Une question d'éloquence by Lyssa7
Summary:

Libre de droits

 

Akira Suzuki et Isabel Flores, rivaux depuis les bancs de l’école élémentaire, entretiennent une compétition féroce au sein du club de débat de leur lycée privé parisien. Tous deux brillants orateurs, ils visent le prix Cicéron lors du concours d’éloquence et confrontent leurs idées sur la thématique :

« La vie dévorera vos rêves si vos rêves ne dévorent pas votre vie. »

Or, lorsque Isabel déclare soudainement forfait aux portes de la victoire, Akira ne peut que sortir gagnant. Alors pourquoi essaie-t-il de comprendre les raisons qui la poussent à abandonner ses rêves ? Pourquoi tente-t-il de relever son adversaire plutôt que de profiter de cet état de faiblesse qui ne peut que l’avantager ?

 


Categories: Romance, Tragique, drame, Contemporain, H/F Characters: Aucun
Avertissement: Violence psychologique
Langue: Français
Genre Narratif: Nouvelle
Challenges:
Series: Aucun
Chapters: 4 Completed: Non Word count: 9343 Read: 2117 Published: 09/06/2024 Updated: 19/07/2024
Story Notes:

Bonjour, 

 

J'ai toujours pas mal d'histoires en cours de publication, mais j'avais également envie de me pencher sur celle-ci qui ne devrait pas être très longue. J'envisage une dizaine de chapitres tout au plus. Plutôt contemporaine et philosophique, elle suit Akira Suzuki, bridé par un père aux moeurs rigides, et Isabel Flores, qui essaie de survivre au milieu d'une histoire de famille compliquée. Vous les verrez souvent débattre, que ce soit dans un cadre formel ou informel car c'est ce qui les tient en vie, et leur permet de tenir. 

 

J'espère qu'ils vous plairont. 

 

Lyssa 

1. Chapitre un : Deux mondes by Lyssa7

2. Chapitre deux : L'esprit et le coeur by Lyssa7

3. Chapitre trois : L'avenir by Lyssa7

4. Chapitre quatre : Le changement by Lyssa7

Chapitre un : Deux mondes by Lyssa7

行動のないビジョンは夢です。ビジョンのない行動は悪夢です。


« Une vision sans action est un rêve. Une action sans vision est un cauchemar. »
Proverbe japonais.



« Les rêves sont irrationnels, ils ne sont porteurs que des désirs de l’humanité. Pour pouvoir exister, ils doivent être réalisables sinon il va de soi qu’ils nous dévoreront tout comme ils dévoreront notre existence. La vie n’est que le reflet des rêves perdus et de souhaits éphémères qui ne se sont jamais concrétisés. »

Akira Suzuki esquissa un vague rictus destiné à son adversaire. Il la vit pincer les lèvres et exulta intérieurement. Cette fois-ci, il était évident qu’il avait l’avantage, et il comptait bien le garder et obtenir l’ascendant sur cette péronnelle d’Isabel Flores. Mais celle-ci n’avait pas l’intention de déclarer forfait sans se battre jusqu’à la dernière seconde.

Akira jeta un œil à l’horloge qui égrenait rapidement les secondes juste derrière eux. Il lui restait une minute et trente secondes pour faire valoir son point de vue auprès de l’assemblée d’une vingtaine d’étudiants qui assistaient à ce duel d’orateurs.

« Je crois que tu te trompes, Suzuki. Les rêves ne dévorent pas notre vie, ils font en sorte de l’élever, de favoriser nos ambitions. Imaginons un univers où l’humanité ne disposerait de rien d’autre que d’idées rationnelles, réalisables, concrètes. Alors, il n’y aurait aucun véritable progrès et l’humanité n’aurait très certainement jamais évoluée puisque ce simple fait demanderait des notions fondamentalement abstraites. Les rêves sont l’essence même de la vie et je crois que c’est la vie elle-même qui dévore les rêves, pas l’inverse. »

Isabel Flores se redressa face à son pupitre et lui adressa un bref sourire complaisant. Face à eux, leurs camarades de classe étaient suspendus aux lèvres d’Akira Suzuki, son adversaire. Dans le club de débat du lycée privé Edgar Poe, la réputation d’orateur de ce dernier n’était plus à faire, tout comme la sienne.

Akira haussa un sourcil moqueur, et adressa un sourire caustique à la jeune fille :
« Tu penses donc que les rêves sont forcément bons ? Que fais-tu des autres ? Des addictions, des obsessions, des lubies perverses de l’humanité ? Ta vision est admirable, Flores, mais je crois, à ton inverse, que tu vis dans une illusion. Pardonne-moi ce mot, mais elle est niaise et ne prend pas en compte toutes les réalités, les variabilités de l’existence. Je ne pense pas que tous les rêves soient mauvais, mais je crois qu’il faut qu’ils soient basés sur du réel, du concret pour pouvoir exister. Sinon, à mes yeux, en plus de te gâcher la vie, ils finissent par te dévorer. »

Un murmure s’amplifia parmi l’assemblée, ce qui regonfla l’ego d’Akira. Au contraire, Isabel Flores mesura l’étendue de sa défaite. La jeune fille passa brièvement une main dans la masse épaisse et brune de sa chevelure et lui octroya un regard noir.

Sarcastique, Akira lui répondit par un clin d’œil provocateur, ce qui ne manqua pas de faire son effet. Il connaissait suffisamment Isabel Flores pour savoir exactement comment la faire sortir de ses gonds. Et, si l’on prenait en compte ses lèvres pincées et l’éclat de colère dans ses yeux, elle était à deux doigts de l’étriper cordialement. Ce qu’elle ne ferait pas. Ou tout du moins, elle contiendrait cette envie devant l’assemblée de lycéens venus les observer pour ce débat furieusement animé.

C’était une tradition au sein de leur lycée. Au mois d’avril de chaque année, les deux meilleurs orateurs du club de débat venaient échanger leurs idées devant leurs camarades de promotion. Si l’enjeu ne paraissait pas élevé pour l’instant – cet évènement annuel n’étant qu’une sorte d’essai – il le serait véritablement par la suite, le lycée Edgar Poe étant inscrit au concours d’éloquence Cicéron qui verrait s’affronter de nombreux autres lycées de France au début du mois de mai.

Si pour Akira Suzuki, remporter ce prix était une manière de répondre aux standards élevés de ses parents tout en prouvant sa supériorité indéniable face à Isabel Flores. Pour la jeune fille il s’agissait de se constituer un palmarès impressionnant, qui appuierait sa candidature à l’ENA grâce à ses talents oratoires.

« Je n’ai pas dit que les rêves sont forcément positifs, mais je choisis de voir le meilleur de l’humanité. Et puis, je reste persuadée que les obsessions dont tu parles ne sont que le résultat de rêves personnels brisés, de traumatismes, ou de contexte qui tendraient à les orienter négativement. Donc, je réitère en disant que c’est la vie qui dévore les rêves, pas l’inverse, rétorqua-t-elle, appuyant avec fermeté ses derniers mots.
— Intéressant, Flores. D’après toi, la vie est responsable du négatif, mais pas du positif. Si l’on tient compte de ton raisonnement, c’est également la vie qui constitue les rêves alors pourquoi partir du principe qu’elle est l’entière responsable de nos échecs et non du reste ? la contra-t-il, parfaitement conscient de retourner ses arguments contre elle.
— C’est ce que je…
— 3 minutes ! Temps écoulé, Mlle Flores, les interrompit le proviseur Lawrence.

L’homme se plaça au centre des deux pupitres et les remercia longuement de leur implication, mais son regard ne se dirigeait que vers Akira Suzuki. Incontestablement, son adversaire avait été désigné vainqueur de leur confrontation informelle et les applaudissements nourris à la fin de sa dernière prestation ne faisait que conforter son impression.

