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Vue de toits (effets de neige), Gustave Caillebotte
Il l'avait rêvée et observée si longtemps sans pouvoir rien faire, sans pouvoir l'approcher. A présent, ce droit allait enfin lui être offert...
Categories: Ateliers,
H/F,
XIXe siècle Characters: Aucun
Avertissement: Aucun
Langue: Français
Genre Narratif: Nouvelle
Challenges: Series: #11 - Nocturne
Chapters: 1
Completed: Oui
Word count: 1814
Read: 3054
Published: 03/07/2013
Updated: 03/07/2013
Story Notes:
Le sujet de l'atelier était : "Impressionniste" et sa contrainte était que le récit devait se dérouler lors d'une nuit d'éclipse.
1. Chapitre 1 by No_yra
11 août 1999, Paris.
Il l’observait depuis si longtemps. Elle était magnifique dans sa tenue bleue au milieu de ses amies. Elles avaient beau se ressembler toutes, elle seule accrochait la lumière à ce point. Elle seule avait le pouvoir de lui faire lever les yeux de son travail, lui qui avait si souvent les genoux pliés et le dos courbé par sa tâche.
Pourtant, il ne bougeait pas. Il n’allait pas la voir. Il aurait bien aimé mais il restait comme pétrifié, comme immobilisé dans la petite pièce vide dans laquelle il se trouvait.
La lune avait enfin atteint le soleil. On pouvait voir son ombre commencer à masquer l’astre dans sa partie inférieure.
Cet instant, il l’avait rêvé. Cent fois, mille fois. Il se voyait frôler son costume, glisser ses doigts le long de la bretelle bleu azur, zigzaguant entre les perles brodées dessus. Il atteignait le haut du justaucorps où il s’attardait, s’autorisait à percevoir la chaleur du corps de la jeune femme à travers le fin tissu. La tenue était parfaite, conçue seulement pour elle. Il le fallait, certes, c’était son costume de scène mais lui, il y percevait autre chose : c’était… elle tout simplement. Un peu comme s’il la révélait telle qu’elle était. Elle serait nue qu’il n’y verrait pas mieux. Pourtant, alors qu’il estimait que se mettre à nu devant quelqu’un, c’était l’autoriser à voir ses faiblesses, là il ne la voyait pas faible, bien au contraire. L’idée le troublait à chaque fois qu’elle lui venait en tête.
Il descendait alors la main, rapidement car même en rêve, il hésitait à la toucher si intimement. Trop de respect ou trop de timidité, peut-être. Mais son moment préféré, c’était quand il atteignait le tutu bleu. Il aimait en imaginer la texture. Il la pensait douce et légère, tout entière pour la porter dans les airs lors de ses élégants sauts. Il lui semblait sentir chaque maille sous ses doigts, il s’amusait même à les compter. C’était sans fin et sans intérêt, mais ainsi il pensait se donner une justification pour penser à elle et pour s’imaginer si près d’elle.
Mais cette fois, le droit allait lui être donné : pendant une heure, il pourrait la voir, il pourrait la sentir, il pourrait la toucher. En vrai.
Il sentit comme une décharge électrique traverser son bras et il l’agita pour faire passer les picotements désagréables et pourtant annonciateurs de la réalisation de ses désirs si profonds.
La moitié du soleil était à présent masquée par l’ombre de la lune.
Il se redressa doucement, faisant craquer chacune de ses vertèbres depuis si longtemps dans la même position. Il resta ainsi quelques instants, presque étourdi par cette sensation de liberté qui le traversait de part en part puis il se leva doucement. Ses premiers pas furent tremblants mais les suivants s’assurèrent rapidement. Il tourna la tête vers le lieu où elle se trouvait. Elle aussi bougeait. De toutes les danseuses présentes, c’était bien elle la plus gracieuse, surtout maintenant qu’il la voyait se mouvoir avec les mêmes hésitations que lui. Elle croisa son regard à ce moment-là et lui sourit avec un rien de tendresse dans le regard. L’avait-elle donc remarqué auparavant ? Il en était étonné mais après tout, il avait presque en permanence le visage près du sol pour son travail, il avait pu ne pas faire attention.
La lumière qui illuminait encore plus le visage de sa danseuse, si tant est que ce dernier en eût besoin, l’encouragea. Il posa son rabot sur le parquet, escalada le cadre et sauta sur le sol avec souplesse. A quelques mètres de lui, elle avait fait de même. Là, elle tâtait le sol de son chausson bleu, comme si elle cherchait à en discerner la texture. Elle leva la tête vers lui et soudain, il commença à trembler. Alors qu’il était si sûr de lui quand il s’imaginait la serrer dans ses bras, maintenant qu’il était près de la toucher, il se sentait fragile comme une poupée de porcelaine. C’était elle qui ressemblait à ces poupées, c’était elle qui paraissait frêle et qu’il fallait protéger et pourtant… C’était elle qu’il voyait s’avancer vers lui d’un pas assuré.
Cette fois, du soleil, il ne restait plus qu’une couronne de rayons autour de l’ombre lunaire.
Elle tendit vers lui son bras délicat et saisit sa main dans la sienne. Il sourit. Celle-ci était encore plus fine qu’il ne l’avait imaginé. Ils restèrent ainsi sans mot dire un long moment. Rien aux alentours ne semblait les déranger. L’agitation qui croissait depuis le début de l’éclipse ne détournait pas leur regard l’un de l’autre. Tout, autour d’eux, attendait depuis si longtemps de se mouvoir que l’occasion enfin présente emplissait l’atmosphère des lieux d’une imposante fébrilité.
