Seigneur…mais que s’est-il passé ? Comment suis-je arrivée ici ? On m’a couchée dans un lit, probablement dans l’hôpital local. Je ne me souviens…le dragon m’a attaquée…je me suis coupée…et j’ai ressenti cette drôle de sensation. J’ignore ce que c’était, mais enfin…
Je crois pouvoir dire, sans me tromper, que c’est une chose à classer top secret dans mon esprit. Tant que je n’en parle pas, personne ne saura. Tante Marthe me l’a dit lorsque nous nous sommes rencontrées pour la première fois : seuls peuvent lire dans les esprits des magiciens étrangers à ce monde.
Ça, c’est fait… Je n’ai plus qu’à surveiller mes fréquentations.
De toute façon, vu ce que je suis, pas grand monde veut être vu en ma compagnie…
Seigneur, mais qu’est ce que je dis ? Qu’est ce que je pense, plutôt ? Serais-ce les ravages de la folie ? Je ne suis pas si démunie… J’ai Lise, et quelques élèves d’Insvrack…ma tante, aussi, même si elle est plutôt hors concours. Marvolo se fiche de mon ascendance comme de son premier hochet, et Grand-père, s’il pense quelque chose, ne le montre pas.
Erwan, aussi, n’a pas trop de difficultés. La preuve, il est à côté de moi.
A côté de moi ? Et j’ai loupé ça ? Si Lise le savait, je ne ferais pas long feu.
Voyons tout de même le point positif… Je l’ai trouvé…
…Et il m’a giflée. D’accord, j’étais évanouie. Mais comprenez que ce n’est pas très agréable d’être réveillée par quelqu’un qui vous met sa main dans la figure.
C’est moi, ou je suis rabat-joie ?
- Recommence et tu crèves, je grogne d’une voix enrouée.
Super. J’ai une voix de corbeau. Bientôt je serais sur ma branche avec un camembert.
…quoique la fable ne dise pas de quel type de fromage il s’agit. Si ça se trouve, c’était un roquefort. Ou un comté. Un reblochon. Du beaufort. De la tomme. Du munster. Maroilles. Gruyère.
Il vaut mieux que je m’arrête là, je crois. La France comptabilise plus de trois cent fromages, 462 si ma mémoire est bonne. Je ne vais pas tous vous les citer.
Pourtant, c’est un de mes plats préférés.
Enfin, revenons-en à ma santé. Je vais me méfier des renards pour un temps.
Soupir. Manifestement, mes mots ne vont pas m’introduire dans ses bonnes grâces. S’il était n’importe qui, je m’en ficherais, mais…enfin, non, rectifions : je m’en fiche. Seulement, Lise m’en voudrait si je le criais sur les toits.
Je n’ai pas envie qu’Erwan me considère comme la huitième merveille du monde, bien loin s’en faut. Il ne doit déjà pas me voir d’un très bon œil, étant la cousine de son ennemi. J’aimerais croire qu’il sait faire la différence entre moi et Marvolo, mais leur querelle est si stupide qu’on ne sait jamais. Enfin, mes relations avec Lise ne seraient pas simplifiées par le fait que son frère me choisisse comme bouc émissaire, ou quoi que ce soit de ce genre-là. Je la critique parfois, mais je n’ai pas envie de la perdre.
Bon, pour l’entrée en matière, c’est raté. Essayons de paraître normale…
Je sens le fiasco à plein nez, pas vous ?
- Tu devrais plutôt me remercier d’être en vie, rétorque Erwan d’un air pincé.
Oh, je l’ai vexé ? Pauvre petit chou… Je m’en excuserais, si j’étais désolée. Cependant, voyez-vous… je n’ai pas la moindre envie de céder à un attardé pyromane. S’il veut des excuses, il peut toujours courir. J’ai un caractère de cochon, et il faut m’accepter avec. Lise y est bien parvenue, pourquoi pas lui ?
J’ai beau paraître folle – ce qui serait légitime, souvenez-vous – je n’en ai pas moins mentionné un détail.
Gros comme le soleil, je vous l’accorde, mais un détail tout de même.
- A quel titre devrais-je te remercier ? je croasse une nouvelle fois.
Hey, j’ai vu ! J’ai vu qu’il se mord la lèvre pour ne pas rire ! C’est bon, je suis dans un état lamentable, pas la peine d’en faire un plat !
- Oh, et puis zut, je grogne sans lui laisser le temps de répondre. Va rigoler ailleurs.
Haussement de sourcils. Ha, il ne s’y attendait pas ! Cool… Et bien oui, mon cher Monsieur Amir Junior, je suis un cas clinique, et après ? Ça te pose un problème ?
Silence. Restera, restera pas ?
- T’es un sacré numéro, finit-il par souffler. Lise me l’avait dit, mais je ne soupçonnais pas que ce serait à ce point.
- Ah ? Et quel numéro à ton avis ?
Ne me demandez pas pourquoi j’ai répondu ça, je n’en sais fichtre rien. Peut-être que c’est la folie qui commence. Quoiqu’elle m’ait épargnée depuis si longtemps que je commence à douter de sa réalité.