Isabel Flores sentit le goût rance de l’amertume infiltrer son palais tandis qu’elle serrait la main d’Akira. Celui-ci, loin du triomphe modeste qu’on lui prêtait souvent, esquissa un sourire vainqueur.

Lorsqu’ils descendirent les marches, quittant la scène, il n’hésita pas à la faire valoir, se penchant élégamment vers elle, lui soufflant sa victoire à l’oreille :
— Il est évident que j’ai dominé ce duel, Flores.
— Ne cries pas victoire trop vite, Suzuki, j’ai seulement manqué de temps, rétorqua-t-elle furieusement.
— Un facteur indispensable dans notre domaine, et tu le sais parfaitement, insista-t-il alors qu’ils passaient les portes de l’amphithéâtre.

Il la dépassa de quelques mètres avant de se stopper et se tourner vers elle avec un sourire suffisant. Tout chez son rival transpirait la prétention, sous une neutralité apparente digne de la culture japonaise, et Isabel Flores s’étonnait régulièrement que personne, hormis elle-même, ne perçoive cette arrogance.

A l’évidence, Akira était un maître dans l’art de la maitrise de soi. Parmi ses pairs, il était considéré comme un adolescent amical, juste, et particulièrement brillant. Mais, si elle ne lui retirait pas sa dernière qualité, la jeune espagnole doutait fortement des deux autres. A ses yeux, Akira était fourbe et retors, prêt à tout pour parvenir à ses fins.

« Si tu veux un conseil, Flores, la prochaine fois fais taire tes émotions. Elles te desservent.
— Les émotions font partie intégrante de notre vie et elles…
— Garde ton laïus pour notre prochaine partie, Isabel. »

Isabel se mordit l’intérieur de la joue, luttant pour ne pas lui hurler de ne pas l’appeler par son prénom. Lorsqu’il le faisait, son ton prenait des intonations si méprisantes qu’elle rêvait de lui faire avaler son petit sourire caustique. C’était sans doute de ce genre de rêve dont il parlait plus tôt, au point qu’ils deviennent parfois une obsession. Ecraser Akira Suzuki en était une, indubitablement.



***



« Tu sais comment il est… Je ne sais pas pourquoi ça t’étonne encore.
— Rien ne justifie le fait d’être un connard, Daniel.
— Hum, je suppose que tu as raison. Il n’empêche que tu vas devoir jouer sur le même terrain et utiliser l’artillerie lourde si tu veux remporter la guerre, Isa. »

Daniel Flores se laissa glisser nonchalamment sur le banc dans une position loin d’être confortable et reprit le cours de sa lecture. Tel qu’elle le connaissait, il devait juger en avoir terminé avec cette discussion. Dans un soupir, Isabella se laissa tomber à la droite de son frère.

S’ils étaient jumeaux et possédaient de nombreux points communs, il y avait chez son double une aisance naturelle à intérioriser ses émotions qu’elle n’avait pas. Daniel n’hésitait jamais à dire ce qu’il pensait. Il était franc et distant, deux qualités qui pouvaient tout aussi bien se transformer rapidement en défauts. Et pourtant, elle les lui enviait, elle qui était incapable de dissimuler quoi que ce soit de ses émotions sans parvenir à les exprimer totalement.

« Donc, tu me conseilles d’être une connasse ? s’enquit-elle, haussant le sourcil gauche.
— Franchement, Isa, je suis certain que tu peux l’être si tu le décides. Et j’ai des preuves, fit Daniel, sans relever les yeux de son livre de mathématiques. Pas plus tard que la semaine dernière, tu n’as pas hésité à balancer à abuela que je n’étais pas rentré de la nuit.
— Je me suis inquiétée pour toi, abruti. Tu sais aussi bien que moi que, par ta faute, Grazie jette constamment du sel par-dessus son épaule. Sans compter les milagros en forme de chèvre qu’elle nous supplie, mamà et moi, de porter en guise de porte-bonheur pour qu’il ne t’arrive rien, se justifia Isabella en levant les yeux au ciel. Tu n’es que rarement à la casa, tu traînes on ne sait où et avec on ne sait qui alors évidemment tu n’as rien vu de tout ça. Depuis la mort de papa, elle pense que nous sommes victimes d’un sort et…

Daniel referma son livre d’un coup sec et leva un regard froid vers elle. Tout son corps s’était arqué et toute trace de nonchalance l’avait déserté. Isabella aurait reconnu entre mille les accès de colère de son frère, toujours glacials, et cette fois-ci elle en était entièrement fautive. Seulement, elle ne parvenait plus à taire les sentiments qui l’assaillaient concernant son frère et ses dernières frasques.

« Très bien, Isabel, tu as gagné. Cesse de m’abreuver de tes justifications comme si tu faisais une plaidoirie et garde-les pour Akira, assena-t-il, se relevant lentement. Je dois aller en cours, on se voit plus tard.
— Daniel… »

La mort de leur père un an plus tôt était un sujet difficile, et si leur grand-mère et leur mère avançaient difficilement avec leurs propres peines, doutes et croyances, Daniel luttait chaque jour pour tenir le coup. Malgré les apparences qu’il se donnait, ses notes n’étaient plus aussi excellentes qu’elles ne l’avaient été par le passé, et il avait été menacé plusieurs fois de renvoi pour avoir fumé du cannabis dans l’enceinte du lycée. Quant à ses fréquentations, elles devenaient de plus en plus mauvaises, malgré les avertissements et conseils avisés des femmes de sa famille qui avaient tenté de faire front commun pour le dissuader. Sans succès.

Daniel n’écoutait plus que lui-même, envahi par un chagrin immuable qui paraissait ne jamais se tarir. Par voie de conséquence, Isabel avait fait taire sa propre douleur et s’était dévouée corps et âme aux siens, à ses cours et son club de débat, au point de ne plus dormir, de ne presque plus rien manger, pendant des mois.

Je suis fier de toi, mi hija, disait son père chaque fois qu’elle lui contait ses prestations. C’était ce qu’elle se répétait pour tenir le choc. Pour avancer. Un pas après l’autre. Et chaque fois qu’elle y repensait, chaque fois qu’elle débattait, c’était comme s’il était là, dans la salle, à l’observer le sourire aux lèvres.

Perdue dans ses pensées, et alors que la silhouette de Daniel s’éloignait progressivement, Isabel discerna à peine Akira Suzuki s’approcher. Les mains dans les poches de sa longue veste en tweed bleu marine, il vint s’asseoir à sa gauche et, fixant son regard au loin, s’enquit soudainement :
« Comment il va ?
— Tu n’as qu’à lui poser la question toi-même, répliqua-t-elle à mi-voix.
— Je pourrais, mais il ne me répondrait pas. Quoi que tu en penses, ce n’est pas moi qui ne souhaite plus lui adresser la parole. J’opte donc pour une stratégie passive sachant que, de ton côté, tu prends toujours un malin plaisir à rétorquer, même si c’est pour me balancer d’aller me faire foutre.
— Et c’est exactement ce que je vais te dire, Suzuki.
— Il va mal, donc », conclut Akira dans un murmure.

Akira secoua doucement la tête, le regard dans le vague. Pas une seule fois, il ne l’avait regardée réellement. Comme s’il tentait de garder cette conversation irréelle. S’il ne regardait pas Isabel, alors ils pourraient prétendre tous les deux qu’elle n’avait jamais eu lieu. Car, après tout, ni l’un ni l’autre ne voulait avouer qu’ils étaient capables de s’entendre et de se comprendre.

