A fleur de peau by Kermitte1982
Summary: Lorsque des jeunes femmes disparaissent mystérieusement à Wichita, dans l'état du Kansas, les agents Miller et Parker du KBI (Kansas Bureau of Investigation) sont dépêchés sur place pour enquêter, mais ils piétinent. À la suite d'une tornade, des restes humains sont découverts dans un parc de la ville. Leurs analyses montrent des faits troublants et laissent penser qu'il pourrait bien s'agir des personnes disparues. Pendant ce temps, dans son atelier, Joseph Smith jubile. Il est au sommet de son art. Bientôt, tout le monde pourra admirer ses œuvres et reconnaître son génie. Sarah Miller apprend au cours de l'affaire qu'elle a un frère, mais qu'il est mort assassiné. Les deux histoires seraient-elles liées ? Et si le diable existait vraiment?
Categories: Policier, Thriller, Espionnage Characters: Aucun
Avertissement: Gore
Langue: Français
Genre Narratif: Roman
Challenges:
Series: Aucun
Chapters: 24 Completed: Oui Word count: 63280 Read: 26517 Published: 17/12/2023 Updated: 20/10/2024

1. Chapitre 1 by Kermitte1982

2. Chapitre 2 by Kermitte1982

3. Chapitre 3 by Kermitte1982

4. Chapitre 4 by Kermitte1982

5. Chapitre 5 by Kermitte1982

6. Chapitre 6 by Kermitte1982

7. Chapitre 7 by Kermitte1982

8. Chapitre 8 by Kermitte1982

9. Chapitre 9 by Kermitte1982

10. Chapitre 10 by Kermitte1982

11. Chapitre 11 by Kermitte1982

12. Chapitre 12 by Kermitte1982

13. Chapitre 13 by Kermitte1982

14. Chapitre 14 by Kermitte1982

15. Chapitre 15 by Kermitte1982

16. Chapitre 16 by Kermitte1982

17. Chapitre 17 by Kermitte1982

18. Chapitre 18 by Kermitte1982

19. Chapitre 19 by Kermitte1982

20. Chapitre 20 by Kermitte1982

21. Chapitre 21 by Kermitte1982

22. Chapitre 22 by Kermitte1982

23. Chapitre 23 by Kermitte1982

24. Epilogue by Kermitte1982

Chapitre 1 by Kermitte1982
À Wichita, dans la plus grande ville de l’État du Kansas, se trouve le quartier de Linwood, qui abrite un peu moins de quatre-cents âmes. Les routes tracées parallèlement à l’aide d’un quadrillage forment les pâtés de maisons. Ce qui marque le plus lorsqu’on arrive dans ce quartier résidentiel, c’est l’alignement des bâtisses, de part et d’autre des avenues. Comme si elles avaient été installées le long d’une ligne imaginaire. Des arbres sont également présents, longeant toute la rue. C’est en tout cas ce qu’avaient remarqué les deux agents du bureau d’investigation du Kansas à leur arrivée dans le quartier. Deux jours qu’ils l’arpentaient, rue après rue, sonnant à toutes les portes, trois photos à la main. C’était dans ce secteur qu’avaient été vues pour la dernière fois, trois jeunes femmes qui avaient disparu, et c’est à eux qu’on avait confié l’enquête. Ils venaient de terminer le côté droit de Greenwood Street lorsque le vent se leva, faisant voler la poussière qui jonchait le sol. À quelques mètres d’eux, un petit tourbillon se forma, se déplaçant le long de l’allée. Alors qu’ils commençaient à se couvrir le visage de leur main pour se protéger, une alarme retentit.

— Tu entends ? demanda l’agent Miller. Une tornade est en approche. On devrait peut-être rentrer ?

— Encore une maison et on y va, rétorqua l’agent Parker, en regardant par-dessus l’épaule de sa coéquipière.

De l’autre côté de la rue se trouvait un chalet en bois peint de taille moyenne, qui détonnait dans le paysage pavillonnaire. Son large porche disposait d’un banc pour pouvoir profiter des journées ensoleillées ou des soirées pas trop fraîches. Il était entouré d’une palissade de bois, sur laquelle était clouée une pancarte « ne pas entrer ». Et dans le cas où le message ne fut pas assez clair, un écriteau supplémentaire indiquait « chien méchant ». C’était exactement le genre de détail qui donnait à penser aux enquêteurs que la personne qui habitait là n’aimait pas être dérangée. Elle serait donc la dernière à être interrogée avant la mise en sécurité. On pouvait également voir depuis la route un garage situé à côté de la maison. Ils passèrent la porte en bois non verrouillée qui se trouvait sur le côté de la maison, montèrent les quelques marches qui menaient au porche et appuyèrent sur la sonnette. Une porte moustiquaire était placée devant la porte principale. L’agent Miller se recula pour regarder la maison dans son ensemble. Le rez-de-chaussée comptait quatre fenêtres sur les pans droits et gauches de la maison, et une fenêtre placée de part et d’autre de la porte d’entrée. Elle possédait un étage et peut-être aussi un grenier, au vu de la petite lucarne qui était située au niveau du toit. Au-dessus du porche couvert se trouvait une autre fenêtre aux stores tirés. Probablement une salle de bain, se dit l’agent Miller. Les minutes s’allongeant, elle passa la tête sur le côté de la maison et remarqua une espèce de cabane au fond du jardin. La personne qui habitait là devait probablement y ranger ses meubles et ses outils de jardin. Le vent se renforçant, elle sonna une nouvelle fois. Qu’est-ce qui pouvait bien lui prendre autant de temps ?

***


Joseph Smith contemplait son œuvre. Il lui avait fallu plusieurs semaines avant d’arriver à ce résultat, mais il ne le regrettait pas. De tout ce qu’il avait accompli jusqu’à maintenant, c’était de loin sa plus belle création. Il enleva son masque et le posa sur le petit chariot qui se tenait près de la table et qui contenait ses outils : spatules, râpes, limes, pinceaux, scies. Rien ne manquait. Lui qui avait toujours voulu être chirurgien sans y parvenir avait fini par trouver une autre vocation. À défaut de sauver les vivants, il redonnerait un semblant de vie aux morts. Et il était plutôt doué dans son genre. Bien sûr, il y avait eu quelques ratés, mais n’est pas Louis Dufresne qui veut. La méthode n’était pas aisée et il lui avait fallu plusieurs années pour la maîtriser complètement. Mais ça en valait la peine. Le résultat était plus que satisfaisant. Il reporta son attention sur la table et la contempla. Elle était allongée là, silencieuse, parfaite, telle une poupée. Ses yeux de verre regardaient fixement le plafond. Il les avait choisis bleus afin de rendre son visage plus harmonieux, en adéquation avec ses longs cheveux roux. Il l’avait rendue plus belle qu’elle ne l’avait jamais été. Il lui devait bien ça. Sa vie avait été pathétique, et sa mort peu glorieuse. Il l’avait espérée combattante, elle s’était révélée décevante. Il lui avait suffi d’une main, une seule, pour la libérer de sa misérable existence. Il l’avait donc rendue plus forte, immortelle. La lumière se mit à vaciller, éclairant par intermittence le chef-d’œuvre qu’il avait mis tant de temps à créer. Il pouvait entendre la tempête qui grondait à l’extérieur. Elle était en avance. Il ne l’attendait pas avant ce soir. Encore une erreur du service météo. C’était fort préjudiciable. Il devrait certainement remettre ses autres projets à plus tard. Il posa délicatement un drap sur le corps dénudé, rangea ses outils et remonta dans la cuisine, sans oublier de fermer la porte à double tour. Il ne fallait pas qu’un autre que lui descende dans son atelier. Il ne comprendrait pas. Par la fenêtre, il vit son carillon à vent commencer à tourner rapidement et jeta un œil à son anémomètre. Aucun doute possible, une tornade était en approche. Son sentiment fut confirmé lorsqu’il entendit l’alarme de l’hôtel de ville retentir. Il devait rejoindre son abri creusé dans le jardin au plus vite. Selon le « tornado warning », il lui restait dix-sept minutes pour se mettre en sécurité.

Il avait toujours su qu’en emménageant dans le Kansas, cela deviendrait son quotidien. Bien que ça ne le dérangea pas outre mesure, il regrettait quand même l’Oregon où il avait grandi. À l’époque, il vivait avec ses parents et sa sœur à Brookings, et la vie était heureuse. Il allait souvent à la plage avec son chien lorsqu’il faisait l’école buissonnière. Bien sûr, il se faisait souvent attraper et disputer, mais ça ne l’empêchait pas de recommencer. Il n’aimait pas l’école. Trop d’interdits, de règles à respecter, de devoirs à faire. Heureusement, chaque fois, sa mère était là. Et chaque fois, elle temporisait. Un soir, en rentrant de l’école, il remarqua une forme sombre derrière un buisson non loin de sa maison. Une boule se forma dans son estomac avant même de savoir de quoi il s’agissait. Parce qu’au fond de lui, il savait. Un drame avait eu lieu.

