C’était la pleine lune, avec cette luminosité particulière, l'aspect argenté du blond cendré d'Octave, tranchait dans l'obscurité. Cela lui conférait une aura de mystère, mais cette teinte le rendait un peu trop remarquable. Aussi, il bénit la guerre et la saleté du lieu qui avait eu le mérite de ternir un peu ses cheveux.
Octave avançait dans la tranchée crasseuse, espérant que personne ne remarquerait son air coupable. Lentement il s’approchait de sa destination, se frayant un chemin entre les rats qui grouillaient par ici, attirés par la vermine et l’odeur de la mort.
— Y’a pas à dire, faut-y don’ qu’j’sois accroché pour traverser ça, marmonna-t-il, en arrivant devant le vieux drap protégeant l’entrée d’une cahute.
Maintenant, il devait encore attendre son tour, il n’était pas le seul à faire appel aux talents de Léon Bedu : ici, les brûlures n’étaient pas rares. Puisqu’il s’infligeait souvent ce type de blessures, Octave savait bien ce que le rideau fermé signifiait : Léon s’occupait déjà de quelqu’un. Il s’assit sur le sol boueux, songeant à la nécessité d’être discret. Et encore... ses brûlures hebdomadaires risquaient d’éveiller les soupçons de sa hiérarchie : l’armée ne plaisantait pas avec les pratiques déviantes. Nul homme ne devait être pris en situation compromettante, et Octave n’osait pas imaginer les conséquences si jamais on les découvrait Léon et lui.
— Suivant ! scanda la voix du barreur de feu en ouvrant le rideau improvisé.
Son visage se figea en croisant le regard d’Octave, mais ses yeux pétillaient. Octave avait l’impression que son cœurcherchait à sortir de sa poitrine. Ça faisait un peu mal, et d’un autre côté, il ne pouvait s’empêcher d’apprécier la façon dont son sang circulait plus rapidement, réchauffant chaque atome de son corps. Sa brûlure hurlait.
— Julliard ! Qu’est-ce que vous faites encore ici ? gronda la voix du colonel Dijon.
Octave sentit son cœur tomber jusqu’au fond de ses orteils. Comment justifier l’injustifiable ? Léon lut la panique dans les prunelles du jeune militaire et décida d’intervenir.
— Bin c’est moi qui lui a demandé d’venir, mon colonel, expliqua-t-il d’un ton raisonnable.
La moustache, soigneusement taillée, du colonel frémit. frémit. Raide comme la Milice, le Colonel fusilla du regard les deux jeunes gens qui tentaient tant bien que mal de dissimuler leurs airs coupables. Ses galons brillaient à la lueur de la lune sur son uniforme ajusté, malgré la poussière qui le maculait. Octave se demandait toujours comment son supérieur faisait pour rester aussi… clinquant, en toutes circonstances. Il n’était même pas du genre à se planquer dans les tranchées lorsque ses hommes se lançaient dans la bataille. Marié à Marianne, défenseur de la patrie, le colonel Dijon était le digne représentant de l’armée*.
— Très bien, conclut-il. Mais dépêchez-vous.
Le jeune homme salua, tremblant, et suivit le barreur de feu à l’intérieur. Léon ferma le rideau d’un mouvement brusque avant de se tourner vers lui.
— Octave… commença-t-il sur un ton de reproche.
Mais un sourire traître vint étirer ses lèvres, et, après quelques secondes de lutte interne, il finit par abandonner.
— Ch’uis content de t’voir, acheva-t-il.
Octave sentit son cœur s’alléger et attira Léon contre lui. Pendant quelques secondes, les quelques instants où leurs lèvres restèrent en contact, il lui sembla que le monde allait mieux. Que la guerre ne les attendait pas, à l’extérieur de la cahute. Qu’ils ne pouvaient pas mourir à tout instant. Mais sa blessure le ramena rapidement à la réalité. Il grimaça et se détacha du jeune homme.
Léon remarqua l’expression de douleur de son amant.
— M’dis pas que tu t’es encore brûlé exprès ! gronda le jeune barreur de feu, avalant les voyelles sous le coup de l’émotion.
— Faut bin donner l’change au cas où y…
— Eul’ Dijon il a repéré ton manège, t’sais ce qu’on fait à ceux qui se mutilent ? C’est eul’ No Man’s Land qui t’attend s’il te prend à t’brûler !
Octave baissa les yeux, supportant mal la lueur de reproche dans ceux de Léon. Le barreur de feu poussa un soupir et releva le menton d’Octave du bout de l’index.
— J’supporterai pas de voir un d’ces Boches t’cribler, Octave.