Et pourtant, la famille Suzuki avait été liée à la famille Flores avant la mort du père d’Isabel, les deux patriarches étant associés d’une entreprise florissante de communication. Mais la disparition subite d’Arturo Flores avait scellé les relations entre les deux familles et les contacts s’étaient faits de plus en plus distants jusqu'à ne plus exister, tout comme l’amitié entre Daniel et Akira, proches depuis l’enfance. Seule la rivalité des mots qui régnait entre Akira et Isabel avait véritablement tenue face à la tempête qui s’était abattue sur les Flores.

« Il ira mieux, certifia Isabel d’un ton mordant.
— S’il cesse de se battre contre lui-même, oui. Mais s’il continue à se laisser envahir par des rêves qui n’ont plus de consistance, ce sera plus difficile de reprendre pied, assena Akira d’une voix douce. Entrer au conservatoire, ce n’est plus d’actualité, il ferait bien de se faire une raison…
— Si tu crois que c’est facile de faire une croix sur ses rêves, tu te mets le doigt dans l’œil, Suzuki !
— Tu te trompes, Flores. Nous ne sommes pas tous des idéalistes et parfois, ce n’est pas la vie qui dévore nos rêves mais nous-mêmes parce que se complaire dans des rêves irréalisables serait tout simplement un obstacle à l’avenir. »

Du coin de l’œil, Isabel aperçut une ombre passer sur le visage pâle d’Akira. Elle était consciente de la pression exercée par la famille Suzuki et des perspectives qu’ils envisageaient pour leur fils unique. Akira n’avait, à ses yeux, jamais eu de rêves ou, s’il en avait eu, il les avait enterrés si profondément qu’il n’était plus capable de les déterrer. Et Isabel estimait que c’était sans doute ce qu’il y avait de plus triste dans une vie.

Elle ne répondit pas et, après plusieurs minutes de silence, Akira s’en alla, ce qui clôtura le débat. Or, cette fois-ci, il ne se vanta pas de sa victoire.

Chapitre deux : L'esprit et le coeur by Lyssa7

一生懸命

« De toutes ses forces »

Akira Suzuki avait toujours fait en sorte de dissimuler ses émotions. Un sourire fade sur un visage de jade. Des yeux noirs, vifs, luisants, intelligents, au milieu de traits transparents et entourés de cheveux d'ébène aux mèches savamment coiffés. De taille moyenne, il se tenait trop droit, ses vêtements étaient toujours parfaitement coupés et repassés, comme constamment soumis à une volonté de fer.

Son père, chef d'entreprise émérite, considérait et répétait qu'il fallait de l'esprit pour régner, et une remarquable capacité à se défaire de ses sentiments pour ne pas être destitué de son trône. Chez les Suzuki, il n'y avait pas de place pour la sensiblerie. Akira avait suivi ce précepte à la lettre, dans presque tous les domaines de sa vie, bien qu'il ait eu du mal à comprendre le soudain revirement de son paternel envers la famille d'Arturo Flores à la mort de celui-ci.

Iwao, l'homme de pierre, le dieu japonais de la roche, avait répété à plusieurs reprises, à Yumi, sa femme, et à son fils, que les Flores étaient terriblement endettés et qu’il en allait de l’image, de la réputation de l’entreprise. Il avait tonné qu'il ne permettrait pas que la société qu'il avait mis tant de temps à ériger et à élever, malgré la tendance de son associé aux jeux d'argent, ne fasse faillite. Sans le moindre remords, il avait évincé la femme d’Arturo Flores, et lui avait racheté ses parts dans la société.

Peu à peu, Iwao avait creusé le fossé entre les deux familles. Cependant, Akira n'avait pas cessé de voir Daniel, le soutenant après la perte d'Arturo et lors de sa défaite aux admissions d'entrée du conservatoire de musique de Paris, désobéissant impunément aux ordres de son paternel. C'était Daniel qui, contre toute attente, avait mis une distance entre eux, après dix ans d'amitié et sans la moindre explication valable, ce qui avait achevé de convaincre Akira du bien-fondé des propos d'Iwao et de son empressement à vouloir évincer les Flores de leur vie.

L’esprit primait sur le cœur. Les sentiments, s'ils l'empêchaient d'atteindre un but, quel qu'il soit, étaient une faiblesse, un danger imminent. Et tout comme le roseau face au vent qui pliait mais ne rompait pas, il s'était tenu à cette vision de voir la vie. Il avait alors balayé tout ce qui se mettait en travers de sa réussite, et de ce qui faisait la fierté de son père, refusant de discerner une fois de plus la déception dans les yeux de l'homme qu'il admirait depuis l'enfance.

Toutefois, les Flores restaient présents dans sa vie et dans son esprit. Parfois, il lui arrivait de prendre quelques nouvelles de Daniel auprès d'Isabel, même si les paroles qu'ils échangeaient ne lui donnaient que des bribes d'informations négligeables sur l'état psychologique de son ancien ami. Et puis, évidemment, il y avait le club de débat où il affrontait la brune au caractère emporté depuis leur arrivée en classe de seconde. Leurs joutes verbales, légendaires parmi leurs camarades, devenaient un terrain d'affrontement sans précédent.


Lui, le japonais aux piques teintées d'une réalité bornée et d'une vision terre-à-terre. Et elle, l'espagnole, et ses mots enrobés d'émotion incandescente et de sensibilité brûlante.

 

Le coeur face à l'esprit.



Et quelque part, ce combat oratoire le satisfaisait plus que tout le reste. Il le faisait vibrer lorsqu'il remportait le duel et qu'il voyait la défaite transparaître dans les yeux de sa rivale, et il lui donnait cette envie d'être encore meilleur lorsqu'il s'inclinait face à elle, si bien que ces débats avec Isabel Flores étaient devenus son seul exutoire face à une existence qui manquait de saveur et de piquant.

Ce dont, il l'admettait volontiers, Isabel Flores n'était pas dépourvue.

Contrairement à lui, elle irradiait de chaleur avec cette masse de cheveux bruns et bouclés qui encadrait un visage où brûlaient deux perles vertes sous un front trop grand. Ses joues, rondes, et sa bouche, pulpeuse, semblaient dévorer le monde. Son corps et ses courbes étaient harmonieuses et ses vêtements, bariolés de rouge et d’orange, étaient couverts de bracelets et autres babioles grotesques.

Plus que le coeur face à l'esprit, c'était le jour face à la nuit.
L'inyo, l'énergie positive contre la négative, au centre de l'univers.

« Tu me passes ton poulet ? »

Akira, qui jouait négligemment avec sa fourchette, releva un regard surpris vers son ami, Florent Delacour. Il n'avait pas eu conscience, ces dernières minutes de décrocher de la réalité. Une réalité où il était assis au centre d'un réfectoire avec son plateau repas sous les yeux. Décrocher du réel, il détestait tout particulièrement. Les rêves, comme il l'avait si bien dit à Isabel Flores, devaient être des entités concrètes, réalisables, et non des illusions mystiques qui nous attiraient vers une paresse inconséquente prétrie de fausses excuses.

« Akira, ton poulet, réitéra Florent, passant une main impatiente devant ses yeux.
— Etouffe-toi avec, répliqua Akira, ironique, faisant glisser son assiette vers son ami.
— Tu es d'une affabilité qui me transperce le coeur, mon pote, renchérit l'autre, sarcastique.
— Qui a dit que je devais l'être ?
— La culture nippone.
— Désolé de te décevoir. Je te précise, à toutes fins utiles, que tu peux toujours courir pour que je te salue en faisant une révérence comme ils le font dans mon pays d’origine. Ah, et je déteste le riz » , ajouta Akira avec une moue de dégoût en laissant tomber les grains de sa fourchette.

