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Notes d'auteur :
Cette nouvelle se passe au milieu du XVIIIe siècle. Je m'excuse d'avance pour les éventuelles inexactitudes historiques.  Nouvelle écrite dans le cadre de la nuit du 12 novembre 2016. 
Et elle fait tourner les rouages de son esprit, vite, vite, vite.
Et elle se délecte de cette étrange sensation de vertige procurée par son seul esprit. En un mot, elle rêve, elle imagine, elle réfléchit. En un seul instant, ses capacités mentales à leur maximum, elle s’ouvre au monde et à elle-même, et tout tourne, tourne. Au fond elle sait qu’elle est faite pour cela. Elle a envie d’ouvrir les bras, et de rire fort, comme on lui interdit de le faire, comme elle n’a jamais osé, comme une possédée. Elle sent son esprit tourner et retourner, elle oublie où elle est, qui elle est.
Et elle fait tourner ces rouages merveilleux, délicieux engrenages. Vite, vite, vite.
 
On le lui avait toujours dit, une fille, ça n’était pas fait pour réfléchir. Il fallait suivre, toujours suivre.
Ecouter son confesseur, écouter sa mère, écouter son père, ne pas parler, ne pas penser en bref. Être jolie, apprêtée, polie, distinguée, mais surtout pas coquette.
La coquetterie est la seule intelligence qu’on accorde aux femmes, mais c’est aussi celle qu’on leur reproche le plus.
Mais Madeleine, elle, refusait tout cela. Elle ne comprenait pas pourquoi on reléguait les filles dans une muette soumission, pourquoi on leur empêchait tant d’utiliser leur esprit. Leur cerveau était-il tellement mon bien fait que celui des hommes, qu’on leur reprochât constamment chaque éclat d’intelligence ? Car on a beau dire, les hommes peuvent vouloir une femme spirituelle, mais ils ne la veulent pas intelligente. Ce serait contre-productif, vraiment, elle leur ferait de l’ombre, elle voudrait être leur égale, ou pire, les surpasser dans certains domaines.
Cela faisait frémir Madeleine, On reléguait ses consœurs à l’entretien du ménage, ce qui nécessitait un certain esprit pratique, certes, mais pas énormément de réflexion.
Mais Madeleine avait été dotée d’un esprit bien fait, elle le savait. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était pouvoir s’en servir, sortir de ces carcans de velours dans lesquels on l’enfermait. Elle aurait aimé qu’on débloquât le mécanisme, qu’on permît à son cerveau d’entrer dans cette chute libre, dans ce vertigineux délire qu’est la véritable réflexion.
Elle connaissait des femmes éduquées, des femmes écrivains, des femmes qui connaissaient le grec et le latin, à qui l’on avait permis de prendre une place qui n’était pas la leur et qui finalement, leur allait comme un gant.
Et pourtant... Et pourtant Madeleine voyait comme ces hommes trop aigris les jugeaient, ces femmes brillantes. Comme ils estimaient qu’elles étaient masculines, qu’elles n’étaient pas à leur place, qu’elles sortaient du rôle qui leur échoyait. En un mot, elles étaient prises pour des créatures du diable, à qui personne ne se fierait.
Mais Madeleine les admirait, ces femmes brillantes à qui l’on avait appris le latin, car elle ne le connaissait pas, elle, et elle écoutait la messe sans comprendre, en croyant simplement ce qu’on lui disait, sans réfléchir, sans penser.
 
Et dans cet enfermement son esprit étouffe, et dans cette terreur du cerveau, elle se meurt.
Elle avait l’impression toutefois que son esprit était aussi parfait que ces automates du maître Vaucanson, constitués d’engrenages parfaitement imbriqués, qui s’entrechoquent doucement quand on met en marche le mécanisme, et qui tournent, perfection technologique, pour provoquer un mouvement des plus divins.
Elle savait que les rouages de son jeune esprit fonctionnaient haut et clair. On aimerait les étouffer, les aplatir, les détruire et pourtant, ils tournent.
Elle aurait aimé connaître les sciences, elle aurait aimé découvrir et comprendre ces théories dont on parlait dans les périodiques auxquels son père était abonné : le Journal des Savants, le Spectateur, le Pour et le Contre, et tant d’autres. Mais elle n’en avait que de brefs aperçus, quand elle pouvait prendre une feuille, avant que son père ne la récupérât, comme si son naïf esprit était tombé sans s’en rendre compte sur un contenu bien trop élevé pour elle.
Eternelle mineure, elle cherchait pourtant à s’enfuir, à libérer cette intelligence de dix-sept ans, et à enfin ouvrir ses yeux sur le monde.
Elle était riche pourtant, d’une famille si aisée que jamais ses mains ne connaîtraient de tâche dégradante. Sa vie se résumait en promenades et messes, dîners et rencontres. Pourquoi ne pourrait-elle pas réfléchir, si elle en avait le temps ? Pourquoi ne pourrait-elle pas lire les ouvrages de Messieurs Descartes et de Fontenelle ? Apprendre le grec et le latin, pour lire Homère dans le texte ? Découvrir l’astronomie et la physique ?
- Madeleine ? Madeleine, tu n’es pas encore prête ! Nous allons à vêpres tout à l’heure, je te prie de t’habiller au plus vite. Laisse ce journal, il n’est pas raisonnable d’écrire autant. Ce n’est pas bienséant, pour une fille, d’écrire autant. Et tu risques de tâcher tes belles mains avec l’encre. Va, habille-toi !
C’était sa mère, cette idiote dévote satisfaite de son sort.
Elle posa sa plume, résignée, et ferma le petit carnet dérobé dans lequel elle écrivait à chaque instant que sa terrible vie de jeune fille bien née lui laissait.
C’était sa mère, la pire peut-être, celle qui la cantonnait le plus dans ce rôle d’enfant bête à qui l’on n’explique rien car cela n’en vaut pas vraiment la peine. C’était elle, le tyran de la maison, pas même son père, qui pourtant était censé avoir l’autorité sur elles deux. Son père était juste. Sa mère était sotte, parce qu’on ne lui avait pas permis d’être autrement. Quelle pitié.
 