— C’est facile pour toi d’dire ça. Y z’oseront jamais t’punir, rétorqua Octave d’une voix sourde où perçait la rancœur.
La mâchoire de Léon se contracta. Ses yeux étaient noirs.
— Parfois, j’me dis…, commença Octave, hésitant.
— Quoé ?
— Nul homme ne vaut de souffrir autant**, énonça Octave avec application, comme s’il récitait une leçon de morale bien apprise.
— J’t’ai jamais demandé de t’mutiler, Octave.
— J’parlais pas d’ça.
Léon déglutit, comprenant où son ami voulait en venir.
— Vas t’en.
— Léon… fit Octave en s’approchant de lui.
Léon pinça les lèvres et ferma les paupières, comme s’il cherchait à oublier le bourbier sans nom dans lequel il s’était fourré. Lorsqu’il rouvrit les yeux, l’uniforme sale d’Octave touchait son maillot de corps. Il retint son souffle. Respirer les effluves corporelles de son amant ne l’aidait pas à réfléchir raisonnablement. L’auvergnat avait l’air triste. Résigné, Léon porta sa main au-dessus du front de son bon ami et se concentra pour laisser son talent opérer. Un instant plus tard, les traits d’Octave se détendirent, soulagés de la douleur.
— Merci, lâcha Octave.
— Avec c’que tu viens de me dire, tu l’mérites vraiment pas.
— Essaie d’comprendre, Léon.
— Est-ce que je dois en déduire que tu veux… rompre avec moi ? demanda Léon, la gorge nouée.
— Mais non, sois pas con, dit Octave en attirant Léon contre lui.
— Alors... de quoi tu parlais ? demanda-t-il après un moment, confus.
Octave haussa les épaules. De quoi parlait-il ? Lui-même n’en était pas certain. De la guerre, sans doute. Une guerre commencée au nom d’un homme, d’un mort. Une guerre qui le faisait souffrir tous les jours. Une guerre qui, malgré tout, lui avait permis de rencontrer Léon.
— J’ferai mieux d’y aller.
L’espace d’un instant, Octave crut qu’il allait essayer de le retenir. Mais ils savaient tous deux que ce n’était pas sage. Le colonel Dijon semblait déjà se douter de quelque chose, et il ne pouvait pas se permettre d’éterniser ses visites. Pourtant la douceur des étreintes de Léon était la seule chose qui le faisait tenir dans le bourbier de cette guerre interminable. Durant quelques minutes, il oubliait la Mort qui rôdait, la saleté, la vermine, le froid… Le monde disparaissait, et il ne restait plus que Léon, Léon pour qui il risquait sa vie, Léon qui lui permettait de voir la lumière au bout du tunnel.
Tout en se remémorant sa visite à Léon, Octave jouait pensivement avec la petite figurine de bois qu’il avait confectionnée. Il avait dû s’y reprendre à plusieurs fois, mais il avait finalement obtenu le rendu qu’il désirait, et la créature mi-homme, mi-cheval le regardait à présent d’un air curieux.
Qui crois-tu donc tromper ?** semblait-elle lui dire. Le colonel a vu clair dans ton jeu !
Et, malheureusement, elle avait raison. Il leur fallait un autre stratagème, une nouvelle méthode pour se voir en secret.
Et vous ne pouvez pas être vus, ni par les Boches, ni par les vôtres. Bonne chance ! ajouta-t-elle d’un ton ironique. Ou, du moins, aussi ironique que pouvait l’être une statuette en bois.
Ferme-la ! s’entendit-il lui répondre mentalement, avant de se rappeler que le centaure ne parlait que dans son imagination. Il leur fallait un moyen de communication. Quelque chose qui n’aurait que très peu de chances de tomber entre des mains mal intentionnées.
Et n’oublie pas, il faut convenir d’un code dans le cas où quelqu’un d’autre verrait le message.
Oui, le centaure avait raison. Ils devaient être prudents. Lentement, une idée commença à germer dans son esprit. Il devait en parler à Léon.
Les gradés échangeaient des messages avec l’état-major par l'intermédiaire des pigeons… Ils pourraient s’en inspirer et utiliser Hermès, l’un des chiens de la compagnie. Octave avait repéré que son collier était usé et décousu vers sa médaille, laissant un petit espace entre les deux bandes de cuir.
— Y nous faut des tout p’tits papiers, réfléchit-il, bien calés dans c’t’espèce de cachette. L’Hermès l’est bin brave, y dira rien.
Un sourire satisfait sur les lèvres, Octave se dit qu’ils auraient le temps de trouver leur code avec une si bonne cachette.
