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Notes d'auteur :
Merci aux gentils et patients correcteurs...
Glenn Hoggs avait acheté la ferme de Middle-Anlry au cours de l'hiver 1904. Plus personne ne sait qui était l'ancien propriétaire ni pour combien se fit cette vente et Glenn Hoggs emporta avec lui l'origine de l'argent qui lui permit cette acquisition.
Glenn Hoggs était né dans un village battu par le vent dans les landes au nord de Limerick. Sa famille avait été décimée par la grande famine puis dispersée aux quatre coins du monde. Il avait épousé Fidheg en 1892.
Fidheg, la petite fleur bleue qui illumine la lande après l'orage, était une petite femme frêle et joyeuse que personne n'aurait crue capable de mettre au monde sept enfants, d'en enterrer quatre et d'élever les trois autres dans la crainte de Dieu.
Au mois de mars 1904, Clayton fut le premier à poser les pieds sur la terre de Middle-Anlry. Ses sept ans rayonnants et agités lui avaient fait sauter par dessus le bord du chariot et courir vers l'antique bâtisse perdue entre lande et forêt. Abraham s'était élancé à la poursuite de son frère. Du haut de ses dix ans, il était plus calme et plus posé que son cadet mais à l'aube de cette nouvelle vie il était aussi excité que Clay. Sur les genoux de sa maman, la petite Magdeleine s'était réveillée et piaffait d'impatience d'aller rejoindre ses frères. Il fallut toute la volonté de Fidheg et un regard noir de Glenn pour qu'elle cesse de s'agiter.
Glenn arrêta le chariot à l'orée d'un espace d'herbes folles ceint d'un muret partiellement écroulé en lisière de bois. Il embrassa du regard l'étendue baignée de lumière qui lui faisait face.
" C'est chez nous ! "
Glenn était fier et heureux. C'était sa famille. C'était sa terre.
Les cris joyeux de Clayton et Abraham résonnaient dans ce matin du monde.

L'aîné des fils Hoggs avait couru aussi vite que ses jambes engourdies par le long voyage le lui permettaient. Le chemin était envahi d'herbes qui en cachaient les nombreux trous et bosses.
" CLAY ? " appela-t-il.
" Ab ! T'es une molasse ! " lui répondit une voix nasillarde proche de lui.
Quelques enjambées suffirent à Abraham pour rattraper son frère.
" C'est toi la molasse, Clay ! "
Il dépassa son cadet.
" Le dernier devant la maison est une fille ! "
Il ne fallut qu'une poignée de minutes à Abraham pour atteindre la grange et disparaître entre les bâtiments. Clay grommela, força ses jambes à accélérer et se concentra sur le sol plein de pièges. Il arriva à son tour au niveau de la grange. L'herbe se fit plus rase, le sol plus régulier. Au détour du mur, le garçon franchit la ligne imaginaire qui séparait le chemin de la cour.
C'était un espace large et ouvert. Un jour, plusieurs siècles plus tôt, le propriétaire avait voulu en recouvrir la surface d'un pavage gris mais n'avait pour diverses raisons pas achevé son ouvrage. Les pierres inégalement réparties étaient disjointes et traîtresses.
Clay trébucha et atterrit lourdement sur le sol. Les jurons qu'il prononça en se relevant lui auraient valu un long sermon de la part de sa mère, heureusement pour lui, elle n'était pas à portée d'oreille. Il frotta ses genoux et inspecta ses coudes et ses mains. Quelques gouttes de sang perlèrent dans ses paumes écorchées. Il renifla. Il en avait vu et en verrait d'autres. Son caractère le portait à collectionner les blessures et à faire avoir des cheveux blancs à sa mère. Heureusement la nature l'avait doté d'une santé de fer et d'une résistance à toute épreuve.
" Clay ? "
Le jeune garçon ne répondit que par un grognement.
" T'as vu ? "
Clayton se redressa. Abraham lui tournait le dos, il était immobile, fasciné par quelque chose, par un quelque chose qui emplissait tout son champ de vision.
Un arbre gigantesque.
Son tronc épais s'élevait vers le ciel. Son écorce était marquée de profondes rides comme des sillons dans la terre labourée. Ses branches couvertes de feuilles encore jeunes s'étendaient au delà de la cour, par dessus les toits, par dessus le jardin. Son ombre épaisse et noire s'étalait sur le sol, pas même un brin d'herbe n'y poussait. C'était un chêne séculaire, le premier habitant de cette terre entre lande et forêt. Il était là depuis avant les Hommes.
