Make up your mind by Aoife OHara
Summary:

MYUM

Image Aoife O'Hara

Fuse Ayu démarre tout juste son premier vrai travail de maquilleuse sur le tournage d'une série en plein coeur de Tokyo, mais elle réalise vite que le célèbre et superbe acteur Akida Kei dont elle doit s'occuper ne va pas lui faciliter la vie, ce qui l'énerve rien que d'y penser. Et si, en fin de compte, ils n'étaient pas si différents ?
Vous allez adorer les voir se... détester ? Vraiment ?

[TERMINÉ]


Categories: Romance, Humour, Contemporain, H/F Characters: Aucun
Avertissement: Aucun
Langue: Français
Genre Narratif: Roman
Challenges:
Series: Aucun
Chapters: 25 Completed: Oui Word count: 60032 Read: 332265 Published: 04/08/2013 Updated: 22/01/2020
Story Notes:

Cette histoire a été relue par... Ocee !

1. Chapitre 1 by Aoife OHara

2. Chapitre 2 by Aoife OHara

3. Chapitre 3 by Aoife OHara

4. Chapitre 4 by Aoife OHara

5. Chapitre 5 by Aoife OHara

6. Chapitre 6 by Aoife OHara

7. Chapitre 7 by Aoife OHara

8. Chapitre 8 by Aoife OHara

9. Chapitre 9 by Aoife OHara

10. Chapitre 10 by Aoife OHara

11. Chapitre 11 by Aoife OHara

12. Chapitre 12 by Aoife OHara

13. Chapitre 13 by Aoife OHara

14. Chapitre 14 by Aoife OHara

15. Chapitre 15 by Aoife OHara

16. Chapitre 16 by Aoife OHara

17. Chapitre 17 by Aoife OHara

18. Chapitre 18 by Aoife OHara

19. Chapitre 19 by Aoife OHara

20. Chapitre 20 by Aoife OHara

21. Chapitre 21 by Aoife OHara

22. Chapitre 22 by Aoife OHara

23. Chapitre 23 by Aoife OHara

24. Chapitre 24 by Aoife OHara

25. Chapitre 25 by Aoife OHara

Chapitre 1 by Aoife OHara
Ayu soupira pour la énième fois devant le métro bondé qui venait à nouveau de partir sans elle. Si elle attendait encore cinq minutes, elle serait totalement et irréversiblement en retard à son premier vrai boulot de maquilleuse. Elle le savait très bien, et pourtant, elle ne put s’empêcher de se demander si elle ne pouvait pas sortir fumer une cigarette avant de revenir pour monter dans la rame suivante…
En réalité, ce qui l’intéressait dans le métier de maquilleuse, c’était, comme à peu près tout le monde, les grands effets, les fards multicolores, les dégradés majestueux, la poudre de riz et les poudres anciennes aux recettes centenaires autrefois utilisées par les geishas. C’était pour manier cela tous les jours qu’elle avait fait de longues études dans le monde des cosmétiques et sué sang et eau comme stagiaire tout juste bonne à jeter les cotons sales dans les ateliers de grands maquilleurs. Et pourtant, son tout premier véritable travail en tant que maquilleuse n’avait strictement rien à voir avec ce qu’elle avait espéré.
Elle allait devoir maquiller des mecs pour un drama lycéen.
Hérésie.
Si elle avait été engagée pour maquiller les gens à la chaîne, dans une certaine mesure, elle aurait pu s’occuper les mains et faire son travail, une perspective intéressante. Mais non, c’était sur elle qu’était tombé le contrat qui la lierait à un seul acteur qui se croyait tellement important qu’il exigeait une maquilleuse rien que pour lui. Elle allait passer ses journées, pinceau en main, à attendre que quelqu’un qui se croyait au-dessus de tout le monde ait besoin qu’elle lui repoudre le nez.
Agacée rien qu’à cette idée, elle luttait contre l’envie irrépressible de déclarer que non, tout ceci se ferait sans elle. Maquiller des garçons, non mais vraiment ! Des acteurs qui avaient passé vingt-cinq ans et qu’on s’obstinait à caser dans des rôles de lycéens, quelle idée… De toute façon Ayu n’avait pas la télé ; les dramas, ce n’était vraiment pas son truc.
Elle laissa son regard se balader sur le quai, pensive ; il était occupé par quelques groupes d’employées sur le point d’aller au bureau, et d’hommes d’affaires solitaires qui fixaient la nuque du voisin de devant avec une tête d’enterrement. Dans un coin, le plus loin possible de la foule qui était pourtant difficile à éviter (une idée qu’Ayu avait eue avant lui), il y avait un jeune homme qui détonnait par rapport au reste des voyageurs ; non seulement il était bien plus jeune, mais en plus il était vêtu comme tel et semblait subir les effets d’une gueule de bois assez monumentale. Ayu l’examina sans vraiment y prendre garde ; ses cheveux se gondolaient, il avait des cernes terribles et tournait la tête du côté du mur autant qu’il le pouvait tout en gardant un œil sur l’écran d’affichage des métros. Il avait l’air grand, bien bâti et plutôt bien fait de sa personne, avec des traits délicats, mais la peau de son visage était si fatiguée qu’Ayu se demanda si elle ne l’avait pas pris pour plus vieux qu’il ne l’était en réalité… À le voir, c’était plutôt le genre d’homme qu’elle retrouvait dans ses rêves éveillés plutôt qu’en rendez-vous galant. Qu’il ait les traits fatigués ou pas, Ayu et lui ne jouaient clairement pas dans la même catégorie, mais elle mémorisa tout de même son visage pour avoir le plaisir d’y repenser plus tard. Soudain, alors qu’elle tentait de voir jusqu’où sa chemise était déboutonnée – un petit coup d’œil n’avait jamais rien de méchant – il s’avança pour monter dans la rame de métro qui venait d’arriver. Le regard de la jeune femme tomba alors sur l’heure affichée à l’écran sur le quai d’en face ; c’était officiel, elle était en retard.
Avec un soupir, elle s’accrocha à son sac à main et se faufila tant bien que mal dans le métro, en se disant qu’au moins, elle n’avait qu’une poignée de stations à faire.
Dehors, au sortir de la bouche de métro, il faisait assez froid ; il n’y avait pas de vent, mais la température était suffisamment basse pour faire frissonner Ayu qui portait tout de même un pull et une veste. C’était la fin de l’hiver, mais visiblement le printemps ne daignait toujours pas pointer le bout de son nez… Elle sortit son portable de son sac et relut le mail contenant les instructions pour se rendre au studio où elle devait aller ; c’était clair, net et précis, elle ne pourrait même pas prétexter s’être perdue pour expliquer son retard. Par ailleurs, le fait de s’être levée anormalement tard car elle n’était pas matinale puis d’avoir traîné dans les couloirs du métro n’était sans doute pas à mentionner, si elle n’avait pas envie de se faire dégager dès le premier jour.
Enfouissant les mains dans les poches de son manteau gris, elle regarda droit devant elle – enfin, légèrement plus haut, puisqu’elle n’était pas exactement ce qu’on aurait pu appeler « grande » – et s’amusa à regarder les passants. Très vite, elle reconnut la veste au col de fourrure – probablement fausse – du jeune homme mal réveillé qu’elle avait vu sur le quai. Amusée, elle s’en désintéressa pourtant très vite, et retourna à ses pensées, se demandant notamment si oui ou non elle avait bien arrosé ses cactus la veille au soir. Oh, c’étaient des cactus, après tout. S’ils manquaient d’eau un jour où deux il n’y avait pas de quoi en faire un drame.
Trois rues plus loin, elle constata que le bonhomme marchait toujours devant elle, à une dizaine de mètres environ. Le voir en permanence juste devant commençait à l’agacer ; Ayu se demanda si elle ne pouvait pas tout simplement le doubler pour le faire disparaître de son champ de vision. Seulement, les jambes de ce type nettement plus grand que la moyenne ne laissaient planer aucun doute quant à l’issue probable d’une quelconque tentative de le dépasser – Ayu échouerait très certainement. Elle était une petite Japonaise ; petite parmi les petits, le comble de l’agacement. Elle aurait voulu mesurer un mètre soixante-dix, avoir de longs cheveux de geisha et ressembler à Koyuki ; seulement, elle était minuscule, coupait ses cheveux à la mords-moi-le-nœud à chaque fois qu’elle avait trop de fourches, et quand à la ressemblance avec Koyuki ce n’était même pas la peine d’en rêver, elle avait des yeux minuscules et un visage beaucoup trop large.
Le jeune homme était toujours devant elle. Et cela faisait bien dix bonnes minutes qu’elle marchait. Fréquemment, il regardait autour de lui, avec un air étrange. La gueule de bois pouvait-elle provoquer la paranoïa ?
La jeune femme secoua la tête et ressortit son portable, pour entrer un mémo afin de se rappeler de racheter des nouilles. Le yakisoba du traiteur du bout de la rue était certes délicieux, mais elle n’avait pas exactement les moyens de se permettre de mener la grande vie pendant un mois entier. Absorbée par l’écran de son portable, elle tourna machinalement à l’angle d’une petite rue, comme indiqué dans les instructions, et buta malencontreusement contre quelqu’un.
Instinctivement, elle s’inclina et s’excusa poliment – on n’allait pas y passer la nuit – et elle allait pour reprendre son chemin lorsqu’un bras lui barra la route. Interloquée, elle leva les yeux – haut – et découvrit le jeune homme qui n’arrêtait pas de marcher devant elle depuis qu’elle avait rejoint la surface. Il avait mis des lunettes de soleil – franchement, des lunettes de soleil en février, il y en avait vraiment qui ne doutaient de rien. Lorsqu’il parla, sa voix était relativement rauque, et son haleine sentait le tabac froid et l’alcool :
— J’aimerais que tu arrêtes de me suivre comme ça, déclara-t-il avec hargne.
Oui, en effet, il y en avait vraiment qui ne doutaient de rien.
Ayu le regarda droit dans les yeux – droit dans les verres, en fait, défiant sa propre image vue en plongée – et déclara d’un ton qui se voulait le plus neutre et poli possible :
— Et moi j’aimerais aller travailler. Pardon, je suis en retard.
Fermement, elle poussa le bras qui la retenait et reprit sa route. Derrière, l’homme lui lança :
— C’est ça, et efface les photos de moi que tu as prises avec ton portable !
Outrée, Ayu se retourna d’un bloc. Alors lui, il ne manquait pas de souffle ! Mais elle était en retard, et il mesurait bien deux têtes de plus qu’elle. Elle se contenta de crier :
— Crétin !
… avant de reprendre sa route d’un pas rageur. Pourvu qu’il ne l’emporte pas au paradis. Elle espéra qu’il glisse sur la chaussée ou se fasse renverser par un vélo, quelque chose de pas forcément méchant qui punirait son orgueil outrancier et franchement mal placé.
Enfin, elle arriva devant l’immeuble où elle devait se rendre. La plaque sur la façade ne laissait planer aucun doute ; c’était bien là. Ayu sonna et poussa le lourd battant qui se referma derrière elle avec fracas. L’ascenseur était en face de la porte d’entrée ; elle s’y engouffra rapidement sans s’adresser à l’accueil de l’immeuble.
Douzième étage. Assez long voyage au demeurant. Elle n’était pas folle des ascenseurs ; ça n’avait rien à voir avec son côté provincial, c’était juste un petit problème de confiance en la technologie.
Lorsqu’elle arriva au bon étage, elle sut qu’elle ne s’était pas trompée dès l’ouverture des portes mécaniques. Il régnait une effervescence propre aux débuts de tournage auxquels elle avait déjà assisté pendant ses longues années de stage. Cependant, c’était tout de même la première fois qu’elle assistait à un tournage tokyoïte ; les moyens déployés semblaient surpasser ceux de la province, où les équipes dépêchaient le plus souvent une moindre partie de leur personnel.
Discrètement, elle prit la direction des loges, indiquées par un panneau proprement imprimé, et y découvrit de superbes miroirs sur la totalité des murs. Ayu en resta bouche bée. Ce plateau était diablement bien équipé.
La plupart du staff était déjà là, et les acteurs honoraient déjà les lieux de leur présence ; deux jeunes filles discutaient avec leur maquilleuse pendant qu’elles se faisaient poser leurs faux cils et une poignée de garçons taciturnes se laissaient faire par les coiffeurs avec un air soit endormi, soit profondément agacé.
Soudain arriva un homme d’âge mûr qu’elle reconnut immédiatement ; c’était celui qui lui avait fait signer son contrat. Loin d’être idiote, elle s’inclina et s’excusa platement pour son retard. L’homme allait répondre, lorsque la porte de la loge s’ouvrit avec fracas. Ayu, qui tournait le dos à l’entrée, se redressa juste à temps pour voir le visage de l’homme s’éclairer avant qu’il ne déclare :
— Akida-san ! Nous n’attendions plus que vous. Fuse Ayu-san arrive à l’instant, c’est heureux que vous soyez tous les deux en retard…
Il dépassa Ayu et sortit de la pièce, non sans glisser au passage un « j’espère que cela ne se reproduira pas » qui ne put être entendu que par Ayu. Elle se retourna juste à temps pour le voir enlever ses lunettes de soleil, mais elle n’en eut pas besoin pour le reconnaître. Leur expression de surprise suivie d’une grimace, pour l’un comme pour l’autre, confirma ce qu’elle n’aurait jamais pu deviner : Akida-san, acteur en vue dont elle allait devoir s’occuper, et le mec au visage ravagé par la fatigue qui aurait eu besoin d’une truelle de fond de teint ne faisaient qu’un.
Et là, Ayu commença à se dire que décidément, elle s’était attendue à ce que ce travail soit pénible, mais qu’à en croire la tournure que prenaient les événements, ses craintes étaient peut-être en deçà de la réalité.
End Notes:
La politesse d'Ayu tiendra-t-elle face à la grossièreté d'Akida-san ? Comment se passera cette première journée ? Si vous avez votre petite idée, n'hésitez pas à la partager dans les commentaires !
Chapitre 2 by Aoife OHara
Author's Notes:
Second chapitre: c'est la première journée de travail d'Ayu !
Le temps qu’Akida-san aille suspendre son manteau et enfiler son costume, Ayu se renseigna rapidement sur le fonctionnement de l’atelier. Il n’avait rien de bien exceptionnel, mis à part que le manque d’effectif du côté des maquilleurs n’était vraiment pas à craindre. Visiblement, on en avait pour quelque semaines dans ces studios-cis avant de passer trois semaines sur les scènes d’extérieur — et le reste du planning était encore en négociations en fonction du coût des décors mais aussi de celui du transport de l’équipe et du matériel... Ce qui signifiait tout de même que quelle que soit la personne qui organisait tout ça, elle avait au moins eu le bon sens de repousser les scènes en extérieur jusqu’au début du printemps.
Akida-san était tellement long à se préparer que la jeune femme eut le temps de faire un tour approfondi de la pièce ; la plupart des maquilleurs étaient des maquilleuses, et le matériel qu’on leur avait fourni était loin d’être mauvais. C’était déjà ça de pris. Dans un coin, quelques actrices discutaient avec nonchalance et dans un autre, deux jeunes hommes immenses et épais comme des cintres répétaient une petite chorégraphie sous le regard blasé d’un troisième.
Ayu décida alors de passer en revue ce qui lui servirait à transformer le jeune acteur pour l’instant mal parti en quelqu’un de franchement sublime à l’écran. Elle commença par mettre de côté de quoi lui nettoyer un peu la figure, ce qu’il n’avait peut-être pas eu l’occasion de faire s’il avait fait directement le voyage depuis la boîte de nuit jusqu’aux studios, et sortit plusieurs pinceaux pour la poudre qui viendrait à la fin ; après tout, il fallait bien quelque chose de léger pour masquer la tartine de fond de teint en crème qu’elle n’hésiterait pas à lui mettre sur la figure.
Avant qu’il ne revienne, elle décida de se garder du moindre commentaire ; elle n’avait jamais personnellement expérimenté un caprice de star, mais si deux mois de silence étaient le prix à payer pour éviter ça, alors il lui faudrait probablement s’y résigner. Après tout, deux mois, c’était très court, quand on y regardait de plus près, et puis s’il se révélait pénible, elle pourrait toujours essayer d’échanger sa place avec celle d’une autre maquilleuse du studio — il y en avait sûrement qui devaient être fan du bonhomme, dans le tas… Malgré tout, Ayu avait beau ne pas vraiment savoir d’où il venait ni ce qu’il faisait, elle n’allait probablement pas cracher sur les longs moments où elle devrait scruter et manipuler son magnifique visage – avec tout le professionnalisme du monde, bien entendu.

Soudain, son portable, qu’elle avait gardé dans sa poche plutôt que de le laisser dans son sac au vestiaire, se mit à vibrer. Elle dégaina en un clin d’œil avant de se faire remarquer avec sa sonnerie électronique à la noix. Elle venait de recevoir un mail de Yuko. Les deux jeunes femmes avaient commencé à se fréquenter quelques années plus tôt par le biais de leurs conjoints respectifs, avant la rupture récente d’Ayu. Depuis quelques mois, celle-ci sortait de plus en plus de sa réserve en acceptant de passer du temps avec Yuko, qui était somme toute la personne dont elle était la plus proche à Tokyo.
Rapidement, elle cliqueta sur les touches de son portable pour accepter de la recevoir le soir même avec sa fille Hitomi — après tout, ce n’était pas comme si elle était débordée.
Soudain, un mouvement du côté du siège derrière elle la fit sursauter ; Akida-san s’était pratiquement laissé tomber dedans, et y gisait comme une poupée de paille. Rangeant le portable, elle s’inclina vaguement, marmonnant quelques paroles de politesse réglementaires et il lui répondit sur le même ton ; visiblement, il n’y aurait pas de grandes conversations entre eux ! C’était en tout cas ce qu’espérait Ayu, car si beau qu’il puisse être, sa compagnie ne semblait pas des plus fantastiques. Elle jeta un bref coup d’œil à son visage maintenant correctement éclairé.
Après quelques essais de produit sur le dos de sa main, présentée contre le visage de l’acteur, elle arrêta sans trop de difficulté son choix sur une teinte précise. Elle avait de la chance dans son malheur : le jeune homme était peut-être un peu sonné par sa gueule de bois et pas franchement agréable, mais au moins il restait tranquille, les yeux fermés, et lui refaire la façade représentait un boulot assez amusant – un peu plus intéressant que de lui coller rapidement un coup de blush et lui redessiner le trait des sourcils, en tout cas.
D’ailleurs, pour les sourcils, il n’y avait rien à dire ; tout était épilé au poil près, c’était le summum de la perfection. Pour une femme. Il avait beau avoir des épaules étrangement larges pour un Japonais, l’acteur était beau comme une fille. La jeune femme réprima un sourire, et s’attaqua à la dernière phase du maquillage, censée fixer le tout. En général, un coup de bombe suffisait après la poudre, il y en avait même une dans la mallette, mais fixer autant de matière avec une bombe à maquillage c’était ruiner à coup sûr la plus infime possibilité de mobilité faciale. Certes, Akida-san ne semblait pas particulièrement disposé à jouer toute une palette d’émotions alors que le moindre grincement de porte ravivait son mal au crâne, mais Ayu estima qu’au cas où, il valait mieux jouer la carte de la sûreté.
Lorsqu’elle eut fini, elle s’accorda quelques secondes pour admirer son travail, et admira la beauté du jeune homme, encore plus évidente sans ses cernes de huit jours. Après s’être accordé quelques secondes pour le contempler, elle lui tapota l’épaule pour lui signifier qu’il pouvait ouvrir les yeux, et il s’exécuta. Avant tout, Akida-san prit bien le temps de scruter le miroir à la recherche d’un défaut de maquillage. Dubitatif, il déclara :
— D’habitude, j’ai besoin d’un coup de bombe.
C’était dit avec une telle morgue et une telle suffisance qu’Ayu se demanda sérieusement si elle n’allait pas lui envoyer ladite bombe dans la tête.
— J’ai utilisé une technique plus naturelle, rétorqua-t-elle. Avec ça, tout le maquillage devrait tenir aussi longtemps, mais ce sera moins sec et figé qu’avec le produit. Pour un photoshoot, on peut utiliser un produit fixant, mais pour un tournage cette technique est plus confortable.
Ce n’était pas parce qu’elle n’était pas fan des maquillages de mecs qu’elle n’avait pas fait ses classes. Après tout, le maquillage était un métier, et elle entendait bien le faire comprendre à ce bonhomme qui insinuait s’y connaître mieux qu’elle.
Après un long regard en coin aussi suspicieux que dubitatif, il la remercia brièvement et se leva – on venait de battre le rappel pour se mettre en place.
Sans un commentaire, Ayu ramassa quelques gros pinceaux et une ou deux boîtes de poudre pour quand il commencerait à briller, et lui emboîta le pas. La journée risquait d’être longue.
Et effectivement, elle le fut.
Pour passer le temps entre les prises, Ayu sympathisa avec quelques filles du staff qui avaient environ son âge. De temps à autre, elle allait redonner un coup de blush ou de poudre matifiante à son acteur attitré, lorsque le besoin s’en faisait sentir. Le tournage en lui-même n’avait rien de captivant : la première journée était consacrée aux scènes de classe, et les différents acteurs se contentaient d’intervenir sans trop en faire. Il y avait également un grand maigre au fond qui semblait ne pas tenir en place, et quelques rigolos qui cachaient leur texte sous la table. Cela dit, vu le nombre de fois où Akida-san eut besoin de plonger sous la sienne pour se remémorer ses répliques n’excédant jamais dix mots, cela ne semblait pas être une si mauvaise idée.
Un moment, Ayu se demanda si quelque chose clochait avec le maquillage ; le jeune homme limitait ses expressions faciales au strict minimum. Mais elle comprit assez rapidement qu’il s’agissait en réalité de sa façon de jouer – ou plutôt de ne pas jouer. Profitant d’une pause pendant laquelle l’équipe du décor modifiait légèrement le plateau, elle passa donner un coup de matifiant au front d’Akida-san qui somnolait tranquillement sur son bureau au milieu de l’effervescence générale avec un air pas commode, et déposa ses outils dans la mallette de l’atelier pour aller fumer une cigarette dans le local fumeur. Elle avait vu quelques membres du staff s’y engouffrer, et il lui démangeait de s’occuper les mains autrement qu’avec trois pinceaux.
Le local n’était pas particulièrement grand, mais il était aménagé : quelques sièges en plastique, une ou deux tables pour poser son café, c’était du grand luxe par rapport à certains locaux fumeurs auxquels elle avait eu droit auparavant. Elle alluma donc la cigarette qu’elle était partie chercher dans son sac au vestiaire, et tira une bouffée réconfortante. Non, décidément, la nicotine relâchait délicieusement cette tension pénible qui la rendait terriblement nerveuse depuis le matin. Ce n’était pas dans ses habitudes d’être tendue ainsi, même si récemment elle n’était pas à proprement parler dans son assiette. Ces derniers mois avaient été particulièrement difficiles, et elle commençait à s’inquiéter que ce travail n’améliore en rien son humeur générale.
Soudain, la porte du local s’ouvrit, et une poignée d’acteurs entrèrent ; Ayu repéra le sien parmi eux, ruinant consciencieusement sa couche de gloss en mâchouillant sa cigarette et en minaudant étrangement. Assise sur son siège en plastique, elle se contenta de tirer une bouffée particulièrement longue, et recracha la fumée au-dessus de sa tête ; le local sentait terriblement mauvais. Heureusement pour le casting que l’odeur ne passait pas sur la pellicule.
Bizarrement, elle termina sa cigarette à peu près en même temps que son Akida-san, bien qu’elle soit arrivée plus tôt. Elle sauta sur l’occasion pour lui demander de la suivre, histoire de refaire ses lèvres ; il la suivit en traînant les pieds, toujours pas franchement dans son assiette. Ayu se mit à prier intérieurement pour que tout ceci ne soit que l’effet de la gueule de bois, pour que très vite, il devienne un individu courtois et normal, pour que ce soit un être humain davantage qu’un zombie.
Visiblement tendu, il ne la laissa pas peaufiner les quelques détails fatigués depuis la première séance de maquillage, et retourna assez vite sur le plateau, le nez dans ses feuilles de répliques. Passablement énervée, Ayu le regarda s’éloigner en sentant la moutarde lui monter au nez. S’il ne la laissait même pas faire son travail, il n’avait pas intérêt à râler ensuite qu’on l’avait mal maquillé ! Soudain, elle entendit un petit rire derrière elle, et se retourna ; c’était le grand maigre qu’elle avait vaguement repéré au début, avec sa teinture blonde. Il lui adressa un sourire lumineux, et lui dit :
— Akida-kun est comme ça, lorsqu’il est fatigué. Il faut lui laisser un peu de temps pour se remettre, et s’il ne sort pas ce soir il sera en meilleure forme demain.
Devant son air interloqué, il sourit encore plus largement, ce que Ayu n’avait pas cru possible, et inclina rapidement la tête.
— Takashi Jinichiro. Je suis dans le casting, et… je fais pas mal d’autres trucs en plus.
Ayu lui rendit son signe de tête :
— Enchantée, Takashi-san. Je m’appelle Fuse Ayu, et je m’occupe du… du maquillage.
Sans qu’elle sache pourquoi, le jeune homme eut un petit rire.
— N’en voulez pas trop à Akida-kun, ajouta le nouveau venu. Je sais qu’il est pénible, mais on vient de finir la promotion de notre nouvel album, et la tournée a été plutôt difficile pour lui. Il lui faut toujours un moment pour sortir du creux de la vague, dans ce genre de période.
Intriguée, la jeune fille se demandait quelles questions poser pour en savoir davantage, mais elle ne fut pas assez rapide et le directeur sonna le rappel.
Le jeune homme s’éloigna, souriant, sous le regard perplexe d’Ayu qui ne savait pas vraiment quoi penser de lui. Les gens particulièrement démonstratifs ou ouverts lui inspiraient toujours une sorte de méfiance. Elle ne savait jamais vraiment sur quel pied danser avec eux, et interagir avec ce jeune homme l’avait presque mise mal à l’aise. S’il était agréable avec tout le monde, ne risquait-il pas de penser secrètement du mal d’elle ? De raconter ce qu’il apprendrait d’elle tout comme il lui faisait des confidences sur les habitudes d’Akida-san ? L’acteur qu’elle maquillait, au moins, était franc : d’une heure sur l’autre, c’était à peine s’il se rappelait de son existence. C’était très loin d’être une déclaration d’amour, mais cela suffisait largement à Ayu pour faire son travail. Elle redoutait simplement le moment où elle en aurait par-dessus la tête de le regarder toute la journée.
Le reste de la journée fut malheureusement diablement semblable et ennuyeux. Ayu fit son possible pour interagir avec le moins de monde possible, elle n’était pas de ceux qui se lient facilement et ont hâte de se faire des amis en arrivant quelque part. Non, elle était de ceux qui restent assis devant le preneur de son en ayant l’air d’avoir déjà perdu dix ans de leur vie à s’ennuyer depuis le début de la journée. Lorsque la fin arriva, Ayu récupéra ses affaires en vitesse et déguerpit, toujours nerveuse.
End Notes:
Et c'était la première journée dans les studios... Est-ce que cela pose le ton pour la suite du contrat, ou pensez-vous que ce n'est qu'une question de temps ? Dans le prochain chapitre apparaîtra la meilleure amie d'Ayu, à qui elle fera part de ses impressions. Et les vôtres alors ? Que pensez-vous de tout ça ? Que pensez-vous d'Akida-san ? N'hésitez pas à me le dire en commentaire, ça me fait toujours plaisir ^^
Chapitre 3 by Aoife OHara
Lorsqu’elle arriva chez elle, Ayu envoya voler ses chaussures dans l’entrée et enfila ses chaussons n’importe comment pour pouvoir s’effondrer dans son fauteuil le plus vite possible.
Elle laissa le contenu de son sac s’étaler sur le sol sans même un coup d’œil. Elle était nerveusement épuisée. Pendant plusieurs minutes, elle resta prostrée entre deux coussins, trop hagarde pour bouger, puis elle jeta un coup d’œil à sa montre et remarqua qu’il était déjà six heures. Yuko n’allait plus tarder à arriver.
Avec un soupir, Ayu se leva et fit trois pas pour arriver dans l’espace cuisine – enfin, à voir le minuscule carré qui permettait vaguement un peu de cuisson et l’accès à un évier, elle avait toujours trouvé le terme « espace » un brin surfait – et se mit à la recherche de quelque chose qu’elle pourrait cuisiner rapidement pour s’épargner l’effort une fois que Yuko serait repartie. Eh mince. Elle avait oublié d’aller acheter des nouilles. L’alarme programmée sur son portable n’avait peut-être pas sonné assez fort, ou même pas sonné du tout, toujours était-il qu’elle n’avait pas de nouilles. Elle soupira, et vérifia si elle n’avait pas un peu de riz quelque part au fond d’une boîte – à la limite, cela n’était pas le grand luxe, mais avec un œuf, ça ferait l’affaire.
Ayu était en train de surveiller l’eau qui bouillait en fumant une cigarette lorsque Yuko frappa à la porte. Elle écrasa rapidement son mégot dans un cendrier qu’elle mit sur le rebord de la fenêtre et alla ouvrir.
La grande Yuko entra comme à son habitude telle une tornade dans le minuscule appartement, sa fille dans les bras, son immense sac à main à l’épaule, divers sachets dans les mains et ses lunettes de soleil vissées sur le sommet de son crâne. Ayu la salua, tout en tentant de réfréner la terrible envie de rallumer une cigarette qui l’envahissait.
— Tu pourrais au moins poser tes talons dans l’entrée.
La nouvelle venue commença par poser Hitomi sur le tapis avant de s’exécuter et d’aller déposer ses talons aiguilles près de la porte. Ses boucles d’oreilles cliquetant au rythme de ses mouvements désordonnés, elle s’écria :
— T’imagines même pas à quelle heure j’ai failli arriver ! On m’a retenue indéfiniment au boulot alors que j’avais déjà rattrapé mes heures la semaine dernière, et au jardin d’enfants j’ai eu droit à une leçon de morale parce que je n’étais pas à l’heure pour récupérer Hitomi. Entre ça et la danse des pissenlits que j’ai ratée la semaine dernière, je crois que je suis officiellement devenue persona non grata auprès des maîtresses. Déjà que mes collègues m’ont étiquetée « mère indigne » parce que j’ai refusé de démissionner après avoir eu la petite…
Elle fouilla dans son grand sac à main pour en sortir quelques livres cartonnés pour tout-petits et un ou deux jouets en plastique, et s’assit sur le tapis pour rester à proximité de la petite. La tornade s’étant posée, Ayu quitta le mur sur lequel elle s’appuyait depuis l’arrivée de Yuko et alla s’asseoir sur le tapis juste en face. Yuko était très fatigante comme fille, mais étonnamment Ayu se sentait toujours reposée lorsqu’elles se voyaient. Toute l’énergie remuée par Yuko devait avoir des effets bénéfiques sur la retenue habituelle d’Ayu…
— Alors, ton premier travail, raconte ! s’écria soudain Yuko.
Ayu ramena ses genoux sous son menton et entoura ses jambes de ses bras. Elle n’avait pas énormément de choses à raconter, et aurait préféré pouvoir garder pour elle la beauté d’Akida-san, dont elle s’occupait. Elle décida de passer cet élément sous silence pour le moment, et n’eut pas à feindre son désintérêt pour le reste de sa journée.
— Eh bien… c’est un tournage de drama, quoi.
— Oui, ça je le savais, merci, s’écria Yuko. Mais à part ça ? Est-ce qu’il y a des beaux mecs ? Est-ce que l’équipe est sympa ? Est-ce que tu as des anecdotes croustillantes à me raconter ?
Ayu soupira.
— C’est assez répétitif. Ils enchaînent les prises, et je reste à côté pour tenter de faire tenir en place le visage du bonhomme qu’on m’a donné à maquiller… Remarque, au moins, on ne peut pas vraiment dire que je chôme.
Yuko plissa les yeux et pinça les lèvres.
— Tu vas tout de même pas tenter de me faire avaler que sur un tournage de drama, les mecs sont tous des mochetés ?
— Non ! Non, pas du tout. En fait, ils sont tous franchement…
Elle s’interrompit un instant. Si Yuko sentait qu’il y avait anguille sous roche, elle la harcèlerait jusqu’à obtenir la vérité. Mieux valait le mentionner très rapidement tout de suite plutôt que de le cacher comme une collégienne.
— Ils sont tous carrément canons. Mais en fait… ce matin, j’ai remarqué un gars avec une sale tête de lendemain de soirée sur le quai du métro, et tout le long du chemin, il était devant moi. Au coin d’une rue, j’ai carrément buté sur lui pendant qu’il était arrêté. Il m’a ordonné d’arrêter de le suivre, et quelques débilités du même tonneau. Et c’est sa tête de vainqueur qu’il va falloir que je maquille pendant deux mois.
Yuko éclata de rire, ce qui inquiéta légèrement Hitomi qui commença à pleurer. Ayu tendit les bras pour la prendre contre elle, et la petite se calma un peu. Pendant qu’elle caressait de loin la joue de sa fille pour la rassurer, Yuko demanda :
— Et comment il s’appelle, le goujat ? C’est une star en vue ou pas vraiment ?
Ayu haussa les épaules en arrangeant le col du haut de Hitomi, et répondit sans trop de conviction :
— Ma foi, pour sa célébrité, j’en n’ai strictement aucune idée. Tu sais, moi à part les mangas, et les manuels techniques, hein… Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il est plus grand que toi, très beau, et que s’il a du génie quelque part en tout cas c’est pas pour la carrière d’acteur. Il s’appelle Akida, je crois.
Son amie poussa un petit cri et lâcha le livre cartonné qu’elle était en train de triturer.
— C’est quand même pas Akida Kei ??
Ayu leva un sourcil.
— Ne t’étouffe pas sur mon tapis, s’il te plaît… Je sais pas, j’ai pas passé des heures à tenter de lire le kanji de son prénom en fait. Ça m’intéresse très, très moyennement.
— Oui, enfin si c’est bien le Akida-san auquel je pense, ça veut tout de même dire que tu maquilles une star qui est actuellement au top du top de ce qui se fait de mieux dans l’industrie du mâle japonais, chérie. C’est juste quelqu’un qui est lead vocal d’un groupe de pop donc les CD démarrent toujours en première place du classement Oricon, et qui monopolise un temps d’antenne absolument incroyable – mais en même temps en bonne ermite que tu es tu n’as pas la télé, tu n’achètes aucun magazine, et… Akida Kei ! Plus sexy tu meurs !
— Yuko. Hitomi-chan va se remettre à pleurer si tu continues à piailler.
— Mais non, c’est une grande fille. Bon, alors je parie du coup que tu vas passer les deux prochains mois dans des studios remplis de célébrités et que tu n’allais même pas t’en rendre compte !
— En même temps, pour ce que ça change… si le degré de célébrité est proportionnel au taux de pénibilité, je veux bien retourner faire des stages dans le théâtre de province. Là au moins je pouvais sortir les boîtes à fards.
— Non, Ayu, non, là il y a quelque chose que tu n’as pas compris, coupa Yuko. Tu vas côtoyer des acteurs terriblement célèbres et canons pendant tout le temps que durera ce tournage. Dis-moi qui d’autre tu as loupé.
— Si je les ai loupés, je peux difficilement t’en parler. Ma foi, quelques têtes me disent quelque chose, mais sans plus, tu vois. Et puis tu sais, au boulot, je suis plutôt du genre à faire ce que je dois faire et me concentrer là-dessus, basta.
— Oui, parce que repoudrer Akida Kei toutes les demi-heures c’est fort certainement un boulot très prenant, ironisa Yuko.
— Tu n’imagines pas à quel point. S’il arrive tous les matins au studio dans cet état, il va finir par coûter cher en fond de teint à la production.
— À ce point ?
Elle hocha gravement la tête.
— À ce point. J’espère sincèrement qu’il va se reposer ce soir, sinon bonjour les dégâts. Enfin, bref. Et sinon, Junpei-san va bien ?
Yuko soupira.
— Ça va. Il a quelques problèmes depuis que l’autre – tu sais de qui je parle – depuis qu’il a quitté son poste. Junpei a pas mal de travail, il va encore rentrer tard… enfin bref.
Un silence gêné plana pendant quelques secondes. Ayu avait toujours du mal à faire comme si de rien n’était lorsque l’on abordait ce sujet précis, et ne savait pas tout à fait comment réagir, aussi tenta-t-elle maladroitement de répondre :
— Désolée.
— Arrête, s’empressa de dire Yuko que le silence avait elle aussi dérangée. Tu n’as rien à voir avec ça. C’est absolument pas ta faute si ton ex a décidé de quitter son boulot, et encore moins si ça retombe sur Junpei. Ne te fais pas de souci, va.
Elles partirent sur d’autres sujets de conversation pendant une petite demi-heure, jusqu’à ce que Yuko déclare qu’il était temps d’y aller. Elle récupéra ses sacs divers et variés, décréta que comme elles avaient un peu de temps, Hitomi n’avait qu’à marcher sur un petit bout de chemin puisqu’elle était désormais assez grande pour essayer, et pendant que Ayu disait au revoir à la petite, elle déclara :
— Allez, j’espère qu’on pourra revenir bientôt. Si ça se trouve, je peux même essayer de passer te prendre à ton boulot si je finis plus tôt…
— Pourquoi pas. À la prochaine !
Yuko prit congé en riant, et Ayu referma la porte avec un sourire aux lèvres. La présence de Yuko lui faisait toujours du bien. Elle était nettement moins épuisée qu’avant sa visite.
Tranquillement, elle reprit la cuisson de son riz là où elle l’avait laissée, et alla s’allonger un moment sur son lit en surveillant le cuiseur du coin de l’œil, depuis sa chambre. Ce soir, elle allait se coucher tôt.
Le silence et la solitude dans cet appartement lui pesaient. Elle pourrait tenter d’appeler une vague connaissance pour aller passer la soirée en boîte, histoire de se vider la tête tant qu’elle était encore sous l’effet bénéfique de la demi-heure passée avec Yuko, mais elle ne voyait pas qui appeler, et n’avait pas particulièrement envie d’avoir deux entreprises de rénovation de façade à effectuer le lendemain matin. Le bonhomme au studio lui suffisait largement…
Ayu n’envisageait pas son retour au travail le lendemain avec un enthousiasme débordant, car la journée ne s’annonçait pas plus passionnante. À moins que le lendemain Akida-san se pointe frais comme un gardon, agréable à vivre et compagnie – c’était une option qu’il fallait garder en tête, malgré la probabilité proche de zéro que cela arrive. Non, décida Ayu, finalement ce n’était peut-être pas si impossible que cela. Combien de fois avait-elle passé la journée à tirer une tête de six pieds de long après une longue nuit à faire la fête ? C’était sans doute quelque chose qui pouvait arriver à tout le monde.
Lorsqu’elle alla se coucher, ce soir-là, Ayu décida d’attendre encore un jour ou deux avant de décider catégoriquement si oui ou non, Akida-san était irrécupérable. Mieux valait lui laisser le bénéfice du doute, plutôt que de se gâcher les deux prochains mois à détester un si joli visage.
End Notes:
Est-ce une bonne idée d'accorder une seconde chance à Akida-san ? Ou pensez-vous qu'il s'agit d'une cause perdue d'avance ? Si vous voulez, vous pouvez me laisser un petit commentaire avec ce que vous en pensez. En attendant, dans le prochain chapitre, Ayu décidera de décompresser un peu ! Mais comment ?
Chapitre 4 by Aoife OHara
Plus les jours passaient, plus Ayu était convaincue qu’elle n’avait pas de vocation spéciale pour le maquillage de télé, et encore moins pour le maquillage de gens pénibles et même pas fichus d’être un minimum aimables.
Il se déroula tout de même deux semaines avant qu’elle abandonne son petit bastion : pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas, le hasard faisait qu’elle se retrouvait plus d’un jour sur deux dans le même ascenseur qu’Akida-san au moment d’arriver au travail. Bien que cela lui fournisse un excellent paratonnerre pour éviter d’avoir à excuser ses retards répétés, elle supportait de moins en moins d’avoir à passer du temps coincée dans un espace exigu en compagnie de quelqu’un qui fixait sciemment un point sur le mur en face de lui, point invariablement situé deux têtes au-dessus du sommet du crâne d’Ayu. Certes, elle avait une vue imprenable sur l’ombre de ses clavicules qui dépassaient nonchalamment de son col, mais elle préférait ne pas être surprise en flagrant délit de contemplation, ça aurait fait bien trop plaisir à Akida-san.
Ainsi, un beau matin, c’en fut trop, et elle finit par prendre la décision d’arriver à l’heure au travail sans prendre le temps de se caféiner au saut du lit. C’était douloureux, mais moins que de passer ces insupportables minutes dans la cabine d’ascenseur à se demander si elle ne devrait tout de même pas tenter de parler de la pluie et du beau temps avec Akida-san. Ils s’étaient ainsi petit à petit apprivoisés, ce qu’Ayu trouvait incongru – l’idée d’être en bons termes avec un acteur de sa trempe lui laissait un drôle d’arrière-goût dans la bouche, comme si elle n’était pas censée interagir avec lui.
Désormais, Ayu buvait son café soluble directement au distributeur dans la salle de repos des techniciens. En un sens, c’était pratique, elle n’avait plus à slalomer entre les décors pour éviter les foudres de sa hiérarchie le matin, mais elle devait aussi supporter les regards désapprobateurs de tous les hommes qui la voyaient debout à côté de leur pile de vaisselle sale, sans esquisser le moindre geste pour nettoyer leurs affaires à leur place.
Elle n’avait pas vraiment d’alliés dans ce studio, finalement, à part peut-être Takashi-san qui pouvait être considéré comme un élément neutre et qu’elle avait commencé à apprécier, malgré son extrême volubilité. Et peut-être encore Mukoda Midori, qui le maquillait ; une fille de l’âge d’Ayu, très discrète, un peu enveloppée, qui avait dans son seul sac à main plus d’accessoires à l’effigie de Hello Kitty qu’une classe entière de collégiennes.
Midori était une fille douce, en compagnie de qui le temps de tournage passait à une allure que l’on pouvait qualifier de raisonnable. Par contre, Ayu n’avait essayé qu’une fois de l’emmener jusque dans la salle fumeurs – pas deux. Elle soupçonnait fort Midori d’être secrètement amoureuse de Takashi-san, mais il était de notoriété publique que celui-ci avait déjà quelqu’un dans sa vie, et il était impossible que Midori ne le sache pas. Pourtant, elle le maquillait de son mieux tous les jours et ce n’était guère que sa façon de le regarder une fois sur le plateau qui la trahissait.
À sa place, Ayu serait déjà allée s’épuiser toute une nuit en boîte pour boire autant que possible et classer l’affaire dès la fin de sa gueule de bois ; mais elle et Midori étaient deux filles radicalement différentes, et si sa collègue était encore capable de croire à la romance, Ayu serait bien la dernière à avoir envie de lui retirer ses illusions. Elle se jura tout de même de se servir de Midori comme d’un exemple à ne pas suivre. Akida-san avait beau jouir d’une plastique irréprochable et se montrer de moins en moins ouvertement hostile envers elle, ce serait catastrophique si elle se mettait à projeter de vains fantasmes sur lui. Elle s’interdisait donc les rêves éveillés dans lesquels il ferait une apparition, une résolution qui lui coûtait beaucoup, car c’était sa tâche de le regarder du matin au soir et de retoucher la moindre bavure de son maquillage. C’était en quelque sorte comme un gros dessert succulent qui l’attendait de l’autre côté d’une vitre à l’épreuve des balles. Un détail supplémentaire pour rendre ses journées un peu plus pénibles.
À côté de cela, elle était plus souvent seule qu’à l’ordinaire. Le mari de Yuko étant plus fréquemment chez lui qu’auparavant depuis qu’on avait trouvé un remplaçant à son collègue qui avait démissionné du jour au lendemain, et il était normal que l’amie d’Ayu en profite, même si cette dernière se retrouvait un peu seule au final. Ainsi, cela faisait plusieurs soirs de suite qu’Ayu passait à lire des mangas achetés en sortant du métro, ou tout simplement affalée dans son fauteuil devant sa fenêtre, mangeant des ramen instantanés à même le pot en plastique sans même se donner la peine de sortir manger des okonomiyakis au coin de la rue. Ce n’était pas qu’elle détestait ce style de vie, mais elle avait l’abominable impression de perdre son temps. Et davantage que les récents changements apparus dans sa vie, elle commençait à se demander si son nouveau job n’était pas à l’origine de ça.
Ainsi, lorsqu’un jour Akida-san atterrit dans son fauteuil complètement ravagé pour le troisième matin de suite, Ayu décida que, copine sous la main ou pas, travail le lendemain ou pas, elle irait passer la soirée en boîte, point à la ligne. Les trois semaines écoulées étaient passées bien trop lentement à son goût. Elle passa la journée à papoter de marques de démaquillants avec Midori et à repoudrer le nez d’Akida-san pendant les coupures causées par ses oublis de répliques, et proposa même à sa collègue de la suivre pour la soirée, mais la jeune femme déclina.

