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- Ton raisonnement n’est pas idiot, continue ma tante, mais il est faux.


Hein ? Qui que quoi ? Comment sait-elle ce que je pense ? A moins que je ne sois brusquement atteinte par l’Alzheimer, il me semble que je n’ai pas dit un mot.

Je tire une nouvelle bouffée afin de dissimuler mon anxiété. Quel imbroglio ! Entre un père décédé qui se révèle magicien, une tante qui m’annonce de tout go que Papa lui a parlé de moi, et mes pensées qui sortent de ma tête sans que je ne les y autorise, j’ai du mal à me retrouver.

Bon, commençons par le problème le plus urgent : ma tante. Elle sait ce que je pense. Elle a suivi mon raisonnement, alors que je n’ai pas dit un mot. Le pire est peut-être que je sais qu’elle a raison. C’est obligé. Elle a ça dans le sang, et je sais reconnaître mes pairs.

Mes pairs, mes pairs…je me suis trompée, autant que je sache. Ce n’est pas bon pour mon moral. Déjà qu’il est au ras des pâquerettes… Horreur et damnation.


- Et je ne lis pas dans ton esprit.


Bien sûr. C’est évident. Elle devine simplement. Coup de chance. Pur hasard.

Mais elle se paye ma tête ou quoi ? Je suis aussi impassible qu’il m’est donné d’être. Mes traits n’ont pas frémi tandis que je réfléchissais. Tata Destoc n’a pu que lire dans mon esprit. Une magicienne doit savoir faire cela. Tous les bouquins le disent, et je préfère faire confiance à un livre plutôt qu’à une bonne femme débarquée de fraîche date, annonçant la bouche en cœur qu’elle est ma tante et que mon père était magicien.

Terminator, va.

Il n’empêche, j’apprécierais grandement qu’elle prête attention à quelqu’un d’autre que moi. Je le dis ? Non, pas pour l’instant, Damian me regarde. Je connais cette tête, il est jaloux de l’attention que me porte notre tante toute neuve. Pff…s’il en a tant envie que cela, je la lui donne. J’en ai assez soupé, pour ma part.


- Tu me parais sceptique.


Et ça l’étonne ? Non, mauvaise réponse. J’aimerais être vulgaire, je ne le suis pas assez souvent. Mais je dois demeurer polie, quand bien même ma tristesse me donne un caractère exécrable.

Enfin, pire que d’habitude. Vous me comprenez.


- Avouez, Madame, qu’il est difficile de penser que vous ne lisez pas dans mon esprit, je rétorque en appuyant soigneusement sur le « Madame ». Vous êtes tombée juste, hélas.

- Tu as encore beaucoup de choses à apprendre, soupire la bonne femme. D’abord, cesse de me donner du « Madame », ça c’est bon pour les étrangers. Puisque tu es ma nièce, j’apprécierais que tu me nommes ta tante.


Ça, c’est fait…


- Ensuite, continue-t-elle, je n’ai aucun mérite à avoir compris ton raisonnement. Il était on ne peut plus logique. Je n’ai pas lu dans ton esprit, pour la simple raison que nous ne pouvons pas le faire. Pareille compétence n’est réservée qu’à des magiciens utilisant une autre magie que la nôtre.


Que la sienne, plutôt. Moi, je ne suis pas concernée.

Enfin, malgré le fait qu’elle me prend manifestement pour un bébé, je ne suis pas mécontente du fait qu’elle me parle de son monde, celui où Papa est né. Moi, curieuse ? Exact, et je ne m’en cache pas. C’est un de mes pires travers. Puisque je ne suis pas parvenue à l’éliminer, j’ai préféré l’assumer.


- Tertio, poursuit ma tante sans prêter la moindre attention à son fils qui commence à se chamailler avec Tommy, je disais que tu te trompais. J’ai certes vu Damian il y a plusieurs années, mais contrairement à ce que tu penses, je ne me suis pas déplacée. C’est lui qui est venu.


Pardon ? Pardon ? Pardon ?

Qu’elle ne se soit pas déplacée…soit. Les visas pour le monde des humains sont longs à obtenir. Mais l’inverse est également vrai.