La sonnette de la porte d’entrée retentit et le sortit de sa rêverie. Il sortit de la pièce puis se dirigea vers le hall d’entrée pour aller ouvrir, en se demandant qui pouvait bien être assez fou pour braver cette tornade en approche. En passant devant le miroir accroché dans l’entrée, il se rendit compte qu’il n’était pas à son avantage. Son visage portait les marques du temps. Des rides profondes ornaient son front et le pourtour de ses yeux. Des valises s’y étaient formées à la suite des nombreuses nuits blanches passées à chasser sans jamais se reposer. Ses cheveux bruns, magnifiques autrefois, tombaient maintenant par poignées et il ne lui restait guère plus que quelques mèches à arranger sur son crâne. Le stress d’être découvert et la difficulté à trouver des sujets pertinents le forçaient à manger plus que de raison, et son embonpoint commençait à transparaître sur son corps chétif. De plus, lorsqu’il travaillait, il aimait être à l’aise et portait souvent un short beige et un vieux débardeur blanc. Ce jour-là, il arborait des rayures bleues. Il ne savait pas qui venait le déranger, mais il tombait extrêmement mal. Il devrait s’en débarrasser au plus vite. Une deuxième sonnerie retentit, signe que ses visiteurs commençaient à s’impatienter. Il enleva la chaînette qui maintenait la porte fermée et ouvrit en grand. Derrière la porte moustiquaire, qu’il garda fermée, il dévisagea les importuns.

Un couple d’une quarantaine d’années se tenait sur le pas de porte. L’homme était assez grand avec de larges épaules. Ses cheveux noirs coupés courts et son visage carré lui donnaient un air strict. Enfin, son costume et ses chaussures étaient impeccables. La femme, quant à elle, était plutôt petite. Ses cheveux blonds légèrement ondulés étaient relevés et seules quelques mèches encadraient son visage. Ses yeux bleu-gris semblaient vouloir pénétrer son âme et il ressentit un léger frisson lorsque son regard croisa le sien. Pour finir, il remarqua que son tailleur mettait ses formes en valeur et qu’il lui allait à merveille. Peut-être des témoins de Jéhovah, se demanda-t-il.

— Bonjour, Monsieur. Agents Parker et Miller, du KBI, énonça l’homme en lui présentant son insigne et en montrant du regard sa collègue. Pourrions-nous vous poser quelques questions ?

— Maintenant ? répondit-il. Vous savez qu’il y a une tornade en approche ?

— Il nous reste approximativement quinze minutes. Ce ne sera pas long, rétorqua l’agent Miller en sortant les photos de sa poche et en lui tendant. Avez-vous déjà vu ces personnes ?

— Non, désolé, dit-il en regardant longuement les photos. Je ne les ai jamais vues. Il leur est arrivé quelque chose ? demanda-t-il, faussement intéressé.

— Elles ont disparu, rétorqua sèchement son collègue. Si vous les apercevez ou obtenez des informations les concernant, merci de prévenir le commissariat le plus proche.

— Bien sûr, répondit-il. J’ouvrirai l’œil.

— Merci, Monsieur…, dit-il en laissant sa phrase en suspens.

— Smith. Joseph Smith, déclara-t-il.

L’homme hocha la tête et fit signe à sa collègue de partir. Joseph les regarda s’éloigner. La jeune femme jeta un dernier coup d’œil à la maison puis monta dans la voiture garée sur le trottoir d’en face. Quelques secondes plus tard, elle tourna au coin de la rue. Il regarda dehors une dernière fois puis alla se réfugier dans son abri anti-tornade. Il était en sécurité. Du moins, pour le moment.

***


— Charmant cet homme, déclara ironiquement Thomas à sa collègue. Tu as vu sa dégaine ?

— Tom, le fait qu’il ait un short et un débardeur troué taché de sueur n’en fait pas un suspect !

— N’empêche. Tu trouves pas ça bizarre, toi ? Il fait quoi, 14 °C à tout casser, et le gars se balade en short ? Je le sens pas. Tu as vu comment il a regardé les photos ? Ce mec est un pervers je te dis.

— Allez, oublie-le. On ne le reverra sûrement plus jamais. Et si on compte tous les gens qu’on a interrogés aujourd’hui, il y en a quelques-uns qui étaient plus bizarres que lui. Justement, tiens, on en est à combien de personnes interrogées jusqu’à maintenant ? demanda Sarah.

— Une cinquantaine. Et c’est pas fini. Il y a encore beaucoup de pâtés de maisons à inspecter. Pourquoi nous demandent-ils de faire du porte-à-porte ?

— C’est un petit quartier. Quelqu’un sait forcément quelque chose.

Elle prit le dossier qui se trouvait sur le tableau de bord et l’ouvrit. L’enquête qu’on leur avait confiée n’était pas facile. Les trois filles qu’ils recherchaient n’avaient rien en commun. Origine ethnique, milieu social, travail et même apparence étaient différents. Cette affaire ne ressemblait en rien à ce qu’ils avaient connu dans leur carrière. Leur supérieur pensait que ces disparitions devaient être traitées séparément, ne rentrant pas dans le schéma classique d’un tueur en série. Après tout, aucun corps n’avait encore été trouvé et elles étaient majeures au moment de leur disparition. Rien ne laissait présager qu’elles étaient en danger. Elles auraient très bien pu disparaître volontairement. Mais Sarah n’était pas d’accord avec lui. Et elle avait dû insister pour pouvoir mener l’enquête avec son coéquipier. Elle présumait que bien qu’aucune ressemblance ne les liât, on avait bel et bien à faire à un seul kidnappeur. Et pourquoi pas à un tueur en série. Le seul point commun était la zone géographique où elles avaient été vues pour la dernière fois. Elle raccrocha les photos aux dossiers respectifs en s’attardant sur la première victime. Il s’agissait d’une jeune femme de vingt ans, Amalia, originaire de France. Rousse aux yeux bleus, des traits fins, un petit nez discret, elle était venue en Amérique dans l’espoir de devenir mannequin et du haut de son mètre quatre-vingt, elle remplissait toutes les conditions nécessaires pour réussir dans ce métier. Sarah referma le dossier en arrivant sur le parking.

— On est arrivé ! s’exclama Thomas en se garant devant un petit motel. Il faut se dépêcher, dit-il en sortant de la voiture. La tornade sera bientôt là !

— Quoi ? demanda Sarah en retenant la portière de la voiture.

— La tornade ! commença-t-il à hurler pour couvrir le bruit du vent. Elle sera bientôt là ! Regarde comme le ciel s’est assombri. Les lampadaires se sont allumés.

— J’arrive ! cria-t-elle en se mettant à courir vers l’entrée. J’ai jamais vu un vent pareil !

Une fois à l’intérieur, ils refermèrent la porte, non sans difficulté, et mirent une barre en travers pour l’empêcher de s’ouvrir sous la force du vent. Le gérant les attendait pour les conduire à son abri en sous-sol. Les lumières commençaient à vaciller et il leur tendit une lampe de poche. Au cas où, leur dit-il avant de leur montrer la porte de la cave. Ils descendirent prudemment et s’installèrent sur un canapé en attendant la fin de l’alerte.

L’abri était bien aménagé. Le gérant avait bien fait les choses. Dans un coin de la pièce se trouvait une petite table avec des produits de première nécessité comme des bouteilles d’eau, des conserves, ce genre de chose. Un réchaud se tenait à proximité et des couvertures étaient posées sur des étagères collées au mur. Il y avait assez de fournitures et de vivres pour qu’une vingtaine de personnes puissent tenir trois jours. Et en cas de panne de courant, un générateur était prêt à prendre la relève. Sarah remarqua une porte de secours au fond de la salle. Elle devait sûrement conduire à un tunnel qui donnait à l’extérieur au cas où la porte de la cave serait coincée. Sur les autres canapés autour d’elle, des personnes discutaient ou jouaient aux cartes pour faire passer le temps. Un employé du motel passait de canapé en canapé en poussant un petit chariot afin de proposer des boissons chaudes.

— Café ? proposa un homme en leur tendant deux tasses dont on pouvait savoir à l’odeur qu’il était de très bonne torréfaction.

— Volontiers, dit Sarah avant de prendre la tasse. Tu n’en bois pas ? demanda-t-elle en regardant son coéquipier.

— Non, je n’aime pas ça. Je préfère le thé.

— Bizarre pour un flic.

— Il y a encore pas mal de choses que tu ignores sur moi. Passe-moi le dossier s’il te plaît. Vu qu’on est coincé ici pour un moment, autant se rendre utile.

— Tu as raison. Tiens, le voilà, dit-elle en le sortant de son sac. Tu en penses quoi, toi ? Tu es d’accord avec le chef ? Sur le fait qu’il pourrait s’agir de plusieurs enlèvements ?