Clayton s'avança. Il pénétra l'ombre épaisse et glaciale. Les pavés disparates et disjoints étaient luisants d'humidité. Les racines de l'arbre s'étaient frayé des passages, sortaient leur bras noueux du sol pour y replonger profondément. Le jeune garçon posa ses mains à plat sur l'écorce. La frondaison frémit. Il leva les yeux vers le feuillage et frappa le tronc. Le bois émit un son mat et ténu.
" T'd'vrais pas faire ça ! " maugréa Abraham.
" Qu'est ça peut faire ? C'est qu'un arbre ! "
Les mains de Clayton glissèrent rapidement sur l'écorce, ses doigts cherchaient des rides suffisamment profondes pour y prendre prise.
" T'd'vrais pas faire ça ! " répéta son frère avec plus de conviction.
Le plus jeune des garçons escalada le tronc et alla s'asseoir sur la branche la plus basse.
" Ab, t'es qu'un trouillard ! T'es même pas cap d'en faire autant !" cria-t-il de son perchoir.
Piqué au vif, Abraham pénétra à son tour dans l'ombre du chêne. Il retira ses galoches. Il grimpa au tronc avec l'agilité d'un écureuil. Il ne lui fallut que quelques secondes pour atteindre la première branche. Clayton ne l'y avait pas attendu et avait escaladé quelques mètres supplémentaires et se trouvait toujours au-dessus de son frère. Abraham s'apprêtait à poursuivre son frère quand le bruit clair du chariot emplit la cour de la ferme. Les deux garçons attendirent assis sur leur branche.
Glenn immobilisa le chariot devant l'entrée de la maison et sauta à terre. Il fit quelques pas pour détendre ses muscles endoloris. Il flatta l'encolure du cheval. Il retourna au chariot. Fidheg lui tendit Magdeleine. D'un geste gauche il prit sa fille et la déposa au sol comme s'il s'agissait d'une fragile et inestimable pièce de porcelaine. La petite, trop contente de cette liberté tant espérée, fit quelques pas maladroits, observa autour d'elle et par un jeu subtil de déséquilibres elle se mit à galoper en direction de l'arbre. Ses pieds s'accrochèrent à un pavé et elle finit brutalement à plat ventre sur le sol. Elle hoqueta et se mit à hurler à pleins poumons.
Fidheg rejoignit sa fille d'un pas las et fatigué. Elle la releva, inspecta rapidement mains, coudes et genoux. Magdeleine renifla et cessa de pleurer. Fidheg sortit un mouchoir de sa poche et essuya le nez de la petite fille.
" A'bre ! "
Magdeleine du haut de ses presque deux ans venait de passer le cap des premiers mots mal prononcés. Elle fixait du regard l'immense feuillage vert qui assombrissait le ciel.
" G'and ! "
Fidheg se redressa et observa le chêne séculaire.
- Oui, c'est un grand arbre, un très grand arbre !
- Méchant !
- C'est un arbre Mag. Les arbres ne sont pas méchants.
La petite fille se serra contre sa maman.
- CLAY ? AB ? appela Glenn.
- Je les vois, chuchota Fidheg dans un sourire.
Dans l'arbre Clayton faisait désespérément signe à sa mère de se taire. Abraham quant à lui avait déjà amorcé sa descente. Glenn suivit le regard de sa femme et tomba directement sur le cadet de ses fils.
- CLAYTON DESCENDS IMMEDIATEMENT DE LÀ !
- Mais Ab aussi il...
Il se rendit compte que son frère n'était plus dans l'arbre. Il avait même eu le temps de remettre ses galoches. Abraham lui adressa une grimace. Clayton soupira et se laissa glisser lentement d'une branche à l'autre sous les regards vaguement inquiets de sa mère. Elle l'avait vu faire cette acrobatie des centaines de fois mais ça ne l'empêchait pas d'être nerveuse.
Clayton poussa un cri aigu, son pied pourtant longuement habitué à cet exercice s'était posé à l'endroit exact où il y aurait dû y avoir une branche mais où il ne rencontra qu'un grand espace vide. Il se raccrocha aux branches les plus proches, plusieurs se brisèrent mais ralentirent sa chute.
