Je ne revois pas le mystérieux trio de toute la journée, pendant la réception suivant l’enterrement. Heureusement, car ces trois personnages me donnaient la chair de poule.
L’incroyable défilé des familles, amis, collègues, est loin d’être terminé. Ma mère, droite dans ses vêtements de deuil, accueille dignement les condoléances. Je sais pourtant combien cette épreuve lui est pénible. Nous ne sommes ni riches ni nobles, mais Maman a toujours su tenir son rang. Maintenant encore, elle sait faire les honneurs de sa maison malgré son chagrin.
Je me tiens derrière elle, prête à la soutenir en cas de chute. Les visiteurs m’honorent d’un mot ou d’un signe de tête, mais tous ont dans les yeux cette flamme de surprise. Tous, car il n’y a parmi eux personne qui ne me connaisse depuis l’enfance. Papa ne nous avait jamais parlé de sa famille.
Je sais ce qu’ils pensent. Une maladie comme la mienne est rare. Ils savent que je n’y suis pour rien, mais tentent néanmoins de découvrir dans mes traits un signe qui trahirait mon âge.
Il me tarde que tout cela soit achevé. Je voudrais me retirer dans ma chambre, m’allonger, et sombrer dans un sommeil qui l’espace d’un instant effacerait mes maux. Au pays de mes rêves, chacun est à mon image. Il n’y a plus de regard curieux, plus de question déplacé, plus de larmes. Et Papa est encore là.
Mais il reste plusieurs heures encore avant que ne prenne fin mon calvaire. Certes, je tiens ma place, certes, j’assiste ma mère, mais Eleanor pourrait en faire autant. Eleanor, la fiancée de Damian, qui me traite comme une enfant.
Mes relations avec mon frère sont tout sauf amicales. Il demeure entre nous une cordialité froide, emplie des reproches que Damian nourrit à mon égard.
Si je l’écoutais, je ne devrais pas être différente. Je ne devrais pas penser selon mon âge, mais selon mon apparence. Je ressemble à une adolescente, alors je dois vivre comme telle. Je ne devrais pas m’afficher telle que je suis. Je ne devrais pas avoir fait des études, ni pris mon envol et quitté le nid familial il y a trois ans.
Mais je veux être ce que je suis et non une apparence. Je veux tenir ma place, et ne pas céder le pas à Eleanor. Je suis Sarah Elis, que diable ! L’aînée, jusqu’à nouvel ordre, c’est moi.
Le défilé continue encore, et je commence à m’ennuyer ferme. Mais surtout, que Damian ne le voie pas ! Il profiterait de sa force pour me traiter comme un enfant à morigéner, et me faire des remontrances à n’en plus finir.
La moindre chose devient à mes yeux le summum de l’intérêt, pour me tirer ne serais-ce que vingt secondes de mon ennui.
Or, en l’instant où je vous parle, se produit un événement qui ne manque pas de m’intriguer. Je crois être la seule à avoir vu les étranges personnages au cimetière. Je n’ai fait part de ma découverte à personne, on aurait bien été capable de me culpabiliser d’avoir prêté attention à autre chose que la cérémonie en ce jour si funeste.
La cloche accrochée à la porte sonne un instant, puis se tait. Aussitôt, mes yeux glissent dans cette direction, à la recherche des nouveaux arrivants.
Je manque d’en rester bouche bée. Les personnes qui viennent d’entrer sont exactement les trois mêmes que j’ai aperçues au cimetière. J’ignore si elles-mêmes m’avaient vue auparavant, mais le regard de la plus âgée des deux femmes glisse sur moi, et sa bouche, auparavant impassible, prend un léger pli que je peine à déchiffrer. Etait-ce de la tristesse ? Je ne saurais le dire. Mais je suis sûre qu’en me voyant, cette mystérieuse femme n’a ressenti aucune joie.
Maman m’a toujours appris que dévisager les gens est impoli. Pourtant, cette fois-ci, je ne puis me retenir.
Je ne me demande pas qui ils sont. Non, cela je le sais, du moins partiellement. Mais la cause de mes interrogations est plutôt la raison de leur présence. Il est difficile, voire presque impossible, de rencontrer ne serais-ce qu’une personne pareille. Trois à la fois relève quasiment de la légende.
