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Alekian Sinnei observait sa cité depuis l’une des hautes arches de sa salle du trône, au sommet de la citadelle de Sostine. Sous ses yeux s’étendait son royaume, son empire, bâti sur les ruines des règnes de terreur des seigneurs de guerre de la région. Sous son commandement, les peuples opprimés de la contrée s’étaient unis et soulevés pour renverser leurs tyrans. A présent, nul ne se dressait plus pour s’opposer à l’ordre et à la paix qu’il avait établi.

Cette cité avait été le bastion du plus puissant des seigneurs de guerre, et elle serait désormais le siège du pouvoir impérial. Le joyau de son dominion.

“Vos rêves de grandeur sont finalement devenus réalité, empereur.”

Alekian se retourna. Un homme vêtu d’une robe élégamment ornée de motifs argentés approchait, traversant la salle du trône déserte. Ses yeux sans pupilles étaient pareils à deux orbes de cristal scintillants.

Le souverain sourit.
“Qu’est-ce qu’un simple magicien pourrait bien comprendre à la véritable grandeur ?”

“Nous sommes des créatures à la vue bien courte, il est vrai.”

Les deux hommes s’observèrent un instant, puis se donnèrent une chaleureuse accolade.

“Il est bon de te revoir, vieil ami.” dit Alekian. Il s’écarta et examina le visage du mage. “Tu n’as pas pris la moindre ride en… combien, 30 ans ?” ajouta-t-il avec une grimace.

“Tu n’as pas tant changé que ça non plus.” répondit Silmar avec un sourire.

L’empereur portait ses longs cheveux gris attachés, et son menton s’ornait d’un bouc couleur sel.

Alekian éclata de rire.
“Tu es trop clément. Chaque matin, mes pauvres articulations me font envier votre longévité, à vous autres mages.”

Silmar prit place à côté de son ami sous l’arche. “Ce que tu as accompli ici est impressionnant.”

“Ce n’est qu’un début. Ce continent est toujours sauvage et indompté, partout des hommes se complaisent à dominer et asservir leurs semblables. A présent, je disposerai d’une base d’opérations pour pacifier la contrée toute entière.”

“Une ambition admirable.” commenta Silmar.

“Assez de compliments ! Comment se portent tes protégés ? J’ai entendu dire que des tribus nomades venaient de contrées de plus en plus lointaines pour te voir. Ils te vénèrent toujours comme un dieu ?”

“J’ai exorcisé cette idée de leurs esprits. Je leur ai montré la vraie nature de l’Anima, et ils ont décidé de se sédentariser près de l’ancienne tour, en plein coeur de la savane. Ce que nous avons entrepris,” relata le mage avec ferveur, “est la fondation d’une école enseignant la voie de l’Arcane. Une académie de magie, en quelque sorte.”

L’empereur émit un grognement. Les arts arcaniques lui étaient toujours restés étrangers, malgré la nature du lieu qui l’avait vu grandir.

“Mais ne crains-tu pas qu’une concentration d’activité magique puisse nuire à la garde du fragment ?”

“Au contraire.” répondit Silmar. “J’entends me servir de toute cette énergie pour ériger un sceau inviolable.”

“Remarquable ! Tu es toujours aussi ingénieux, mon vieil ami. Pour ma part, le fragment restera enterré sous la citadelle jusqu’à ce qu’il ait disparu de toute mémoire.”

La mage fronça les sourcils. “Une démarche louable, mais est-ce bien prudent, Alekian ? Qu'arrivera-t-il lorsque tu ne seras plus là pour en assurer la garde ?”

Le souverain croisa les mains derrière son dos. “Nul ne le découvrira jamais, et je me refuse à confier cette charge maudite à mes descendants.”

Silmar observa Alekian un long moment. “J’ai confiance en ton jugement, vieil ami.” finit-il par déclarer.

Une voix juvénile retentit dans la grande salle. “Père !”

Surpris, Silmar se retourna vivement. Une petite fille de sept ou huit ans trottinait vers eux, ses cheveux noirs flottant dans son sillage et ses yeux clairs pleins d’innocence et de joie enfantine.

“Père, regardez ce que le chambellan m’a offert !” Elle tendit une petite poupée délicatement ouvragée, aux traits fins et à la soyeuse chevelure blonde. “On dirait dame Magnus !”

Alekian partit d’un rire franc. “C’est très joli ! Je vais devoir me souvenir de le remercier.”

Il la prit délicatement par les épaules pour la tourner vers son invité.

“Je te présente ma fille, Viena.” Silmar était interloqué. “Viena, voici le seigneur Silmar. C’est un de mes plus anciens amis.”

La fillette lui fit une gracieuse révérence. “Bonjour, seigneur Silmar !” Elle sourit et le fixa de son regard enfantin et curieux. “Vous avez de très beaux yeux !”

Ce fut au tour du mage d’éclater de rire. Alekian fronça les sourcils, mais le reste de son visage révélait son amusement grandissant.

Silmar intervint avant qu’il ne puisse parler. “C’est la chose la plus gentille que l’on m’ait dite à leur sujet !”

La petite pencha la tête. “Est-ce que vous êtes un mage ?”

Silmar haussa les sourcils à l’intention de son ami. Celui-ci haussa les épaules. “La robe, j’imagine !”

“En effet, jeune princesse. Je dirige une académie, une école où les mages étudient l’Arcane.”

La fascination illumina le visage de Viena. “C’est fantastique ! Je veux être une mage quand je serai grande, moi aussi !”

“Je serai honoré de vous accueillir quand vous le désirerez, princesse.” dit Silmar en s’inclinant.
L’empereur le foudroya du regard. “Ne vas pas lui mettre des idées pareilles en tête !”

Sa fille lui fit la moue. “Mais père !”

Avec un sourire attendri, celui-ci poussa doucement sa fille. “Nous en reparlerons bien assez tôt. Va maintenant, tes leçons t’attendent.”

Tout en s’éloignant, elle agita la main à l’attention du mage. “Au revoir, seigneur Silmar ! Prenez soin de mon père !”

Silmar la regarda s’éloigner avec un sourire qu’il ne parvenait pas à effacer.

Lorsque la fillette parvint à l’entrée de la grande salle, un vent noir sembla se lever. Le mage ressentit une sensation indescriptible, comme un profond chagrin qui refaisait tout à coup surface. La lumière du jour avait subitement décliné, plongeant le palais dans un crépuscule soudain. La petite fille s’était retournée vers lui, et son visage juvénile s’était figé dans une expression de terreur. Le vent noir la traversa, et son corps changea. Sa peau prit une teinte grise, ses cheveux blanchirent, et un instant plus tard la princesse se décomposa, s’évaporant en une fine poussière grise.

“C’est pour elle avant tout que j’ai construit tout cela.” déclara l’empereur.