Encore une fois, il regrettait de ne pas avoir autant de courage que dans ses rêves. Il ne savait pas quoi dire et n’osait pas se rapprocher d’elle ni retirer sa main de la sienne pour la poser ailleurs, sur sa joue, sur sa taille fine ou dans ses cheveux bruns. Elle était pourtant un tel appel aux tendres caresses que c’en était indécent et même lui, qui n’avait pu recevoir une éducation très longue, craignait un geste déplacé s’il ne lui effleurait ne serait-ce que le menton. Il ne bougeait pas alors qu’il n’avait pas toute une vie devant lui pour agir.
C’est elle qui rompit le silence.
- Suis-moi. Nous n’avons que peu de temps car bientôt le soleil réapparaîtra et il sera trop tard.
Elle raffermit sa prise sur sa main et l’entraîna à sa suite. Elle passa dans une campagne où s’élevaient de petites bicoques aux toits de chaumes, traversa un champ où se reposaient deux paysans à l’heure de la méridienne. Elle hésita à entrer dans une église puis se ravisa et reprit sa route. Toujours la main serrée dans la sienne, lui ne disait rien mais observait tout. Il aimait ces paysages et ces gens, tout ce qu’il n’avait pu apercevoir que de loin depuis la petite pièce où il s’usait le dos et les genoux à son travail. Il l’écouta avec intérêt demander sa route à deux bohémiens devant leur roulotte qui lui indiquèrent une direction bien plus au nord que la route qu’ils avaient empruntée. D’un sourire elle les remercia puis se tourna vers lui.
- Nous arriverons bientôt !
La lune avait commencé à rendre ses droits au soleil en poursuivant sa route. Elle lui laissait là un petit quart de luminosité qu’il avait accepté avec vivacité.
Il n’avait aucune idée de l’endroit où elle voulait le mener mais il savait qu’à présent la situation était pressante. Il sentait qu’elle accélérait et il allongeait le pas pour ne pas la lâcher. De toute évidence, son habitude de la danse l’avait rendue plus forte et endurante que lui. Lui, tout ce qu’il avait, c’était son désir de ne pas la quitter jusqu’au moment fatidique et cela lui donnait une énergie qu’il n’aurait jamais cru avoir.
Ils débouchèrent dans une rue enneigée de Paris. L’urgence qu’il sentait autour d’eux était de plus en plus palpable. Même les grands immeubles autour d’eux semblaient trembler. Pourtant, elle pointa du doigt le ciel et lui indiqua les toits du bâtiment le plus proche. Elle le poussa dans le hall de l’immeuble et ne lui laissa pas le temps de reprendre son souffle avant d’à nouveau le traîner à sa suite dans les escaliers.
Tout en haut, au bout des huit étages, elle se hissa prestement sur le rebord d’une fenêtre pour atteindre la trappe qui menait sur le toit. A la force de ses bras, elle se hissa à l’extérieur, fit quelques pas puis se retourna et se pencha à travers l’ouverture.
- Viens maintenant. C’est ici que nous nous arrêtons.
Et la lune continuait encore son chemin, inexorablement, lui permettant à présent de briller de toute la moitié de son disque lumineux.
Il sortit à son tour sur le toit. L’air était glacial et curieusement, il n’avait pas froid malgré son simple pantalon en toile fine et son torse nu. Il ne s’en émût pourtant pas. Après tout, sa danseuse, à quelques pas de lui, n’était vêtue que d’un fin corset et de son tutu qui ne couvrait pas grand-chose et elle ne semblait pas frissonner. La neige rendait l’escapade glissante et périlleuse mais il n’était pas inquiet. Il la rejoignit près d’une cheminée fumante et s’assit auprès d’elle.
Il osa enfin passer son bras autour de sa taille tandis qu’elle faisait de même et posait sa tête sur son épaule musclée par le travail physique. Ils savaient qu’ils ne pouvaient qu’attendre, rien d’autre ne leur était permis. Pourtant, malgré les vibrations autour d’eux qui allaient plus fort, malgré les tremblements croissants qu’ils ressentaient en eux, ils se sentaient enfin heureux d’avoir pu atteindre ce but inespéré.
Et quand les derniers centimètres de l’ombre lunaire disparurent et que la lumière du soleil inonda tout, ils ne sentirent pas que tout autour d’eux disparaissait et qu’eux-mêmes se fondaient dans ce violent éclat lumineux. L’instant d’après, elle était de nouveau entourée des amies danseuses dans la même tenue bleue qu’elle et lui avait rejoint ses deux comparses dans cette grande pièces au parquet à raboter.
De nombreuses années passeront avant qu’ils ne retrouvent ce cadeau offert par la lune éclipsant le soleil. Comme la première fois, le temps qu’ils passèrent ensemble fut court et comme la première fois, le bonheur qu’ils éprouvèrent leur permit d’attendre sereinement l’éclipse suivante.
Paris, Musée d’Orsay.
End Notes:
Que soient ici remerciés Gustave Caillebotte pour ses « Raboteurs de Parquets » et ses « Toits de Paris sous la neige » ainsi qu’Edgard Degas pour ses « Danseuses bleues ». Bien entendu, les allusions à la « Méridienne », aux « Chaumes de Cordeville à Auvers-sur-Oise », à « L’église d’Auvers-sur-Oise » ainsi qu’aux « Roulottes et campement de Bohémiens aux environs d’Arles » de Vincent Van Gogh ne sont pas du tout fortuites.
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