Voilà comment Fuse Ayu termina sa journée, et démarra sa soirée en robe légère à l’entrée d’une boîte de nuit branchée dans laquelle elle n’avait pas dû mettre les pieds depuis deux ou trois ans, seule, d’une humeur de chien, et férocement accrochée à son sac à main.
Elle essayait régulièrement de comprendre ce qui n’allait plus dans sa vie, mais n’avait jamais besoin d’aller très loin pour trouver la cause de son agacement perpétuel – la raison commençait par « dernière » et finissait par « rupture » – et cela ne faisait que la rendre d’une humeur encore plus détestable. Au moins, avec une soirée en boîte, elle était certaine de se vider la tête une heure ou deux. Il était probable qu’elle rentre chez elle en ne marchant plus très droit, et envisageable qu’elle trouve quelqu’un avec qui passer la nuit. Quoique ce ne fut pas son but principal, c’était une possibilité sur laquelle elle ne voulait pas spécialement cracher.
Après avoir prouvé qu’elle avait déjà eu vingt-et-un ans il y avait quelque temps de cela et payé l‘entrée un bras, Ayu put enfin accéder à l’intérieur de la boîte de nuit. L’effet fut immédiat.
La pulsation assourdissante et abrutissante de la musique effaça d’un coup toute la fatigue accumulée depuis un bon moment. L’intérieur du club sentait le renfermé, la sueur, et une odeur sucrée d’alcools de fête répandus sur le sol par des danseurs déjà saouls. Ayu faisait deux têtes de moins que tout le monde, mais ce n’était pas pour autant qu’elle allait se laisser écraser par tous ces gens qui se déchaînaient autour. Elle se mit elle aussi à danser, ses os pointant un peu partout de façon étrange, suivant le rythme assez énergiquement pour se creuser dans la foule assez de place pour bouger.
Ayu se défoula ainsi pendant ce qui lui sembla des heures, mais qui aurait tout aussi bien pu durer dix minutes. Enfin, épuisée, elle finit par se frayer un chemin jusqu’à l’interminable comptoir clignotant (le lendemain, il y en avait un qui allait apprécier de se faire maquiller par quelqu’un avec des lunettes de soleil…) et commanda un cocktail. Boire un cocktail seule était certes abominablement déprimant, mais mieux valait un cocktail qu’une bière.
Lorsque son verre arriva, elle se retourna pour le siroter en regardant la salle. Non pas qu’elle puisse distinguer grand-chose, mais c’était quand même mieux que la tête des serveurs. D’ailleurs, il lui sembla même voir qu’à un endroit précis, la foule était plus compacte qu’ailleurs, avec un trou juste au centre. Cependant, en bonne « petite », Ayu ne perdit pas vraiment de temps à tenter de deviner quoi que ce soit ; à moins de passer sous les jambes des gens, elle n’avait que peu de chances d’y arriver. Lorsqu’elle eut fini sa consommation, rechargée, elle repartit danser. Tant qu’elle était occupée à ça, elle ne pensait pas vraiment à autre chose – de façon assez paradoxale, c’était en plein cœur de la foule la plus dense qu’elle se sentait enfin assez seule pour se lâcher complètement, et arrêter de broyer du noir.
Au cours de la nuit, elle répéta toujours plus ou moins le même schéma : elle dansait, buvait, retournait danser, revenait boire, et ainsi de suite. Ce ne fut cependant qu’aux alentours de trois heures du matin qu’elle se sentit tourner de l’œil ; le signe intraitable du fait qu’il allait falloir rentrer chez elle en taxi, et plus vite que ça.
Elle commença à partir en direction de la sortie – c’était étrange de ne devoir chercher personne pour repartir avec elle – et finit par longer le mur, plutôt que de passer directement au travers de la foule.

Lorsqu’elle fut enfin dehors, elle respira une délicieuse bouffée d’air, puis fut parcourue d’un violent frisson ; la nuit était glaciale. Il ne lui fallut pas une minute pour trouver ses cigarettes dans son sac à main et s’en allumer une, qu’elle fuma sans trop se presser à l’entrée de la boîte, regardant passer les fêtards qui rentraient chez eux. Les videurs commençaient à jeter dehors les clients nettement trop bourrés pour cette heure ; Ayu les regardait passer avec amusement, tentant de voir s’il n’y avait pas dans le tas des gens qu’elle connaissait. Pour finir, elle écrasa consciencieusement sa cigarette avant de la jeter dans le cendrier public à l’entrée de la boîte de nuit.
Au même instant, elle vit jaillir hors du bâtiment une des dernières personnes qu’elle avait envie de croiser, solidement encadré par deux videurs à l’air décidé. Titubant, le jeune homme adressa encore quelques mots à ceux-ci avant de s’effondrer aux pieds d’Ayu, qui, interdite, tentait de calculer si elle avait encore la force de piquer un sprint en chaussures à talons pour pouvoir l’éviter.
Avant qu’elle ait pu résoudre l’équation en prenant en compte les facteurs de fatigue et d’ampoules, il leva les yeux. Ce fut le moment précis où Ayu cessa de calculer et commença à prier, tout en tentant de se rappeler si elle était allée au temple récemment. Mais visiblement, il allait falloir qu’elle y retourne plus régulièrement, car le jeune homme, tentant tant bien que mal de se relever, s’écria à son intention :
— Fuse-san !
Ayu hésita un instant, prise de panique ; puis, jouant le tout pour le tout, elle tourna les talons et s’éloigna, tentant de marcher aussi droit et aussi dignement que possible. Après tout, il était bourré, et les chances qu‘il ne se souvienne plus de l‘incident le lendemain étaient conséquentes. Mais le bonhomme n’avait visiblement pas l’intention de la lâcher.
— Fuse-san ! C’est moi, Akida !
Elle jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule ; il était déjà rattrapé par une horde conséquente de jeunes filles certainement plus disposées qu’elle à prendre soin de celui-là. Elle devait déjà s’en occuper au travail, alors qu’il lui fiche la paix en dehors. Seulement voilà, elle aurait dû se souvenir qu’elle ne le détestait pas pour rien.
— Fuse-san ! Si vous ne me ramenez pas, je vous fais virer !
End Notes:
...Et puisque c'est un long week-end, et qu'entre les bugs du serveur et le reste, mon rythme de publication s'en trouve quelque peu décalé, tout de suite, le chapitre suivant sans avoir à attendre trois jours !! Mais que ça ne vous empêche pas de laisser un commentaire si ce chapitre, et plus particulièrement sa fin, vous donnent envie de vous exprimer.
Chapitre 5 by Aoife OHara
Bon gré mal gré, mais surtout malgré elle, c’est ainsi que Ayu se retrouva sans qu’elle-même ne l’ait trop compris à l’entrée d’un parc, avec, à moitié appuyé sur elle, un Akida-san complètement bourré qui la faisait deux fois. Sachant qu’elle-même n’était pas excessivement sobre, elle préféra profiter d’un instant d’inattention de son fardeau pour le pousser à terre – sentir la chaleur de son corps et la souplesse de ses muscles tout contre elle représentait un trop grand risque de minimiser sa franche désapprobation d’Akida-san.
Elle ne savait pas ce que cet imbécile avait bu qu’il refusât de vomir aussi catégoriquement, mais elle savait par contre qu’elle ne pouvait pas le laisser tout seul cuver comme un idiot au beau milieu de la ville. Ce n’était pas une question de bon cœur, mais plutôt une question de bon sens : si elle ne s’en prenait pas plein la figure le lendemain matin lorsque leurs deux gueules de bois se feraient face au moment de commencer la journée, ça finirait par lui retomber dessus lorsque des paparazzis étaleraient ça dans les tabloïds, ce qui ne manquait jamais d’arriver avec les gens un peu connus – et ce mec-là l’était visiblement beaucoup.
Akida-san se mit à remuer ; il ne fallut pas longtemps à Ayu pour réaliser qu’il était en train de chercher son portable qui sonnait sans montrer de signe de faiblesse depuis deux bonnes minutes. Serait-ce un coup de fil de son manager, sur le point de rendre son tablier ? Ayu aurait parié que la sonnerie était une chanson de l’acteur lui-même.
Comme elle n’était pas non plus sans pitié, mais surtout parce que le jeune homme semblait clairement bien trop beurré pour réaliser l’existence de la fermeture éclair de sa poche de blouson, elle se pencha vers lui et se saisit du téléphone à sa place. L’appel venait d’un certain Yamada-san, à en croire le répertoire ; c’était vraiment, mais alors vraiment d’une grande aide... La jeune fille n’avait strictement aucune idée de qui cela pouvait être.
Mais enfin, peu de gens téléphonent ainsi à leurs connaissances à cette heure de la nuit – ou plutôt du matin – et il y avait donc de grandes chances pour que « Yamada-san » soit un ami d’Akida-san. Et c’était donc un potentiel moyen de s’en débarrasser. Hésiter une seconde de plus eût été superflu : Ayu décrocha.
— Allô ? Est-ce que par chance vous seriez un ami d’Akida-san ?
Un silence lui répondit, puis une voix masculine (Yamada-san était donc de sexe masculin, ce qui ne coulait pas de source) répondit sur un ton assez hésitant :
— Oui… et vous êtes… ?
— En l’occurrence, bloquée en plein Tokyo avec un Akida-san saoul comme un cochon assis par terre à côté de moi. Si vous êtes très amis tous les deux, c’est le moment pour vous de lui prouver votre amitié de façon concrète, parce que là, je lui tiens compagnie uniquement parce qu’il a menacé de me faire virer si je le laissais en plan, mais vraiment déjà que je n’aime pas mon job, je commence à sérieusement envisager la possibilité de l’abandonner sur place.
Ayu se demanda un instant si elle n’était pas allée un brin trop loin… mais à sa voix, son interlocuteur semblait du même âge qu’elle et Akida-san ; et puis si vraiment elle s’était couverte de honte, elle n’aurait qu’à s’arranger pour ne jamais croiser cet homme. De toute façon, elle avait bien l’intention d’effacer à jamais de sa mémoire cette nuit désastreuse dès qu’elle se réveillerait après quelques heures de sommeil – si elle réussissait à dormir un minimum avant de partir pour le travail.
— Dites-moi où vous êtes et ne bougez pas, décréta Yamada-san. J’arrive dès que possible, et surtout, essayez d’éviter les éventuels paparazzis, sinon on va vraiment avoir des soucis.
Ayu le rassura qu’elle y avait pris garde, puis donna leur position dans la ville avant de raccrocher, et de remettre le portable d’Akida-san bien au chaud dans sa poche de blouson, qu’elle referma pour qu’il évite de perdre ses affaires, vu son état.
Debout, immobile dans la nuit – et plus particulièrement le froid – elle eut largement le temps de se redemander ce qu’elle avait fait pour mériter de se retrouver fourrée dans une galère pareille. Étrangement, le temps avait tendance à s’étirer comme un chewing-gum entre des mains d’écolier lorsqu’on surveille, en talons aiguilles par un froid glacial, un type sévèrement imbibé qui essaie de se faire vomir. Saisie d’une compassion soudaine, elle s’accroupit près de lui et déclara :
— Votre ami Yamada-san va bientôt venir vous chercher. Mais c’est vrai que si vous pouvez vomir dehors plutôt que sur ses sièges de voiture ça vous évitera d’être la cible de beaucoup de rancœur de sa part, je pense.
Elle faillit lui proposer son aide, pour un bon coup de pied dans l’estomac par exemple, mais la politesse autant que le respect l’en empêchèrent. D’autant que le geste eût été presque gratuit, et donc relativement immoral. Or, Ayu aimait être en règle avec sa conscience.
Il fallut vingt bonnes minutes encore à attendre dans le froid avant qu’un taxi ne pile non loin de l’entrée du parc ; elle vit sortir du véhicule un homme de grande taille qui tentait de dissimuler ses traits à l’aide d’une capuche et de lunettes de soleil – à quatre heures moins dix du matin. Lorsqu’il passa sous un lampadaire, Ayu put entrevoir le bas de son visage, et il lui sembla familier ; l’homme devait sans doute être une célébrité du même tonneau qu’Akida-san. Arrivé à la hauteur d’Ayu, il s’inclina brièvement et elle lui rendit la politesse ; puis il se tourna vers son ami qui, ayant remarqué sa présence, tentait de se relever en réussissant plus ou moins mal sa périlleuse entreprise.
— Vous n’avez pas été suivis ? s’enquit Yamada-san.
Ayu haussa un sourcil. Elle savait que les tabloïds étaient coriaces, mais était-ce une raison suffisante pour agir comme dans un film d’agents secrets ?
— Non, je ne pense pas, répondit-elle. J’étais assez occupée à essayer de l’empêcher de tomber, mais j’imagine que si quelqu’un nous avait braqué un flash dans la figure je m’en serais rendu compte.
Akida-san, vacillant, supportait visiblement mal d’avoir retrouvé son statut de bipède ; il s’empressa d’aller vomir dans un buisson.
— Merci de vous être occupée de lui, rajouta Yamada-san. Je vais le ramener.
— Y’a pas de quoi, et bon voyage. J’ai hâte d’aller me coucher.
— Je vous proposerais bien de vous déposer en passant, mais je préfère éviter qu’on nous voie monter dans la même voiture.
Pourquoi, elle sentait le poisson ? Ayu se retint de poser la question, pour ne pas être inutilement impolie envers celui qui la libérait de ce fardeau. Elle se contenta de répondre :
— Pas grave, je connais le chemin pour rentrer chez moi. J’aurais juste une chose à vous demander : vous pourriez essayer de lui faire se laver le visage avant de dormir ? Peut-être même mettre un peu de crème sur les cernes et une poche froide sous les yeux ?
Les lunettes de soleil l’empêchèrent de voir si Yamada-san ouvrait des yeux ronds, mais son décrochage de mâchoire accompagné d’un haussement de sourcil suffit à lui faire comprendre que la requête semblait étrange.
— Je dois le maquiller dans quatre heures pour toute une journée de tournage, se crut-elle obligée d’expliquer.
Yamada-san hocha la tête.
Ils se saluèrent brièvement, et Ayu prit la direction de son appartement sans même vérifier que son boulet préféré soit bien monté dans la voiture ; elle avait quatre heures pour rentrer chez elle, se doucher, dormir et tenter d’avoir figure humaine lorsqu’elle arriverait au travail, d’autant plus qu’elle aurait fort probablement un certain retard, voire un retard certain. Ce n’était pas que celui qu’elle avait à maquiller soit censé arriver exactement à l’heure, évidemment. Mais elle aimait bien ne rien avoir à se reprocher.
Et si Akida-san se montrait désagréable ou lui faisait une réflexion de quelque ordre que ce soit, elle lui ferait avaler son poudrier.
End Notes:
Et voilà, c'est tout pour cette fois ! A votre avis, Akida-san a-t-il un meilleur jour à présenter, ou est-ce qu'il n'y a plus rien à sauver ? Et ce Yamada-san qui n'est pas mal non plus, vous voudriez le revoir ?
Chapitre 6 by Aoife OHara
Contrairement à ses craintes, Akida-san ne se révéla pas être un problème le lendemain matin ; il arriva à peu près autant en retard qu’à l’ordinaire et grommela un vague remerciement au sujet de la nuit passée.
Ayu, par contre, était dans un état autrement plus abîmé que son bonhomme ; elle n’avait presque pas pu dormir, les quelques minutes de sommeil qu’elle était parvenue à grappiller l’avaient achevée, et elle n’avait même pas eu le temps d’appliquer autre chose qu’une bonne couche d’anticernes qui ne cachait malheureusement pas les cercles noirs qu’elle avait sous les yeux.
En clair, elle avait une mine abominable, elle était d’une humeur de chien, et n’avait qu’une seule envie : rentrer se coucher. Mais avant, il fallait impérativement qu’elle trouve un moyen de se bourrer de caféine, sinon elle allait s’endormir sur le plateau, et inutile de préciser que ce serait incroyablement mal vu.
Cependant, Akida-san n’avait pas l’air totalement réveillé non plus ; il oublia successivement dans les loges sa veste, puis ses feuilles de dialogue, et enfin il garda ses lunettes de soleil sur le nez au moment de tourner. Sa veste lui fut amenée par une costumière zélée, ses dialogues lui furent glissés par Takashi-san et ce fut Ayu qui lui retira ses lunettes avant que le réalisateur ne se fâche pour de bon. La jeune fille constata avec satisfaction qu’au moins, tout célèbre qu’il était, Akida-san ne pouvait pas empêcher les gens avec lesquels il travaillait de réaliser qu’il était un imbécile sans conscience professionnelle.
À la pause-déjeuner, elle réussit à entraîner Midori à l’extérieur pour un déjeuner arrosé de café au pied de l’immeuble. C’était une mauvaise idée : il faisait atrocement froid. Par compassion, Midori lui proposa de l’aider à cacher ses cernes, mais Ayu déclina gentiment l’offre. Non seulement elle pouvait s’en sortir toute seule, mais en plus elle avait bien envie de rendre à son client préféré la monnaie de sa pièce, à savoir, faire face pendant d’interminables minutes à quelqu’un accablé par une gueule de bois doublée d’une nuit blanche.

Elle avait bien choisi son jour pour venir travailler dans un état pareil ; bêtement, elle avait oublié qu’Akida-san tournait deux heures de plus ce soir-là, et puisqu’elle ne s’était vraiment liée d’amitié avec personne parmi les maquilleuses, il lui fut impossible d’échanger ses deux dernières heures. Elle finirait donc à neuf heures… ce qui lui laissait largement le temps de mourir dans la réserve, recroquevillée dans un carton pour que personne ne la surprenne en train de faire une sieste.
Ayu finit par trouver un compromis acceptable ; elle transigea avec ses bonnes habitudes et vaporisa une bonne couche de bombe sur le visage d’Akida-san pour fixer le fond de teint, et s’assura auprès de lui qu’il n’y avait rien de particulier dans la scène qui nécessite de le remaquiller régulièrement. Elle en profita pour s’éclipser en salle fumeurs pour se tenir éveillée avec un café serré et une bonne dose de nicotine.

Lorsqu’elle se réveilla, ce fut à cause d’un bruit sec et relativement agressif, juste devant son visage. Elle ouvrit les yeux avec difficulté : Akida-san tapotait la table avec la branche de ses lunettes de soleil pour la réveiller, et il ne s’y prenait pas doucement. S’il devait la réveiller, cela signifiait… cela signifiait qu’elle s’était endormie.
Ayu bondit de sa chaise, ne réduisant malheureusement guère sa différence de taille avec Akida-san, et fit de son mieux pour avoir l’air parfaitement réveillée. Manque de chance, son client attitré la dévisageait, un sourcil levé, l’air plus que dubitatif.
— Oui, bon, d’accord, j’ai dû m’assoupir un instant, concéda-t-elle.
— Un peu, oui, c’est neuf heures et demie, la nuit est déjà tombée et les studios sont en train de se vider.
Elle bondit à nouveau, et dégaina son portable : ce n’était pas une blague, elle avait bien dormi plus d’une heure alors qu’elle aurait dû être en train de travailler. Sa conscience commença à la faire grimacer, jusqu’à ce qu’Akida-san lui enjoigne, d’un signe de tête, de retourner dans les loges.
— Je vais pas me démaquiller tout seul, déclara-t-il. Et puis, ça va, moi aussi j’ai la gueule de bois, je ne vous ferai pas virer pour une petite sieste.
À moitié soulagée – car elle avait désormais l’habitude de rester sur ses gardes avec lui – Ayu lui emboîta le pas et s’empressa de sortir des cotons et la lotion démaquillante.
Akida-san se laissa choir dans son fauteuil comme une masse ; visiblement, ce n’était pas ce soir qu’il allait retourner faire la fête. Puisqu’il était déjà tard, Ayu ne se dépêcha même pas ; elle était bloquée avec lui dans la loge et c’était tant pis, elle n’allait pas bâcler son travail pour l’éviter. Après tout, depuis qu’elle l’avait vu vomir tripes et boyaux moins de vingt-quatre heures plus tôt, il était clairement moins impressionnant à ses yeux.
D’abord, elle le démaquilla avec sa lotion habituelle, puis, certaine que quoi qu’il arrive il ne se relaverait pas le visage une fois rentré chez lui – sinon elle l’aurait remarqué – elle profita de son état de somnolence pour aller chercher un peu d’eau tiède et lui nettoyer la figure après tout ce maquillage. Il sembla tiquer, mais ne se donna pas la peine d’ouvrir les yeux ; Ayu continua donc son travail.
Par chance, il avait une peau impeccable qui n’avait pas tendance à former d’affreux boutons à chaque fois que les pores étaient étouffés – dans le cas contraire, au vu de la couche de fond de teint dont il avait quotidiennement besoin, son visage se serait déjà transformé en une énorme boursouflure. Il y avait sûrement là une théorie à formuler à propos de la corrélation entre la qualité surnaturelle de la peau du visage et le degré de célébrité qu’il était possible d’atteindre.
Elle acheva son travail avec une petite crème hydratante très légère, histoire que la peau puisse respirer mais que son visage ne se retrouve pas paralysé par le froid en sortant. Satisfaite, Ayu rangea son matériel puis tapota doucement la joue du jeune homme assoupi dans son fauteuil. Il se réveilla avec difficulté et cligna des yeux plusieurs fois en dévisageant Ayu.
— Voilà, c’est bon. Je pense qu’on peut prévenir le veilleur et rentrer chez nous, j’ai terminé et vous êtes à nouveau au naturel. D’ailleurs ça tombe bien parce qu’il n’y a plus de fond de teint et les trousses des autres sont sous clef.
Un rapide examen dans la glace suffit à Akida-san pour faire une moue digne d’une diva.
— J’ai des cernes.
— Après une nuit pareille c’est assez normal, oui, confirma Ayu.
— Non, je veux dire, votre boulot c’est de faire en sorte que je n’aie pas de cernes.
Ayu cligna des yeux et respira profondément. Elle allait lui faire manger le tube vide de fond de teint. Sérieusement. Et elle le ferait passer avec la lotion démaquillante. Ce n’était même pas la peine qu’elle lui rappelle qu’elle était censée le maquiller uniquement pour le tournage ; il était bien entendu en train de jouer au con avec elle, et malheureusement, il pouvait la faire virer aussi facilement qu’il avait exigé qu’elle travaille exclusivement pour lui, et ne semblait pas du genre à s’embarrasser de scrupules pour ce genre de choses.
— De toute façon il va falloir faire avec, déclara-t-elle d’un ton docte, parce que le tube est vide, et puisque c’est le week-end tout le monde a enfermé à clef les trousses de maquillage. Vous n’aurez qu’à vous maquiller chez vous si vraiment ça vous manque.
— Non, parce qu’après je sors, et il est hors de question que je sorte avec une tête pareille.
Ayu écarquilla les yeux. Ce qui ne devait guère se voir puisque de toute façon elle les avait très petits contrairement à son interlocuteur, mais elle écarquilla tout de même les yeux, et demanda :
— Vous sortez encore ? Cinq soirs de suite ?
— Ça vous concerne, peut-être ?
Elle faillit lancer une répartie cinglante mais se retint juste à temps. Mais peut-être aurait-elle dû dire quelque chose quoi qu’il en soit, car Akida-san décréta :
— Vous devez sûrement avoir des produits corrects chez vous. Vous allez m’en passer.
À présent ce n’était même plus la peine pour Ayu d’écarquiller les yeux, de décrocher la mâchoire ou de laisser échapper des exclamations indignées ; il avait visiblement son idée bien ancrée dans la tête.
— Mais vous pouvez en trouver dans un combini en rentrant chez vous, de l’anticerne !
— C’est hors de question que j’utilise n’importe quoi. J’ai rendez-vous avec une américaine, il faut que j’aie l’air présentable.
Quinze minutes et quelques cris de rage plus tard, Ayu se mit en route pour son appartement, Akida-san dans son sillage.
End Notes:
Voilà, et des cris de rage, Ayu n'a pas fini d'en pousser ! Alors, que pensez-vous de ce retour au travail après la soirée mouvementée de la veille ? Et à votre avis, que va-t-il se passer chez Ayu pour les heures supp' de maquillage ? Réussira-t-elle enfin à lui carrer une bouteille de laque en travers du gosier ? En attendant le chapitre 7, vous pouvez toujours me laisser vos spéculations en commentaire, ce serait super !
Chapitre 7 by Aoife OHara
— Je monte vous chercher de l’anticerne, je reviens vous le donner, et vous disparaissez de ma vue jusqu’à lundi matin, d’accord ?
— Pourquoi vous fatiguer à monter et redescendre, je peux passer le prendre et partir ensuite, objecta Akida-san.
— Ce serait une possibilité, mais très franchement, je ne tiens pas à ce que vous sachiez exactement où j’habite.
— Peuh. Comme si j’allais vous sauter dessus, alors que vous êtes moche.
Elle faillit répliquer « si moi je suis moche alors toi tu es un connard patenté », mais d’une elle n’était pas certaine qu’il saisisse le sens du mot patenté, et de deux, il était en était effectivement un, ce qui rendait discutable le sens de sa repartie.
Ayu se contenta donc de soupirer et entra dans l’ascenseur, non sans jeter un regard assassin au jeune homme nonchalamment appuyé contre le mur, le visage dissimulé par une capuche et ses éternelles lunettes de soleil. Il n’avait qu’à les garder à son rendez-vous, s’il tenait tant à planquer ses cernes.
L’ascenseur arriva enfin à son étage ; Ayu s’appuya sur la porte pour sortir ses clefs, mais celle-ci s’ouvrit d’elle-même ; elle n’était pas fermée. Ce qui était tout à fait bizarre, étant donné qu’Ayu avait toujours été maniaque des serrures et n’oubliait jamais de toutes les verrouiller. Inquiète, elle faillit redescendre chercher Akida-san pour qu’il l’aide à mettre en fuite un éventuel cambrioleur ; mais son amour-propre l’en dissuada à peu près au moment même où l’idée se formait dans son esprit.
Prudemment, Ayu ouvrit la porte et pénétra dans l’appartement ; et ce qu’elle y vit lui confirma définitivement qu’elle était en train de vivre une journée pourrie, et que celle-ci le resterai jusqu’au bout.
Au milieu de l’appartement, en train de fouiller dans ses CD, se tenait Honma Yu, la seule personne qu’elle avait encore moins envie de voir qu’Akida-san, et dont elle venait de passer plusieurs mois à tenter d’effacer jusqu’au souvenir. S’il n’avait pas remarqué son arrivée, elle aurait volontiers tourné les talons et campé à l’étage supérieur en attendant qu’il parte. Visiblement, il avait gardé sa clef ; elle allait au moins pouvoir profiter de l’occasion pour s’assurer que plus jamais il ne remette la main dessus.
Yu ne l’avait pas encore vue. Son cœur battait la chamade. Elle essuya ses paumes moites sur son pantalon pour se redonner une contenance, puis déclara sur le ton le plus égal possible :
— Bonsoir. Tu sais quoi, je ne vais même pas te demander ce que tu fais ici ; je veux juste que tu me donnes la clef et que tu repartes, très loin, très longtemps. Ca me semble assez clair, comme ça.
Le jeune homme sourit.
— Salut. Je suis passé voir si je n’avais pas oublié mes premiers CD des Tokio.
— Ils sont dans la petite boîte à côté du radiateur, avec absolument tout ce qui t’appartient ici. Donc ça tombe super bien, tu les prends, tu poses la clef à la place de la boîte et tu t’en vas immédiatement, avant que je commence à m’énerver. Je me trouve déjà super gentille, là, et j’ai vraiment eu une journée pourrie alors s’il te plaît, barre-toi maintenant et prends note du fait que je ne veux plus jamais voir ta tête où que ce soit.
Elle se demanda s’il réaliserait qu’elle parlait sans s’arrêter pour donner le change. Serait-il encore capable de déceler la peur dans sa voix, même noyée sous un torrent de paroles ?
Yu-kun se dirigea vers la boîte désignée par Ayu et commença à tranquillement passer en revue son contenu. La jeune femme jeta un coup d’œil aux quatre murs à la recherche de quelque chose pour lui taper dessus en cas de problème ; elle était très petite, très faible, et si jamais cela tournait à la dispute, elle préférait ne pas être en désavantage total. Mais visiblement, à part lui abattre une casserole sur la tête ou bien l’assommer avec le cuiseur à riz si toutefois elle parvenait à le soulever assez haut, les opportunités d’attaque semblaient considérablement réduites.
Elle avait fini par se résoudre à ne plus jamais le recroiser après avoir enfin réussi à s’en débarrasser quelques mois plus tôt ; une dernière rébellion de sa part avait suffi à l’impressionner, et il avait simplement disparu sans laisser d’autre explication qu’un post-it sur l’oreiller. Une fois le premier choc passé, ainsi que quelques longues semaines à sursauter à chaque fois qu’elle entendait du bruit dans l’appartement, elle avait fini par s’y faire et appréciait son absence comme elle ne s’en serait jamais crue capable – sans lui, même avec un travail tout pourri, elle revivait. Autant dire qu’il était hors de question qu’il s’éternise ici ne serait-ce qu’un instant de plus.
— Honma Yu. Prends tes affaires, laisse ta clef et va-t’en.
— Tu vois, répliqua-t-il tranquillement, c’est un peu pour ça que tu n’es pas capable de garder un mec. Franchement, tu penses vraiment qu’il y a quelque chose d’attirant dans ta façon de me parler ?
— Peut-être parce que justement, ma seule envie c’est que tu t’en ailles, fit remarquer Ayu en tentant de ne pas rentrer dans son jeu. Je ne veux rien savoir sur quoi que ce soit, je me moque de ton avis ; maintenant, dehors, la porte est encore ouverte alors profite.
Quelques années plus tôt, elle n’aurait jamais osé parler à un homme comme ça ; mais à présent, notamment à cause de celui-ci, elle ne s’en laissait plus conter.
— Décidément, déclara Yu-kun. Déjà que tu n’étais pas belle, mais maintenant en plus t’es pas aimable. Si tu finissais ta vie seule avec un chihuahua ça ne m’étonnerait pas du tout.
— Arrête de te croire dans un soap avec des répliques à la mords-moi-le-nœud, on est dans mon appart, il n’y a que toi et moi, et encore pour toi c’est juste provisoire, tu vas me faire le plaisir de sortir immédiatement, parce que je ne rentrerai pas dans ton jeu stupide.
— Pourquoi, qu’est-ce que tu vas faire ? Tu vas me jeter dehors à la force de tes petits poings ?
— Non, pas à la force de mes petits poings
Ayu alla calmement fouiller dans son armoire à produits professionnels, en espérant très fort que son idiot d’ex petit ami ne comprenne pas trop vite ce qu’elle avait en tête. Sa bombe de latex pour les prothèses de nez devait forcément se trouver quelque part dans le carton du bas. Mais pourquoi était-il aussi grand ? Pourquoi ne l’avait-elle pas rangé, comme elle se l’était trop souvent promis ? Même si elle s’efforçait de n’en rien laisser paraître, Ayu était de plus en plus anxieuse. S’il ne sortait pas très vite, elle allait s’énerver et les choses tourneraient au vinaigre ; et une femme d’un mètre cinquante est en droit de se faire du souci lorsqu’un homme de plusieurs têtes de plus qu’elle squatte son salon avec des airs menaçants. D’accord, maintenant qu’elle était face au mur de fond de son armoire, elle pouvait se l’avouer ; elle avait vraiment, vraiment la trouille.
Enfin, elle mit la main sur la bombe de latex et se retourna vers Yu-kun ; le visage détendu de celui-ci se métamorphosa, le sourire agaçant disparut et il soupira :
— D’accord, fini de jouer, j’avoue, j’aurais besoin de vendre un ou deux trucs qu’on avait achetés tous les deux.
— Tu fais un pas vers moi et je te pulvérise un demi-litre de latex dans la figure, ça te va comme réponse ? La clef, la porte, c’est la dernière fois que je le répète.
Malheureusement pour Ayu, elle était parmi les rares enfants du pays qui n’avaient jamais pratiqué un art martial au moins à l’école primaire. Yu-kun n’eut que deux pas à faire et il lui tordit le poignet en une fraction de seconde ; elle lâcha la bombe avec un cri, et tenta de se débattre du mieux qu’elle le pouvait, mais ce n’était pas non plus comme si elle était de taille à lutter. Il savait exactement comment lui faire mal. Elle s’en remit alors à sa dernière ressource ; elle cria. Sur tous les tons et dans tous les registres, mais le message principal était plus ou moins le même, à savoir « lâche-moi, et pars » – en moins poli. Soudain, la porte entrouverte s’ouvrit en grand sur quelqu’un qu’elle avait complètement oublié.
— On dirait que vous n’avez pas encore cherché d’anticerne.
Yu-kun leva un sourcil.
— C’est qui celui-là ? Ne me dis pas que c’est ton mec ?
— C’est quelqu’un qui n’aime pas les nuls, répliqua Akida-san, mais s’en prendre à une femme c’est nul, donc tu es un nul et devine quoi, je peux déjà te dire que j’aime pas ta tête.
Ayu ferma brièvement les yeux. En tout cas c’était certain, c’était une chance immense qu’Akida-san n’ait pas à écrire ses dialogues, parce que même si l’intention y était, la forme laissait incroyablement à désirer.
— C’est un ami à vous, Fuse-san ?
— Pas vraiment, non, juste un ex, répondit-elle tant bien que mal, coincée contre le mur par le coude de Yu-kun.
— Et c’est normal qu’il soit chez vous à cette heure ?
— Absolument pas, d’ailleurs je ne sais même pas pourquoi il ne m’a pas rendu la clef en partant.
— Hé, ho, je vous signale que je suis toujours là, lança Yu-kun.
L’expression d’Akida-san se durcit.
— Oui, justement, j’allais le faire remarquer ; qu’est-ce que tu fous encore là, au juste ? J’étais pas venu pour ça, mais si tu ne changes rien très vite tu vas te retrouver avec mon poing dans les gencives. Je te préviens, j’adore me battre mais mon manager ne me laisse jamais faire, donc si tu m’énerves on va se battre.
Visiblement, les choses tournaient plutôt mal pour Yu-kun ; il ne pouvait plus emporter ce qu’il était venu chercher – pour ne pas dire voler – et il était à deux doigts de se faire casser la figure. La joue toujours écrasée contre le mur, Ayu se demanda si pour une fois, pendant une courte minute, elle ne pouvait pas s’autoriser à apprécier la présence d’Akida-san.
Finalement, Yu-kun grommela quelques paroles aussi désagréables qu’impolies, et se dirigea vers la porte ; Akida-san le saisit par le col au passage, profitant de sa grande taille, et fit remarquer :
— J’ai cru comprendre que tu avais encore les clefs de mademoiselle avec toi, tu vas réparer cette erreur avant de partir, d’accord ?
Mortifié, Yu-kun fouilla un moment dans sa poche pour en sortir les clefs qu’il déposa près du radiateur ; au passage, il rafla la boîte contenant ses affaires, et après un avoir lancé un regard noir à Ayu, il prit la porte avec une mauvaise humeur plus qu’évidente.
La jeune femme ne fut soulagée que lorsqu’elle eut violemment claqué la porte derrière lui.
— Eh ben, je sais pas si tous vos ex sont comme ça, mais quel naze, s’exclama Akida-san. Vous aimez ça ou c’est tout ce que vous pouvez vous permettre comme genre de mec ?
Elle lui jeta un regard qui en disait long :
— Vous voyez, j’étais sur le point de vous remercier et même d’avoir un peu d’affection pour vous, mais je crois que je vais juste vous mettre un peu d’anticerne et vous souhaiter une bonne nuit.
— Je trouve que c’est plutôt une bonne idée, ouais, confirma Akida-san.
— Au moins on est d’accord. Mais, merci quand même.
— Que ce soit clair, je l’ai juste fait filer parce que j’avais besoin de vous. Vous mettiez un temps fou à redescendre et j’ai fini par partir à votre recherche, jusqu’à ce que j’entende crier. Alors pas la peine de tomber amoureuse de moi.
Ayu leva les yeux au ciel. Est-ce que quelqu’un lui avait déjà expliqué le sens du mot « suffisance » ? Elle lui désigna la table pour poser ses affaires et une chaise près de la lampe pour qu’il s’asseye ; très vite, elle émergea de son armoire avec un gros bâton d’anticerne et quelques tubes de fond de teint fluide.
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Je mélange, expliqua Ayu. Ce sont des produits que j’utilise pour moi seulement, et vous avez le teint plus foncé. Maintenant arrêtez de bouger, vous faites ça très bien, et laissez-moi faire.
Il repartit quelques minutes plus tard, presque sans un mot ; Ayu s’effondra sur son lit. Plus jamais de journée pareille, non, vraiment, plus jamais.
Ce soir-là, elle poussa sa table contre la porte d’entrée et posa un vase sur le rebord. Elle n’avait aucune envie d’avoir de mauvaise surprise au beau milieu de la nuit ; malgré sa fatigue, il lui fallut un bon moment avant de parvenir à fermer l’œil.
End Notes:
Vous y avez cru, à cette histoire d' "Akida-san mon héros", pas vrai ? Celui qui vole au secours de la veuve et de l'orphelin, avec le désintérêt le plus noble ! Enfin, c'est peut-être un mufle, mais au moins il a un bon fond, c'est déjà ça. Oh, vous avez remarqué, maintenant il sait où elle habite ! Reviendra-t-il dans l'appartement, et surtout, reviendra-t-il bientôt ?
Chapitre 8 by Aoife OHara
Fait ordinaire pour un samedi matin chômé, Ayu ne se réveilla pas aux premières lueurs du jour. Non, ce matin-là, il était plutôt 14h lorsqu’elle ouvrit enfin un œil pour se découvrir allongée de tout son long sur son couvre-lit, toujours vêtue comme la veille, et relativement courbaturée.
Elle perdit volontairement quelques minutes à se demander si on pouvait encore parler de matin ou pas dans ce cas précis, puis roula au pied du lit. Le choc acheva de la sortir du sommeil, et, dans un état second, elle alla prendre une douche, dans l’espoir que l’eau froide de son immeuble la réveille un peu. Effectivement, la douche lui fit peu à peu reprendre ses esprits ; mais était-ce vraiment une bonne chose ? Plus elle essayait, moins elle parvenait à chasser le souvenir de Yu-kun dans son appartement. Et penser à Yu-kun la déprimait complètement, c’était un fait avéré. Au point où elle en était, elle pouvait tout aussi bien prendre son petit déjeuner / déjeuner/ goûter seule dans son fauteuil devant sa fenêtre, avec un pot de nouilles instantanées, ou bien appeler Yuko. Mais Yuko avait été à ses côté pendant des semaines après que Yu-kun ait abandonné le navire, elle n’allait pas non plus la solliciter uniquement pour lui remonter le moral.
Et en plus, il n’y avait plus de nouilles. En fait, il n’y avait plus rien à manger nulle part dans l’appartement, excepté un vieux sachet de galettes de riz effritées et quelques condiments un peu partout dans les placards. En temps normal, Ayu aurait traîné les pieds jusqu’au combini le plus proche pour acheter les vivres de la semaine – c’est vrai qu’en général, elle faisait ses courses le vendredi soir – mais elle était juste trop fatiguée, et largement trop déprimée. Les courses pouvaient attendre quelques heures.
Afin de ne pas rester à se morfondre dans son fauteuil, Ayu décida de se faire du thé ; seulement, l’eau mit un temps fou à bouillir, temps qu’Ayu mit à profit pour refaire quelques centaines de fois le tour de son appartement ; chambre, salle de bains, chambre, pièce à vivre, chambre, salle de bains, chambre, pièce à vivre… elle avait mis un point d’honneur à ne pas déménager lorsque Yu-kun l’avait quittée, décrétant qu’elle pouvait parfaitement vivre dans un appartement rempli de souvenirs, même s’ils étaient désagréables. Effectivement, elle y était parvenue ; se faire plaquer ne signifiait en rien que la fin du monde était arrivée, et elle tenait à faire comme si de rien n’était pour se prouver que ce type horrible n’avait pas eu sur elle l’emprise qu’il avait voulu avoir. Mais à présent qu’elle l’avait revu, juste la veille au soir, tous ses souvenirs refaisaient surface, et elle détestait ça au plus haut point ; pire que ça, elle n’était pas du genre à s’apitoyer sur son sort, et le simple fait d’être d’une humeur pareille l’énervait encore davantage que d’avoir revu Yu-kun.
À six heures du soir, les crampes d’estomac étant devenues insupportables, Ayu fourra son porte-monnaie dans sa poche et déplaça la table qui était toujours devant la porte, pour sortir enfin de chez elle ; il était temps d’acheter à manger, et surtout, il était complètement hors de question qu’elle se laisse mourir de faim simplement parce que son ex l’avait contrariée. C’était déjà inacceptable que son ex la contrarie toujours ; logique, certes, mais pas acceptable du tout, elle pouvait parfaitement continuer sa vie sans se sentir déprimée à chaque fois qu’elle repensait à lui ; alors tant pis pour sa frange remontée en couette sur le haut de son crâne, tant pis pour son vieux pull complètement informe et son pantalon à carreaux, elle allait faire ses courses au combini, manger un peu, mettre de la musique dans son appartement et tout irait tout de suite mieux. Au pire, elle irait se coucher assez tôt, et voilà tout.
Forte de ces décisions, Ayu franchit la porte automatique du combini.

Alors qu’elle sortait du rayon des nouilles instantanées pour aller chercher des feuilles de nori à l’autre bout du combini, elle sentit son téléphone vibrer dans sa poche ; l’appelant était inconnu. Elle haussa un sourcil. Personne n’était susceptible de l’appeler un samedi soir. C’était louche. Peut-être Yu-kun qui revenait à la charge ? Ayu secoua la tête. Il valait mieux répondre, car sinon elle allait s’imaginer que c’était Yu-kun qui tentait de la joindre et cette histoire commençait à prendre une tournure monomaniaque des plus désagréables.
— Allô ? répondit-elle sur un ton presque soupçonneux.
— Fuse-san !
Elle faillit en lâcher son sac de courses.
— …Akida-san ? …je peux savoir où vous avez trouvé mon numéro ?
— J’ai passé un coup de fil à une fille qui s’occupe de la paperasse à la production. Fuse-san, est-ce que c’est chez vous que j’ai laissé ma sacoche ?
— Pardon ?
— Ma sacoche, répéta-t-il comme s’il s’adressait à un enfant particulièrement lent. Ma sacoche, que j’ai posée chez vous hier soir quand vous m’avez maquillé. Je la cherche depuis ce matin et pas moyen de mettre la main dessus, elle contient des papiers importants et j’aimerais la récupérer.
— Du calme, je retiens pas votre sac en otage, je ne suis même pas sûre qu’il soit chez moi. Je vais regarder, et si effectivement je l’ai, je vous rendrai votre sacoche lundi.
— J’en ai besoin maintenant.
Ayu ferma brièvement les yeux. Elle détestait lorsqu’Akida-san disait « maintenant ». Cela lui donnait la désagréable impression d’être revenue à une époque où l’esclavagisme était monnaie courante. Après un bref coup d’œil à l’heure, elle répondit :
— Selon où vous êtes, je peux passer vous l’apporter. Si, bien entendu, votre sacoche est chez moi.
— Je suis déjà en route, la coupa Akida-san. Je pense que je peux être chez vous d’ici cinq minutes si le taxi roule bien.
— …Pardon ?
Par chance, elle avait pris la peine de poser son sac de courses. Sinon, la bouteille de sauce aurait volé en mille morceaux en atteignant le sol.
— Akida-san, répondit-elle fermement, je ne me souviens pas vous avoir demandé de passer chez moi. D’ailleurs, je n’ai pas l’intention de vous recevoir, que ce soit bien clair. De toute façon, je ne suis pas chez moi pour le moment, alors vous vous passerez de votre sacoche jusqu’à lundi – si, bien entendu, elle est chez moi, ce dont je doute beaucoup.
— Bon, vous êtes où alors ?
— Hein ? euh, au combini. J’en ai pour un moment.
— Alors j’arrive. Je suis avec un ami qui pourra même porter vos courses, si ça peut vous motiver, et très franchement, toutes les femmes du Japon aimeraient être à votre place en ce moment alors vous avez intérêt à vous sentir motivée.
Estomaquée, Ayu eut juste assez de souffle pour répondre :
— Si j’avais besoin de ça j’irais dans un host club !
Mais Akida-san lui avait raccroché au nez.
Bien. Elle avait cinq minutes – non, quatre, trois peut-être – pour filer d’ici au plus vite, avec ou sans ses courses, afin d’éviter de croiser Akida-san qu’elle voyait suffisamment au travail sans avoir besoin en plus de voir sa tête le week-end. Seulement, s’il arrivait et qu’il ne la trouvait pas, il allait lui téléphoner. Et si elle ignorait ses appels, il y avait de fortes chances qu’il vienne chez elle sonner à sa porte jusqu’à ce que les voisins aient à le faire dégager.
Ayu tenta de réfléchir. La sacoche était-elle chez elle ? Elle avait peut-être le temps de traverser la rue, monter chercher la sacoche et redescendre pour la remettre à Akida-san, ce qui lui éviterait d’avoir à le recevoir chez elle une seconde fois. Elle détestait les visites, elle n’allait pas non plus recevoir des gens qu’elle ne pouvait pas voir en peinture !
Malheureusement, son téléphone vibra à nouveau. Comme si elle avait pressenti ce qu’elle entendrait, elle arracha d’un geste rapide l’élastique qui retenait sa frange en palmier sur sa tête et passa la main dans ses cheveux, non pas pour avoir l’air présentable, puisqu’elle avait déjà l’air d’être en pyjama, mais le moins ridicule possible. La voix au bout du fil confirma ses craintes.
— Vous êtes bien au combini qui se trouve en face de votre immeuble ?
— …
Elle ne put pousser la mauvaise volonté jusqu’à lui mentir ; deux minutes plus tard, les portes du combini s’ouvraient sur un homme de grande taille vêtu de vêtements trois fois trop larges, le visage dissimulé sous des lunettes de soleil, une casquette et une capuche de sweat-shirt. Aucun doute possible, c’était bien Akida Kei. Lui seul pouvait s’accoutrer ainsi en plein jour en dehors des quartiers sensibles de la capitale où les jeunes se croyaient aux États-Unis. Enfin, lui et son comparse qui le suivait de très près ; entre les deux hommes, seules les couleurs des vêtements variaient, et le pire, pensa Ayu, c’était que des habits aussi informes devaient très certainement coûter une fortune. C’était bien connu, les idoles ont des goûts de luxe. Ils étaient entrés comme si l’entièreté du combini était leur royaume, et la jeune fille pouffa discrètement.
Les deux jeunes hommes s’approchèrent d’Ayu avec des airs de conspirateurs cherchant à passer inaperçus, ce qui ne fit évidemment qu’attirer l’attention dans leur direction. Il valait mieux passer à la caisse le plus vite possible, si elle ne voulait pas se faire remarquer ; les deux suffisants l’oubliaient peut-être, mais Ayu était dans son quartier, et une réputation était très vite taillée. Déjà que le déménagement de Yu-kun avait été mal vu par les voisins, elle ne voulait pas non plus que naisse une rumeur selon laquelle elle se payait des hosts…
— Je vais payer ça, déclara-t-elle, vous et monsieur votre ami m’attendez ici, on va aller vérifier dans un instant si la sacoche est bien chez moi.
Et elle a intérêt à y être, rajouta Ayu en pensée, parce que sinon il y en avait un à qui elle allait faire manger sa casquette. Prise d’un doute en voyant le camarade d’Akida-san, elle se retourna rapidement :
— Vous, je vous ai déjà vu quelque part.
— À la télé peut-être, répondit Akida-san d’un ton condescendant.
— J’ai pas la télé. J’ai vu votre ami récemment.
Elle plissa les yeux et examina l’inconnu, jusqu’à ce que cela lui revienne :
— Yamada-san !
— …la fille du parc !
Soulagée de ne pas s’être lamentablement plantée, Ayu s’inclina poliment, son interlocuteur fit de même en lui décochant même un clin d’oeil, sous le regard impatient d’Akida-san.
— Et ma sacoche ?
— On va aller voir si elle est chez moi, votre, sacoche ! Mais à moins que vous ayez envie de payer pour mes courses à ma place, je vais aller faire la queue tout de suite.
— Et moi je vais chercher quelques bouteilles pour tout à l’heure, lança rapidement Yamada-san avant de disparaître entre les rayons.
Ayu faillit poser une question mais se retint très vite ; s’ils avaient l’intention de se mettre minable ce soir encore, ça n’était pas elle qui allait devoir se faire greffer un nouveau foie, par conséquent cela ne la regardait en aucune mesure, et franchement, elle ne voulait rien savoir. Exit la question.
Quelques minutes plus tard, le trio dépareillé arriva à la porte de l’appartement d’Ayu, respectivement chargés de deux sacs de courses pour elle, d’un sac de bouteilles d’alcool pour Yamada-san et d’assez de suffisance pour écraser une ville entière pour Akida-san.
Non vraiment, si la sacoche n’était pas chez elle, se disait Ayu, elle lui ferait manger sa capuche ridicule.
End Notes:
Voilà, il ne lui aura pas fallu longtemps pour retourner chez elle... Mais ils ne sont pas seuls ; est-ce que le superbe Yamada-san permettra de redorer aux yeux d'Ayu le blason des stars en général, terni par le non moins superbe, mais superbement chiant Akida-san ?
Chapitre 9 by Aoife OHara
Author's Notes:

Make up your mind reprend ! À longue absence, long chapitre.