Silmar se retourna, et derrière son ami se dressait une haute silhouette féminine. Les cheveux de cette parodie humaine étaient dressés autour de sa tête, et deux creux d’un noir absolu béaient à la place de ses yeux. Ses mains griffues étaient posées sur les épaules d’Alekian.

“Je ferais n’importe quoi pour préserver cette paix. C’est ce que j’ai de plus précieux à lui offrir.”

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Silmar se redressa.

Il se trouvait dans ses quartiers au sommet de la Tour de l’Académie. Il baissa les yeux sur ses draps, surpris de les trouver trempés de sueur.
Lui, rêver ainsi ? Il ne se souvenait plus de la dernière fois qu’une telle chose lui était arrivée.
Il se leva et s’avança jusqu’au majestueux balcon dominant la cité. C’était le milieu de la nuit, probablement tôt dans la matinée, et la ville sommeillait paisiblement.

Il ressentait quelque chose qui battait à la frontière de ses sens surnaturels, quelque chose qui n’avait rien à voir avec la présence mystique qui partageait depuis peu son esprit. Il sentait une grande force en mouvement. Il se concentra un instant et étendit sa conscience.
Il discerna tout d’abord, avec un soulagement et une reconnaissance immense, l’approche de son fidèle ami Sethann, de retour de Sostine. Il était en chemin, en ce moment même, pour leur revenir !
Mais il y avait autre chose. Il tendit un peu plus ses sens, et ses craintes se virent confirmées. A la suite de Sethann progressait une immense armée, en marche vers l’Académie. La guerre venait donc à eux, comme il l’avait prévu.
Mais l’empereur savait bien que toute attaque sur le domaine de Silmar était vouée à l’échec. Le grand mage pouvait, du haut de sa Tour, écraser une légion de n’importe quelle taille si elle se présentait au pied de ses murailles. Les envahisseurs avaient donc un plan pour neutraliser ses défenses et prendre la ville.
Le seul espoir de l’Académie reposait dans les informations que Sethann serait en mesure de leur fournir. Ils n’auraient alors qu’un temps très limité avant l’arrivée des troupes impériales.

Silmar décida de mobiliser immédiatement tous les combattants aptes et de commencer à préparer la défense de la cité.

Il s'efforça de faire taire la voix qui emplissait son esprit.

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Prasine s'éveilla peu avant l'aube, perturbée par l'agitation qui s'était soudainement emparée de la Tour. Elle se redressa dans son lit et jeta un regard las sur son bras difforme. Depuis son épaule gauche jusqu'au bout de ses doigts, la chair cramoisie et craquelée laissait transparaître des os tordus et des veines pourpres faiblement luminescentes. Sa main elle-même était un appendice griffu et monstrueux. La douleur constante, lancinante ne la quittait plus, mais elle parvenait à la supporter.

Elle replia ses jambes sous son menton et les enserra de son bras humain. Elle ne savait pas par quel miracle elle avait survécu à son combat contre Angevin. Silmar lui avait raconté qu'il était parvenu à la sortir de la caverne, et qu'elle était restée sans connaissance durant cinq jours. Lorsqu'elle était finalement revenue à elle, ce ne fut que pour pleurer la disparition de Relius. Aliza était toujours inconsciente, et trois jours plus tard elle avait mystérieusement disparu de sa chambre. Nul ne l'avait revu depuis.

Elle se leva, tirant son drap pour se couvrir, et se rendit jusqu'à la fenêtre de sa chambre. En contrebas, les rues de la cité semblaient connaitre la même effervescence que la Tour.

Elle s'interrogeait au sujet de cette activité soudaine lorsque la porte de sa chambre s'ouvrit.

Céladon se tenait dans l'embrasure.
"Tu es réveillée." dit-il simplement.

Son visage trahissait une vive inquiétude, et ses mouvements étaient fébriles. Il était nerveux.

"Que se passe-t-il ?" demanda Prasine. "Pourquoi toute cette agitation ?"

"Silmar à placé toute la cité en état d'alerte. Une armée impériale est en chemin."

La jeune sorcière fronça les sourcils. Sa fatigue venait de la quitter. Une démangeaison courait le long de son bras corrompu.

"Une attaque ? Sur l'Académie ?"

Céladon hocha la tête. "Ça en a tout l'air. Silmar dit que tu ferais mieux de rester ici et te reposer…"

Le jeune homme se détourna légèrement. Prasine avait laissé tomber son drap et s'affairait à réunir ses vêtements.

"Pff." fit-elle. "Et il pensait que j'allais accepter ?"

"Pas vraiment." admit Céladon.

"Et toi ?"

"J'aimerais te savoir en sécurité. Mais…"

"Mais nul ne sera plus en sécurité ici si les impériaux assiègent la cité."

Céladon acquiesça. "En effet. Et si nous devons faire face à une telle menace, j'aimerais autant que nous le fassions côte à côte."

Prasine sourit. "Tu lis dans mes pensées."

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Sethann franchit la porte sud de la ville aux côtés de Céleste, sous les regards des mages qui s’étaient rassemblés sur la muraille et le long des rues en prévision de la bataille qui s’annonçait. Le grand portail se referma derrière lui, et il remonta l’avenue principale qui menait tout droit à la Tour. Presque tous les spectateurs le reconnurent, et beaucoup acclamèrent vivement son retour. Il ne retourna aucun des saluts qui lui furent adressés, marchant imperturbablement vers sa destination. Céleste observait la cité et ses habitants avec fascination, adressant son sourire immuable à la foule des citoyens.

“Tu sais, je suis venue ici lorsque j’étais jeune.” dit-elle. “Avant que l’Empire ne remarque mes talents. Je ne suis pas restée assez longtemps pour ressentir de la nostalgie, mais je me souvenais de la beauté exotique de cet endroit.”

Si tu étais déjà à l’époque la moitié de la garce que tu es aujourd’hui, je suis prêt à parier que Silmar avait vite fait de te bouter hors de sa cité.

Les mages qui bordaient l’avenue étaient désormais silencieux, une fois retombée la liesse de l’arrivée discrète de Sethann. Peut-être que ceux qui le connaissaient bien se rendaient compte que quelque chose ne tournait pas rond, mais il ne compta pas là dessus pour l’aider. Ils mettraient sans doute cela sur le compte de la fatigue du voyage et de l’anticipation de l’attaque imminente.

“Maître !”

Sethann s’était perdu dans ses pensées, replié au fond de lui-même pendant que Céleste menait son corps où bon lui semblait, et il n’avait pas remarqué le duo qui se tenait un peu plus loin, près du parvis de la Tour. Là se tenait Céladon, grand, sérieux et sobre. Et Prasine accourait vers lui, ses cheveux rouges évoquant une longue flamme dans son sillage, des larmes ruisselant sur son visage.
Son corps se refusa à manifester la moindre émotion, mais intérieurement, il cria de joie à sa vue. Etrangement, elle portait son bras gauche dissimulé, recouvert sous un pan de sa robe. Son coeur se serra à l'idée de ce qu’elle avait pu traverser, mais son bonheur de la voir saine et sauve resta entier.

