« Il ne faut point apprendre à danser en cheveux gris, ni entrer trop tard dans le monde. » Vauvenargues
18 février 2002, Londres
Mikhaïl Meldornov se retint de jurer et s’enfonça confortablement dans son fauteuil de cuir. Encore un courrier désobligeant qui avait échappé à la vigilance de son secrétaire. C’était à se demander pourquoi il le payait ! Si seulement il n’avait pas voulu rendre service… Voilà comment il était remercié ! Son unique journée de congé de la semaine, celle où il se consacrait uniquement à l’Institut sans aller à l’Opéra (un havre de tranquillité dans son emploi du temps de ministre), était gâchée parce qu’un employé était incapable de travailler correctement.
- Stanton…appela-il dans l’interphone sur un ton menaçant.
Un remous dans la pièce d’à côté – tasse posée, fermeture en urgence de placard, tout le toutim – lui apprit de plus que son employé n’avait rien fait d’autre depuis une demi-heure que de prendre une pause non méritée. Encore une.
- Vous m’avez demandé ? dit le secrétaire avec une innocence (trop) bien jouée.
- En effet. Je vous ai demandé de ne pas mettre dans mon courrier personnel les lettres professionnelles, ce n’est pas compliqué. Cette lettre, continua-t-il en brandissant la susnommée, vient des parents d’un garçon que j’ai refusé ici le mois dernier. Elle n’aurait jamais dû arriver dans ma boîte personnelle. Le courrier privé porte le numéro de mon appartement, peu de personnes l’ont. Vous savez lire, non ?
Silence embarrassé. Mikhaïl savait parfaitement à quoi s’en tenir. Son secrétaire était le moins compétent du monde. Il ne l’avait engagé que parce qu’un ami le lui avait demandé, pour rendre service. Au point où il en était, le danseur doutait même de la fidélité de cet ami. Que la recrue soit un incapable pouvait encore passer, mais qu’il refuse la moindre tentative de faire des progrès était extrêmement navrant.
Deux choses avaient sauvé ledit Stanton. La première était cet ami haut placé, et la seconde le temps. Mikhaïl avait un emploi du temps extrêmement chargé, il avait besoin de quelqu’un pour préparer l’essentiel de la gestion. S’il n’avait autant besoin de lui, il se serait illico débarrassé de ce secrétaire encombrant.
A nouveau seul, Stanton retourné faire semblant de travailler, Mikhaïl demeura pensif. Il n’était pas satisfait. L’Institut était toute sa vie. De lui sortaient des jeunes appelés à devenir de grands solistes, voire des étoiles, ceux qui savaient aussi bien la technique que donner du charme au personnage incarné, mais aucun n’avait encore trouvé l’étincelle qui ferait de lui un danseur exceptionnel. Aucun, véritablement aucun, et pourtant ce n’était pas faute d’avoir tenté. Cela faisait neuf ans, neuf ans qu’il cherchait ! Pas un ! Il mettait tout à leur disposition, et aucun n’était fichu de voir au-delà de la simple mécanique. Ils obtenaient parfois le titre, mais sans le mériter. Où est-ce que ça clochait ?
Ce serait encore pire lorsqu’il reviendrait après son séjour de quelques semaines à la compagnie de Sydney. Il appréciait de voyager, il n’y avait guère de pays où il n’était allé. L’ennui était davantage les élèves. Leur donner de longues vacances était impensable, ils pouvaient facilement perdre leurs acquis. Ils avaient ce que les lois imposaient, mais tous étaient fortement encouragés à suivre un cours d’été, et la plupart restaient à Londres en juillet.
Non, ce n’était pas cela le problème. Mikhaïl Vaclavitch Meldornov était un des meilleurs danseurs de son époque après tout, et si ses élèves avaient un bon niveau c’était majoritairement grâce à LUI. Le bateau part à la dérive lorsqu’il n’y a plus de capitaine. L’Institut était son bateau…
Le téléphone sonna pour la troisième fois de la demi-heure. Plutôt que de répondre, Mikhaïl préféra débrancher. Si l’appel était véritablement urgent, Stanton transmettrait. Autrement, l’interlocuteur rappellerait…plus tard. Lorsque Mikhaïl déciderait de rebrancher la ligne. Cela pouvait osciller entre deux heures et quelques semaines.