— Bon alors, où est-ce que vous pensez l’avoir laissée ?
Akida-san fit quelques pas hésitants dans l’appartement.
— Dites donc, c’est encore plus en désordre qu’hier.
— Je vous ai pas demandé votre avis, juste de récupérer vos affaires et repartir où ça vous chante.
— Pourquoi, vous attendez du monde ?
— Justement non, c’est le principe.
— Alors vous devriez être ravie de nous avoir ici, il y en a qui tueraient pour ça.
— On vous a déjà dit que vous étiez d’un orgueil honteux ?
— On vous a déjà dit que vous étiez socialement handicapée ?
Ayu pinça les lèvres.
— Tant pis, j’assume. Vous étiez venu chercher une sacoche.
— Je peux manger quelque chose ?
Ayu et Akida-san se tournèrent vers Yamada-san avec une certaine surprise.
— Ben, vous avez l’air d’en avoir pour longtemps, et moi j’ai faim, statua-t-il. Donc autant fermer la porte et se poser un peu.
Il déposa ses chaussures à l’entrée et alla soigneusement tirer tous les rideaux de la pièce, puis laissa son sac rempli de bouteilles sur le comptoir de la kitchenette, avec un bruit qui fit craindre à Ayu la catastrophe et l’obligea à réfléchir à l’endroit où elle avait bien pu ranger sa serpillère. Elle faillit également demander aux deux invités forcés de faire preuve d’un minimum de politesse et retirer leur capuche, mais se ravisa, décidant que c’était peut-être aller trop loin.
Akida-san se mit en devoir de retourner le tas d’affaires laissées par Ayu sur la table, puisque c’était là qu’elle l’avait maquillé la veille ; pour autant qu’elle puisse le voir, il n’y avait aucune sacoche en vue. Le laissant farfouiller – de toute façon, il ne risquait pas d’aggraver le désordre qu’il y avait déjà – la jeune femme entreprit de ranger ses courses dans le placard et le frigo, évitant soigneusement Yamada-san qui était en travers de son chemin. Elle lui tendit un petit pain vapeur tout droit sorti du sachet de courses histoire de le faire tenir en place ; un homme de plus d’un mètre quatre-vingt retournant complètement son appartement suffisait, pas besoin d’un deuxième. Elle finit par s’asseoir sur une chaise proche de celle de Yamada-san et mordre distraitement dans son propre petit pain à la viande tandis que Yamada-san pianotait sur son téléphone portable. Akida-san leva la tête de sa fouille consciencieuse ; peut-être s’était-il résigné et avait-il décidé de rentrer chez lui et laisser définitivement Ayu tranquille ?
— Ils t’ont dit si la Meute a prévu de venir ?
Ayu leva un discrètement un sourcil. Yamada-san, lui, secoua la tête, et répondit vaguement qu’il était en train de poser la question. Après avoir rangé son portable dans sa poche, il se tourna vers Ayu pour savoir où étaient rangés les verres ; la jeune femme faillit lui rappeler que sitôt que son collègue aurait admis sa bêtise, ils allaient sortir tous les deux à la vitesse de la lumière et que ce n’était donc pas vraiment la peine de s’installer… mais Yamada-san ayant été relativement correct avec elle, elle n’allait tout de même pas se montrer désagréable. Surtout envers un invité. Et ainsi, inévitablement, elle lui indiqua le placard, avant d’aller ranger un paquet de cotons dans la salle de bain afin d’échapper au duo infernal.
Après quelques minutes dans la salle de bains, elle entendit vaguement Akida-san hurler qu’il n’arrivait pas à mettre la main sur « cette foutue sacoche de [ses] deux » et décida que le moment était venu de retourner dans la pièce principale pour rappeler aux deux idoles qu’ils n’habitaient pas là. Lorsqu’elle arriva effectivement dans la pièce à vivre, elle se surprit à regretter de l’avoir quittée.
— Et voilà ! s’écria avec enthousiasme Yamada-san lorsqu’il la vit.
Sur la table de la kitchenette trônaient trois verres largement remplis, et pas avec du jus d’orange.
— Mais qu’est-ce que c’est que ça ?
— Des cocktails. On ne va quand même pas déranger comme ça sans une petite contrepartie, et puis de toute façon, après on sort, on a besoin de commencer à boire un peu avant.
Ayu décocha un regard las à Akida-san. Une semaine entière à sortir tous les soirs. Elle allait devoir commander le fond de teint au kilo à la production dès lundi matin… à ce rythme, ils allaient finir par penser qu’elle le mangeait. Il ne tombait donc jamais malade, ce type ? Pour peu, elle aurait jeté les deux acolytes dehors sans autre forme de procès, mais après tout, Yamada-san était plutôt sympathique par rapport à Akida-san – et clairement beau gosse une fois débarrassé de ses lunettes de mouche et sa capuche format parachute. C’eut été criminel de se montrer désagréable avec quelqu’un d’aussi agréable à regarder, d’autant que ce n’était pas tous les jours qu’Ayu recevait ce genre de personne dans sa cuisine. Akida-san n’était pas près de compter là-dedans, puisqu’elle était bien déterminée à ne plus jamais le laisser franchir le seuil de sa maison. Soudain, un cri retentit au niveau de la porte d’entrée :
— Je l’ai… !
Miracle. Akida-san avait récupéré sa sacoche, Ayu allait enfin pouvoir terminer sa soirée déprime dans la paix et la tranquillité.
— Trop tard, répliqua Yamada-san qui fixait l’écran de son portable. Ils sont déjà arrivés.
Akida-san laissa échapper un juron.
— …Qui est arrivé, si c’est pas indiscret ? risqua Ayu.
— La Meute, répondit tout naturellement Yamada-san.
Devant son air dubitatif, il s’enquit :
— Tu lis jamais les journaux ?
— Non. Enfin si, parfois, mais jamais Tokyo Sports ni Friday, alors je suis rarement au courant des potins de stars, répondit-elle.
— Bon, on va expliquer ça simplement, alors. La Meute, c’est une bande de gars du même milieu que nous, qu’on ne peut pas supporter.
— Une bande de crétins imbus d’eux-mêmes et absolument pas professionnels, tu veux dire ! s’écria Akida-san qui semblait déjà bouillir d’une rage contenue.
Ayu se retint de justesse de faire remarquer à voix haute qu’il avait du mal à voir la poutre pharaonique qu’il avait dans l’œil, mais Yamada-san lui passa le bras sur les épaules et s’approcha d’elle pour chuchoter :
— Tu crois que Kei-chan est un des plus imbuvables mecs du milieu et que question ego et caractère de chiottes personne ne peut faire plus fort, pas vrai ?
Ayu garda le silence, pour deux raisons ; la première étant la politesse de ne pas confirmer ces affirmations sous le nez d’Akida-san avec qui elle allait devoir travailler les deux prochains mois encore ; la seconde étant l’état de choc dans lequel la plongeait le corps d’un homme si parfaitement splendide juste contre elle. Ah, il était fort, Yamada-san. Elle, en revanche, manquait d’entraînement quand il s’agissait de côtoyer des hommes à la plastique irréprochable ; s’il pouvait s’écarter un tout petit peu, le geste serait apprécié…
— Eh bien Kei-chan, aussi fou que ça puisse te paraître, c’est rien à côté de ces types-là. Enfin, entre nos deux groupes d’amis, c’est la guerre depuis quelque chose comme dix ans. Et comme quand on se croise c’est dangereux pour le décor, en général quand les uns arrivent quelque part, les autres évitent de les rejoindre, parce que les bagarres sont relativement mal vues des tabloïds et des agences.
La jeune femme acquiesça, et préféra siroter quelques gorgées de son cocktail histoire de ne pas paraître trop tendue, car Yamada-san ne semblait pas avoir prévu de la lâcher, et il était hors de question qu’elle paraisse affectée par cette proximité excessive. En plus, son eau de toilette sentait extrêmement bon. Si elle avait eu vingt centimètres de plus en taille et en longueur de cheveux, et un joli visage, elle n’aurait plus eu à hésiter longtemps avant de se jeter sur lui, Akida-san ou pas. Pas qu’il ait particulièrement une tête de prince charmant – ça faisait longtemps qu’Ayu ne pensait plus à ces sornettes – mais il fallait l’avouer, n’importe quelle fille était susceptible de craquer dans une telle situation et avec un tel homme, et Ayu était une n’importe quelle fille qui n’avait pas partagé son lit avec quelqu’un depuis de longs mois. Autant dire que dans l’hypothèse où elle se serait sentie assez jolie, elle n’aurait pas craché sur un Yamada-san pour son quatre heures. Enfin, vu l’heure, son dîner.
L’arrivée d’Akida-san sur la chaise d’à côté interrompit le fil de ses pensées, ce qui n’était d’ailleurs pas spécialement une mauvaise chose. Il pestait énergiquement, et ne se tut que pour boire la moitié de son cocktail d’une traite. Yamada-san le regarda en souriant.
— De toute façon, Kotaro était déjà là depuis une heure, et maintenant il a commencé à rameuter des gars d’autres agences. Ce serait complètement inutile d’aller voir si on peut les faire dégager, même avec du monde on n’y arriverait pas.
Ayu fixa le plafond le plus innocemment du monde, espérant qu’ils décident donc logiquement de prendre congé.
— Bon, préparez-vous pour la seconde tournée ! s’écria Yamada-san.
Sous l’effet de la surprise, elle écarquilla les yeux et son verre tout juste vide lui fut immédiatement arraché des mains et rendu une fois rempli d’alcool de riz. Ayu se tourna vivement vers Akida-san qui, lui, la connaissait assez pour savoir qu’elle n’avait qu’une envie – les mettre dehors – mais il ne réagit même pas et se contenta de vider son verre. On aurait presque cru qu’il la mettait au défi de résister au charme de son ami. Ou que justement, il testait sa résistance pour savoir si elle était imperméable au charme de tout le monde, ou seulement au sien – mais elle ne savait pas si elle pouvait le croire capable d’une réflexion aussi complexe.
— Autant ne pas se gâcher la soirée, déclara Yamada-san. Ah, je peux fumer ?
Suite au lent hochement de tête d’Ayu, il sortit un paquet de cigarettes de sa poche et entreprit d’en allumer trois en même temps pour les distribuer ensuite aux deux autres. Face à l’enthousiasme flagrant de ses compagnons d’infortune, il commença ainsi presque tout seul la conversation, riant de ses propres blagues, et remplissant les verres rapidement vidés.
À force de boire d’une traite leurs verres, Akida-san et Ayu finirent par réagir avec de plus en plus d’enthousiasme aux sollicitations de Yamada-san ; bientôt, ils entreprirent de plier la table et pousser les chaises pour mieux s’asseoir par terre, là où ils risquaient moins de tomber. Ayu réalisa très vite que malgré leur apparente joie subite, les deux comparses tenaient étonnamment bien l’alcool, comme on pouvait s’y attendre de la part de gens qui sortent boire en boîte un soir sur deux. Elle trouva vite plus sage de ne pas suivre leur rythme, et ne put que s’en féliciter lorsqu’elle put les voir se battre devant les enceintes de son ordinateur pour savoir lequel des deux allait mettre la musique. Ce fut Akida-san qui remporta le combat et il s’empressa de se déhancher dans les règles de l’art face aux enceintes comme s’il avait voulu les mettre dans son lit. Battu à plate couture, Yamada-san revint vers Ayu et la fit lever pour danser ; tout défilait devant ses yeux comme si elle n’était que spectatrice de la scène. Réfléchir, de difficile, était devenu quelque chose de quasiment impossible. Elle ne réfléchit pas aux voisins qui allaient fort probablement lui faire sa fête le lendemain matin, elle ne réfléchit pas à la gueule de bois qui n’allait pas manquer de suivre la matin suivant, elle ne réfléchit pas au fait qu’elle était en train de s’amuser avec Akida-san et son ami, entre tous, et ne réfléchit pas non plus lorsqu’elle commença à danser tout contre Yamada-san, ni lorsqu’ils décidèrent, dans leur euphorie alcoolisée, de terminer la bouteille de vodka en buvant au goulot tour à tour, pendant qu’Akida-san se déhanchait toujours comme un malade face au mur.
Lentement, les choses se brouillaient ; elle avait chaud, elle avait soif, elle avait envie de danser et trébuchait sur ses affaires qui traînaient au milieu du minuscule appartement, tombait, entraînait parfois Yamada-san à sa suite… petit à petit, tout se fondit dans un brouillard coloré, à la fois énergisant et apaisant.

End Notes:

Ma parole, mais... Ayu se détendrait-elle ? Tant mieux pour elle, surtout si elle n'irait pas faire dormir Yamada-san dans la baignoire. Mais au fait, est-ce qu'elle a une baignoire pour l'y ranger pour la nuit, ou...?

Chapitre 10 by Aoife OHara
Author's Notes:

Nous avions laissé Ayu boire et se détendre en compagnie d'Akida-san et de son acolyte ; auront-ils profité de la soirée pour bien faire connaissance ? Est-ce que cette soirée pourrait enfin changer l'ambiance au travail ?

Le lendemain matin, elle fut réveillée successivement par une voix masculine, et un mal de tête atroce qui lui vrillait le crâne. Sa toute première réaction fut d’enfouir la tête sous son oreiller pour ne pas que la lumière du jour atteigne sa rétine. Elle avait la langue pâteuse et un atroce goût de lendemain de fête dans la bouche. À peine consciente, plusieurs questions se bousculaient déjà dans son esprit dans l’attente d’une quel-conque réponse, comme par exemple, pourquoi se sentait-elle aussi atrocement malade au réveil, qui était l’homme qui était en train de parler de plus en plus fort dans le but probable de lui fendre le crâne en deux, qui était celui à côté d’elle, nu dans son lit… Yu-kun ?
Elle écarquilla les yeux et fit un bond ; la lumière l’aveugla plus sûrement qu’un spot de défilé haute couture et elle dut se raccrocher in extremis à son drap pour ne pas exposer ses seins aux yeux de tous – mais manifestement, l’un des deux hommes présents n’aurait rien découvert… Cillant avec difficulté, Ayu tenta de se reconnecter avec la réalité du monde ; celui qui était allongé comme à la plage avec son ventre musclé dépassant délicieusement des couvertures, c’était Yamada-san, et celui qui s’énervait dans la porte de la chambre, c’était Akida-san, ou du moins, à en croire la couleur de leurs cheveux – les yeux d’Ayu ayant toujours beaucoup de mal avec la mise au point lors des réveils de lendemain de cuite. Et plus Akida-san s’agitait, plus elle sentait sa nausée monter. N’y tenant plus, Ayu saisit le drap le plus proche pour s’envelopper dedans, bondit dans la salle de bains en claquant hâtivement la porte derrière elle et se précipita au-dessus des toilettes, plus rapide que son mal au cœur. Elle toussa longtemps au-dessus de la cuvette sans autre résultat que l’aggravation de sa nausée et ses maux de crâne. En plus, elle avait des crampes partout ; un rapide examen lui apprit également l’existence d’un gros bleu sur son avant-bras droit et un énorme sur la cuisse du même côté. Sur quoi était-elle tombée, mystère, mais elle allait probablement devoir mettre la main sur la colle extra forte et passer sa journée de gueule de bois à faire le ménage. Ô joyeuse perspective.
Des bruits de voix dans la pièce d’à côté lui rappelèrent la présence de ses deux invités surprise. À contrecœur, elle s’enroula solidement dans le drap qu’elle avait emporté et re-tourna dans la chambre ; à présent qu’elle y voyait clair, elle distinguait parfaitement Akida-san accoudé au chambranle de la porte qui râlait comme à son habitude, et Yamada-san tran-quillement étendu sur son matelas, visiblement pas gêné d’être nu comme un ver dans la vive lumière matinale, mais lui aussi sérieusement atteint par la gueule de bois à en juger par ses traits tirés. Ayu leur désigna brièvement la cuisine d’un geste large :
— Y’a du café dans le premier placard du côté de la porte.
Et comme aucun des deux n’avait l’air décidé à vider les lieux, elle alla jusqu’à la porte et poussa Akida-san jusque dans la pièce d’où il venait, puis ramassa avec difficulté les vête-ments qui lui semblaient appartenir à Yamada-san – même s’il n’y en avait pas beaucoup dans cette pièce – les lui colla dans les bras et entreprit de le tirer du lit puis le pousser hors de sa chambre. Lorsque les deux bonhommes furent dans la pièce d’à côté, elle laissa enfin tomber le drap pour attraper un ensemble de sous-vêtements dans son tiroir et un t-shirt pas trop moche, et, son paquet sous le bras, elle mit de côté ses préoccupations concernant les deux invités pas décidés à repartir, pour aller prendre une bonne douche.

Lorsqu’elle arriva dans la cuisine, fraîchement douchée, ses cheveux mouillés partant dans tous les sens, elle avait déjà les idées nettement plus claires qu’au réveil. Par exemple, si elle avait pu refaire une prise dudit réveil, elle n’aurait probablement pas osé sortir la tête de sous les draps en présence d’Akida-san, à qui elle allait devoir faire face pendant encore deux mois. Deux mois à maquiller tous les matins quelqu’un qui vous a vu vous tortiller dans un drap avec une tête de lendemain de fête après avoir couché avec son meilleur ami, quoi de plus réjouissant !
Elle constata avec surprise que Yamada-san avait pris la direction des opérations en ce qui concernait le nettoyage : il avait grossièrement poussé tout ce qui était dans le chemin entre les principales portes de l’appartement. Akida-san, lui, était assis devant son café, muet comme une tombe, le regard plus que vague et les cernes… les cernes habituels. Yamada-san l’avait rejoint, l’air à peu près aussi réveillé, et Ayu se versa un grand bol de café en essayant de ne pas trop en mettre à côté, avant d’aller les rejoindre à la table qu’ils avaient probablement dépliée eux-mêmes. Tous trois restèrent un très long moment silencieux, plongés dans la vague torpeur des réveils difficiles. Ayu n’osait même pas lever les yeux de son bol de café, trop anxieuse à l’idée de croiser le regard de l’un ou l’autre de ses compagnons d’infortune. Finalement, que s’était-il passé la veille ? Ils avaient beaucoup bu, beaucoup dansé, beaucoup bu… et effectivement, des bribes de souvenirs dans lesquels elle et Yamada-san n’étaient pas distants du tout lui revenaient de temps à autre. Mais une soudaine réflexion d’Akida-san à l’intention de son ami la tira de ses pensées.
— Putain, j’y crois pas. Tu t’es tapé ma maquilleuse.
Réflexion hautement philosophique qui lui valut une tape sèche à l’arrière du crâne de la part de Yamada-san, une ré-ponse qu’Ayu aurait adoré lui donner elle-même.
— Tais-toi et bois ton café.
Akida-san grommela, Ayu se retint de faire la moindre re-marque. Mais visiblement, Akida-san était sous le choc.
— Monsieur le roi des idées foireuses est de retour, dis donc.
Yamada-san eut un petit rire et répliqua dans sa barbe :
— Eh ben, tu sais pas ce que tu rates.
Le jet de café craché par Akida-san traversa complètement la table, et Ayu poussa un cri de protestation avant de saisir vivement un torchon pour réparer les dégâts tant qu’il en était encore temps. Yamada-san se permit même le luxe de renché-rir :
— En fait je dirais même que ça fait longtemps que j’ai pas passé une nuit comme ça. Pas vrai, Ayu-san ?
Heureusement, celle-ci n’avait pas encore porté son bol de café à ses lèvres, et se contenta de le reposer pour aller ranger le torchon qui traînait, histoire de tourner le dos aux deux jeunes hommes pour leur masquer son visage qui avait sûre-ment pris une délicieuse teinte piment rouge. Pourquoi chercher à l’embarrasser avec de telles réflexions ?
— Hm, j’étais passablement alcoolisée, alors, heu… c’est flou, déclara-t-elle sur le ton le plus neutre possible.
Malheur. Combien de temps lui restait-il déjà, à revoir ma-quiller Akida-san tous les matins ? Ah oui : deux mois. Elle se tourna vivement vers Akida-san et déclara :
— La douche est libre, si ça intéresse quelqu’un.
Il la dévisagea avec morgue pendant quelques secondes avant de répliquer :
— C’est pas moi qui ai passé la nuit à faire du sport de chambre, hein.
Mais il termina tout de même son bol d’une traite et partit vers la salle de bains en donnant des coups de pied dans tout ce qui avait le malheur de se trouver dans son sillage.
Ayu et Yamada-san restèrent ainsi face à face un long mo-ment. Ne voulant pas qu’il se fasse des idées, elle finit par s’éclaircir la gorge et déclarer :
— Bon, ben, c’est sympa, une soirée comme ça, parfois. Une seule.
Le ridicule de sa remarque la fit grimacer elle-même.
Il hocha la tête, absorbé par son café… puis leva les yeux.
— Moi, ça me va aussi. En plus je t’aime bien, donc pas de problème, on en reste là.
Elle faillit pousser un soupir de soulagement, mais préféra se justifier pour ne pas vexer inutilement Yamada-san, qui était après tout d’un calibre qu’elle n’aurait normalement jamais dû ne serait-ce que croiser dans la rue.
— Ne t’inquiète pas, ajouta-t-elle, c’est pas qu’il y a un pro-blème avec toi, c’est juste que déjà, les idoles complètement canon c’est pas ma catégorie, et en plus rien qu’avec ça je me demande déjà comment je vais pouvoir faire face à Akida-san tous les jours les deux prochains mois. Oh, et, j’ai décidé d’une période de célibat en ce moment.
— Bah dis donc, célibat ne rime pas avec chasteté, chez toi, hein ? remarqua Yamada-san avec un sourire jusqu’aux oreilles.
Horriblement embarrassée, elle piqua un fard directement dans son bol de café. Les hommes beaux et sûrs d’eux, c’était décidément beaucoup trop de souci.
Après de longues minutes passées à fumer des cigarettes, fixer le fond de leur bol et tenter d’ignorer Akida-san qui voca-lisait sous la douche – il semblait avoir un riche répertoire musical sur le thème de la trahison - ils finirent par déposer leurs bols dans l’évier et Ayu demanda de l’aide à Yamada-san pour extraire de l’étagère la plus haute son canapé pliant, pen-dant qu’elle s’occupait de replier la table et les chaises. Ah, les joies de la vie tokyoïte dans un appartement de nain de jardin déjà trop petit pour une fille d’un mètre cinquante… Finale-ment, après quelques coups de pieds dans le bazar qui traînait – elle rangerait plus tard… Oui, plus tard – ils réussirent à s’installer sous la fenêtre. Au moins, à présent, ils pouvaient continuer à ne rien dire, mais ils étaient assis confortablement.
Soudain, les vocalises ayant cessé depuis une ou deux mi-nutes, ils entendirent la porte de la salle de bains qui s’ouvrait et Akida-san qui revenait vers eux ; suite à un signe de tête d’Ayu, Yamada-san se leva alors pour aller prendre sa propre douche – retirant son t-shirt à mi-chemin, sans doute pour ga-gner du temps. Décidément, avec l’existence de ce type, la pudeur était définitivement morte et enterrée, très, très pro-fond. En fait, il était carrément exhibitionniste. Mais le fil des pensées d’Ayu fut interrompu par un bruit de glissement puis de chute, suivis d’un silence, puis d’un cri.
— Bordel, trois !
La porte s’ouvrit en grand et ce fut un Akida-san relative-ment mécontent qui aboya à la figure de son ami :
— Y’a des affaires à toi qui traînent de ton côté du lit, je te signale !
Voilà, c’était un parfait exemple ce que Ayu détestait con-cernant les lendemains de fête arrosée : les flashs infos de sa mémoire qui se manifestaient au moment où elle s’y attendait le moins. Écarlate, elle s’assit à l’extrême bord du canapé pour pouvoir maximiser la distance entre elle et Akida-san, lequel vint s’asseoir en plein milieu du petit canapé en grommelant dans sa barbe. On entendit l’eau de la douche qui commençait à couler, et Ayu tenta de chasser de son esprit les flashs mémoire dont elle se serait bien passée. D’autant que même en comptant ces vingt dernières minutes pendant lesquelles les souvenirs de la veille au soir ne cessaient de refaire surface, elle était toujours totalement incapable de trouver un fil conducteur ou le début d’une chronologie pour donner du sens à ce dont elle se souvenait. Cela dit, les bribes de souvenirs s’articulaient selon deux thèmes principaux : l’alcool, et le corps de Yamada-san. D’ailleurs, une fois le choc et la surprise passés, cela ferait fort probablement des souvenirs très agréables, mais pour le moment, elle était trop occupée à se demander comment mettre Akida-san dehors sans lui faire manger ses lunettes de soleil, qu’il venait de poser crânement sur son nez, probablement dans une tentative désespérée de dissimuler ses cernes. Tentative qu’Ayu ne pouvait que louer, étant donné l’effet reposant que cela avait sur ses nerfs. Après quelques longues minutes de silence, elle se tourna vers lui dans l’intention de lui demander s’il n’avait pas un chez-lui où il pourrait retourner, tout de suite par exemple, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge ; Akida-san la dévisageait attentivement, sourcils froncés, probablement très sérieux bien qu’Ayu ne puisse pas voir ses yeux. D’ailleurs, l’idée d’un Akida-san sérieux l’aurait presque faite sourire – dans une autre situation. Mais il finit par parler :
— Il devait être vachement bourré, Dai, quand même…
Ayu apprit ainsi deux choses ; tout d’abord, que le prénom de Yamada-san était Dai – et c’était un nom qu’il portait d’ailleurs rudement bien – et ensuite qu’Akida-san avait réel-lement la capacité d’être désagréable dans absolument toutes les situations. Elle avait eu encore un peu d’espoir, mais voilà qu’il était mort. Agacée, elle lui flanqua un coup de coussin et déclara qu’heureusement, même avec un demi-litre de vodka dans l’estomac, elle n’avait pas fait d’erreur monumentale. Sa réponse eut au moins le mérite de faire taire Akida-san qui semblait tout à fait prêt à continuer sur sa lancée. Honnête-ment, Ayu ne pouvait pas réellement dire que coucher avec Akida-san aurait été un cauchemar, vu son physique – bien qu’à voir ses déhanchés déchaînés, elle se fasse du souci pour le col du fémur des partenaires du jeune homme – mais l’aspect « professionnel » de l’affaire faisait que tout accrochage physique avec lui méritait un « non » catégorique et sans appel. Yamada, lui au moins, était plutôt du genre sympa.
Pourtant, Akida-san se contenta de laisser le coussin re-bondir par terre, et baissa légèrement ses lunettes d’aviateur pour la dévisager de plus près. Ayu frissonna, sans trop savoir si c’était à cause de ses cheveux mouillés qui lui donnaient froid ou parce qu’elle se sentait déstabilisée maintenant que c’était Akida-san qui la détaillait, et non l’inverse, comme c’était d’ordinaire le cas au travail. Elle ne pouvait pas s’empêcher de penser à la façon dont elle aimait tracer de son pinceau les contours de ce visage si bien dessiné qu’il semblait découpé au scalpel – alors que pourtant il ne l’était pas, elle avait bien cherché les signes révélateurs d’une opération, mais le jeune homme était sans aucun doute possible naturellement sublime. Il fallait absolument qu’elle trouve autre chose à quoi penser immédiatement, car ce n’était pas le genre de réflexion qu’elle pouvait se permettre d’entretenir pendant qu’ils se regardaient, les yeux dans les yeux, sans ciller.
— Et sinon, demanda-t-elle sur le ton de la conversation, vous avez un chez-vous où retourner, maintenant, où vous êtes encore là pour un moment ?
— J’attends Dai et on repart, normalement.
Le jeune homme se frotta longuement les yeux sous les verres de ses lunettes, puis se détourna d’Ayu et déclara :
— Mettez-moi de l’anticernes.
Elle se leva, à la fois se morigénant d’avoir si peu de résis-tance et se demandant s’il y avait une chance qu’il meure si elle lui faisait manger tout son tube d’un litre de crème hydratante. Finalement, après quelques minutes de réfection de façade, Akida-san s’estima satisfait juste au moment où Yamada-san sortait de la douche. La jeune femme bondit sur l’occasion pour les remercier à la hâte d’avoir amené à boire, les amener l’air de rien dans l’entrée de l’appartement pour finalement tenter de les effrayer à propos de l’état des bouchons en centre-ville s’ils tardaient encore trop à prendre le taxi. Akida-san enfila ses chaussures et sortit sans un mot, suivi de près par Yamada-san, souriant, qui fit promettre à Ayu qu’elle passerait à nouveau quelques soirées avec eux. Pressée de les voir déguerpir, elle acquiesça, et sortit dans le couloir de l’immeuble pour être bien certaine qu’ils partent, pour ne pas être dérangée pendant sa sieste du siècle.
Malheureusement, ses plans allaient se trouver compro-mis ; à peine avait-elle mis un pied dehors qu’elle tombait nez à nez avec son amie Yuko, aux yeux écarquillés, qui regardait s’éloigner les deux jeunes gens comme si elle avait vu des fantômes. Lasse, Ayu lui saisit le poignet pour qu’elle la suive à l’intérieur, puis claqua la porte derrière elles.

End Notes:

Selon vous, ce petit dérapage était-il a) le début de quelque chose, b) une incroyable erreur, c) une excellente (non)décision ? Quoi qu'il en soit, en ce qui me concerne, je suis plutôt satisfaite de ne pas être à la place d'Ayu le lundi matin qui va suivre !

Chapitre 11 by Aoife OHara

À présent qu’elle était seule avec Yuko, Ayu estima qu’elle pouvait se laisser aller, et s’allongea directement sur le tapis de la pièce principale, proposant à son amie de s’asseoir sur le canapé encore déplié si cela lui faisait envie. Ainsi, les bras en croix, la jeune femme put se laisser aller tranquillement à l’auto-apitoiement : elle était épuisée, avait un mal de crâne à se frapper violemment la tête contre les murs, l’impression que c’était la fête absolue dans son estomac comme si celui-ci n’avait pas encore compris que le jour s’était levé et que la soirée était finie, elle avait mal à peu près partout pour tout ce qui était bras, jambes, même les muscles de son dos la tiraillaient… Aussi décida-t-elle de ne pas chercher à discuter très profondément avec Yuko et de la laisser faire la conversation, ce qui tombait bien car son amie semblait avoir beaucoup de questions en réserve.

— Là, à l’instant… demanda-t-elle en serrant son sac à main contre elle, les deux hommes qui viennent de sortir, c’était bien… Akida Kei et Yamada Daisuke ???

Sa voix était montée dans des aigus impressionnants sur la fin de sa phrase et les traits d’Ayu se crispèrent proportionnellement à l’intensité de sa douleur crânienne. Elle nota au passage que finalement, Yamada s’appelait en vérité Daisuke, ainsi que l’ironie de la situation dans laquelle elle l’apprenait. Silencieusement, elle acquiesça, les paupières closes et les mains sur ses oreilles. Pendant que Yuko tentait de raccrocher sa mâchoire et d’appréhender la situation, Ayu se demanda ce qu’il convenait de faire à partir de maintenant. Deux choses semblaient complètement évidentes. D’une, elle allait ranger son appartement.

De deux, elle n’allait plus jamais échanger un seul mot avec Akida-san ou n’importe lequel de ses acolytes, à moins que ce ne soient des monosyllabes dans le plus strict cadre du travail. Plus un mot. Plus un seul. Jamais.

Avec le recul, elle réalisait qu’elle aurait pu vraiment faire des bêtises ; c’était finalement une chance qu’elle se soit réveillée aux côtés de Yamada-san et non pas de celui avec lequel elle était censée entretenir une relation purement professionnelle, tout aussi sublime qu’il puisse être. Voilà ce qui arrivait quand on travaillait avec des mecs canons : des ennuis, et puis c’est tout.

Après un long silence, Ayu se releva difficilement, tentant d’ignorer les hurlements de chaque muscle de son corps, et se traîna jusqu’au comptoir de la cuisine pour y récupérer le café tiède et deux grands bols, puis elle rejoignit Yuko sur le canapé. Finalement, lorsqu’Ayu eut le nez plongé dans son bol de café, à deux doigts de s’endormir dedans, Yuko prit la parole :

— Si étrange que puisse te sembler ma question… est-ce que je peux savoir pourquoi j’ai vu Akida Kei et Yamada Daisuke sortir de ton appartement avant dix heures du matin ? Ils sont juste très matinaux où est-ce que ça a un rapport avec le fait que l’état de ton appartement soit à mi-chemin entre le squat et la décharge municipale ?

Yuko n’était pas l’amie d’Ayu pour rien. Cette dernière laissa échapper un long soupir, puis se lança dans le récit fort laborieux des péripéties de la soirée de la veille, au fur et à mesure qu’elle retrouvait le fil des événements :

— Ils sont restés hier soir, et puis on a beaucoup bu… Mais c’est parce que la meute, ou la troupe, ou que sais-je encore, était arrivée en boîte… Alors Yamada-san a été plutôt sympa, il a fait des cocktails. Enfin ça c’était avant qu’on boive au goulot – mais j’avais pas tout cet alcool chez moi, Yamada-san l’avait apporté puisqu’ils sont passés me chercher au combini, et il en a profité pour acheter à boire… Enfin, ils ne sont pas venus me chercher hein, Akida-san passait juste par là et il a voulu récupérer sa sacoche chez moi, et puis…

Bizarrement, la chronologie des faits semblait incroyablement floue. Ayu se frotta la joue avec le plat de la main et se gifla légèrement pour tenter de remettre de l’ordre dans ses idées. Il lui semblait avoir oublié un morceau de l’histoire, autre que la partie de jambes en l’air qu’elle ne considérait pas indispensable de conter à son amie dans les détails – d’autant qu’elle-même ne s’en rappelait même pas complètement. Heureusement, Yuko n’était pas la dernière des imbéciles.

— Je préfère entendre ta version tout de suite, avant d’échafauder des hypothèses farfelues et alarmantes : que faisait la sacoche d’Akida-san dans ton appartement ?

— Bonne question, concéda Ayu. Je vois tout à fait le genre d’idées que ça peut susciter de ton point de vue. Mais, je t’assure, c’est pas ce que tu crois.

— Je ne sais pas ce que je suis censée croire, mais ça m’aiderait que tu me racontes.

Ayu posa son bol de café par terre pour mieux se concentrer, et déclara :

— Bon. Mon cerveau marche au ralenti mais je vais faire de mon mieux. La sacoche était restée chez moi, parce que hier… avant-hier… non attends… le-dernier-jour-où-on-a-travaillé, Akida-san a fait un caprice parce qu’il voulait de l’anticerne pour sortir le soir, il n’y en avait plus dans ma trousse et il m’a suivie jusqu’ici. Et avant-hi…hier…soir, il est venu la chercher. Je crois que c’est ça.

— Et il est resté pour la soirée avec Yamada Daisuke et vous avez tous bu toute la nuit.

— Oui.

— Bon.

Un silence relativement long s’ensuivit ; jusqu’à ce que Yuko lève les yeux au ciel et constate d’un ton morne :

— Mais pourquoi je me suis mariée, moi…

Ayu haussa les épaules pour signifier son ignorance et se laissa tomber contre le dossier du canapé. Yuko finit par se lever et ramena les deux bols qu’elle eut tout juste la place de poser sur la pile de verres et de bouteilles amoncelés dans l’évier et tout autour.

— Je vais me laver les mains dans la salle de bains, hein, lança-t-elle.

La propriétaire des lieux acquiesça, et ne suivit même pas du regard son amie qui se dirigeait vers la chambre, passage obligatoire pour accéder à la salle de bains. La chambre. Soudain, Ayu se redressa.

— Euh, Yuko, non ! Non, n’avance plus. Lave-toi les mains au-dessus des verres, tant pis, mais crois-moi, tu n’as vraiment pas envie d’entrer dans cette pièce. Crois-moi.

Son amie fit lentement demi-tour et s’exécuta. Puis elle se tourna vers Ayu et déclara :

— J’étais venue principalement pour t’emprunter des plats pour le dîner de ce soir puisque le patron de Junpei vient manger, mais je crois qu’un peu d’aide pour ranger tout ce foutoir ne sera pas superflue. J’ai laissé Hitomi à Junpei, ça ne le tuera pas de s’occuper d’elle, je peux te donner un coup de main.

Voilà, ça, c’était Yuko. Toujours là quand Ayu avait besoin d’elle. Enfin, un toujours relatif, mais actuellement elle était là.

Ayu remercia donc son amie, saisit le bras qui l’aidait à se relever, et elles entreprirent ensemble de fourrer dans un grand sac poubelle les débris irréparables ainsi que les bouteilles, avant de remettre les meubles en place, nettoyer les taches collantes diverses sur le sol, bref, remettre l’appartement en état. À l’exception de la chambre dont Ayu préférait se charger seule.

Elles finirent toutes les deux allongées par terre à plat ventre, à fumer tranquillement une cigarette pour se remettre de leurs efforts, Yuko ayant décidé qu’elle pouvait bien se laisser tenter par une malheureuse petite cigarette. Quant à Ayu, le fait de s’activer pendant une bonne heure l’avait habituée aux effets de sa gueule de bois. Elle se demandait même si ça ne serait pas une bonne idée de demander à Akida-san un dédommagement pour tout le désordre dans lequel il avait laissé les lieux, mais cela lui aurait sans doute donné une raison supplémentaire pour mettre sur le tapis le sujet de sa nuit avec Yamada-san, une situation qu’elle préférait éviter.

Finalement, Yuko lui demanda :

— Qu’est-ce que tu comptes faire alors, au sujet d’Akida Kei ?

— Je compte aller travailler normalement et ne rien lâcher de plus que des monosyllabes.

— Vraiment ?

Ayu soupira.

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse d’autre ? Je te l’ai dit, ce type est insupportable. Oui, il est beau, il est sublime même, mais… on n’a strictement rien à voir, et rien à se dire. Et puis, pourquoi veux-tu que j’essaie de m’approcher de lui ? On ne se connaît pas, et je ne le trouve pas intéressant. Et concernant son frère de lait, j’ai pas envie de me lancer dans des relations avec des hommes maintenant.

Yuko écrasa énergiquement sa fin de cigarette dans le cendrier.

— Encore Yu-kun, hein ?

— Il est passé avant-hier, lâcha machinalement Ayu avant d’expirer un nuage de fumée.

Son amie se redressa.

— Yu-kun ? Il est à Tokyo ?

— Je sais pas s’il y est toujours, mais il était juste ici il y deux jours. Je pense qu’il était venu emporter quelques gros trucs à revendre.

Elle détourna le regard pour ne pas croiser celui compatissant de Yuko. Après s’être éclairci la gorge elle ajouta :

— Tu ferais bien de prévenir Junpei, qu’il ne soit pas surpris s’il se pointe au bureau ou sur le chemin pour lui demander de l’argent. Surtout, qu’il dise non, d’accord ? Ça ne va absolument pas l’aider et il ne lui en sera même pas reconnaissant.

Yuko hocha la tête, puis, après une courte hésitation, proposa :

— Tu veux venir dormir chez nous quelques jours, au cas où il reviendrait ?

— Non, ça va. C’était le soir où Akida-san était passé prendre de l’anticerne, et je crois qu’il lui a fichu une peur bleue. J’espère.

— Toi… si tu ne te surveilles pas tu finiras par craquer pour Akida Kei !

— Alors là… absolument pas. Je préfère les mecs avec des expressions faciales. Et puis les idoles, c’est pas ma catégorie de toute façon. Il est passé une fois chez moi, d’accord, on a bien bu, et ça ne se reproduira plus, un point c’est tout.

 

 

Le lendemain matin, en arrivant au travail, Ayu alla d’abord récupérer du matériel quelques étages plus haut pour compléter ce qu’il lui manquait en fond de teint ; elle avait réussi à plus ou moins rendre à son appartement son état d’origine, même si on ne pouvait pas forcément en dire autant de son visage aux yeux cernés et au teint cadavérique. Dans l’ascenseur, en chemin vers les studios, elle se retrouva avec Takashi-san et sa bonne humeur constante. Réflexion faite, après plusieurs semaines passées à travailler au même endroit que lui, Ayu commençait à se demander si cette jovialité permanente n’était pas au moins aussi pénible que le côté amorphe d’Akida-san.

Polie, elle salua l’acteur et fixa les chiffres des étages qui défilaient ; il lui rendit son salut et lui demanda tranquillement:

— Au fait, c’est bien toi qui as couché avec Yamada ce week-end ?

Le cœur d’Ayu manqua un battement ; elle vira assez vite au rouge écrevisse et rentra la tête dans son col roulé.

— N…non, pourquoi ?

— Parce qu’ils devaient venir au club samedi soir, la dernière fois que j’ai eu de leurs nouvelles ils étaient chez toi et il paraît qu’il ne sont rentrés chez eux que hier matin. Et les connaissant tous les deux vous avez probablement passé la nuit à jouer au mah-jong, je me trompe ?

Ayu le fixa, muette, les yeux écarquillés, réfléchissant à ce qu’elle allait pouvoir inventer pour sa défense. Mais Takashi-san continua tout naturellement :

— Cela dit, vu comme Kei traite les gens avec lesquels il travaille, il n’aurait pas couché avec toi tout de suite… Mais en général, ces deux-là rentrent chez eux dans la nuit s’ils n’ont pas trouvé quelque chose de vraiment enthousiasmant à faire. Alors, il était bien, Dai-kun ?

— Je… je me souviens pas, grommela Ayu en priant pour que l’ascenseur arrive plus vite, mais sans s’ouvrir en plein milieu d’une conversation qu’elle trouvait terriblement gênante.

— En fait, on s’en fiche un peu hein, conclut Takashi-san. C’était juste pour faire la conversation, j’ai pas le droit de te parler de ma vie – c’est écrit dans mon contrat – mais je suppose qu’on peut parler de la tienne, alors si tu veux des conseils sur Dai…

Ayu le coupa immédiatement :

— Non mais ne t’inquiète pas de ça, déclara-t-elle, j’ai juste l’intention de terminer mon contrat ici et de trouver un travail intéressant au théâtre. Aussi sympa que puisse être Yamada-san, non c’est non.

