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- Si je comprends bien, je récapitule sur un ton posé, Sarah t’a raconté qu’Ariane lui avait dit qu’elle t’a vu en vision. Dans cette prédiction, tu meurs, puis tu ressuscites, et tu es lié au vieux principe des connexions par la présence d’une rune. J’ai bien tout saisi ?

- Parfaitement, réplique Marvolo en face de moi.


Ma mission est de mener l’Etat. Cependant, je dois également garder un œil sur ma famille. Et voilà à présent qu’il faut que je mélange les deux !

Je me suis accoutumé à ne pas avoir une famille commune. Cette situation s’est installée il y a près de vingt ans, lors du départ de Damian pour le monde des humains. Elle a franchi un nouveau cap avec l’arrivée de Sarah. A présent, voilà une autre étape.

La confusion avec les affaires internes. D’après ce qu’Ariane a dit à Sarah (elles ont donc enfin réussi à s’entendre), propos que Sarah a ensuite rapportés à Marvolo, tous pensent qu’il ne peut s’agir que d’un lien indirect.

Il est vrai que ce serait le plus…logique, dirons-nous. Vous connaissez aussi bien que moi l’histoire des connexions, comment elles sont apparues, ont vécu, puis disparu. Nul n’en a plus profité – ou été victime, tout dépend des points de vue – depuis plus de mille ans. Certains vieux magiciens sont encore fils de connectés, mais les principaux concernés sont morts depuis déjà plusieurs siècles.

Cependant…je sais, pour totaliser quand même plus de trente ans à la direction du Conseil, que les visions présentent rarement des liens indirects. Les analystes préféreraient se faire tuer plutôt que de l’avouer, et mieux vaut que je ne remette pas en cause leurs compétences. Une des raisons pour lesquelles je demeure à ce poste est que personne n’a quoi que ce soit à me reprocher.

Le respect de l’autre est la clé.

Mais cette vision… Ariane ne l’a pas signalée, j’ignore pour quelle raison. J’espère que ce n’est pas à cause d’une de ces chamailleries puériles dont elle a le secret. Son caractère n’est pas des plus faciles. Incomparable à celui de Sarah, c’est certain, bien que l’un et l’autre soit un cas à lui tout seul.

Pour résumer, dans mes petits-enfants, seul Marvolo a un caractère convenablement conciliant.

Ce n’est vraiment pas me faciliter la vie… Je fais déjà de mon mieux pour m’occuper de chacun d’eux, mais s’ils commencent à fourrer leur nez là où il ne faut pas, ce sera rapidement l’enfer. Chaque parcelle de mon temps est minutée, et je ne peux que remercier Marthe de prendre sur elle une partie du travail, surtout par rapport à Sarah.

Pour reprendre le fil premier de ma pensée, mon expérience me dicterait, plutôt, que nous avançons vers une résurgence des connexions, au lieu d’un lien très diffus comme le diraient les analystes. Soit. Après tout, si elles ont disparu, c’est faute de réunion des conditions suffisantes. Rien n’empêche qu’un couple réussisse à nouveau à les totaliser…


- La vision dit-elle autre chose ? je dis en me massant les tempes. Un nom, un indice ?

- Je n’ai pas interrogé Ariane, mais s’il s’agit d’un lien indirect, je ne vois pas…

- Il ne faut pas partir de ce principe. Le caractère aléatoire des visions laisse une grande possibilité d’interprétation. Tu diras à ta sœur que je passerai lui parler demain. Sa vision peut être importante.


…même si j’aimerais autant ne pas me montrer chez ma fille uniquement pour des raisons politiques. D’accord, la maison m’appartient en théorie, et j’y ai un bureau, mais je vis actuellement dans mon appartement de fonction. C’est difficile à dire, mais mieux vaut que je ne sois pas trop proche des enfants…

D’accord, ils sont grands, mais Ariane et Sarah sont encore mineures, et Marvolo vient d’obtenir ses vingt-deux ans. Quand on sait que la longévité moyenne d’un magicien – s’il reçoit les soins médicaux adéquats comme il s’entend – est de quatre cent ans, alors ils sont vraiment jeunes.