Soupir. Aujourd’hui était un jour sans. Il avait commencé par vingt minutes de travail individuel dans son studio, remplaçant la morning class du Royal Ballet. Il avait passé la matinée dans son bureau à gérer les affaires de l’Institut et répondre à des courriers. Les leçons de danse des élèves commençaient à douze heures trente. Il en avait quatre de trente minutes chacune, et encore une autre peu avant le dîner. Le soir, il devait une interview téléphonique à un journaliste australien au sujet de La Bayadère.
Il courait tout le reste de la semaine. Royal Ballet le matin, Institut pour une partie de l’après-midi. Parfois représentation le soir. Chaque jour apportait son lot de déception. Ce qui comptait était la danse, rien que la danse, et il lui semblait parfois parler un langage que personne ne comprenait mis à part une cinquantaine d’initiés dans le monde entier. C’était l’âme de la danse, la vraie, celle qui donnait son sens au geste davantage que le jeu théâtral de certains. La plupart des danseurs étaient excellents techniciens, certains jouaient la comédie, mais incarner ? Rares étaient ceux qui parvenaient à transmettre toute la complexité du rôle.
Pour se calmer, Mikhaïl Vaclavitch appuya sur le bouton play de la stéréo. Le thème principal du Lac des cygnes envahit le bureau, et il put enfin se détendre. Tchaïkovski. Le ballet le plus parfait de tous les temps. La romance propre à ce courant, la douleur, et une musique, une musique ! Marius Petipa avait à merveille su donner au ballet toute la puissance qu’il méritait. Véritablement, s’il devait exister une perfection en ce bas-monde, ce devait être celle-là.
Chaque danseur avait une histoire, des préférences, quelque chose qu’il ne pouvait expliquer autrement que par l’étincelle qui le faisait vivre et lui donnait sa vocation. Pour Mikhaïl, c’était le Lac. Certains pouvaient trouver cela banal, mais personne n’osait le dire devant lui. Ce ballet était l’intouchable.
Peu de gens pouvaient comprendre. Personne n’osait même tenter. Le Lac était pour Mikhaïl ce qui lui avait inspiré pour la première fois la fièvre du ballet. Son père se voyait souvent offrir des places au Bolchoï et c’était donc en famille – les parents, lui, et sa sœur – qu’ils étaient allés admirer l’œuvre de Tchaïkovski. A voir évoluer les danseurs, le jeune Mikhaïl – il n’avait guère plus de sept ans – s’était senti envahi comme par une fièvre. Les mouvements des étoiles, le pas de deux du prince et d’Odette, la trahison d’Odile, tout cela le fascinait. La raison n’en était pas que l’histoire, mais davantage l’aura que cela dégageait. Lorsqu’il avait essayé d’en parler, on l’avait regardé comme s’il était fou, mais sa décision était prise. Grâce au Lac des cygnes, parce qu’il avait en cet instant su sentir l’émotion de l’art en son sens pur, parce que les étoiles irradiaient une force inouïe dans leurs mouvements, Mikhaïl Vaclavitch Meldornov serait danseur.
Et danseur il était devenu. Ce ballet le hantait. Il pouvait en fredonner chaque air, connaissait par cœur tous les pas, les critiques, les interprètes, il saisissait ce ballet mieux que personne. Pourtant, paradoxalement, il ne l’avait jamais dansé. Ce n’étaient pas les propositions qui manquaient, mais il avait toujours refusé, ce qui désespérait son agent d’ailleurs. Le Lac des cygnes était trop sacré, il craignait la déception s’il le montait. Il avait peur de ne plus pouvoir ressentir cette émotion qui le faisait vivre depuis vingt-cinq ans. Il avait peur, enfin…que sa vie s’arrête.
Les élèves de l’Institut le décevaient beaucoup, et ainsi la majorité des danseurs de son temps. Dès qu’il en voyait un, il repensait à la beauté du Lac, et aussitôt s’énervait. Comment pouvait-on confier un ballet à une personne aussi incompétente ? Cela était parfaitement insensé, et là-dessus s’était forgée la réputation de son caractère. A son niveau, il pouvait se le permettre. Déjà soliste lors de la chute de l’URSS, il avait parfaitement su se couler dans le moule de l’occident au point que son accent en était très léger. Aujourd’hui, rangé parmi les premiers danseurs mondiaux, il pouvait donner son jugement dans les pires termes sans risquer de se voir envoyer paître. Il pouvait décider ce qu’il dansait, et dirigeait parfois les répétitions sans qu’on n’ose le lui refuser.