— Comme tu voudras, répondit-il en haussant les épaules. Cela dit, si…

— Non merci. Et puis, s’il te plaît… Si cette histoire pouvait éviter de faire le tour du plateau de production, ce serait génial.

Un tintement retentit et les portes de l’ascenseur s’ouvrirent.

— Pas de problème ! répondit Takashi-san avec enthousiasme. Ton secret sera bien gardé !

Ayu le remercia rapidement et se hâta de rejoindre le siège où l’attendait Akida-san. Pour la première fois, elle était soulagée de le retrouver… Et surtout, surtout, à la fin de la journée il ne fallait pas qu’elle oublie d’aller au temple pour la première fois en quatre ou cinq ans, histoire de prier toute la nuit pour que l’histoire ne s’ébruite pas.

End Notes:

Petite question, en toute honnêteté. Qui pense *vraiment* qu'Ayu va s'en tenir là avec ces deux lascars et que tout va rentrer merveilleusement dans l'ordre ?

Chapitre 12 by Aoife OHara

Étrangement, ce matin-là, les cernes d’Akida-san étaient nettement moins marqués qu’à l’ordinaire. Mais, forte de sa décision de ne plus jamais lui adresser la parole, Ayu ne fit aucun commentaire et s’attela à son travail avec tout le sérieux dont elle était capable. Elle était d’ailleurs étonnée de n’avoir été la cible d’aucun commentaire sarcastique de la part d’Akida-san, mais peut-être était-il dans un jour de bonté… Sitôt qu’elle eut fini, il s’admira dans la glace puis déclara :

— C’est bizarre, vous ne vous êtes toujours pas confondue en excuses ou en justifications.

Un jour de bonté ? Oh, le beau rêve… Ayu fit de son mieux pour ne pas se laisser distraire et commença à ranger son matériel dans la trousse. Mais malheureusement, le jeune homme revint à la charge :

— Je veux dire, par rapport à l’autre soir, vous savez, quand vous avez…

Instinctivement, la main d’Ayu se referma sur un énorme crayon gras bleu foncé et elle le brandit d’un air menaçant à quelques centimètres de la joue d’Akida-san, ce qui eut au moins le mérite de le faire taire provisoirement.

— Désolée, je ne vois vraiment pas de quoi vous voulez parler. Vous ne devriez pas faire un saut du côté de la coiffure ? On dirait que vous avez une mèche rebelle.

Akida-san esquissa un sourire qui ressemblait davantage à une grimace.

— D’accord, j’ai compris, déclara-t-il. Mais j’ai un message pour vous : on sort ce soir et Dai demande si vous venez.

— Alors qu’on travaille demain ? Certainement pas, répondit sèchement Ayu. Vous pourrez lui dire que c’est très gentil mais que je ne sors pas en semaine.

— Bonne réponse, je suis content de vous, Fuse-san. Si vous éloignez ce crayon de mon maquillage je pourrai même vous dire à quel point je trouve bizarre qu’une fille comme vous résiste à l’appel de super beaux mecs dans des clubs privés, mais au final ça m’arrange, donc c’est comme vous voulez.

— Je veux que vous alliez vérifier à l’atelier coiffure si votre laque n’a pas été pulvérisée de travers.

— Parfait, j’y vais.

Il se leva lentement, avec morgue, pour se diriger sans hésitation vers le plateau, dont la direction était totalement opposée au salon de coiffure. Ayu secoua la tête, agacée, et le suivit du regard jusqu’à ce que Takashi-san l’attrape par les épaules pour le rediriger vers la partie coiffure, arguant qu’il avait un énorme épi sur le sommet du crâne. Intérieurement satisfaite, elle s’employa à réorganiser son matériel et se préparer pour les retouches qui allaient être nécessaires tout au long de la matinée. Elle envisageait sérieusement de faire l’acquisition d’une truelle pour tartiner plus rapidement le visage d’Akida-san, ça lui ferait les pieds.

Trop occupée à contempler ses crayons presque neufs et l’amoncellement de tubes de fond de teint sur son plan de travail, elle ne réalisa pas que Takashi-san s’était approché subrepticement et avait pris place dans le fauteuil d’Akida-san. Lorsqu’elle le remarqua enfin, elle croisa les bras et s’appuya nonchalamment sur le rebord du plan de travail pour lui faire face.

— Merci de l’avoir renvoyé vers la coiffure, au fait.

— Oh, y’a pas de quoi, déclara le jeune homme. Vous avez l’intention d’y aller ce soir ou pas ?

Ayu s’accorda un bref instant pour réfléchir à sa réponse. Soit elle était à côté de la plaque, soit sa vie en général ne concernait absolument pas Takashi-san, si sympathique puisse-t-il être – mais il était hors de question de le lui annoncer aussi brusquement, aussi se décida-t-elle pour un ton général plus neutre :

— Vous avez dû m’entendre, je ne sors pas en semaine.

— Exact, j’ai entendu… Bon, d’accord. Moi, hein, c’est juste pour faire la conversation, vous savez.

Elle leva un sourcil.

— Mais pourquoi me faire la conversation spécialement à moi, et uniquement sur ma vie privée ?

— Parce que c’est intéressant ! Et puis aussi parce que ça me repose de papoter avec quelqu’un qui n’est ni à deux doigts de la tachycardie parce que je suis célèbre, ni débordant de suffisance parce qu’il est célèbre. Vous avez dû commencer à comprendre en couchant avec Dai-kun, être célèbre au final, ça a bien plus d’inconvénients qu’on ne le croirait au premier abord.

— J’ai commencé à appréhender le problème en travaillant tous les jours avec Akida-san, à vrai dire, laissa-t-elle échapper.

Takashi-san esquissa une moue signifiant qu’il lui accordait bien cela. Quelques mètres plus loin, l’équipe commença à s’agiter, et Ayu les désigna d’un rapide mouvement de tête.

— Je pense que vous devriez y aller. Enfin, je dis ça pour vous.

— Bonne idée. Bon, à tout à l’heure alors ! Ravi d’avoir pu discuter, déclara Takashi-san qui avait déjà les yeux rivés sur l’écran de son portable alors qu’il s’éloignait.

— Tout le plaisir était pour moi, grommela Ayu.

Même en y mettant de la mauvaise volonté, elle avait du mal à en vouloir à Takashi-san ou même à ne pas l’apprécier. Après tout, son côté spontané et amical était agréable, et au moins, elle était certaine que lui ne lui jouerait pas de mauvais tour.

 

Soudain, elle sentit son téléphone vibrer dans sa poche ; c’était un appel, d’un numéro inconnu. Elle regarda fébrilement autour d’elle pour localiser Akida-san et vérifier qu’il n’avait pas besoin d’elle dans l’immédiat et courut dans un angle de la pièce où elle ne gênerait personne, et décrocha – toute distraction étant bonne à prendre.

— Allô ?

— Ayu-san ?

Il fallut quelques secondes à Ayu pour reconnaître la voix dans le combiné. Lorsqu’elle eut sa petite idée, elle leva les yeux et son regard se posa directement sur Takashi-san qui secoua son portable devant lui, dressa son pouce et lui fit un clin d’œil qui se voulait complice. Elle dut retenir un juron.

— Oui, Yamada-san ? Vous avez trouvé mon numéro ?

— Oh, oui, je me suis débrouillé, déclara-t-il négligemment. Tu viens ce soir ?

Elle se prit la tête dans la main qui était restée libre.

— Non, désolée. Je l’ai déjà dit à Akida-san, je pensais qu’il v…te l’avait dit.

— Alors tu viens vendredi ?

Ayu se mordit la lèvre. Vendredi était une veille de jour chômé.

— Euh, je pense pas. J’ai un… j’ai un voyage à faire, je dois aller en province le samedi et il faudra vraiment que je me couche tôt. C’est important, assura-t-elle.

— Allez, un petit effort ! La soirée va être vraiment sympa, on hésite encore entre deux super boîtes mais vraiment, on va s’amuser.

— Non, de mon côté je dois vraiment me coucher tôt.

— Mais si, viens, ça me ferait plaisir que tu sois là en boîte au moins une fois, on s’est invités chez toi l’autre soir, j’aimerais te rendre la pareille et te faire entrer en soirée au moins une fois, d’accord ? Juste une fois. Et puis, c’est l’occasion idéale, ce sera la soirée pour mon anniversaire, tu vas quand même pas refuser de venir à mon anniversaire quand même ?

— …

Un soupir très profond se trouva retenu à jamais au fond des poumons d’Ayu. Pourquoi ? Pourquoi fallait-il qu’il la rappelle et la supplie de venir avec sa voix grave conjurant des souvenirs très visuels de son corps musclé et de ses performances nocturnes ? Elle n’avait pas mérité ça. Les superbes filles immenses aux jambes fuselées qui minaudaient devant la caméra à deux pièces de là, oui. Ayu, non. Qu’est-ce qui lui passait par la tête, à Yamada-san ? Un goût soudain pour le bas de gamme ?

— Ayu-san ?

— Oui, bon, d’accord, d’accord !

Elle avait cédé.

— D’accord, répéta-t-elle, c’est vraiment gentil de m’inviter, merci. Je passerai.

— Super !

Ayu s’apprêtait à lui demander les détails pratiques de la soirée lorsqu’elle réalisa qu’il avait raccroché. Elle rangea son portable dans son sac à main, résignée ; il avait toute la semaine pour lui envoyer ça, et de son côté, elle avait toute la semaine pour inventer une excuse valable qui lui permettrait de se dérober. Après tout, aller à cette fête serait de toute façon une mauvaise idée ; elle n’avait rien en commun avec ces gens-là, ne souhaitait pas être mêlée à leurs affaires, et quoi qu’il en soit, elle n’allait pas cracher sur un week-end entier de farniente sachant que l’équipe commençait le tournage en extérieur le mardi suivant. Deux heures de Shinkansen pour y aller, deux heures pour en revenir, et ce pendant des semaines… Non, décidément, travailler sur ce drama avait vraiment été une mauvaise idée, elle aurait au moins pu en trouver un qui avait un créneau réservé à l’antenne, histoire de ne pas avoir à faire le tournage en avance et donc passer des semaines à faire des allers-retours vers la campagne. Quelle poisse. Ayu raccrocha son sac à main dans le vestiaire et alla s’installer pas trop loin du plateau, de façon à être disponible lorsqu’Akida-san commencerait à se frotter la figure et enlever par la même occasion son maquillage. Pensive, debout derrière un pied de réflecteur, elle se demanda s’il ne serait pas possible de retenter de le maquiller avec de la poudre, pour que les traces de doigts soient plus facilement rattrapables.

 

L’idée fit son chemin, et le soir venu, lorsqu’elle eut fini de démaquiller Akida-san, elle lui demanda s’il était pressé de partir, ce à quoi il répondit par la négative après une courte hésitation ; Ayu déclara alors que puisqu’il avait le temps, elle allait essayer quelque chose d’autre et que ça ne lui ferait perdre qu’une dizaine de minutes, pas plus.

— Hé, mais dix minutes, c’est beaucoup ! protesta mollement le jeune homme. Et puis si vous changez de façon de me maquiller, ça va se voir.

— Pas forcément, objecta Ayu. Ce n’est pas parce qu’ici le studio nous fournit des produits nombreux mais de qualité moyenne qu’on ne peut pas essayer de faire quelque chose avec.

À sa grande surprise, Akida-san ne tenta même pas d’argumenter juste pour l’ennuyer comme il le faisait à chaque fois qu’elle suggérait un changement ; au contraire, il s’adossa avec résignation dans son fauteuil et croisa les bras. Ayu interpréta le geste comme une autorisation muette, et étala toute ses palettes sur le comptoir à présent libéré par l’équipe, pour mieux les avoir sous la main. Elle saisit un long pinceau extra large à bout rond, et appliqua une poudre claire sur le visage et le cou d’Akida-san. Ce faisant, elle se sentit presque obligée d’expliquer :

— Le problème, avec le fond de teint liquide, c’est que soit il tient mais est alors très mauvais pour la peau, soit il coule à la première occasion. Dans votre cas – fermez les yeux deux secondes – c’est plutôt vite vu, vous bâillez, vous vous frottez le visage et les yeux pendant tout le tournage et à la fin de la journée – vous pouvez tenir votre frange un instant ? – vous vous retrouvez avec tout le fond de teint sur les mains et vous auriez des traces plein la figure si je vous laissais faire, particulièrement quand vous vous frottez les yeux.

Elle s’arrêta quelques secondes pour contempler sa palette de fards et se décider entre deux tons pour l’étape suivante. Akida-san, qui finalement n’était pas aussi endormi que ça, en profita pour en placer une.

— Si je me frotte la figure, c’est surtout parce que ça gratte, vous imaginez quoi, que ça me plaît de me faire tartiner la face cinq fois par jour ?

Il dut fermer la bouche pour ne pas manger le pinceau avec lequel Ayu lui balayait le bas du visage, totalement indifférente à ses protestations. Une bonne minute et deux pinceaux plus tard, les derniers mots d’Akida-san parvinrent à son cerveau et elle répliqua :

— C’est justement la raison pour laquelle j’aimerais essayer du fond de teint en poudre, pour une fois. Vous avez une qualité de peau plutôt correcte à l’origine, mais, sauf votre respect, vous vous en occupez tellement peu que si on veut cacher tout ça il faut appliquer le fond de teint liquide à la truelle. Là je vais essayer de voir ça avec de la poudre, à part peut-être pour le contour des yeux… Je vais rester sur du fond de teint liquide au niveau des cernes avec une poudre du même ton par-dessus, et ça devrait fonctionner. Seulement là il va falloir que vous fermiez la bouche, sinon vous allez manger du fond de teint.

— C’est de rester après que tout le monde soit parti qui vous donne des ailes pour me parler sur ce ton ?

Ayu s’arrêta une fraction de seconde pour le regarder, puis décida qu’il n’avait pas l’air assez énervé pour représenter une menace et reprit là où elle en était.

— Évidemment, je vais devoir changer légèrement ce que je fais au niveau des yeux, et ça prendra un peu plus de temps le matin pour vous mettre en place, donc vous devrez essayer d’arriver à l’heure pour ne pas trop mettre l’équipe de tournage en retard. Maintenant, si vous pouviez clore légèrement les yeux, ça serait bien, je vais commencer par ombrer la paupière pour pouvoir mettre un trait de crayon.

Étrangement, Akida-san semblait désormais presque intéressé par l’opération. Se redressant légèrement sur son siège, il demanda :

— Et pour quoi faire ?

— L’ombre, pour pouvoir atténuer le contraste du crayon brun avec la peau claire ; le crayon, pour insister sur le trait de l’œil et le rendre plus graphique, ça détourne le regard des cernes juste en dessous, à condition de bien en travailler le ton, sinon on se retrouve avec une tête de panda. Tout est histoire de dosage, c’est assez délicat.

Elle tirait presque la langue en appliquant les légères touches de crayon sur le bord extérieur de chaque paupière. Une fois cette étape terminée, elle recula d’un pas pour apprécier le résultat, et, visiblement satisfaite, elle récupéra le dernier pinceau utilisé pour balayer légèrement le creux des joues.

— Voilà, le visage est mis en valeur et bien dessiné, il reste juste à trouver une teinte qui passe inaperçue sur les lèvres. Là j’ai mis un peu de temps parce que ça fait longtemps et  je suis un peu rouillée, mais maintenant que j’ai fait ça une fois, je serai plus rapide et plus organisée la prochaine fois.

Plutôt contente de son œuvre, elle fit pivoter – non sans difficulté – le fauteuil d’Akida-san et le poussa tout près du miroir. D’abord sceptique, il s’examina pendant de longues secondes, tirant parfois ses traits pour voir s’il était à l’aise. Pour finir, il posa les mains sur le comptoir, et déclara sans même se tourner vers Ayu :

— C’est plutôt pas mauvais. D’accord. D’accord, va pour celui-là.

Puis il se leva et partit vers le vestiaire récupérer ses affaires. Ayu, satisfaite, commençait à ranger son matériel lorsqu’elle entendit la porte se rouvrir derrière elle ; elle jeta un coup d’œil, pour découvrir Akida-san qui passait la tête dans l’entrebâillement de la porte.

— À demain Fuse-san. Vous avez bien travaillé.

Surprise, elle répondit un vague : « Vous aussi, à demain » qu’il entendit peut-être, ou peut-être pas, puisque la porte s’était immédiatement refermée après sa dernière parole.

En rangeant, Ayu ne pouvait réprimer un petit sourire. Certes, elle s’était amusée pendant seulement dix minutes, et ça ne se reproduirait pas avant certainement très longtemps, mais quelque part, elle était rassurée de voir que maquiller lui plaisait toujours.

Lorsqu’elle eut finit, elle récupéra son sac et son manteau et quitta les studios le cœur léger.

End Notes:

Assistons-nous enfin à un dégel des relations bilatérales Ayu-Akida ? En tout cas, Ayu commence enfin à apprécier son travail, et ça, c'est toujours ça de pris.

N'hésitez pas à laisser un petit mot pour dire ce que vous pensez des chapitres, ça fait toujours plaisir !

Chapitre 13 by Aoife OHara

 

Après avoir passé une bonne partie de la nuit à éplucher ses livres de cours et magazines à la recherche de techniques de maquillage à utiliser sur un visage d’homme, Ayu ne s’étonna même pas lorsqu’au matin le réveil lui afficha une heure déjà bien trop tardive pour qu’elle puisse arriver aux studios dans les temps. Elle n’en fut pas surprise, mais prit tout de même une douche en un temps record et attrapa sa trousse afin de pouvoir se maquiller dans le métro ; le petit déjeuner attendrait qu’elle ait fini de maquiller Akida-san. Elle descendrait probablement à l’accueil acheter une barre chocolatée ou une bêtise de ce genre. Vêtue des premiers vêtements trouvés sur le dessus de la pile et chaussée d’une solide paire de bottines, elle se précipita dehors et dévala les escaliers jusqu’à la bouche de métro.

Ainsi, forcément, elle fut grandement surprise cette fois lorsqu’elle réalisa, une fois arrivée aux studios, qu’elle y était totalement seule. Son estomac redescendit d’un coup jusqu’au rez-de-chaussée.

Personne dans tout l’étage. Les décors étaient toujours en place, mais l’absence du staff qui s’affairait dans tous les recoins suspendait les lieux dans un curieux flottement sourd.

Elle tenta de réfléchir ; on était mardi, pas dimanche, il n’y avait donc aucune raison logique qui expliquerait l’absence de la totalité de l’équipe de tournage.

Soudain, son téléphone vibra dans son sac ; il lui fallut plusieurs sonneries pour réussir à l’attraper, et lorsqu’enfin elle décrocha, ce fut pour entendre une voix bien connue à l’autre bout du fil :

— Ayu-san, prévenez-les que j’arriverai seulement vers midi.

— Co…comment ça seulement vers midi ? Et puis… je ne vois pas qui je peux prévenir, il n’y a personne !

Il y eut un silence de l’autre côté, au terme duquel Akida-san demanda :

— Vous, vous avez complètement oublié que le tournage en extérieur commence aujourd’hui, je me trompe ?

La mâchoire d’Ayu se décrocha. Non, elle n’avait pas oublié, elle savait parfaitement bien que ce n’était que la semaine prochaine ! Enfin, elle en était presque certaine. Presque. Peut-être…
Elle s’assit en tailleur par terre pour mieux y réfléchir. Cette semaine, la semaine prochaine ? Autre question relativement pertinente, puisqu’elle venait de rater sa journée de travail, est-ce qu’elle était virée ou pas ? Et si c’était le cas, qu’est-ce qu’elle allait faire ?

— Ayu-san ?

— Oui ?

— Donc vous avez vraiment oublié.

— Euh, peut-être. C’est possible.

— Vous sauriez vous y rendre en Shinkansen ?

Ayu réfléchit. Dans quel endroit complètement paumé avait-il été décidé de tourner le reste, déjà ? Le nom de l’endroit lui échappait. Est-ce que c’était accessible directement en train ? Il allait falloir qu’elle rentre chez elle récupérer tous les papiers…

— Ayu-san ! Remuez-vous un peu, si je n’ai pas ma maquilleuse pour tourner, je vais avoir des ennuis !

— Oui, je sais, je sais, laissez-moi réfléchir !

Elle entendit un soupir bruyant de l’autre côté de la ligne et Akida-san déclara :

— Bon, ne bougez surtout pas, je passe vous chercher en voiture.

— En voiture ? Mais on n’y sera pas avant des heures, et puis je peux me débrouiller…

— Trop tard, j’ai déjà tourné en direction des studios, là.

— En direction des… vous téléphonez au volant ?

— Oh, ça va, n’essayez pas de jouer la moralisatrice avec moi, non seulement vous aussi vous avez fait des trucs pas nets, et au cas où vous n’auriez pas saisi je parle de quand vous avez couché avec Dai…

— Merci d’éclaircir tout ça, mais franchement, j’avais saisi, même si je ne vois pas le rapport, répliqua-t-elle.

— … Mais en plus de ça, continua Akida-kun comme s’il n’avait rien entendu, je suis arrêté à un feu rouge, et on dirait bien que je vais en avoir pour dix bonnes minutes. Alors vous attrapez vos affaires, vous descendez au rez-de-chaussée, et puis vous m’attendez, je sais pas moi, prenez-vous quelque chose à manger, faites des trucs de fille, j’en sais rien. Bon, en fait c’est passé au vert, je vous laisse, je vais devoir foncer si je veux passer.

Et Ayu se retrouva en tête-à-tête avec son téléphone.

 

À la plus grande surprise d’Ayu, Akida-san fut devant les studios plutôt vite, elle n’avait eu le temps de ne faire que trente aller-retour sous le regard agacé des gens postés au comptoir de l’accueil après avoir avalé un rapide petit-déjeuner et fumé deux cigarettes. Lorsqu’elle vit arriver une voiture de sport jaune passablement hideuse, au ras du sol, qui stoppa net devant l’entrée, elle n’eut pas à se demander bien longtemps qui cela pouvait bien être ; c’était signé. Elle vérifia qu’elle avait bien toutes ses affaires avec elle et sortit de l’immeuble pour se précipiter dans la voiture : dehors, il faisait un froid glacial qui transperçait les vêtements. Cela se sentait : la neige n’était pas loin.

Elle claqua la portière et posa son sac à main à ses pieds ; Akida-san portait ses habituelles lunettes de soleil clairement hors de prix et la jeune femme se demanda soudain s’il était bien sûr de monter dans la voiture de sport de quelqu’un qui en plus de sa réputation établie d’irresponsable, ne voyait probablement qu’une petite portion de la route, et ce à travers des verres teintés très (trop) foncés. Mais Akida-san s’ébouriffa nonchalamment les cheveux, vérifia l’effet ainsi obtenu dans le rétroviseur central, puis démarra en trombe sans plus de cérémonie.

— Aïe !

Ayu, qui arrangeait son sac à ses pieds, s’était heurté le front contre le tableau de bord.

— Vous auriez pu faire attention, quand même ! protesta-t-elle.

—  C’est une voiture de sport, pas un bus, si vous ne vous accrochez pas, personnellement je n’y peux rien. C’est moi qui conduis, c’est moi qui commande.

La jeune femme se frotta le front tout en insultant intérieurement Akida-san qui s’allumait une cigarette avec le plus grand naturel. Elle avait peut-être fait une erreur en acceptant de se laisser conduire jusqu’au lieu de tournage alors qu’elle savait très bien qu’elle ne pouvait pas le voir en peinture. Après vingt bonnes minutes qu’ils passèrent à s’extraire des bouchons du centre-ville, elle trouva enfin le courage de lui demander combien de temps ils allaient passer dans la voiture, à peu près lorsqu’ils débouchèrent sur le périphérique.

—  Oh, ça dépend, déclara Akida-san. À cette allure, je dirais deux ou trois heures.

—  Heures ? Deux ou trois ? Vous êtes absolument sérieux ou vous avez juste dit ça pour me faire peur ?

Il écrasa son troisième mégot depuis leur départ et répondit :

— J’ai aussi dit que ça dépendait. Si je roule comme ça tout le chemin, alors oui, ça prendra deux ou trois heures. Mais heureusement, on est dans une voiture de sport.

Soudain, Ayu eut un abominable pressentiment et ce fut comme si son estomac descendait en chute libre. Mais cette sensation n’était rien face à ce qu’elle ressentit lorsque l’accélération la plaqua contre son siège quelques secondes plus tard. Le pied qu’Akida-san avait posé sur l’accélérateur ne semblait pas vouloir bouger de sitôt, et l’aiguille sur le tableau de bord montait dangereusement du mauvais côté du cadran. Elle agrippa le siège des deux côtés de ses cuisses et tenta de garder les yeux rivés sur la ligne d’horizon ; malheureusement, celle-ci était tout sauf fixe, car Akida-san s’était mis à doubler sauvagement tout véhicule qui avait l’audace de se trouver devant lui sur l’autoroute. Une fois de plus, Ayu se morigéna de ne pas s’être rendue au temple comme elle avait récemment prévu de le faire.

Entre sa veste, le chauffage, et cette toute nouvelle expérience en voiture de sport lors de laquelle elle était certaine d’avoir vu la mort en face, Ayu commença à avoir chaud. Elle s’efforça de retirer sa veste sans pour autant quitter la route des yeux – étrangement, elle préférait savoir ce qui s’y passait, même si cela signifiait être terrifiée absolument tout le temps – puis se heurta à un obstacle de nature pratique lorsqu’elle voulut la poser sur le siège arrière. Il n’y avait pas de siège arrière. Dans un accès de prévenance inouï, son conducteur déclara :

— Mettez-la à vos pieds. De toute façon il n’y a pas de place ailleurs, la mienne est déjà dans le coffre.

Bien entendu, il était sans doute hors de question de faire un arrêt sur le bas-côté pour ouvrir le coffre et stocker celle-ci. Comme s’il avait pu anticiper ses pensées, il ajouta :

— Et si on s’arrête, on va perdre du temps. Si ça peut vous consoler, ça m’étonnerait qu’il y ait encore de la place dans le coffre.

— De toute façon, vu le retard qu’on a déjà…

— Dites, sans moi, votre retard et vous seriez toujours en train de piétiner aux studios je vous signale, alors vous râlerez quand vous réussirez à retenir le planning. C’est quand même pas compliqué.

— Oui, parce que j’imagine que vous avez démarré votre journée parfaitement à l’heure, évidemment.

Akida-san se tut momentanément. Ses lèvres pleines se pincèrent légèrement, et il dit soudain :

— Au fait, j’ai failli oublier. Je ne suis pas obligé de vous écouter !

Il tendit la main et régla sa radio à l’aveuglette – au moins, il ne quittait pas la route des yeux, et c’était une riche idée car le moindre mouvement de volant pouvait les envoyer tous les deux vers une mort certaine en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire.

— Je n’écoute pas la radio, expliqua-t-il, mais j’ai programmé tous mes albums pour jouer en boucle là-dedans !

Son sourire épanoui confirma à Ayu qu’elle était bel et bien au début d’un long, très long voyage.

 

Après une bonne heure passée à écouter le karaoké solitaire d’Akida-san, Ayu se surprit à battre la mesure de temps à autre, et regarder paisiblement le paysage défiler de l’autre côté de sa vitre. La musique d’Akida-san n’avait somme toute rien de particulièrement agaçant, et sa voix était couverte par les instruments, si bien qu’une fois habituée à la déflagration sonore permanente à l’intérieur du cockpit de la voiture, la jeune femme n’avait pas particulièrement envie de protester. Elle avait toujours un peu de mal avec les embardées que faisait parfois la voiture lorsque son conducteur se laissait emporter par sa propre voix et se déhanchait au volant, mais à part ça, le voyage s’était fait presque agréable. Une même balade commença pour la énième fois, et Ayu se dit que puisqu’elle avait le principal intéressé sous la main, elle pouvait tout aussi bien lui demander directement de quoi il s’agissait. Il fallut une bonne minute pour préparer la phrase dans sa tête, et trouver le courage de poser la question :

— Qu’est-ce que c’est, cette chanson ?

Akida-san dut baisser le son et lui demanda de répéter. Il sembla surpris par l’intérêt d’Ayu, mais finit par répondre :

— Un de mes solos. La musique est vraiment belle, et avec ma voix c’est encore meilleur, mais les paroles… tenez, écoutez bien, qu’est-ce que vous dites des paroles ?

Toujours estomaquée par la suffisance dont elle aurait dû pourtant avoir l’habitude, Ayu s’efforça d’écouter les paroles de la chanson que le jeune homme avait remise au début. Elles étaient en effet presque aussi vagues que fumeuses, à la première personne, sur quelqu’un qui voulait retrouver quelque chose ou quelqu’un – c’était loin d’être clair – ainsi qu’un refrain d’auto-flagellation si délicieux dans la bouche d’Akida-san ; et à la fin, une espèce de morale dont on ne tirait guère d’enseignement puisqu’elle était si abstraite qu’elle en devenait impossible à interpréter, et donc, incompréhensible. Sur ce coup en effet, le chanteur n’avait pas tort, il y avait eu meilleures paroles de chanson ; mais si l’on se détachait du sens pur des paroles, relativement inexistant, le texte, au goût d’Ayu, sonnait plutôt bien, quand on y réfléchissait.

— C’est… plutôt joli, non ? Un peu philosophique et abstrait, mais la partie sur le sens de la vie est assez belle.

— Quoi ? Mais non, c’est sur un type qui veut récupérer sa copine !

— C’est le parolier qui vous a dit ça ?

— J’ai travaillé avec le parolier.

Il dut sentir le regard soutenu d’Ayu sur son visage, et expliqua :

— J’ai travaillé avec lui, il me fallait une chanson pour demander à une fille de revenir des les États-Unis.

Ayu leva les yeux au ciel. Alors comme ça les chanteurs faisaient vraiment des chansons pour les gens avec lesquels ils sortaient. Elle se demanda l’espace d’un instant si elle aimerait qu’on lui écrive une chanson. La seule personne qui aurait été en position de le faire, c’était Yu-kun. L’idée lui plut : ainsi, pendant qu’il chantait, cela représenterait une fantastique aubaine pour lui carrer une table en travers des dents. Ceci dit, elle ne pourrait probablement jamais soulever une table assez lourde pour faire des dégâts. Mais selon le même principe, Yu-kun ne lui écrirait jamais de chanson la suppliant de revenir, ainsi, l’affaire était réglée.

Elle réalisa soudain qu’elle n’avait pas répondu à Akida-san ; elle émit un son non identifié qu’elle le laissa libre d’interpréter à son aise, et ajouta :

— En tout cas, je préfère me dire que c’est une chanson sur le sens de la vie. Si ça ne vous dérange pas. Je la trouve nettement plus jolie comme ça.

— Pourquoi est-ce que vous êtes maquilleuse pour la télé ? Ça n’a vraiment pas l’air d’être votre truc, vous tirez la tête tout le temps. Alors pourquoi ?

Diable, il était doué pour mettre les pieds dans le plat. D’une certaine façon, Ayu était plutôt épatée par la justesse de sa question ; avoir l’aplomb de la poser était une chose, savoir exactement sur quoi questionner les gens était une autre paire de manches, et elle ne se serait pas attendue à ce qu’Akida-san soit intrigué par son manque d’intérêt flagrant pour son travail.

— Je sors de l’école de maquillage, daigna-t-elle expliquer. J’ai fait un stage dans un théâtre, en province, et ce job, c’est tout ce que j’ai trouvé après avoir passé quelque temps sans travailler.

Akida-san lui décocha un regard en coin.

— Vous êtes pas du genre à rester chez vous à vous tourner les pouces. En plus, y’a rien à faire chez vous, c’est tout petit. C’est à cause de votre connard d’ex ?

Ayu sentit son cœur battre un peu trop fort. Ce n’était pas la tournure qu’elle voulait donner à cette conversation, et à vrai dire, elle n’avait pas du tout envie de la continuer. Aussi déclara-t-elle :

— Ça, figurez-vous, ça me regarde. J’apprécie vos efforts pour parler de la pluie et du beau temps, mais personne ne vous oblige à avoir de vous intéresser vraiment aux détails de ma biographie.

— Moi, je demande ça pour vous. Si ça vous lourde de faire ce travail, quand on aura fini, je pourrai peut-être vous trouver quelque chose qui vous plairait davantage, je connais du monde. Ne vous imaginez pas que vous me plaisez ou quoi, hein, se défendit-il soudain, c'est juste que, voilà, vous faites bien votre boulot et vous avez l’air de l’aimer.

Akida-san marqua une pause. Un silence plana quelques secondes dans l’habitacle avant qu’il se rajoute, vaguement gêné aux entournures :

— Je veux pas vous faire une faveur pour essayer de vous séduire. De toute façon vous me voyez assez souvent pour être déjà séduite.

Ayu était curieuse de voir combien de temps il allait continuer à s’embourber dans ses déclarations, puis décida qu’il venait de sous-entendre une gentillesse surprenante venant de lui – qu’il l’aiderait peut-être à trouver un job, non pas pour ses beaux yeux, mais parce qu’elle était compétente – cela lui mit un peu de baume au cœur et, attendrie, elle se résolut à le secourir en ignorant sciemment la teneur des derniers commentaires.

— Merci. Je vous préviens, tenez-vous-le pour dit, à la fin du contrat, je vous appelle pour que vous me trouviez une place quelque part. En attendant, je vais profiter du trajet pour me donner l’illusion de pouvoir rattraper une partie de ma nuit, si vous permettez.

Akida-san haussa les épaules, remit la radio à la hâte, et doubla un poids lourd.

À cette allure, le voyage ne leur prit finalement qu’un peu plus d’une heure.

 

End Notes:

Pour les curieuses et les curieux qui aimeraient se représenter la musique d'Akida-san, je dirai deux choses : premièrement, n'oubliez pas que c'est de la j-pop de la fin des années 2000. Deuxièmement, c'est cadeau : https://www.youtube.com/watch?v=5YBdQKUHILw

Et n'hésitez pas à me dire ce que vous pensez de tout ça, ça fait toujours plaisir de savoir que vous n'êtes pas des bots !

Chapitre 14 by Aoife OHara
Author's Notes:

Et on revient de vacances avec un nouveau décor et un 14e chapitre. Pas de panique, il y en reste au moins une dizaine. 

Lorsqu’ils arrivèrent à destination dans un retentissant crissement de pneus, à peu près chaque personne travaillant de près ou de loin sur le tournage stoppa momentanément ses activités. Ayu aurait voulu rentrer sous terre, et à peine sortie du siège passager, elle s’inclina face à l’équipe. Or, Akida-san ne semblait pas l’entendre ainsi. Il fit le tour de la voiture par l’avant pour la saisir par le bras, et lança à ceux qui les dévisageaient :

— Désolé pour le retard. Reprenez, j’arrive.

Alors qu’il tirait Ayu derrière lui en direction des tentes qu’il y avait en lieu d’abri contre la neige pour les techniciens, les costumes, les accessoires et le maquillage (en réalité, pas vraiment pour les techniciens), il lui souffla :

— Et voilà. Si vous vous excusez tout le temps, on va jamais s’en sortir. Activez-vous plutôt pour trouver votre bazar, je vais me changer.

Pour une fois, il fallait l’avouer, il n’avait pas particulièrement tort. Après tout, ils étaient en retard, mais au moins, ils étaient là. Ayu repéra Midori qui lui sortit une trousse à maquillage d’un coffre de l’équipe, et l’aida à mettre en place son coin de travail. Ce faisant, l’une eut droit aux détails de ce qu’elle avait manqué sur le tournage – peu de choses, à dire vrai – et l’autre au récit du glacial voyage en voiture. Elles durent baisser la voix et se taire assez vite à l’approche d’Akida Kei qui s’installa tranquillement dans son fauteuil et présenta son visage à Ayu comme s’il avait toute la journée devant lui, très différent d’un homme en retard de plus de trois heures qui chercherait à faire oublier son manque flagrant de professionnalisme. Pour aller plus vite, Ayu s’installa entre lui et la glace et accrocha ses photos de référence au revers de la veste du jeune homme. La pratique n’avait rien de très conventionnel, mais il s’agissait de gagner du temps. En plus, il neigeait de temps à autre, ce n’était pas le moment d’avoir la main lourde sur le crayon ou quoi que ce soit qui puisse se mettre à dégouliner gracieusement en plein milieu de la pellicule. Elle faillit opter pour du fond de teint liquide, mais se ravisa. Après avoir vu le décor, à l’orée d’un bois, et constaté les conditions lumineuses du plateau improvisé, elle avait peur que les traces qui ne manqueraient pas d’apparaître se voient beaucoup trop.

Sitôt sa tâche achevée, elle envoya derechef Akida-san vers le plateau où les assistantes se feraient une joie de lui procurer une bonne grosse parka, du café et des gâteaux à volonté, et elle rangea son espace de travail sans trop se presser, presque à l’abri du froid dans sa tente. Midori avait installé deux chaises pliantes entre des portiques de costumes bien fournis. Une fois installées, elles eurent nettement moins froid et continuèrent à papoter de la pluie et du temps absolument glaciaire qu’il faisait au-dehors. Elles n’avaient jamais vraiment eu le temps de parler toutes les deux ; Ayu apprit ainsi que Midori travaillait dans le milieu des tournages depuis déjà une petite poignée d’années, ce qui la surprit car elle avait toujours cru avoir le même âge que sa collègue. Lorsqu’Ayu fit remarquer qu’il y avait peut-être plus épanouissant comme travail, Midori lui expliqua que selon le type de production sur lequel on travaillait, on pouvait avoir l’occasion de se faire plaisir en maquillant les gens. En réalité, c’était surtout une question de goût : les tournages de film d’horreur seraient peut-être du pain béni pour Ayu qui, faute d’artillerie lourde question poudres en tous genres, aurait une grande latitude pour ce qui était de la création en maquillage. Midori, elle, avait une sainte horreur de ce genre de production.

Le soir venu, Ayu laissa Akida-san rentrer en voiture et prit le train avec le reste de l’équipe. Elle ne se retrouva enfin chez elle qu’à une heure absolument indue, mais au moins, elle pouvait écouter sa propre playlist. Ce qui ne rimait pas à grand-chose puisque dans un grand accès de faiblesse, elle avait téléchargé les albums du groupe d’Akida-san (illégalement, exprès, très volontairement) parce qu’après tout, tant qu’il ne savait pas qu’elle les avait sur son lecteur, l’honneur était sauf.

 

À ce rythme, la semaine fut difficile pour Ayu. Elle devait bien se lever deux heures plus tôt et rentrait deux heures plus tard le soir. Elle en était arrivée à un point où les films d’horreur dont lui avait parlé Midori lui auraient semblé être la plus belle alternative du monde s’ils étaient tournés dans les murs à Tokyo. C’était tout juste si elle avait pu échanger quelques textos avec Yuko ; lorsque celle-ci était disponible en journée, c’était Ayu qui travaillait, et quand elle rentrait enfin, Yuko avait déjà couché Hitomi et ne pouvait pas rester au téléphone dans l’appartement. Ainsi, son visage commençait à ressembler à celui d’Akida-san dans ses meilleurs jours, et lui-même semblait avoir mis les sorties le soir entre parenthèses le temps du tournage en province pour continuer à se lever le matin.

Le vendredi soir arriva enfin. Ayu était en train de boucler les derniers coffres contenant le maquillage pour que l’équipe des lumières les aident à tout porter jusqu’aux voitures, quand Akida-san sembla se matérialiser derrière elle. Elle sursauta, et leva vers lui un regard torve.

— Je vous ai démaquillé, non ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Ce soir, c’est moi qui vous ramène, déclara le jeune homme. Alors un peu de gentillesse ne vous tuerait pas.

Ayu haussa un sourcil.

— Aux dernières nouvelles, ce soir, je prends le train, je rentre chez moi, et je dors tout le week-end. Je ne vois pas ce qui pourrait vous faire croire que ça va se passer autrement pour moi.

— Ah, donc le voyage en province dont vous avez parlé à Dai, c’était juste du flan.

Elle réfléchit quelques secondes. Le voyage en province. Le voyage en province qu’elle avait prétexté devoir effectuer pour… pour échapper à la soirée d’anniversaire du bonhomme ! Flûte.

— Non, du tout, tenta-t-elle de se dédouaner. Je devais aller voir mes parents en province, et comme cette semaine m’a épuisée, j’ai décidé de rester à Tokyo.

— Vos parents habitent à Edogawa, c’est presque la banlieue mais de là à dire que c’est la province, j’irais pas jusque-là. Oui, j’ai regardé votre dossier, qu’est-ce que vous croyez ? ajouta-t-il devant l’air indigné qu’affichait la jeune femme.

— Bref, reprit-elle, n’imaginez pas que c’est en m’espionnant que vous allez me convaincre de venir. Ce soir, je rentre chez moi en train.

Akida-san plissa les yeux un instant, puis s’assit dans la chaise qu’elle était sur le point de replier. Ayu eut violemment envie de crever le fond d’une autre chaise avec la tête de l’agaçant chanteur, mais se retint.

— Dai veut absolument que vous veniez, déclara-t-il. Il pense que ça me fait du bien de fréquenter des gens qui ne font pas partie du milieu.

Elle leva les yeux au ciel – à présent, elle avait moins tendance à retenir ce genre de réflexe très sain et fréquent lorsqu’elle avait à subir Akida-san quotidiennement. Elle faillit lui demander si c’était vraiment Yamada-san qui insistait autant ou s’il l’utilisait comme excuse pour avoir le plaisir de sa compagnie, mais faute de temps pour une longue dispute, elle se retint.

— Vous savez, tenta-t-elle, vous n’êtes vraiment pas obligé de faire tout ce que vos amis vous demandent. Et si vous repreniez le contrôle de votre vie dans les cinq prochaines minutes, ça m’arrangerait, parce que la camionnette va bientôt partir pour la gare et ça m’ennuierait beaucoup qu’ils me laissent ici, j’ai horreur du camping sauvage.

— Attention, la prévint Akida-san, si vous refusez, je vais utiliser l’arme secrète.

Ayu écarquilla les yeux. En voilà un qui avait trop regardé de dessins animés une fois adulte. Elle n’eut pas le temps de réfléchir à une réplique cinglante, car Akida-san avait déjà dégainé son téléphone.

— J’ai le numéro de Dai en raccourci clavier, dit-il en lui tendant le téléphone, un sourire narquois au coin des lèvres.

Le téléphone sonnait déjà, et lorsqu’une voix retentit à l’autre bout du fil, Ayu n’eut pas d’autre choix que de répondre.

— Allô ?

— Ah, Ayu-san, c’est toi, pas Kei ?

— Euh, oui, c’est moi…

Elle jeta un regard décidé à Akida-san et déclara fermement dans le combiné :

— Oui, c’était juste pour v…te prévenir, ce soir je ne pourrai pas venir, la semaine a vraiment été rude, je n’aurai jamais l’énergie de tenir toute la nuit. Désolée !

— Oh, attends, c’est juste une petite soirée tranquille entre nous !

— Tranquille, en boîte ?

— Ayu-san, même pour mon anniversaire, tu ne viendras pas ? Ça me ferait plaisir, et puis ça ferait du bien à Kei, ça lui donnerait l’occasion de te remercier, tu lui as quand même un peu rendu service ces derniers temps.

Ayu se demanda en quoi elle avait rendu service à Akida-san, et en quoi cela lui ferait du bien à lui d’être à la même soirée qu’elle puisque cela ne l’empêcherait pas de courir après tout ce qui ressemblerait de près ou de loin à une américaine, ou faute de mieux, son propre reflet sur les murs du carré VIP de la boîte.

— Allez, Ayu-san, j’invite tout le monde, et puis si tu t’ennuies, t’es pas forcément obligée de venir à l’after. Ça va être une soirée géniale. Fatiguée ou pas, tu vas adorer, on n’en fait qu’une par an, de soirée comme ça.

Malgré sa fatigue, elle ne put s’empêcher d’être vaguement tentée. Après tout, elle n’était pas sortie très récemment. À l’autre bout du fil, l’argumentaire continuait :

— Et je te promets de ne pas essayer de te faire rentrer ensuite avec un de mes potes ! Ça devrait te convaincre, ça, non ? C’est plutôt bizarre parce que d’habitude je dois promettre l’inverse, mais ça m’arrange, alors dis-toi que tu peux venir tranquille.

Dit comme ça, sans conversation maladroite obligée avec les autres invités, c’était tout de suite plus intéressant. Elle pouvait toujours attraper un verre en entrant et s’éclipser discrètement pour aller danser plus loin, là où elle ne ferait pas tache au milieu de tous ces gens parfaits.

— Je ne sais pas si c’est une bonne idée…

— Mais si c’en est une ! Tu ne vas quand même pas louper mon anniversaire ?

Louper l’anniversaire de quelqu’un qu’elle ne connaissait que depuis quelques semaines… En quoi cela était-il un affront ? Mais Ayu, malgré tout, avait un cœur.

— Bon… j’imagine que je peux faire un saut vite fait.

— Génial, à tout à l’heure alors !

La sonnerie à vide lui sembla résonner à l’infini dans son total sentiment de s’être faite avoir. Mais enfin, une entrée en boîte gratuite, des boissons gratuites, une soirée en boîte tout court, c’était plutôt sympathique, non ? Et elle pourrait s’éclipser rapidement si jamais elle ne se sentait pas à sa place. Et traîner à proximité d’autres sublimes acteurs qui avec un peu de chance n’auraient pas un tempérament aussi pourri que celui d’Akida-san – après tout, Takashi-san, bien que parfois étrange, était tout à fait sympathique, d’autres comme lui devaient bien exister, non ? Elle soupira, et rendit son portable à Akida-san.