Il heurta le sol dans les cris de Fidheg.
Clayton ne devait garder de cette chute que des marques au creux de chaque main. Cela ne l'empêcha pas pour autant de continuer à grimper sur tout ce qui était suffisamment solide pour supporter son poids.
Les jours qui suivirent leur arrivée à Middle-Anlry furent entièrement consacrés à remettre en état l'antique bâtisse et à la rendre habitable. Les garçons consacrèrent leur temps entre le défrichement de l'espace abandonné aux herbes folles qui avait dû être autrefois le jardin et le pâturage des quelques animaux qui étaient venus peupler la ferme.
Puis vint le dimanche, le premier.
Fidheg était intransigeante pour tout ce qui concernait la religion et ce jour du Seigneur ne dérogerait en rien à la règle de tout ceux qu'elle avait vécus jusque là, même si le lieu de culte le plus proche se trouvait à Greenberry, à plusieurs miles de Middle-Anlry. Pour ce premier dimanche de leur nouvelle vie, elle était parvenue à convaincre Glenn de les accompagner malgré le travail qui lui restait sur la ferme. Abraham et Clayton avaient été lavés, peignés, endimanchés. Assis sur le seuil les deux garçons n'osaient plus bouger de peur de se salir et de déclencher les foudres de leur mère. Ils attendaient que leur père finisse de préparer le chariot.
- Clay, regarde les poules ! souffla Abraham à son frère.
- Quoi les poules ?
- Elles restent toutes bêtement au soleil.
- Et alors ?
- Il n'y a plus de grain au soleil.
- Et ?
- Il y en plein à l'ombre.
- Et...
- Elles restent au soleil.
- C'est juste des poules idiotes. Elles ont p'être plus faim.
- Clay, ce sont de poules, ça a toujours faim une poule.
Les deux garçons observèrent un instant le manège des poules. Elles inspectaient fébrilement le sol, grattaient la terre à la recherche de grain ou de petites bestioles à avaler, pourtant pas une seule ne s'aventurait à l'ombre du chêne séculaire où des restes de grain traînaient sur les pavés. Plusieurs volatiles allaient de long en large à la lisière de l'ombre sans jamais la franchir. Clayton, intrigué, se leva et alla ramasser un peu du grain qui se trouvait à l'ombre et le jeta au soleil. Les poules se précipitèrent dessus en lançant de furieux caquètements. Il retourna s'asseoir sur le seuil avec son frère.
- Je crois qu'elles ont peur de l'arbre, souffla Abraham.
Clayton ne fit aucun commentaire. Quelques minutes plus tard ils étaient à bord du chariot et roulaient sur le chemin cahoteux.
Greenberry était à peine plus qu'un gros village qui attirait les fermiers alentour par son marché et par son église. En ce dimanche matin les rues grouillaient d'une agitation fébrile. Des familles entières et endimanchées se rendaient à la messe. La famille Hoggs fut accueillie froidement par les habitants. Ceux-ci ne rendaient les salutations amicales de Fidheg et Glenn que dans une politesse forcée tout en évitant soigneusement de croiser leur regard. Glenn en avait même surpris plusieurs à se signer à leur passage. Il avait déjà observé ce manège quand il était venu au cours de la semaine faire des achats. La famille Hoggs assista à la messe dans cette ambiance particulièrement inhospitalière. Ils ne s'attardèrent pas et regagnèrent Middle-Anlry juste après l'office.
Chacune de leurs visites à Greenberry devait se dérouler dans cette ambiance délétère. Peu à peu Glenn et Fidheg espacèrent leur visite, ils n'inscrivirent pas leurs fils à l'école de la paroisse, préférant attendre la fin des travaux. Jamais personne ne vint les voir à Middle-Anlry.
Les jours se suivirent et se ressemblèrent. Tout était à faire, à construire, à reconstruire à la ferme. Le travail débutait à l'aube et les nuits s'emplissaient d'un sommeil lourd de la fatigue du jour.
Cette tranquille monotonie s'arrêta net avec l'incident des poules.
