Je me masse le nez en enchaînant les jurons. En espagnol, toujours. Je crois l’avoir déjà dit, mais il est préférable, à mon niveau, d’être vulgaire dans une langue que peu ici comprennent.
Enfin, ici, là n’est pas la raison, de fait. L’habitude a été prise, mais je ne pense pas que des journalistes puissent se dissimuler dans les placards de la maison.
Heureusement, d’ailleurs. Ils m’auraient surprise à écouter à la porte, et auraient été aux premières loges pour me voir fort élégamment prendre la porte dans le nez lorsque Marvolo l’a ouverte.
Bon, Grand-père ne va pas apprécier que j’aie espionné. Tant pis pour lui. Vu la profondeur de nos non-relations, je crois pouvoir dire sans aucune honte que son avis ne me fait ni chaud ni froid.
Quant à Marvolo… Il est sympathique, d’accord, mais je le connais trop mal pour réellement me soucier de son avis.
D’ailleurs, en parlant du loup…
- Je peux savoir ce que tu faisais derrière la porte ? demande-t-il en levant un sourcil.
Vous voyez, l’expression « décidément… » ? C’est exactement celle-ci.
- J’écoutais la conversation, répond ma bouche.
…Hein ? Nom d’un chien à lunettes en tutu vert ! Ça y est, je commence réellement à ne plus avoir toute ma tête. J’ai mes propres règles médicales, et l’échéance n’a qu’été retardée… Avoir une ascendance humaine n’est vraiment pas un cadeau.
Cela dit, je ne remettrais pas en cause le choix marital de mon père. Lui et Maman formaient un couple très aimant. Ils s’étaient bien choisis… Moi, si je veux qu’on me regarde ainsi, un jour, j’ai encore du chemin à faire.
Première des priorités : Marvolo. Il est juste devant moi.
- Tu écoutais ? reprend-t-il sur un ton surpris. La curiosité est un vilain défaut, personne ne te l’a appris ?
Oh si, mais ça remonte à tellement longtemps que Mathusalem a eu le temps de mourir trois fois depuis. J’ai près de 36 ans pour les humains, mon vieux ! Je ne suis plus vraiment une enfant…
- Mieux vaut garder ses défauts, je réplique. Sinon, à force de les annuler, on atteint un niveau proche de la perfection, ce qui est mortellement ennuyeux.
- Alors ce ne serait pas la perfection, puisqu’elle doit être d’un intérêt sans cesse renouvelé.
- Seuls les défauts peuvent parvenir à ce résultat. Donc la perfection n’existe pas…
CQFD. Je peux donc continuer à énerver l’Hendiadyn entier. De toute manière, ma simple existence est sujette à débat. Autant dire que j’ai le conflit dans les veines.
- …et on revient au sujet premier. Je ne te savais pas philosophe.
Ni moi pour lui. A côté de son métier de brigadier, en fait, il me paraît en avoir lourd dans la caboche. Ce n’est pas l’image qu’il donne en public, pourtant. Ni dans ses disputes avec Erwan, d’ailleurs.
Tout compte fait, il gagne à être connu, ce type…
- Quand on s’ennuie, il faut bien s’occuper.
- Et c’est pour cette raison que tu écoutes aux portes, je suppose ?
- Je ne fais que m’informer à la source.
- Et tu as de la chance que ce soit moi qui t’ait renversée plutôt que Grand-père. Il est assez contrarié, et tu te serais prise un sacré savon. Ça va, ton nez ?
- Pour le nez, j’ai connu pire. Quant à Grand-père, il me prend déjà pour une multirécidiviste, alors une fois de plus ou une de moins…
Si jamais un jour je suis envoyée en prison, je suis prête à parier qu’il ne déplacera pas une fois sa précieuse personne pour me venir en aide. Pourtant, dans pareil cas, je serais prête à mettre ma fierté de côté.
Hum, bref. Là n’est pas le principal.
Ah non, pardon, dernière digression. Ne voyez pas une énième erreur faite à Insvrack dans mon histoire de nez, hein. On ne sait jamais, j’ai tellement d’ennuis de tous genres que j’aurais aussi pu me casser l’organe de Cyrano en atterrissant. Non, là, j’ai simplement reçu une balle de baseball dans l’appendice lorsque j’avais vingt-deux années humaines. Ça a fait mal, je peux vous l’assurer.
- Il est certain, reprend Marvolo en descendant vers la pièce servant de pharmacie, que ton comportement ne doit pas y être étranger. Tu es en pleine crise d’adolescence, il me semble.