Florent, tout en s'emparant de l'assiette délaissée par son ami, émit un petit rire avant d'engouffrer une pleine bouchée de poulet.

« Je t'aime, mec. »

***


« Soy el desesperado, la palabra sin ecos, el que lo perdió todo, y el que todo lo tuvo. »



« Je suis le désespéré, la parole sans écho, celui qui a tout perdu, et qui a tout eu. »
Pablo Nerudo, écrivain et poète chilien

Akira Suzuki était un fabulateur. Isabel en avait toujours été persuadée. Cette façade de garçon sage, poli, et sérieux n’était définitivement qu’un masque qu’il se plaisait à exhiber. Ses mots, conformes et bien employés, réfléchis et dépourvus d’émotion, cachaient des maux. Toute sa vie, songeait-elle parfois, n’était qu’un mensonge édulcoré dont il ne parvenait malheureusement pas à se satisfaire ni se défaire. Et il avait une bonne raison pour cela. Une raison qu’elle ne pouvait, à son regret, pas lui reprocher.

Son père, Arturo Flores, avait longtemps travaillé avec Iwao Suzuki, le père d’Akira, et Isabel se souvenait de chaque fois où son regard avait croisé celui, glacial, de cet homme exigeant et peu enclin au dialogue.

La première fois avait eu lieu alors qu’elle avait neuf ans et venait d’entrer en CM1. Ce soir-là, lorsqu’elle avait appris qu’Iwao Suzuki, sa femme et leur fils allaient venir dîner à la maison pour discuter affaires avec son père, elle y avait vu une belle occasion de clouer le bec d’Akira. Elle allait, devant toute la tablée, exhiber sa victoire lors de leur dernier tournoi d’échecs inter-établissement. Elle l’avait battu et elle savait parfaitement qu’il fulminait, ruminant intérieurement sa défaite. Mais tandis qu’elle s’armait d’un rictus vengeur, Akira l’avait supplié de n’en rien faire, comme il devinait ses intentions. C’était à cet instant, figé dans le temps, qu’elle s’était confrontée au regard glacial du père du garçon.

— Je suppose que tu es Isabel. Akira m’a parlé de toi. Il paraît que tu es la meilleure élève de la classe. Si l’on excepte mon fils évidemment, assena Iwao, l’observant avec une attention presque défiante.

Isabel avait voulu lui clamer qu’il se trompait. Elle était brillante, meilleure qu’Akira si l’on prenait en compte sa dernière victoire, mais elle s’était tue, impressionnée malgré elle par l’attitude de Monsieur Suzuki. Justement, comme un écho à ses émotions, Akira avait baissé les yeux, fixant son assiette et jouant machinalement avec un morceau de poisson, ce que n’avait pas manqué d’intercepter son paternel.

« Akira, ta posture.
— Oui, Père. Toutes mes excuses », répondit Akira en se redressant aussitôt.

A cet instant, les yeux noirs d’Akira avaient croisé rapidement ceux d’Isabel. Et la lueur terne, soumise, si différente de celle qu’elle connaissait habituellement, lui avait fait peur. L’expression de l’adolescente avait dû refléter sa crainte car sa mère, Matilda, avait posé une main rassurante sur la sienne et avait détourné le cours de la conversation d’un ton faussement enjoué :
« Alors, comment trouvez-vous ma recette, Yumi ? »

À la suite de cela, leurs parents s’étaient désintéressés d’eux pour le reste de la soirée, mais elle avait pu constater que son camarade, loin de se détendre, avait continué d’obtempérer, silencieux et vide, et n’avait pas relâché la pression une seule seconde en présence de son père.

Une pression qu’il avait conservé jusqu’à aujourd’hui, se parant d’une neutralité et d’un sang-froid effrayant, alors qu’’ils s’apprêtaient à exercer leurs talents d’orateurs une nouvelle fois au lycée Edgar Poe. Pourtant, lorsqu’ils étaient tous deux derrière le pupitre, à rivaliser de joutes oratoires, Isabel voyait briller une flamme. Une flamme qu’elle se plaisait à animer dans les yeux noirs d’Akira chaque fois qu’elle le confrontait.

« C’est la dernière, Suzuki, dit-elle en le rejoignant devant les portes de l’amphithéâtre.
— La dernière, tu dis ? Personnellement, j’aurais tendance à penser que c’est plutôt le contraire. Ce n’est pas la fin, c’est le début. Dans deux semaines, je te battrais à plates coutures devant une foule entière et je recevrais le prix d’éloquence Cicéron pendant que tu subiras une violente et cuisante défaite, Flores. »

Isabel ne l’aurait jamais avoué, même sous la torture, mais elle préférait le voir ainsi : déterminé, farouche, entêté, et arrogant. Même si elle devait, pour cela, subir ses prétentions sans fondement.

« Tu as l’air sûr de toi, rétorqua-t-elle avec un sourire.
— Parce que tu ne l’es pas ? s’enquit-il, sceptique.
— Je sais que nous nous battons avec des mots, Suzuki, mais j’ai tendance à penser que l’action prévaut sur toute parole vaine. Dès que je t’aurais vaincu, je me ferais un plaisir de te le répéter jusqu’à ce que ce que nos chemins se séparent et que tu partes pour Edimbourg mais, en attendant, je te souhaite bonne chance. »



Edimbourg.



Akira préférait ne pas y penser. Ce n’était pas réellement son choix, en réalité, c’était une énième directive de son père concernant son avenir. A force de répondre à chacune de ses injonctions – et après d’infructueuses tentatives pour s’en détourner – il avait fini par abdiquer.

Le club de débat et ce concours… c’était un moyen, sans doute le seul, de s’exprimer. D’exprimer un point de vue sans cesse bridé par un géniteur qui considérait sa vision comme la seule valable.

Akira Suzuki devrait suivre ses traces et étudier la finance dans une université prestigieuse, en Angleterre. Ensuite, il reprendrait l’entreprise de communication érigée par son paternel, se marierait avec une jeune femme japonaise que ses parents lui présenteraient ou feraient venir du Japon, et ils auraient un ou deux beaux enfants. Evidemment, le premier serait un garçon, l’aîné, l’héritier. Il aurait une vie constante, avisée et bien remplie. Et ça lui donnait des envies de meurtres parfois. Alors oui, il le soutenait une énième fois – et il en était convaincu – les rêves dévoraient la vie. Ceux de son père étaient un fardeau dont il était incapable de se délester malgré tous ses efforts.

« Bien, je te souhaite également bonne chance, Flores, acquiesça-t-il finalement alors qu’il entrait à la suite d’Isabel. Mais sache que je n’aurais aucune pitié. »

Il avait chuchoté les derniers mots, un sourire sarcastique sur les lèvres tandis qu’ils se dirigeaient tous deux vers la scène.

Isabel Flores, dans un murmure, répondit sur le même ton :
 « L’inverse m’aurait déçue. Il ne faudrait pas que tu deviennes ce que ton père veut de toi, n’est-ce pas ? »

Fourbe, retors, il l’était. Quelquefois, il se jouait des émotions des autres. Sans pitié, cela pouvait arriver. Ce qu’il n’avait toutefois pas imaginé, c’est que sa rivale entrerait dans son jeu et le coifferait si soudainement au poteau qu’il en resterait sans voix. Coi, Akira se fit distancer de quelques pas dont elle profita pour rejoindre son pupitre. Le menton relevé, elle le considérait avec un rictus provocateur.


Garce !

Chapitre trois : L'avenir by Lyssa7

籠の鳥は雲の夢を見るでしょう。

« L'oiseau en cage rêvera des nuages »
Proverbe japonais


Le regard du proviseur Lawrence passa de l’un à l’autre, considérant ses deux élèves avec un sérieux qui démontrait à quel point il comptait sur eux pour représenter le lycée privé Edgard Poe.