— Votre arme secrète, hein ?

Il acquiesça.

— Personne ne peut dire non à Dai, pas même vous. Il n’a jamais voulu m’expliquer comment il fait ça.

Elle lui emboîta le pas, et avant d’entrer dans la voiture, tenta de se dédouaner :

— Après tout, c’est son anniversaire, ça ne se fait pas de refuser une invitation à un anniversaire.

Akida-san s’installa, verrouilla les portières et eut un petit rire moqueur.

— Son anniversaire ? Parce que vous avez gobé ça, en plus ?

Dans un vrombissement de moteur, l’immonde voiture jaune fila à travers la campagne vers Tokyo.

End Notes:

Une soirée en boîte avec Akida-san et Yamada-san ? Dans quelle situation Ayu va-t-elle encore se retrouver, coincée entre ces deux-là ?

N'hésitez pas à me faire part de vos soupçons et on verra dans le chapitre 15 si vous avez deviné juste :) Et même sans ça, n'hésitez pas à laisser un petit mot, ça fait toujours plaisir de savoir que des gens lisent et/ou ce qu'ils en pensent. Bonnes lectures sur le Héron !

Chapitre 15 by Aoife OHara

Au grand dam d’Ayu, après l’avoir déposée chez elle, Akida-san insista pour repasser la chercher afin qu’elle s’occupe de son maquillage. Pour peu, elle l’aurait soupçonné de l’avoir invitée uniquement pour ça, mais elle balaya vite cette idée. Si Akida-san avait voulu l’utiliser, il l’aurait fait franchement sans l’inviter ensuite ; à vrai dire il lui avait déjà fait le coup une fois. Et puis contrairement au reste des hommes qui sortaient à Tokyo, lui ne se faisait pas systématiquement les ongles, et ne passait pas non plus un temps fou à arranger ses cheveux avec trois types de laque différents. Ayu avait eu des collègues de promo masculins qui passaient littéralement quatre heures à se préparer avant de sortir le soir.

 

Elle fit une pause un brin trop longue devant son armoire. Que portait-on pour une fausse soirée d’anniversaire de star ? De la fausse fourrure ? Des lunettes de soleil ? Si elle décidait de se fier au style vestimentaire d’Akida-san et même de s’en inspirer, des yeux allaient saigner. Elle finit par se décider pour une petite robe noire – impossible de se tromper avec un classique pareil – un collier volumineux fait de de chaînettes, et ajusta son ombre à paupières dans des tons bronze et dorés. Ses chaussures ne seraient pas parfaitement assorties à la teinte principale, mais dans une boîte de nuit, c’était le genre de détail qui pouvait sans trop de souci passer inaperçu. C’est bien entendu au moment crucial de l’application de l’eye-liner qu’elle entendit une série de coups énergiques frappés à sa porte.

Lorsqu’elle vint enfin ouvrir, il lui fallut une poignée de secondes pour se composer. Akida-san ne portait pas d’uniforme de lycéen dans lequel elle avait l’habitude de le maquiller, ni les sweats informes et casquettes à étiquette qu’il semblait affectionner particulièrement. Il avait fait l’effort d’enfiler un pantalon et une veste de costume noirs. Ainsi qu’une chemise blanche qui n’était pas encore froissée. Et partiellement déboutonnée.

Tous deux restèrent un instant bouche bée, se dévisageant mutuellement, jusqu’à ce qu’Ayu décolle à grand peine son regard des clavicules parfaitement dessinées qui avaient l’air de lui faire un pied de nez, et fasse signe à leur propriétaire d’entrer. Celui-ci s’arrêta quelques instants devant le premier miroir possible pour réajuster une mèche de ses cheveux savamment ébouriffés.

— Bon, dit Ayu qui commençait à s’impatienter. Quand vous vous serez assis là, vous pourrez peut-être me dire ce que vous voulez sur la figure ?

Akida-san s’arracha à contrecœur de son propre reflet et hocha la tête avant d’aller prendre place sur le tabouret devant Ayu. Elle l’interrogea à nouveau du regard, et il recula son siège juste assez pour pouvoir s’adosser au mur, ferma les yeux, marqua une courte pause pour ménager son effet et déclara :

— C’est comme vous voulez.

C’est à peine si Ayu prit le temps de réaliser le luxe de cette toute première fois où elle ne le voyait pas faire de caprice.

— C’est-à-dire, ce que je veux ? Si vous ne me donnez pas d’instructions, vous allez encore râler quand j’aurai fini.

— Même pas, déclara-t-il. C’est vous la maquilleuse, alors maquillez, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise !

Elle ne se le fit pas dire une troisième fois. Lorsqu’elle eut terminé son travail, elle était persuadée que jamais Akida-san n’avait été aussi splendide, malgré son potentiel inné assez conséquent. C’est avec une satisfaction toute particulière qu’elle avait étendu sa zone de travail aux clavicules qui avaient eu l’audace d’attirer son attention plus tôt, et qu’elle avait ainsi pu balayer de poudre satinée à grands coups de pinceau en bambou, tout en faisant mine de ne pas remarquer les tressaillements et frissons de son modèle sous les caresses du pinceau ; après tout, elle travaillait, il n’avait qu’à se tenir tranquille.

À en croire le regard qu’il jeta à la glace qu’elle lui tendit, il était, sinon tout à fait d’accord avec elle, au moins grandement satisfait.

— Bon boulot, lâcha-t-il, grand prince.

— Parfait, répondit Ayu. Si ça vous va, alors en route, je meurs d’envie de me recroqueviller à nouveau dans votre voiture hautement ergonomique.

— C’est une voiture de sport, pas un mini-van, je vous signale. Et puis je suis bien gentil de vous emmener.

Elle faillit répliquer qu’elle n’avait rien demandé, mais se dit qu’il y avait des moments où il fallait savoir se taire, et attrapa sa pochette à strass, ses clefs, et en un clin d’œil, ils furent dehors.

 

Lorsqu’ils arrivèrent à la boîte de nuit où devait se dérouler la soirée, Ayu n’eut même pas le temps de jeter un coup d’œil à la salle, car Akida-san l’avait immédiatement entraînée dans la partie privée de l’établissement, là où toutes les tables et les banquettes n’étaient monopolisées que par le gratin de la jeunesse tokyoïte pleine aux as. Autant dire, une foule à laquelle Ayu n’était pas confrontée si souvent, et elle se sentait soudain de plus en plus réticente à l’idée de tenter de s’y mêler. Elle finit par repérer Yamada-san assis sur une banquette, au centre d’une demi-douzaine de jeunes gens qui hérissèrent les cheveux d’Ayu sur sa tête. Ils étaient tous grands, une caractéristique qu’une courte sur pattes comme elle pardonnait rarement ; engoncés dans des vêtements coûteux assortis en dépit du bon sens le plus élémentaire ; et visiblement, ivres depuis déjà une heure ou deux. Elle s’inclina brièvement pour tous les saluer, et un ou deux lui répondirent. Mal à l’aise, Ayu jeta un coup d’œil à Akida-san qui avait déjà entrepris d’enjamber ses camarades pour se faire une place à côté de son ami. Une jeune fille blonde aux traits européens remplit une coupe de champagne qu’elle poussa en direction de la nouvelle venue, et Ayu ne sut si elle était infiniment reconnaissante pour cette attention ou abominablement déçue de ne plus avoir d’excuse pour rentrer chez elle sans être bloquée pour au moins une heure sur les lieux pour faire bonne figure. Ne sachant comment trancher, elle accepta la coupe avec un petit sourire et inclina la tête en signe de remerciement, puis prit place autour de la petite table ronde à côté de la jeune fille, fermant le cercle.

La musique était moins forte dans cette partie de l’établissement que sur le dance-floor public. C’était avec un soulagement tout particulier qu’Ayu réalisa qu’elle pouvait même s’entendre penser, bien qu’elle ait du mal à percevoir ce qui se disait à deux places d’elle. Après une courte réflexion, elle décida que c’était sûrement parce qu’elle était trop sobre pour l’occasion. Histoire d’y remédier au plus vite, elle but d’un trait sa coupe de champagne, pour le regretter presque immédiatement quand le goût amer de la boisson envahit sa bouche et que les bulles s’emparèrent de sa gorge. La performance amusa ses voisins de table et elle descendit deux autres coupes sous leurs encouragements, avant de leur faire signe que c’était désormais à leur tour ; un jeune homme avec d’affreuses mèches blondes s’exécuta sur le champ, aussitôt imité par deux autres qu’elle ne parvenait pas à différencier, notamment à cause des fausses lunettes carrées à la monture en plastique noir juchées sur leur nez. Faute de conversation, elle parvint à communiquer par signes avec à peu près tout le monde et saisit même un nom ou deux après qu’on les lui ait répétés de nombreuses fois. Elle était surprise par la simplicité avec laquelle elle avait pu s’intégrer.

Après un certain temps, que l’alcool l’empêcha de déterminer, Yamada-san, lui fit signe de venir les rejoindre de l’autre côté de la table, Akida-san et lui. Sobre, Ayu aurait peut-être obtempéré après avoir soupiré et pesté une bonne minute ; mais à ce moment-là, elle refusa net de bouger. Le jeune homme insista, et elle secoua la tête avec énergie, à la plus grande joie des autres fêtards qui l’encouragèrent. Yamada-san se fendit alors d’un superbe sourire avant de lever pour enjamber à son tour les gens assis autour de la table. Cependant, il ne put aller très loin, car Akida-san se leva à son tour et tenta de le retenir par le bras. Ayu contemplait la scène avec l’intérêt distant des gens ivres. Avant qu’elle ait pu comprendre ce qui s’était passé, elle se retrouva fermement encadrée par chacun des deux amis.

— Alors Ayu-san, cria Yamada-san dans son pauvre tympan, ça te plaît ?

Il lui fallut deux secondes pour assimiler la question, mais elle finit par acquiescer avec énergie et bonne humeur. Mais Akida-san lui agita sa cigarette dans la figure en voulant attirer l’attention de Yamada-san.

— Tu parles que ça lui plaît, elle a bu tellement de champagne qu’elle a le sourire jusqu’aux oreilles, j’ai jamais vu ça !

Elle se tourna vers lui, mais il ne se tut pas :

— Ah voilà, là elle se ressemble davantage, ça c’est le regard Pulvonium de Goldorak auquel j’ai toujours droit !

— Parle pour toi alors, déclara son interlocuteur qui le fixait dix centimètres trop à gauche, moi je connais bien le grand sourire d’Ayu-san, et plein d’autres expressions à l’exact opposé de ton traitement habituel !

Rouge pivoine, Ayu piqua du nez et chercha le champagne des yeux. Hélas, il était inatteignable.

— Fuse-san ! s’écria Akida-san avec emphase.

Il était certainement sur le point de se lancer dans une grande tirade qu’elle n’avait aucune envie d’entendre, aussi se saisit-elle de sa cigarette en plein vol. En partie pour le faire taire, et en partie parce qu’elle ne faisait pas confiance à ses propres mains pour tenir un briquet à ce moment-là. Le regard du jeune homme sembla pencher en faveur de la théorie qui disait qu’elle avait eu là une fort mauvaise idée, mais du mouvement autour de la table détourna l’attention de ses deux voisins de table. Tous se tournèrent en direction de l’entrée, et Ayu dut tordre le cou pour apercevoir une bande de quelques types que, dans la rue, elle n’aurait pas su différencier de ceux qui se trouvaient autour d’elle. Malheureusement, les intéressés semblaient se reconnaître tout à fait les uns les autres, et elle sentit arriver le combat de coqs.

Yamada-san fit un signe en direction des deux hommes aux lunettes :

— Masami, Nobuo, allez voir s’il veut pas dégager avant que je m’en mêle.

Ils se levèrent tous les deux, ce qui permit à Akida-san et Yamada-san de reporter leur attention sur Ayu qui se dit que, vraiment, elle n’avait pas besoin de ça, et se demanda si elle n’était pas en train de dessoûler. L’air très sérieux de Yamada-san laissait présager que si ce n’était pas encore le cas, ça n’allait sûrement pas tarder.

— Kei, moi ça m’étonne pas que tu ne la voies jamais sourire ! Vous tirez la tronche à longueur de journée tous les deux, quand on vous met face à face on dirait un concours, s’esclaffa-t-il.

— Moi ? s’indigna Akida-san. Moi, je fais la tête toute la journée ?

— Ah ben, un peu, hein, ne put s’empêcher de commenter Ayu.

— Vous, personne vous a demandé votre avis ! Et le premier qui fait un commentaire sur mon caractère, je lui carre la bouteille de champagne dans le…

— Hé, ho, doucement, pas besoin d’être vulgaire, s’écria Ayu en lui brandissant sa propre cigarette sous le nez.

— Ouais Kei, sois pas vulgaire devant la dame, d’abord, renchérit Yamda-san qui s’amusait comme un petit fou.

 Elle remarqua du coin de l’œil que le différend avec les nouveaux venus dégénérait petit à petit en dispute. C’était le moment du compte à rebours avant qu’ils ne viennent chercher des noises de leur côté.

— Je suis vulgaire si je veux, et devant qui je veux !

— Ah, ça c’est toi tout craché, hein, répliqua Yamada-san qui était désormais presque couché par-dessus Ayu pour parler à son ami. Tu fais ce que tu veux, tu râles autant que tu veux, tu me casses les pieds tant que tu veux aussi ! Je sais pas ce que t’as ce soir, mais t’es chiant.

— Chiant toi-même, répondit Akida-san du tac au tac avec son éloquence légendaire.

— Voilà de quoi je parle.

Tous deux se fixèrent un moment en chiens de faïence au-dessus d’Ayu qui se demandait s’il serait dangereux ou pas de porter sa cigarette à ses lèvres, ou si elle allait détourner l’énervement des deux hommes dans sa direction. Mais pour voir le bon côté des choses, si jamais ils décidaient d’arracher leur chemise et de se livrer à un féroce combat à mains nues, elle serait aux premières loges.

— Dai, je suis peut-être peu râleur sur les bords quand on m’a trop cherché…

Ayu faillit avaler sa cigarette. La mauvaise foi de cet homme avait parfois quelque chose de magique.

— …mais moi au moins, continua-t-il, je la fais pas à l’envers à mes potes pour me taper leur maquilleuse.

La maquilleuse considéra alors qu’il était plus sage de reposer la cigarette dans le cendrier définitivement, car si elle ne l’avalait pas, elle respirait désormais à peine assez pour rester en vie. Elle avait longtemps méprisé les dramas sentimentaux coréens et autres niaiseries qui passaient à la télé en milieu de journée pour distraire la ménagère ; voilà qu’elle était en train d’en vivre un en vrai, et impossible de savoir si elle était horrifiée ou pas si contrariée. En tout cas, elle avait dessoûlé.

— C’est ça ton problème ? finit par répondre Yamada-san. C’est ça ?

Akida-san observa un silence glacial.

— Mais si ça te dérange, ce que j’ai fait avec Ayu-san, eh bien il fallait me prendre de vitesse, mon grand ! Et ça aurait peut-être été une bonne idée, puisque tu dis qu’elle râle au moins autant que toi, ça fait au moins une fille au monde qui, elle, serait susceptible de vous supporter toi et ton sale caractère plus d’une semaine ! En attendant, je vais pas m’excuser de vivre ma vie, hein, pas vrai Ayu ? s’emporta Yamada-san. Ayu me plaît, on a bien profité, et si tu la voulais pour toi tout seul il suffisait de le faire savoir plus tôt et lui poser la question comme un grand !

Akida-san commença alors à injurier son ami dans un langage aussi peu recherché que ce à quoi s’attendait Ayu, qui tendit subrepticement la main vers sa pochette avec l’intention de prendre la poudre d’escampette dès que l’occasion se présenterait. Malheureusement, elle n’était pas au bout de ses peines. Une présence soudaine fit taire ses compagnons qui menaçaient d’en venir aux mains, et elle se retourna pour tomber nez-à-nez avec le chef de la bande des nouveaux venus qu’elle avait failli oublier, un drôle d’individu avec une frange décolorée et une chemise à froufrous.

— Alors les gars, on se marre bien ?

— Ecoute Eiji, c’est vraiment, vraiment pas le moment. On était là en premier, alors dégage, c’est la règle. Franchement, barre-toi ou je lâche Kei, je te préviens il a les nerfs.

— Moi je veux bien, répondit « Eiji », mais toutes les autres salles privées des boîtes de la rue sont pleines et on n’a pas envie de tomber sur des paparazzi en tournant dans le quartier. On reste. Vous allez quand même pas nous empêcher de nous amuser entre hommes de notre côté ?

Ayu réprima un petit rire. Entre hommes, hein. Visiblement, si cela la faisait rire, elle n’avait pas tant dessoûlé que ça. Mais Eiji la remarqua, et il ajouta :

— D’ailleurs, vous êtes pas obligés, mais si vous voulez partager votre compagnie féminine, c’est pas de refus. Les demoiselles là-bas ont l’air bien installées, mais si cette mignonne petite ici en a marre de vous voir vous crêper le chignon dans votre bac à sable, elle peut venir nous voir…

— Elle peut vous entendre aussi, elle est là, fit remarquer Ayu à voix haute.

— Parfait, alors elle peut me suivre.

Les intentions d’Akida-san impliquant la bouteille de champagne revinrent à l’esprit d’Ayu et ne lui semblèrent soudain plus si barbares, particulièrement lorsque le désagréable jeune homme lui agrippa le bras et tenta de l’attirer avec lui. Elle était sur le point de lui écraser le cendrier de la table sur la figure, quand le cri  de guerre excédé d’Akida-san détourna son attention :

— Touche pas à ma maquilleuse !!!

Son poing fusa et heurta violemment Eiji en plein dans la mâchoire. Ayu ne l’aurait pas juré, mais elle était à peu près sûre d’avoir entendu un craquement par-dessus la musique.

Il y eut quelques secondes de flottement pendant lesquelles chacun prenait la mesure de ce qui venait de se passer. Puis ce fut la pagaille. Les jeunes stars s’attrapaient par la gorge, se donnaient les coups de ceux qui se battaient tellement pour de faux à l’écran qu’ils avaient oublié comment on faisait en vrai ; les filles avaient reculé vers le fond de la salle, là où les vigiles ne risquaient pas de les mettre dehors, et grand bien leur en prit probablement, car ceux-ci débarquèrent assez vite et jetèrent tout ce beau monde à la rue sans autre forme de procès.

End Notes:

En voilà de l'action ! Est-ce que quelqu'un dira à Akida-san dans le prochain chapitre que la jalousie, c'est pas joli joli ? Est-ce qu'Ayu va commencer à réaliser qu'ils n'ont pas la relation la plus conventionnelle ni forcément la plus professionnelle qui soit ? Que de questions ! 

...Les réponses au prochain chapitre :) En attendant, n'hésitez pas à me faire part de vos suppositions pour la suite, ni à me dire globalement ce que vous pensez de ce qui vient de se passer, ça fait toujours plaisir de cesser le tête à tête avec l'écho de ma frappe sur le clavier :mg: (Et j'espère que la rentrée se passe bien pour toutes les personnes concernées !)

Chapitre 16 by Aoife OHara

 

Il faisait froid, le champagne lui manquait, la musique lui manquait, elle n’avait même pas pu aller sur le dance-floor ni profiter de la mêlée pour mettre un coup de pochette en travers du nez d’Eiji ; Ayu enrageait. Aussi n’eut elle aucun remords à sauvagement planter son talon aiguille dans le pied du bonhomme lorsqu’il s’avisa d’essayer de la blâmer. La présence de paparazzi calma fort heureusement l’esprit belliqueux des troupes, et les jeunes gens rangèrent vite leurs lunettes de soleil aux verres brisés pour se cacher sous leur capuche de sweat et disparaître dans leur voiture de sport. Akida-san s’apprêtait à suivre tout le monde dans cette voie quand il remarqua Ayu derrière lui.

— C’est bon, ça vous a pas suffi comme soirée ? Je m’en suis pas pris assez, vous en avez encore en magasin ?

Elle le toisa autant qu’elle le put du haut de sa petite taille, et déclara d’un ton neutre :

— Je suis venue dans votre voiture.

Les épaules d’Akida-san s’affaissèrent imperceptiblement, et il lui fit signe de lui emboîter le pas, bien qu’elle n’ait pas attendu son autorisation. Il resta silencieux tout au long du trajet de retour chez Ayu ; elle s’estima heureuse qu’il ait remarqué sa présence avant de démarrer, sans quoi elle aurait tout aussi bien pu monter dans la voiture et le laisser conduire jusqu’à chez lui, se croyant seul.

Il pila au beau milieu du parking de la résidence d’Ayu, et sembla attendre qu’elle sorte d’elle-même ; son air à la fois abattu et résigné faisait peine à voir. Alors, plutôt que de descendre et courir avaler deux aspirines avant de se recroqueviller sous la couette, Ayu prit le contrôle des opérations.

— Allez, du nerf, sortez !

Il la regarda sans comprendre. La fatigue lui donnait un air vaguement moins futé que d’ordinaire, et l’hématome qui se formait sur son visage n’allait sûrement pas arranger les choses. Il avait des traces de sang séché sous le nez et Ayu se demanda si son œil droit n’était pas en train d’enfler un peu. Avec sa capuche sur la tête, le pauvre chaton avait une mine assez pitoyable. La jeune fille sortit ses clefs de la pochette et les agita devant lui.

— Voilà mes clefs d’appartement. Pitié, ne les perdez pas. Montez chez moi vous mettre au chaud et ouvrez-moi quand je viendrai toquer.

Interloqué, Akida-san tenta de l’inviter à développer d’un signe de menton, qui la laissa de marbre. Il s’éclaircit la gorge et demanda :

— Et… qu’est-ce que vous allez faire en attendant ?

— Je vais passer à la supérette chercher de quoi vous rafistoler. J’ai bien un kit de premiers secours dans ma salle de bains mais ça m’étonnerait que ça suffise, et vous, vous allez rester bien caché et discret comme jamais pour que je ne me retrouve pas dans les tabloïds qui supposent qu’on serait allés acheter nos capotes ensemble. Bon, secouez-vous maintenant.

Elle ouvrit la portière et jeta les clefs à Akida-san qui les attrapa au vol.

— Vous savez où c’est, j’arrive dans dix minutes tout au plus.

Et elle le laissa dans la voiture. Après tout, il était déjà allé chez elle de nombreuses fois, il trouverait bien son chemin comme un grand.

 

Vingt minutes plus tard, elle toqua à sa propre porte avec autant de discrétion que possible afin de ne pas trop faire de publicité dans l’immeuble sur ses allées venues et ses invités nocturnes. Après un certain temps d’attente, elle entendit Akida-san se battre avec les nombreux verrous et la porte finit par s’ouvrir. Ayu s’engouffra sans plus attendre dans le petit appartement et referma soigneusement la porte derrière elle, non sans avoir vérifié l’absence de voisins trop curieux aux alentours. Lorsqu’elle se retourna, Akida-san était déjà retourné s’allonger sur le sol, au beau milieu de la pièce. Il devait probablement bénir la mollesse du revêtement de sol en tatami, lui qui n’avait jamais à nettoyer cette sale engeance. Après avoir enfilé un pantalon sous sa courte robe pour être plus à l’aise, Ayu alla s’asseoir en tailleur à côté du jeune homme échoué et tapota le sol pour l’inciter à se redresser. Peine perdue.

— Vous êtes certain de ne pas vouloir vous relever un tout petit peu ? Je peux quand même m’occuper de votre visage, mais, couché comme ça, si je vous fais mal en désinfectant vous ne pourrez pas reculer. Et je vais vous faire mal, de toute façon.

Il marmonna quelque chose sans même entrouvrir les lèvres, et Ayu lança ultimatum pour la forme :

— Dernière chance…

Akida-san secoua mollement la tête. Il ne bougerait pas. Fort bien, se dit Ayu, cela lui laissait presque toute la latitude du monde pour s’occuper des vilaines blessures de cour de récré qui avaient déjà largement trop enflé à son goût. Elle lui posa une poche de glace sur l’œil droit, fixée de façon rudimentaire avec deux bouts de sparadrap, et nettoya le sang séché qu’il avait un peu partout avec des cotons généreusement imbibés d’alcool. La réaction du jeune homme ne se fit pas attendre : il protesta vigoureusement, grimaça et agita les bras devant lui. Ayu lui donna une tape sur la main et mentit :

— Si vous bougez, ça va faire encore plus mal.

Sa ruse eut l’effet escompté, et elle put enfin constater l’ampleur des dégâts. Fort heureusement, il n’avait pas de lèvre fendue comme elle l’avait d’abord craint, juste une coupure sur la joue gauche et ce qui allait sûrement devenir un méchant bleu. Or, méchants ou pas, les bleus étaient généralement très difficile à masquer, à moins d’avoir sous la main du fond de teint pour couvrir les tatouages, et sur leur lieu de travail, ce n’était pas le cas. Après avoir un peu trop désinfecté la coupure, Ayu y déposa un peu de crème cicatrisante et un pansement imperméable, avant de se mettre à badigeonner le bleu de pommade et masser pour minimiser autant que possible la formation de l’hématome. Akida-san en profita pour se plaindre, et ne reçut en guise de réponse qu’un excédé :

— Oh, mais que vous êtes douillet, vous alors !

Après quoi, il se tut.

Elle déplaça ensuite la poche de glace vers la joue pour mieux évaluer le gonflement de l’œil droit, et constata avec satisfaction qu’il avait très légèrement diminué de volume. Après avoir appliqué à nouveau un peu de crème en évitant de la lui coller en plein dans l’œil (pourtant, la tentation était forte) elle sortit une autre poche de glace et s’arrêta un instant pour regarder le visage d’Akida-san, presque endormi, qui disparaissait sous lesdites poches de glace. Au moins, lui ne risquait pas de se geler le cerveau. Comme elle se sentait un peu seule, elle avisa les phalanges abîmées du jeune homme et lui prit chaque main tour à tour pour les nettoyer doucement, désinfecter les égratignures et y appliquer un peu de pommade cicatrisante. Il avait les mains douces de celui qui se tient à une distance sûre des travaux manuels, et de longs doigts fins qui se terminaient sur des ongles en amande.

— Merci.

Ayu sursauta.

— Ah ! Vous m’avez fait peur, je croyais que vous dormiez !

Akida-san soupira.

— Avec deux pains de glace à moins trente degrés sur la figure ? Je ne crois pas, non. C’est pour ça que j’ai mal au crâne, vous croyez ?

Se serait-il en définitive gelé le cerveau ?

— Non, ça, c’est sûrement l’abus de champagne, trancha Ayu. Je vais chercher des aspirines, on va s’en faire une petite orgie, hein.

Le jeune homme acquiesça autant qu’il le put sans faire tomber la glace de son visage.

Ayu revint bientôt avec deux verres d’aspirine, et son compagnon se releva pour mieux boire ; ils trinquèrent, et Akida-san but en maintenant d’une main la glace sur son visage.

— Hmm, ça va pas tarder à faire du bien, déclara-t-il avant de se rallonger.

— C’est ce que j’espère aussi, commenta Ayu avant de s’allonger elle aussi.

À présent qu’elle y était, elle reconnaissait volontiers qu’on était bien mieux couché qu’assis, ainsi que, encore pire, debout. Les fantômes de l’alcool bourdonnaient dans ses oreilles et le silence rendait la sensation encore plus désagréable. Elle essaya de secouer la tête pour chasser le bruit, en vain.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Oh, rien, l’alcool me fait bourdonner les oreilles. Avec le silence, c’est pire, mais ça finira par passer.

— D’accord.

Il ne se passa rien pendant un moment, puis elle entendit comme un murmure. Il lui fallut quelques instants pour comprendre : Akida-san chantait. Petit à petit, son murmure prenait de l’ampleur, et il finit par ouvrir les lèvres sur sa chanson.

Elle aurait voulu fermer les yeux, mais elle l’avait déjà fait. La voix de Kei coulait entre ses lèvres avec douceur. Ayu se laissa bercer par le chant de la ballade. [X]

 « Sugiteku hibi de nanika miushinai kaketa

Sonna fuu ni sou jibun no hou kara

Tsunaida te wo hodokenai you ni… » 

À la fin de la chanson, elle n’entendit que le silence.

Silence bientôt rompu par Akida-san :

— Au fait, je sais pas si vous avez bien entendu la première fois, mais… merci. Pour les pansements, l’aspirine, tout ça quoi. Enfin, ouais, voilà.

Elle soupira.

— De rien. De toute façon, je m’évite du boulot lundi matin.

— C’est vrai.

Ils se replongèrent dans un silence calme, jusqu’à ce que ce soit Ayu qui déclare :

— En fait, c’est moi qui vous remercie.

Elle guetta vaguement une réaction, puis continua :

— J’ai été de mauvaise foi, mais vous m’amenez au boulot le matin et vous me ramenez à la fin, vous m’avez même emmenée ce soir alors que vous auriez pu me laisser en plan. Ah, et vous avez cassé la gueule au sale type qui m’a tirée par le bras, et ça c’était vachement chouette, même si au final c’est surtout vous qui vous êtes fait casser la gueule.

Tout d’abord, il ne réagit pas, puis il finit par lâcher :

— Oui, j’avoue, je suis classe comme mec, quand même.

Ayu leva les yeux au ciel.

— Et modeste, en plus.

Elle se leva en grognant – bon sang que la terre était basse, même quand on est petite ! – et alla farfouiller dans le placard dont elle sortit une couverture et un oreiller un peu plat qu’elle jeta à Akida-san.

— Tenez, c’est trois heures du matin, je vais pas vous laisser repartir au volant avec un seul œil, surtout après avoir vu votre conception des lignes droites en voiture après quelques coupes de champagne.

Il se releva sur ses coudes, et Ayu surprit un discret regard en coin vers la porte de sa chambre.

— Je clarifie : ça, c’est pour vous, dans le salon, et moi je dors dans mon lit, avec la porte fermée.

Il écarquilla les yeux. Elle fronça les sourcils.

— Mec classe ou pas, vous restez ici, un point c’est tout. Si vous avez besoin de la salle de bains, c’est maintenant.

Akida-san secoua la tête et déplia la couverture, tandis qu’Ayu partait vers sa chambre. Avant de fermer la porte, elle distingua très clairement le regard de chien battu du jeune homme, et se força à fermer tout de même. Avec un petit pincement au cœur, elle tourna malgré elle la clef dans la serrure. Mieux valait cela qu’une nouvelle situation ingérable au réveil, et ce soir, dans ces conditions et après le petit interlude musical, elle ne se faisait vraiment pas confiance.

 

 

End Notes:

Quoi, Ayu aurait-elle le coeur qui balance ? Une petite chanson et ça y est ?
D'ailleurs, vous qui avez (normalement) vu à quoi elle ressemble, qu'est-ce que vous en pensez de cette chanson, de cette ambiance, de cette scène ?

Allez, juste pour le fun, en voici la version 2017, car n'oublions pas que cette histoire se déroule dans les années 2000... C'est un petit aperçu de ce que pourrait devenir Akida-san si on le laisse faire. [version 2017] 

N'hésitez pas à me dire ce que vous pensez de tout ça ; on avance dans l'histoire, ça commence à être l'heure des pronostics !

 

 

Chapitre 17 by Aoife OHara

 

Le lendemain matin, au réveil, Ayu resta longtemps allongée à fixer le plafond. Une partie d’elle mourait d’envie d’aller voir dans le salon si Akida-san avait pris congé au petit matin, et l’autre mourait de peur de constater son absence… tout comme sa présence. Décidément, c’était là une bien mauvaise façon de commencer la journée. Ne pas savoir ce qu’elle voulait était un état de fait qu’elle n’appréciait guère. Que faire si, derrière la porte, il était toujours là ? Devrait-elle s’habiller correctement avant de tenter une sortie ? Faudrait-il préparer un petit déjeuner, et si oui, restait-il assez de riz dans le frigo ? Elle détesterait avoir à attendre vingt minutes devant l’autocuiseur dans un silence de plomb.

Une question au moins aussi importante que toutes les autres réunies s’imposa alors : que faisait-elle pétrifiée dans son lit alors qu’il y avait encore si peu de temps elle aurait poliment congédié Akida-san après qu’il l’ait ramenée ? Si elle était dans cette situation, c’était uniquement parce qu’elle lui avait dit de rester pour la nuit. Et à présent voilà qu’elle s’interrogeait à n’en plus finir ! 

Comme elle n’était pas du genre à s’éterniser, elle décida de commencer par se lever et faire du bruit afin de signifier qu’elle était debout, avant de mettre le nez hors de la chambre au bout d’un petit moment, quand elle serait certaine qu’Akida-san saurait qu’elle était levée. Elle sauta donc de son lit, passa à la salle de bains prendre une douche, se coiffa, revint enfiler autre chose qu’un vieux pyjama, et une fois devant la porte, respira un grand coup. Puis elle tourna la clef dans la serrure – clac ! – et colla son œil contre l’interstice. Rien. Les stores étaient baissés, le salon était plongé dans le noir. Pestant intérieurement contre elle-même, Ayu ouvrit la porte en grand.

Il était parti.

La découverte lui arracha une petite exclamation indignée. Quand était-il parti ? Et puis, comme ça, avant même qu’elle ne soit levée, sans dire un mot, comme un malotru ? Quoiqu’après tout, le terme lui allait d’habitude particulièrement bien.

Agacée, Ayu mit de l’eau à chauffer et s’assit en attendant que la bouilloire ait fait son travail. Son travail, c’est ce qu’elle avait fait hier en s’occupant d’Akida-san, non ? Avec une tête pareille, elle aurait eu un boulot de titan à accomplir lundi matin. D’ailleurs, à présent qu’il n’était plus là, elle ne pouvait même pas vérifier à quel degré le rafistolage d’urgence de figure d’acteur avait fonctionné. Elle fut tentée de lui téléphoner, mais se ravisa aussitôt. D’une, impossible de se faire une idée d’une chose pareille par téléphone, et de deux, elle ne savait absolument pas ce qu’elle pourrait avoir à lui dire au bout du fil. Si jamais elle avait le malheur d’évoquer son départ précipité, elle aurait l’impression de lui demander des comptes, et ce n’était vraiment pas une position dans laquelle elle voulait se retrouver. Non, elle allait continuer son week-end dans la plus grande normalité, sans contacter Akida-san qui viendrait de toute façon la chercher lundi matin, elle allait appeler Yuko pour bavarder de tout et de rien, peut-être même essayer de se faire inviter pour dîner chez son amie pour éviter d’avoir à cuisiner. Oui. Un week-end normal.

L’eau était prête. Ayu tendit la main vers le sachet de café à côté de son cuiseur à riz, et entendit un petit froissement inhabituel lorsqu’elle y plongea sa cuillère. Il fallut quelques secondes à son cerveau fatigué pour avoir l’idée d’aller à la pêche avec sa main dans l’emballage étroit. Elle en ressortit avec un bout de papier tout chiffonné qui n’était certainement pas là la veille. Après s’être préparé une bonne tasse brûlante de café serré à en réveiller un mort, elle déplia le papier qui s’avéra être une vieille enveloppe vide qu’elle avait laissée traîner sur la table deux jours plus tôt. Akida-san semblait lui avoir laissé un message avant de partir, ce n’était peut-être pas un tel goujat finalement.

« Fuse-san, merci pour hier soir. »

L’inscription était suivie d’un paraphe si élaboré qu’il ne pouvait s’agir que d’un autographe. Ayu sentit la moutarde lui monter au nez. Cela pouvait vouloir dire n’importe quoi, et pouvait être interprétée dans le sens contraire de ce qui s’était passé – donc justement, de ce qui ne s’était pas passé. Quant à l’autographe, cerise sur le gâteau : dans tous les sens du terme, c’était signé.

Elle froissa la vieille enveloppe griffonnée d’un poing rageur, et se baissa pour la jeter, mais constata en ouvrant le cabinet de la poubelle que celle-ci avait débordé. Au sol, une bonne dizaine de vieux papiers, tickets de caisse oubliés, menus de nourriture à emporter, morceaux d’enveloppes… couverts de brouillons raturés. Cela lui permit de confirmer deux choses : en premier, il fallait effectivement qu’elle range son appartement avec davantage de sérieux, et enfin, qu’Akida-san n’était finalement pas un tel rustre.

« Fuse-san, vous dormez et je ne vais pas vous réveiller parce qu’il est très tôt mais je dois partir parce que… »

« Fuse-san, Dai m’a appelé et… »

« Fuse-san, vous avez le sommeil lourd ! Je vais devoir rentrer me faire mon petit déjeuner seul ! »

« Fuse-san, j’ai plié la couverture et j’ai posé l’oreiller dessus mais je ne sais pas où les ranger alors… »

« Fuse-san, mon œil va mieux, je rentre, à lundi matin et ne soyez pas en retard, sinon… »
« Ayu, je… »

« Fuse-san, merci pour hier soir. Vous devriez garder ce papier parce que je ne remercie pas souvent. »

À la lecture des petits messages inachevés, Ayu se surprit à rire doucement en allumant une cigarette.

***

Lundi matin, elle était sur le pied de guerre. Elle avait passé son samedi à rattraper sa courte nuit, avant d’aller comme prévu dîner chez Yuko, puis de se reposer à nouveau tout son dimanche ; un week-end de rêve pour elle, surtout depuis que le retour au travail le lundi était moins détestable. Enfin, elle avait veillé à envoyer un texto à Akida-san lui interdisant de klaxonner à son arrivée devant l’immeuble, anonymat oblige… Et malgré le froid glacial au-dehors et les quelques flocons de mauvaise augure pour tout automobiliste doté d’un iota de bon sens, elle était, pour une fois, plutôt de bonne humeur.

Lorsqu’Akida-san arrêta son bolide en travers du parking de l’immeuble, elle commença par jeter un coup d’œil à droite, côté conducteur, afin d’examiner son visage : les endroits touchés avaient dégonflé et il ne restait qu’une coupure facile à camoufler. Soulagée, elle contourna le véhicule et déposa ses affaires dans le coffre, puis alla s’installer à l’avant, où elle chassa quelques flocons de ses cheveux avant de s’attacher.

— Alors, contente ?

— Du résultat ? Très. Juste un peu de crème et de fond de teint et on n’y verra que du feu.

— Contente de me voir, je veux dire, explicita Akida-san avec mauvaise grâce.

— Oh… Oh, ça aussi, oui…

Il esquissa un petit sourire en coin et appuya sur l’accélérateur. De son côté, Ayu leva les yeux au ciel et alluma l’autoradio, dont la seule fonction était toujours de diffuser l’intégralité des chansons d’Akida-san.

Impossible de savoir si la neige qui recouvrait la route avait déjà été partiellement déneigée ou si ce qui était déjà là était annonciateur d’un manteau blanc bien plus épais d’ici à l’heure du retour, mais leur retard sur le lieu de tournage ne prêta pas à conséquences, puisque l’équipe technique était en train de dégager autant que possible afin d’éviter les faux raccords.

Ayu s’empressa d’aller récupérer un nécessaire de maquillage avant tout le monde. Les boîtes emportées par la production sur les lieux de tournage en plein air ne ressemblaient pas que par leur couleur à des jouets pour enfants, elles étaient faites d’un plastique rose dont la qualité laissait clairement à désirer et il n’était pas rare que certains produits manquent à l’appel. Or, il lui fallait absolument du fond de teint très couvrant, même si ce n’était pas pour la même raison que d’habitude, et pour en avoir, la meilleure solution restait d’être la première à pouvoir choisir sa boîte.

Elle se surprit à expédier un peu trop son travail et appliquer le maquillage avec un peu trop de force, peut-être pour se punir d’avoir perdu quelques instants à contempler la peau parfaite de son râleur préféré. Celui-ci ne sembla pas s’en formaliser ni même, à vrai dire, s’en rendre compte, et après quelques instants de gêne où ils se trouvèrent face à face, Akida-san finit par se lever et rejoindre le plateau sans un mot, ce qui plongea Ayu dans un embarras encore plus conséquent. Alors comme ça, elle avait du mal à lui trouver autant d’épithètes fleuris et péjoratifs qu’au premier jour ?

Elle secoua la tête, replia son kit en plastique made in China et entreprit d’arranger les photos de référence de ses différents maquillages. Quelque part, elle se maudissait d’avoir fermé sa chambre à clef l’autre nuit, tout en sachant pertinemment que c’était la chose la plus raisonnable à faire. Ceci dit, qu’est-ce qui lui garantissait que cela avait changé quoi que ce soit ? Elle pouvait parfaitement s’être fait des idées toute seule, et peut-être Akida-san aurait-il ronflé comme un sonneur même si elle avait laissé sa porte grande ouverte avec des panneaux clignotants tout autour.

Ayu fut tirée de ses réflexions par l’agitation qui lui parvenait depuis le plateau de tournage. Quelques petits flocons s’étaient mis à tomber, les techniciens décor et les responsables des lumières se renvoyaient la faute et les devoirs (car tous devaient savoir leurs limites devant les caprices implacables de la météo) et les jeunes stars commençaient à montrer des signes d’agacement. Elle s’approcha par pure curiosité — ce qu’elle avait mis sur le visage d’Akida-san ne devrait normalement pas couler — juste au moment où un des jeunes acteurs prit exemple sur le régisseur qui tirait comme un perdu sur sa cigarette, et s’en alluma une à son tour, bientôt imité par la moitié de ses camarades. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase pour le réalisateur. Les faux raccords étaient apparemment inenvisageables, ce qui parut être un noble parti pris à Ayu qui ne se faisait pas une idée très haute de la qualité des standards télévisuels nationaux. En attendant, à part des coups de téléphone vains à l’équipe de production restée à Tokyo, rien ne semblait vraiment bouger, à part le niveau de la fine couche de neige au sol qui s’épaississait à vue d’œil.

Ayu serra son manteau autour d’elle et chercha des yeux son divertissement préféré, qui s’était installé sur un muret pour téléphoner, son délicat postérieur préservé des intempéries grâce à une veste dont il ne connaissait sûrement pas le propriétaire. La vue du portable lui fit penser à vérifier les prévisions météo sur le sien, et ce qu’elle constata fut loin de la rassurer. Lorsqu’elle leva la tête, Akida-san s’approchait, et il lui lança par-dessus l’agitation générale :

— Prenez vos affaires, on rentre.

— Et la journée de travail ?

— J’ai dit au réal que je repartais, à ce rythme c’est ça ou rester bloqués ici toute la nuit.

— Pour trois flocons ? Vous voulez rentrer pour trois flocons et parce que vous préférez garder vos fesses bien au chaud ?

— Ça, et aussi parce que j’ai reçu un coup de fil de Dai qui a besoin d’un coup de main de toute urgence, il nous attend chez moi. Mettez votre capuche, vous allez attraper la mort comme ça.

Il accompagna ces mots d’un geste en apparence anodin pour chasser en douceur des cheveux d’Ayu les flocons de neige qui s’y étaient déposés. Ce contact la surprit et elle frissonna, alors qu’Akida-san s’éloignait déjà en direction des tentes des loges.

Elle pensa à lui demander avant qu’il ne disparaisse derrière un pan de tissu étanche :

— Il a besoin d’aide à propos de quoi ?

— Vous verrez bien ! lâcha Akida-san sur un ton qui montrait bien que le « vous verrez » était en réalité un « on verra ».

Elle haussa les épaules, et mit sa capuche.

 

End Notes:

Mais quelle est cette mystérieuse urgence qui les appelle à Tokyo en pleine journée de travail ? Ayu commence-t-elle vraiment à être mordue de ce drôle d'égocentrique ? Et qui a hâte de voir à quoi ressemble l'appartement d'Akida-san ? 

Comme d'habitude, n'hésitez pas à me faire part de vos impressions et prévisions pour la suite, je veux bien savoir à quoi tout ça ressemble une fois sorti de ma tête ! Et merci aux personnes qui prennent le temps d'écrire un petit commentaire :)

La suite au prochain épisode !

Chapitre 18 by Aoife OHara

Dans la voiture de sport où pour une fois on n’entendait aucune musique, le chauffage tournait à fond, comme si maintenir la température moyenne du Sahara à midi allait garder à distance le froid et la neige.

— Ralentissez, bon sang ! J’ai déjà peur en temps normal, mais là si vous continuez on va forcément se prendre un arbre !

Akida-san ne réagit même pas, le regard fixé sur la route.

— Bon, ce coup de téléphone de Yamada-san, c’était à quel sujet ?

Après ce qui ressemblait à une longue et intense lutte intérieure, il finit par répondre :

— Il a des ennuis.

Ayu leva les yeux au ciel et s’enfonça dans son siège.

— Très bien, vous faites comme vous voulez, mais si jamais c’est moi qui ai des ennuis avec la production pour m’être échappée en pleine journée de travail, je m’arrange pour que ça vous retombe dessus.

Akida-san esquissa un petit sourire en coin.

— Comme si ça vous contrariait d’éviter une nouvelle journée dans le froid à faire un boulot qui vous sort par les yeux… Ne vous inquiétez pas, j’ai dit autour de moi que je vous emmenais. Et puis, sans moi, c’est pas comme si vous leur serviez à quelque chose.

C’était si aimablement formulé qu’Ayu décida de s’abîmer dans la contemplation du paysage jusqu’à ce que son conducteur fou se décide à cracher le morceau sur le mystérieux coup de fil. Heureusement pour elle, l’homme n’était pas franchement fait pour la guerre des nerfs, et il prit la parole après quelques minutes de silence.