Le mois d'avril était alors déjà bien entamé quand au cœur de la nuit un vacarme effrayant réveilla la maisonnée. Toute la soirée déjà le vent avait fait craquer les branches du Chêne séculaire d'une manière lugubre, ce qui avait plongé la petite Magdeleine dans une terreur insurmontable. Elle n'avait trouvé un peu de calme que dans les bras de Fidheg et encore elle n'avait pas cessé de sangloter. Le bruit des branchages mettait aussi mal à l'aise les autres membres de la famille. Et c'est dans un demi-sommeil inquiet que le bruit déferla sur Middle-Anlry.
Il était une heure où plus rien de chrétien ne court sur la lande. La lune gibbeuse brillait sans éclairer la terre. Les aboiements féroces du chien que Glenn avait attaché à l'entrée de la cour secouèrent violemment les âmes endormies. Les aboiements furent immédiatement suivis par un vacarme assourdissant de chocs et de cris aigus. Abraham se leva. Il entendait les pas pressés de ses parents ainsi que des paroles précipitées et incompréhensibles. Magdeleine sanglotait bruyamment. Le jeune garçon vit son père allumer la lampe tempête, enfiler une veste et sortir de la maison sa hache à la main. Abraham se faufila jusqu'à la porte pour aller observer ce qu'il faisait.
Fidheg était sur le seuil, Magdeleine dans les bras. La lampe avait du mal à faire reculer l'obscurité. Le sol luisait pourtant il n'avait pas plu depuis plusieurs jours. Il était jonché de masses informes et immobiles. Abraham se glissa à l'extérieur. Il voulut s'avancer plus loin mais sa mère le retint d'une main sur l'épaule. Il observa longuement le sol et comprit enfin.
Les poules.
Ou du moins ce qui en restait était étalé sur le sol.
" Qu'est ce qui passe ? " demanda la voix de Clayton.
Le jeune garçon s'était faufilé à côté de son aîné. Il observa le carnage. Plus loin Glenn était immobile au cœur même du massacre. Il ne regardait pas le sol. Son visage était tourné vers le ciel.
Les branches du Chêne séculaire s'agitaient et craquaient sinistrement au-dessus de leurs têtes.
" Il n'y a pas de vent. " murmura Clayton d'une voix à peine audible.

Le lendemain la famille s'affaira au nettoyage de la cour. Il fallut puiser de grandes quantités d'eau pour effacer les traces de sang sur les pavés. Il ne restait pas une seule poule en vie. Jamais Clayton et Abraham ne parlèrent de ce qu'ils avaient fait la veille de l'incident. Jamais ils ne dirent à qui que ce soit qu'ils avaient réussi à attraper quelques poules et qu'ils les avaient jetées dans l'ombre, que plusieurs avaient battu des ailes tellement fort dans leur frayeur qu'elles avaient heurté l'arbre, en avaient griffé l'écorce avant de s'enfuir dans la lande. On évoqua quelque bête venue de la lande mais à partir de ce jour-là plus personne ne s'aventura à l'ombre du Chêne séculaire sans y être obligé. Glenn interdit même formellement à ses enfants de s'en approcher.
Peu après leur retour de la messe le dimanche suivant, Abraham trouva son frère immobile au milieu de la cour. Il regardait fixement le feuillage de l'Arbre. Abraham s'approcha et leva les yeux.
- Tu as remarqué ? demanda Clayton.
- Quoi ?
- La couleur des feuilles.
Abraham plissa les yeux. En fait il avait déjà remarqué ce dont parlait son frère. La frondaison avait pris une couleur légèrement mordorée depuis l'incident des poules. Comme il avait aussi remarqué cette espèce de frémissement qui agitait l'Arbre au crépuscule, même en absence de vent.
Sans crier gare Clayton franchit la frontière de l'ombre. Il s'approcha résolument du tronc.
" T'd'vrais pas faire ça ! " le réprimanda Abraham.
" Qu'est que ça peut faire ? c'est qu'un arbre ! " répliqua Clayton.
Il donna un coup de pied dans le tronc.
" Qu'est ce que tu veux qu'y m'fasse ? "
" P'pa nous a interdit de nous en approcher ! "
" Ab t'es qu'une mauviette ! "
Clayton enleva ses galoches, glissa les mains sur l'écorce et commença son escalade.
" CLAY ! "
Le jeune garçon atteint la première branche. Il s'y assit quelques secondes avant de glisser vers les ramifications.
" CLAY ! DESCENDS ! "
Il tendit la main et arracha quelques rameaux feuillus avant de redescendre. Il enfila sommairement ses galoches et rejoignit son frère un bouquet de petites branches et de feuilles dans la main.