« Mlle Flores, Mr Suzuki. Je vous rappelle que le thème est le même que celui sur lequel vous avez débattu la fois dernière, c’est également celui sur lequel vous devrez débattre pour le prix Cicéron : La vie dévorera vos rêves si vos rêves ne dévorent pas votre vie. Vous avez trois minutes, pas une seconde de plus pour disserter sur le sujet. Mlle Flores, étant donné que vous avez été la moins convaincante la fois précédente, c’est vous qui commencez », leur rappela le proviseur Dubois.

Isabel acquiesça alors qu’Akira prenait place. Cette fois, il le savait rien qu’en discernant la lueur vengeresse dans les yeux de sa rivale, elle pensait gagner même si elle avait refusé de le lui dire à voix haute. Vêtue d’un chemisier rouge vif, elle dégageait une assurance qu’elle ne feignait pas.
Isabel Flores éprouvait chacun de ses instants avec une intensité folle et ceux-ci n’était que les prémices d’autres, bien plus exaltants qui les maintiendraient au sommet tous les deux pendant plusieurs minutes. Isabel inclina la tête, planta son regard teinté d’étincelles vertes dans celui d’Akira et ses lèvres s’entrouvrirent. Elles étaient peintes, elles aussi, de pourpre et Akira se prit à les fixer quelques secondes de trop.

« La vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie, pas vrai ? Je crois que c’est finalement ce qu’implique un tel type de sujet. Je pense qu’il n’y a pas de réponses toutes prêtes, pas de bonnes réponses, mais seulement des opinions qui se croisent et se répondent. Tout dépend, comme je le disais précédemment, de notre point de vue. Si je vois le verre à moitié plein, alors je considérerai que rien ne vaut la vie, et j’aurai confiance en l’avenir ; si, au contraire, je vois le verre à moitié vide, j’aurai l’intime conviction que la vie ne vaut rien et que tout espoir est définitivement perdu.
— Si on part de deux points de vue opposés, ton raisonnement est bon, mais ce n’est pas le cas pour notre sujet, répliqua Akira, les sourcils froncés en signe de réflexion.
— Et pourtant, c’est le même concept. La façon dont nous vivons les événements influent considérablement sur notre point de vue. Si tes choix impliquent que tes rêves ne se réalisent pas, alors c’est la faute de la vie si ton avenir n’est pas celui que tu aurais imaginé. Mais si ce sont tes rêves qui ont explosé en plein vol par la faute du destin alors qu’ils étaient censés se réaliser, alors tu penseras que ce sont eux qui ont maudit le reste de ton existence.
— Hum, je pourrais te donner raison », fit lentement Akira à la surprise d’Isabel.

Pendant un bref instant – hors du temps – elle vit ses yeux briller d’un autre éclat avant qu’il ne reprenne le débat. Sa force de conviction était mêlé d’autres sentiments qu’elle n’avait eu que peu souvent l’opportunité de lire dans les pupilles de son rival. Et, alors qu’il posait avec force ses deux mains sur le pupitre, elle ne put détourner les yeux du regard noir, vivant, d’Akira Suzuki.

« Mais c’est donc tout ce que tu fais des rêves des autres ? De ceux qu’on doit suivre ? Ou de ceux qu’on doit abandonner par la force des choses ? Une vulgaire histoire de contexte et de points de vue existentiels sur la vie et les rêves ? De mon côté, j’y ai réfléchi, et je ne crois pas que ce soit la vie qui les dévore ni que ce soit la faute des rêves. Ne serait-ce pas plutôt notre faute ? L’être humain se plaît à blâmer les autres chaque fois qu’il ne parvient pas à assurer ses rêves, à se dérober à des contraintes. Il préfère accuser la vie, les rêves, le destin, les Dieux, et que sais-je encore, mais en réalité, ce n’est rien d’autre que de la lâcheté… Nous sommes responsables de nos rêves, tout comme nous sommes responsables de notre vie. Nous seuls avons le choix de continuer notre voie ou de tout gâcher. Je citerais Tolkien en disant : Même la plus petite personne peut changer le cours de son avenir. »

Akira s’apprêtait à s’arrêter là, s’érigeant en vainqueur du débat. Le proviseur allait déclarer la fin de cette deuxième joute oratoire et les applaudissements se seraient élevés pour saluer la prestation énergisante d’Akira Suzuki, mais un rire moqueur stoppa toute progression. Isabel Flores tapota lentement le micro, comme si elle voulait être sûre que tout le monde puisse l’entendre :
« Pardonne-moi, Suzuki, mais je crois que tu n’es pas exactement le mieux placé pour émettre un tel point de vue. Crois-tu sincèrement que personne n’y a pensé ? Tu as raison, l’être humain est parfois trop faible, et trop lâche pour assumer qu’il est le détenteur de sa vie et de ses rêves, mais qui n’a jamais reporté la faute ailleurs que sur lui-même ? Qui ? Es-tu certain, réellement certain, qu’il n’y a pas une part de hasard et de malchance avant de te permettre un jugement si catégorique ? »


***


Akira était sorti quelques minutes avant Isabel. S’il était dépité et que son orgueil en avait pris un sacré coup devant la défaite que venait de lui infliger sa rivale, ce n’était rien comparé à la réalisation du ridicule de sa propre existence. Sur la scène, durant ce duel, alors qu’il déblatérait sur les choix et l’avenir, il avait compris à quel point il n’avait rien fait pour s’échapper des préceptes de sa famille, à quel point il les avait suivis durant toute sa vie et continuait de les suivre, pieds et poings liés. Il était faible. Il était lâche, et peu importait les débats, tous les concours, tous les prix d’excellence qu’il pourrait remporter, il n’était rien.

Pardonne-moi, Suzuki, mais je crois que tu n’es pas le mieux placé pour émettre un tel point de vue.

Elle avait raison. Et en vérité, comme il l’avait soumis devant cette foule d’étudiants, il était le seul à blâmer de ne pas réussir à faire ses propres choix. Il pouvait bien remettre la faute sur le destin, sur les Dieux, sur son père, il était le seul détenteur de son avenir. N’avait-il pas cité Tolkien ? Ne pouvait-il pas reprendre le contrôle de sa vie ? Mais, à trop vouloir se conformer à ce qu’on attendait de lui, il n’avait aucune idée de ce qu’il voulait, ni même de qui il était réellement. Et les pensées tourbillonnaient dans son esprit, feuilles de papier emportées par le vent, fragiles mais brusquement si tangibles.

« Tout va bien, Akira ? »

Florent Delacour, qui l’avait rejoint sitôt qui l’avait vu passer les portes de l’amphithéâtre, s’était précipité derrière son ami. S’il était conscient que celui-ci ne serait pas ravi et ruminerait sa défaite face à Isabel Flores, il ne s’attendait pas à le voir si songeur, visiblement perturbé par les propos de leur camarade. Pourtant, si quelqu’un connaissait à demi-mots la situation d’Akira, c’était bien lui, Florent Delacour.

« Elle ne sait pas de quoi elle parle. Elle a aucune idée de la pression que nos parents nous mettent sur les épaules, des conditions qu’on doit remplir pour les satisfaire, eux et leurs foutus règles ! Quand son père était encore en vie, elle pouvait faire ce qu’elle voulait, il lui suffisait de claquer des doigts et elle l’avait ! Théâtre, débat, cours de chant, atelier de poterie, équitation ! Pareil pour son frangin, même s’il n’aura jamais le niveau pour intégrer le conservatoire ! Mais c’est pas le cas de tout le monde ici, certains doivent faire des sacrifices pour avoir une place dans la société ! Enfin bref, Maintenant que son père est mort, Flores ferait mieux de…
― Qu’est-ce que je devrais faire d’après toi, Delacour ? »

Isabel, à quelques pas derrière eux, les contemplait avec une colère froide. Les joues légèrement rouges, les yeux rivés sur Florent Delacour, elle semblait attendre une réponse que le grand blond aux joues creusées, penaud, peinait à lui donner. Après un coup de coude discret d’Akira dans les côtes, Florent balbutia finalement quelques mots sans aucun sens avant de s’excuser, pâle de honte.

