Il n’y a rien ici. Rien hormis le vent, les bourrasques qui se déchaînent, étendant leur domination sur la lande désolée, courbant les arbres au point que les troncs poussent presque horizontaux, rampant sur le sol plutôt qu’embrassant le ciel. Tout est gris. La mer est grise, le ciel est gris, la terre est grise, il n’y a rien jusqu’à la végétation qui n’ait pris cette non-couleur, cette éloge de la neutralité, pour parure. Le ciel est bas. Une carapace de nuages, si pesante, si proche, qu’en étendant le bras on pourrait rêver la toucher. Pas un oiseau, pas un animal. Les feuilles ont déserté depuis longtemps les branches tordues des arbres malades, l’herbe jaunâtre pousse éparse, plaques lépreuses qui ne font rien pour cacher la rudesse du sol, mélange de terre, de sable et de granit.
Et puis il y a le mur. A cent pas à peine du cordon de galets, il élève son insolence sur des mètres et des mètres, écrasant tranquillement le paysage de la solide stabilité du béton. Insulte aux éléments, il fait rugir le vent qui s’engouffre furieusement sur les côtés de l’aberrante construction, produisant des plaintes sifflantes d’âmes damnées. A sa base, sur environ deux mètres de hauteur, des graffitis, des tags, noms que des mains anonymes ont peints à la bombe, qui ont déchiré le néant pour un temps, et ont aujourd’hui perdu toute signification, tout comme ils ont perdu leur couleur d’origine pour rejoindre le camaïeu de gris du reste du décor. Même le jaune du lichen a pris une couleur passée, de mort et d’oubli, de lente décrépitude, de pourriture qui agonise.
L’air saturé de sel gifle son visage. Des paquets d’écume s’envolent depuis la grève, comme des boules de coton sale, torturées par le vent. Elle ne sait pas pourquoi elle est venue. Ou plutôt, elle le sait, mais elle est loin d’être sûre d’avoir eu raison. C’est ici. De cela au moins elle est certaine. Il n’y a pas deux endroits semblables à celui-là. Et puis… c’est ici que tout a commencé.
Ses yeux sont fermés, le vent la fait pleurer. Le vent, se répète-t-elle fermement, rien d’autre. Certainement pas les souvenirs qui affluent, le sourire d’Amaury, sa main dans ses cheveux, son souffle chaud sur sa peau. Le cœur qu’il a dessiné dans la buée de son haleine, sur la fenêtre du bus qui démarrait. Idiot. Malgré elle, des marées d’amertume montent à ses yeux, sa gorge se serre d’un nœud qu’elle voudrait ignorer.
C’est ici. Ici qu’elle a eu sa première prémonition. Ici que s’est écrit le début de la fin.
Des milliards de chemin. Les futurs improbables, les passés à jamais révolus, ils convergent tous vers cet étranglement, ce goulet qui les aspire. Ici. Au pied du mur. Littéralement. Les choix qu’elle a fait, ceux qu’elle fera, les décisions, mauvaises ou bonnes, qui ne seront jamais, qui se sont perdues, oubliées, que l’arbre des possibles a écartelées dans ses branches épineuses.
Elle a croisé les coudes, glissé ses mains frigorifiées à l’intérieur des avant-bras de son pull, qu’elle utilise comme un manchon. Il ne sert à rien de retarder l’instant plus que de raison. Elle opère par grandes foulées décidées, comme si son allure pouvait influer sur les évènements, elle avale la distance jusqu’au mur, et chaque pas en avant est un défi silencieusement proclamé. Son corps trop frêle hurle qu’il existe, qu’il n’a que faire de l’immensité de la lande, de la violence des bourrasques. Qu’il est le seul à vivre ici et qu’il compte bien asseoir sa domination sur les choses.
Elle prend à peine le temps de s’arrêter au pied de l’escalier avant d’en gravir les marches grignotées par le sel et les intempéries.