— On va aller chez moi. Dai doit discuter de quelque chose d’important avec une fille, et s’ils se font voir par des paparazzis, ça risque de sentir très mauvais, expliqua-t-il.
— Pourquoi, il tente de préserver sa réputation et d’éviter les tabloïds ?

Akida-san sembla surpris, un instant, puis saisit le sarcasme de la phrase, et choisit de l’ignorer.
— Lui, pas tant que ça, il n’a rien sorti cette année, les journalistes l’oublient un peu. Non, le danger, c’est pour elle.

 

Cela faisait bien deux heures qu’Ayu était rongée par la curiosité quand Akida-san gara enfin son bolide dans le parking souterrain de sa résidence. Qui plus est, elle avait eu le temps de réaliser qu’elle était sur le point d’entrer chez Akida-san, de voir de ses propres yeux la caverne dans laquelle il venait se terrer quand il faisait exprès de ne pas dormir pour qu’elle ait encore plus de peine à le maquiller. Elle avait passé une bonne partie du voyage à tenter d’imaginer les lieux, de la penthouse minimaliste, idée abandonnée car cela ne semblait pas être tellement son genre, au manoir aux murs placardés de posters d’Akida-san et de ses récompenses musicales. Il fallait admettre que cette dernière image était largement plus plausible que la première. À vrai dire, si en fin de compte l’appartement ne ressemblait pas à ça, elle serait probablement déçue.

Devant la porte de l’appartement, elle demanda naïvement :

— Il a une clef pour entrer chez vous ?

— Il a le code.

Code qu’Akida-san tapa à toute allure sur le pavé numérique soudé à la poignée. Une petite musique se fit entendre, suivie du claquement caractéristique du loquet qui se déverrouille. Ayu envisagea de faire l’acquisition d’un système de sécurité similaire. Plus de sécurité, moins de terreurs nocturnes et de cauchemars d’ex venu la déranger dans son sommeil.

Akida-san se débarrassa de ses chaussures dans l’entrée et fouilla derrière une petite porte coulissante pour sortir une paire de chaussons supplémentaire qu’il tendit à Ayu.

— Ça vous va ? s’enquit-il.

— Il faudra bien, répondit Ayu en enfilant les pantoufles qui étaient trop grandes de six ou sept pointures et en jetant de discrets coups d’œil un peu partout pour localiser les posters géants.

— Dai ? lança Akida-san dans le silence de l’appartement.

Un grognement sourd lui répondit et son ami apparut bientôt dans l’encadrement de la porte.

— Chut ! Elle dort !

Akida-san leva les yeux au ciel et lui saisit brusquement l’épaule pour l’attirer dans le salon, où Ayu les suivit.

— Écoute-moi bien tête de piaf, commença-t-il. Tu fais des bêtises, c’est ton problème, tu passes la nuit chez qui tu veux, c’est ton problème. Là où ça devient le mien, c’est quand tu te pointes chez moi en pleine journée, sans prévenir, quand je suis en train de bosser, et que tu me demandes de rappliquer aussi vite. Je m’en fous que ce soit l’illustre Umemaru Sanae que tu aies laissée faire un petit somme, elle est chez moi, et vous sollicitez mon aide. Dans ma maison, je crie si je veux ! C’est clair ?

À la grande surprise d’Ayu, la réponse ne fut pas un commentaire sarcastique. Yamada-san se contenta de hausser les épaules.

— Elle est dans la chambre du fond, précisa-t-il. On a juste un problème : des paparazzis l’ont vue entrer dans l’immeuble avec moi par l’entrée principale, et ils campent devant depuis.

— Et qu’est-ce que vous foutiez dans l’entrée principale ?

— On est arrivés en taxi et c’était impossible de passer par le parking souterrain, on avait au moins deux voitures qui nous suivaient, et puis… j’étais quand même pas mal paniqué, se justifia Yamada-san.

— Et tu ne t’es pas arrêté deux secondes pour te rendre compte que c’était l’idée la plus débile de l’année, d’entrer dans un immeuble privé avec Umemaru, seuls ? En prime, chez moi ? Tu ne t’es pas dit que de dos, avec une parka, toi et moi on se ressemble, et que tes conneries risquaient de me retomber dessus alors que je ne t’ai rien demandé ?

— Attends ! s’écria l’accusé. J’ai eu une idée pour nous sortir de là.

— Mais y’a intérêt ! répliqua Akida-san avec violence.

— Excusez-moi, interrompit Ayu, je suis un peu perdue, est-ce que l’un de vous pourrait m’expliquer pourquoi vous êtes en train de vous crier dessus ? Et est-ce que Umemaru Sanae est vraiment dans cet appartement, ou bien c’est juste une figure de style ?

— C’est tout simple, déclara Akida-san qui foudroyait son ami du regard. Ce crétin couche avec Umemaru Sanae, qui n’est après tout que la chanteuse la plus célèbre et adulée du pays, elle revient au bout d’un mois lui dire qu’à cause de lui, elle est enceinte, et comme si ça ne suffisait pas en matière de scandale, il vient m’impliquer dans ses histoires sans se demander un instant si j’ai l’intention de m’en occuper. Parce que j’espère que tu réalises, ajouta-t-il à l’attention de Yamada-san, que les journaux vont s’en rendre compte, je veux dire que tu peux difficilement t’attendre à ce que le problème disparaisse de lui-même ! C’est le Japon ici, mon vieux, pas les États-Unis, si tu ne trouves pas de solution très vite, tu peux jeter ta carrière au fond des toilettes. Et si jamais tu décides de t’en laver les mains, qu’est-ce qu’elle va faire, elle ? Disparaître mystérieusement pendant neuf mois pour revenir fraîche comme une rose ?

Il s’interrompit afin de reprendre sa respiration. Personne n’osa prendre la parole à sa place. Ayu était impressionnée. Elle ne l’avait jamais vu faire une telle démonstration de colère et de charisme à la fois, ni parler pendant aussi longtemps. En fin de compte, elle ne l’avait jamais vraiment vu faire preuve de beaucoup d’émotions en sa présence, ni parler aussi longtemps. Si seulement il avait su utiliser cela dans son travail, il aurait fait un malheur – si Ayu ne l’avait pas connu en privé, elle aurait elle-même été en train d’attendre la première occasion pour se jeter à son cou. Et si elle s’obstinait à fixer les lèvres encore entrouvertes du jeune homme, elle risquait de se mettre à sérieusement envisager l’idée.

Les poings crispés, il sembla sur le point de repartir de plus belle, puis se ravisa.

— Quand je pense qu’on n’a toujours pas enlevé nos manteaux… Fuse-san, vous pouvez poser vos affaires où vous voulez, faites comme chez vous. De toute façon, c’est le mot d’ordre chez moi on dirait, pas besoin de me demander mon avis !

Le pauvre chaton s’avança hors de leur vue dans le couloir, et Ayu crut entendre des bruits d’eau qui coule et de vaisselle. Il était donc parti se calmer dans la cuisine. L’espace d’un instant, elle fut sur le point d’aller le rejoindre, mais elle se rassura en se disant qu’il ne pouvait pas lui arriver grand-chose s’il se contentait de se faire un café, et entreprit de se défaire de son manteau et de son sac à main pour s’asseoir sur le grand canapé en cuir blanc. Après s’être autorisée à trépigner intérieurement à la vue d’une gigantesque photo de trois mètres de large représentant Akida-san en boxer allongé sur un canapé en cuir, accrochée juste au-dessus du sofa, elle leva les yeux vers Yamada-san.

— Et sinon, ça va ?

Il haussa les épaules et se laissa tomber sur le fauteuil en face d’elle.

— C’est la grande forme.

— Bon. Alors tu vas pouvoir répondre à ma grande question.

Yamada-san haussa un sourcil, mais la laissa continuer :

— Umemaru Sanae… En vrai, elle est comment ?

Le jeune homme écarquilla les yeux devant le grand sourire d’Ayu. Il secoua la tête et enfouit le visage dans ses paumes.

— C’est pas vrai… C’est le meilleur moment que t’as trouvé pour faire ta groupie ? J’imaginais même pas que tu étais capable de vraiment t’intéresser à quelque chose dans notre industrie.

— Bonjour, monsieur scrupules ! Non, sérieusement, j’étais à des années lumières de savoir que vous la connaissiez, tous les deux ! s’écria Ayu avec enthousiasme. Umemaru Sanae, l’enfant de la nation, la chanteuse angélique à la voix merveilleuse ! Enfin, angélique, j’ai l’impression qu’on ne nous dit pas tout, mais bon, après tout elle fait bien ce qu’elle veut.

Le jeune acteur pouffa. Tous deux échangèrent un sourire, et Yamada-san expliqua :

— En fait, on ne se connaît pas tant que ça. Je suis tombé sur elle deux ou trois fois en tout, et jusqu’à aujourd’hui, ça faisait bien un mois que je ne l’avais pas vue, peut-être même plus.
— Si tu as un souci d’exactitude, ça ne sera pas un problème longtemps si je peux me permettre, une petite visite à l’hôpital et tu seras fixé sur les dates.

Il lui jeta un regard noir. Trop tôt pour cette blague… De son côté, Ayu était en train de réaliser qu’elle avait passé la nuit avec quelqu’un qui, avant elle, avait fricoté avec la plus belle femme du pays, et elle appréciait réellement le bénéfice que l’information apportait à son estime personnelle. Peut-être n’était-elle pas si mal que ça elle-même. La validation de soi avait beau ne pas devoir passer par les autres, une situation pareille représentait tout de même un sacré boost.

Après un silence relativement long, Yamada-san déclara soudain :

— J’espère que Kei ne l’a pas trop mauvaise… Ça fait des années qu’il me dit de ne pas faire ce genre de bêtise, et moi, je tombe dans le panneau. C’est pour ça qu’il est énervé. On a démarré nos carrières ensemble, et il a toujours été un tout petit peu plus raisonnable que moi en ce qui concerne les filles. Ok, bien plus raisonnable. Et je savais que je pouvais compter sur lui. Il est chiant, mais comme ami, il est génial.

Elle failli chercher à obtenir des précisions sur le degré de raison d’Akida-san au sujet des filles, car toute information pouvait se révéler utile à un moment donné, mais, plus que l’idée que cela ne la regardait pas, Ayu ne voulut pas avoir l’air de s’intéresser trop clairement à lui. Elle était sur le point de demander s’il lui était possible d’allumer une cigarette à l’intérieur, mais un mouvement qu’elle décela du coin de l’œil attira son attention.

Une jeune femme venait d’entrer à pas de loup dans le salon. De ce que pouvait en juger Ayu, elle était à peu près aussi petite qu’elle, mais la ressemblance s’arrêtait là. Sanae avait de grands yeux sombres ourlés de longs cils, des traits délicats et bien dessinés, des pommettes hautes, des lèvres roses, et une cascade de longs cheveux blonds. Et Ayu était prête à parier qu’elle ne fumait pas.

— Bonjour, dit-elle sur un ton égal. Je suis…

— Umemaru Sanae ! compléta Ayu avec un enthousiasme qu’elle ne parvint pas à cacher.

La jeune femme sourit et hocha la tête, puis l’interrogea du regard. Ayu comprit qu’elle devait se présenter et commença à ouvrir la bouche, mais saisit au passage le regard paniqué ainsi qu’un geste discret de Yamada-san qui l’enjoignait à se taire. Elle lui jeta un regard compassé en retour : bien entendu, elle savait que ce serait une faute de goût que de se présenter de la mauvaise façon, comme par exemple : « Bonjour, je suis celle qui a couché avec ce jeune homme juste après vous, sauf que moi, j’ai pensé aux capotes ! »

— Fuse Ayu, je suis… la maquilleuse d’Akida-san.

— La maquilleuse, confirma Yamada-san. La maquilleuse qu’il passe chercher tous les jours pour l’emmener au travail, la maquilleuse qu’il emmène en soirée avec lui, la maquilleuse chez qui il dort quand il est mal en point et qu’il emmène quand même chez lui dans les moments de crise. Oui, c’est sûr, t’es seulement sa maquilleuse, c’est clair qu’il ne pense pas du tout à toi autrement. Aïe !

Un regard appuyé d’Ayu lui fit savoir que s’il lui venait l’envie de continuer, il lui restait encore un tibia qu’elle n’avait pas frappé.

Umemaru Sanae s’avança et vint s’incliner poliment face à Ayu.

— Enchantée, Fuse-san.

L’arrivée brutale d’Akida-san dans le salon interrompit ce qui promettait de devenir un silence pesant.

— C’est bon, tout le monde est là, c’est la fête ? lança-t-il. J’ai tous les paparazzis du quartier sous mes fenêtres mais ça va, vous vous marrez bien ?

— Kei, viens t’asseoir deux minutes, tempéra Yamada-san. Je sais comment on peut les faire dégager.

— Ah ? Et comment ?

— J’ai un plan.

End Notes:

Alors, alors, quel sera le plan de Yamada-san ? On prend les paris si vous voulez ! 

En attendant la suite, merci pour vos lectures et vos éventuels retours, et bonnes lectures sur le Héron :)

Chapitre 19 by Aoife OHara

Pour une fois, Ayu était loin de râler autant qu’Akida-san. Pourtant, c’était elle qui portait une perruque blonde qui s’accrochait partout.

— Arrêtez de vous triturer les lunettes de soleil et regardez deux secondes par la vitre arrière ! On les a semés ou pas ?

— Semés ? ricana Ayu en desserrant la ceinture de sécurité qui menaçait de l’étouffer. Non, si vous en voyez cinq dans votre rétro central, c’est sûrement qu’il y en a encore dix derrière.

— Si Dai n’était pas déjà dans le pâté jusqu’au cou, j’irais volontiers mettre le feu chez lui. Et puis quelle idée, mais quelle idée on a eu d’accepter cette stratégie minable !

— Vous êtes mignon, vous. Jusqu’à vous retrouver avec dix taxis pleins de paparazzis aux fesses, vous aviez l’air de penser que c’était plutôt pas mal, comme plan. Pour moi, du moment qu’on me prend pour Umemaru Sanae, même à cinq cent mètres, même de dos, même la nuit dans une voiture qui fend la bise, ça reste une expérience positive.

Akida-san serra les dents et vérifia son angle mort avant de tourner. Il avait jeté les lunettes de soleil empruntées à Yamada-san dans la boîte à gants et commençait à transpirer, engoncé dans la parka bleue de son ami.

— Vous pourriez tout simplement faire le tour de Tokyo jusqu’à ce qu’ils en aient assez de nous suivre, suggéra Ayu.

— Ah oui, riche idée, ça aussi. Je suis bientôt sur la réserve, vous êtes volontaire pour les distraire quand on s’arrêtera faire le plein ?

— C’est vrai qu’en appuyant sur le champignon, vous économisez tellement plus d’essence ! rétorqua-t-elle d’un ton acide.

Il grommela quelque chose, sans doute pour ne pas avoir l’air de n’avoir rien à répondre, et alluma ses phares à l’entrée d’un tunnel. Derrière eux, Ayu remarqua qu’il y avait déjà un ou deux taxis de moins. Si jamais la voiture d’Akida-san se retrouvait à sec, il serait toujours possible d’en sortir, d’enlever leurs déguisements respectifs de Yamada-san et d’Umemaru Sanae puis de faire coucou aux paparazzis. Oui, cela aurait eu une chance de marcher, si seulement Akida-san n’avait pas été célèbre et elle-même une complète anonyme qui se baladait en sa compagnie. Elle essaya de se repasser mentalement chaque étape de ce qui les avait mis dans cette situation, et constata, même avec le peu de recul qu’elle avait, qu’absolument chacune des décisions prises avait contribué à les enterrer de plus en plus profondément dans une mouise incroyable.

En remontant à l’origine, on pouvait reprocher à Yamada-san et Sanae-san de n’avoir pas eu la présence d’esprit de mettre une capote. Ensuite, Yamada-san seul était à blâmer pour sa décision stupide d’emmener la jeune femme chez Akida-san sous les yeux de paparazzis. Mais lorsque le nouveau roi des plans foireux avait proposé qu’Akida-san et Ayu se déguisent pour occuper les paparazzis pendant que les deux empêcheurs de tourner en rond filaient en douce par le parking souterrain… Là, la faute en incombait à Ayu et Akida-san, qui s’étaient bêtement laissés entraîner. Ayu les avait même maquillés pour que leurs visages puissent ressembler à ceux des deux intéressés.

En tout cas, lorsque tout ça serait terminé, elle espérait bien pouvoir garder le merveilleux manteau de celle dont elle était la doublure, en guise de dédommagement. C’était le manteau le plus doux et le plus agréable qu’elle ait jamais enfilé. Akida-san, lui, n’avait pas eu cette chance avec la parka de son ami, et ressemblait à un bonhomme Playmobil vêtu d’un gilet de sauvetage, ce qui n’était pas pour améliorer son humeur.

— Quand je pense que ces vautours nous suivent, persuadés d’être à la poursuite de Dai… C’est lui qui mériterait d’être là, pas nous ! pesta-t-il.

— C’est pas pour vous contrarier, mais après vingt minutes, ils auraient dû se lasser, non ?

— Pour Dai ou moi, oui. Mais j’imagine que pour elle, ils sont prêts à en baver un peu plus. C’est seulement pour ça que j’ai accepté de les aider… Même s’ils sont fichus.

Son élan de fatalisme lui enleva sans doute ses états d’âme pour ce qui était de griller les feux rouges, et Ayu vit trois des taxis disparaître au loin.

— Fichus ? Comment ça ?

— Vous suivez la vie des célébrités un peu ? Non, forcément, pas vous, vous devez être une des dernières du pays à savoir ces trucs, juste derrière les pensionnaires de maisons de retraite !

— Je vous ai posé une question, je ne vous ai pas demandé d’être désagréable.

— Dai et Sanae, expliqua-t-il comme s’il parlait à un enfant limité, font partie du show-business. Une fois qu’on a le pied là-dedans, la vie privée, c’est terminé, vous avez dû le remarquer depuis le temps que vous vous baladez dans mon sillage.

Intéressée par l’issue du discours, Ayu laissa passer l’interprétation poussée qu’elle venait d’entendre.

— Encore, Dai et moi, on s’en sort au quotidien, continua-t-il. On peut avoir une vie, on devrait pouvoir se marier un jour sans trop de problèmes – il faudra même qu’on le fasse, sinon les journaux commenceront à dire qu’on est gays et c’est un coup à dire adieu à sa carrière. Fuse-san, ici c’est le Japon, pas les États-Unis. Si Sanae veut avorter, elle ne pourra jamais payer le personnel de la clinique assez cher pour empêcher l’information de fuiter. Si elle veut garder le bébé mais que Dai la laisse tomber, sa carrière est définitivement terminée. Le seul moyen pour qu’ils puissent tous les deux tirer leur épingle du jeu, c’est d’organiser un mariage d’ici trois semaines maximum, avant qu’elle commence à s’arrondir, et quand elle accouche, déclarer que le bébé est prématuré. Tout le monde saura que c’est du flan, mais ça permet de sauver les apparences. Dai est propulsé dans la cour des adultes puisqu’il sera marié, et Sanae peut ajouter l’image de la mère de famille à ses arguments de vente. Ça leur fait de la publicité à tous les deux au moment du mariage, à la naissance du bébé, et à chaque fois que l’un sort quelque chose, les journaux rappellent qu’il est marié à l’autre, c’est du gagnant-gagnant. Franchement, Dai aurait pu tomber sur bien pire. C’est juste dommage pour Sanae. Mais dans leur cas, c’est la seule chose à faire. C’est ce que tout le monde fait.

— Vous parlez de romantisme, soupira Ayu.

— Ah ben, oui, forcément…

Non pas que le romantisme ait jamais été profondément ancré en elle, c’était même plutôt le contraire, mais Ayu ne pouvait s’empêcher de ressentir un léger pincement au cœur. Puis elle se souvint que Yamada-san avait tout de même couché avec elle quelques semaines après Umemaru Sanae, et soudain, elle se sentit mieux. Certains remèdes n’avaient pas besoin d’être moraux pour être efficaces.

— Bon, je vais sortir de Tokyo, déclara Akida-san. Avec un peu de chance, ça devrait les décourager.

— Comme vous voudrez. Vous êtes sûr de pouvoir continuer à conduire comme dans un film d’action sur les routes recouvertes de neige ?

— On verra bien.

Par instinct, Ayu s’accrocha un peu plus à la portière. Quelques minutes plus tard, Akida-san quittait le périphérique de la capitale et tournait sur une route irrégulière et mal déneigée. Après un coup d’œil dans le rétroviseur, il informa Ayu qu’ils avaient perdu au moins quatre autres taxis de paparazzis, mais elle était trop occupée à se retenir de vomir, car les amortisseurs de la voiture n’étaient pas vraiment prévus pour les routes de campagne. Pour l’autoroute et les accélérations, pas de souci, mais dès que la route n’était plus lisse, c’était une toute autre affaire à l’intérieur du véhicule. Akida-san dut le sentir également, car il ralentit.

Un regard par-dessus son épaule informa Ayu qu’il n’y avait plus que deux voitures à leurs trousses. Il n’y avait plus qu’à semer ces deux-là, et elle pourrait rentrer chez elle, avec son nouveau manteau. La nuit n’allait pas tarder à tomber. Vivement qu’ils se débinent.


Trois quarts d’heure plus tard, Akida-san circulait en pleins phares sur la petite route mal éclairée, largement en-dessous de la limite de vitesse. Dix minutes plus tôt, il avait ronchonné que la voiture ne tenait probablement plus que grâce aux vapeurs d’essence qui restaient dans le réservoir, et un dernier taxi s’obstinait toujours à leur coller au train. Un écolier de six ans marchant à côté de la voiture aurait pu les dépasser. Ayu décida qu’il était peut-être temps de réfléchir à un plan B, ou plutôt, de presser le conducteur pour qu’il réfléchisse à un plan B.

— C’est pas pour critiquer, mais, vous n’auriez pas un plan de rechange par hasard ?

— À moins de partir en marche arrière d’un coup pour emboutir leur capot, non, désolé, y’a rien qui me vient, lâcha-t-il sèchement.

Elle s’accorda deux minutes pour réfléchir à l’idée qu’elle avait en tête, puis déclara :

— Bon d’accord. Arrêtez la voiture. Je vais descendre sans mon déguisement, et leur faire croire qu’ils suivent la mauvaise voiture.

Akida-san tourna la tête vers elle.

— Vous êtes cinglée ? Ils ne vont jamais croire qu’ils suivent la mauvaise voiture depuis plus de deux heures, vous savez combien de voitures comme la mienne il y a à Tokyo ? Pas beaucoup ! Comment vous vous imaginez pouvoir leur faire avaler ça ?

Philosophe, entre deux lingettes démaquillantes pour faire disparaître son camouflage, Ayu trancha :

— Si vous arrivez à convaincre des gens de vous payer pour jouer dans des séries, je peux bien convaincre ces types-là de ce que je veux.

Akida-san s’arrêta doucement au milieu de la petite route de campagne, et Ayu sortit de la voiture sans demander son reste, afin d’échapper à d’éventuelles représailles.

À son retour, elle constata qu’Akida-san avait remis ses lunettes de soleil et se tenait recroquevillé derrière son volant, tassé dans son siège de façon à ne pas dépasser. Il jetait des coups d’œil anxieux dans les rétroviseurs, tous phares allumés, avec la programmation habituelle de son autoradio en fond sonore. Derrière eux, le taxi redémarra avant d’effectuer un demi-tour sauvage et de disparaître dans la nuit.

Akida-san se tordit le cou pour s’assurer qu’il ne rêvait pas, et il se jeta presque sur Ayu quand elle reprit sa place côté passager.

— Qu’est-ce que vous leur avez dit ? Comment vous avez fait ?

Elle savoura calmement cette emprise momentanée sur l’humeur du jeune homme, mais avant de trop prendre goût au pouvoir, elle expliqua :

— Je leur ai simplement dit qu’on était des doublures engagées pour les mener sur une fausse piste, et que maintenant qu’il était tard on aimerait bien rentrer chez nous. Ils ont bien vu que je ne ressemblais vraiment pas à celle qu’ils suivaient. Vous m’aviez dit qu’ils en avaient surtout après Umemaru Sanae, donc j’ai tenté le tout pour le tout en supposant qu’elle les intéressait plus que Yamada-san.

Akida-san resta silencieux quelques instants. Ayu, sans l’avouer, n’était pas peu fière d’avoir réussi à les débarrasser de leurs poursuivants. Elle s’attacha correctement et se tourna, grisée, vers le conducteur :

— Alors, on rentre ?

— J’aimerais bien, soupira le jeune homme, mais ce sera à pied. Le réservoir est complètement vide.

—… Quoi ?

— Quand vous êtes descendue, je ne m’étais pas arrêté exprès pour vous. J’étais à sec.

Ayu s’accorda quelques instants pour digérer la nouvelle.

— Mais… Il fait nuit dehors. Et froid, très froid. Qu’est-ce qu’on va faire ?

Il haussa les épaules.

— Appeler mon abruti d’ami et l’attendre là.

Il joignit le geste à la parole en sortant son portable. Ayu redouta une absence de réseau puisqu’ils étaient en rase campagne, mais elle entendit assez vite la tonalité à travers le téléphone d’Akida-san et retint son soupir de soulagement – ils n’étaient pas encore sortis d’affaire.

Après avoir vociféré un bon moment de son côté de la ligne et raccroché avec rage, Akida-san résuma la situation à sa compagne d’infortune :

— Ce crétin est en route, il nous retrouvera avec le GPS. Mais à mon avis, vu la distance qu’on a déjà parcourue, on va l’attendre un moment.

— Génial, marmonna Ayu qui n’aurait pas pu être plus sarcastique. C’était exactement ce que j’avais prévu de faire de ma soirée, la veille d’une journée de travail : passer la nuit coincée en pleine cambrousse, sous la neige, dans une voiture en panne…

Elle allait continuer mais fut interrompue par les lumières de l’habitacle qui s’éteignirent d’un coup. Après un court silence médusé, elle osa demander ce qu’il se passait.
— Ça, répondit Akida-san avec fatalisme, c’est la batterie qui a lâché. Pour le chauffage, ça va être embêtant.

End Notes:

Dundundun...! Perdus en pleine campagne, dans le froid, la nuit et les loups (presque), serrés dans une toute petite voiture, que va-t-il arriver à Ayu et Akida-san ? Combien de temps mettra Yamada à arriver, si tant est qu'il parte dans la bonne direction ? Et en l'attendant, que va-t-il se passer ?

C'est là-dessus que je vous laisse, comme d'habitude, n'hésitez pas à vous exprimer et à me dire ce que vous en pensez, et on se retrouve au prochain épisode. Joyeuses fêtes de fin d'année à tout le monde !

Chapitre 20 by Aoife OHara
Author's Notes:

Figurez-vous qu'à l'heure où je vous poste ce chapitre, la météo s'est mise au diapason : il neige ! Sans plus attendre, découvrons ce qui se trame dans l'habitacle exigü d'une certaine voiture de sport jaune fluo pendant une panne d'essence qui dure...

Ayu regarda d’un air pensif la route que les phares n’éclairaient plus. Dans combien de temps allait-il commencer à faire très froid ? Il neigeait toujours, et la manie d’Akida-san de monter le chauffage autant que possible ne les avait certainement pas préparés à passer quelques heures à zéro degré. Son nouveau manteau de star la protègerait dans un premier temps, mais ça n’allait pas durer.

Elle le savait bien, elle se forçait à réfléchir à la température, parce que cela l’empêchait de penser qu’elle était seule avec Akida-san dans cet habitacle déjà bien trop petit pour lui. Ils n’allaient nulle part, l’air au-dehors était glacé, aucun autoradio ne pouvait les distraire et c’était bien parti pour durer quelques heures. Au terme de quoi, selon comment la situation évoluerait, l’un d’eux risquait bien de finir ligoté dans le coffre pour incompatibilité d’humeur. Et pour repousser cette échéance, ou bien une autre plus incertaine, elle s’interdisait formellement de tourner la tête vers la splendide moue boudeuse de son conducteur, ou vers ses mains si bien faites toujours posées sur le volant. C’était peut-être une précaution superflue, après tout leur proximité physique avait fini par faire partie du quotidien, mais la dernière fois que cette proximité l’avait travaillée de cette façon, elle avait tout de même fermé à clef la porte de sa chambre… Qu’est-ce qui lui avait pris, d’ailleurs ? Elle ne s’en souvenait plus ; tout ce qu’elle savait à présent, c’est qu’elle se demandait toujours ce qui serait advenu si elle avait fait autrement.

Ce fut Akida-san qui interrompit le fil de ses pensées, à voix basse :

— J’espère quand même que Dai va savoir tirer son épingle du jeu.

Ayu était à des kilomètres de toute inquiétude au sujet de la situation de Yamada-san. Un peu honteuse, elle réfléchit à ce qu’elle pourrait dire pour réconforter son compagnon.

— Vous disiez plus tôt que c’était pas si minable que ça comme situation… Et puis, c’est un truc de célébrités ça, vous avez plutôt tendance à vous marier entre vous, non ?

Il tourna la tête vers elle, un sourcil levé, puis sembla réfléchir.

— Pas autant qu’on pourrait le croire, déclara-t-il enfin. Il y a un bon nombre de gens qui épousent des collègues aussi célèbres qu’eux, mais je ne sais pas si c’est la majorité. Après, c’est vrai que je fréquente surtout des gens de mon âge, et typiquement, on n’est pas encore mariés.

— Typiquement, oui…

— À part quelques crétins dans le genre de Dai qui n’ont pas été assez malins, on se marie assez tard. C’est dur d’avoir à la fois une carrière et une vie de famille, alors en général on tient le coup et on travaille tant que le succès est au rendez-vous, et on reporte le mariage pour le moment où ça marchera moins.

— C’est pour ça qu’il y a autant de vieux cons chez les célébrités, alors ? s’enquit Ayu sans masquer le sarcasme dans sa voix.

— Entre autres, acquiesça-t-il. Mais il y en a parmi nous qui arrivent à avoir un semblant de vie privée et qui n’ont pas trop de comptes à rendre. Takashi-kun, par exemple. Il sort avec un mannequin qu’il a rencontrée sur un shoot photo. Les autres membres de mon groupe aussi sont assez tranquilles, il y en a un dont la copine travaille dans une agence immobilière.

Ayu s’accorda quelques instants pour digérer l’information. Quoi que fassent les membres de son groupe, elle voyait mal Akida-san dans une relation longue avec une employée de bureau. À la limite, avec un mannequin, pourvu qu’elle soit grande et blonde. Mais elle ne l’imaginait certainement pas avec une anonyme. Quelqu’un pour qui la célébrité était aussi importante ne renoncerait pas à la possibilité d’afficher son couple, et quoi de mieux à afficher qu’une belle actrice ? Peut-être même était-il déjà sorti avec plusieurs collègues.

Mais une fois de plus, ils avaient suivi un cheminement de pensées tout à fait différent, et Akida-san lui demanda sur le ton de la plaisanterie :

— Qu’est-ce qui vous fait réfléchir comme ça, vous essayez de vous caser ?

Elle rougit jusqu’aux oreilles, heureusement cachée par la pénombre, et il continua :

— À peu de choses près vous auriez pu vous récupérer Dai, comme bon parti il se pose là, c’est trop bête…

Vexée, Ayu répliqua peut-être un peu sèchement :

— Figurez-vous que tout le monde ne cherche pas une relation longue avec quelqu’un qui passe ses soirées en boîte à se préparer une cirrhose.

Elle réalisa que la description était dangereusement applicable à Akida-san et tempéra quelque peu ses paroles :

— Je ne veux pas avoir à gérer la personne avec qui je sors. Dans une vraie relation longue, j’ai envie de m’adresser à un adulte, pas à un grand ado.

Discrètement, elle surprit le regard en coin d’Akida-san, qui n’avait pas l’air particulièrement convaincu. Il déclara pour la forme :

— N’empêche, si vous aviez été à la place de Sanae, ne me dites pas que ça vous aurait déplu.

— Eh bien moi, à la place de Sanae, j’ai pensé aux capotes, répliqua-t-elle avec agacement. Yamada-san a beau être d’agréable compagnie, et très sympathique, ce n’est certainement pas le genre d’homme que je recherche. Et puis c’est quoi tout ça, je vous demande avec combien d’Américaines vous êtes sorti peut-être ? Alors maintenant, s’il vous plaît, est-ce qu’on pourrait parler d’autre chose ?

Ayu ne comprenait pas du tout où il voulait en venir. Ennui, jalousie mal placée ? Toujours était-il que la conversation prenait une tournure qui la mettait mal à l’aise, et si jamais c’était l’idée qu’Akida-san se faisait d’une approche en douceur, il ferait vraiment mieux de prendre des cours. Mais Akida-san sembla accepter sa demande et passa illico du coq à l’âne :

— Très bien. J’ai froid. Vous avez froid, vous ?

Il y avait parfois dans sa façon de s’exprimer une simplicité qui laissait Ayu interdite.

— Froid… Oui, évidemment. Mais qu’est-ce qu’on y peut, de toute façon ?

— Attendez, j’ai une idée.

La dernière fois qu’elle avait entendu cette phrase, la suite des évènements avait prouvé que l’idée n’était pas si bonne que ça, mais comme elle voyait difficilement ce qui pouvait arriver de pire, Ayu lui fit signe de s’exprimer. Au lieu de ça, il ouvrit sa portière pour s’extraire de la voiture de sport – toujours aussi basse – et contourna le véhicule pour venir du côté d’Ayu qui le regarda avec des yeux de poisson derrière sa vitre. Ils n’étaient pas déjà assez serrés comme ça, il tenait à venir de son côté ? Il finit par ouvrir lui-même la portière, saisit Ayu par la taille pour qu’elle se lève, et se glissa sur le siège à sa place.

— Venez sur mes genoux, vite, qu’on puisse fermer la porte.

Remettant la réflexion à plus tard, Ayu s’exécuta en silence et prit place sur les genoux d’Akida-san pendant qu’il refermait la portière pour éviter de refroidir davantage l’habitacle. Il avait des jambes minces sur lesquelles elle arrivait difficilement à asseoir les os de ses fesses, et alors qu’ils bougeaient, leurs visages se frôlèrent et une mèche de cheveux chatouilla le nez d’Ayu ; Akida-san sentait l’après-shampoing, le parfum pour homme, et un très léger mélange de l’odeur du fond de teint du travail et de celle du démaquillant.

 

Sans cette panne de batterie, ils auraient sans doute pu mettre un peu de musique (du groupe d’Akida-san bien entendu, pourquoi changer les bonnes vieilles habitudes), mais pour être tout à fait honnête, Ayu n’était pas certaine qu’elle aurait volontiers échangé sa place à cet instant précis pour une série interminable de tubes sirupeux. L’air de rien, elle enleva son manteau pour pouvoir se blottir un peu plus près contre le torse d’Akida-san, profitant en partie de la chaleur de sa parka, et principalement de sa chaleur à lui. Après tout, c’était bien pour ça qu’il était venu là, non ? Elle le surprit en train de la regarder, le sourcil relevé, ce à quoi elle répondit en levant les yeux au ciel et en enfouissant son nez dans la clavicule saillante et chaude qui ne demandait sûrement que ça. S’il avait saisi le prétexte le plus gros du monde pour se rapprocher, ce serait le comble qu’il trouve quelque chose à redire alors qu’elle ne faisait que le prendre au mot. Et en attendant que Yamada-san arrive à la rescousse, elle pourrait passer un bon moment bien installée tout contre un merveilleux acteur qui, s’il avait un véritable caractère de cochon, était particulièrement sublime et bien loin d’être un mauvais bougre. Elle était si bien qu’elle ne put réprimer un bâillement.

— Bon, on ne va pas se laisser abattre, déclara Akida-san avec pragmatisme. Je vais vous chanter une chanson !

Ayu leva les yeux au ciel. Bien sûr. Chacun sa façon de gérer une crise. Elle décida de profiter de cette situation délicieuse qu’elle n’avait rien fait pour mériter, et se lova encore plus près d’Akida-san, le visage dans la douce chaleur de son cou. Les vibrations de sa voix de velours résonnaient dans ses os, elle sentait la gorge du chanteur contre son front. La musique l’enveloppait presque aussi bien que la gigantesque parka en plumes d’oie. En cet instant, malgré les circonstances générales vaguement désastreuses, elle n’aurait échangé sa place pour rien au monde.

Après avoir papillonné des yeux quelques instants, elle finit par les fermer, et sentit alors les bras d’Akida-san l’entourer et ses mains aux longs doigts fins se resserrer sur sa taille. Ayu sourit, et malgré l’inconfort de ses jambes installées n’importe comment, elle se sentit soudain incroyablement détendue.

 

Elle se réveilla en sursaut à la sensation de quelqu’un qui lui caressait les cheveux. La chanson avait cessé. L’esprit embrumé, elle se frotta les yeux et recula de quelques centimètres pour mieux voir Akida-san.

— J’ai dormi combien de temps ?

— Aucune idée, déclara-t-il, vous êtes entre ma montre et moi.

Ayu l’entendit sans réellement l’écouter. Il avait une main dans ses cheveux. Dans ses cheveux en bataille à cause de la perruque blonde, emmêlés, qu’elle était censée laver ce soir. C’était lui, qui lui caressait les cheveux. Interdite, elle le dévisagea, et il soutint son regard. Du coin de l’œil, elle réalisa qu’ils étaient si proches que la buée qui s’échappait de leurs lèvres entrouvertes se mélangeait. Elle voulait trouver quelque chose à dire avant que le silence ne devienne trop pesant, ou plutôt, avant qu’il ne le soit encore plus, mais quelque chose dans le regard d’Akida-san la réduisait au silence. Elle n’avait encore jamais vraiment pris la peine de le regarder droit dans les yeux, et ne s’était pas vraiment attendue à ce qu’elle y voyait à présent.

Il était calme. Il la regardait franchement, sans un sourire en coin, sans un haussement de sourcil. Cela ne collait absolument pas à l’image qu’elle aurait pu se faire de la situation. C’était un chanteur incroyablement imbu de lui-même, et même Yamada-san ne se départait jamais d’une moue, d’un clin d’œil ou d’un petit sourire charmeur. Akida-san, lui, en plus d’avoir un ego surdimensionné, était loin d’être une flèche, et c’était bien le dernier homme qu’elle aurait imaginé la regarder dans le blanc des yeux. À moins bien sûr qu’elle ne lui fasse strictement aucun effet, hypothèse qui n’était pas à écarter – mais enfin, il était venu la prendre sur ses genoux, l’avait tenue dans ses bras pendant son sommeil et lui caressait les cheveux ! Son contrat ne comprenait aucune clause qui traite de ça, il l’avait fait de son propre chef et ce n’était sûrement pas sans raison. Seulement, Ayu avait vraiment beaucoup de mal à se faire à l’idée. Certes, elle l’avait envisagé après quelques coupes de champagne, mais tout était plus facile à imaginer avec trois grammes dans le sang.

Il finit par prendre un air vaguement agacé.

— Quoi, qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit-il.

— Pardon ?

Visiblement, il en avait gros :

— On est seuls, perdus au milieu de nulle part, je vous prends dans mes bras pour vous réchauffer, nos lèvres sont à quelques centimètres et des milliers de femmes tueraient père et mère pour être à votre place… Et vous me regardez comme si je sentais le poisson ! Vous êtes super difficile, vous le savez, ça ? Ou alors vous êtes lesbienne. Est-ce que vous êtes lesbienne ?

Effarée, mais néanmoins rassurée d’avoir toujours affaire à ce bon vieil Akida-san, elle lui posa doucement la main sur la bouche pour arrêter le flot de bêtises qui en sortait avant que cela n’empire.

— Chut. À part pour chanter, vous êtes tellement mieux sans le son, vous le savez, ça ?

Il se dégagea en secouant la tête.

— Je fais ce que je peux, moi. Je sais que je dis souvent n’importe quoi, mais vous le savez aussi. Et puis si ça ne vous avait pas plu de venir sur mes genoux, vous auriez encore fait le caprice du siècle pour rester seule sur votre siège et point barre. J’ai pas l’habitude de draguer quelqu’un que je connais déjà, alors j’essaie d’aller à votre rythme, je n’insiste pas, je n’essaie pas d’entrer dans votre chambre au milieu de la nuit, je n’essaie pas non plus de venir vous chercher avec trois heures d’avance le matin pour avoir du temps à tuer dans votre chambre avant de partir…

Mais c’est que ça avait l’air de l’avoir travaillé un moment, ce pauvre enfant, remarqua intérieurement Ayu. Et il continuait toujours :

— Votre rythme, je veux bien, mais pour passer la nuit avec Dai vous avez été vachement rapide à vous décider, donc j’aimerais bien savoir si les chanteurs ça vous fait toujours fantasmer, parce que mine de rien, si c’était le cas ce serait sympa.

Un peu étourdie par cette avalanche d’informations plus ou moins désirées, Ayu secoua la tête et répondit sans réfléchir :

— Mais avec Yamada-san, ça n’a rien à voir, ça n’avait rien de sérieux !

Au moins, elle avait atteint son but : il s’était tu. Pas pour longtemps.

— En fait, un coup vous allez lentement et un coup vous allez super vite, j’ai pas encore réussi à vous embrasser et déjà on parle de relation sérieuse.

Elle leva les yeux au ciel et fit de son mieux pour résister à l’envie de le frapper.

— Je crois que je comprends pourquoi vous draguez seulement en boîte, là où personne ne vous entend parler, répliqua-t-elle du tac au tac.

Ils se fixèrent un moment, l’air mauvais, jusqu’à ce qu’Akida-san pousse un long soupir exagéré.

— Bon. Avant de publier les bans, vous ne voulez pas qu’on lâche un peu les noms de famille, pour commencer ?

Elle afficha une moue dubitative, mais comme preuve de bonne volonté, elle s’y essaya tout de même :

— Kei… san ?

— Tu vois, quand tu veux.

Il s’était légèrement rapproché, et elle pouvait à nouveau sentir son souffle l’effleurer. Son expression impassible avait cédé le pas à un léger mouvement au coin de ses lèvres.

— Évidemment, si tu continues à ajouter un « san » aussi formel derrière, on n’est pas rendus… Mais, te faire changer d’avis là-dessus, c’est mon boulot, et franchement je me sens confiant.

Et il pouvait. En achevant de se rapprocher d’elle, il inclina à peine la tête. Elle lui saisit la nuque sans trop y réfléchir, et la seule question qui la déchirait en cet instant lui semblait horriblement cruciale : fallait-il fermer les yeux pour profiter du moment où leurs lèvres se rencontreraient, ou les garder ouverts afin de ne pas rater la moindre miette de ce qui allait se produire ?

 

Ayu n’eut pas à tergiverser longtemps, car quelqu’un toqua énergiquement contre leur vitre.

— Coucou ! s’écria un Yamada-san exagérément jovial. Je dérange ?

End Notes:

En voilà un qui a bien choisi son moment ! Je prends les pronostics pour le chapitre suivant... Mais on a déjà fini le chapitre 20, et on s'approche de la fin : plus que cinq ! 

Comme d'habitude, n'hésitez pas à me laisser un petit mot pour me dire ce que vous en pensez, qui vous avez envie d'étrangler et si oui ou non il faut empêcher Akida-san de dire quoi que ce soit car c'est juste mauvais pour la santé.

Chapitre 21 by Aoife OHara

Après quelques houleuses minutes qu’Ayu passa à tenter d’empêcher Kei de casser la figure à Yamada-san, ils décidèrent de monter une fois pour toutes dans la voiture de ce dernier, qui heureusement pour leur trio, n’était pas porté sur les voitures de sport à l’habitacle minuscule.

— Je préfère me concentrer sur ma conduite plutôt que pour éviter les coups de celui que je suis venu secourir, déclara Yamada-san avec une évidente mauvaise foi au moment de s’installer. Ayu vient à l’avant avec moi.

— Si ça te pose problème, y’a pas de problème, rétorqua Kei avec son habituel sens du mot juste. On peut régler ça tout de suite, et c’est le moins amoché qui conduit. Et Ayu ne va pas avec toi.

Sans pour autant risquer de s’interposer entre les deux belligérants, celle-ci haussa le ton pour se faire entendre :

— Ayu, elle va où elle veut, mes galants messieurs. Ce n’est certainement pas vous qui allez m’ordonner où m’asseoir.

Kei se tourna vers elle, passablement furieux. Bien entendu, plutôt que de faire fi de l’interruption de son ami, il avait fallu qu’il bondisse hors de la voiture pour lui sauter à la gorge, et Ayu s’était même cogné la tête au rétroviseur central dans la manœuvre. Elle non plus n’avait pas l’intention de laisser passer ça, mais elle ne parviendrait pas à gérer à la fois un concours de testostérone et la grande nouvelle de ses sentiments – partagés ! – pour Kei. Kei ! Si elle avait été seule, elle aurait répété son prénom en boucle pour se familiariser avec la façon dont il claquait sur sa langue, à défaut d’avoir les vraies lèvres du jeune homme pour combler ce vide.

— Elle a plutôt raison, tu sais, Kei. Tu peux choisir de venir à côté de moi, Ayu, si tu veux.

— Si Kei n’est pas assez grand pour se retenir de te frapper, et que tu n’es pas assez mature pour arrêter de le provoquer, je vais aller à l’arrière avec lui.

Yamada-san eut l’air de vouloir répondre, mais elle le coupa :

— Je suis épuisée, j’ai passé une journée atroce sur la route à cause de toi, je pense que la moindre des choses ce serait de nous ramener pour qu’on puisse dormir et se préparer à retourner au travail demain.

