« Nan mais tu sais, il va pas flotter, hein.
— Une goretex, ça ne prend pas tant de place que ça.
— Tu verras, tu vas cramer à tel point que ton seul regret quand il pleuvra, c’est que tu pourras pas te foutre à poil. »
Amandine soupire assez bruyamment.
« Ah merde, j’avais oublié que t’étais éco-anxieuse. Bah, ça t’aurait pas empêchée de regarder la météo et de stresser. »
Mathilde parle plutôt mal et fort – et pourtant ce n’est qu’une façon de parler, parce qu’elle change du tout au tout lorsqu’il s’agit de rédiger ses articles. Elle réexplique encore quelques détails organisationnels – paiement du logement, nourriture, déplacements ! Tout en sac à dos, c’est mieux. Amandiiiiine, j’ai trop hâte d’être à samedi !
Amandine note tout dans l’onglet « pense-bêtes » dans son téléphone. Pour le rire, elle fait une capture écran d’une image de poisson rouge et l’envoie à Mathilde. Cette dernière répond par un gif de Dory, du film d’animation « Le Monde de Nemo », et écrit en dessous « Amnésie, nom féminin : perte partielle ou totale de mémoire. Comment oses-tu oublier tes vacances archéologiques ? », message suivi d’un émoticône « pleurs » suivi d’un « cœur brisé », d’un « câlin », puis encore un « cœur ».
***
La veille du grand jour, Amandine se dépêche de finir son rangement, elle vérifie sur son téléphone qu’elle a bien tous ses billets de train et qu’il lui reste un Giga-octet de forfait mobile, en cas de pépin. Dix heures pour Lyon – Pau, quelle hérésie… Mais ce n’est pas le moment de penser que les infrastructures de transport ne sont pas dimensionnées pour un remplacement progressif de l’automobile. Elle sort ensuite de sa chambre pour se préparer son repas. Pendant qu’un ronronnement paresseux fait buller l’eau au fond de la casserole, elle se rend sur internet.
Elle va sur Harry Potter Fanfiction lire la participation d’Ella C. au concours de Violety, « Portrait de jeunes sorcières en feu ». C’est très délicat, très joli, et pourtant, elle n’aurait jamais osé imaginer quelque chose de ce genre… C'est presque de la poésie, mais sans vers. Elle sourit. L’eau bout, elle rajoute un volume de pâtes et les mélange avec une cuillère pour ne pas qu’elles s’agglomèrent. Ensuite, elle change d’ambiance du tout au tout et va regarder un sketch de Guillaume Bats et Laura Laune, avec un mythique « salut, c’est Patrick ! ». Elle pouffe de rire.
***
Mathilde est particulièrement enthousiaste.
« Tu vas voir, du bénévolat sur un chantier de fouilles, ce sera la meilleure expérience de ta vie !
— Oh oui, répond Amandine, un brin moqueuse.
— Tu vas passer les meilleures vacances de ta vie ! Et pour une fois, pas dans les Alpes mais dans les Pyrénées ! »
Le soleil cogne déjà fort sur le pare-brise. Le paysage se fait montagneux, les sapins sont brûlés de canicule, les routes chauffées à blanc, l’air ondule.
« Comment faites-vous pour supporter la chaleur ?
— J’ai envie de manger à la fin du mois, répond Mathilde avec une pointe de sarcasme. Ils ont toujours pas compris que « recherche » n’est pas un synonyme de « bénévolat ». Et puis l’archéologie, c’est un métier passionnant, donc c’est un métier-passion, tu vois. Lul.
— Lol ? »
Mathilde rit.
« Tu trouves pas ça marrant de changer des voyelles ? Genre tu changes un « u » en « a » et l’humour c’est de l’amour. »
Amandine hoche la tête. Mathilde s’élève sur une route qui serpente ; le paysage, dans sa crudité terrienne, ses couleurs caillouteuses, ses aspérités géologiques, est beau à couper le souffle. Parfois, des plaques sombres indiquent un ancien incendie de forêt. Amandine laisse voguer ses pensées entre son amitié pour Mathilde et son angoisse pour le monde. Après un grand virage en épingle, elle se retrouve face aux rayons, et rabat ses lunettes sur les yeux.