La première fois qu’elle est venue ici, c’était avec Barbara. Celle-ci n’est plus qu’une ombre à la lisière de sa mémoire, et un nom qui évoque un poème pluvieux. Mais elle se souvient encore de sa voix monocorde qui ressassait les faits comme s’il s’était agi d’un cours d’histoire. En un sens, c’en était un. Barbara prenait toujours tout beaucoup trop au sérieux. Elle l’avait à peine écoutée, hochant la tête distraitement. Barbara parlait de la construction du mur, qu’elle n’appelait pas « mur », mais « usine ». L’usine à galets.
Selon elle, le mur n’était que la partie visible d’un immense complexe qui s’étendait sous terre. Ce à quoi servait le mur, et ce qu’on fabriquait dans cette usine, elle était incapable de le dire, ce qui ne l’empêchait pas de soutenir sa théorie mordicus.
Elles avaient monté l’escalier toutes les deux, Barbara à la recherche de la porte qui les mèneraient dans ces sous-sols fantasmés, elle par simple lassitude. Un témoin de la dernière guerre, disait Barbara. Alors quoi, des armes, c’était ça que cachait le mur ? Mais non, c’était plus complexe, plus insaisissable. Barbara aimait à faire planer le mystère, sous-entendait et ne dévoilait jamais rien. L’usine avait un rapport avec les galets du cordon littoral. Il s’agissait de les broyer, d’en faire une matière première. Ça semblait absurde. Il devait y avoir autre chose.
En haut du mur, le vent. Irrésistible. L’horizon qui combattait l’entendement. Tout était trop grand, trop fort. Elle luttait, elle aimait lutter, sentir que les rafales pouvaient être sa fin, n’importe quand. Un battement de cil, une fraction d’hésitation, des points laissés en suspension, et elle pouvait s’écraser en bas du mur, à tout moment.
Elle humecte des lèvres sur lesquelles les embruns ont laissé un voile salé. La mer a toujours eu le goût des larmes pour elle. Le sel de ton dernier baiser. Elle ferme les yeux, ses oreilles bourdonnent. Elle est venue en quête de réponses, de questions, elle ne sait plus exactement. D’une nouvelle vision.
Anticiper, prévoir. Elle a besoin de ça.
La dernière fois… la dernière fois, elle s’est vue clairement être la cause de sa mort. Amaury. Le vent confond les époques, la plonge dans une transe où elle navigue sur les ailes des nuages, regard d’aigle auquel rien n’échappe. Elle l’a repoussé, lui a dit que c’était fini, a refusé de donner des explications. L’a regardé partir, les bras ballants. Il lui semble qu’elle a passé sa vie entière, à le regarder partir. Elle l’a sauvé. Peut-être.
C’est ça qu’elle est venue chercher ? Une certitude ? Elle sait qu’il n’en est aucune.
Elle tombe à genoux, comme en prière. Ce n’est pas exactement cela pourtant. Elle attend, attend que la transe la saisisse. Il y a toujours un risque que cela n’arrive pas. Peut-être que tout va bien désormais ? Qu’elle n’a plus besoin de contrarier les plans du futur. Amaury est en sécurité. Loin d’elle.
Elle se perd dans les caresses des bourrasques, elle se fait légère, sort d’elle-même.
Ça y est. Elle arrive au point où les images défilent. Tout est rouge, soudain. Le ciel. Ses mains. Les lèvres d’Amaury, mordues jusqu’au sang. L’autobus s’éloigne, irrévocablement. Qu’a-t-elle fait ? N’existe-t-il aucune bonne solution.
Ce n’est pas toi ! Ce n’a jamais été toi. C’est moi qu’il aime ! Tu entends ? Moi !
Le vent est plus fort encore, il dévaste tout. Leurs mains se cherchent, pas pour caresser, mais pour frapper, pousser. Un cri.
Barbara tombe.
Et tombe encore. A l’infini, la même image. Sa rétine, brûlée comme une pellicule exposée au soleil. La terre grise, soudain, est éclaboussée de rouge.
Ce n’est pas le futur.
Ça s’est déjà produit.
Le corps fracassé, marionnette aux fils coupés, membres désarticulés. Une enveloppe qui n’a déjà plus de sens, de la chair morte, tiède encore, mais déjà pourrissante.
Sa sœur. Barbara.
Sur ses joues, une humidité salée dessine deux sillons glacés.
C’est le vent, rien que le vent.
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