Kei ne fit même pas semblant de vouloir réprimer un petit sourire triomphant. Yamada pensa probablement que c’était de bonne guerre, et alla mettre le contact. À l’arrière, Ayu s’assit aussi confortablement qu’elle le put derrière le siège conducteur, et roula en boule la perruque blonde pour la caler contre la vitre et s’en servir comme d’un oreiller tandis que Yamada-san démarrait. De l’autre côté de la banquette, Kei la regardait avec un air à la fois trahi et blessé, comme si elle s’était installée de l’autre côté du Grand Canyon dans le but de le faire souffrir. En voilà un qui était trop habitué à obtenir immédiatement ce qu’il voulait. Elle sentit ses joues s’empourprer en réalisant une fois de plus la nouvelle nature de leurs rapports. Jamais elle n’aurait pu imaginer se retrouver dans cette situation. Pour un choc, c’en était un.

Mais elle avait passé trop de temps à se concentrer sur la chaleur qui l’envahissait, sur ce sentiment crispant et si relaxant à la fois. De son côté, Kei semblait avoir pris la mouche, et voilà qu’il regardait par la fenêtre d’un air boudeur. À la fois attendrie et étrangement inquiète à l’idée de le décevoir, Ayu tendit le bras pour laisser sa main sur le siège qui les séparait, juste au milieu. Le chauffage était réglé juste assez fort pour réchauffer le conducteur sans générer de la buée qui obscurcirait les vitres, et Ayu sentait déjà ses doigts refroidir sur le tissu synthétique. Elle n’osait pas regarder du côté de Kei, de peur de constater qu’il n’avait pas remarqué son petit geste. Après tout, il s’était sûrement fait une raison, ravi de bouder dans son coin, et elle était en train de se geler les doigts pour rien, sans oser lui faire remarquer qu’elle lui tendait la main, de peur de se faire voir par Yamada-san. C’était complètement stupide. Elle amorça un geste pour ramener sa main près d’elle et tenter de la réchauffer, quand elle sentit une paume brûlante la plaquer sur la banquette, et de longs doigts fins s’en saisir. Son cœur manqua un battement comme lorsqu’on rate une marche d’escalier. Discrètement, elle jeta un coup d’œil par en-dessous pour voir la réaction de Kei : il n’avait pas quitté du regard le paysage qui défilait, et affichait volontairement une expression indéchiffrable. Ayu ne put s’empêcher de souligner cet effort qui devait lui coûter. Heureuse comme une collégienne, elle reporta elle aussi son regard vers la route au-dehors, mais pas son attention, qui resta fixée tout le trajet du retour sur la main si chaude qui serrait la sienne, et en caressait doucement le dos avec son pouce.

 

Quand la voiture la réveilla en s’arrêtant devant son immeuble, Ayu eut un instant l’impression d’être à l’arrière de la voiture de ses parents, un soir de retour de vacances. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser que Yamada-san s’était discrètement extrait de son siège pour venir lui ouvrir la portière. Il ramassa la perruque tombée au sol dans la neige grisâtre et posa la main sur l’épaule d’Ayu.

— Allez, debout… Je te dépose ici, puis je ramènerai Kei. Il fera bientôt jour, je ne sais pas si vous allez devoir travailler aujourd’hui alors tu ferais mieux d’essayer de dormir un peu.

Elle hocha la tête, et murmura pour ne pas réveiller Kei :

— Merci de nous avoir ramenés. Et, euh… Bon courage pour… Pour tout ça, quoi.

Ce fut à son tour de hocher la tête, un hochement bien plus grave que celui d’Ayu. Elle commença à descendre doucement de la voiture, quand soudain, la main de Kei se resserra brusquement sur la sienne.

— Pour qui vous me prenez, tous les deux ?

Ayu leva les yeux au ciel.

— On est chez moi, Yamada-san nous ramène, et j’ai besoin de sommeil au cas où les routes seraient assez dégagées pour qu’on retourne filmer dans quelques heures. Si tu veux mon avis, même si je sais que tu ne m’as pas demandé, je pense que ça nous ferait du bien à tous les deux que toi aussi tu fermes les yeux un moment avant d’attaquer ta journée. Ça m’étonnerait que tu apprécies le voyage en train.

Kei balaya ses explications d’un geste de la main, et ouvrit sa portière.

— Je descends ici.

— Ah vous en êtes déjà là ? s’enquit Yamada-san. Tu dors chez elle maintenant ?

Le regard meurtrier que lui lança Akida-san aurait pu éteindre une chandelle à cent mètres.

— Je dors tout le temps ici, figure-toi.

Allons donc. Ayu avait déjà levé les yeux au ciel quelques secondes plus tôt, ainsi se contenta-t-elle de soupirer pour ne pas trop se répéter. Visiblement, pour certains, le parking de son immeuble sous la neige, par moins dix degrés à six heures du matin, c’était l’endroit parfait pour une petite démonstration de dominance mâle.

— Messieurs, amusez-vous bien, je monte me coucher, déclara-t-elle avec un bâillement.

— Attends, Ayu, s’écria Yamada-san. C’est vrai ?

— Ça ne regarde personne, rétorqua Ayu avant de remarquer Kei se rengorger du coin de l’œil. Ceci dit, c’est vrai qu’il est venu dormir sur le futon des invités une ou deux fois. Je crois.

— Comment ça, tu crois ? Parce que tu oublies ce genre de choses ? s’offusqua le principal intéressé.

Elle le regarda droit dans les yeux, et tant pis si elle avait l’air ridicule en se tordant le cou vers lui.

— Si personne ne me laisse dormir très bientôt, je vais oublier que je vous connais tous les deux. Maintenant, je vais monter dans mon appartement et essayer de finir ma misérable nuit avortée. Kei, tu es libre de venir sur le futon. Daisuke, ajouta-t-elle à son égard, tu es libre de rentrer chez toi et d’éviter les questions et remarques indélicates pour ce soir, ou sinon, c’est moi qui vais faire fuser les dossiers, monsieur pas-fichu-d’apporter-ses-propres-capotes.

Elle claqua la portière, et prit la direction de son appartement, non sans avoir souhaité bonne nuit aux deux amis. Ce n’était pas par plaisir qu’elle s’était montrée désagréable. Elle se sentait réellement au bout du rouleau. La moindre minute de sommeil lui apparaissait comme une douce bénédiction, dont elle n’avait pas assez profité à l’arrière de la voiture.

Un bruit curieux attira son attention, et elle finit par comprendre qu’il s’agissait de Kei, foulant la neige sur son sillage. Son cœur s’emballa. Elle n’était pas en état de se retrouver en tête à tête avec lui ! Elle était à bout, son visage devait sans doute avoir l’air tout chiffonné, ses cheveux partaient dans tous les sens et elle avait certainement une haleine atroce. Qui plus est, elle ne se sentait pas du tout l’énergie de parler avec lui, ni même d’échanger de façon non verbale… Leur rapprochement soudain, un peu plus tôt, avait eu lieu dans des circonstances particulières. Et si jamais, à présent qu’ils étaient revenus dans un endroit normal, Kei revenait sur ce qu’il lui avait dit ?

Ces pensées se bousculèrent dans sa tête jusqu’à sa porte d’entrée, où elle tritura nerveusement ses clefs avant de parvenir, enfin, à déverrouiller sa porte en priant intérieurement pour qu’aucun de ses voisins n’ait l’idée de montrer le bout de son nez. Elle laissa Kei entrer derrière elle, et ferma la porte en évitant de le regarder puis se dirigea vers son évier.

— Tu veux un verre d’eau ?

Devant son absence de réponse, elle continua :

— On va te sortir le futon, comme la dernière fois, pour que tu puisses dormir un peu. Je vais vérifier mes e-mails pour savoir si la journée de travail de demain est maintenue, et…

Elle essayait de combler ce silence qui la gênait. Dans la voiture, elle pouvait mettre les CD de Kei, mais ici, dans sa cuisine, quelques heures après sa grande déclaration maladroite, elle sentait le silence sur ses épaules, et son regard qui lui brûlait la nuque. Avait-elle été stupide de le laisser entrer chez elle dans ces circonstances ? À présent, elle pensait le connaître suffisamment bien pour être certaine qu’il n’était pas assez subtil pour cacher une personnalité de grand détraqué, mais on n’était jamais à l’abri d’une surprise…

— Si tu tiens absolument à me faire dormir dessus, d’accord.

— Pardon ?

— Le futon, expliqua Akida-san en se rapprochant d’elle. Si tu préfères que je dorme là, je suis prêt à y rester.

Tout en parlant, il avait attrapé la main d’Ayu, et jouait délicatement avec. Elle frissonna, et ne put s’empêcher de remarquer pour la millième fois à quel point il avait des mains élégantes, mais surtout, combien il était beau, vu d’aussi près. Car il était indéniablement près.

— Merci, répondit-elle gauchement. Je suis vraiment épuisée, alors je préférerais que…

— Par contre, la coupa-t-il, j’aimerais terminer notre conversation de tout à l’heure.

— Notre conversation ? Pourquoi pas, mais rapidement. Je ne sais même plus ce qu’on disait exactement.

— Moi, si.

Il la saisit, une main sur sa taille et l’autre sur sa nuque, étrangement courbé pour se ramener à sa hauteur, et l’embrassa.

Un grand silence envahit l’appartement.

Ayu pouvait sentir les lèvres douces et pleines de Kei s’emparer des siennes, un peu gercées par le froid. Son baiser avait un goût de cigarette et de chaleur. Il sentait bon. Voilà, se dit Ayu, elle était en train d’embrasser une célébrité, excellent chanteur bien qu’acteur discutable, elle n’aurait jamais pu fantasmer de se trouver un jour dans cette situation, et pourtant c’était bien elle qu’il embrassait avec fièvre. Impossible de se souvenir ce qui lui avait traversé l’esprit quand elle avait passé la nuit avec Yamada-san – elle s’en voulut d’y songer en un moment pareil – mais ce qui était en train de se produire n’était en rien comparable. Son dos était parcouru de frissons, ses mains cherchaient une prise dans le dos bien trop large pour elle de Kei, elle lui rendait son baiser à bout de souffle, ignorant sa nuque qui la lançait et la crispation désagréable derrière ses jambes, tendues dans un effort permanent pour se coller contre lui.

Partis comme ils l’étaient, Ayu redoutait de ne plus jamais pouvoir goûter au moindre sommeil réparateur. Elle s’était toujours doutée qu’Akida-san devait avoir de la pratique, mais elle n’aurait jamais imaginé qu’il était humainement possible d’embrasser aussi bien. Sa fatigue s’envolait au fur et à mesure que les mains de Kei progressaient sur ses hanches, caressaient son visage, et elle finit par se demander si elle n’était pas victime de la première ruse réellement efficace imputable à Akida-san depuis qu’elle l’avait rencontré. À ce rythme-là, il n’allait certainement pas passer les dernières heures de la nuit sur le futon du salon, et qu’importe les bonnes résolutions d’Ayu, parmi lesquelles “dormir” et “éviter de finir au lit avec quelqu’un le premier soir” étaient presque en tête de liste.

Au prix d’un effort surhumain, elle se dégagea.

— Attends…

Kei leva un sourcil.

— N’essaie pas de me faire croire que ça ne te plaît pas.

Elle leva les yeux au ciel. Aucun doute, il était bel et bien fidèle à lui-même.

— Je sais qu’on ne peut pas mentir à ton égo. Non, avant quoi que ce soit, je voudrais juste savoir où on va comme ça.

Il afficha un air légèrement perplexe.

— Je croyais qu’on allait dans ta chambre, mais c’est pas obligatoire, après tout, le comptoir de ta cuisine n’est pas si bas que ça. Il faudra juste pousser tes cactus.

Ayu fut brièvement en proie à un violent conflit intérieur qui la faisait hésiter entre le traiter d’imbécile, et lui sauter dessus, là, maintenant, puis voir plus tard pour le reste. Elle s’expliqua lentement :

— Moins concrètement, je veux dire. On sait tous les deux ce qui va se passer…

— Non, moi je crois que tu n’as pas la moindre idée de ce qui va te tomber dessus, déclara-t-il en la pressant un peu plus contre le comptoir de cuisine susnommé.

Elle se mordit la lèvre et tenta de détourner son visage pour ne plus frôler l’ombre de barbe électrisante de ses joues.

— Tu permets ? Je voudrais qu’on ait tous les deux la même idée sur la suite. Si tu veux juste passer le temps… Bref, histoire qu’on soit tous les deux sur la même longueur d’ondes et qu’il n’y ait pas de drames ensuite, je veux savoir jusqu’où tu veux aller, termina-t-elle en faisant de son mieux pour ne pas se laisser distraire par Kei qui jouait avec une mèche de cheveux derrière son oreille.

— Loin, répondit-il simplement.

Elle resta sans voix quelques secondes. Il cessa ses distractions et se courba à nouveau pour la regarder droit dans les yeux. Son regard était doux, et ses traits toujours aussi furieusement beaux. Ayu dut faire un effort conscient pour se souvenir comment respirer.

— Bien sûr, ça dépend aussi de toi, ajouta-t-il. Mais pourquoi tu crois que j’ai attendu aussi longtemps que tu réalises que je t’avais séduite ? Je veux dire, réfléchis deux secondes, j’ai juste l’embarras du choix.

— Dans le genre qui ne doute de rien, tu te poses là, monsieur le modeste.

— Je vois pas pourquoi je ferais semblant, déclara-t-il en haussant les épaules.

Il la dévisagea quelques secondes, puis demanda calmement :

— Rassurée ?

Elle hocha la tête, sans vraiment montrer l’étendue de son infini soulagement. Jusqu’à cet instant, elle n’avait pas réalisé à quel point elle était tendue.

— Oui, c’est bon. Pour répondre à ta question, on peut reprendre nos activités licencieuses.

— Nos quoi ?

Ayu réalisa alors qu’elle pouvait désormais dire à haute voix ce qui lui brûlait les lèvres depuis qu’ils se connaissaient :

— Tais-toi, et embrasse-moi.

End Notes:

Vous l'attendiez, c'est arrivé !!! N'hésitez pas à me laisser vos impressions au sujet de ce grand pas en avant entre nos deux râleurs préférés, et pas d'inquiétude, les prolongations arrivent pour encore une petite poignée de chapitres... À bientôt !

Chapitre 22 by Aoife OHara

À son réveil, Ayu n’ouvrit pas les yeux tout de suite. Elle ne savait pas quelle heure il était, elle savait juste que le soleil illuminait la pièce à travers la fenêtre dont elle n’avait pas fermé le store. Et elle sentait un corps chaud contre le sien.

Avec délice, elle se remémora tout ce qui s’était passé depuis qu’elle avait regagné son appartement en compagnie de Kei. Les événements les plus récents lui avaient permis de le cerner encore mieux ; elle savait qu’il était un acteur déplorable, un chanteur très doué, et cette nuit, elle lui avait découvert un talent caché… Elle le sentit bouger, mais n’ouvrit pas les yeux de peur de sortir de ce moment où, pour la première fois depuis très longtemps, tout semblait aller pour le mieux.

— Tu dors ?

Ayu fut semblant de ne pas avoir entendu, ce qui amena Kei à la secouer doucement. Apparemment, il ne fallait pas qu’elle s’habitue aux grasses matinées en solo. Elle entrouvrit les yeux avec difficulté et le regarda.

Dos à la fenêtre, il baignait dans une lumière matinale éblouissante. Ayu faillit rester bouche bée devant ce tableau qui n’aurait pu exister que dans le monde des pubs de parfum, mais elle se souvint à temps qu’elle ne s’était pas encore brossé les dents. Elle remarqua quelque chose d’à peu près aussi inhabituel que la présence d’une célébrité entre ses draps, et statistiquement deux fois plus rare : Kei souriait. Il était sans doute un peu tard pour s’en rendre compte, mais lorsque ses lèvres fines s’étiraient, deux fossettes minces se dessinaient sur ses joues. Il avait le visage si impeccable qu’elle n’aurait jamais cru que des fossettes puissent avoir la place de s’y creuser, malgré toutes les heures qu’elle avait passées à le maquiller, elle n’en avait encore jamais soupçonné l’existence. Ce nouveau trait lui conférait un air facétieux qui donna encore plus envie à Ayu de se jeter sur lui.

Elle était sur le point de dire quelque chose, quand elle le vit fondre sur elle et sentit ses lèvres se presser sur les siennes. Ayu se laissa faire avec délice, et quand ils se lâchèrent pour respirer, elle se trouva à court de rhétorique sarcastique qui lui aurait permis de dire quelques mots, plutôt que de rester ébahie comme une lycéenne. Elle finit par se décider pour un compliment sincère :

— Je ne m’attendais à rien, mais c’était tout de même… Wow.

Il passa une main dans les cheveux courts et ébouriffés d’Ayu.

— Je sais, répondit-il, fidèle à lui-même. Les mouvements de hanches, sur scène c’est mon “signature move”, comme on dit aux U.S.A.

Personne n’avait prévenu Ayu que les matelas – et les comptoirs de cuisine – s’appelaient désormais des scènes, mais elle supposa que pour Kei, une grande scène et la vie quotidienne, c’était du pareil au même.

— Mais j’avoue, ajouta-t-il, moi aussi j’ai été bluffé.

Ayu leva un sourcil, agréablement surprise.

— Ah bon ? Et est-ce que tu peux préciser le fond de ta pensée ?

Kei bascula au-dessus d’elle en un mouvement souple, et sourit de toutes ses dents, une vision à laquelle Ayu n’avait aucun problème à s’habituer.

— Préciser, je sais pas. Je peux te montrer, si tu veux.

Elle éclata de rire, et il commença à la couvrir de baisers. Ils étaient sur le point de basculer de l’autre côté du lit, quand ils entendirent frapper à la porte de l’appartement. Ayu s’immobilisa aussitôt. Il lui fallut lutter pour repousser Kei, pour qui visiblement les visiteurs étaient le cadet de ses soucis.

— Chut ! Je vais voir ce que c’est…

— Oh, allez, qu’est-ce qu’on en a à faire ? s’écria-t-il. On n’est pas bien, tous les deux ?

Elle se força à expirer profondément, sans réussir à déterminer s’il serait facile ou difficile de se laisser convaincre.

— Si, finit-elle par répondre, mais je n’attends personne. Les visiteurs surprise, ça m’inquiète toujours.

Elle sauta hors du lit et enfila à la va-vite un peignoir accroché au dos de sa porte de chambre.

— Comme tu veux, déclara Kei. J’ai tout le lit pour moi tout seul ! Il est tout petit, mais au moins je peux prendre toute la place !

Ayu leva les yeux au ciel et le laissa se rouler d’un côté à l’autre de son immense lit pour traverser le salon.

— Si ce n’est rien d’important, j’en profiterai pour ramener le petit-déjeuner.

En plein milieu de ce premier moment de vrai bonheur depuis si longtemps, qui pouvait bien avoir décidé de perturber sa journée ? Ils avaient quitté le tournage bien trop tôt hier, et n’avaient pas vérifié qu’ils étaient autorisés à ne pas s’y présenter aujourd’hui. Mais les gens de la production ne prendraient pas la peine de venir vérifier si elle était chez elle, si tôt dans la journée… Quelle heure était-il, d’ailleurs ?

Quand elle aperçut à travers l’œil de bœuf le visage de son amie Yuko, Ayu poussa un soupir de soulagement. Sans savoir pourquoi, elle s’était mise à trembler. Elle était sur le point de déverrouiller la porte quand elle se ravisa, et cria à son amie d’attendre un instant.

Ayu passa la tête par la porte de la chambre juste à temps pour surprendre Kei en train de se recoiffer avec concentration grâce à un miroir de poche, sans doute récupéré dans le tiroir de la table de chevet dont il avait éparpillé le contenu un peu partout.

— Psst…

Elle avait toujours du mal à l’appeler directement par son prénom.

— Psst… Kei !

Il se tourna vers elle et reposa le miroir.

— Alors, tu viens vérifier la splendeur de mes abdos à la lumière du jour ?

— C’est tentant, admit-elle après un rapide coup d’œil, mais j’ai plus pressant. C’est mon amie Yuko à la porte, mais comme tu es là, est-ce que je peux…?

Kei fronça très légèrement les sourcils, et Ayu reconnut la moue qu’il faisait lorsqu’il prétendait comprendre quelque chose qui lui échappait complètement. Il allait falloir poser la question de but en blanc.

— Tu es célèbre. Est-ce que ça pose un problème si mon amie débarque alors que tu es dans mon lit ? C’est pas censé être top secret, ces choses-là ?

Il afficha une expression indéchiffrable, et lui fit signe de s’approcher, ce qu’elle fit après y avoir réfléchi un court instant. Quand elle fut tout près de lui, il lui chuchota :

— Je m’en fiche complètement. Je veux sortir avec toi, pas jouer à chat avec la presse. Tu peux la laisser entrer, si tu m’embrasses d’abord.

Front contre front, ils se regardèrent en souriant. Ayu avait du mal à en croire ses oreilles, mais elle n’allait sûrement pas commencer à se plaindre ! Après un baiser qui dura peut-être un peu plus longtemps que prévu, elle se dépêcha de retourner dans le salon, non sans fermer la porte de la chambre derrière elle.

— Eh ben, tu en as mis tu temps ! s’écria Yuko en entrant.

— Désolée, s’excusa Ayu, j’étais sur le point de me doucher. Ça me fait plaisir que tu passes, ajouta-t-elle alors que son amie déposait ses chaussures et son sac dans l’entrée, mais qu’est-ce qui se passe, pourquoi juste aujourd’hui ? On n’avait rien prévu…

— Tu te fiches de moi, j’espère. Ca fait des jours que tu ne réponds plus à aucun message, j’ai essayé de t’appeler toute la matinée, sans résultat ! J’étais inquiète pour toi, voilà pourquoi je suis là.

— Mince, ma batterie doit être à plat. Yuko, je suis vraiment…

— Désolée ? Oui, je m’en doute. Dis, qu’est-ce qui t’arrive ? Tout va bien ? Je sais qu’on ne se voit plus aussi souvent, moi non plus je ne suis plus aussi libre. Tu as mauvais mine Ayu ! Je m’en veux, tu sais, mais j’espère que tu tiens le coup…

On pouvait dire ça, se dit Ayu. On pouvait même dire que malgré les très mauvais moments qu’elle avait eus à vivre ces derniers mois, elle ne s’était jamais aussi bien portée que ce matin, nuit blanche ou pas.

Elle posa une main sur l’avant-bras de Yuko pour la rassurer, tout lui en barrant subtilement l’accès à l’appartement.

— C’est vraiment gentil, Yuko. Mais je suis en pleine forme, il faut juste que je prenne une douche pour aller travailler, je n’ai jamais été autant en retard.

— Travailler, tu rigoles ? Est-ce que tu as jeté un coup d’œil dehors ? C’est la tempête de neige depuis ce matin ! Tu n’arriveras pas en province en un seul morceau, crois-moi, ça ne vaut pas le coup.

Ayu prit conscience de la neige fondue qui dégoulinait sur le manteau de son amie. La fatigue revenait la saisir lentement, et elle avait de plus en plus de mal à réfléchir à comment elle allait faire pour renvoyer Yuko chez elle, afin de se ménager assez de temps pour savoir comment lui parler de Kei. Alors qu’elle était perdue dans ses pensées, Yuko déclara :

— Bon, ne vas pas te doucher tout de suite, il faut que je passe aux toilettes. Je viens de passer une demie-heure dans le froid après avoir déposé la petite à la crèche.

Cette connexion se fit plus vite que les autres dans l’esprit d’Ayu : les toilettes étaient dans la salle de bains, laquelle n’était accessible qu’à travers la chambre.

— Non ! s’écria-t-elle.

— Pardon ?

— Non, je veux dire, c’est pas vrai, tout ce temps dans le froid ? Tu m’étonnes que tu aies envie…

Yuko la dévisagea.

— Ma grande, je ne sais pas ce que tu as bu hier soir, mais tu devrais changer, ça n’a pas l’air de te faire que du bien. Allez, je reviens.

— Attends…

Elle savait quoi faire. Reprendre le contrôle de la situation, demander à Yuko d’attendre une minute et exiger de Kei qu’il enfile quelque chose avant de faire les présentations. Mais ils s’étaient déjà croisés, non ? Ayu avait beau se creuser les méninges, impossible de se souvenir s’ils s’étaient simplement croisés ou s’ils avaient été présentés, même en coup de vent.

Tous ses beaux plans tombèrent à l’eau quand Yuko haussa les épaules et ouvrit grand la porte de la chambre, avant de s’arrêter net sur le seuil.

— Salut, toi, fit la voix de Kei depuis la chambre.

Ayu ne pouvait pas vraiment voir ce qui se passait, car sans s’en rendre compte, elle s’était pris la tête dans les mains. Elle espérait juste que Kei soit au moins retourné sous les couvertures pendant son absence. Elle se faufila entre Yuko et le chambranle de la porte, pour mieux déclarer :

— Voilà, Yuko, Kei-san ; Yuko, mon amie, Kei-san… du travail.

Tous deux se tournèrent vers elle les yeux écarquillés.

— “Du travail” ? répéta Yuko qui avait l’air de ne pas en croire ses oreilles.

— J’avoue, renchérit Kei, tu pourrais mieux me présenter, quand même.

— Ah oui ? rétorqua-t-elle avec agacement. Et comment tu veux que je m’y prenne, je commence par lui raconter quel bout de l’histoire ? J’inclus Yamada-san à ton avis, ou pas ? S’il te plaît, enfile au moins ton T-shirt.

— Pourquoi, demanda Yuko mi-figure mi-raisin, t’as honte de lui ?

Ayu se tourna vers elle, une réplique bien sentie sur le bout de la langue, mais Kei fut plus rapide :

— Bien sûr que non, elle n’a pas honte de moi. Même moi, je n’ai jamais honte de moi, tellement je suis génial. Non, elle est un peu jalouse, elle a raison, pas vrai Ayu ?

Cette interaction devenait de plus en plus infernale à chaque seconde qui passait. C’était comme si à chaque fois qu’Ayu ne voyait pas comment les choses pouvaient s’aggraver, elles en profitaient pour prendre une tournure encore pire.

— Stop ! déclara-t-elle. Plus personne ne parle. Vous êtes chez moi, et je décrète que la seule qui a le droit de parler ici, c’est moi. Arrêtez de me faire dire ce que je n’ai pas dit, et tant qu’on y est, abstenez-vous de dire ce que vous n’avez pas encore dit, d’accord ? Donnez-moi juste une minute pour réfléchir calmement, ou je mets tout le monde dehors.

— Pas moi, je suis quasiment nu !

Elle le fusilla du regard, et il fit la moue.

— Justement, tiens, si tu veux tu peux en profiter pour prendre une douche. Je vais nous faire cuire quelque chose en t’attendant.

Kei haussa les épaules, ce qu’Ayu prit pour un signe de consentement. Elle profita que Yuko soit partie vers la cuisine pour souffler un baiser à son râleur préféré avant de refermer la porte derrière elle.

Son amie l’attendait, assise sur un des tabourets hauts du coin cuisine. Ayu ne savait pas à quoi s’attendre comme réaction de sa part.

— Une célébrité, mais Ayu, tu te sens bien ?

— Pardon ?

Elle avait la désagréable impression de toujours avoir un train de retard, ce matin, et ça n’allait pas en s’arrangeant.

— Tu couches avec des célébrités. Je te donne deux jours avant de crouler sous les paparazzis de bas étage. D’ici la fin de la semaine, tu ne pourras même plus ouvrir la porte de ton appartement, je vais devoir te faire passer des provisions par la fenêtre dans un petit panier. Je sais que ça doit être difficile de te remettre de Yuu-kun, mais s’il te plaît, ne fais pas de bêtises que tu pourrais regretter. Tu vas te retrouver dans des journaux qui t’appelleront “A-san”, comme toutes les hôtesses de bar qui rentrent avec des clients un peu connus pour quelques billets de plus.

Ayu plissa les yeux, estomaquée. Elle ne voyait pas vraiment par où commencer, aussi respira-t-elle profondément avant de répondre. Ce n’était pas le moment de se fâcher avec la seule amie qui lui restait. Surtout si elle risquait d’avoir besoin d’elle pour lui faire passer des provisions par la fenêtre.

— Yuko. C’est probablement une méprise de ta part. Je ne couche pas avec “des” célébrités, non, je sors avec “une” célébrité, c’est pas exactement la même chose, j’irais même jusqu’à dire que ça n’a rien à voir.

Elle avait furieusement envie de rentrer dans le détail des différences qu’elle avait constatées avec des célébrités entre une aventure sans lendemain et les balbutiements délicieux d’une relation, mais jugea au dernier moment que cela ne ferait sans doute qu’affaiblir son propos.

— Alors si tu te lances dans un truc sérieux, je suis encore plus surprise, déclara Yuko. J’ai fait des recherches sur lui, et tu peux me croire, ça n’est vraiment pas ton genre de mec.

On nageait en plein délire.

— Non mais je rêve, Yuko. Tu as sniffé les condiments de tes nouilles avant de venir ou quoi ? Qu’est-ce que ça veut dire, faire des recherches sur lui ? J’en reviens pas de me mettre à parler comme si j’avais treize ans, mais tu ne le connais pas. Et puis c’est quoi selon toi, mon genre de mec ? Le genre incapable, mais violent, c’est ça ? Une fois dans ma vie, je me suis retrouvée coincée avec un abruti et c’est tout ce que tu retiens de mes goûts ?

Ayu sentait la moutarde lui monter au nez. Elle avait fait confiance à Yuko. Elle s’était occupée de sa fille, elle s’était confiée à elle au moment de sa séparation, elle la considérait comme sa seule amie. Et en conséquence, voilà qu’elle tombait de haut.

— Qu’est-ce que tu veux que je retienne d’autre ? rétorqua Yuko. Tu ne me parles presque jamais de ta vie avant qu’on se soit rencontrées. Je sais vaguement que tes parents habitent à la campagne, que tu es sortie d’un lycée tout à fait normal, mais tu ne m’as jamais rien raconté sur tes autres amis, tes ex, personne. Je t’ai connue quand tu sortais avec Yu-kun, et c’est tout. J’ai juste supposé que si tu suivais toujours la même ligne de conduite, ton truc c’était les losers comme lui, voilà !

— Eh bien merci ! “Ayu, mon amie qui ne sort qu’avec des losers”, voilà qui je suis, selon toi ? Mais puisque tu te fais tant de souci pour moi, tu ne t’es jamais demandé pourquoi je n’ai presque plus aucun lien avec personne ? Avec personne, comme par hasard, depuis que j’ai commencé à sortir avec lui ? Réfléchis bien, je suis sûre qu’avec un peu d’efforts tu peux trouver !

— Non, je ne trouve pas ! Quel lien tu veux que je trouve entre ça et Yu-kun ? Il t’a volontairement coupée de tes amis, c’est ça ?

La fatigue et la faim n’aidaient pas Ayu à retrouver son calme. Elle avait désespérément envie de faire taire la colère sourde qui grondait en elle et qui devait à tout prix rester cachée. Elle ne voulait pas se disputer avec Yuko, mais plus que tout, elle sentait qu’elle remuait certaines choses dont elle ne voulait plus jamais entendre parler, des choses qui feraient bien mieux de rester secrètes pour toujours. Elle souffla un grand coup dans l’espoir de regagner un peu de son calme.

— Ça ne te regarde pas. Je me suis laissée emporter, désolée.

Yuko la regarda longuement, sans répondre, et ce calme soudain mit Ayu mal à l’aise. Mal à l’aise sous son propre toit !

— Je vais faire un thé, décréta-t-elle pour détourner l’attention.

Elle commença à se diriger vers ses placards, mais son amie l’en empêcha en la retenant par le poignet. Elle se baissa à peine pour être à la même hauteur qu’elle, et demanda doucement :

— Ayu. Tu m’en as soit trop dit, soit pas assez. Est-ce qu’il y a quelque chose que je devrais savoir ? Est-ce qu’il y a quelque chose que tu ne m’as pas dit ?

La jeune femme haussa les épaules pour ne pas laisser voir qu’elle avait la gorge si nouée que cela devenait douloureux.

— Non.

— Oh mon dieu, s’écria Yuko dans un souffle.

— Quoi, qu’est-ce que tu vas imaginer ? répondit Ayu sur la défensive.

Il ne fallait pas qu’elle pleure. Pas maintenant qu’elle était épuisée, alors que Kei était dans la pièce d’à côté, alors qu’elle était enfin presque parvenue à tout remiser loin derrière elle et qu’elle était si heureuse en se réveillant ce matin. Ayu s’efforça de maintenir une expression neutre en enfonçant profondément ses ongles dans la chair de ses paumes. Était-ce une si mauvaise chose que Yuko soit au courant ? Oui, surtout en ce moment. Et cette histoire ne concernait qu’Ayu, et personne d’autre, elle avait le droit de la garder pour elle, de s’en protéger, et de profiter de ce qu’elle pouvait faire de sa vie. En ce moment même, sa vie, c’était un job pas forcément passionnant en compagnie d’un homme terriblement attachant. Ce serait trop injuste que le fantôme d’un passé tout à fait révolu vienne lui gâcher ces petits moments de bonheur, qu’elle n’avait rien fait pour mériter, mais dont elle avait bien l’intention de profiter.

— Oh, Ayu, je suis désolée, lui dit Yuko en la prenant dans ses bras. Je n’en avais aucune idée, enfin, je veux dire, je savais que c’était un véritable connard, mais à ce point ? J’ai été une mauvaise amie, je suis désolée, répéta-t-elle.

La tête écrasée contre l’épaule de Yuko, Ayu avait envie de lui dire qu’elle pouvait se racheter en évitant de l’étouffer, mais le moment lui sembla malvenu. Elle opta donc pour jouer cartes sur tables avec Yuko, mais seulement avec elle, et plus tard, quand elle aurait eu le temps de se reprendre, manger, dormir, prendre une douche et effectuer ces quelques tâches nécessaires à son bon fonctionnement au quotidien. À tête reposée, elle pourrait sans doute aborder le sujet, mais surtout pas maintenant, quand Kei pouvait débarquer à tout moment. Ayu se dégagea de l’étreinte de son amie et lui sourit avec l’intention de lui demander de reporter la discussion à plus tard, mais elle entrevit une ombre inhabituelle au fond de la pièce. Elle décala sa tête pour mieux voir…

Kei se tenait appuyé contre le chambranle de la porte, une pose plutôt flatteuse qu’il avait vraisemblablement travaillée. Visiblement, il était sorti de la salle de bains, mais pas encore complètement de la chambre. On ne pouvait pas vraiment dire qu’il avait l’air ravi, et Ayu se mordit les lèvres à l’idée qu’il ait entendu des choses qu’il n’aurait jamais dû savoir. Avec un peu de chance, il aurait comme d’habitude un train ou deux de retard et n’aurait peut-être pas compris.

— Violent ?

Le mot sortit de sa bouche comme un crachat. Bon, il n’avait pas le crâne si épais que ça, il semblait avoir une assez bonne idée de la situation. Yuko, surprise, se retourna d’un coup, et pendant une poignée de secondes, personne ne bougea. Ayu se serait crue dans un western. Un western dont la tension lui rappelait une période un peu trop désagréable. Mais c’était à elle de désarmer cette bombe-là.

— Tout le monde se calme, déclara-t-elle.

Au moins, elle avait leur attention. Maintenant, il fallait se débrouiller pour que Kei ne saute pas dans un taxi pour aller casser quelques dents à l’ex d’Ayu, mais ça n’était pas gagné.

End Notes:

Oui, j'aurais pu achever l'histoire d'Ayu et Kei sur le baiser du chapitre 21, mais 1) on n'a pas tout à fait fini de développer leurs personnages, ce sont deux bougons de compétition, mais pourquoi, au juste ? et 2) quand un couple de romance que j'apprécie décide de commencer à se rouler des pelles, j'aime bien vérifier pendant encore quelques chapitres qu'ils s'entendent toujours bien sans la tension de la séduction et m'assurer que leur relation est un minimum saine avant de les laisser tranquilles.

Qu'est-ce que vous en pensez ? (Et merci aux personnes qui me laissent leur avis, ça fait toujours très plaisir !)

Chapitre 23 by Aoife OHara
Author's Notes:

Vos gentilles reviews ont rappelé Ayu et Kei à mon bon souvenir - voici le chapitre 23, et on commence le compte à rebours, car il n'y aura plus que le 24 et le 25 ensuite !

— Vous savez quoi ? déclara Ayu. J’ai dit que j’allais faire du thé, alors on va s’asseoir tranquillement et en boire un. Maintenant. Ensuite, on discutera tranquillement. De toute façon, dites-vous bien qu’il n’y a pas le feu.

Elle alla mettre en route la bouilloire, mais sursauta en entendant un choc sourd derrière elle et un petit cri de Yuko. En se retournant, elle vit que Kei avait donné un coup de poing dans un mur, et à en croire ses traits crispés par la douleur, il était en train de comprendre que ce genre de geste était nettement moins cool dans la vraie vie que dans les films.

— Je veux tout savoir maintenant, exigea-t-il. Je veux savoir exactement pourquoi je vais aller le casser en deux.

Toujours prêt à mettre la charrue avant les bœufs, il ne savait pas exactement de quoi il en retournait, mais la solution était probablement d’aller taper sur quelqu’un dans une merveilleuse démonstration de machisme stupide.

— Oulà, on se calme, plaisanta Yuko.

— Toi, personne t’a rien demandé ! claqua Kei.

Ayu s’empara d’un verre qu’elle avait laissé traîner et le jeta violemment dans l’évier, où il se brisa avec un grand bruit. Ça commençait à bien faire.

— Ça suffit ! Personne ne va casser la figure à qui que ce soit ! Kei, ne manque pas de respect à Yuko. Il est hors de question que je me laisse dicter ma conduite chez moi, alors vous allez faire ce que je vous dis ! Je vous demande juste deux petites minutes, le temps que le thé soit prêt, ça va, vous pensez survivre ?

Kei n’en avait pas l’air certain, mais personne ne lui laissa le choix.

Quand ils furent tous les trois assis autour de la table, avec chacun une tasse de thé, Ayu comprit qu’il lui serait impossible de repousser davantage les explications. Elle avait confiance en Yuko, et quant à Kei… elle choisit de lui faire confiance également, à ses risques et périls. Malgré une vague crainte qu’il s’attire des ennuis en voulant passer à tabac l’ex d’Ayu, elle était à peu près certaine de pouvoir trouver un moyen de le raviser s’il manifestait l’envie d’en arriver à cette extrémité.

Ayu prit la parole.

— Avant tout, je vais vous demander de garder tout ça pour vous, et de bien comprendre que j’accepte de vous en parler parce que vous comptez pour moi, mais que c’est mon problème, que j’ai réglé moi-même. Je refuse que vous mettiez le nez dedans, c’est non négociable.

Yuko grimaça.

— N’empêche, objecta Kei. Quand j’ai trouvé ce sale type juste ici et que je l’ai fait dégager, je t’ai bien rendu service !

— C’est vrai, concéda Ayu. Mais je te demande juste de respecter ma décision, tu t’en sens capable ?

Il haussa les épaules et recula dans sa chaise. Ayu prit son absence de refus pour un accord implicite, car après tout, avait-elle déjà obtenu un accord explicite de sa part ? À l’exception, peut-être, de la nuit passée… Elle prit une grande inspiration.

— Bon. Vous allez voir, ça n’a rien d’extraordinaire. Vous le savez tous les deux, mon ex, Yuu-kun, était un sale type. Enfin, il l’est toujours, malheureusement.

— Ça peut toujours s’arranger, grommela Kei.

— C’est vrai ? s’exclama Yuko. Ça doit être possible pour quelqu’un de riche, non ? Il suffirait de payer un tueur à gages, et…

À la vue de l’expression sur le visage d’Ayu, elle s’interrompit net, et lui fit signe de continuer.

— Merci. Lui et moi avons commencé à sortir ensemble un peu avant que je n’entre en école de maquillage. J’avais un petit groupe d’amies à l’époque, mais petit à petit, j’ai fini par m’en éloigner. Il m’a fallu un bon moment pour comprendre que c’était lui qui était derrière tout ça : il me faisait du chantage pour que je le voie lui plutôt qu’elles, il se comportait comme un sagouin quand elles étaient là… Manque de chance, j’ai fini par me rendre compte que c’était simplement un type toxique uniquement après qu’on ait emménagé ici ensemble. Techniquement, ça a toujours été chez moi, mais il a décidé de s’y installer sans me demander mon avis. Là, ça a empiré. Il s’est mis à filtrer mes appels, à me faire culpabiliser si je passais du temps sans lui. J’ai fini par me fâcher pour de bon avec mes parents à ce sujet, on n’a presque plus de contact.

Kei la regardait avec un air incrédule.

— Et tu t’es gentiment laissée faire ?

— Oui, bien sûr, c’est vrai que c’est mon genre ! ironisa-t-elle. C’est plus compliqué que ça. Au début, ça n’était pas si terrible, je pensais pouvoir faire quelques petites concessions. En plus, je n’ai jamais eu une très bonne image de moi-même, et c’était une période de ma vie où j’étais désespérément à la recherche d’un peu d’affection – évidemment, puisque j’avais coupé les ponts avec tous ceux qui pouvaient m’en procurer. Mais je me suis mise à protester et à lui tenir tête, et là, il se posait toujours en victime, même quand ses gestes dépassaient sa pensée. Maintenant, je m’en rends bien compte, mais à l’époque c’était une autre affaire.

Elle s’abîma dans la contemplation de sa tasse de thé. Aussi étrange que cela puisse paraître, les mots lui semblaient être en inadéquation avec la réalité. Ils véhiculaient une violence sourde dont elle avait mis trop longtemps à se rendre compte, et encore aujourd’hui, elle les trouvait démesurés.

— En fin de compte, termina-t-elle, dès que j’ai commencé à sérieusement m’opposer à lui, il a pris ses cliques et ses claques. Bon vent.

— Je peux confirmer, appuya Yuko. Il travaillait dans le même bureau que mon mari, qui s’est retrouvé tout seul pour deux fois plus de travail du jour au lendemain.

— Pour traiter une femme comme ça et s’enfuir à la moindre résistance, ça doit vraiment être un moins que rien.

Les regards échangés confirmèrent que tout le monde à la table était d’accord avec Akida-san. Ayu se redressa sur sa chaise, et s’éclaircit la gorge.

— Maintenant que je vous ai raconté tout ça, vous pouvez honorer la promesse que vous m’avez faite il y a cinq minutes, et me faire le plaisir de ne plus jamais évoquer ça de toute votre vie.

Elle leur jeta un regard noir lorsqu’ils ouvrirent la bouche en même temps pour protester.

— Non. Je ne veux rien savoir. Si je garde cette histoire pour moi, c’est pour de bonnes raisons. Je ne veux pas être la femme qui s’est laissé malmener par un idiot fini. Moi-même j’ai déjà du mal à ne pas me voir comme ça, mais si les autres commencent à me regarder avec ces yeux, je serai vue comme une pauvre victime. Je refuse que ça devienne mon identité. Et c’est quelque chose que je veux éviter à tout prix, vous pouvez comprendre ça ? Je ne l’ai pas subi ; je l’ai surmonté. Je l’ai dépassé. Tout le monde ne s’y prend pas comme ça pour tourner la page, mais moi si. Je suis plus forte que ça et je refuse que vous remettiez ça en question.

Yuko hocha silencieusement la tête, mais Kei croisa les bras et recula sur le dossier de sa chaise. Ayu craignit un instant qu’il ne se lance dans une longue tirade qu’elle n’avait pas envie d’entendre, mais il ne dit rien, et elle décida de profiter de son mutisme boudeur pour mettre Yuko à la porte. Elle lui promit de lui téléphoner dès qu’elle aurait un instant à elle, la remercia d’être passée, et lui promit de passer la voir à son tour sans trop tarder. Son amie n’opposa pas une résistance trop farouche, et après une étreinte qui sembla durer une éternité aux yeux d’Ayu, elle finit par prendre congé. Ayu se retourna alors vers Kei et déclara :

— Je meurs de faim. Donne-moi cinq minutes pour retourner tous mes placards et je te garantis qu’on va manger quelque chose. Je ne sais même plus à quand remonte mon dernier repas.

Elle prit son immobilité pour un signe qu’il n’avait pas l’habitude de préparer à manger tout seul.

 

Au moment de servir son repas improvisé, Ayu faillit préciser à l’homme qui venait d’entrer dans sa vie qu’il ne devait pas s’attendre à ce qu’elle prenne l’habitude de faire la cuisine. Cependant, elle n’était pas dupe quant à la qualité de ce qu’elle préparait, et préféra ne pas risquer d’essuyer en retour une remarque désagréable à ce sujet. Elle se contenta donc de faire glisser un bol en direction de Kei en silence, et pendant plusieurs minutes, on n’entendit que des bruits de mastication : ils étaient aussi affamés l’un que l’autre.

Ce ne fut que lorsqu’elle eut terminé sa nourriture qu’Ayu réalisa qu’ils n’avaient plus eu de contact physique, ni de moment de complicité depuis qu’ils s’étaient levés. Concrètement, cela faisait tout juste une demi-heure, mais elle avait la désagréable impression que cela durait depuis une semaine.