— Je ne sais pas. Mon instinct me dit que quelque chose ne tourne pas rond dans cette histoire. Pourquoi n’a-t-on pas encore retrouvé de corps ? S’il s’agit bien d’un tueur en série, qu’en fait-il ? Et si elles ont disparu volontairement, pourquoi ne pas donner signe de vie à leurs proches alors qu’elles sont recherchées dans tout le pays ? De plus, et c’est ce détail qui fait tiquer le chef, elles n’ont aucun point commun. Elles ne sont même pas de même nationalité ! Même le temps entre chaque disparition est plus long que la moyenne.

— Attends, t’as dit quoi là ? s’enquit-elle soudain, posant sa tasse sur la table basse.

— Qu’elles n’ont aucun point commun ?

— Non, sur le fait qu’elles ne sont pas de la même nationalité. C’est ça, le point commun qui nous manquait. Ouvre le dossier et regarde leurs fiches.

— Ok. Qu’est-ce que je suis censé regarder ?

— La nationalité ! D’où venait la première fille ?

— France

— Et la deuxième ?

— Angleterre

— Et la troisième était allemande ! Ça t’évoque quoi ?

— Qu’elles venaient toutes d’Europe ?

— C’était des étrangères à notre pays ! Peut-être que c’est pour ça qu’on les a enlevées !

— Tu veux dire que quelqu’un n’aime pas les Européennes ?

— Faut vraiment tout t’expliquer toi ! Je pense plutôt que c’est le contraire. Vivement que cette alerte soit levée qu’on puisse retourner au bureau. Il faut en parler aux criminologues, dit-elle, visiblement excitée. On va pouvoir prouver au chef que tous ces enlèvements sont bien liés !

— Ça veut surtout dire que si tu as vu juste, on va devoir chercher des corps à défaut de les trouver, dit-il d’un air las. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin.

Un peu plus tard, un bruit de pas dans les escaliers leur fit tourner la tête. Le gérant revenait du hall où il venait de discuter avec la personne référente du quartier. Son visage était sombre et toutes les personnes présentes commencèrent à s’inquiéter. Il leur annonça que les routes qui menaient à l’extérieur du quartier étaient coupées et qu’il y avait des lignes à haute tension sur le sol. Par chance, son hôtel n’avait subi aucun dégât et les clients pouvaient retourner dans leur chambre sans risque. Le téléphone fixe était aussi coupé et seuls les portables pouvaient encore recevoir des communications. Il n’y avait pas d’inondation et seuls quelques arbres avaient été déracinés. Il ne savait pas pour le reste de la ville et les autres quartiers. Après son annonce solennelle, les clients remontèrent lentement les escaliers et allèrent sur le parking pour voir de leurs propres yeux l’étendue des dégâts. Thomas Parker n’en revenait pas. Leur voiture de fonction était dans un arbre. Même s’il habitait dans le Kansas depuis deux ans, il ne se faisait toujours pas à ce genre d’événements. Quand il habitait à Washington, c’était à la télé qu’il voyait ce genre d’images, car elles étaient monnaie courante en période de tornades.

— Te bile pas, va ! lui dit Sarah en mettant la main sur son épaule en guise de réconfort. Ils nous en prêteront une autre. T’as pas faim toi ? Allez, viens, il est tard, allons manger. Le gérant a ouvert la salle de restaurant. On appellera le bureau demain.
Chapitre 2 by Kermitte1982
Author's Notes:
Lorsque le texte est en italique, cela veut dire que la jeune femme parle grec.
La jeune femme n’arrivait pas à se réveiller. Ses paupières étaient lourdes et ses muscles très endoloris. Le sol sur lequel elle était allongée était dur et froid. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Ses souvenirs étaient confus et elle avait un marteau piqueur dans la tête. Une gueule de bois peut-être ? Mais ça n’expliquait pas ses sensations étranges. Pourquoi n’arrivait-elle pas à se réveiller ? Elle essayait et essayait encore. Mais rien n’y faisait. Elle était comme paralysée, mais complètement consciente. Une bouffée d’angoisse la prit soudainement. Elle avait déjà lu ça quelque part. Des personnes qui s’étaient réveillées à la morgue parce qu’on les avait cru mortes. Du calme, se dit-elle pour se rassurer. Cette sensation va passer. Tu pourras de nouveau bouger dans quelques minutes. Quelques instants plus tard, elle commença à sentir des fourmillements dans ses membres, signe que la paralysie faiblissait. Elle réussit à entrouvrir les yeux, mais n’arrivait toujours pas à savoir où elle se trouvait. L’endroit était sombre et sentait une odeur particulière. De plus, pour le moment, elle ne pouvait voir que le plafond, étant dans l’impossibilité de tourner la tête. Il lui semblait tout de même incroyablement bas. Et il y avait cette odeur impossible à déterminer. Petit à petit, les sensations lui revinrent dans tout le corps et elle put de nouveau bouger ses membres. Elle leva un bras, puis l’autre, et fit pareil avec ses jambes. Elle toucha le plafond de la main et commença à paniquer. Du bois, l’endroit où elle se trouvait était en bois. Elle tourna la tête des deux côtés et aperçut des barreaux de part et d’autre. Une cage. Elle se trouvait dans une cage. Dans sa confusion, elle tenta de se lever et se cogna la tête. Mais bordel, reprit-elle. Je suis où là ? Elle se retourna sur le côté et secoua les barreaux pour voir si elle pouvait en tirer quelque chose. Mais non, celui ou celle qui l’avait mise là-dedans avait bien fait les choses. Elle se remit sur le dos, et tenta alors de distinguer quelque chose en relevant le haut de son corps légèrement. Elle sentit des tiraillements au niveau de ses abdominaux et se maudit d’avoir arrêté la musculation. Il lui semblait voir une ombre au fond de la pièce, de la taille d’un être humain adulte. Mais dans cette pénombre, cela aurait pu tout aussi bien être un portemanteau. Elle se laissa retomber. Ses yeux finirent par s’habituer à cette obscurité et en tournant la tête, elle remarqua alors une petite fenêtre en hauteur. Il devait faire nuit étant donné le peu de lumière qui parvenait dans la pièce. Son ravisseur serait sûrement bientôt de retour. Elle devait absolument essayer de se rappeler.
Elle se souvenait vaguement être sortie la veille pour aller à une soirée donnée dans un petit bar du centre-ville. Y était-elle seulement allée ? Ou s’était-elle fait kidnapper sur le chemin ? Argh, impossible de me souvenir, se lamenta-t-elle. Mais qu’est-ce qu’il m’a fait? 

***


Dans son abri anti-tornade, lui aussi attendait la fin de l’alerte. Il commençait à se faire tard et il avait hâte de se remettre au travail. L’ampoule qui pendait du plafond commençait à clignoter, signe que les lignes électriques étaient chahutées par le vent. Il ne voulait pas gâcher une semaine de préparation. Il lui restait encore tant à faire. Le tannage n’était que la première étape. La seconde en fait. La première consistant à enlever la peau sans l’abîmer. Le geste pouvait paraître anodin, mais l’opération s’avérait en fait très périlleuse. Il avait pu le constater à ses débuts. S’il perdait trop de temps entre le décès du sujet et l’ablation de la peau, alors elle était bonne à jeter. Il devait donc la garder au frais jusqu’au moment décisif afin de sauvegarder les cellules. Il fallait également qu’elle soit intacte, sans trace de coups ou de bleus. Il avait eu un raté avec sa première victime, mais rien qui ne puisse se cacher avec une écharpe. Il était donc très minutieux et ses proies étaient choisies avec soin. Il fondait également de grands espoirs dans la dernière fille qu’il avait enlevée. Elle serait une pièce maîtresse. Fatigué d’attendre, il s’allongea sur le vieux fauteuil en cuir qui se trouvait là et commença à rêvasser, en espérant que le générateur remplirait son office en cas de coupure d’électricité. Lorsqu’il était dans cet état là, dans un demi-sommeil, des souvenirs lui revenaient parfois en mémoire. Comme le jour où il avait retrouvé son chien derrière un buisson, mort, percuté par une voiture. Ce fut sa première confrontation avec la grande faucheuse. Il avait été anéanti et il n’avait plus jamais vu les choses de la même façon. Il était rentré chez lui comme si de rien n’était, après avoir essuyé ses larmes, en se promettant de revenir plus tard, quand ses parents dormiraient. Il pouvait sauver son chien, il en était sûr.
L’alarme cessa et il alluma la radio pour connaître les dernières informations. Il pouvait sortir, la tempête était passée. Dans son abri, le courant ayant sauté, il se retrouvait maintenant dans le noir. Il se dirigea vers la porte de son abri en tâtonnant et essaya de l’ouvrir. En vain. Quelque chose à l’extérieur devait faire barrage. Il commença à s’énerver. Il devait sortir, il ne pouvait pas rester coincé là, à attendre que quelqu’un vienne le sauver. D’ailleurs, qui pourrait venir ? Tout le monde savait qui il était étrange et jamais personne ne s’aventurait sur sa propriété. À part ces deux flics, bien sûr. Oui, il allait devoir les avoir à l’œil. Mais pour l’heure, il devait réfléchir à un moyen de sortir. Il mit machinalement les mains dans ses poches et sentit quelque chose de froid. Son téléphone. Bien sûr, pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Et s’il faisait le 911 ? Ils viendraient le secourir. Oui, mais alors, ils pourraient entendre la fille. Elle devait être réveillée maintenant. La toxine ne faisait pas longtemps effet et son corps avait dû l’éliminer. Ah, il enrageait. Il se sentait coincé. Réfléchis, mon vieux, réfléchis, se dit-il à lui-même. Comment faire ? Il sortit son téléphone et alluma la torche. Il balaya la pièce du regard à la recherche de quelque chose qui pourrait faire sauter la porte. Mais il n’y avait rien. Soudain, son regard se posa sur un établi qui se trouvait au fond de la pièce. Il était recouvert de poussière, preuve qu’il n’avait pas servi depuis longtemps. Il s’en approcha et remarqua un manche rouge qui dépassait d’un amas d’outils. Il tira doucement dessus et en sortit une hache. Parfait, se félicita-t-il, c’est exactement ce dont j’ai besoin. Il retourna vers la porte en bois, qui se composait de deux battants, leva haut sa hache et donna un grand coup au milieu. Il l’effleura à peine. La difficulté résultait dans le fait que l’ouverture était au-dessus de lui, étant donné que son abri était creusé dans le sol. Au bout de quelques minutes et d’autant de coups de hache, le bois commença à céder. Il put alors constater par l’interstice qu’une branche était posée en travers de la porte. Il posa sa hache et donna de grands coups d’épaule dedans, afin de forcer son ouverture. Et au bout de quelques minutes d’effort, il se retrouva dehors, à l’air libre. Il passa la main sur son crâne afin d’enlever les copeaux de bois et secoua ses vêtements. Il regarda autour de lui et sourit. À part quelques branches d’arbres disséminées un peu partout, il n’y avait pas de dégâts. Son voisin ne pouvait pas en dire autant. Une partie de sa toiture s’était envolée. Ah, le karma, se dit-il en souriant. On ne peut pas toujours y échapper. Il se mit à siffloter et rentra chez lui. Il devait faire connaissance avec sa prisonnière.