Prasine se jeta sur lui et l’enserra de son bras libre. “Vous m’avez fait attendre !”

Le mage resta immobile, le regard fixé droit devant lui. Céleste observait la scène avec intérêt.

Il hurla.
Tu ne vas même pas me permettre d’embrasser ma fille !?

Lentement, les bras du mage retournèrent l’étreinte de la jeune sorcière. “Je suis heureux de te revoir, moi aussi.” dit-il avec tendresse.

Céladon approcha. “Maître Sethann, je me réjouis de votre arrivée.”

Prasine le relâcha et s’essuya les yeux. “Que s’est-il passé ? Pourquoi l’Empire nous attaque-t-il ?”

“C’est une longue histoire.” déclara le mage. “Je dois m’entretenir avec Silmar au plus vite.”

“Je vous accompagne !” s’exclama Prasine.

“Non. La cité va avoir besoin de toute la puissance qu’elle pourra réunir. Tu dois te tenir prête à la défendre.”

J’ai compris ton manège. Tu veux l’envoyer à la mort, c’est cela ? Eh bien, elle pourrait bien te surprendre, vipère.

Il s’attendait à ce que Prasine proteste, mais une flamme prit vie au fond de ses pupilles émeraude. “Très bien, si c’est ce que vous pensez être pour le mieux. Je ne vous décevrai pas. Et quand tout ceci sera terminé, j’aurai tant de choses à vous raconter !”

Moi aussi, ma chére petite. Moi aussi.

“Oui. Tout ceci sera bientôt terminé.” répondit son corps.

Il reprit sa progression, accompagné de Céleste qui échangea un regard avec Prasine. Céladon s’inclina légèrement devant le maître à son passage.

Le premier conseiller de l’Académie et la femme en blanc pénétrèrent dans le grand hall de la Tour, et Sethann ne put que constater avec une consternation silencieuse les terribles dégâts que le lieu avait subi durant son absence. Le sol et les murs de l’immense salle n’étaient plus que cratères et pierre vitrifiée, et d’énormes morceaux manquaient aux majestueux escaliers. Ceux-ci restaient cependant praticables, si on les empruntait avec prudence. Le mage, qui connaissait les secrets de la cité mieux que quiconque excepté Silmar, n’eut aucun mal à deviner ce qui s’était produit. Et comme Prasine et la plupart des citoyens étaient toujours en vie, cela signifiait que le Conclave avait été vaincu.
Mais qu’en était-il de la Sentinelle ? Silmar lui-même n’avait jamais trouvé de moyen de la vaincre totalement, et cela depuis plusieurs siècles. La réponse à cette question devrait nécessairement attendre.
Ils gravirent le grand escalier de la Tour, et Sethann pria silencieusement le Guerrier, la Prêtresse, la Chasseresse et le Sorcier lorsqu’ils passèrent sous leurs regards vigilants.

Enfin, ils parvinrent au sommet de la structure. D’une poussée, Sethann ouvrit les hautes portes des quartiers du maître des lieux et pénétra dans la pièce baignée de lumière, suivi de près par Céleste.

Silmar se retourna pour faire face à son conseiller et ami, et son expression se figea lorsqu’il aperçut la femme en blanc. Ses yeux s’emplirent de flammes bleues.

“Qu’avez-vous osé faire !” tonna le grand mage.

“L’empereur vous présente ses hommages, seigneur Silmar.” répondit Céleste.

“Qu’espérez-vous accomplir ? Je pourrais vous anéantir en un clin d’oeil.”

Céleste se lova contre Sethann en souriant.
“Si vous faites cela, je vivrai éternellement en lui.” déclara-t-elle. Silmar serra les poings, l’atmosphère sembla se comprimer autour de lui. “Vous savez que je dis vrai. Si vous en doutiez, je serais déjà morte.”

Le seigneur de l’Académie resta immobile, mais sa colère irradiait de manière presque palpable.

“Relâchez cet homme.”

“Je le ferai, une fois qu’il aura rempli son rôle.”

Pardonnez-moi, maître. J’ai échoué.

Sethann leva les bras, et l’Anima cascada en lui.

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L’horizon s’était soulevé et déployait la vaste légion des envahisseurs impériaux sur la plaine qui s’étendait au sud de la cité. Des milliers de soldats en uniformes cramoisis formaient une vague sanglante qui s’avançait pour submerger les murailles et balayer les défenseurs et leur précieuse cité. Des centaines de bannières flottaient au vent, annonciatrices de la mort qui serait bientôt semée sous les murs.

“Bien, écoutez-moi !” cria Céladon.

Tous se tournèrent vers le jeune mage, posté au dessus de la porte principale aux côtés de Prasine et de six autres apprentis. Deux groupes plus vastes étaient postés non loin à l’est et l’ouest. Le reste des défenseurs était actuellement au sol, réunis dans l’avenue principale avant de prendre leurs postes de bataille.

“L’armée de l’Empire compte dix mille soldats, et plus de trois cent sorciers. Nos rangs de mages combattants s’élèvent à soixante défenseurs, mais nous avons l’avantage du terrain et de plus grandes compétences ! Le seigneur Silmar arrêtera les fantassins lorsqu’ils seront à sa portée, et il nous revient donc de contrer les sorciers impériaux.”

Il désigna les groupes qui se trouvaient de part et d’autre du centre. “Les équipes est et ouest seront chargées d’intercepter les sorts adverses, que ceux-ci menacent nos propres rangs ou la cité elle-même, ainsi que de bloquer les volées de flèches des archers. Ne ripostez pas, profitez des accalmies pour récupérer. Restez organisés et relevez ceux qui fatiguent. Je m’occuperai de couvrir le groupe central, dans lequel sont réunis nos plus puissants attaquants qui auront pour tâche d’éliminer les mages ennemis. Ne gaspillez pas vos forces sur les soldats, ils sont incapables de nous menacer. Lorsque la Tour nous enverra le signal, nous pourrons passer à l’offensive et repousser ces envahisseurs pour de bon.”

Céladon leva un bras. “Allons ! Aujourd’hui, faisons comprendre à l’Empire que l’Académie est hors de sa portée !”

Tous lui répondirent avec le même geste, et un tonnerre d’acclamations. Puis les défenseurs se répartirent sur toute la longueur de la muraille sud.

Prasine observait la marée humaine qui approchait, et bien que la volonté de l’affronter était bien présente en elle, elle ne ressentait pas la fièvre guerrière qui l’avait habité durant le conflit contre le Conclave. Elle ne savait rien de cet ennemi, sinon qu’il venait pour lui arracher ce qu’elle avait si chèrement défendu.