Sans compter que cela n’explique pas pourquoi ma chère tante apparaît pile pour l’enterrement de Papa. Le savait-elle, oui ou non ?


- Il faut que tu comprennes, poursuit la sœur de Papa, que le nom d’Elis n’est pas commun en Hendiadyn. Ton grand-père, Sir Damian Elis, est la principale personnalité politique du territoire. Il est directeur du Conseil Général, lequel assume les fonctions du roi.


Minute…c’est moi ou elle en parle au présent ? Bizarre… Papa avait presque soixante-dix ans, ce serait étrange que son père soit encore en vie.

Si ça se trouve, le grand-père en question est un vieux croûton gâteux… ça doit être beau, en Hendiadyn ! Une maison de retraite géante !

Oui, bon, c’est beau d’avoir une imagination débordante, mais je sens que le silence qui plane en ce moment est fait pour que je dise quelque chose…


- J’avoue que je ne saisis pas très bien, je murmure avant d’aspirer une nouvelle bouffée de ma cigarette. Papa avait déjà un certain âge. Il est impossible que son père soit encore en vie.

- Impossible pour les humains, pas pour les magiciens, rappelle ma tante sur un ton démontrant combien elle est fière d’en être une. Notre temps n’est pas le même que le vôtre. Tu peux me croire, tu as un grand-père. C’est un homme éminent. Damian, mon frère, a profité de sa situation pour quitter l’Hendiadyn suite à un désaccord dont je ne sais presque rien.


Menteuse.


- C’est ce même avantage qui lui a permis de revenir sans visa en Hendiadyn, la dernière fois que je l’ai vu.

- Et c’est pour cela que vous avez pu venir, je termine à sa place.


En parlant de terminer, d’ailleurs, ma cigarette s’est éteinte. J’en rallumerais bien une, mais je ne dois pas trop en consommer. Mon argent est trop précieux pour être dépensé pour pareille futilité.

C’est un joli discours qu’elle vient de me servir. Mais cela ne me dit pas pourquoi Papa lui a parlé de moi et pas de mes frères. Car il y a forcément une raison. Cela ne peut être un hasard si notre tante les ignore, de même que ma mère, mais me manifeste un intérêt dont je me passerais volontiers.


- En effet. Le Bureau des Magiciens Décentrés m’a informée de ce qui s’était passé. J’en suis réellement navrée.


Un problème de moins, et sur ce coup-là je la crois. Elle paraît sincère. Oh, je sais, je ne suis pas une experte en détection de mensonge. Cependant, ma tante a de légers diamants au coin des yeux. Elle retient ses larmes, sans doute pour ne pas s’abandonner à sa tristesse. Ses enfants ne doivent pas la voir dans cet état. Ce qui est compréhensible, une mère se forge souvent une image de forteresse aux yeux de ses enfants, et rien ne doit ébranler leur certitude jusqu’à ce qu’ils soient en âge de supporter la dure réalité de la vie.

Ça vous étonne que je raisonne ainsi ? J’ai trente ans, je vous rappelle. Certes, je ressemble à une gamine, mais je n’en suis pas une.


- Mais de toute façon, reprend ma tante, si ces circonstances n’avaient pas été…je serais venue.


…car elle avait projeté d’aller passer ses vacances aux Antilles et en profiter pour faire un petit coucou à son grand frère.


- Lorsque Damian est venu en Hendiadyn…il y a six de nos années de cela…c’était pour me parler de toi.


Six de leurs années… ça fait combien de temps pour les humains ? Aucune idée… Tiens, mais tant que j’y pense, ce serait un intéressant programme qu’un logiciel convertissant le temps magique en temps humain. Oui, intéressant. L’ONU devrait me le payer un bon prix.

Si je le crée bien sûr… Quoique je ferais mieux d’y intégrer d’autres composantes afin qu’il ne se réduise pas à une simple calculette.

Voyons…en y rajoutant une base de données des villes de l’Hendiadyn plus leur éloignement entre elles… Il faudrait que je demande à mon nouveau cousin. Vu sa tête, il doit savoir pas mal de trucs.

Arrêt sur image.