A trente-et-un ans, Mikhaïl voyait les propositions affluer vers lui. Bien que fixé à Londres depuis six ans maintenant, et on le réclamait partout. A défaut de l’avoir lui, les opéras et théâtres envoyaient de petits danseurs selon eux pleins de talent passer les auditions dès qu’une place se libérait. Il en acceptait un pour deux-cent candidatures au moins, et les demandes affluaient même en dehors des auditions.
Produire un ballet avec Meldornov était synonyme de succès planétaire. La Bayadère, qu’il préparait, l’emmenait à Sydney. Il aurait préféré le Kirov, gardant pour ce théâtre de Saint-Pétersbourg l’affection de ses débuts. Ils n’avaient malheureusement rien proposé d’intéressant. On continuait à lui soumettre le Lac des cygnes sans comprendre que sa réponse serait toujours un brillant non. Le Lac demeurerait à jamais un trou béant dans son répertoire, mais mieux valait être seul que mal accompagné, et aucune danseuse n’avait le panache pour prendre la place de la princesse.
Réflexion pouvant aussi bien s’appliquer à sa vie qu’à la danse, songea-t-il amèrement. Sur ce plan, il enchaînait les désastres. Sa dernière compagne, Charlotte, était davantage intéressée par la célébrité que par lui. Elle prétendait qu’il était parfait pour elle, mais Mikhaïl avait vu ses derniers doutes se lever lorsqu’il l’avait surprise embrassant à pleine bouche son partenaire dans un des studios de Genève. C’était il y a trois mois, et Mikhaïl ne l’avait plus revue depuis.
- Stanton, arrêtez votre troisième pause de la matinée et envoyez-moi Suarez.
Ces quelques mots jetés dans l’interphone eurent pour conséquence un regain d’activité dans la pièce adjacente. Cet imbécile de secrétaire avait cru que la musique couvrirait son indolence. C’était vraiment prendre Mikhaïl Vaclavitch Meldornov pour un idiot.
Quelques minutes plus tard, un coup timide se fit entendre à la porte, et Elena Suarez entra. C’était une blonde assez grande, au nez long, et couverte de taches de rousseur. Mikhaïl l’aurait sûrement trouvée laide s’il avait été de son travail d’en juger. A dire vrai, il regardait à peine le visage de ses élèves. Filles ou garçons, il mettait du temps à pouvoir les reconnaître. Son domaine de compétence était la grâce, le ballet, pas les soins esthétiques.
Elena Suarez entra donc, la tête baissée. Encore une qui avait peur de lui, soupira intérieurement Mikhaïl. Il l’avait peut-être un peu cherché, mais il fallait justement dépasser cela, il fallait oser ! Comment pouvait-on danser si on n’osait faire que de petits mouvements, ça n’avait aucun sens ! Elena Suarez était un peu de ce genre-là. Elle dansait bien mais avait trop peur de lui pour faire quoi que ce soit de remarquable. La jeune hispanique aurait pourtant pu devenir excellente si elle avait eu un peu plus de caractère. Elle était bonne en technique, mais elle ne deviendrait jamais Anna Pavlova.
- Asseyez-vous.
La demoiselle Suarez s’exécuta, les yeux toujours baissés, ce qui arracha à Mikhaïl un nouveau soupir. Il regrettait déjà sa décision.
- Suarez, soupira-t-il, je ne vais pas vous bouffer, détendez-vous.
…bien évidemment, si la jeune fille leva enfin les yeux, Mikhaïl Meldornov n’obtint pas l’effet escompté. Définitivement pas une grande artiste.
- J’ai fait quelque chose de mal Monsieur ? demanda-t-elle d’une petite voix.
- Non, mais je ne vais pas tarder à le considérer si vous continuez à croire que je vous en veux. J’ai pris une décision à votre sujet.