Elle leva sa main difforme devant elle.
Elle était déterminée à ne plus se laisser dominer. L’Académie était débarrassée de la menace de la Sentinelle et Sethann était de retour. Elle ne laisserait pas les impériaux réduire à néant tout ce qu’elle et ceux qui l’entouraient avaient accompli.
Du coin de l’oeil, elle remarqua que Céladon l’observait. Son regard s’attardait souvent sur son bras altéré, dernièrement. Elle ne pouvait lui en vouloir.

“N’est-ce pas le moment où tu m’assures que tout ira bien ?” lui dit-elle.

Son compagnon lui accorda un petit sourire, une rareté au vu des circonstances. “C’est le moment où être à tes côtés me donne du courage.”

Ils se prirent la main et attendirent le moment fatidique.

Après une période de tension grandissante, sur la muraille silencieuse, on put observer des points d’illumination dans les rangs ennemis.

“Préparez-vous !” lança Céladon.

Une seconde plus tard, l’attaque débuta.

De la légion cramoisie s’élevèrent des multitudes de projectiles étincelants, boules de feu, pics de glace, arcs de foudre ou simplement énormes rochers. Les mages assemblés firent jaillir leurs propres sorts pour intercepter les assauts en approche, et le ciel tout entier s’emplit de violentes et spectaculaires explosions. Des fragments dévastateurs criblèrent néanmoins la plaine, les murailles, les rangs des défenseurs ainsi que les faubourgs de la cité. Les attaques étaient bien trop nombreuses.

“Protégez la ville ! Ne laissez pas passer ces sorts !” hurla Céladon.

Il invoqua sa propre Arcane de protection et un immense écran lumineux se déploya au-dessus des défenseurs, couvrant plusieurs centaines de mètres carrés de terrain.

Ses compagnons déchaînèrent alors la riposte tant attendue.

Le ciel au dessus de l’armée impériale se couvrit soudainement de nuages noirs. Les cieux tournoyèrent et de gigantesque tornades se déployèrent en plein coeur des rangs ennemis, creusant d’épaisses tranchées de dévastation parmi les soldats impuissants.
Les défenseurs de l’Académie se couvrirent les yeux lorsque des éclairs par centaines cascadèrent depuis le firmament pour frapper les assaillants, emplissant l’air d’un fracas apocalyptique. D’immenses orbes enflammées pareilles à des météores crevèrent la nappe des nuages sombres et s’abattirent sur la plaine, ne laissant que d’immenses brasiers là où s’étaient tenus des dizaines de fantassins.

Prasine tendit les bras et invoqua deux de ses familiers qu’elle envoya en direction des envahisseurs.
Les oiseaux piquèrent dans les rangs des impériaux et tracèrent leurs chemins de destruction, laissant derrière eux des traînées de Chaos résiduel. Quelques sorts volèrent dans leur direction pour tenter de les éliminer, mais les familiers tournoyèrent dans les airs et esquivèrent aisément les assauts maladroits. Enfin, ils plongèrent vers les sources des ripostes et s’écrasèrent parmi leurs ennemis, disparaissant dans des explosions crépusculaires.

Céladon se tourna vers sa partenaire, impressionné. “Comment fais-tu cela ? Je n’ai jamais rien vu de tel !”

Prasine lui sourit. “J’ai eu un peu d’entraînement, et de bons conseils.”

Elle observa l’état du champ de bataille. L’étendue de la légion était désorganisée, ses rangs désarticulés en tout points par les violents assauts subits, mais l’avancée inexorable des soldats continuait. Leur nombre avait à peine faibli, et ils n’étaient plus qu’à quelques centaines de mètres de la porte principale. De trop nombreux sorts continuaient à jaillir de l’armée impériale.

“Ils s’attendront aux familiers.” se dit-elle à haute voix. “Mais ils sont assez près, désormais.”

Elle leva le bras et une étoile pourpre se forma au creux de sa paume. Alors que l’énergie se rassemblait, son éclat éclipsa un instant les explosions des sorts qui s’entrecroisaient. Lorsque la lueur atteint son apogée, un trait --un rayon instantané qui ne resta visible qu’une fraction de seconde-- de force chaotique traversa la plaine toute entière et traça un sillon de mort dans les rangs adverses, réduisant les corps en poussière.

Une courte accalmie prit place le temps que tous se rendent compte de ce qu’il venait de se produire. Un instant plus tard, les sorts ennemis jaillirent à nouveau, cette fois concentrés sur la position de Prasine qui avait été clairement tracée par le rayon. Son étoile toujours au creux de sa main, elle recula d’un pas. Elle avait attiré sur elle seule l’attention de centaines d’attaquants ! L’éclat de dizaines d’attaques mystiques en approche finit par emplir son champ de vision, et ses cheveux volèrent derrière elle alors que l’air lui-même était chassé de la zone.
Un onde de choc fit trembler toute la muraille et de nombreux défenseurs se retrouvèrent au sol. Céladon se tenait devant Prasine, le visage figé dans une concentration intense. Face à lui, les innombrables assauts des sorciers impériaux se fracassaient contre un mur de force invisible.

“Ne t’arrête pas !” lui cria-t-il. “Débarrasse-nous d’eux !”

Elle tendit le bras, pointant l’étoile chaotique en direction de la plaine, et laissa l’Anima la traverser. Les rayons s’enchaînèrent alors, trop rapidement pour être observés, laissant des images rémanentes pourpres sur les pupilles des spectateurs. Les unes après les autres, des tranchées de destruction se creusèrent dans la masse des assaillants. Prasine ne ressentait aucune pression, aucune difficulté à lutter contre le flot d’énergie. Son bras agissait naturellement comme un catalyseur pour la force du Chaos, et l’Arcane destructrice s’imprima dans son esprit jusqu’à ce qu’elle n’eût plus rien d’autre en tête.

C’est alors qu’elle fut projetée vers l’avant, et aurait même basculé par dessus les remparts si Céladon ne l’avait pas rattrapé à ce moment. Ses oreilles bourdonnaient, et sa peau était couverte d’une sensation étrange, pareille à des milliers de picotements. Des hurlements retentirent dans les rangs des défenseurs, et tous s’étaient retournés vers l’intérieur de la cité.

La Tour de l’Académie avait été décapitée par une énorme explosion. Les débris du sommet fracassé retombaient sur les bâtiments environnants dans des cascades dévastatrices, et la ville toute entière tremblait alors qu’un immense nuage de poussière s’élevait autour de la structure.

Une secousse bien plus proche ébranla la muraille toute entière, et cette fois Céladon comme Prasine furent projetés à plusieurs mètres de là. Lorsque la jeune sorcière reprit ses esprits, la porte principale avait été abattue, réduite à de simples débris fumants, en même temps qu’une grande partie de la muraille elle-même. Déjà, à travers les ruines, apparaissaient les silhouettes des soldats, progressant sans relâche.

