Quatre heures du matin. Tout est vide.
Dans les toilettes, la lumière blafarde du néon éclaire les murs d’une blancheur d’hôpital comme seuls savent le faire les aéroports. Grésillements.
Le robinet goutte. Plic, ploc, plic ploc. Sur le sol, l’eau se mêle à la saleté des chaussures des usagers envolés depuis longtemps. C’est la nuit, c’est la nuit et tout s’arrête.
Je suis seul. Depuis combien de temps ? Je l’ignore. J’ai perdu toute notion du passé.
Je dois le faire. Je le dois. Je ne veux pas, mais je le dois. Elle finira bien par arriver. C’est obligé. Je connais ses habitudes.
Pour lui, pour mon frère. Je vais le faire. Le temps d’une nuit, je ne suis plus celui que je suis.
Le monde ne voit de moi qu’un reflet. Une façade. Monsieur Tout-le-Monde. Au bureau, je suis l’abruti, la bonne poire, celui que chacun plaisante et bouscule sans remords.
Si seulement ils savaient…
La sueur perle sur mes tempes. L’horloge, blanche comme les murs, me paraît ralentir au fur et à mesure que la grande aiguille se rapproche du chiffre fatidique. Trois.
Elle viendra. Je le sais. Il en a toujours été ainsi. Même avant de rencontrer mon frère, elle venait déjà. Lorsqu’ils se sont mariés, elle n’a pas arrêté. Aujourd’hui, c’est ce qui va la tuer.
J’enfile mes gants. Cuir noir. Je hais ce toucher. Je hais sentir mes mains oppressées par cette enveloppe sombre. Mais c’est nécessaire. Vital.
Quatre heures treize. Chiffre de malheur. Encore deux minutes. Pourquoi vient-elle, au fait ? Pourquoi voyage-t-elle ? Pourquoi chaque semaine par cet avion ? Pourquoi passe-t-elle toujours par ici ? Je l’ignore. Je l’ignore, et il vaut mieux que je ne le sache pas. Je ne suis pas là pour ça.
Quatre heures quatorze. Angoisse. Le dois-je vraiment, après tout ? Ce n’est pas moi qu’elle a torturé… Non, je le dois. C’est mon frère qu’elle a tué. Elle doit payer.
L’aiguille des secondes se rapproche inlassablement du nombre fatidique. Plus que quinze secondes, quatorze, treize, douze…
Elle a toujours été d’une exactitude d’horloge. Elle viendra. Lorsque l’aiguille sera sur le douze, elle entrera.
L’aéroport est un lieu de passage… On y va, on y vient, on ne s’y arrête pas. Chaque vol est un nouveau départ, parfois vers de nouveaux horizons.
Elle ne change jamais. Toujours la même heure. Toujours la même direction. Samedi, cinq heures du matin, Paris-Washington. Le dimanche, même heure de départ, retour.
Mais pas aujourd’hui.
La trotteuse vient toucher le chiffre douze. C’est fait. Quatre heures quinze. Je ne peux plus reculer.
J’entends ses pas dans le couloir vide. Elle arrive. Elle est là.
La porte s’ouvre. Je me redresse brusquement. Je dois impressionner, elle doit avoir peur. Elle doit regretter.
Je serre les poings. D’abord elle ne me voit pas. J’ai toujours été pour elle un décor, un détail de la pièce, un bibelot laid mais hérité et dont on ne se sépare pas.
Mon frère aussi agissait comme cela. Mais c’était mon frère. Et elle n’est rien.
Je ne voudrais pas la voir. Mais elle est là. C’est pour elle que je suis venu. Alors je dois soutenir son regard.
Je sais ce que je vais faire. Longtemps, je l’ai mûri dans mon esprit. Je ne dors plus depuis ma décision.
Je dois le faire, pour lui, pour mon frère. Il ne méritait pas ça. Pas qu’elle le lâche. Mais elle l’a fait, et même si elle l’ignore, elle l’a tué.
- Hector ? Qu’est ce que tu fais ici ?
Elle m’a vu. Elle prononce mon nom. Hector. Je ne veux pas. Pas dans sa bouche. Malheur à ceux qui m’ont nommé ainsi. Dès ma naissance, j’ai été relégué à l’arrière plan, en un personnage ridicule, vide, inutile. Une carcasse, un rebut, un reste. Dans le vaste monde des aéroports, je suis celui qui arrive en retard et qu’on n’attend pas, le passager inconnu, l’homme invisible, le détail.
Mais aujourd’hui cela va changer. Je ne suis plus moi. Je ne réponds pas de mes actes. Je dois venger mon frère, c’était écrit dans les étoiles. Je dois le venger, pour que là où il est, enfin, il pose un regard sur moi, non pas fuyant comme à son habitude, mais brillant de gratitude.
Elle s’avance vers moi, cette meurtrière sans procès. Elle s’avance vers moi, et me demande quelque chose que je n’entends pas. Tout en moi n’est plus que haine, haine envers elle, haine envers ce lieu d’où je voudrais partir, haine envers l’humanité. Elle a tué mon frère, mon héros, mon modèle. Elle va payer.
Je pose mes doigts sur sa gorge. Je sens son pouls palpiter malgré mes gants. Je sens sa vie, cette vie qu’elle ne mérite pas. Alors, je serre mon emprise.
Elle se débat, me griffe, tente de s’échapper. Elle me blesse, je n’en ai cure. Elle hurle, personne ne l’entend. Dans cet aéroport où chacun passe sans s’y arrêter, personne ne connaît l’existence de ces toilettes, si ce n’est elle et moi.
Personne n’entrera. Ils sont tous trop pressés. Personne n’entrera. Quatre heures quinze, chacun se presse vers son vol. Les hommes sommeillent, les femmes dorment, les enfants pleurent. Son cri, le sien, n’est qu’un décor. Personne n’entrera, car les Hommes ne connaissent rien sinon eux-mêmes.
Elle bouge de moins en moins. La vie l’abandonne lentement. Elle a toujours été habituée à gagner. Elle a gagné mon frère. Lors du divorce, elle a encore gagné. Et lorsque mon frère s’est tué, elle a toujours gagné.
Mais aujourd’hui elle livre son dernier combat, le seul et unique qu’elle perdra.
Ça y est. La vie l’a quittée. Elle n’est plus. Je ne tiens entre mes doigts qu’une chose flasque et sans vie, son corps si parfait qu’aimait tant mon frère.
Par égard pour mon frère, pas une goutte de son sang n’a été versée. Mais elle est morte. Elle l’a retrouvé, celui qui est mort pour elle, celui qu’elle n’a pas pleuré.
Il est vengé.
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Heure quatre par Khana
Notes :
bonjour bonjour...
voici une nouvelle que j'ai écrite dans le cadre du concours quaisdupolar, dans ma ville. le thème imposé était l'aéroport. je n'ai rien gagné, mais comme j'aime bien ce texte, je ne puis résister à l'envie de vous le faire partager.
merci de me lire! biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiz!
Note de fin de chapitre:
voilà, j'espère que ça vous a plu!
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