Octave avait expliqué son idée à Léon lors d’une rencontre fortuite. Le subterfuge avait été adopté et les amants trouvaient moyens de se rencontrer sous le couvert de la nuit, au nez et à la barbe du colonel Dijon. Ces petits rendez-vous clandestins leur octroyaient un peu de douceur au milieu de cette guerre interminable. Ils étaient dans le même tour de garde nocturne. Pendant que la majorité des soldats se reposaient dans les baraquements, ils pouvaient se rencontrer quelques minutes avant de prendre leur relève. Dès que l'un d'eux croisait Hermès, il contrôlait la petite cache ou y glissait un mot. Seulement, à force de manipulation la couture se fragilisait et l’ouverture se faisait plus grande au fil du temps. Malheureusement, les amants n’y prirent pas garde.
Minuit avait sonné, la tranchée se reposait tant bien que mal. La journée sur le front avait été particulièrement atroce, la compagnie avait perdu nombres des siens. Les hommes étaient éprouvés par la disparition d’amis, de frères d’arme. Seuls les guetteurs veillaient le No Man’s Land pour couvrir les brancardiers, ils ne prêtaient donc guère attention aux rares va-et-vient des soldats allant satisfaire leurs besoins naturels. Octave se dirigeait le plus discrètement possible vers le lieu du rendez-vous qu’il avait fixé à Léon. Il n’était pas facile de trouver un coin isolé mais ils avaient déniché quelques solutions pour abriter leur amour clandestin. Ne pas réveiller ses compagnons d’armes, et surtout ne pas réveiller le colonel qui semblait toujours avoir un œil sur lui. Celui-ci avait d’ailleurs fait une réflexion plus tôt ce jour-là “Tiens... vous avez enfin acquis un peu d’adresse mon pauvre Julliard, vous ne vous brûlez plus ?” Octave n’avait pas trop aimé la lueur dans le regard de son supérieur.
— Pourquoi faut-y qu’t’y pense encore à lui alors qu’tu vas voir Le Léon ? se sermonna-t-il.
Léon n’était pas au rendez-vous. Là où aurait dû se trouver son amant, il y avait un homme impeccable, tiré à quatre épingles : Dijon !
— Je ne dirai pas “quelle surprise”, bien que ce... billet ne comporte aucun nom, il est signé avec ceci !
Le colonel agita sous les yeux d’Octave un cheveu d’un blond trop caractéristique, malgré la saleté des tranchées.
— N’essaie pas de cacher la passion** coupable qui est la tienne ! asséna le colonel avec dégoût. Qui devait-être là ?
Octave resta muet.
— Il faut-être deux pour ce genre de... déviance ! Je veux l’autre nom, Julliard ! Le nom de celui à qui était destiné ce torchon qui est tombé à mes pieds alors que je caressais ce brave Hermès.
Octave, se maudissait. Pourquoi Léon et lui avaient négligé ce code ? Il aurait dû prendre les conseils du centaure au sérieux.
Non, Octave ne trahirait pas Léon. Il assumerait seul la terrible sanction qui l’attendait.
A l’aube, tandis que le colonel le menait vers le chariot qui le conduirait au conseil de guerre, Octave croisa le regard de Léon qui se levait. Il y vit une détresse sans nom. Une détresse qu’il partageait avec lui. Tous deux savaient que leur histoire se terminait là.
La gorge serrée, Octave détourna la tête. Sa propre peine était déjà si lourde qu’il ne pouvait aussi porter celle de son amant. Au moins, se consola-t-il, il l'avait protégé. Léon n'aurait pas à subir le même sort que lui. Peut-être pourraient-ils se retrouver, après la guerre... Peut-être auraient-ils une chance, si le conseil de guerre n’était pas trop...
Un sifflement traversa soudain l’air, déchirant l’aurore. Léon et Octave virent la grenade qui venait d’atterrir aux pieds du barreur de feu en même temps. Leurs prunelles s’épinglèrent une dernière fois. Octave se dégagea de la poigne musclée du colonel et se précipita vers son amant. Puis l’explosion. La fumée. Le brouillard, ce brouillard impénétrable qui semblait présager de l’issue de leur histoire. Un dernier soubresaut d’espoir, l’espoir que Léon avait survécu, que, par quelque miracle, tout irait bien.
Octave hurla dans le jour, hurla sans s’arrêter, tranchant le silence écrasant du camp, à la vue du corps calciné de celui qu’il ne cesserait jamais d’aimer. Tombé à genoux, il s’abandonna à sa peine. Léon était mort. Il était seul.