“Tous dans la rue !” hurla Céladon. “Préparez-vous à repousser les fantassins !”

Mais nul ne lui prêta attention. Les attaques dévastatrices des mages impériaux pleuvaient à présent librement sur les bâtisses sans défense, et partout la défense auparavant organisée et ordonnée n’était plus que confusion et panique. Les défenseurs firent néanmoins face à la vague des envahisseurs, semant la mort dans leurs rangs, mais ceux-ci ne ralentirent jamais leur progression et submergeaient les mages sous le poids de leur nombre écrasant.

Céladon aida Prasine à se relever. “Nous devons rejoindre la Tour !” s’écria-t-elle.

“C’est trop tard ! Si les soldats sont ici, c’est que Silmar ne peut plus nous aider !” répondit son partenaire.

“Il ne peut pas avoir été tué !” protesta Prasine. “Et Sethann s’y trouve aussi !”

Une vague de tristesse parcourut un instant le visage de Céladon. Elle savait ce qu’il pensait : que Silmar et Sethann étaient probablement morts.

Elle le saisit par les épaules.

“Il ne faut pas perdre espoir ! Nous nous sommes déjà tant battus pour cet endroit, nous n’allons pas baisser les bras maintenant !”

Il fronça les sourcils et se redressa. En une seconde, il était redevenu lui-même, droit et déterminé.

“Tu as raison. Nous n’allons pas abandonner. Relius n’y aurait pas pensé une seule seconde.”

“Attention !”

Prasine tendit le bras et une lance écarlate frappa un soldat qui se précipitait sur eux. De nombreux autres le suivaient, vêtus de tuniques cramoisies et de plastrons étincelants. Des heaumes argentés surmontés de crêtes rouges dissimulaient leurs visages.
Céladon se retourna et, d’un geste, relâcha un torrent de force pure qui traversa les assaillants impuissants et envoya le groupe tout entier s’écraser à plusieurs mètres de là, comme des jouets disloqués.

“Allons-y !” lança-t-il en entraînant la sorcière le long de l’avenue.

Partout autour d’eux, dans les rues envahies, résonnait la clameur des combats. Les soldats se déployaient dans toute la cité et gagnaient sans cesse du terrain sur les défenseurs en déroute. Les sorciers impériaux avaient pris place sur les décombres de la muraille et dispensaient leurs Arcanes mortelles avec précision et efficacité.
Le couple progressait en direction de la Tour, contournant les débris des bâtiments effondrés, et les partenaires tournoyaient l’un autour de l’autre pour repousser les assauts des fantassins ou intercepter un sort qui venait dans leur direction. Céladon déployait des murs de puissance et ballottait les attaquants dans les airs, brisant leurs charges et écrasant leurs défenses. Prasine puisait dans l’ensemble de son arsenal ardent pour semer la dévastation dans leurs rangs, et parfois abattre un mage trop exposé.

Un fantassin surgit d’une ruelle adjacente et se précipita sur elle. Céladon lui tournait le dos, et elle-même fut trop surprise pour préparer une Arcane. Le soldat abattit sa lame et Prasine la réceptionna sur son bras déformé. Le métal mordit profondément la chair écarlate et y resta planté. La sorcière ne ressentit pas vraiment la douleur à laquelle elle s’était attendue, seulement un désagréable pic de cet étrange et constant élancement. Avant que le soldat n’ait pu déloger son arme, Prasine fit un poing de sa main mutée et le frappa au torse. Son plastron se plia sous l’impact et l’homme s’effondra au sol, suffoquant.

Alors que la jeune femme observait son membre difforme avec étonnement, Céladon la poussa violemment de côté.

“Attention !”

Le ciel au-dessus d’elle s’emplit de flammes, et elle se retrouva projetée à quelques pas de là.
Elle se redressa pour remarquer que Céladon se relevait péniblement à quelques mètres d’elle. Il semblait épuisé.

Derrière lui, une immense silhouette traversa le mur de flammes qui barrait désormais l’avenue, là où ils s’étaient tenus un instant plus tôt. Il s’agissait d’un gigantesque guerrier portant une armure dorée aux formes menaçantes. Son monstrueux heaume dissimulait entièrement son visage. Il tenait deux imposantes épées aux lames rougies de sang. Il s’approcha de Céladon, qui était toujours accroupi au sol, et leva l’une de ses armes.

Prasine projeta une lance de flammes en direction du géant, et celui-ci cueillit le sort sur sa lame, le tranchant en deux traits de feu plus minces qui allèrent s’évanouir derrière lui.
Céladon s’était relevé et avait vivement reculé en direction de Prasine, un regard prudent fixé sur le guerrier.

D’autres soldats le rejoignirent. “Général !” dit l’un d’eux. “L’avenue principale est à nous !”

“Encerclez la tour.” répondit le général d’une voix pareille à un tremblement de terre. “Laissez-moi ceux-ci.”

Les fantassins se dispersèrent, contournant les deux mages.

Céladon aida Prasine à se relever.
"Tu devrais fuir." dit-il "Je vais le retenir."

Elle lutta contre l'envie de le frapper.
"Tu ne te débarasses pas de moi. Jamais."

Il eut un léger sourire.

Le général étendit ses lames de chaque côté de son corps et commença à courir vers le couple.

Comme une seule entité, ces derniers formèrent leurs sorts en parfaite synchronisation. Céladon déploya un champ de force sur le chemin du colosse, et Prasine invoqua deux de ses familiers pour le prendre en tenaille.
Alors qu'ils approchaient, les bras du guerrier remuèrent et deux ondes tranchantes presque invisibles frappèrent les familiers qui explosèrent en plein vol. Des flammes crépusculaires émergea le colosse indemne, et il percuta dans sa course le mur mystique qui se fracassa sans le ralentir.
Avec une fraction de seconde pour réagir, Céladon écarta Prasine à l’aide d’une Arcane de force qui l’expédia sur un côté, et lui même plongea de l’autre alors que les lames s’abattaient entre eux dans un arc mortel.

Prasine se redressa et frappa le guerrier d’une nouvelle lance de feu. Son armure afficha un léger noircissement, mais lui-même y sembla entièrement insensible.

“Hé, par ici ! Viens te battre !”

Le géant se tourna vers elle et s’avança, ramenant une épée vers l’arrière, la pointe en direction de son opposante.
Il interrompit son mouvement, comme retenu par un filet invisible. Son immense stature fut parcourue de tremblements, comme pour résister à une force qui entravait ses déplacements. Une seconde plus tard, il décolla du sol et fila dans les airs avant de s’écraser plusieurs dizaines de mètres plus loin, l’impact réduisant une bâtisse entière en poussière.

Céladon rejoignit sa partenaire, haletant. “Je n’avais jamais réussi cela auparavant !” s’exclama-t-il.