Oui, cela est préférable… Je suis passé, quelques fois, chez Marthe. Sarah n’était jamais là. Ça me fait mal d’y penser, mais je crois qu’elle m’évite. Elle est aussi rancunière que son père, et je crains qu’elle ait encore à l’esprit notre altercation précédente.

Il faut dire, aussi, que je n’ai pas eu la réaction appropriée. Après qu’elle m’ait inondé de reproches – pas tous injustifiés, hélas – j’ai eu le pire réflexe de ma vie : diminuer encore mes visites.

Peut-être que je devais mettre les choses au point, comprendre sa vision, trouver une solution. Mais j’ai pris trop de temps. Sarah a ruminé sa colère, et je ne dois à présent encore moins lui apparaître comme une figure sympathique.

C’est dommage… Pourtant, j’agis pour sa sécurité ! Je sais qu’à chaque instant, aux quatre coins du Royaume, des insatisfaits de ma manière de diriger préméditent ma mort. Judith les fait surveiller de près, comme il appartient à son travail, et cela est nécessaire. Je ne peux me permettre de paraître trop proche des enfants… Marthe le sait, d’ailleurs. Elle sait qu’une des raisons pour laquelle je prends mes distances est que je veux les éloigner au maximum du danger qui plane sans cesse au-dessus de moi.

Mais essayez d’expliquer ça ! A seize et dix-sept ans, on ne comprend pas ! Ce sont les pires âges…

Pourtant, s’ils savaient, tous… Lentement mais sûrement, je prépare leur avenir. Aucun ne sera jeté seul. Chaque note scolaire des filles m’est aussitôt rapporté – Sarah s’est d’ailleurs révélée être une spécialiste du bavardage en cours – et je m’informe des moindres dossiers pris en main par Marvolo.

Demain sera un autre jour. J’ai déjà pris mes dispositions pour que Sarah soit surveillée après son entrée dans la vie active. J’ai peur que si je révèle ma protection, elle ne réagisse comme son père, et rompe tout contact. Elle serait même capable de retourner chez les humains… J’ai déjà perdu mon fils, je ne veux pas qu’elle disparaisse à son tour.

Ariane sera placée à Asyndète, à la fin de l’année. Là où je pourrais la voir, et prendre la juste mesure de son importance. Elle sera grande, j’en suis certain. La vision qui vient de m’être rapportée en est déjà un indice. Si elle a rêvé de l’issue de l’Hendiadyn – issue peu encourageante, c’est vrai – alors elle ne peut se contenter d’un simple poste de consultante en avenir.


- Grand-père, reprend brusquement Marvolo. Allez-vous me dire pourquoi ai-je obtenu mon avancement, l’an dernier ?


La moindre des choses à dire, c’est qu’il ne perd pas le nord, lui. Mais il est encore trop tôt pour qu’il sache.


- Si ma mémoire est bonne, je réplique, je t’avais dit que je le ferais trois ans plus tard. Un et demi est déjà passé. Dans exactement la même durée, tu sauras de quoi il en retourne. Autre chose ?

- Sarah est au courant pour Patrocle.


Hein ? J’espère ne rien laisser paraître, mais il m’enlève les mots de la bouche. Sarah sait que Kerster est en voie de devenir l’ennemi public numéro un… Mais comment elle a fait ?

Incapable de rester en place… Voilà qui ne me facilite pas la tâche ! Comment protéger quelqu’un qui fait tout pour attirer les ennuis ?


- Comment s’y est-elle prise ? je soupire.

- Elle écoutait derrière la porte. Elle l’a d’ailleurs reçue dans le nez lorsque j’ai ouvert.