Pardon ? Crise d’adolescence ? J’en ai déjà faite une chez les humains, lorsque j’ai eu dix-huit ans ! Déjà que je dois refaire un cursus, ne me dites pas que en plus je dois recommencer mon adolescence ! Cachotterie-Land est une belle arnaque…
- Faut pas exagérer, je grogne. Je n’apprécie juste pas d’être négligeable.
- On est toujours négligeable pour quelqu’un, mais permets-moi de te dire que tu ne l’es pas pour Grand-père. Je t’ai dit, il me semble, qu’il est une énigme. Sa fonction l’occupe beaucoup, mais ce n’est pas pour autant qu’il ne t’aime pas… Bien au contraire, je pense que tu es sa préférée.
Il a une drôle de manière de le montrer, alors. S’il m’apprécie tellement que cela, il a qu’à être plus présent, d’abord. Ce sera un bon début.
- Il sait aimer quelqu’un ? je demande avec une moue dubitative.
- Autant qu’il dissimule, c'est-à-dire énormément. Je n’ai pas de détails, ensuite. Ce que je sais, je l’ai déduit par moi-même.
C’est officiel, Marvolo a raté sa vocation de psychologue. Il n’est pas nul en la matière… Mais Grand-père est un cas à part, je ne pense pas que les règles conventionnelles peuvent s’appliquer sur lui.
- Qui est Patrocle Kerster ? je demande de tout go.
Regard méfiant. Zut. Il ne va pas me livrer son secret comme ça, je le sens. Quelle solution choisir ? Chantage ? Persuasion ? Fouillage ? Mélange des trois ? Attention, j’ai de la ressource…
- C’est une vieille affaire, soupire mon cousin en me tendant une pommade destinée à amoindrir le splendide hématome qui commence à fleurir sur mon nez.
- Pas si vieille que cela, puisqu’elle refait surface.
- Ça remonte au temps de mes études, il y a près de six ans. Rien de bien important. T’as pas mis de pommade là.
Ce disant, il pose un doigt sur ma joue, à des kilomètres de mon nez. Le pire, c’est que le miroir me dit qu’il a raison. Ce n’est pas le petit bleu que j’ai là… Mais il faut positiver : je n’ai jamais eu la peau très colorée, c’est l’occasion de changer.
Minute…Marvolo ne viendrait pas, par hasard, d’essayer de changer de sujet, là ? Si, c’est bien ce qui me semblait…
- Ne parle pas d’autre chose, je grogne.
- Dommage, ça a failli marcher.
- C’était bien essayé. Donc, Patrocle Kerster… Ça ne se situerait pas au même moment que le début de ta querelle avec Erwan ?
- Parle pas de ce raté, grimace mon cousin en réponse, il ne le mérite pas.
- Moi je le trouve sympa…
Ouais, enfin, j’ai échangé quelques mots avec lui sans m’énerver, quoi. Si Erwan était vraiment aussi stupide que M arvolo veut le faire croire, il m’aurait traitée comme une pestiférée à cause de mon lien de parenté. Or, il s’est montré tout à fait potable…
Enfin, ça ne change rien au fait que la majorité de ce que je sais de lui, c’est Alice – partiale par excellence – qui me l’a appris…
- Il est très doué pour cacher son jeu. Tu sais que la plupart de nos romans sont humains, ici ?
J’en avais remarqué un certain nombre, en effet…mais je ne vois pas vraiment ce que cela vient faire dans la conversation…
- Tu dois connaître Rebecca de Daphné du Maurier, reprend-t-il devant mon silence éloquent. Je l’ai lu dans le cadre de l’école de premier apprentissage, un équivalent de vos primaire et collège. A un moment, Max de Winter dit que sa première femme savait très bien duper tout le monde. Erwan est comme elle.
Je connais Rebecca, oui… Mais assimiler Erwan à ladite Rebecca, je trouve ça un peu fort, tout de même. Elle était mauvaise dans le fond. Je ne crois pas à cela, pour Erwan. Il sait aimer, son lien avec sa sœur en est la preuve.
- T’exagères un peu, je murmure.
- Il est impossible de juger sans connaître toute l’histoire, dit-il en réponse en étalant un peu de pommade ayant échappé à mes doigts sur mon nez anesthésié.
- Il ne tient qu’à toi de me la raconter. Donc, ça a un lien avec Erwan, oui ou non ?
- Plutôt oui que non. Mais aujourd’hui est une autre histoire.
- Vous étiez amis ?
- Je ne me suis jamais entendu avec Amir.
Une réponse contraire aurait fleuré bon le canular, aussi. Au moins, sans être experte en détection de mensonges, je sais que mon cousin est honnête à mon égard.
- Alors ils s’étaient ligués contre toi ?
- C’est plus compliqué que cela… Etre de la lignée de Sir Elis m’a plus apporté d’ennuis que d’avantages.