Silence. Une idiote en plus. Quand Mikhaïl prenait une décision sur un élève, il n’y avait pas des milliards de possibilités. Elle avait pourtant de bons résultats scolaires d’après son dossier. Cela prouvait bien que mémoire et intelligence n’allaient pas forcément de pair.
- Vous êtes là depuis cinq ans, commença-t-il pour lutter contre son énervement.
Il lui faudrait rapidement une nouvelle séance de Tchaïkovski si Suarez n’y mettait pas un peu du sien.
- Quatre et demi Monsieur, corrigea la jeune fille.
- C’est pareil. Je disais donc que ça fait un moment que vous êtes là. Vous avez beaucoup appris.
- J’ai fait de mon mieux Monsieur.
- C’est ce qui vous était demandé. Vous avez tout de même encore beaucoup de défauts. Certains rôles vous seront à jamais fermés si vous ne vous donnez pas la peine d’entrer dans la peau de celle que vous incarnez. La danse n’est pas qu’un enchaînement technique, c’est aussi une véritable âme, c’est l’art éphémère mais sans cesse renouvelé. Vous devez vous en souvenir, autrement vous ne serez jamais au niveau même d’une coryphée.
- Bien Monsieur.
Mikhaïl serra le poing à défaut de pouvoir frapper quelque chose. Monsieur ici, Monsieur là. Cette fille commençait sérieusement à l’énerver. Le pire était probablement qu’elle n’appliquerait aucun de ses conseils. Les élèves de l’Institut étaient stupides et ingrats. Tous semblaient penser que ses commentaires, à lui, leur professeur, une étoile parmi les plus connues du moment et qui marquerait le siècle, n’étaient destinés qu’à les embêter et ne valaient pas la peine d’être suivis. Aucun n’était capable de voir plus loin que sa petite personne. On ne pouvait se permettre de l’orgueil qu’après avoir atteint le plus haut niveau, pas auparavant !
- Je pense, continua-t-il, que vous n’avez plus rien à apprendre ici.
- Vous me renvoyez Monsieur ?
Soupir. Quelle idiote, quelle idiote ! Vivement qu’elle débarrasse le plancher !
- Bien sûr que non, espèce de tête de linotte. Je vous présente. Sauf si vous avez décidé de démissionner, ce qui serait encore plus stupide.
Silence. Sous le choc de la nouvelle, Elena Suarez ne répondit rien. Oui, il la présentait. Il la faisait sortir. Libre à elle ensuite d’aller danser où elle le voudrait. Son école de Madrid la récupérerait très probablement, ferait d’elle une star, avant de s’apercevoir qu’elle était incapable d’être autre chose qu’une marionnette.
Ce qui tombait plutôt bien, quand il y pensait.
- Vous avez choisi le ballet Monsieur ? reprit-elle finalement d’une voix timide.
Hourra, elle avait réagi ! Ce n’était pas trop tôt, Mikhaïl commençait véritablement à croire qu’elle cherchait à se faire plus discrète qu’une souris.
- Oui, répondit-il néanmoins. Oui, j’ai choisi. Vous danserez Coppélia, de Léo Delibes. Vous serez Swanilda, je ferais Franz. Chorégraphie de Marius Petipa plutôt que celle d’Arthur Saint-Léon.
Nouveau silence. Pas de doute, Coppélia serait le ballet parfait. L’histoire de la poupée parfaite que le créateur veut animer. Il finit par arriver à ses fins, donnant ainsi l’âme de Swanilda à l’automate. Cela faisait plusieurs mois déjà que Mikhaïl Meldornov observait Elena Suarez, et plus il la regardait plus il pensait que ce ballet lui irait à la perfection. C’était le but recherché, n’est-ce pas ? La mettre en valeur. Et elle était une marionnette.
Il fallait bien qu’elle sorte, elle n’avait plus grand-chose à apprendre à l’Institut. Mieux valait qu’elle retourne à Madrid et commence sa carrière.
- Monsieur…
Il tendit l’oreille. Enfin une réaction ?
- Il y a quelque chose que je ne comprends pas, lâcha la jeune fille si vite que Mikhaïl dut se répéter plusieurs fois la phrase pour en percevoir le sens.
- Quoi donc ? Parlez, je ne vais pas vous dévorer.
- Je pensais…reprit la demoiselle Suarez, Je pensais que vous présenteriez Diana avant moi. Elle est là depuis plus longtemps.