« C’est marrant parce que si tu m’avais pas interrompue, j’aurais dit un truc un peu plus beauf. »
Amandine garde pour elle son amour de l’humour noir.
***
« Salut ! Je suis Marc, enchanté.
— Bonjour, Marie-Claude, je dirige cette équipe de choc. »
Elle éclate d’un grand rire accueillant, puis sert la main d’Amandine. Viennent ensuite Pierre, Barnabé, Emma, Nicolas, Aude, et enfin Inès, la benjamine du groupe, qui a l’air d’avoir environ son âge.
« Voilà, explique Mathilde, Inès étudie d’ordinaire les relations géopolitiques internationales…
— Si c’est géopolitique, c’est forcément international, note Amandine. »
Mathilde surjoue qu’elle s’offusque, puis reprend sa présentation.
« Bref, elle est comme toi, en stage de fouilles bénévole.
— Comment as-tu trouvé l’endroit ? demande-t-elle à Amandine.
— Mathilde est une amie d’enfance, la fille de nos voisins. Nous sommes d’autres montagnes, du côté des Alpes. Un jour, alors que nous randonnions avec nos parents, qui sont aussi très amis, nous sommes tombés sur une clairière. Il y avait un panneau qui indiquait que des traces de dinosaures s’y trouvaient. Elles étaient géantes. Depuis, elle n’a plus rien lâché.
— Encore un peu et tu es à ici à l’issue de ton plein gré, maugrée faussement Mathilde.
— A l’insu.
— Non, non, à l’issue. C’est bien à l’issue d’un processus de ton plein gré que tu es là.
— Votre relation fait plaisir à voir, commente Inès.
— J’espère, depuis tout ce temps ! »
Amandine enserre Mathilde dans ses bras.
Pour le dîner, ils piquent-niquent tous sous la grande tente blanche du campement. C’est une belle soirée. Alors que la nuit commence progressivement à monter, l’air se fait un peu plus frais. C’est toujours comme cela en montagne. Amandine va donc hercher une polaire au fond de son sac. Pour ce faire, elle doit poser à côté une bouteille d’eau et la fameuse goretex.
« C’est bien vert, ça, lance Nicolas. Tu ne risques pas de te perdre dans la forêt.
— Les vrais savent, fait Amandine de son air le plus mystérieux possible. Quand tu nais dans la montagne, tu choisis un vêtement technique de bonne qualité qui te suivras toute ta vie.
— Je valide le sens de la répartie ! s’emballe Aude. »
Et tous lèvent leurs verres.
Ils descendent ensuite au camping du village voisin. Amandine dort dans le bungalow des filles.
« T’es intégrée à l’équipe, t’inquiète, lui chuchote Mathilde alors qu’elle se brossent les dents.
— Je m’inquiétais pas. C’était bien pire que ça. J’avais super peur.
— Au moins, souffle Mathilde.
— Au moins, répète Amandine en riant. »
***
« Bon, alors, l’histoire, c’est qu’ils voulaient faire une station d’épuration, sauf que, d’abord, nous, on doit fouiller, et si c’est assez intéressant pour que ça ne mérite pas de se faire écrabouiller par des grosses machines, on suspend leur chantier pour installer le nôtre. Et là, chance inouïe, dans notre échantillon, on a eu des choses assez incroyables, dont une porte assez bien conservée. Ca fait que nous avons pu continuer et on va de découvertes en découvertes !
— Ah oui ?
— On a du vair, c’est quand même bien rare d’avoir des restants de vêtements, un peu de mobilier, de vaisselle. On a commencé les analyses bien sûr en envoyant des choses à L’Inrap. Verdict : probablement petit châtelet d’un petit seigneur vers la fin de l’Antiquité tardive ou le début du Haut Moyen-Âge.
— Tu es belle quand tu es passionnée.