C’est drôle, ça me rappelle quelqu’un…
- Explique.
- Le nom de Destoc était déjà assez connu en Hendiadyn. Sans être aussi illustre que celui d’Elis, il était assez présent dans les esprits. Mon père était chef du protocole au Palais Royal, poste assez glorieux, et surtout très bien rémunéré. Son décès, deux ans plus tôt, avait fait beaucoup de remous.
- Quel rapport ?
- Il m’était impossible de cacher mon lien de parenté avec Sir Elis. Bien sûr, il y a eu des opportunistes… Tu as dû connaître cela, je pense. A quinze ans, être entouré par des lèche-bottes, n’est pas propice pour faire un tri.
Hum…non, je n’ai pas connu cette situation. D’une, Insvrack est à part. De deux, ma condition à moitié humaine en repousse plus d’un. Comme si mon sang était taché par cela. C’est assez ridicule, mais ça en dit long sur la culture locale.
- Et alors ? je reprends pour l’encourager à continuer.
- Patrocle Kerster était un des rares à ne pas me traiter comme cela. Nous sommes devenus amis. Et puis Amir a commencé à faire parler de lui… Si moi j’avais le nom, lui, paraissait pouvoir aller loin. Un sacré baratineur, lui aussi. Patrocle Kerster était un opportuniste, alors il a changé de camp. Ensemble, ils se sont acharnés à faire de ma vie un enfer. Depuis, je me suis juré de ne plus me laisser effacer, et de briller, quel qu’en soit le moyen.
Ça explique sa tendance frimeuse… Donc, au naturel, il n’est pas narcissique. Mais je donnerais cher pour connaître la version d’Erwan… Elle est probablement différente. Si en prime je réussis à obtenir celle de Kerster, alors je pourrais penser avoir construit une représentation objective des faits.
Autant abandonner tout de suite. Avec ce que j’ai entendu dans le bureau de Grand-père, je n’ai pas vraiment envie d’approcher de Kerster.
Il n’empêche, je viens de m’en rendre compte… C’est presque un roman, son truc… Le pauvre héros, brimé par ses camarades… Il s’est fait un serment… Et un jour, chacun comprendra quelle est sa juste valeur.
Pour peu, je lui conseillerais d’écrire un bouquin… Mais c’est la réalité, hélas, pas une fiction.
- Et quel est le rapport avec son implication dans le dragon ?
- Aucun j’espère. Patrocle a été renvoyé de l’école des brigadiers au milieu de sa troisième année pour avoir mis en danger la ville d’Oles lors d’une manœuvre. Je ne sais pas ce qui s’est passé au moment des faits, j’étais à l’infirmerie avec la grippe. Mais je sais qu’il est rancunier. Il avait une forte idée de lui-même, et le fait qu’il ait rejoint Blakar, comme le pense Grand-père, par pur esprit de revanche pour avoir ainsi été mis au ban de la société n’est malheureusement pas impossible.
Oui, mais il y a un mais. Un mais dont je ne parlerai à personne. Vu comment ma précédente découverte a été considérée, je préfère ne pas faire part de celle-ci. De plus, il y a suffisamment de chercheurs et personnes du même acabit gravitant dans les hautes sphères pour faire exactement la même découverte que moi. Après tout, ce sont des spécialistes, moi non.
Je sais ce que j’ai vu. Le dragon est rouge. Il ne peut donc venir de Blakar. Certes, la Magie Noire peut être assez forte pour changer la nature profonde d’une chose ou d’un être, mais si Kerster est un magicien de l’Hendiadyn, je doute qu’il dispose de cette puissance.
C’est idiot de le dire, mais en ce cas, Kerster ne peut être un mage, et encore moins le Maître. D’après ce que je sais, la Magie Noire ne s’apprend pas, elle s’obtient. Par transfert de pouvoirs comme l’a fait mon père, ou bien encore par vampirisation.
Je ne m’y connais pas bien en vampires, mais si vous voulez mon avis, la dernière solution est la pire. Le vampire nouvellement créé perd ses pouvoirs de magiciens au profit de la Magie Noire, et cela sans aucune possibilité de retour, contrairement au cas du transfert de pouvoirs.
Ce sont les armes parfaites… Et une raison de plus de penser que Blakar n’est en rien mêlé à cette affaire. Sinon, il en aurait déjà envoyés semer la terreur.
Oui, ça n’a aucun sens…
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Notes d'auteur :
juste une petite note en coup de vent. j'ai écrit la suite de Quatre Mondes très récemment. le prénom de Lise Amir est devenu Alice, et je n'ai pas actuellement le temps de changer les occurences. promis, je le ferais dès que possible!
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