« Désolé, Flores, j’ai pas réfléchi avant de parler.
― Comme d’habitude, rétorqua-t-elle avant de se retourner et de partir dans le sens inverse du leur.
― N’essaie plus jamais de me réconforter, ironisa Akira, jetant un coup d’œil blasé à son ami.
― Bordel, j’ai été en-dessous de tout, pas vrai ? chuchota l’autre, la tête basse.
― Je pourrais te mentir mais… »

Florent esquissa une moue boudeuse et Akira haussa brièvement les épaules comme pour signifier qu’il passait à autre chose. Pourtant, il était certain d’avoir vu briller de la souffrance dans les prunelles d’Isabel avant qu’elle ne se détourne d’eux et, étrangement, il ne pouvait s’empêcher d’y penser et de s’inquiéter.



***


Lorsqu’Isabel rentra à la maison ce soir-là, après ses cours du soir, il était un peu plus de vingt heures trente et elle ne fut pas étonnée que Daniel ne soit pas encore rentré. Il était devenu coutumier du fait et sa mère, installée sur une chaise dans la cuisine, les traits tirés, attendait le retour de son fils. Sa grand-mère était montée se coucher mais elle avait laissé traîner quelques milagros sur le plan de travail, comme s’il pouvait conjurer le sort. Mais cela n’empêchait pas son frère de dériver de plus en plus dans ses travers, ni les factures des créanciers de s’accumuler sur le meuble de l’entrée.

La mort de leur père les avait laissés dans une situation critique et leur mère peinait à payer les frais de scolarité. Les parts rachetés par Iwao Suzuki n’avaient servi qu’à rembourser la moitié des dettes.

Quelques jours plus tôt, la mort dans l’âme, elle avait dû se résigner à leur annoncer une nouvelle désagréable. Si ses deux enfants pourraient rester étudier au lycée Edgar Poe – sauf si Daniel n’améliorait pas ses notes – ils ne pourraient en revanche plus fréquenter le club de débat ou prendre des cours de piano, le tout étant devenu trop onéreux pour leur famille.

Isabel aurait dû hurler. Elle ne l’avait pas fait, se contentant de prendre sa mère dans ses bras, en silence. Daniel avait juré à voix basse sur l’injustice de sa vie, puis il était parti. Il n’était revenu que tard dans la nuit. Fini le club de débat. Terminés les cours de piano. Adieu les études supérieures à l’ENA qui ne prenait que les meilleurs de l’élite de leur lycée, et le conservatoire de Paris. Leurs rêves, définitivement envolés.

Mama avait pleuré, avachie sur le plan de travail, dans la cuisine mais elle ne pouvait rien faire pour recouvrer entièrement les dettes d’Arturo. C’était déjà suffisamment difficile de payer les traites de la maison. Elle l’avait maudit. Longtemps. En espagnol. Et abuela avait prié. Juste un peu, afin d’effrayer le mauvais œil déjà bien installé entre les murs de leur foyer.

Aujourd’hui, pour la dernière fois, Isabel Flores avait rivalisé avec Akira Suzuki. Elle l’avait presque prévenu avant d’entrer sur scène, de profiter de leurs derniers instants à saisir l’essence des mots, mais elle avait renoncé au dernier moment. Elle s’était dit que s’il savait, il ne serait plus le même, il n’aurait pas cette flamme qu’il avait chaque fois qu’il débattait avec elle. Et elle voulait un dernier duel, une dernière joute oratoire. L’apothéose alors qu’elle abandonnait, contrainte et forcée, aux portes de la victoire.



***

Parier sur l'avenir, c'est oser secouer le monde autour de soi.


Une semaine qu'Isabel Flores n'avait pas remis les pieds au lycée Edgar Poe. Le concours d'éloquence était dans trois jours et elle n'avait plus participé à aucun des débats du club. Pire, le professeur Armond, en charge du club et des entraînements en vue de la compétition, avait désigné Xavier Muller pour la remplacer au pied levé. Bien qu'il ait essayé de soutirer des informations, Akira n'avait rien obtenu. Armond soutenait que c'était personnel et qu'elle reviendrait "probablement bientôt".

« Tu t'inquiètes pour Flores ? s'enquit Florent lorsqu'il lui fit part de ses doutes. Franchement, mec, c'est tout bénef pour toi si elle ne revient pas pour le concours. En toute objectivité, Xavier n'est pas aussi bon qu'elle, tu gagnerais haut la main ! »

Florent avait raison, mais Akira ne pouvait s'empêcher de considérer autrement la situation. Quelque chose n'allait pas pour les Flores. Il avait même essayé de questionner Daniel à ce sujet, mais le frère d'Isabel s'était abstenu de lui répondre, l'ignorant ostensiblement. Non, quelque chose n'allait pas et Akira ne se contenterait pas d'une victoire comme celle-ci.

« Une victoire aussi facilement gagnée... n'en est pas une, Florent.
— Une victoire reste une victoire.
— Trois ans que nous débattons ensemble, qu'elle fait tout pour me vaincre. Trois ans qu'elle ne lâche rien et qu’elle ne cesse de dire que c’est son ticket pour l’ENA. Ce prix en est la clé, le bonus ultime sur un CV. Alors, pourquoi est-ce qu'elle abandonnerait aux portes de la victoire ? Ce n'est pas Flores, ça ne lui ressemble pas.
— Qu'est-ce que ça peut faire ? insista Florent, haussant les épaules. Ce qui importe, c'est que toi tu l'obtiennes, non ? »

Akira secoua la tête. Gagner ainsi n'avait plus de sens. Sans Isabel Flores, la victoire n'aurait aucun goût.

« Ce soir, j'irais lui demander des explications.
— Elle va te prendre pour un dingue, mon pote. Au moment où tu l'emportes sur elle, tu lui demandes presque de revenir...
— Isabel a du talent. Un vrai talent. Et si je dois la vaincre, je veux que ce soit à la loyale.
— D'accord, d'accord... Et t'es vraiment certain que c'est pas du tout parce que tu crushes sur elle, hein ? »

Mais Akira avait déjà disparu, laissant Florent planté au milieu du couloir, décontenancé. Une petite rousse à lunettes venait justement de refermer son casier et, sans vraiment le vouloir, avait entendu toute leur conversation.

« Tu sais pourquoi ton ami n'a jamais eu de copine, pas vrai ?
— Parce que je suis cent fois plus beau que lui ? retorqua Florent, sarcastique.
— Parce qu'il n'a jamais regardé personne d'autre qu'Isabel Flores, fit la jeune fille avec un sourire amusé. D'ici un mois, ils sortent ensemble.
— Combien tu paries ? »

De son index, la jeune fille remonta ses lunettes sur son nez. Puis, elle considéra Florent de ses grands yeux noisette bordés de cils clairs.

« deux-cents euros.
— Tu rigoles pas… Tous les coups sont permis pour l'empêcher ?
— Ou pour que ça se réalise, oui, répliqua l'adolescente, un sourire en coin.

Florent éclata de rire, séduit par la détermination joueuse de sa camarade. Elle n’était pas dans leur classe, et il ne l’avait jamais vu. Pourtant, à présent, il lui serait difficile de l’ignorer.