C’est pourquoi je ne me gêne pas pour les jauger, tandis qu’ils s’installent au bout de la file.
La femme âgée a à présent cessé de me regarder, et promène son regard sur mes frères, sagement alignés à mes côtés. Damian m’écrabouille, et prononce avec chacun des paroles de circonstance.
Eleanor est absente, grand bien lui fasse.
Tommy distribue des poignées de main à la ronde et essaye désespérément de nommer chacun par son nom. Dure tâche, il y a longtemps que je l’ai abandonnée.
Quant à Edward…Et bien, Edward ne prend même pas la peine de cacher son ennui. Il a vingt ans, ce genre de cérémonies ne fait pas partie de ses activités favorites. Sa présence ici n’est due qu’à la nécessité, et je sais qu’il n’a qu’une envie, s’enfuir pour noyer sa peine avec ses amis.
Les étranges personnages se rapprochent de plus en plus de nous, et mon regard se fait plus insistant. De celle qui me paraît être la mère, je passe à la fille. Elle paraît n’avoir pas plus de vingt ans, mais je sais mieux que personne que les apparences ne s’accordent pas toujours avec la réalité. Elle ressemble beaucoup aux deux autres personnages, ce qui rend tout lien familial impossible à nier.
Le garçon doit probablement être son frère. De tous, il est le plus étrange. Je n’avais jamais vu de garçon portant les cheveux longs : c’est maintenant chose faite.
Oh, je n’irais pas jusqu’à dire que sa crinière descend jusqu’à la taille. Le milieu du dos, tout au plus, il me semble. Ses cheveux, raides, sont presque aussi blonds que les miens, mais je suis prête à parier que cette couleur n’est pas naturelle. En effet, quelques mèches brunes montrent le bout de leur nez par endroit, et ses sourcils sont châtains. Pour couronner l’ensemble, le garçon – auquel je donne vingt-cinq ans tout au plus – porte une espèce de bouc pointu sur le menton. Bizarre.
Je commence à angoisser au fur et à mesure qu’ils se rapprochent de ma mère. En fait, je me demande ce qu’ils vont dire. Comment ils vont expliquer leur présence. Ils ne peuvent être là par simple curiosité : ce serait de mauvais goût. Mais quoi d’autre ? Ils doivent bien avoir connu mon père, puisqu’ils sont là, mais jamais Papa n’a seulement mentionné leur existence. Etrange, vraiment.
La file se raccourcit encore, et je commence à sentir les effets de la force qui les entoure. Je ne m’étais pas trompée. A l’instar de Papa, j’ai le don de tomber juste. Je ressens les choses mieux que personne dans ma famille. Seul Papa tombait parfois plus près de la vérité. Mais il n’est plus là…et je sais que je ne fais aucune erreur.
Le curieux trio arrive enfin à notre niveau. Maman les regarde aussi curieusement que lui permet son chagrin. Sa surprise est grande, manifestement.
A côté de moi, je sens Damian se contracter brusquement. Je connais assez son avis en la matière, et ai toutes les raisons de monde de craindre un esclandre. C’est pourquoi, malgré nos fréquents conflits, je lui agrippe le bras et l’enjoins par une simple pression à se calmer. A ma grande surprise, la méthode fonctionne. Si les yeux de mon frère ne cessent de lancer des éclairs, au moins Damian desserre-t-il les poings et adopte-t-il une attitude plus posée.
Maman fait face à la mystérieuse femme. Dans la pièce, tous les regards sont dirigés vers ce qui paraît être presque un duel. Je retiens mon souffle : c’est l’heure de vérité.
- Veuillez, ma chère Louisa, accepter toutes mes condoléances, murmure enfin la mystérieuse femme. Je ne crois pas que vous me connaissez. Je suis Marthe Destoc, la sœur de Damian, et ces deux là – geste évocateur vers les deux jeunes gens – sont Marvolo et Ariane, mes enfants.
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Notes d'auteur :
deuxième chapitre dans la foulée. J'espère qu'il est d'une qualité correcte. biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiz, et merci de lire!
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