Diana…Dwayne ? Dwayne ! Une élève se permettait de porter un jugement sur un autre, et de surcroît sur Diana Dwayne ! C’était vraiment sortir de son rôle. Dwayne était véritablement un cas particulier. Elle était là depuis six ans, et après ? S’il fallait qu’elle reste six de plus, elle resterait six de plus, ce n’était pas comme si sa mère devait payer les frais de scolarité ! Elle n’avait même pas d’école pour la soutenir lorsqu’il l’avait dénichée. Une presque gamine de Liverpool, rencontré lors de l’inauguration d’une salle de danse pour enfants défavorisés. Mikhaïl n’avait accepté de lui donner son nom que parce qu’il croyait sincèrement que l’art pouvait adoucir les mœurs. Le quartier de Toxteth était mal famé, concentrait tous les risques possibles, alors il fallait leur apprendre la rigueur, la pré-ci-sion.
Diana Dwayne était une parfaite catastrophe lorsqu’il l’avait vue pour la première fois. Sa camarade était bien meilleure, mais Dwayne mais avait un quelque chose d’innommable. Il aurait été préférable qu’elle s’abstienne de danser un solo, ses pas étaient remplis d’erreurs et elle n’avait aucune grâce. Rien ne devait la distinguer, et pourtant il l’avait remarquée. Elle était la seule à n’avoir jamais été auditionnée.
Il avait fallu tout lui apprendre. L’existence de l’Institut, la finalité du Royal Ballet. Les pas. Carmen Biera avait dû tout reprendre à zéro. Il avait fallu du temps, bien deux ans avant qu’elle n’atteigne le niveau moyen d’un élève de son âge. Maintenant elle était comme les autres. Une bonne technicienne.
Insuffisant. Insuffisant, d’autant plus qu’elle était moins précise que Suarez.
- Le cas de Dwayne ne vous regarde pas, lâcha-t-il. Si elle est encore ici et que vous sortez, c’est qu’il y a une raison.
- Elle sera déçue.
- Et après ?
Bah oui, et après ? La jeune Dwayne lui en devait trop pour pouvoir contester. Aurait-elle été d’une grande famille que cela n’eût rien changé. Elle avait encore à apprendre.
Suarez paraissait inexpressive, mais un sourire fugace passa sur son visage avant qu’elle ne se reprenne. Mikhaïl ne s’y trompa pas ; la concurrence était plus sauvage à l’Institut qu’ailleurs. Même si ses élèves s’entendaient correctement, Suarez n’allait pas ouvrir une croisade pour sauver Dwayne. C’était une concurrente en moins.
- Vous répéterez avec Carmen Biera et on vous présentera en septembre, reprit-il en évitant de nourrir la querelle. D’ici, je veux que vous fassiez de votre mieux.
Il la congédia d’un geste, et la jeune fille déguerpit sans se faire prier. D’ici une heure, tout l’Institut connaîtrait sa décision.
***
Quelques heures après son entretien avec Elena Suarez, Mikhaïl Vaclavitch Meldornov faisait les cent pas dans son studio. Dwayne était en retard. D’habitude ponctuelle, elle commençait à prendre une nouvelle voie. Elle avait été absente ce week-end, ce qui était exceptionnel, et avait du travail à rattraper. Mikhaïl envisageait même de pousser la séance jusqu’à trois quarts d’heure, ou encore de la rappeler en fin d’après-midi. C’était ce qui ne manquerait pas d’arriver si elle continuait à se disperser.
La pendule criait le scandale de dix minutes de passées lorsque la porte s’ouvrit à la volée. Dwayne entra. Mal coiffée, elle paraissait fatiguée. Si elle se blessait aujourd’hui – et bien que Mikhaïl ne l’espère en aucune façon – elle ne pourrait s’en prendre qu’à elle-même. Il lui répétait depuis six ans qu’il était primordial de prendre soin de son corps. Il était temps qu’elle apprenne la leçon.
- Retard Dwayne, lâcha-t-il. C’est avec de la rigueur que vous arriverez au succès, autrement il n’est même pas la peine de continuer. Que cela ne se reproduise plus.
- Bouclez-la.