« Parfait. Tu t'appelles ?
— Alex. Alex Saint-Vincent.
— On va bien s'entendre, Alex. »

Cela promettait d'être distrayant, songea Florent alors que la jeune fille lui adressait un dernier sourire avant de disparaître dans la foule des élèves.

Chapitre quatre : Le changement by Lyssa7

Le changement est une opportunité qu'on ne peut gâcher.



Akira Suzuki n'avait pas spécialement pensé à ce qu'il dirait à Isabel Flores lorsqu'elle lui ouvrirait sa porte. En réalité, pour la première fois de sa vie, il n'avait rien prévu du discours qu'il allait tenir, emporté par ses émotions. Mal à l'aise, il tirait sur le col de sa chemise noire, attendant une réponse à ses deux coups frappés contre la porte d'entrée. En attendant, il passait en revue tout ce qu’il pourrait soumettre, ce qu’elle répondrait, ce qu’il répliquerait, son esprit analytique envisageant toutes les hypothèses.

Mais contrairement à toutes ses prédictions, ce ne fut pas Isabel qui vint lui ouvrir, mais Daniel Flores. Ce dernier, aussi surpris que son visiteur, sembla essayer de deviner les intentions d'Akira avant de se rembrunir machinalement. Akira songea que son ancien ami avait changé depuis la dernière fois qu’ils s’étaient réellement parlés. Ses cheveux bruns avaient poussé, lui arrivant presque aux épaules, et l’éclat dans ses yeux verts, si semblables à ceux de sa sœur, s’était assombri. Quant à sa tenue, négligée, elle reflétait visiblement les idées sombres de son propriétaire.

« Qu'est-ce que tu veux ? lâcha-t-il, acerbe.
— Je ne suis pas venu pour toi.
— Tant mieux, rétorqua Daniel sèchement. Qu'est-ce que tu veux à ma sœur ?
— Rien qui te concerne », répliqua Akira sur le même ton.

Si Daniel ne souhaitait pas faire d'efforts en sa présence, alors il n'en ferait plus non plus. Ce n'était pas à lui qu'il était venu parler, mais à Isabel, et il n’avait pas de temps à perdre avec des sautes d’humeur vaines et éphémères. Dans l'entrebâillement de la porte, comme si elle avait entendu son nom, Isabel apparut, d’une pâleur inquiétante.

« Laisse, Daniel, je m'en occupe, dit-elle, posant une main apaisante sur l’épaule de son frère.
— T'es sûre ? répliqua-t-il, jetant un coup d’œil méfiant vers Akira.
— Certaine », acquiesça la jeune fille, le poussant gentiment sur le côté pour se glisser dehors.

Une fois qu'elle fut face à Akira, elle referma la porte derrière elle.

« Je ne pensais pas que tu viendrais jusqu'ici, assena-t-elle, croisant les bras sur sa poitrine.
— Je ne pensais pas que tu abandonnerais sans me le dire. »

Isabel haussa les épaules. Apparemment, elle essayait de se donner une contenance car ses pupilles s'embuèrent de larmes qu'elle s'empressa de refouler. A la place, elle le gratifia d’une œillade furieuse.

« Je ne te dois rien, Suzuki. Tu devrais être satisfait, non ?
— Je n'ai pas gagné, Flores. Tu as laissé tomber la compétition, c'est différent.
— Le résultat est le même. »

Akira ne répondit pas aussitôt. Il l'observa, songeur, et elle fut incapable de soutenir son regard. 

« Est-ce que c'est la faute de la vie ou de tes rêves ? » interrogea-t-il brusquement.

Isabel secoua la tête, lasse. Apparemment, cette question l’avait perturbée durant les jours précédents et elle passa une main nerveuse dans l’épaisse masse de cheveux bruns et bouclés, les ramenant sur le côté. Il sentit son coeur se serrer en voyant la détermination s'éteindre dans ses yeux.

« Ma mère n'a plus les moyens de financer ma participation au club de débat. Mon père a laissé un paquet de dettes. Mais je ne t’apprends rien, n’est-ce pas ? En conséquence, nous devons tous revoir nos priorités. Les rêves sont amenés à changer, Suzuki. Par la force des choses et de la vie.
—Tu ne peux pas abandonner, Flores. Pas après tout ça, rétorqua-t-il, un ton plus bas.
— C'est déjà trop tard », soupira-t-elle, levant un regard attristé vers lui.

Akira riva ses yeux aux siens, cherchant une flamme, une étincelle qui lui ferait penser qu’elle n’avait pas totalement abandonné ses rêves. Si lui avait tiré une croix sur les siens, il n’était pas question que ce soit aussi le cas pour elle. Il ne lui permettrait pas.

« Nana korobi yaoki, énonça-t-il sérieusement alors qu’elle clignait des paupières sans comprendre. Sept fois à terre, huit fois debout. Tu n’as pas le droit d’abandonner. Débats avec moi lors du concours d'éloquence, je ferais en sorte de financer ta participation. Le prix n'est pas excessif et mon père n'en saura rien. Depuis que je me plie à ses quatre volontés, il ne vérifie pas mes dépenses. Ça restera entre toi et moi. »

Isabel ouvrit de grands yeux, interloquée par la proposition insensée d'Akira.

« Pardon ?
— Je veux te battre à la loyale, Flores. Pour enfin savoir qui de nous est le meilleur orateur. Et puis, Sciences Po et l'ENA, c'est ton rêve, non ? Alors fais-le, saisis cette opportunité que je te laisse. »

Isabel Flores ne savait pas exactement comment elle devait prendre cette invitation à débattre. Jamais elle n’aurait pensé qu’il lui laisserait cette chance de concourir à ses côtés, encore moins qu’il déciderait de financer sa participation au club. Bien sûr, sous l’arrogance et ses airs retors, elle avait conscience que son rival avait un certain sens de l’honneur, mais elle n’aurait jamais imaginé que celui-ci irait aussi loin pour terminer une rivalité datant d’une dizaine d’années. Pour la première fois, elle ne sut que répliquer. Akira l’observait, attendant visiblement sa réponse avec une impatience presque palpable qui effritait son habituelle maîtrise de soi.

« Alors ? Tu vas accepter ?
— T’es complètement cinglé, Suzuki. Qu’est-ce que je dirais à ma famille s’ils l’apprennent ?
— Trouve une excuse. Ne dis pas que c’est moi, répliqua-t-il d’un ton tranchant. Je ne veux pas prendre le risque que mon père le sache. Tu faisais des baby-sittings de temps à autre, non ? Dis-leur que ce sont des économies durement gagnées. »

Isabel poussa un profond soupir. La proposition d’Akira, au-delà des mensonges et de ce qu’elle impliquait, était tentante. Elle n’avait jamais été aussi près de remporter ce concours ; concours qu’elle rêvait, depuis sa seconde au lycée Edgar Poe, de remporter. Ce concours, elle l’avait tellement envisagé, tellement imaginé qu’il était devenu réel dans son esprit et dans son cœur. Ces derniers mois, il l’avait sauvé, lui permettant de ne pas sombrer dans le chagrin comme l’avait fait Daniel, lui insufflant la force de faire son deuil. Ce concours, son père aurait voulu y assister.