Prasine déposa un rapide baiser sur ses lèvres. “Ce n’est pas encore terminé.” dit-elle.

Au centre des débris, une énorme masse de métal doré se souleva, projetant des fragments de pierre pulvérisée aux alentours. Le général ne dit pas un mot et s’avança calmement à leur rencontre.

“J’ai une idée.” proposa-t-elle. Elle expliqua rapidement son intention à son compagnon, qui retrouva le sourire.

“Après toi.” dit-il.

Prasine invoqua un souffle de feu depuis sa main mutée, balayant la zone ou se trouvait le guerrier qui ignora l'attaque, ne ralentissant même pas sa progression. Lorsque la forme du guerrier se retrouva entièrement enveloppée par le brasier, Céladon forma un nouveau sort.
Une prison de force transparente se forma autour du général, et les flammes contenues et concentrées se mirent à former un tourbillon ardent en son centre, piégeant le guerrier dans une tornade de feu mystique.
Enfin, Prasine fit appel à deux nouveaux familiers et les envoya décrire un arc dans les airs avant de plonger au centre de la prison. L’explosion résultante fut suffisante pour creuser un large cratère en plein centre de l’avenue.

Au centre du cratère se tenait le guerrier démoniaque. Son armure avait partiellement fondu et formait une carapace de métal fumant, l’immobilisant dans son propre équipement. Pas le moindre mouvement n’animait sa prodigieuse carcasse.

Prasine sourit et poussa un long soupir de soulagement. Céladon serra la main de son amie dans la sienne. “Il n’y a rien que nous ne puissions accomplir quand nous sommes ensemble.”

Ils demeurèrent un instant ainsi, les yeux dans les yeux, au milieu des flammes et de la désolation.

“Allons retrouver Sethann.” dit-il.

Ils reprirent leur avancée en direction de la Tour. L’avenue principale était vide de toute activité, mais des dépouilles de défenseurs et de soldats impériaux gisaient ça et là en grand nombre parmi les décombres et les incendies. La Tour se dressait devant eux, encerclée des débris de son sommet effondré.

Un terrible déchirement grinçant traversa l’atmosphère, vrillant leurs tympans. Céladon pivota, passant un bras autour de Prasine pour l’écarter dans son dos. Un éclair passa devant les yeux de la sorcière.

Le général était debout devant eux, les lames largement écartées. Son visage était une parodie torturée de métal difforme, et le reste de son armure tombait en ruines là où la libération de ses articulations l’avaient déchiquetée.

Prasine entendit distinctement Céladon pousser son dernier soupir avant même d’assister à la chute de son corps meurtri et brisé. Il s’étendit de tout son long, les yeux grand ouverts fixés sur elle, le torse nettement séparé par deux tranches sanglantes.

Elle posa sa main difforme sur la plaque fondue du heaume du guerrier et en appela à l’Anima du Chaos. Elle visualisa le torrent d’énergie infinie dans lequel elle s’était abandonnée plus d’une fois. Pas cette fois. Elle se fit barrage, et embrassa le torrent tout entier pour le canaliser par sa mutation.
Son bras s’embrasa et un feu crépusculaire en jaillit, pareil au souffle des familiers dragons mais d’une puissance bien plus terrible.
Le déchaînement de force écarlate se propagea dans toute l’avenue, rongeant les façades des bâtiments et creusant le sol. Le colosse se retrouva violemment balayé, projeté en arrière. Il reprit pied et lutta contre le flot, plantant ses deux épées dans le sol pour ancrer sa masse contre le courant, mais son armure se liquéfia entièrement et la terre même sous ses pieds se vit dévorée par la vague pourpre.

Prasine interrompit le torrent. Le guerrier était agenouillé à quelques mètres d’elle. Elle ne pouvait ni comprendre ni accepter qu’un être humain puisse survivre à une telle puissance. Un cône sombre et profond se creusait devant elle, là ou l’avenue elle-même avait été consumée par la force négatrice du Chaos pur.

L’homme releva la tête. Son visage, dur et anguleux, était encadré d’une masse de cheveux rouge sombre et paré d’une barbe de couleur similaire. Ses yeux, aux pupilles dorées, se fixèrent sur Prasine.

Quelque chose la traversa à ce moment précis. Prasine se sentit comme plongée dans un bain glacial, et ses jambes menacèrent de se dérober sous elle. Elle se retrouva prise de vertige, et le monde s’assombrit tout à coup. Elle avait froid, terriblement froid…

Le guerrier écarquilla les yeux. Il ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit durant un long moment. Puis, avec une voix qui glaça le sang de la jeune sorcière :
“Kira ? C’est bien toi ?”

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Prasine courait, elle ne savait pas depuis combien de temps. Elle ascendait l’un des grands escaliers de la Tour. Avait-elle rencontré des soldats sur son chemin ? Elle ne parvenait pas à s’en souvenir. Cela n’avait aucune importance. Elle devait continuer à monter. Retrouver Sethann. Monter. Laisser les autres loin derrière elle. Laisser cet homme...

Elle trébucha et s’effondra, heurtant rudement les angles de pierre. Privée de ses moyens, son corps dévala douloureusement quelques marches avant qu’elle ne reprenne pied. Elle se redressa. Elle avait mal au bras, à la hanche, à la jambe. Elle boitait. Chaque pas était plus difficile que le précédent. Elle se força à surmonter la douleur, à continuer à monter. Elle avait si froid, et son bras corrompu la mettait au supplice. Elle avait besoin de Céladon… tant besoin de lui...

Elle arriva au niveau des quartiers des maîtres. Une vaste terrasse s’étendait entre le sommet des escaliers qu’elle venait de parcourir et le début de ceux qui lui restaient à gravir. Seulement, les escaliers supérieurs avaient disparu. La Tour toute entière se terminait ici. Là où s’étaient étendus les couloirs longeant les quartiers eux-mêmes béait une immense brèche qui dominait la cité dévastée. La nuit était tombée, mais la lueur des flammes qui s’étaient propagées dans les faubourgs en contrebas gardait les ténèbres à l’écart.

Confortablement installée sur la dernière marche des escaliers pulvérisés, une femme vêtue de blanc jouait avec un morceau de débris à ses pieds. Elle souriait à Prasine.
A ses côtés se tenait Sethann, un lambeau de robe déchiré pendant à la place de son bras gauche manquant.
La jeune sorcière reprit tout à coup ses esprits, et se rendit enfin compte que la terrasse, tout comme les escaliers qu’elle venait de gravir, était peuplée de soldats impériaux qui la regardaient avec amusement.

"Père !"

Céleste eut un doux rire.
“Je ne savais pas que Sethann avait une fille.” dit-elle d’une voix mielleuse. “Cet homme aura gardé ses mystères jusqu’au bout.”

Le mage ne bougea pas. Son regard était perdu dans le vide, son visage inexpressif.
Prasine avança vers lui d'une démarche traînante.