***


À l’intérieur de sa cage, la jeune femme réfléchissait. Des bribes de souvenirs commençaient à lui revenir en mémoire. Elle était effectivement sortie la veille. Avec une amie. Une soirée organisée à la dernière minute par des étudiants de l’Université d’État de Wichita. Elle était venue la chercher en voiture, car elle n’avait pas son permis. Elles avaient ensuite passé la soirée à boire et fumer avec des amis de la faculté. Vers vingt-deux heures, son amie avait demandé à rentrer, se sentant fatiguée, mais elle n’avait pas voulu la suivre. Elle s’amusait trop bien. Elle le regrettait maintenant. Elle espérait juste que quelqu’un avait signalé sa disparition. Le reste de la soirée était encore floue. Avait-elle rencontré un homme ? Ce n’était pas son genre de parler avec le premier venu. Ou s’était-elle fait enlever sur le chemin du retour ? Ou était-ce un coup monté, une espèce de bizutage organisé par les étudiants ? Arrête, tu délires là, soupira-t-elle. Un tordu te séquestre et il peut revenir d’une seconde à l’autre. Alors, bouge, réfléchis ! Et vite ! se dit-elle pour se donner du courage. Mais bordel, c’est quoi cette odeur immonde ? On dirait un animal crevé ! Au secours ! se mit-elle à hurler, en secouant les barreaux, aidez-moi ! Bravo, lui dit une petite voix dans sa tête. S’il ne savait pas que tu étais réveillée, il le sait maintenant. Ben, v’là autre chose. Je délire maintenant. Ok, ne laisse pas la panique te gagner. La serrure. Peut-être que je peux atteindre la serrure. Elle passa la main sur chaque côté de la cage pour voir s’il y avait une porte et en trouva une. Elle semblait fermée avec un cadenas. Merde, s’exclama-t-elle, je suis foutue. Un bruit lui fit tourner la tête. Elle venait d’entendre une porte claquer. Celle de l’endroit dans lequel elle se trouvait étant fermée, elle en déduisit qu’il y avait une pièce voisine à celle-ci. Elle vit alors de la lumière sous la porte puis entendit quelqu’un descendre des escaliers en sifflotant. Elle commença à paniquer. Elle était prise au piège. Elle se recroquevilla le plus possible au fond de la cage, dans l’espoir de ne pas être vue. Sa respiration s’accéléra et elle eut l’impression de suffoquer. Elle tenta une nouvelle fois de secouer les barreaux, en vain. Résignée, elle regarda fixement la porte qui n’allait pas tarder à s’ouvrir. Les pas se rapprochaient. Elle pouvait les entendre dans l’autre pièce.

Elle essayait désespérément de calmer sa respiration, mais la simple pensée de ce qu’il pourrait lui faire rendait son geste inefficace. Respire calmement, se dit-elle, il ne faut pas lui montrer que tu as peur. Soudain, les bruits de pas s’arrêtèrent et elle distingua l’ombre de l’homme sous la porte. Des gouttes de sueur froide commencèrent alors à couler le long de ses tempes et elle fut prise de tremblements incontrôlés.

La porte s’ouvrit soudain et il alluma la lumière. L’éblouissement lui fit plisser les yeux et elle mit machinalement une main entre elle et la source de lumière. Il passa devant elle sans lui parler et s’arrêta devant ce qui ressemblait à un très grand bac au fond de la pièce. Cette action eut pour conséquence de lui enlever tout son stress, qui se changea en curiosité. Elle se remit alors sur le côté pour mieux voir, mais même ainsi, elle ne put distinguer ce qu’il y avait à l’intérieur. Et maintenant que ses yeux s’étaient habitués à la lumière, elle constatait que l’odeur ne pouvait venir que de là.
Il ne faisait pas attention à elle. Elle ne constituait pas une menace pour le moment. Il avait perdu du temps avec cette tempête et il devait le rattraper. Il aurait tout le loisir de faire sa connaissance après avoir fait quelques vérifications. Il regarda à l’intérieur du bac, prit deux longs gants jaunes qui remontaient jusqu’aux coudes sur une table proche, les mit et plongea ses mains dans le bain de sel et d’alun. Il remonta la peau humaine qui s’y trouvait, la malaxa pour voir si elle était prête et sourit de contentement. Parfait, dit-il à voix haute. Encore quelques heures et je pourrai commencer. Il se retourna vers sa captive et lui sourit gentiment. Bien, lui dit-il. Et si nous faisions connaissance ?

***


L’agent Parker était pensif. Le serveur lui avait apporté son assiette une demi-heure plus tôt et il n’y avait pas encore touché. Sarah, quant à elle, avait déjà presque tout terminé. Depuis qu’elle connaissait Thomas, elle ne l’avait jamais vu bouder de la nourriture. Il était évident que quelque chose le tracassait.

— Thomas, commença-t-elle doucement, tout va bien ?

— Dit, lui demanda-t-il après un court silence, tu pensais ce que tu disais tout à l’heure ? À savoir qu’on court après une espèce de collectionneur ?

— Eh bien, il est un peu tôt pour le qualifier de collectionneur. On ne sait pas encore avec exactitude ce qui le pousse à kidnapper de jeunes femmes venues d’autres pays. Et rien ne nous dit qu’il les tue. Il faudrait retrouver un corps pour avoir un début de réponse. Tu devrais manger, lui dit-elle en pointant du doigt son assiette. C’est pas donné, tu sais !

— Ha, hum, j’ai pas faim, répondit-il en poussant légèrement son plat vers elle. Tu en veux ?

— Non merci, j’ai assez mangé. On les retrouvera, lui dit-elle après une petite pause. Où qu’elles soient, on les retrouvera et on fera payer cher au responsable.

— Bien dit, partenaire. Content que ce soit tombé sur toi. On fait une bonne équipe.

— Tu m’étonnes, Mulder et Scully, c’est nous ! Et puis, à part moi, personne ne veut bosser avec toi. Sale caractère, il paraît.

— Tu veux qu’on parle du tien de caractère ? demanda-t-il en rigolant.

— Tu te dérides, c’est bien. Et si on changeait de sujet ? Parler de l’affaire en dehors du boulot, c’est déprimant. Et puis, c’est pas ce soir qu’on va les retrouver, alors…

— Tu as raison. Tu veux un dernier verre ? demanda-t-il en se levant et en se dirigeant vers le bar.

— Ma foi, pourquoi pas, lui répondit-elle en se levant à son tour. On n’est plus en service.

Arrivés devant le comptoir, ils durent attendre que le barman ait fini sa tournée. Ils étaient en sous-effectif ce soir-là. À cause de la tempête, les deux autres serveurs n’avaient pas pu venir et il se retrouvait seul à devoir assurer le service.

— Excusez-moi, leur dit-il en prenant le torchon qui se trouvait sur son épaule pour essuyer le comptoir. Qu’est-ce que je vous sers ?

— Je prendrais une bière. Et toi ? demanda Thomas en regardant sa collègue.