" T'aurais pas dû faire ça Clay ! " maugréa Abraham effrayé " si p'pa l'apprend ... "
" Tu vas lui dire ? "
Abraham eut une moue.
" Regarde ! " s'exclama Clayton en brandissant son butin.
Les deux garçons observèrent les feuilles. Elles étaient d'un vert profond. Chacune possédait un fin liseré rouge sang. C'était le reflet de cette couleur dans la lumière qui donnait l'aspect mordoré à l'Arbre.
" Clay qu'est c'que t'as aux mains ?! " s'exclama soudain Abraham.
Clayton jeta les rameaux sur le sol. Ses mains étaient couvertes d'une substance gluante et rouge foncé. Les deux garçons frissonnèrent. C'était la sève de l'arbre !

Un orage gronda tout l'après-midi puis se dispersa sur la lande. Les deux garçons ne parlèrent pas entre eux de leur découverte. Abraham ne parla à personne de l'escalade et de la cueillette de son frère. La journée s'acheva. La famille s'attabla autour du dîner préparé par Fidheg. A la fin du repas elle rassembla les déchets dans une assiette.
" Clay ? demanda-t-elle, Va porter ça au cochon ! "
Le jeune garçon protesta mais un regard noir de son père le fit se lever. Il prit l'assiette que lui tendait sa mère. Il sortit.
" Ne traîne pas ! cria Glenn, Et ne t'approche pas de l'Arbre ! "
Le crépuscule couvrait le monde. Glenn alluma la lampe à pétrole. Abraham étudiait un livre sous les regards attentifs de son père. Fidheg alla coucher Magdeleine et revint. La nuit était tombée. Le chien se mit à aboyer férocement.
" Ab, va voir ce que fabrique ton frère. "
Abraham se leva de mauvaise grâce. Il ouvrit la porte et se posta sur le seuil. La cour était baignée par la lumière argentée de la pleine lune. Clayton se trouvait exactement au même endroit que lorsqu'il l'avait trouvé en début d'après midi.
" Clay ? Qu'est ce que tu fabriques ? "
Le jeune garçon n'obtint aucune réponse. Il s'avança vers son frère. Derrière eux le chien tirait sur sa chaîne et hurlait.
" Clay, il faut rentrer ! "
Clayton avait le regard comme hypnotisé par l'ombre profonde et impénétrable du Chêne Séculaire. Il leva la main et pointa quelque chose dans l'obscurité. Il était pâle comme la mort. Abraham tourna son regard.
Deux points rouges et brillants comme des braises les regardaient.
" PAPA ! " hurla Abraham en attrapant son frère par le bras.
Clayton recula et trébucha. L'assiette tomba et se brisa dans un bruit sec et sonore. Abraham tenta de l'aider à se relever sans succès. Le pied droit de Clayton avait glissé dans l'ombre.
" PAPA ! "
Clayton poussa un long cri strident. Quelque chose le tira vers l'ombre.
" CLAYTON ! "
Abraham tenta de garder son frère auprès de lui mais il sentit peu à peu le bras lui échapper des mains.
Clayton disparut dans l'ombre du Chêne Séculaire.
Hurlement.
Craquement.
Silence.
Glenn sortit en courant de la maison. Il tenait la lampe à pétrole dans une main, sa hache dans l'autre.
" ABRAHAM ! RECULE ! "
Il lança la lampe dans la nuit de l'Arbre. Il y eut une explosion de pétrole enflammé. La lueur jaune et dansante des flammes illumina le tronc et le dôme des feuilles.
" Il est revenu, " siffla Glenn entre ses dents " Ab ! Va avec ta mère ! "
Mais Abraham était tétanisé de terreur. Ses yeux ne pouvaient se détacher de la vision d'horreur pure éclairée par les flammes. Quatre bras démesurés et malingres se détachaient du tronc. Un visage pointu, décharné, difforme se dessinait dans les rides de l'écorce. Ses orbites noires étaient habitées par des braises incandescentes. Sa bouche sans lèvres montrait de longs crocs luisants et sanglants. Ses mains aux longs doigts terminés de griffes tenaient
" CLAYTON ! "
L'enfant semblait n'être plus qu'un pantin désarticulé. Un liquide épais s'écoulait de sa tête. Glenn fonça sur la chose qui sortait de l'Arbre. Il brandit la hache et l'abattit sur le tronc. La chose poussa un cri grave et rauque. Elle lâcha le corps inerte de Clayton et s'intéressa à son assaillant qui ne faisait pas la moitié de sa taille.