"Père, que s'est-il passé ? Qu'est-il arrivé à Silmar ?"

Céleste balaya l’air de la main. “Il est mort, bien entendu. Il était mort avant même que son corps ne soit précipité dans le vide.”

La jeune sorcière s'interrompit soudain, un désespoir glacial s'insinuant peu à peu en elle. Quelque chose n'allait pas. Sethann n'avait pas fait un geste. Et cette femme… elle était avec lui à son retour.

“Que lui avez-vous fait ?” lui lança furieusement Prasine.

Le femme blanche sourit.
"Ton cher père n'écoute plus que ma voix, à présent. Pour moi, il a tué son plus ancien ami et condamné toute cette maudite cité."

“Non ! Vous mentez !”

Céleste se leva. “Je comprends ta réaction. N’aie crainte, je le libérerai bientôt. Et tu pourras alors le rejoindre, et vivre tes derniers instants à ses côtés. La seule chose que j’attends de toi, c’est que tu me révèles où se trouve la princesse.”

“Soyez maudite !” cracha la jeune sorcière.

Elle retrouva l’Anima du Chaos, et la sensation familière écarta le froid qui avait assailli son âme. Elle tendit le bras et un familier apparut.

“Vous allez brûler pour ce que vous avez fait !”

Céleste éclata d’un petit rire cristallin. Prasine se tenait prête à envoyer son familier à l’attaque, et nul n’était en mesure de l’arrêter.

“Je ne pense pas, non !” s’amusa la femme blanche.

La jeune sorcière libéra son sort.

Son familier prit son envol et mourut à quelques centimêtres d'elle, transperçé par un éclat de glace.

Elle regarda le petit dragon pourpre se dissoudre dans les airs. Elle baissa les yeux sur sa main tendue en travers de laquelle la pointe glacée avait terminé sa course. Sethann baissa le bras, son aura d'Anima s'évanouissant.

Elle cria. Elle tenta de faire appel à davantage d'Anima, mais un froid intense semblait remonter le long de son bras muté et figer son sang dans ses veines. Elle s'effondra à genoux, sanglotant.

“J'ai eu l'occasion de t'observer." reprit la femme blanche. "Tes talents sont très impressionnants. Quel dommage que je ne puisse pas te ramener avec moi, l’empereur aurait su apprécier tes compétences à leur juste valeur. A présent, où se trouve la princesse ?”

Prasine lui lança un regard meurtrier, à travers ses larmes.

Céleste poussa un soupir d’exaspération. "La vie de ton père contre cette information."

"Je ne connais aucune princesse !" grinça la jeune femme.

“Allons. Peau grise, cheveux blancs, yeux rouges, héritière du trône impérial. Nous savons qu’elle se trouve ici.”

La surprise prit un instant le dessus dans son esprit. Aliza… était l’héritière du trône impérial ? La propre fille de l’empereur ? Interloquée, son regard allait de Sethann, à Céleste, aux soldats, pour se fixer sur le sol devant elle.

"Je n'ai pas de temps à perdre." Le ton de la femme blanche s'était fait menaçant.

“La dernière fois que je l'ai vue, elle était alitée dans ses quartiers.”

Elle ne mentait pas. Nul ne savait où Aliza avait bien pu disparaître.

Un éclair de frayeur traversa le visage délicat de Céleste.

“Ses quartiers ?” Elle tourna la tête vers un des soldats. “Toutes les chambres ont-elles été fouillées ?”

Le soldat acquiesça. “Toutes, madame.”

“S'il s'avérait que la princesse ait trouvé la mort durant l’attaque…”

Tous les impériaux présents frissonnèrent perceptiblement.

“Il est hors de question de rapporter pareille nouvelle à l’empereur. Passez la cité entière au peigne fin, encore et encore, jusqu’à ce que vous la retrouviez.”

Les soldats se mirent en mouvement.

“Et tuez celle-ci.”

Un des fantassins tira un glaive et s’approcha de Prasine. La jeune femme tenta de se relever, mais ses jambes refusèrent de la porter. Son regard suppliant croisa celui de Sethann, et elle connut alors le véritable désespoir. Une peur panique s’empara d’elle alors que la mort approchait lentement d'elle, immobile et vulnérable.

“Attendez !”

La voix profonde résonna dans ce qu’il restait de la Tour et retentit dans la nuit, interrompant les soldats. Le général Ryleon, torse nu et visage découvert mais toujours armé de ses épées, les restes brisés de son armure pendant à sa taille, apparut au sommet de l’escalier. A présent que Prasine n’était plus physiquement capable de le fuir, elle fut forcée de subir la présence du meurtrier de Céladon, de l’homme le plus terrifiant qu’elle ait jamais croisé, de cet être étrangement familier qui l’emplissait d’une panique indescriptible.

“Général Ryleon,” l’interpella Céleste, “je vais me charger de cette sorcière. Concentrez-vous sur la princesse.”

Ryleon ?

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“Va te cacher ! Ne reste pas là !”

Son père s’empara d’une épée rouillée, tandis que sa mère soulevait une vieille arbalète.

“Ryleon, va mettre ta soeur en sécurité dans la chambre ! N’en sortez pas !”

Les flammes qui filtraient par les fenêtres projetaient des ombres inquiétantes sur les visages de ses parents. Sa mère s’accroupit près d’elle.

“Nous viendrons vous chercher dés que possible, Kira. Reste avec ton frère.”

La porte de la chambre se referma. Le fracas du métal se joignit au rugissement de l’incendie, et elle se blottit dans les bras de son frère. Puis les cris retentirent.

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“Vous ne pouvez pas la tuer. Il s’agit de ma soeur.” déclara le général.

Les soldats se regardèrent. Céleste sembla véritablement surprise.

“Qu’est-ce que vous racontez, général ? Votre famille toute entière a péri à Vernost. Je le sais mieux que quiconque.”

“C’est ce dont j’étais convaincu jusqu’à aujourd’hui. Cela ne change rien à notre opération, laissez-la simplement partir.”

“Elle est notre ennemie. Je ne peux pas lui laisser la vie sauve.” Elle fit un geste à l’attention des soldats. “Je vous ai donné un ordre.”

Ryleon hurla : “Je vous ordonne de rester loin d’elle !”

Les impériaux se figèrent, ne voulant pas contrarier Céleste mais certainement opposés à l’idée de désobéir à l’imposant général.

Céleste eut un petit sourire.
Le corps de Sethann s’anima et une prison de glace se déploya soudainement autour du général. Ce dernier poussa un grognement, luttant contre le gel qui entravait ses mouvements, mais les couches de givre se succédèrent jusqu'à emprisonner totalement le guerrier.

"A présent," déclara le femme blanche, "obéissez si vous ne voulez pas subir le même sort.

Devant cette menace, les soldats se mirent en mouvement en direction de la sorcière, les armes au poing.