« Très bien, Suzuki. Je débattrais avec toi. Mais comment tu comptes convaincre Mr Lawrence de ne pas parler de ce financement ?
— Mr Lawrence me porte en grande estime, Flores. Je saurais le convaincre avec des arguments solides. Il n’oserait pas perdre l’un de ses meilleurs éléments pour le prix Cicéron… »

Akira se pencha lentement vers Isabel et lui souffla :
« Si tu abandonnes, j’abandonne. On est liés tous les deux, murmura-t-il, un fin sourire aux lèvres. Jusqu’à ce que j’obtienne ma victoire, ajouta-t-il en se redressant sans détacher son regard du sien.
— Tu prends un risque, Suzuki, rétorqua-t-elle, les joues rosissantes. Un très gros risque.
— Que serait la vie et les rêves sans une part de risque ? s’amusa-t-il à voix basse, vérifiant que personne ne surprenait leur conversation. Dis à ton frangin que je venais m’assurer de ta défaite. On se voit au lycée, Flores. »


***

Isabel Flores n’avait jamais eu beaucoup d’amis. Aux amitiés futiles du lycée, elle privilégiait la réussite de ses études, quoi qu’il en coûte. La solitude ne lui avait jamais fait peur. Mieux encore, elle était sa meilleure alliée.

Parfois, lors des pauses repas, elle s’attablait avec Daniel, mais ces derniers temps celui-ci passait de plus en plus de temps avec William Saint-Arnoult, un type friqué et prétentieux, qu’elle haïssait et soupçonnait, sans avoir de preuves, de vendre de la drogue aux étudiants. Malgré les bruits de couloir, il était fort possible que, la famille de William versant d’importantes subventions au lycée, ses agissements puissent être couverts.

Bien entendu, Isabel avait tenté de raisonner son frère, mais elle s’était confrontée à un mur. Daniel refusait de se laisser dicter sa conduite. Résultat, elle passait ses temps de pause à surveiller Saint-Arnoult et son frère tout en révisant ses cours d’anglais.

« Je peux m’asseoir ici ? »

Isabel détourna les yeux, à regret, de cet opportuniste de Saint-Arnoult et reporta son regard sur une jeune fille rousse à lunettes qui l’observait avec un grand sourire amical. Isabel se retint de pousser un soupir. Celle qui se tenait devant elle, son plateau entre les mains, la contemplait avec un tel espoir qu’elle n’eut pas à cœur de lui enlever. Toutes les tables autour d’elles étaient prises.

« Bien sûr.
— Merci. Je m’appelle Alexandra, mais tu peux m’appeler Alex. »

Isabel Flores aurait préféré ne pas l’appeler du tout. Elle lui répondit par un sourire crispé et referma lentement son manuel d’anglais. L’autre attendait visiblement qu’elle se présente.

« Isabel Flores, fit-elle succinctement, du bout des lèvres.
— J’ai entendu parler de toi, continua la rousse, les yeux brillants d’excitation. Tu es la déesse des joutes oratoires et le seul qui ose t’affronter, c’est Akira Suzuki. Vous formez une sacrée paire tous les deux !
— Nous sommes deux personnes distinctes, répliqua Isabel, agacée par le sous-entendu de la jeune fille.
— Oui, évidemment ! Je disais juste que vous êtes incroyables lors des débats ! Vos paroles me donnent toujours matière à réflexion, et je dois dire que vous avez une faculté à discourir… Vous enflammez la scène ! Je ne suis pas persuadée que ce serait la même ambiance si tu devais concourir contre un autre adversaire ! ajouta Alexandra, sans reprendre sa respiration. J’ai hâte de savoir qui sera le grand vainqueur et obtiendra le prix Cicéron dans une semaine ! »

Alexandra jeta un œil discret à la table d’Akira, deux rangées sur la droite de la sienne. Florent Delacour lui souriait, amusé par les manigances de sa partenaire de crime. Avec un sourire innocent, elle adressa un clin d’œil à Isabel qui l’observait, visiblement peu emballée par la conversation. Or, la petite rousse ne sembla pas se laisser abattre par le peu d’enthousiasme de la brune.

« En tout cas, moi, je te soutiens à cent pour cent ! s’exclama-t-elle, levant son pouce en l’air.
— Ravie de le savoir », ironisa Isabel d’un ton sec.


***

Florent Delacour admira un instant le culot d’Alexandra Saint-Vincent. Assise à la table d’Isabel Flores, elle conversait allégrement de tout et de rien, insensible au mutisme de sa camarade. S’il en avait douté un jour, il était évident que la jeune fille ne reculerait devant rien pour le supplanter et rafler la mise, quitte à se rapprocher de Flores.

C’était risqué, jugea-t-il, tout le monde savait que l’espagnole n’était pas du genre à se lier d’amitié. Du plus loin qu’il se souvienne, elle ne se mêlait jamais à qui que ce soit et les seules personnes auxquelles elle adressait la parole étaient Daniel, son frère jumeau, et Akira Suzuki, son rival de toujours. Hormis cela, elle passait ses journées à réviser et faire de la lèche aux professeurs, rien de plus. Florent ne l’avait jamais beaucoup apprécié.

Il l’estimait pédante et franchement agaçante à se sentir supérieure à la masse d’élèves qui fréquentaient Edgar Poe. Comme si le fait que son père vienne, à la base, d’un milieu ouvrier, la classait indubitablement comme quelqu’un de charitable et douée de bonté d’âme.

Pourtant, comme il l’avait soulevé, à juste titre selon lui, elle avait été la première à jouir des privilèges de leur monde. Et pour cela, elle ne valait pas mieux que ceux qui étaient nés avec une cuillère en argent dans la bouche. Surtout pas mieux que son ami, Akira Suzuki. Ce n’était pas Isabel Flores qui, contrairement à ce dernier, était pourvue d’une générosité qui s’alliait parfois au burlesque.

« Je lui financerai le club, chuchota Akira à Florent, vérifiant que personne ne les écoutait.
— Quoi ?! s’écria son ami, stupéfié par la nouvelle. Tu déconnes, j’espère ?
— Moins fort, fit Akira, les sourcils froncés. Non, je suis sérieux. Il faut bien que l’argent que me file mon père serve à quelque chose… ou à quelqu’un.
— Distribue-le pour quelque chose qui en vaille la peine, rétorqua Florent, irrité. T’as des tas d’associations dans le monde. Contre le cancer, l’endométriose, Alzheimer, Parkinson… Mais Flores, franchement, elle ne mérite pas ton fric. Elle te hait, mon pote, depuis la primaire ! Et elle n’a aucune raison à ça, en plus ! »

Akira Suzuki haussa les épaules mais, comme s’il essayait de se rassurer, il glissa une œillade vers Isabel. Celle-ci subissait la verve inarrêtable d’une autre adolescente qui paraissait l’avoir prise pour cible. Un sourire amusé naquit sur les lèvres fines d’Akira alors que sa rivale, interceptant son regard, levait les yeux au ciel dans sa direction, lui faisant clairement comprendre qu’elle était à deux doigts de mourir d’ennui.

« Elle ne me hait pas. Et je ne la hais pas non plus, murmura-t-il. J’ai simplement besoin qu’elle soit là pour le concours d’éloquence. Je veux ma revanche ! Je veux une véritable fin à des années de compétition. Et si je dois payer pour elle, je le ferais.
— C’est vrai que lors des duels, elle te pousse à te dépasser, confirma Florent de mauvaise grâce.
— Je veux gagner, Florent. Et pas contre ce petit con de Muller qui ne sait pas aligner trois arguments à la suite, mais contre elle. Contre Isabel Flores. »

Akira avait vite rangé ses propres rêves pour suivre ceux de son père. Ainsi, il avait rapidement renoncé à envisager une carrière dans le tennis, un sport qu’il pratiquait avec talent au collège ; ou à poursuivre des chimères en s’imaginant devenir un dessinateur de bande dessinée célèbre. Toutefois, celui-ci, remporter la victoire face à Isabel, était le dernier qu’il lui restait. Et il comptait bien se donner les moyens de le réaliser. De se l’approprier.

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