— J’ai réussi à te faire venir passer quinze jours de tes vacances d’été sur un chantier, c’est l’heure de gloire ! Sinon, qu’est-ce que tu ferais ?
— Je ne sais pas. Un TD de méca flu... Ou de méca sur les poutres. »
Il y a un silence.
« Tout cela a l’air effectivement passionnant. Pourquoi tu t’infliges tout ça ? »
Amandine éclata de rire.
« C’est sûr que c’est moins attrayant qu’une porte qui permet d’ouvrir sur un chantier de fouilles, au sens littéral du terme !
— On a eu de la chance, concéda à nouveau Mathilde.
— Ceci étant dit, je n'aimerais pas côtoyer des vers de terre tous les jours.
— Tu exagères à peine, Amandine. »
***
Elles sont maintenant agenouillées.
Amandine est sur ses gardes, elle a l’impression que le moindre caillou peut être un trésor enfoui. Alors, avant de prendre de l’assurance, elle préfère commencer par faire des allers et retours avec les sceaux remplis de sable. Elle les déverse sur une motte de terre sous une bâche un peu plus loin ; ils verront après s’il faut remeubler le sol ou s’il faut évacuer le trop-plein.
Mathilde affiche sa mine grave. Elle y va parfois avec la truelle, parfois avec le pinceau. Elle fait aussi particulièrement attention à ses genoux et son dos. Ce n’est pas un travail facile, et s’il est sympathique pour des bénévoles de partager quelques jours la vie d’un chantier, ce n’est pas la même chose que de passer plusieurs mois par an en vadrouille, courbée sur de la pierre.
L’équipe a l’air contente de son travail. Marie-Claude n’a plus l’âge de se baisser ; elle circule autour de la place avec des plans, écrit des notes, réfléchit. Les autres prennent parfois des photos ou des mesures, gribouillent des schémas sur leur carnet de notes. A midi, la cheffe se dirige vers Inès et Amandine.
« Alors, les filles, cette première matinée de fouilles ? »
Les deux se regardent, avant de lui répondre en cœur avec un grand sourire.
« Super ! »
L’après-midi, Marie-Claude leur fait un exposé de la situation historique étudiée, des analyses menées grâce au chantier, de la profession d’archéologue.
***
« Chères collègues, chers collègues, j’ai une nouvelle à annoncer ! »
Tandis que Marie-Claude se racle la gorge, le silence se fait le long de la tablée. On n’entend plus que la serveuse qui chuchote à Pierre :
« Pour vous, c’était bien une Calzone ? »
Puis, elle dépose les assiettes de Barnabé et Emma, deux Quatre Fromages dont l’odeur chatouilles les narines d’Amandine. Elle a essayé de faire un effort, pas de fromage non plus, donc une Quatre Saisons. Ce n’est pas très facile d’être écolo avec toutes ces bonnes victuailles qui lui passent sous le nez – littéralement.
« Nous avons débloqué les financements pour étendre le chantier jusqu’à fin septembre ! »
Des applaudissement et des cris de joie accueillent cette information.
Pour fêter ceci, ils choisissent tous une mousse au chocolat pour le dessert.
« Nous allons avoir le temps de faire une fouille complète, dans les règles de l’art ! s’exclame Mathilde à la gauche d’Amandine.
— Est-ce que ça veut dire que vous avez découvert des éléments importants ?
— Je te montrerai les notices, tu verras ! »
***
Déjà quinze jours plus tard, Mathilde dépose Amandine à la gare de Pau.
« Alors, ces vacances ?
— Incroyables ! Mais j’ai encore un grief.
— Ah oui ?
— Mathilde, il y a des intrus sur ton chantier.
— Hein ?
— Regarde ! »
Amandine mime qu’elle est larmoyante, et dépose son sac par terre pour montrer à son amie, sur ses bras, des myriades de gros boutons rouges et gonflés.
« Ah mais tu les attires, ma pauvre !
— En attendant, ils m’ont presque gâché mes vacances, saletés de moustiques ! »