car je n’avais pas su prendre suffisamment soin de lui. Cette accusation me bouleverse et me perturbe à un point que tu imagines très bien. Je peine à comprendre comment il lui est possible de pouvoir songer une chose pareille. J’aimais cet enfant d’un amour tendre et sincère, et je suis blessée de voir ce que la mesquinerie des gens peut faire naître comme horribles pensées !
En tout cas, loin de moi l’idée de paraître excessivement dramatique, mais j’ai depuis cet évènement un étrange pressentiment. J’ai comme l’impression que quelque chose va bientôt se produire ; quelque chose de malheureux. Et, j’ai honte d’écrire cela, mais je crains pour ma vie. Je me fais l’effet d’une pauvre femme paranoïaque pétrie de superstitions, mais je ne sais interpréter autrement l’hostilité ambiante à mon égard.
Je regrette de t’accabler ainsi ma chère Scarlett, je tenais cependant à exprimer mes soucis par écrit. Avoir une preuve écrite en cas d’accident est toujours essentiel, tu le sais bien. Je tenais donc à te dire que si jamais quoi que ce soit m’arrivait, tu serais la légataire de tout ce que je possède, même si mes possessions sont maigres. Je m’alarme peut-être pour rien, mais mieux vaut être prudent.
A bientôt je l’espère, embrasse tes enfants et ton mari pour moi,
Mary Ann