Voilà une autre raison pour laquelle elle avait préféré prendre son temps avant de se remettre à sortir avec quelqu’un : les montagnes russes émotionnelles d’un début de relation ne lui avaient pas manqué. Elle aimait la certitude et la stabilité, un luxe sur lequel elle allait devoir s’asseoir un certain temps. Kei ne lui faisait pas vraiment l’effet d’un homme sûr et stable. Plus gentil et agréable qu’il ne lui avait paru au premier abord, certes. Mais stable ? La soirée digne d’une série B qu’elle avait vécue la veille lui avait clairement démontré qu’elle ne pouvait pas s’attendre à un quotidien des plus calmes. Autant savoir ce qui l’attendait, et se faire une raison tout de suite, si c’était possible. Cela valait bien mieux que d’essayer de le faire changer pour que tout finisse de toute façon dans les larmes et le mélodrame.

Elle avait de plus en plus de mal à supporter le silence, aussi décida-t-elle de prendre les devants et d’imposer son propre sujet de conversation.

— Est-ce qu’on va devoir se cacher des paparazzis ? demanda-t-elle de but en blanc.

— Ça dépend. Est-ce que tu me demandes ça pour éviter de parler de ton ex violent ?

On pouvait lui faire confiance pour mettre les deux pieds dans le plat en la regardant droit dans les yeux. Qu’il avait fort charmeurs.

— Entre autres. Notamment parce que j’ai ta parole qu’on n’en reparlera plus.

— D’accord. T’es pas obligée de parler, mais tu peux m’écouter.

Ayu se força à lever les yeux au ciel pour mieux l’ignorer et commença à se lever, mais il la rattrapa avant qu’elle ait pu décoller ses fesses de la chaise.

— Je veux juste que tu saches que je ne serai pas comme ça.

Elle ne s’attendait pas à cette déclaration.

— Je ne sais pas ce qui se passe dans ta tête. Mais je ne veux pas que tu penses que ça pourrait t’arriver à nouveau.

Ayu détourna le regard. Elle n’était pas préparée à ce que les paroles de Kei fassent mouche. Elle avait l’habitude qu’il dise des sottises, que ses discours tournent autour de son ego, mais pas qu’il ne lui parle avec sérieux avec cette touche de sagesse à peine perceptible. Mais elle était trop préoccupée par son but de ne pas se laisser trahir par sa gorge nouée, pour se réjouir de cette nouvelle facette agréable qu’elle venait de lui découvrir.

— Ce qu’il t’a fait, c’est mal, continua-t-il.

Elle hésita entre souligner l’évidence de son propos et se sentir rassurée qu’il ne soit pas devenu un orateur de génie en quelques minutes, mais décida de le laisser finir.

— Tu es une femme qui a l’air de n’avoir peur de rien. J’aime ça chez toi. Tu sais détourner l’attention. Mais tu n’es pas obligée d’être comme ça avec moi. Tout le monde a peur. Mais tu n’as pas à avoir peur de moi, tu ne dois jamais avoir peur de moi, d’accord ?

Ayu comprit un peu tard qu’il attendait une réponse, et hocha brièvement la tête. Elle tenta de déglutir en toute discrétion pour faire passer cette boule énorme dans sa gorge, en vain. Le discours avait beau être émouvant, elle savait désormais que l’enfer était pavé de bonnes intentions et que se déclarer preux chevalier ne signifiait pas qu’on se rendrait toujours digne du titre.

— Si jamais, pour une raison ou pour une autre, tu te sens menacée, je veux que tu me le dises.

Elle acquiesça à nouveau, cette fois plus pour ne pas le contrarier que parce qu’elle le pensait vraiment. Ses problèmes, elle était assez grande pour s’en occuper seule, et elle était désormais bien plus prompte à inviter ceux qui lui en posaient à prendre la porte.

— Sortir avec quelqu’un, je ne sais pas trop comment ça se passe. J’ai toujours plus ou moins voulu fonder une famille un jour, mais j’ai jamais eu envie de m’occuper de quelqu’un d’autre.

Ayu tenta une courte réponse en s’efforçant de ne pas croasser :

— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis, je suis ton premier coup de foudre ?

— Hein ? Oh, non.

Bim, il prenait soin de l’ego des autres.

— Mais j’ai pu apprendre à te connaître, et je suis bien avec toi. Ça me rassure de savoir que tu peux t’occuper de toi-même, et que tu n’as pas l’air d’avoir besoin de quelqu’un.

Il sembla hésiter à continuer, puis acheva :

— Si tu n’as pas vraiment besoin de moi, j’ai moins peur de ne pas être à la hauteur. Mais si ça te convient que je sois juste là, avec toi, à te regarder t’énerver contre le monde entier, alors je pense que je me sentirai bien.

Impossible de trouver une autre façon de réagir : Ayu se jeta dans ses bras, enfouit son visage dans son torse. Qui eut cru qu’Akida Kei avait des problèmes d’estime de soi ? Comme presque tout ce qu’il disait d’ordinaire, sa tirade l’avait à la fois agacée et attendrie.

— Tu pleures ?

— Non, mentit-elle.

Il resserra ses bras autour d’elle, et lui caressa les cheveux. Elle renifla discrètement et profita de cette proximité pour passer ses mains sous le T-shirt de Kei, et caresser sa peau si douce et si chaude, malgré la saison. Il fut momentanément surpris, mais elle le sentit se détendre assez vite et lui rendre ses caresses.

Elle releva la tête, son regard à la hauteur des clavicules de Kei, que faute de mieux elle se mit à embrasser – elle était en train de se dire que ce n’était déjà pas si mal, quand soudain il se baissa pour être à sa hauteur, saisit délicatement son visage d’une main et l’embrassa. Ayu répondit avec ardeur à ce baiser. Chacun de ceux qu’ils échangeaient lui semblait meilleur que les précédents, elle se demandait vaguement ce que cela pourrait donner dans quelques temps, mais sa réflexion fut interrompue par Kei qui retira sont T-shirt. Ayu arracha le sien et se colla contre lui, désormais incapable de réfléchir à quoi que ce soit alors qu’elle sentait les mains puissantes de Kei parcourir tout son corps.

Sans le faire exprès, elle lui tira les cheveux en essayant de le ramener assez bas pour mieux l’embrasser. Il la saisit par les cuisses et la souleva, peut-être avec un peu plus d’efforts qu’il n’aurait voulu le montrer, pour la plaquer contre le mur alors qu’elle enroulait ses jambes autour de sa taille. Voilà, c’était nettement mieux. Du coin de l’œil, elle le vit sourire quand il lâcha ses lèvres pour embrasser son cou. Elle frissonna.

Soudain, le téléphone de Kei sonna dans sa poche arrière de jean.

Il raccrocha d’une main sans même sortir l’appareil de sa poche, et revint embrasser Ayu. La sonnerie retentit à nouveau, et il l’éteignit une deuxième fois. La troisième fois, Ayu enfonça par accident ses ongles dans ses épaules. Ils s’interrompirent, et Kei la regarda droit dans les yeux.

— Deux secondes.

Il appuya son front contre le mur à gauche de la tête d’Ayu, et porta le téléphone à son oreille. Quand il décrocha, son ton était pour le moins orageux.

— Allô ?

Ayu se mordit la lèvre.

— Dai ?!?

Il referma sa main sur la cuisse d’Ayu jusqu’à lui faire mal, ce qui lui valut une tape énergique dessus. Il la retira et chuchota : « Désolé ! » avant de reprendre :

— Dai, je te mets en haut-parleur, et si tu n’as pas une super bonne raison de nous déranger maintenant, franchement ça va chauffer.

Si ça allait chauffer davantage qu’avant le coup de fil, Ayu avait hâte de voir ça.

— …solé Kei, entendit-elle. J’ai fait remorquer ta voiture jusqu’à chez Ayu, mais il y a trop de paparazzis sur le parking, tu veux vraiment que je la laisse là ?

Ayu bondit et Kei la lâcha pour qu’elle puisse à nouveau sentir ses deux pieds sur le sol.

— Combien il y en a ? demanda-t-il.

— Oh, une dizaine, à vue de nez. Moins qu’hier en tout cas. Mais comme ta voiture est jaune vif et facile à reconnaître, je me demande s’il ne faudrait pas…

Ayu chuchota dans l’oreille de Kei, et il répéta dans le combiné :

— Si tu l’as déjà garée ici, plus la peine de la bouger, abruti, il y en aura toujours qui resteront dans le coin même si tu la déplaces.

— J’ai une question, interrompit Ayu. Est-ce que tu sais comment ils ont décidé de venir ici ?

— Ah. Euh, je pense, enfin, j’ai ma petite idée. En fait, je crois qu’ils m’ont suivi depuis que je suis sorti de chez Sanae ce matin.

Ayu écarquilla les yeux.

— Tu sors de chez Umemaru-san pour venir directement chez moi ?

— Avec ma voiture ? ajouta un Akida-san tout aussi indigné.

— Oui, bon, d’accord, c’était pas ma meilleure idée. Mais du coup, maintenant, si jamais vous sortez avant leur départ, c’est… ça non plus, c’est pas une bonne idée. Bon, je fais quoi ?

Kei et Ayu se regardèrent. Ils n’en savaient diablement rien.

End Notes:

Voilà voilà, que voulez-vous, on ne se refait pas. Yamada-san, boulet un jour, boulet toujours ! (Non, même pas vrai, il est juste dans une période de grand stress et ça n'aide pas à prendre les meilleures décisions. On le comprend et on le soutient.)
Est-ce que tout le monde est prêt pour l'avant-dernier chapitre ??

Chapitre 24 by Aoife OHara

Ayu s’adossa au mur et se prit la tête dans les mains pour mieux réfléchir. Ce geste se révéla être une grande illusion : elle était incapable de prévoir ce qui allait se passer, ni de prévenir cette vague d’angoisse qui menaçait de l’emporter. Elle regretta soudain sa situation, deux mois plus tôt, à l’époque où elle n’avait en fin de compte rien à perdre. Aujourd’hui, en revanche, c’était une toute autre histoire : elle avait un travail, un début de réputation professionnelle, un… Akida Kei. Le goût ancien d’une panique qu’elle croyait oubliée lui revenait inexorablement.

Pendant les quelques instants qu’il fallut à ce dernier pour raccrocher et rejoindre Ayu au sol, elle avait déjà passé en revue les scénarios catastrophe qui lui semblaient les plus probables. Les paparazzis qui campaient devant sa porte comme elle avait pu le voir dans des vidéos en ligne, le studio de production qui l’appelait pour lui dire que ce n’était pas la peine de revenir, Kei qui finissait par se lasser de tout ce vacarme et la laissait tomber, ou pire, et tellement plausible, il réalisait qu’elle n’était pas si intéressante que ça et décidait de sortir avec une actrice du même calibre que lui…

— Ayu ?

— Mmh ?

Elle releva les yeux, juste à temps pour voir Kei se pencher sur elle. Il lui caressa la joue.

— Ça va ?

Elle hocha la tête avec énergie et se força à sourire.

— Pas de problème. Je ne sais pas quand je pourrai à nouveau sortir de chez moi, je n’ai aucune certitude pour mon avenir au-delà des cinq prochaines minutes, mais ça va.

Kei la regarda longuement, comme s’il cherchait à déterminer si elle se moquait de lui. Elle n’osait pas lui prendre la main, pour ne pas avouer implicitement qu’elle avait peur. Voilà, ils ne sortaient ensemble que depuis quelques heures, et elle avait déjà peur. Pas de lui, ni même pour lui, quel égoïsme, mais peur pour elle.

C’était comme si un instinct de survie aux curieuses priorités lui criait de faire marche arrière, de tout laisser tomber, et de retourner vers une routine tranquille où personne ne pouvait l’atteindre dans sa solitude. Vivre en solitaire n’avait rien de palpitant, mais au moins elle était à l’abri des mauvaises surprises et des crises d’angoisse.

Kei interrompit le flot de ses pensées en posant une main sur son avant-bras.

— Ayu, doucement. Tu hyperventiles.

— Ah bon ?

Il avait raison. Elle se força à expirer le plus longtemps possible. Est-ce qu’elle avait un sachet en papier quelque part ? Dans les films, les gens qui avaient ce problème respiraient dans un sac en papier pour se calmer.

Il fallait qu’elle reste calme, si elle tenait à garder Kei auprès d’elle, elle devait lui montrer autant que possible qu’elle était capable de s’assumer. C’était bien pour ça, non, qu’il lui avait dit avoir un faible pour elle ? C’était la seule chose qui l’avait attiré vers elle, et elle n’avait rien d’autre, ni belle, ni spirituelle, ce n’était clairement pas en paniquant sous ses yeux qu’elle réussirait à persuader Kei de rester. Il était plutôt évident qu’hyperventiler et transpirer sous le coup du stress ne jouait pas en sa faveur. Alors là, bravo, malgré les péripéties de la veille, la fille forte et indépendante s’effondrait à la moindre mention de paparazzis à sa propre porte. Vraiment très impressionnant.

Mais Kei la saisit par les épaules sans la brusquer. Il lui releva le menton pour la regarder droit dans les yeux. D’une certaine façon, son visage était si beau qu’il en devenait presque apaisant, mais pas assez pour Ayu à cet instant précis. Il finit par la lâcher pour aller fouiller dans les placards de la cuisine, et il revint vite avec un grand verre doseur rempli d’eau du robinet. Sans doute n’avait-il pas trouvé les verres. Kei s’assit en tailleur à côté d’elle, contre le mur, et lui tendit le verre d’eau. Il y en avait presque un demi-litre.

— Tiens. Cul sec.

Elle n’eut pas le cœur de lui dire qu’elle ne buvait jamais cette eau telle quelle à cause de son horrible goût de chlore, et s’exécuta.

Les trois premières gorgées la débarrassèrent du nœud qu’elle avait dans la gorge. Ensuite, elle dut se concentrer pour ignorer le goût âcre de l’eau, jusqu’au moment où le souffle lui manqua et la sensation que ses poumons risquaient d’exploser commença à monter.

Elle termina le verre en apnée, au prix d’un terrible effort pour avaler les dernières gorgées sans reprendre sa respiration. Cela lui sembla durer d’interminables minutes, jusqu’à ce qu’elle pose enfin le verre vide à côté d’elle tout en aspirant une grande goulée d’air.

— Et là, ça va mieux ?

Ayu se tourna vers Kei, qui la regardait avec insistance.

— En fait… oui, déclara-t-elle avec étonnement.

Les questions angoissantes tournaient toujours dans sa tête, mais sans l’impression abominable qu’elle allait mourir si elle n’y trouvait pas de solution dans l’instant.

Kei tapota ses propres jambes.

— Allez, viens t’asseoir là.

Elle lui jeta un regard méfiant.

— Je ne suis pas un bébé. Ne t’imagine pas que je ne sais rien gérer toute seule, pas besoin de me bercer pour que je me sente mieux.

Et cette fois, il la dévisagea comme si elle était bête.

— Alors dis-toi que j’ai envie de te sentir contre moi. On va faire comme hier soir dans la voiture, je dois me justifier si je veux que tu t’approches ?

— C’est vraiment différent, à ce moment-là on était juste collègues de travail.

Kei ne cacha pas son petit rire.

— Quoi ?

— Non, rien. Collègues de travail… Bon, est-ce que tu veux venir sur mes genoux, ou pas ?

Elle réfléchit un instant puis hocha la tête, et vint se lover tout contre lui. Dire qu’elle n’appréciait pas sa position aurait été un horrible mensonge. Pour une fois, être petite avait un avantage : Kei l’entourait presque complètement, et elle était aux premières loges pour continuer à s’émerveiller des bienfaits de ses séances de musculation, bienfaits discrets mais suffisants pour sublimer un corps déjà franchement gâté par la nature. Si c’était comme ça que Kei avait l’intention de la mettre de bonne humeur, il avait tout compris.

Ils restèrent silencieux un long moment. Kei finit par prendre la parole.

— Ne t’inquiète pas pour les paparazzis. Et ne t’inquiète pas d’avoir peur d’eux. C’est normal.

— Pour toi, peut-être. J’ai vu hier jusqu’où ces gens sont prêts à aller, je n’ai vraiment pas hâte de les avoir sur le pas de ma porte tous les matins quand je pars au travail.

Elle sursauta.

— Le travail ! Kei, on devrait être là-bas à l’heure qu’il est !

— Tant pis. Ayu, écoute-moi. Je sais que tu te penses plus intelligente que moi, mais dans ce domaine, j’ai pas mal de choses à t’apprendre.

— C’est faux, se défendit-elle, je ne me trouve pas plus intelligente.

— Alors pourquoi tu me regardes souvent avec des yeux ronds et la mâchoire à peine décrochée, comme si j’étais un demeuré ?

Elle aurait voulu répondre que c’était parce qu’elle l’admirait, mais son ego n’avait sûrement pas besoin de ça, et ç’aurait été un demi mensonge.

— C’est parce qu’il t’arrive de dire des choses effarantes. Mais c’est largement contrebalancé par les qualités que je te découvre régulièrement.

— Eh bien découvre donc celle-ci : je suis dans ce métier depuis que je suis ado.

— Je ne sais pas si c’est ce qu’on appelle une qualité. C’est un fait, c’est…

— Je peux finir ?

Ayu fit la grimace et posa sa tête sur l’épaule de Kei. D’accord, il pouvait finir, tant qu’elle pouvait absorber sa chaleur par chaque pore de sa peau.

— Moi aussi, j’ai eu beaucoup de mal à gérer ce genre de pression, au début, expliqua-t-il. Quand tu es propulsé sous le feu des projecteurs, le moindre de tes gestes peut être remarqué. Interprété. Il y a tellement d’enjeux. Tu n’es pas la seule à qui ça provoque des crises d’angoisse.

— En gros, bienvenue au club, conclut Ayu.

Elle avait terriblement envie que son histoire avec Kei fonctionne. Mais à quel prix ?

— Si jamais un jour tu décides que c’est vraiment trop pour toi, je ne ferai pas mon gros lourd, je te laisserai faire tes choix. Mais en attendant, donne-moi une chance de te montrer que c’est possible de vivre comme ça.

À cet instant, Ayu était moins focalisée sur son angoisse intérieure que sur la déclaration détournée de Kei, qui disait tenir à elle. Il continua :

— Au bout d’un moment, on finit par se construire une armure. On s’habitue. On comprend que le monde ne s’arrête pas de tourner à cause d’un article dans un tabloïd. On se recentre et on apprend à faire le vide autour de soi, à garder seulement les gens les plus importants. Et on apprend à dire merde à ceux qui se permettent d’avoir un avis quand c’est pas leurs oignons.

Le mystère était résolu : Ayu comprenait désormais le lien entre l’adorable Kei qui la serrait contre lui en la rassurant, et le petit crétin fêtard incapable d’arriver en forme au travail ou d’être aimable avec le personnel, dont elle avait fait la connaissance quelques semaines plus tôt. Elle décida que cela ne le dispensait toujours pas de se montrer poli avec ses collègues, mais qu’il s’agissait d’une circonstance vaguement atténuante.

— C’est très bien, de pouvoir se sentir au-dessus de tout ça, mais concrètement, je me vois mal appliquer ça. Comment tu veux que je fasse, si la production décide de me virer parce que je suis partie en pleine journée hier et que je ne suis pas revenue ? Si je n’arrive pas à retrouver du travail, si j’ai besoin de sortir acheter à manger parce qu’il n’y a plus rien dans mes placards, mais qu’une horde de paparazzis avides de chair fraîche campent dans le hall de mon immeuble ?

— Ça m’étonnerait qu’ils soient dans le hall. S’ils font ça, la police a le droit de les chasser, c’est pour ça qu’ils restent dehors.

— Donc il n’y a plus qu’à espérer que le froid et la faim les fassent abandonner, c’est ça ta solution ?

Elle sentit le sentit rire doucement tout contre elle.

— Quoi, je te fais rire ?

— Beaucoup.

Voilà ce qui arrivait quand on posait à Akida-san une question dont on ne voulait pas forcément entendre la réponse.

— Heureusement pour nous, ils nous pourchassent pour une bonne raison, c’est parce que je suis Akida Kei.

— Je ne pensais pas dire ça un jour, mais je crois que tu m’as perdue.

— Ayu, pour n’importe qui d’autre que toi, dans ce pays, Akida Kei, c’est une superstar. Les superstars ont des agences pour gérer des choses à leur place. Sinon, je n’aurais même plus le temps de travailler.

Il la poussa gentiment afin de se relever, et récupéra son téléphone.

— Je vais commencer par leur passer un coup de fil pour qu’ils appellent les studios et négocient autour de notre absence.

— Mais ça ne se fait pas ! C’est nous qui sommes en tort, ce serait incorrect de…

Il l’interrompit d’un index levé.

— J’ai exigé une maquilleuse pour moi tout seul sur toute la durée du tournage, et ils ont cédé. Tu crois vraiment que ça tournera au vinaigre parce qu’on a manqué deux jours où je n’ai même pas de répliques ? Et où ils ont dû faire un travail pourri parce qu’il neigeait dans une scène censée se passer en septembre ?

Ayu inclina la tête. Ça se défendait.

— En plus, ajouta-t-il, c’est le meilleur moment qu’on pourra trouver pour que je leur annonce qu’on est ensemble. C’est Dai qui doit être en train de se faire allumer, mais pour moi,  en comparaison, ce sera fini en deux secondes.

La jeune femme rougit en l’entendant. C’était un plaisir facile.

— Pourquoi donc, tu dois rester pur jusqu’au mariage ?

— Techniquement, aux yeux du public, oui, même si ça fait longtemps qu’on a abandonné l’idée pour mon groupe.

— Tant mieux, je m’en serais voulu de briser des illusions. J’espère que tu n’essayais pas de me faire croire ça hier soir, parce que ça n’a vraiment pas march…

Il l’embrassa. Ayu lui rendit son baiser avec enthousiasme, et il répondit enfin avec un petit sourire :

— T’étais pas mal non plus.

Au grand dam d’Ayu, il attrapa son T-shirt et l’enfila d’un geste fluide. Elle l’imita, et décida enfin qu’elle pouvait bien le laisser gérer ses histoires d’agence et de paparazzis. Après tout, sans lui, elle ne se serait pas retrouvée dans cette situation. S’il disait avoir une solution, elle pouvait peut-être attendre de voir ce qu’il pouvait faire, plutôt que de tout faire toute seule. Elle savait compter sur elle-même, mais cela faisait vraiment trop longtemps qu’elle n’avait pas essayé de compter sur quelqu’un d’autre. L’idée que Kei puisse faire disparaître tous ces problèmes d’un claquement de doigts était presque aussi séduisante que lui.

Il s’apprêtait à passer son appel quand Ayu l’arrêta.

— Attends ! Pour les paparazzis dehors, quand on aura besoin de manger ce soir, qu’est-ce qu’on fera ? Mes placards sont vides !

Kei haussa les épaules.

— On commandera des pizzas.

— Tu rigoles ? C’est super cher !

— Je m’en fous, je suis riche.

Il se pencha pour l’embrasser sur la joue, et se tourna vers son téléphone.

Ayu retourna dans sa chambre, sans savoir si elle avait l’intention d’y mettre un peu d’ordre ou de se laisser tomber sur le lit. Au passage, elle surprit son propre reflet dans le miroir. En s’arrêtant pour vérifier si elle ses cheveux n’étaient pas trop ébouriffés, elle remarqua quelque chose de curieux, sans pouvoir se souvenir de la dernière fois où cela lui était arrivé.

Elle souriait.

End Notes:

Plus qu'un chapitre ! 

Que pensez-vous y voir ? Dernière occasion pour les pronostics de fin de chapitre ! On se retrouve au chapitre 25...

Chapitre 25 by Aoife OHara
Author's Notes:

Dernier chapitre ! C'est la fin du voyage pour nous, et le début pour Ayu et son incorrigible Kei... Enfin, rien ne vous empêche de tout relire s'ils se mettent à vous manquer. Sans plus attendre, l'épilogue :

 

Deux semaines plus tard, Ayu se tenait debout devant l’autel dans une robe de créateur dont elle n’avait même pas osé demander le prix, qui la moulait terriblement partout où il ne fallait pas. Elle avait des épingles plein les cheveux pour faire tenir un postiche ridicule, et redécouvrait douloureusement pourquoi elle faisait l’effort de couper régulièrement ses cheveux afin qu’ils restent courts.

La chapelle n’était pas très remplie et pratiquement aucun geste ne pouvait passer inaperçu, mais Ayu ne se gênait pas pour fixer Kei, en costume de l’autre côté de l’autel, et lui faire comprendre d’un regard courroucé qu’elle était tout sauf à l’aise dans cette situation.

Pour toute réponse, il pouffa en faisant mine de redresser son nœud papillon.

Entre eux, Yamada-san se pencha à peine pour leur glisser le plus discrètement possible :

— Dites donc, vous pouvez la mettre en veilleuse, vous deux ? C’est MON mariage.

Umemaru Sanae, splendide dans sa robe de mariée, lui donna un petit coup de coude.

— Enfin, notre mariage. Bref, pas le vôtre, quoi.

Kei fit un petit signe de tête pour lui désigner l’homme d’église visiblement irrité par leurs échanges, et Yamada-san se laissa convaincre. Ayu reporta son regard sur l’assistance dans la chapelle. Il y avait une vingtaine de personnes, tout au plus. La famille proche de chacun des deux mariés, une poignée d’amis intimes et un photographe officiel, mandaté par les deux agences de représentation respectives de Yamada-san et Umemaru Sanae. Tous deux avaient utilisé les témoins comme jokers pour inviter le plus d’amis possibles à leur première cérémonie très privée, et de chaque côté de l’autel, Ayu et Akida-san étaient encadrés par quatre autres demoiselles d’honneur et témoins chacun, dont Takashi-san du côté de Kei.

Ayu se sentait minuscule et plutôt minable au milieu de toutes ces stars, mais elle se rassurait comme elle le pouvait en se répétant qu’au moins, vu le goût bien connu de son petit ami pour les américaines, il y avait peu de chances qu’elle se tienne en ce moment même entre deux filles avec lesquelles il aurait fricoté. Elle était bien placée pour savoir qu’on ne pouvait pas en dire autant de la mariée, mais déterminée à emporter ce secret dans la tombe.

En deux semaines aux côtés d’Akida-san, elle n’avait pas seulement eu un avant-goût des petits plaisirs – notamment culinaires – que peuvent s’offrir les plus fortunés. Elle avait également pu avancer un peu plus loin dans les coulisses du show-business, et presque tout ce qu’elle avait vu ou compris l’avait glacée sur place. Heureusement, tous les deux avaient établi une seule règle de départ entre eux : les ennuis qui viendraient de ce monde-là, Kei s’en chargerait, et il semblait résolu à tordre le cou à quiconque s’approcherait d’un peu trop près. Quand sa voiture avait passé la journée avec les paparazzis sur le parking de l’immeuble d’Ayu, quelqu’un en avait rayé la carrosserie, et il avait fallu trois managers de son agence pour le retenir de taper sur les prétendus journalistes. Le roi du détachement envers les soucis inhérents à sa célébrité avait failli se retrouver au poste de police du quartier. La jeune femme prenait ça comme un bon présage quant à sa réactivité si jamais quelqu’un osait publier une photo d’elle dans un tabloïd.

Au bout d’une semaine, il avait fini par lui suggérer de prévenir ses parents au cas où cela arriverait. Cela avait surtout des allures de prétexte pour la pousser à leur téléphoner, car elle lui avait avoué ne pas avoir entendu parler d’eux depuis plus d’un an. Elle ne les avait pas encore appelés, mais se préparait mentalement à la tâche. Il faudrait qu’elle le fasse un jour. Et puis mieux valait les mettre au courant, plutôt qu’ils n’aient des nouvelles d’elle que dans les pages potins people d’un vieux numéro de Friday.

Elle n’avait pas rencontré les parents de Kei. Il lui avait proposé de l’accompagner chez eux, mais elle avait freiné des quatre fers et il avait fait l’effort de ne pas insister. Elle avait parfois l’impression qu’il essayait de se retenir avec elle et le soupçonnait d’agir ainsi à cause de ce qu’il avait appris sur la façon dont son ex la traitait. Cependant, connaissant son sale caractère, Ayu n’était pas si inquiète et comptait sur lui pour cesser de la traiter comme si elle était en sucre dès que ses souvenirs se seraient faits un peu lointains.

 

Les mariés échangèrent les anneaux, et s’embrassèrent. Ayu ne put s’empêcher de remarquer que Kei ne la quittait pas des yeux, et quand leurs regards se croisèrent, elle eut du mal à soutenir le sien sans rougir. La façon dont il la regardait avait des allures de défi. Lorsqu’il la regardait comme ça, elle n’avait qu’une hâte : qu’ils se retrouvent enfin seuls, pour se mettre d’accord à travers beaucoup d’activités inavouables, pendant très longtemps.

 

À la fin de la cérémonie, elle eut tout juste le temps de saluer les mariés chacun à leur tour avant qu’ils ne s’éclipsent pour un sobre repas en famille, et Kei l’attrapa par le bras pour l’embrasser, tout d’abord, puis la guider vers la sortie de secours.

— Attends, si toutes les célébrités sortent par là, ça doit valoir le coup d’attendre un peu et de sortir par la vraie porte, surtout si c’est la discrétion que tu recherches.

— C’est exactement ce que je recherche, oui. Je veux cacher ma copine, j’ai peur que ceux qui te verront essaient de te séduire. Je te garde pour moi tout seul.

— Heureusement que j’ai dépassé ce genre de craintes, sinon, qu’est-ce que je devrais dire !

— Dommage qu’il n’y ait pas de réception, enchaîna Kei. J’aurai bien aimé que tu attrapes le bouquet.

— J’aurai un bouquet le jour de mon mariage et ce sera largement suffisant, trancha Ayu. Je vois bien que pour vous, acteurs et chanteurs, c’est amusant de se marier quand l’envie vous prend, mais tu sors avec une fille qui a mis six mois à se décider avant de changer de marque shampoing. Clairement, c’est pas avec moi que tu vas brûler les étapes.

— Alors, tous les deux, vous prenez racine ?

Ayu et Kei se retournèrent pour tomber nez-à-nez avec Takashi-san, au bras de sa petite amie. Ayu écarquilla les yeux : c’était la première fois qu’elle rencontrait la jeune femme, et elle était aussi petite qu’elle, alors que Takashi-san dépassait Kei. Leur différence de taille était impressionnante. Pourtant, elle croyait se souvenir que la copine de Takashi-san était mannequin.

Kei le salua, et il fit les présentations.

— Fuse Ayu-san, Narimiya Miku. Kei, je crois que vous vous êtes déjà rencontrés.

Il acquiesça et inclina sobrement la tête pour la saluer à son tour. Ayu plissa les yeux. Quelque chose clochait. Connaissant la franchise habituelle de Takashi-san, elle décida qu’elle pouvait parler franchement elle aussi et demanda à Kei :

— Il y a quelque chose que je devrais savoir ?

L’échange de regard rapide entre les trois personnes lui confirma qu’il y avait anguille sous roche. Takashi-san semblait amusé par la situation, alors que sa copine avait l’air plutôt gênée. Quant à Kei, il portait à merveille le masque de l’écolier pris en faute. Au bout de quelques secondes, Takashi-san donna un petit coup sur l’épaule à Kei.

— Allez mon vieux, ne la laisse pas mariner.

De son côté, Ayu commençait à se demander qui elle allait devoir poignarder en premier avec ses talons aiguille, quand Takashi-san enchaîna :

— Ils sont gênés ! Ce qu’ils n’arrivent pas à te dire, c’est juste que lorsque j’ai rencontré Miku alors qu’ils travaillaient tous les deux, pour rire, j’étais allé voir un photoshoot déshabillé de Kei. Son seul à ce jour, d’ailleurs, au grand désespoir de ses fans, pas vrai ?

— Heureusement pour les tiennes que t’en as jamais fait, grommela Kei entre ses dents. T’es moche.

Ayu lui décocha un petit regard en coin pour s’assurer que ses oreilles ne l’avaient pas trahie et qu’il venait bien de répliquer de cette façon.

— Jun m’avait dit que vous ne connaissiez pas du tout Kei avant de travailler sur votre drama, lui dit la jeune femme, mais si vous ne connaissez même pas cette série de photos, c’est encore plus vrai. C’est un de mes travaux les plus connus.

Ayu se demanda s’il serait correct de lui répondre qu’elle n’avait pas besoin de photos de lui sans ses vêtements, puisqu’elle l’avait en vrai à la maison quand elle le voulait, mais décida que ce genre de réflexion était peut-être trop franc pour un premier échange. Elle se contenta de sourire et de répondre :

— Félicitations, alors. Je suis ravie de rencontrer la petite amie de Takashi-san, il m’a beaucoup parlé de vous, ajouta-t-elle en déformant un peu la réalité.

— L’inverse est vrai. Quoique ces dernières semaines, j’ai un peu moins de nouvelles.

— Ça, c’est parce qu’ils lui ont fait signer la clause de confidentialité, expliqua Takashi-san. C’est nul, Fuse-san, on ne peut même plus échanger de potins.

Kei bondit.

— Tu lui parles de moi dans mon dos ?

— Mais non. Il est toujours en train de me demander des trucs, et il fait les questions et les réponses.

— Je connais ça, confirma Narimiya Miku.

— Bref, trancha le principal intéressé. On n’est pas venus simplement vous dire bonjour, même si on apprécie votre compagnie. Je suppose que vous êtes pressés de vous retrouver tous les deux, sachant que Kei commence à travailler avec nous sur le nouvel album dès lundi…

— Je sais, j’ai pas oublié, j’y serai.

— Super. Je voulais parler à Fuse-san, déclara-t-il en se tournant vers Ayu. Miku me parlait d’un projet de couverture de magazine sur lequel un ami photographe va travailler. Comme je lui avais mentionné que tu as fait tes armes sur des maquillages de théâtre classique, elle s’est dit…

— Je me suis dit que ça pourrait vous intéresser. C’est un photographe reconnu, je ne sais pas si vos travaux pourraient s’accorder, mais je peux vous mettre en contact.

Ayu ne savait pas quoi répondre.

— Merci, finit-elle par dire. Oui, merci, volontiers.

— Alors je te ferai passer ça par Kei, déclara Takashi-san. Bon, eh bien, à la prochaine, Fuse-san.

Tous les quatre se saluèrent, Ayu remercia à nouveau la petite amie de Takashi-san, et les deux couples repartirent chacun de leur côté. Comme l’avait prévu Ayu, ils réussirent à éviter la plupart des photographes devant la chapelle, et prirent place dans la voiture de sport de Kei, qui en avait fait reprendre la carrosserie à cause de la portière rayée. Le bolide était plus jaune que jamais.

 

Kei mit le contact, non sans avoir échangé un long baiser avec Ayu. Ils pouvaient supporter d’être séparés la journée, mais s’ils devaient se trouver dans la même pièce un certain temps sans aucun contact physique, ils se transformaient en vrais lycéens dès qu’ils pouvaient profiter d’un peu d’intimité.

Ayu arracha le postiche de ses cheveux avec un soupir d’aise, et Kei lui décocha un petit regard en coin en manœuvrant.

— Heureusement que tu fais pas mon métier.

— Oui, heureusement, comme tu dis. C’est déjà assez dur de regarder.

— Bon, je vais où ?

Elle leva un sourcil.

— Comme tu veux. Chez toi, chez moi… Avant que tu fasses ton choix, je tiens quand même à préciser que chez moi, il n’y a pas de jacuzzi, mais c’est toi qui vois.

Kei tarda à répondre, guettant les panneaux de signalisation, et Ayu le vit soudain s’engager sur l’autoroute.

— Kei, tu t’es décidé ? Où tu vas comme ça ?

— Je t’emmène voir la mer.

Ayu resta interdite.

— La mer, là où il y a plein de sable, alors que je suis en talons et que ma robe coûte sûrement aussi cher que la caution de mon appartement ?

— Oui.

Elle haussa les épaules. Parfois, la simplicité avait du bon. C’était le week-end, elle n’avait officiellement plus de travail, mais assez pour payer son loyer. Son petit ami – le meilleur du monde – voulait l’emmener à la mer… Pourquoi pas ?

Elle regarda le paysage défiler à travers la vitre. Bientôt, la voiture sortit de la ville et Ayu put admirer les arbres et arbustes gelés au-dehors. Elle frissonna et bénit le chauffage qu’il y avait dans la voiture. Un cliquetis bien connu lui fit tourner la tête, juste à temps pour voir Kei appuyer sur le bouton de l’autoradio : c’était parti pour en voyage entier rythmé par ses chansons. Cela faisait bien longtemps que ça ne dérangeait plus Ayu, même si elle ne lui avait pas encore avoué qu’elle possédait désormais un exemplaire de chacun de ses albums. C’était la seule chose qui l’empêchait de lui demander de chanter pour elle ; elle craignait pour son orgueil, car s’il enflait un tout petit peu plus, elle ne pourrait plus rentrer dans la voiture avec lui.

Kei tendit ensuite la main vers la boîte à gants, mais Ayu l’interrompit.

— Non, arrête, laisse-moi faire, je peux t’attraper tes trucs. Regarde plutôt la route, je veux vivre, moi.

— Passe-moi l’étui à lunettes.

Elle le lui tendit, non sans remarquer que la boîte à gants était pleine à craquer d’objets qui n’avaient rien à faire là : un cendrier de poche, des briquets fantaisie, un foulard, une casquette de base-ball, des préservatifs, de la crème pour les mains, des pastilles pour la gorge…

— C’est la caverne d’Ali-Baba, ta boîte à gants !

— Ne fouille pas trop, dit-il en dépliant ses lunettes de soleil.

— Pourquoi, tu as caché… Non mais je rêve ! Ce sont tes lunettes spéciales gueule de bois !

— Hein ? Non, c’est pas vrai.

— Si ! s’écria Ayu. Je me souviens, tu les portais la toute première fois qu’on s’est parlé. J’étais en retard aux studios, je faisais quelque chose sur mon portable, et tu m’as embusquée au coin d’une rue pour me dire d’effacer les photos de toi que j’avais prises.

— Je m’en souviens, répondit Kei. Tu m’avais suivi depuis le métro.

— Non, je me trouvais juste au même endroit au même moment, et j’ai exactement la même envie de te taper quand tu dis des choses comme ça.

Kei resta silencieux quelques secondes, puis déclara :

— Je vois pourquoi Dai m’a dit que ça me ferait du bien d’être avec toi. Je ne suis pas sûr d’être d’accord là-dessus, mais je vois.

— Celui-là, répliqua Ayu, il peut parler.

Ils éclatèrent de rire, et Ayu eut une petite frayeur quand elle vit leur voiture s’écarter de sa file avant d’y revenir. Kei roulait toujours à tombeau ouvert, Ayu savait qu’elle allait devoir se faire une raison à ce sujet, et se résoudre à devoir se cramponner à la portière pendant tout le trajet à chaque fois que Kei l’emmènerait quelque part.

Elle avait espéré pouvoir le convaincre d’abandonner cette horrible habitude, mais lorsqu’il essayait de conduire à la limite autorisée, il parvenait à s’y tenir cinq minutes tout au plus puis accélérait à nouveau, avant de se souvenir qu’il était censé ralentir… L’alternance un peu trop rapide des deux vitesses donnait envie de rendre son repas à Ayu, aussi avait-elle cédé assez vite sur le sujet, pour la tranquillité de son estomac. Elle s’occupait désormais de maintenir l’attention de Kei sur la route, une tâche tout aussi difficile, car il était certain de pouvoir conduire les yeux fermés. Il avait déjà tenté de lui en faire la démonstration sur un tronçon d’autoroute, mais avait fini par être forcé de rouvrir les yeux à cause des hurlements de la jeune femme.

 

Lorsqu’ils arrivèrent à destination, le soleil était presque couché. Kei se gara près de la plage, le plus près possible sans avoir les pneus dans le sable. Ayu enfila son manteau avant de sortir de la voiture, et eut un petit rire en voyant Kei en sortir à son tour.

— Tu es sûr que personne ne va te reconnaître, habillé comme ça ?

Malgré l’heure tardive, il portait ses lunettes de soleil, et une casquette qui disparaissait sous la capuche de sa veste. L’attirail détonnait franchement avec le smoking qu’il avait dû porter pour la cérémonie. Il aurait tout aussi bien pu se balader avec une pancarte : “Je suis une célébrité”.

Il haussa les épaules.

— Occupe-toi de tes affaires, on va rater le coucher de soleil.

Il hâta le pas en se dirigeant vers la mer. La plage était presque déserte, et Ayu pouvait comprendre pourquoi, car elle dut retirer ses talons pour avancer dans le sable, persuadée qu’elle aurait les pieds bleus de froid avant d’avoir parcouru dix mètres.

— Attends ! Où tu vas comme ça ?

— Je veux qu’on voie le coucher de soleil.

Ayu trottina derrière lui un moment, jusqu’à ce qu’il s’arrête et baisse ses lunettes de soleil pour scruter l’horizon. Le bruit paisible des vagues occultait tous les sons qui auraient pu leur parvenir.

— Je crois qu’on l’a raté, finit-il par déclarer.

Ayu se rapprocha pour se coller à lui. Elle frissonnait. Elle ne savait pas trop quoi répondre.

— Tu voulais voir le coucher de soleil pour une raison particulière ?

— Oui. C’était pour quelque chose d’important. Après le mariage d’aujourd’hui, et tout ça.

La jeune femme manqua de lâcher ses chaussures, et parvint à plaisanter :

— Ne me dis pas que tu es du genre pressé, et que tu vas me sortir une bague de ta poche.

— Hein ? Non.

Ayu leva les yeux au ciel.

— Non, reprit-il. T’inquiète, quand je te demanderai en mariage, tu le sauras.

Était-ce possible de rougir des pieds à la tête ? Car Ayu avait la très nette impression que c’était en train de lui arriver. Mais Kei ajouta :

— Je voulais qu’on ait un vrai beau rendez-vous.

Elle trouva cette réponse si adorable qu’elle eut du mal à s’empêcher de faire une remarque.

— Franchement, depuis le lycée, je n’ai jamais pu emmener personne en rendez-vous amoureux. J’ai tourné un clip ici, il y avait ce coucher de soleil, et c’était vraiment beau. En plus, c’était l’été, il faisait chaud, c’était agréable.

— Alors peut-être qu’on pourra revenir cet été ? Quand je ne claquerai pas des dents.

— On fera ça. Mais on est venus jusqu’ici…

Il semblait vraiment contrarié d’avoir manqué le coucher de soleil. Ayu lui prit la main.

— On va quand même en profiter. Viens, on retourne dans la voiture, sinon c’est pas en rendez-vous que tu vas devoir m’emmener, mais aux urgences.

Il la suivit, et de retour dans la voiture, ils s’installèrent sur le siège passager, Ayu sur les genoux de Kei, dans les bras l’un de l’autre, détendus. La nuit tombait progressivement, l’habitacle chauffé les protégeait du bruit et des éventuels regards. Ayu se blottit contre Kei.

— On n’est pas bien, là ?

— Si.

Puis, lentement, alors que la lumière du jour achevait de disparaître à l’horizon, de petites lueurs se mirent à scintiller dans le ciel nocturne.

— Je ne me souviens pas de la dernière fois où j’ai vu les étoiles, murmura Ayu.

— De rien, répondit Kei.

Elle tourna la tête vers lui et vit qu’il souriait. Ils entrelacèrent leurs doigts et contemplèrent les étoiles.

Ayu prit un instant pour apprécier le fait qu’elle se tenait sur les genoux et dans les bras de son précieux Akida Kei, sous la voûte étoilée. Une toute nouvelle sensation lui réchauffait la poitrine. Elle se tourna à nouveau vers Kei qui la regarda tranquillement dans les yeux, et comprit. Elle était heureuse.

Kei passa doucement la main derrière sa nuque pour l’attirer vers lui, mais elle ne le quittait pas du regard. Il finit par s’impatienter.

— Je sais que je suis beau, ça va. Tu veux bien m’embrasser, maintenant ?

Avec un sourire, elle finit par se pencher vers lui, et scella ses superbes lèvres avec les siennes.

 

 

FIN

 

End Notes:

Et tout est bien qui finit bien ! 

Merci encore à Ocee qui a relu toute cette histoire à travers ses nombreuses phases, et ce dès 2009, sans elle vous n'auriez jamais pu lire le fin mot de cette histoire. Merci à l'équipe du Héron pour son travail sur ce site.

Merci à vous d'avoir tout lu et d'être entré-e-s dans l'univers particulier d'Ayu pendant 25 chapitres, et de m'avoir laissé des commentaires pour me faire savoir ce que vous en pensiez. C'est le seul salaire de l'auteur :)

Un peu de contexte si l'univers de l'histoire vous a plu : tout se situe au Japon au tout début des années 2010. L'histoire est vraisemblablement truffée d'erreurs quant à la vie à Tokyo, et je ne parle même pas des différences culturelles. Cependant, je peux vous offrir un petit épilogue supplémentaire plein de happily ever after ; le chanteur qui a inspiré Akida-san a accueilli son premier enfant 6 mois après avoir épousé une collègue actrice. Leur famille s'est récemment agrandie d'un petit deuxième, sept ans plus tard. L'acteur qui a inspiré Takashi-san a récemment été arrêté pour possession de marijuana, en compagnie de sa copine mannequin. Lors de leur comparution devant le juge, elle a mis un genou à terre et l'a demandé en mariage.


A présent, vous pouvez continuer vos pronostics sur la suite de ce qui arrivera à Ayu et Kei... Mais vous n'avez plus comme limite que votre imagination ! J'espère que cette histoire vous a plu, et qu'on se reverra sur d'autres à l'avenir ;)

Cette histoire est archivée sur http://www.le-heron.com/fr/viewstory.php?sid=686