— Idem

— Deux bières, donc, s’il vous plaît.

— Nous avons de la Budweiser, de la Miller et de la Coors, renchérit le barman.

— La première, ce sera très bien.

— Parfait, ça nous fera douze dollars, avec les taxes. Je le mets sur la note de qui ?

— La mienne, merci, répondit Sarah. Au fait, Tom, tu ne m’as jamais dit d’où tu étais originaire. C’est vrai, on bosse ensemble depuis quoi, deux ans, et je ne connais pas grand-chose de ton passé.

— C’est qu’il n’y a pas grand-chose à dire. Et puis tu ne m’as jamais posé la question. Je viens du Massachusetts, Salem, plus exactement. Mon père était militaire et ma mère, femme au foyer. C’est principalement elle qui m’a élevé. Il était souvent absent à cause de ses missions. À dix-huit ans, je suis allé à l’université avant d’intégrer la police. Dix ans plus tard, j’ai commencé ma formation à Quantico. Et il y a deux ans, j’ai été muté dans le Kansas. Voilà, tu sais tout.

— Heu, tu n’as pas de frères ou de sœurs ?

— Non, fils unique. Et toi ?

— C’est difficile pour moi d’en parler. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de mon enfance.

— Ah, je suis désolé. Je comprends pourquoi tu ne m’en a jamais parlé. Je ne voulais pas te brusquer.

— C’est rien. Et puis, on n’a jamais vraiment eu l’occasion d’en parler. C’est pas comme si on se voyait après le boulot.

— C’est vrai. Il va falloir changer ça !

— Allez, finis ta bière. On a du taf qui nous attend demain.

Ils finirent leur bière en silence puis montèrent dans leur chambre respective, en se mettant d’accord sur le fait de laisser la porte communicante ouverte. Si Thomas s’endormit sans encombre, le sommeil de Sarah fut un peu plus agité. Elle venait de s’endormir lorsqu’elle fit un cauchemar. Elle se trouvait devant une maison de banlieue, dans l’allée qui menait à la porte d’entrée. Elle n’était pas seule. Devant elle se tenait un homme, habillé en noir. Il lui tendait la main. Son visage était flou et elle n’arrivait pas à le reconnaître. Derrière elle se trouvait un corbillard de couleur noir, avec des couronnes de fleurs à l’arrière. Quelqu’un est mort, se dit-elle. Elle s’approcha du véhicule pour tenter d’apercevoir le cercueil et tendit une main vers lui. En un instant, le décor changea. Elle n’était plus dans la rue, mais dans un lieu sombre. Elle était entourée de personnes dont elle ne voyait pas le visage, mais qui pointaient tous du doigt la même direction. Elle se sentait oppressée, effrayée. Elle tourna alors la tête et comprit qu’elle se trouvait dans une église. Devant l’autel se dressait un cercueil de bois peint. Son couvercle était relevé afin de pouvoir faire ses derniers adieux. Fébrile, elle fit quelques pas dans sa direction. Lentement, comme si ses jambes étaient en plomb. Arrivée près de lui, elle se pencha en avant pour voir qui se trouvait à l’intérieur. Une main se posa sur son épaule et elle se mit à hurler.

— Sarah, oh, Sarah, réveille-toi ! Tu fais un cauchemar, la secoua doucement Thomas pour la sortir de son mauvais rêve.

— Qu… quoi ?! Thomas ? dit-elle en se redressant
soudainement. Qu’est-ce que tu fais dans ma chambre ?

— Ça va, du calme, lui répondit-il. Je t’ai entendu gémir dans ton sommeil et je suis venu voir si tout allait bien. Les murs sont fins comme du papier à cigarette ici. Tu vas bien ? Tu es en nage !

— Oui, t’inquiètes pas, dit-elle en s’essuyant le visage avec la manche de son pyjama. J’ai l’habitude.

— Tu devrais peut-être consulter si c’est récurrent. Je ne sais pas… tu as déjà pensé à l’hypnose ?

— Ça va, je te dis. Merci de t’être inquiété, mais maintenant ça va, répondit-elle en jetant un œil à son réveil. Allez, va te recoucher, on se lève dans deux heures.

Il retourna dans sa chambre et elle se leva pour aller dans la salle de bain se passer de l’eau fraîche sur le visage. Elle ne savait pas pourquoi elle faisait ce cauchemar régulièrement. Elle avait grandi dans une famille d’accueil dès l’âge de deux ans et avait été élevée par des gens aimants. Du fait de son jeune âge, elle n’avait que peu de souvenirs de sa vie d’avant. Et sa mère était trop peu loquace pour l’aider à combler les trous. Son coéquipier avait peut-être raison. Elle devrait aller consulter. Pas forcément un hypnotiseur, mais au moins un psychologue. Ou forcer sa mère à parler. Cette dernière pensée la fit sourire. Elle ne l’avait pas vu depuis longtemps et elle commençait à lui manquer. Elle habitait dans la banlieue de New York et elle n’allait la voir que très rarement, pour Thanksgiving ou bien encore pour Noël. Il y avait bien sûr le téléphone ou les appels en visioconférence, mais ce n’était pas la même chose. Elle se promit alors d’aller la voir dès qu’elle aurait du temps et retourna se coucher. Il y avait encore beaucoup à faire.
Chapitre 3 by Kermitte1982
— Excuse-moi pour le manque de confort. Je n’ai pas l’habitude d’avoir de la visite. Et soyons honnêtes, d’habitude les filles ne sont pas aussi… vivantes ! dit-il à sa captive en souriant.

— Où suis-je ? cria-t-elle avec un accent prononcé. Et pourquoi m’avoir enlevée ? reprit la jeune femme en secouant les barreaux de sa cage.

— Oh, super. Je vois que tu parles notre langue. Et ton accent est charmant. Ça m’arrange, vois-tu. Je n’ai jamais été doué pour les langues étrangères. Chaque chose en son temps, ma chère. Tu vois, je suis un artiste. Et les artistes, c’est bien connu, sont souvent incompris. J’ai eu les yeux plus gros que le ventre avec toi. D’habitude, j’attends que mon travail soit bien avancé avant de choisir un nouveau modèle. Mais pour toi, j’ai fait une exception. Tu devrais te sentir flattée, ajouta-t-il en se rapprochant d’elle.

— Vous êtes un malade si vous pensez que vous allez pouvoir abuser de moi, dit-elle en repliant ses jambes. Argh, ragea-t-elle intérieurement, je n’ai pas la place pour me lever. Hé… c’est pour quoi faire ces gants ? demanda-t-elle, horrifiée.

— Oh, ça, ce n’est rien, dit-il en les enlevant. Tu n’as pas à t’en soucier pour le moment. Comme je te le disais, je n’étais pas censé reprendre quelqu’un avant d’avoir fini mon projet en cours. Mais lorsque je t’ai vue dans ce bar, à travers la fenêtre, entourée de tous ces gens, pleine de vie, j’ai su que je ne devais pas passer à côté. Tu es tellement belle. Tu seras la pièce maîtresse de ma collection.

— Votre collection ? demanda-t-elle, blêmissant à vue d’œil.

— Je vais te montrer une partie de mon travail. Mais il va falloir que je te bouge, car c’est dans l’autre pièce. Tu comprendras alors quelle chance tu as, d’avoir été choisit.

— Attendez, lui dit-elle. Je ne connais même pas votre nom. Il est impoli d’inviter quelqu’un chez lui sans se présenter.

— Tu as raison, dit-il, après quelques secondes de silence, je m’appelle Joseph. Et toi ?

— Heu, Emma ! lui répondit-elle.

— Bien essayé, Sofia, dit-il en lui montrant sa carte d’identité. Donc, tu es une menteuse, intéressant. Moi qui te faisais confiance.

— Et après, qu’est-ce que ça peut faire ? Vous allez certainement me tuer, de toute façon, lui dit-elle calmement.

— Là, tu marques un point. Allez, viens, je vais te montrer en quoi consiste mon art.

Il positionna ses mains sur un des côtés de la cage et commença à la faire rouler doucement. Le grincement des roues raisonna dans toute la pièce, rompant le silence ambiant. Il passa la porte et s’arrêta devant la table recouverte d’un drap. On pouvait facilement distinguer une forme humaine dessous. Sofia frissonna et manqua de vomir lorsqu’il enleva le tissu pour la laisser regarder. Devant elle gisait une pauvre fille, dont la peau sur le corps était tirée et maintenue par des épingles sur les côtés et aux extrémités. À sa couleur gris cendre, on imaginait sans mal qu’elle était morte depuis un moment.

— Elle est magnifique n’est-ce pas ? C’est ma première création. Tu vois, là, dit-il en soulevant un peu la peau, il s’agit en fait d’un squelette en mousse de polyuréthane expansé. Dans le métier, on appelle ça un « mannequin ». Ce qui est drôle, parce que je me suis servie d’un véritable mannequin de vitrine comme modèle. J’ai donné cette position naturelle au squelette et j’ai posé sa peau par-dessus. J’avoue que les cheveux et la langue m’ont donné pas mal de souci. Il y a quelques imperfections, mais elles se voient à peine. Le scalp n’est jamais évident, dit-il en riant comme s’il venait de faire une bonne blague. Une fois terminée, elle sera debout, comme les mannequins des vitrines. Mais il me faut encore coudre les différentes parties et la peindre, sans quoi elle ne ressemblera à rien.