Ou bien je me suis pris un coup sur la tête. C’est encore plus plausible.
Nouveau haussement de sourcil. Bien… Je devrais faire attention, ou il aura peur. Ce serait dommage…
Dommage pour sa réputation, du moins. Un adulte qui tremble devant une adolescente… Mineure, donc irresponsable… Facile à interner aussi, mais je suis un tel cauchemar sur pattes que je doute que quiconque parvienne à me supporter si je décide de pourrir la vie du monde.
- Tu ne me demandes pas comment tu es arrivée là ? réplique-t-il en éludant ma dernière bêtise.
- Comment je suis arrivée là ?
Soupir. Hinhin, je crois qu’il commence à être désespéré. Un petit conseil, Erwan, n’essaye pas de me comprendre. C’est comme vouloir arracher plus de deux phrases à Grand-père : c’est trop compliqué.
- Quoi ? je reprends sur un ton innocent. Tu m’as demandé de te poser la question, non ?
- Oui mais…avoue que tu ne me facilite pas la tâche. Je suis là pour te tenir compagnie, et accessoirement t’empêcher de prendre la poudre d’escampette avant l’arrivée de ton tuteur ou un de tes professeurs. Vu ton bagou, je crains de craquer avant toi.
Et bien craque. Ça m’amusera. Quoique non, tout compte fait. Evite ça. Lise t’adore et puis…tu as une bonne tête.
- Vu mon état, je croasse une nouvelle fois, ce serait difficile que je m’en aille.
- Mieux vaut prévenir que guérir…répond l’Erwan en question sur un ton énigmatique avant de poursuivre : Lise m’a dit que tu es assez imprévisible. De tous ceux qui sont ici, je suis peut-être celui qui te connaît le mieux. Ce n’est pas grand-chose, je te l’accorde, mais les lettres de ma sœur m’ont donné de quoi me préparer.
- Dois-je comprendre que Lise raconte ma vie par le menu ?
Avouez qu’il y a de quoi avoir quelques doutes…
- Pas vraiment…mais elle tient à toi, et tu es très surprenante, même pour une…
- Gosse de riches ?
- Disons ça comme ça. Je pensais que tu serais aussi excentrique que ton cousin, mais manifestement, tu es encore pire.
Ouch, l’insulte !
- Sympa…je grogne entre mes dents.
- Ce n’était pas méchant. Je tiens Marvolo pour un imbécile – sans vouloir te vexer – mais je n’ai jamais dit que tu en es une… Tu es surprenante, pas méchante.
- Je préfère ça. Pourquoi t’entends-tu aussi mal avec mon cousin ?
Une ombre passe sur son visage. Zut, je crains d’avoir réveillé de mauvais souvenirs. C’est fort probable, même. Souvenez-vous, je me trompe rarement, surtout en cette matière.
J’ai l’impression d’être une psy… Je n’ai plus qu’à dire « et qu’avez-vous ressenti à ce moment-là ? » et je suis bonne pour avoir mon diplôme.
- Hum…grommelle Erwan après un temps de silence. Je préfèrerai garder cela pour moi, si ça ne te dérange pas.
Heeeeeeeeuuuuuuuuu… Si, ça me dérange. Et puis zut. Après tout, je le saurais bien tôt ou tard. Nul secret n’est gardé éternellement.
- Qui est ton tuteur ? demande-t-il finalement.
- Grand-père.
Là, il grince des dents. Ventre-saint-gris, ce type est un livre ouvert ! Tout passe sur son visage ! Il n’est vraiment pas doué pour cacher ses pensées…
- Ouch…je te souhaite bon courage, alors.
- Pourquoi ?
- Parce que d’une, tu n’étais pas censée te trouver dans les environs d’Inguat, et de deux, tu n’aurais pas dû non plus aller à la rencontre de ce monstre.
- Problème d’orientation.
- Même. Tu es la petite-fille et la pupille de Sir Elis. Pareille incartade…j’espère que les journalistes ne vont pas trop s’y intéresser. Pour l’heure, la brigade d’Inguat, son Conseil, et les quelques médecins informés de ta présence ici font tout pour étouffer l’affaire. Avec un peu de chance, tu échapperas même à un interrogatoire salé.
- Ce qui ne répond toujours pas à ma question.
- Je sais. Ce que je voulais dire, c’est que ce à quoi tu échappes maintenant risque fort de se répercuter sur ta vie familiale.
- Rien compris.
- Tu verras assez tôt… Essaye de te lever, pour voir ?
Prudemment, je pose un pied au sol. Aucun problème.
Le deuxième. Toujours rien.
Je me lève. Pas de mal de tête, pas de nausée.
Erwan me tend ma baguette et son étui, que je m’empresse de remettre à leur place. Il paraît inquiet, brusquement. J’ai loupé quelque chose ?
- Je vais envoyer un message à Lise, murmure-t-il en se dirigeant vers la porte. Bonne chance.
Je n’ai pas le temps de lui demander pourquoi ce souhait. Alors que la porte s’ouvre, je vois entrer la personne que j’aurais voulu le plus au monde éviter en cet instant : Grand-père.
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