Minute…Papa est venu en Hendiadyn prendre un café juste…pour lui parler de moi ? C’est à cause de cela que ma tante est venue ? Je ne comprends pas… C’est mon dossier médical qui les intéresse ? Non, ce serait étonnant de la part de Papa. Quoiqu’il a caché tellement de choses que je ne devrais plus être étonnée, même si on m’annonçait qu’il s’est réincarné dans un nain unijambiste à six bras.


- En quoi une pauvre fille malade peut bien intéresser une magicienne de haut rang ? je rétorque en m’enfonçant les ongles dans la peau pour me retenir de prendre une nouvelle cigarette. Vous désirez sans doute examiner mon cas à la lumière de vos connaissances ?


Je regarderai dans un miroir, mais je ne crois pas qu’il soit écrit « cobaye » sur mon front… A moins que ce ne soit l’impact de mon ascendance magique sur mon pauvre petit corps d’humaine qui mérite étude. Dans ce cas, je me ferais un plaisir de leur rappeler que mon cas n’est pas unique. C’est vrai, quoi, Tommy fait des études de biologie. Je suis sûre qu’il serait ravi de faire ainsi avancer leurs recherches.


- Sarah…soupire ma tante que j’ai manifestement réussi à désespérer. La probabilité pour qu’un enfant né d’une union entre un magicien et une humaine ait également des pouvoirs magiques est de moins d’un pourcent. Damian est venu en Hendiadyn car il soupçonnait que tu n’appartiennes à ce pourcent.


Moi ? Magicienne ? La bonne blague ! Je l’aurais remarqué si j’en étais une, je crois. Sans vouloir la vexer, des pouvoirs magiques passent difficilement inaperçus, même quand ils sont bruts.


- En quel honneur avait-il formé un tel avis ? Je n’ai jamais fait d’esclandre…Jamais il ne s’est produit un seul événement suspect… Rien qui ne puisse laisser soupçonner quoi que ce soit.

- Pas à proprement parler, c’est vrai. Mais tu oublies qu’il y a une part de toi qui intrigue quiconque te connaît un peu.

- Aucun rapport.


Ou du moins j’espère. Ma nouvelle tante me paraît être d’une logique inquiétante.


- Bien sûr que si. Chez les magiciens, l’enfant ne reçoit ses pouvoirs magiques qu’à l’âge de quinze ans.

- J’en ai trente, cela ne me concerne pas.


Si Eleanor ricane une nouvelle fois, je lui brûle les cheveux ! Je serais certes condamnée à une peine de prison, j’en baverais, mais le jeu en vaut la chandelle.


- Trente années humaines à ton état civil. En apparence, tu en fais quinze.


Je le savais déjà. Elle ne m’apprend rien de nouveau.


- Sarah… ta croissance ralentie n’est en aucun cas une maladie. Tu n’es pas bête, tu as probablement remarqué que ton père était atteint par le même phénomène. Il vieillissait au rythme des années magiques.


Ce serait plausible…si nous vivions en Hendiadyn. Mais c’est loin d’être le cas.

J’ai l’impression que je vais avoir droit à un petit exposé…


- Les années magiques ne sont pas qu’un système de comptage du temps, déclare ma tante d’un air docte (je parie qu’elle enseigne à l’université !). Elles imprègnent quiconque dispose d’un pouvoir magique quel qu’il soit. Le magicien, même s’il vit dans votre monde, n’est pas atteint par la vieillesse humaine. Les années magiques sont là pour lui rappeler qu’il n’est pas humain, mais appartient à une caste différente qui ne saisit pas le temps à votre manière. Une année magique vaut deux années humaines, et c’est à ce rythme que tu as grandi.


Et zut. Son raisonnement est…logique. Rassurant, sur un point. Au moins, je ne suis pas malade. D’un autre côté, j’ai dépensé une fortune en médicaments pour rien, et les sous ne vont pas revenir seuls.

Par les anneaux de Saturne ! Si je suis magicienne…en suivant ce raisonnement…j’aurais quinze ans depuis peu. Ah non, alors, je refuse de retomber en enfance !

Quel bazar… Il faut que je réfléchisse.
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