Le nez, ce n’est pas grave. Ça se soigne bien. Les onguents magiques font des merveilles. Mais Judith va m’entendre… Si elle apprend aux élèves à lever les sortilèges de protection des diplomates, où va le monde ? Certes, il entre dans le cadre de leurs fonctions de savoir accéder aux plus grands secrets, mais ils doivent demeurer des exécutants. Pas des têtes pensantes.

Manifestement, Sarah n’a pas très bien assimilé cette notion. C’est étrange, j’ai l’impression de retrouver en elle à la fois son père, caractère affreusement froid et cynique, parfois tempétueux, mais également sa grand-mère, Elizabeth, plus indépendante qu’un animal solitaire, et capable de fermeté sans hausser le ton.

Avec pareil bagage, comment bien la comprendre ? Si elle continue sur ce chemin, elle ira loin, au moins jusqu’à un Conseil régional. Mais en attendant, je vois dans son avancée plus d’inconvénients que d’avantages. Elle n’est qu’élève, ce combat n’est pas le sien.

D’ailleurs, ça me rappelle… Je n’ai pas encore parlé à Ariane, mais rien ne m’empêche de déjà prendre mes dispositions. Si l’Hendiadyn va vers une guerre, il a besoin de soutien.


- Tâche d’éviter le sujet à l’avenir, je reprends. Pour l’heure, je dois parler au Roi. N’oublie pas d’avertir ta sœur et ta mère de ma visite. Et dis à Sarah que j’aimerais également profiter de sa compagnie.


Je hais perdre mon temps, mais je dois avouer que jouer aux échecs face à Sarah est une occupation plaisante. Il y a un an, encore, elle ne savait que ce que Damian lui avait appris, et il était piètre joueur. A présent, elle a affûté son talent auprès d’Ariane, suffisamment bonne pour me battre sept fois sur huit. Elle est pourtant loin d’être professionnelle, et je suis encore pire. Mais je suis en mesure de disputer de fort intéressantes parties face à Sarah.

Les échecs sont un jeu intéressant. Ils demandent une stratégie qui est loin d’être à la portée de tout le monde. Il faut savoir calculer, prévoir au moins trois coups à l’avance, anticiper le jeu de l’adversaire…

C’est très formateur.

Marvolo parti, j’endosse ma robe pourpre de Conseiller. Elle inspire le respect, mais je dois avouer qu’elle relève à mon goût plus du déguisement que d’autre chose. Ce n’est pas l’apparence, qui compte, mais les résultats. Les résultats probants.

Les gens me saluent tandis que je circule dans les couloirs du Palais du Conseil. Celui-ci est relié par un souterrain au Palais Royal. Cela peut paraître inutile au premier abord, le Roi n’ayant aucune utilité, mais il appartient à ma fonction de l’informer de l’actualité du Royaume. De plus, peu de gens le savent, mais la fonction ne peut être supprimée. C’est compliqué, et je ne suis pas d’humeur à en parler maintenant.

Sa mère, qui l’a précédé, est morte il y a quatre ans maintenant, suite à un accident magique. Elle me recevait au milieu de ses bouquets de fleurs, assise au piano, en cuisine, et même une fois en train de bêcher son potager. Nombre d’actes signés de sa main comportent une tache de terre ou de sauce tomate.

Un jour, je vous expliquerai pourquoi son paraphe est nécessaire. Cela relève à la fois de la fiction juridique – connue même chez les humains – et de la nécessité magique. Assez intéressant à étudier, mais ce n’est pas le moment.

Le roi – Pyrrhus de Véran, quatrième du nom, pour être précis – est dans la bibliothèque, me dit-on. J’y vais sans me presser. C’est sa pièce de prédilection, il paraît qu’il y va même pendant la nuit.

Peu importe. Ce n’est pas comme s’il avait quelque chose de plus intéressant à faire. Inaugurer des écoles, parfois, et encore. Il a moins de trente ans, et une apparence tellement juvénile qu’il est difficile de le prendre au sérieux.