Marianne se décida finalement. Elle avait lu trop de romans où des jeunes femmes orphelines avaient trouvé le salut, trop d’histoires où une troupe d’acteur recueillait de pauvres jeunes gens abandonnés, trop de romans...
Elle allait se préparer, oui, et elle irait à vêpres. Mais dans la nuit, elle rassemblerait son trousseau, elle mettrait sa pelisse de voyage, et elle quitterait cette demeure où l’on emprisonne les corps des filles dans des corsets étouffants et leurs esprits dans des carcans trop étroits.
Elle s’en irait. Elle partirait à pied, ne pouvait se résoudre à voler un cheval à ses parents, et, sur les routes, elle finirait bien par rencontrer quelque âme brûlant de l’aider. Elle irait à Paris, elle s’y rendrait à pied, et là, elle deviendrait ce qu’elle pourrait. Journaliste, comédienne, peu importait, elle partirait simplement, et en chemin, elle regarderait le ciel, et laisserait libre cours aux pensées les plus pertinentes et les plus libres. Elle emprunterait des livres aux libraires, elle s’instruirait, elle ferait de la copie pour gagner sa vie.
Elle se déguiserait en homme, s’il le fallait.
 
Et sans s’en rendre compte, ce n’était pas les rouages de son esprit, mais bien ceux de son imagination, qu’elle mettait en marche pendant que sa femme de chambre l’habillait. Elle continua son délire, s’imaginant femme de lettres et philosophe, ne prêtant pas l’oreille au prêtre et à ses sermons toujours semblables.
Elle rentra chez elle, prête à mettre à bien ses desseins. Elle prépara ses affaires, fit mine d’aller se coucher... Et puis, au milieu de la nuit, elle posa ses pieds nus sur le plancher, se vêtit de la manière la plus simple que lui permît sa garde-robe, et tenta de quitter la maison sur la pointe des pieds.
- Madeleine, je peux savoir où tu vas, ainsi, en pleine nuit ?
C’était sa mère, cette affreuse mégère.
- J’avais besoin de prendre l’air ?
- En tenue de voyage ? Margot m’a dit que tu te préparais, hier soir. Tu m’auras bien fait veiller. Retourne te coucher, maintenant, et, je te prie, ne me fais plus de frayeur pareille. De toute manière, tu n’en auras pas vraiment l’occasion. Demain, j’embaucherai un portier qui gardera les issues de cette maison de jour comme de nuit, afin que tu ne tentes plus de courir à ta perte en croyant réaliser les rêves idiots dont tu parles dans ton stupide journal.
Madeleine, toute tremblante, s’apprêtait déjà à gravir en sens inverse les marches de l’escalier qui menait à sa chambre, quand sa mère, une nouvelle fois, prit la parole :
- Et que cela soit clair, Madeleine. J’ai pris ce carnet, et tu n’en auras plus d’autre tant que tu ne te seras pas montrée raisonnable.
 
Les jours passèrent, tous plus tristes les uns que les autres. Madeleine faisait tantôt tourner les rouages de son intelligence, tantôt ceux de son imagination, et jamais elle ne parvenait à trouver de solution. Sans perspective d’évasion, sa vie était bien trop triste, bien trop morne. Elle allait épouser un vieux barbon qui ne verrait en elle que jeunesse, dot et alliance, et elle passerait sa vie à attendre la mort de son époux pour que, veuve enfin, elle puisse réaliser ses velléités d’écrivaine.
Et comme elle était sage, sa mère lui rendit le carnet. Et comme elle savait désormais que se confier ne suffisait plus, elle prit le parti d’essayer autre chose. Puisqu’elle ne pouvait pas enfuir son corps, elle enfuirait les engrenages de cet étrange esprit que Dieu lui avait donné pour son malheur. Entre deux sermons, elle serait écrivain. Et un jour, quand son vieux barbon de mari l’aurait laissée libre de ses actes, elle publierait le tout, elle aurait un privilège royal, rien que cela, et une critique élogieuse dans Le Pour et le Contre.
Elle serait écrivain, puisqu’elle ne pouvait pas être vagabonde. C’était, après tout, un destin bien plus enviable, et bien plus sage.
 
Et elle fait tourner ces rouages merveilleux, délicieux engrenages. Vite, vite, vite.
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