Abraham sursauta et poussa un cri quand on l'attrapa par le bras et qu'on le tira vers la maison. Il vit sa mère qui était à ses côtés et essayait de l'entraîner à l'intérieur. Elle tenait dans son autre main une lampe à pétrole.
Glenn perturbé par le cri d'Abraham perdit un instant du regard les quatre bras fins et ligneux. l'Esprit de l'Arbre en profita. Deux de ses mains saisirent Glenn.
Fidheg lança sa lampe sur l'Arbre. L'Esprit desserra son étreinte de Glenn et dévia le projectile qui alla s'écraser sur la toiture de la maison dans une explosion de pétrole qui s'enflamma aussitôt. La maison s'embrasa. Glenn profita de cet instant pour brandir sa hache et d'un grand geste l'abattre sur l'un des bras le tenaient.
Fidheg vit avec horreur le feu courir sur le chaume de la toiture dans un crépitement.
" Mag... " murmura Fidheg.
Les hurlement effrayés de la petite fille perçaient au travers des crépitements de l'incendie. La mère voulut se précipiter dans la maison mais des racines s'étaient enroulées autour de ses chevilles, l'empêchant de faire un pas.
" MAG ! "
Abraham décrocha son regard de son père pour se tourner vers la maison en flammes. Il s'élança et disparut dans la bâtisse.
L'Arbre rendu furieux par le coup de hache de Glenn concentra toute son attention sur le misérable humain. Il l'enserra de ses mains. Ses coups de hache n'étaient pour lui que des griffures de chat. Il serra avec lenteur et implacabilité son étau, brisant les os dans un long craquement. Le hurlement de Glenn couvrit tout autre bruit. L'Arbre, poing serré et dégoulinant de sang, écartela le corps sans vie de Glenn et le rejeta loin dans la nuit.
" GLEEEEENNNNNNNNNNN ! "
L'incendie éclairait la cour des flammes de l'enfer. Le brasier s'étendait inexorablement dans la maison. Des langues de feu volaient dans l'air brûlant. Des scories incendiaires s'élevaient et retombaient en une pluie ardente. L'Arbre secoua sa frondaison pour se débarrasser des cendres. La créature infernale s'extirpa de la masse du tronc. Ses jambes molles s'enfonçaient dans le sol. Ses bras lui servaient à se déplacer dans une reptation cauchemardesque. Il s'approcha du bâtiment en feu qui n'était pour lui qu'une maison de poupée. Ses bras s'élevèrent dans le ciel. Il éventra la maison d'un geste.
Pierres, débris, braises et gravats s'éparpillèrent dans un grondement de fin du monde.
" MAAAAAAG ! AAAAABRAAAAAHAAAM !"
La dryade reprit sa reptation. Fidheg tomba sur le sol. Elle s'acharna sur la lanière de bois qui lui enserrait les chevilles. Elle s'y arracha les ongles de désespoir. Ses yeux remplis de larmes de terreur ne distinguaient que le regard de braise de la créature dans l'ombre géante et sanglante. La dryade surplomba la frêle et fragile silhouette de Fidheg. Ses mains noueuses et sanglantes aux longs doigts griffus s'élevèrent dans le ciel d'argent.
Un long cri résonna dans la nuit puis il y eut le profond silence émaillé d'aboiements.
Le chien se tut.
Les bonnes âmes de Greenberry se signèrent.

Personne n'alla jamais à Middle-Anlry pour savoir ce qui s'était passé. Personne ne posa de questions sur la disparition de la famille Hoggs. On s'empressa de les oublier.

Sans doute vous demandez-vous comment je sais tout ça, comment je connais si parfaitement les événements monstrueux de cette nuit d'horreur.
Chaque bruit, chaque odeur, chaque image est à tout jamais gravé dans ma mémoire. Chaque particule de cet enfer est prisonnier de ma tête, les brûlures des braises et les entailles des gravats marquent ma peau, le poids des pierres effondrées m'a brisé.
J'avais dix ans.
J'ai survécu à Middle-Anlry
Je suis Abraham Hoggs.
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