Au regard de son rôle, de toute manière, ce n’est pas une perte.


- Sir Elis ! s’exclame le Roi comme s’il était surpris de ma venue – qu’on lui a pourtant annoncée. Je ne m’attendais pas à vous voir avant mardi.


Il est penché sur un énorme volume au titre compliqué. Cela, au moins, n’est pas un reproche qui peut lui être adressé. Sa Majesté est très cultivée. Elle n’a reçue aucune formation pratique de magie, tout au plus quelques sortilèges mineurs, mais au niveau intellectuel, elle peut être considérée comme brillante.


- Le mardi est mon jour de visite habituel, je rétorque sur un ton des plus civils, mais vous savez, Majesté, qu’aucun texte ne m’interdit de me présenter ici à d’autres occasions.

- Et heureusement, d’ailleurs. Je suis toujours intéressé par ce que vous avez à m’apprendre. Quelle nouveauté aujourd’hui ?

- Une affaire assez délicate.


Voilà qui l’intéresse, à présent. Je le connais mal, mais il me semble que le Roi prend un grand plaisir à assister en témoin aux remous du monde politique. Je ne serais pas surpris s’il comptait les points en secret. Mais cela importe peu.

Je n’ai fait que dire la vérité. Si tous les cinq ans, depuis trente ans maintenant, les conseils régionaux m’élisent comme directeur du Conseil Général pour que je dirige le Royaume, le Roi n’en a pas moins certaines capacités relevant plus du gadget que de la réelle nécessité.

Pour commencer, il incarne. Je ne sais trop comment cela s’est produit, mais toujours est-il que l’Hendiadyn, contrairement à ce que pense la majorité des magiciens, n’est pas la terre sur laquelle nous vivons. L’Hendiadyn, c’est le Roi. Il ne peut mourir sans héritier, et sa présence sur le trône est garante de la survie de notre monde.

Je ne nommerai pas certains pouvoirs inusités depuis plus de quatre mille ans. Il découle de l’incarnation une chose fondamentale, la seule réellement importante dans cet univers.

Le Roi peut entrer en contact avec les autres Magistraux.


- Auriez-vous besoin que j’agisse ? demande-t-il avec une surprise feinte.


S’il n’avait son rang, il serait doué en politique. Il en a l’esprit et le talent d’acteur. Ce serait un partenaire intéressant…


- Vous savez ce qui se prépare, Majesté.

- Une guerre, en effet. Vous m’en avez averti il y a de cela plusieurs mois. Mais je n’ai pas en mémoire qu’il relève de mes fonctions que j’y joue un rôle. C’est vous qui gouvernez, il me semble.

- Certes, mais le cas est grave. Nous soupçonnons fortement Blakar de vouloir reprendre l’ascendant qu’il avait sur l’Hendiadyn il y a quatre mille ans. Ce serait intolérable, aussi devons-nous combattre. Nous avons besoin de soutien.

- Ce qui signifie ?

- Bien qu’il soit notre allié, je ne peux moi-même entrer en contact avec Luxen. C’est à vous de le faire. Vous êtes en capacité d’adresser un message au souverain. Rappelez-lui l’alliance conclue. Il doit se tenir prêt.


J’ose espérer que la guerre n’émergera pas avant plusieurs années. Nous devons nous préparer, mais déjà, il faut surveiller les arrières. La Magie Blanche est fondamentalement différente de la Noire. Si l’Hendiadyn fait contrepoids, les deux autres Magies, elles s’opposent.


- Si je comprends bien, reprend-t-il après un silence, vous attendez de moi que j’entre en contact, comme je sais que j’en ai le pouvoir, avec le Maître de Luxen, alors même que nul n’a eu de nouvelle d’eux depuis plus de vingt ans.


C’est cela en effet. Peu évident, j’en conviens. Mais je ne peux le faire moi-même, et cette prise de contact est d’une nécessité absolue. Autrement, l’Hendiadyn se trouvera en une très mauvaise posture…
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