— Et où sont les restes du corps ? demanda-t-elle en retenant un haut-le-cœur.

— Je m’en suis débarrassé. Tu n’imagines pas l’odeur d’un corps en décomposition.

— Au contraire, dit-elle en se bouchant le nez, j’imagine très bien.

— Bien, maintenant que tu as vu de quoi était fait mon art, je vais te montrer une autre facette de mon métier. La conservation des corps.

Il remit la cage en mouvement et s’arrêta au fond de la pièce devant un grand congélateur rectangulaire. Il souleva le couvercle et en sortit en partie un sac mortuaire.

— Tu vois, celle-ci sera ma troisième œuvre. La seconde fait trempette dans le bac là-bas, lui dit-il en partant d’un rire franc. Je suis hilarant aujourd’hui, tu ne trouves pas ?

— Vous êtes un malade ! lui cria-t-elle avant de se radoucir. Laissez-moi sortir, s’il vous plaît, j’ai un besoin urgent d’aller aux toilettes ! Et je n’en peux plus d’être allongée !

— Ah, je n’avais pas pensé à ça. Il est vrai que cette cage n’est pas très pratique. Bien, laisse-moi arranger ça, dit-il en se dirigeant vers une petite table remplie de bouteilles en tout genre.

Horrifiée, elle le regarda prendre une seringue et la remplir d’un liquide quelconque. Il revint ensuite vers elle, la regarda attentivement de haut en bas, se demandant où la piqûre ferait le moins de traces possible, puis se dit que de toute façon, au moment où il en finirait avec elle, la marque aurait disparu. Il l’attrapa donc par le bras et lui injecta sa mixture dans le pli du coude. En quelques secondes, elle perdit connaissance. Il alla chercher un fauteuil à roulette, ouvrit la cage, tira sur les bras de la jeune femme pour la faire sortir, et non sans mal, la fit asseoir dessus. Il attrapa une corde qui se trouvait à proximité, et l’attacha bien solidement, afin qu’elle ne tombe pas pendant le transport. Il la fit ensuite rouler à travers la pièce, passa la petite porte qui menait à l’autre salle, celle où il entreposait ses œuvres d’art, et remonta tant bien que mal les escaliers de la cave. Il continua dans l’entrée, puis après une courte pause, se remit à gravir les marches menant au premier étage. Il entra dans une pièce, la débarrassa de ses quelques meubles, posa un matelas sur le sol, et retourna chercher son invité. Il amena la chaise près du lit improvisé, la détacha, et la fit tomber sur le matelas en la poussant légèrement. Il tira les rideaux, afin qu’on ne puisse pas la voir de l’extérieur, alla chercher la chaîne avec entrave — qu’il avait acheté sur un site spécialisé dans l’élevage d’animaux de ferme — lui attacha à la cheville, puis enfonça solidement son extrémité dans le mur à l’aide d’une masse. Enfin, il trouva un vieux pot de chambre, qu’il disposa dans un coin accessible. Il la regarda dormir paisiblement et doucement, sans faire de bruit, sortit de la chambre. Il redescendit à la cuisine pour se faire à dîner, puis alla se coucher.

***


Parker alla doucement frapper à la porte de sa collègue vers dix heures du matin. Après la nuit qu’elle avait passé, il ne voulait pas la brusquer en la réveillant trop brutalement ou trop tôt. Il s’attendait à ce qu’elle ne soit pas encore prête, mais lorsqu’elle ouvrit la porte il dut admettre son erreur. Elle était radieuse. Le maquillage est vraiment quelque chose de miraculeux pour les femmes, se dit-il.

— Pas trop mal dormi ? Tu as pu te reposer quand même ? lui demanda-t-il.

— La nuit a été courte, mais ça ira. J’ai connu pire.

— Eh bien, pendant que tu te pomponnais, j’ai reçu un coup de fil du bureau.

— Ha ? Ils voulaient savoir comment on va après la tornade d’hier ?

— Heu, pas exactement. En fait, ils n’avaient même pas calculé qu’il y avait eu une tempête hier.

— Génial ! On se sent important dans ce travail, c’est fou, lâcha-t-elle ironiquement. Ils voulaient quoi alors ?

— Nous signaler une autre disparition.

— Ha ? Ils pensent que ça concerne notre affaire ?

— Il y a des points communs, semble-t-il. La jeune femme est grecque et a disparu lors d’une soirée donnée par l’université de Wichita. Dans notre secteur, donc.

— Depuis combien de temps ?

— Plus de trente heures. Assez pour émettre un signalement.

— Qui l’a signalée ? On est sûr qu’elle n’est pas chez un copain ?

— Oui. C’est l’amie avec qui elle est sortie qui a signalé sa disparition. Elle n’est pas rentrée après la fête et n’est pas venue à la fac le lendemain. Et personne ne la revue depuis.

— Des témoins ? Elle a peut-être juste suivi un mec chez lui et oublié d’appeler sa copine.

— Il y avait beaucoup d’alcool à cette soirée. Et personne ne se rappelle de rien.

— Et les caméras de surveillance ? Il doit bien y en avoir, non ?

— Justement, le bureau nous demande de nous rendre sur place pour parler au gérant du bar. Il faudra aussi interroger son amie. Il nous envoie sa photo.

— Bon, très bien. On passera à la boulangerie prendre des cafés et de quoi manger.

— Pas besoin, lui dit-il en lui mettant un sachet sous le nez. Je m’en suis déjà chargé. Et avant que tu ne demandes pour la voiture, le bureau nous en a loué une. Le chef enverra une dépanneuse pour celle qui est dans l’arbre.

— Bon, et bien qu’est-ce qu’on attend alors ? Allons-y !

Ils dirent au revoir au gérant de l’hôtel et montèrent dans la voiture qui avait été livrée pour eux quelques minutes plus tôt. Les agents de la ville avaient fait des miracles en une nuit, et à part quelques fils électriques qui traînaient encore par terre à certains endroits du quartier et quelques branches d’arbres au sol, il était difficile de savoir qu’une tornade était passée par là la veille. Même les routes avaient été dégagées.

— Il y a combien de temps jusqu’au restaurant ? demanda-t-elle.

— Sept minutes, si ça roule bien.

Le trajet se déroula en silence, à l’exception du bruit de mastication qu’ils faisaient en mangeant les beignets que Parker avait achetés. C’était une belle journée, un peu fraîche, peut-être, mais très ensoleillée. Et à cette heure de la journée, il n’y avait pas grand monde sur les routes. Les gens étaient déjà à leur travail et ce n’était pas encore l’heure de déjeuner. Ils seraient donc bientôt arrivés sur place. La tornade n’avait pas fait de dégâts sur cette partie de la ville. Elle était passée sur le quartier où se trouvait leur hôtel et avait continué sa route vers le centre de Linwood.

— Tiens, regarde ! s’exclama l’agent Miller. La pancarte pour aller à l’université. On doit plus être très loin. Comment s’appelle le bar déjà ?

— Le Vagabond Cafe. C’est un café très en vogue chez les étudiants.

— Espérons que le gérant pourra nous en dire plus. On devrait convoquer la fille qui a signalé sa disparition au passage.

— Oui, c’est prévu, mais j’aimerais d’abord interroger le patron. Voir ce qu’il a à dire.

— Ok, ça marche pour moi.

Le parking n’était pas propre au bar. Il servait pour tous les commerces de la rue et ils durent faire deux fois le tour pour trouver une place. En sortant de la voiture, Sarah remarqua une petite caméra placée sur un lampadaire. Elle n’était pas spécialement tournée vers le café, mais devait quand même enregistrer ce qui se passait sur une partie de ce parking. Intéressant, se dit-elle, espérons qu’elle ait filmé quelque chose d’exploitable.

La devanture du bar était toute simple, sans décoration extravagante. Son nom était inscrit sur la vitre de droite et un V majuscule apparaissait sur celle de gauche. Une petite terrasse de quelques tables finissait de rendre cet endroit accueillant. Bien qu’il soit encore très tôt, quelques clients affluaient déjà. Ils passèrent la porte et se dirigèrent vers le comptoir où se trouvait la barmaid. De taille moyenne, rondouillarde, blonde, le cheveu gras, elle n’avait rien à voir avec les clichés que l’on pouvait trouver dans les films. Derrière elle, sur une gigantesque étagère fixée au mur, se trouvaient alignées des dizaines de bouteilles d’alcools. Mais elle eut beau regarder partout, Sarah ne vit pas de caméra. Le reste de l’endroit était somme toute assez classique, avec des tabourets devant le comptoir, et des tables et des chaises disséminés un peu partout. Une petite scène avec un micro sur pied se trouvait au fond de la salle, au cas où des groupes de musiciens amateurs voudraient venir jouer.