Un fracas emplit la nuit, comme un dieu vengeur séparant une montagne en deux.

Nul ne le vit bouger, mais en un éclair Ryleon se retrouva près de Prasine, ses épées tendues à ses côtés. Des éclats de glace pulvérisés volaient dans son sillage. Une gerbe de sang décrivit un arc à ses pieds, et plusieurs paires de bras tranchés roulèrent sur le sol dans le prolongement de son mouvement. Les soldats mutilés mirent une seconde à se rendre compte de ce qu’il venait de se passer, et ils s’effondrèrent en hurlant à la vue de leurs moignons sanguinolents.

Ryleon fixait Céleste d’un regard meurtrier. Son regard allait tour à tour de Sethann à la femme blanche. Cette nuit là...

Pour la première fois, Céleste parla à toute vitesse, baragouinant presque ces mots :
“Si vous me tuez…” Un clin d’oeil. Ryleon se trouvait tout contre elle, la pointe d’une lame sur sa gorge délicate. “...vous savez ce qui lui arrivera.”

Le temps sembla se figer, les seuls sons provenant des soldats mutilés qui se tordaient au sol. Avec une lenteur infinie, Ryleon retira son arme et fit un pas en arrière. Céleste s’autorisa à respirer.

“Libérez-le.” ordonna-t-il. “Ou je massacrerai chacun de ces soldats jusqu’au dernier.”

La femme en blanc soupira. “Je savais que ce jour arriverait. J’espérais simplement que notre collaboration dure encore quelques temps.”

Ryleon écarquilla les yeux. Avant qu’il n’ait pu faire le moindre mouvement, une vague de force le submergea, le projeta en arrière et le réduisit à l’impuissance. Une grêle de pointes glacées s'abattit sur lui. Il hurla, les éclats lacérant sa peau à vif, la douleur transperçant jusqu’à son âme. Sethann s’avança sur lui, le bras unique levé et laissant libre cours au déchaînement d’Anima.

Prasine assistait au spectacle avec détachement.
Bien. Qu’il souffre. Cette créature n’est pas mon frère.

Alors pourquoi ressentait-elle une telle agonie à ce spectacle ? L’être qui se tordait sur le sol devant elle, rendu fou par une souffrance que seule la mort viendrait abréger, était le meurtrier de son meilleur ami. Il n’était rien de plus.

“Fuis, Kira !”

Une ombre se déploya sur la terrasse. Un voile de ténèbres liquide sembla recouvrir la lune, éclipsant sa clarté, et les flammes en contrebas cessèrent soudainement de retenir la nuit qui se déversa dans la pièce éventrée.
Intriguée, Céleste interrompit l’assaut de Sethann sur la forme prostrée du colossal guerrier.

Des silhouettes noires se détachèrent de l’ombre, se faufilant dans le dos des soldats désorientés et leur chuchotant de sinistres élégies.
Des chocs sourds et des craquements morbides retentirent, et les victimes impuissantes s’effondrèrent une par une. En quelques secondes, la totalité des combattants impériaux gisait au sol comme autant de pantins désarticulés et abandonnés. Les ombres se replièrent dans les ténèbres ambiantes, et la silhouette altière d’Aliza en émergea, le regard écarlate fixé sur Céleste.

“Ah ! La princesse nous fait l’honneur de sa présence !” s’exclama joyeusement la femme en blanc. “Je n’ai donc plus besoin de m’occuper de vos pathétiques affaires de famille, général. Veuillez nous laisser.”

Sethann sentit son corps invoquer une nouvelle Arcane. Lorsqu’il la reconnut, il fut pris de terreur.

Ne fais pas ça ! Prasine ! Aliza ! Allez vous-en, je vous en supplie !

Le sol de la terrasse se fractura. Une explosion retentit et la plate-forme toute entière bascula, projetant Sethann, Prasine et Ryleon au sol et les entraînant vers le rebord au-delà duquel s’étendaient les ruines embrasées de la cité.

Sethann sentit son corps redevenir sien.

Ils basculèrent dans le vide.

Céleste sourit. “Voila qui est réglé. Le général pourrait peut-être survivre à une telle chute, mais le corps fracassé de sa soeur risque de le mettre dans de bien mauvaises dispositions. Ne perdons donc pas de temps.”

Elle referma ses griffes sur l’esprit de la princesse.

Le visage de la femme blanche se décomposa. Elle afficha une expression d’horreur intense, et un filet de bave s'écoula de sa bouche béante.

Par delà le bord de la terrasse, une bourrasque de vent soudain s’éleva. Une silhouette massive s’éleva lentement dans les airs. Le général Ryleon tenait encore une de ses épées. Il était entouré d’un halo de lumière bleutée, et ses pieds reposaient dans le vide.
Derrière lui, auréolé de la même aura lumineuse, flottait Sethann. Sur son bras unique reposait la tête de Prasine, étendue sur les jambes repliées du mage, inconsciente. Le visage du maître était figé dans une expression de concentration extrême.

Ryleon jeta un coup d’oeil au mage, qui lui fit un petit signe de tête. Le guerrier prit pied sur ce qu’il restait de la terrasse, et l’aura bleutée se dissipa. Il traversa l’espace dévasté, enjambant les cadavres des soldats impériaux, et d’un revers de sa lame effilée sépara la tête du corps de la femme blanche.
Le crâne au visage délicat roula sur le sol, les yeux à jamais écarquillés de terreur.

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Céleste était encerclée par une bande de monstres noirs à forme vaguement humaine. Elle se tenait sous un ciel menaçant, dans une plaine ténébreuse parcourue d’un vent mordant et contre nature. Elle se recroquevilla sur le sol à l’approche d’une des créatures.

“Hé bien, qu’est-ce que nous avons là ? Une invitée ? Nous n’attendions pourtant pas de visites !”

“Je la reconnais.” déclara une autre ombre. “C’est cette salope de marionnettiste de l’empereur.”

“Alors comme ça, on aime faire joujou avec l’esprit des gens ?”

L’un des monstres ricana. “Je parie qu’elle n’a pas l’habitude d’avoir de la compagnie !”

“Et quelle compagnie, mes chers soeurs et frères !” Il approcha son visage noir près de l’arrivante. “Alors, quel effet cela fait-il de te retrouver privée de ton corps ?”

Céleste perdit toute forme de raison. Elle se mit à ramper piteusement sur le sol, s’écorchant sur les rochers affûtés qui jalonnaient la contrée. Ses larmes se mêlèrent à son sang.
Les rires des monstres se refermèrent sur elle, et un éclair soudain lui révéla les onze paires d’yeux écarlates qui l’observaient, se repaissant de sa détresse. Elle hurla.

“Quelle douce musique ! Voila ce qu’il manquait à cet endroit ! Continue, ne t’arrête pas ! Crie pour nous !”
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