Ces deux mots lancés le plus sèchement possible le laissèrent un instant bouche bée C’était la première fois qu’un élève osait lui parler ainsi. Dwayne refaisait son chignon, tirant sur ses cheveux avec énervement. Pour autant qu’il se souvienne, la jeune fille était plutôt calme d’ordinaire. Très discrète. Pas comme ça.
Banale. Un peu trop lisse. Manquant de caractère, bien que le doute soit maintenant permis. Elle n’était jamais sortie du lot.
- Je ne vous permets pas Dwayne, lança-t-il sur un ton acerbe – il ne pouvait pas la laisser faire. Vous devez être à l’heure, la règle est la même pour tout le monde.
- Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?
- Le respect Dwayne, le respect. C’est la base.
La jeune fille lui lança un regard noir, et s’assit pour chausser ses pointes. Elle avait les yeux rouges, et reniflait sans pleurer. Elle enfilait rageusement les embouts en silicone au-dessus de son collant, avant de mettre le chausson et de nouer les rubans.
- Ça vous amuse ? reprit-elle. Vous me demandez du respect ? J’ai longtemps refusé de croire les rumeurs disant que vous n’êtes rien d’autre qu’un connard sadique, mais c’est fini !
Mikhaïl aurait rapidement remis à sa place un autre élève. Diana Dwayne était un peu différente. C’était la première fois en six ans qu’elle explosait, et il ne fallait pas être devin pour comprendre la raison d’un comportement pouvant lui risquer le renvoi.
Les élèves pensaient que Mikhaïl ne savait pas ce qu’ils disaient de lui. Qu’ils étaient naïfs. Ils croyaient que parce qu’il n’était pas dans la pièce, leur professeur ne pouvait pas connaître sa réputation. Ils se trompaient, Mikhaïl Vaclavitch savait tout. Lorsqu’il n’entendait pas quelque chose de ses propres oreilles c’était quelqu’un qui le lui rapportait. Parfois, il n’y avait même pas besoin de mots. Un regard haineux, un geste un peu trop brusque après une énième correction. La danse et la musique lui avaient appris à observer. Dans un ballet, le mot n’avait pas sa place, il fallait ouvrir l’œil pour comprendre, et parfois les relations sociales pouvaient apparaître comme une grande danse où chacun jouait son rôle.
Diana Dwayne ne perdait pas de temps à le détester et travaillait dur. Contrairement aux autres, elle avait conscience de sa chance, et il était probable qu’elle veuille tout plutôt que retourner à Liverpool. Elle avait de la bonne volonté mais ne semblait pas juger utile d’écouter les conseils qu’on lui donnait. Elle approuvait pour la forme sans faire aucun progrès. Conventionnelle. Comme les autres.
Fade. C’est ce qui aurait pu la résumer si elle ne réagissait enfin. Mikhaïl s’était plusieurs fois demandé si elle était naturellement calme ou si elle accumulait. Elle semblait plus tranquille lorsqu’elle dansait, mais les rares fois où il la voyait dans un autre contexte, Mikhaïl avait le sentiment diffus qu’elle portait le poids du monde sur ses épaules.
- Vous n’êtes pas la première à le dire, répondit-il, mais vous manquez de discernement.
Elle se redressa avec vivacité, refusant puérilement de le regarder. Perchée sur ses pointes et main droite sur la barre, elle réchauffait ses muscles. Mikhaïl n’était pas dupe.
- Vous prenez plaisir à me laisser moisir ici, persifla-t-elle.
Ses mouvements, non soutenus par la musique, étaient un peu trop rapides. Plutôt que de s’en prendre directement à lui, Diana Dwayne préférait trouver en ses jets de jambes et pliés des exutoires.
- Je ne cherche que l’intérêt de mes élèves vous savez.
- Alors pourquoi vous me gardez aussi longtemps ?
Suarez avait dû se vanter. Mikhaïl ne parvenait pas à oublier son sourire satisfait, et la nouvelle avait dû être la goutte d’eau faisant déborder le vase. Dwayne et Suarez devaient être aussi amies qu’il était possible pour deux filles en concurrence, mais six ans à Londres devaient prodigieusement énerver la plus âgée des deux.
Elle était jalouse ! Pourquoi Suarez et pas elle ? Qu’est-ce qu’elle avait de plus ? Mikhaïl aurait pu répondre, mais à quoi bon ? Les élèves devaient se dépasser, et le climat de concurrence les y aidait. Dwayne n’avait simplement pas eu de chance.