— Je peux vous aider ? demanda la femme derrière le comptoir. Vous ne ressemblez pas à ma clientèle habituelle.

— Agents Parker et Miller, dit Sarah en lui montrant sa carte. Nous devons voir votre patron. C’est pour une histoire de disparition.

— Le problème est qu’il n’est pas encore là, à cette heure. Il ne vient jamais avant dix-huit heures.

— Alors, appelez-le. Et en l’attendant, vous pourrez peut-être répondre à nos questions.

— Je vais voir si je peux le faire venir, dit-elle, avant de se diriger vers le bureau du fond où une plaque sur la porte indiquait « manager ».

— Qu’est-ce que tu penses de cet endroit Tom ? Tu crois qu’on peut en tirer quelque chose ?

— Vu la configuration des lieux, si l’enlèvement a eu lieu ici, quelqu’un a forcément vu quelque chose. Il n’y a aucun renfoncement où se cacher. Que ce soit du bar ou de la scène, la vue est bien dégagée jusqu’à la porte.

— Il va arriver, leur dit la barmaid en revenant vers eux. Il sera là d’ici dix minutes.

— Vous étiez de service, avant-hier soir, lors de la soirée étudiante ? demanda l’agent Parker.

— Oui. Nous étions deux en fait. Il y avait pas mal de monde et nous ne savions plus où donner de la tête.

— Avez-vous remarqué quelque chose d’inhabituel ? Un client un peu trop insistant sur les filles ou qui sortait de l’ordinaire ?

— Heu non, dit-elle. C’était une soirée étudiante classique, où l’alcool coulait à flots.

— Vous servez les boissons aux verres ou à la bouteille ?

— Eh bien, ça dépend de ce que l’on me commande. Les bières généralement se servent à la bouteille. Les cocktails en revanche, se font plutôt aux verres.

— Donc, si j’ai bien compris, continua l’agent Parker, si quelqu’un voulait mettre de la drogue dans un verre, avant de l’apporter à quelqu’un, il pourrait le faire sans problème ?

— Je sers juste les verres, moi. Ce que les clients en font après, ce n’est pas mon problème, se défendit-elle.

— Bien sûr, on ne voulait pas vous brusquer, lui dit l’agent Miller gentiment. On cherche juste des réponses. Avez-vous vu cette jeune femme lors de la soirée ? lui demanda-t-elle en lui montrant la photo que le bureau lui avait envoyée sur son téléphone.

— Non, ça ne me dit rien. Mais comme je vous l’ai dit, nous étions deux ce soir-là et le bar était plein à craquer.

— Votre patron pourra peut-être nous en dire plus.

La barmaid leur tourna le dos et retourna à son service. Sarah regarda plus longuement la photo que le bureau leur avait envoyée. Elle correspondait bien aux critères de disparition, tels qu’ils les avaient établis. Une jeune femme brune de vingt-quatre ans, originaire d’Athènes, qui était venue faire ses études en Amérique. Sofia Argyre, avait-elle lu dans le message qui accompagnait la photo. Elle la trouvait belle avec ses longues boucles brunes qui entouraient harmonieusement son visage. Ses yeux étaient maquillés avec soin, son eye-liner faisant ressortir la couleur de ses yeux bleu-vert. Un petit sourire discret et un nez aquilin terminaient de la rendre magnifique. Le fait qu’elle ait été enlevée la dernière lui laissait plus de chance que les autres d’être encore en vie quand on la retrouverait, si, bien sûr, on la retrouvait. Dans les cas de disparitions, les quarante-huit premières heures étaient décisives.
Chapitre 4 by Kermitte1982
Sofia se réveilla avec une sensation de coton dans la bouche et un sacré mal de tête. Enfoiré, maugréa-t-elle, il m’a encore drogué. Elle se releva doucement, histoire de ne pas se faire surprendre au cas où elle serait encore dans une cage. Mais non, elle réussit à s’asseoir sans problème et sentit le plancher sous ses pieds. Il faisait bien moins sombre que dans l’endroit où elle se trouvait avant et en déduisit qu’elle se trouvait à l’étage, plus exactement dans une chambre, sur un matelas à même le sol. En tournant la tête, elle aperçut une fenêtre aux rideaux tirés, et une tapisserie qui tombait en lambeaux sur les murs. Un lustre pendait lamentablement au plafond, maintenu par on ne sait quelle force invisible. Dans un coin de la pièce, elle découvrit avec horreur un pot de chambre, comme on en trouvait au XIXe siècle. S’il s’imagine un instant que je vais utiliser ce truc, se dit-elle, il se fourre le doigt dans l’œil. Elle se leva pour voir si la porte était fermée, et sentit quelque chose qui la gênait. En baissant les yeux, elle vit qu’une chaîne entravait sa cheville. Elle la ramassa pour voir jusqu’où elle pouvait aller et se rendit compte qu’elle pouvait faire le tour de la pièce. Par contre, l’accès à la porte lui était impossible. Il ne manquait pas grand-chose pourtant, à peine quelques centimètres. Mais c’étaient ces quelques centimètres qui la séparaient de la liberté. Elle essaya d’aller jusqu’à la fenêtre, sans plus de succès. Bon, se dit-elle. Il ne va pas te laisser là éternellement. Il va bien falloir qu’il te nourrisse s’il veut te garder en vie jusqu’à ce qu’il décide qu’il est temps de t’ajouter à sa collection ! Cette simple pensée la fit frissonner. Finir comme ses pauvres filles en bas, quelle angoisse. Heureusement, d’après ce qu’elle avait cru comprendre, il n’avait pas encore commencé à s’occuper de sa troisième victime. Cela lui laissait le temps d’être retrouvée. Si seulement quelqu’un la cherchait.

***


Quelques mètres plus bas, dans le sous-sol de sa maison, Joseph s’était remis à l’œuvre. Il avait une nouvelle fois jeté un œil à la peau qui trempait dans la cuve pour être sûr de son état. Elle était presque prête. D’ici le lendemain, il espérait bien pouvoir la travailler. Pour le moment, il lui restait la jeune femme allongée sur la table, à coudre, puis à peindre. Il sortit son kit de suture, qu’il avait depuis sa première tentative, et aligna les outils sur son petit chariot : divers ciseaux, des aiguilles de taille différentes, du fil chirurgical et un scalpel. Il rangea ce dernier délicatement en le regardant avec tendresse. Il lui rappelait tant de souvenirs.

Il avait douze ans la première fois qu’il en avait utilisé un. C’était après la mort de son chien. Triste accident de la circulation. La pauvre bête avait rampé jusqu’au buisson pour y mourir. Et c’est là qu’il l’avait trouvé en rentrant de l’école. Mais au lieu de l’enterrer, il avait préféré le cacher, le temps de rassembler assez d’informations pour lui redonner un semblant de vie. Il avait vu ça dans un muséum d’histoire naturelle qu’il était allé visiter avec sa classe. Son instituteur leur avait expliqué que les animaux qui s’y trouvaient avaient été naturalisés, pour leur redonner un semblant de vie après leur mort. Et c’est vrai qu’ils avaient l’air vivants. Mais encore fallait-il qu’il trouve des informations sur le sujet. Il n’était pas question d’en parler à ses parents, mieux valait donc aller à la bibliothèque municipale. Il s’y rendit donc le lendemain, après l’école. Il emprunta tous les livres qui parlaient de taxidermie et rentra chez lui. Il les dévora avec délectation, regardant et imprimant dans sa tête les schémas qui expliquaient cette remarquable technique. Cependant, bien qu’il ait parfaitement compris la marche à suivre, il y avait un hic. Il n’avait pas de matériel. Il lui fallait quelque chose de tranchant pour enlever la peau, de quoi faire un bain de tannage, des aiguilles, du fil et bien d’autres choses. Il lui fallait également un local. Vu l’odeur que tous ces produits devaient avoir, il ne se voyait pas faire ça dans sa chambre. Le garage était un endroit risqué, car son père y allait souvent pour bricoler, il ne tarderait donc pas à remarquer sa nouvelle activité. Restait la cabane. Son père l’avait construite pour lui plusieurs années auparavant, mais il n’y mettait presque jamais les pieds. Ce serait parfait. Personne n’irait fouiller par là-bas. Il ne lui manquait donc plus que le matériel. Il pourrait certainement trouver certaines choses dans la maison, mais pas tout. Et aller au magasin du coin était hors de question. Les gens se poseraient des questions et il finirait par être démasqué. Il devait donc trouver quelqu’un qui accepterait de faire les courses pour lui et qui ne poserait pas de questions. Il décida de sécher les cours le lendemain matin pour aller à la recherche de celui qui pourrait l’aider. Et il n’eut pas loin où aller. Quelques rues plus loin, sous un pont, il vit un sans domicile fixe. Avec un petit billet vert, il accepterait certainement le deal. Et ce fut le cas. Il lui donna sa liste et attendit qu’il revienne. Après un temps qui lui parut interminable, l’homme revint enfin. Il lui donna ses courses et retourna s’asseoir pour siffler la bouteille qu’il venait de s’offrir avec l’argent du gamin. Joseph retourna chez lui et profita que ses parents étaient partis travailler pour s’installer dans la cabane. Il aligna tous les objets devant lui et décida qu’il était temps de commencer. Il retourna à l’endroit où il avait mis le corps de son chien et devint blême. Il avait attendu trop longtemps. Le corps avait commencé sa décomposition et il n’était plus possible de sauver la peau. Il tomba à genoux et hurla de rage et de chagrin. Qu’il était bête, se dit-il, c’était pourtant écrit dans le manuel de chasse. Il fallait agir tout de suite ou congeler le corps le temps de rassembler les différents instruments. Il essuya ses larmes avec sa manche et se décida à enterrer son chien. Plus jamais, dit-il. Je n’ai pas pu te sauver, mais ça n’arrivera plus, lui promit-il. Dorénavant, je n’enterrerai plus rien. Pas si je peux le sauver. Et il se mit à ramasser les animaux morts qu’il trouvait sur la route. Des écureuils victimes de la circulation ou du poison, des lapins, des petits rongeurs, etc. Il les mettait dans un compartiment du congélateur du garage en attendant de pouvoir s’occuper d’eux. Il les emmenait ensuite, un à un, dans sa cabane, pour leur rendre un semblant de vie. Mais la technique était difficile et il travaillait en tâtonnant. Si bien que sur tous les animaux qu’il avait récupérés, seuls deux ou trois avaient été sauvés. Il enterrait les autres dans le jardin, près de son chien. Du moins, au début. Avant que son père ne découvre la vérité.