Mikhaïl sentit presque une once de culpabilité. Il devait lui-même admettre que son élève battait des records de longévité. Il aurait pu la libérer l’an passé, mais quelque chose l’en avait empêché. Son choix était tombé sur Giselle. Dwayne pouvait danser n’importe quoi, mais ce n’était pas ce qui la mettrait parfaitement en valeur. Elle aurait pu se trouver une bonne carrière, mais pourtant…il n’avait pas trouvé ce qui lui conviendrait réellement. Il avait longtemps hésité, s’apprêtant même à la convoquer. Cinq ans à l’Institut étaient beaucoup, et le niveau de Dwayne était tout à fait acceptable. Le doute s’était pourtant maintenu sans que Mikhaïl ne comprenne pourquoi. Il avait donc, par sécurité, arrêté son projet et gardé Dwayne sans qu’elle n’en sache quoi que ce soit.
Il avait compris quelques semaines plus tard. Effectuant une visite surprise au cours hebdomadaire en formation de corps de ballet, il avait regardé la jeune Dwayne. La solution à son dilemme s’était imposée d’elle-même.
Il la regardait maintenant continuer ses échauffements. C’était évident qu’elle tentait de se calmer, et y parvenait dans une certaine mesure. Une espèce d’énergie la parcourait, donnant à ses jetés plus de fluidité qu’ils n’en avaient jamais eue. Dwayne paraissait presque possédée par une énergie étrange. La jambe était jetée avec justesse, étirée, ramenée. Ce n’était pas un flux électrique, et pourtant quelque chose qui lui permettait de mieux faire que jamais.
Elle pivota. Nouveau jeté, et cette fois-ci Mikhaïl ne laissa pas l’occasion passer. Il devait faire quelque chose, l’occasion était trop belle.
- Restez en position, murmura-t-il.
Un peu interdite, Diana s’immobilisa néanmoins, une jambe lancée, l’autre pied dressé sur la pointe, et le bras en troisième position. Malgré l’apparente fragilité de sa position, Mikhaïl la savait stable. La cambrure de son pied solide lui assurait une tenue qui, associée à la barre et si elle ne pouvait être éternelle, lui permettait néanmoins de demeurer immobile un moment.
Mikhaïl l’observa un moment, et ne la toucha pas. Parfaitement bien placée, elle ne tremblait pas, et eût semblée statufiée si sa poitrine ne se soulevait au gré de sa respiration. Seule son expérience lui permettait de savoir qu’elle avait mal. La danse avait son lot de sang.
- C’est parfait, reprit-t-il.
Dans le reflet du miroir, il vit le regard indécis de Dwayne. Lui-même ne savait pas trop ce qu’il avait voulu dire. Les gestes demeuraient ceux qu’ils avaient toujours été mais quelque chose avait changé.
- Posez.
Diana Dwayne descendit de sa pointe, prit la cinquième position, et demeura immobile. Sa main tremblait un peu.
- Deuxième position.
Mikhaïl retint son souffle alors qu’elle bougeait. Est-ce qu’enfin… ? Quoique ça pouvait être un hasard. Il fallait qu’il vérifie. Ce ne pouvait être que trop beau pour être vrai.
Cette fois-ci, il la toucha. Un bref instant il l’effleura, promenant son doigt avec légèreté sur le dessus de son bras. Rien que pour vérifier si cela était bien réel. Dwayne n’était pourtant pas une illusion, et son bras tendu était comme une invitation qu’il avait lui-même requise.
- Pas de deux de L’Oiseau de feu.
Jusque-là resté très discret, le pianiste que Mikhaïl utilisait pour ses leçons bondit sur ses pieds. Après quelques secondes de recherche frénétique dans un placard débordant, il trouva la partition victorieuse et commença illico à jouer. Les danseurs n’avaient pas bougé.
Alors, Mikhaïl Vaclavitch Meldornov amena son élève au centre du studio, et Dwayne dansa.
En savoir plus sur cette bannière |
Note de fin de chapitre:
Alors, vous en pensez quoi du monstre? :)
Vous devez vous connecter (vous enregistrer) pour laisser un commentaire.