Un bruit à l’étage le sortit de sa torpeur. Tiens, elle est déjà réveillée, se dit-il. Il va vraiment falloir que je dose mieux mes produits. Enfin, pour le moment, je suis tout à toi, ma mignonne, dit-il en caressant le corps qui se trouvait devant lui. À l’inverse des animaux, pour lesquelles on garde la peau en entier, afin de l’enfiler sur le mannequin, il avait découpé celle de sa victime en deux moitiés : l’avant et l’arrière. Il avait placé la partie arrière sur la table, avant de positionner dessus le squelette, de façon à ce que tout corresponde. Il avait ensuite ajouté la partie avant, comme l’on fait pour une tarte. Une fois cousues ensemble, les deux parties ne feraient plus qu’une.

Il prit une grosse aiguille et du fil sur le chariot et commença à coudre. Il enlevait les pinces qui maintenaient la peau tendue au fur et à mesure que son ouvrage avançait. De temps à temps, il épongeait la sueur qui perlait sur son front avec un chiffon, comme s’il se trouvait dans une salle d’opération. Au bout de quelques heures, il pourrait enfin contempler son œuvre. Elle serait parfaite. Une fois peinte et habillée, plus rien ne laisserait penser qu’elle était morte. Et il pourrait enfin la mettre en scène. Cela signifiait également qu’il était presque temps de passer à sa deuxième victime.

***


Le patron du bar finit par arriver. Les deux agents l’attendaient patiemment, assis à une table. La serveuse avait fini par leur apporter un café, pour les faire patienter. Il n’avait pas l’air particulièrement heureux de les voir. Pour lui, la présence de ces deux flics dans son bar n’était pas bonne pour les affaires. Il décida malgré tout de faire bonne figure. Manquerait plus qu’ils m’arrêtent pour avoir fait obstruction à la justice, se dit-il.

L’homme, âgé d’une cinquantaine d’années, marchait d’un pas décidé. Il était grand, baraqué, et portait une petite barbe de trois jours. Les cheveux grisonnants, coupés courts, lui donnaient un air plus sévère que ne le laissait suggérer sa démarche. Ses yeux plissés faisaient ressortir les petites rides qu’il avait sur le front. Exactement l’idée que Sarah se faisait d’un gérant de bar, sur le point d’être interrogé par des agents du FBI, dans une ville comme celle-là.

Il portait une chemise en flanelle, retroussée au niveau des coudes, laissant apparaître une certaine pilosité. Les derniers boutons du haut avaient été enlevés, dans une démarche de nonchalance, et une petite touffe de poils en sortait. Un jean et des baskets complétaient la tenue. Il leur tendit la main en arrivant à leur hauteur, mais la laissa retomber lorsqu’il prit conscience de son erreur.

— Agents Parker et Miller, dit Sarah en lui montrant sa carte. Merci d’être venu aussi rapidement. Nous avons des questions à vous poser.

— Quand votre employé vous appelle pour venir répondre aux questions de deux flics, vous le faites, c’est tout, dit-il en prenant place en face d’eux.

— Nous sommes des agents du KBI, monsieur…

— Willington.

— … Monsieur Willington. Pas des flics.

— Du pareil au même, pour moi, dit-il en reniflant bruyamment.

— Bref, reprit-elle, reconnaissez-vous cette jeune femme ?
L’homme prit la photo que Sarah lui tendait et la regarda attentivement. Une lueur sembla soudain éclairer son regard.

— Beau brin de fille, dit-il en lui rendant la photographie.

— Mais encore, insista-t-elle.

— Elle a une voix magnifique.

— Et vous le savez, parce que…

— Parce qu’elle a poussé la chansonnette avec son groupe.

— Et que pouvez-vous me dire de plus sur ce groupe ? lui demanda-t-elle, une pointe d’exaspération dans la voix.

— Il était composé de trois gars et de cette fille. Attendez, j’ai filmé la scène. Elle chantait tellement bien.

Il farfouilla dans la poche arrière de son jean et en sortit son téléphone portable. Il appuya sur la vidéo et le posa sur la table. Le groupe se débrouillait vraiment bien. Ils faisaient des reprises du groupe AC/DC et la chanteuse attirait tous les regards. Pas étonnant que quelqu’un ait voulu l’enlever, se dit Thomas, pour lui-même. Le gérant avait filmé depuis le bar, et cela donnait une bonne vue d’ensemble. Certains des clients dansaient devant la scène, tandis que d’autres se trémoussaient, assis sur leur chaise. On y voyait également la serveuse, aller de table en table, comme elle leur avait expliqué plus tôt. La vidéo s’arrêta et l’homme reprit son téléphone. L’horloge au-dessus de la scène indiquait vingt-et-une heures trente.

— Il nous faudra une copie de l’enregistrement pour l’enquête. Jusqu’à quelle heure ont-ils joué ? demanda Thomas.

— Grosso modo, jusqu’à vingt-deux heures. Après, ils sont retournés s’asseoir et ont continué à picoler. Il y avait une autre fille avec eux, mais elle est partie après le concert. Pour l’enregistrement, comment je fais pour vous le donner ?

— Vous en faites pas pour ça. On se reverra, lui dit-il avec un petit sourire. Merci, monsieur. Nous avons tout ce dont on a besoin. Vous pouvez retourner à vos occupations.

— D’accord, mais dépêchez-vous de la retrouver. Si la rumeur s’ébruite que des jeunes filles disparaissent dans mon établissement, je mettrai la clé sous la porte, dit-il en retournant vers le bar.

— Charmant, ce type ! s’exclama Sarah. Une fille se fait enlever, et lui, tout ce qui l’intéresse, c’est de préserver son établissement. Bon, Tom, on a les noms de ces gars qui étaient avec Sofia ?

— Et si on demandait à sa colocataire, Mademoiselle… Lawson, dit-il après avoir regardé le dossier. Elle pourra peut-être nous dire si un homme a été insistant avec elle.

— Oui, convoque-la. On fera nos interrogatoires ici, lui répondit sa coéquipière, en souriant. Cela devrait beaucoup plaire à notre gérant.
Chapitre 5 by Kermitte1982
L’agent Parker sortit quelques minutes, puis revint l’air satisfait. La colocataire de la jeune femme disparue, Avery Lawson, arriva sur les coups de onze heures et demie. Si elle était inquiète pour son amie, elle ne le montrait pas. Souriante, habillée d’une robe rose clair, assortie à ses collants et à son manteau, elle s’approcha d’eux à pas feutrés. Blonde, la vingtaine, son physique élancé était à l’opposé de celui de son amie, plutôt rondouillard. Sarah l’avait remarqué sur la vidéo. Un coup d’œil à son collègue lui permit de comprendre que lui aussi se demandait pourquoi l’une plutôt que l’autre. Les deux étaient jolies, mais l’une rassemblait plus de critères que l’autre, en termes de disparition, si on se fiait aux statistiques. Peut-être que l’agresseur n’avait pas eu le choix finalement, qu’il l’avait enlevée en dépit de l’autre, se dit-elle.

— Ou peut-être qu’il veut différents formats, dit Thomas en la regardant, comme s’il lisait dans ses pensées.

— Quoi ? lui demanda-t-elle, en sortant de ses pensées.

— Les filles disparues. Sur les trois premières disparitions, deux étaient grandes et minces. La troisième était de taille moyenne et un peu plus charnue. La quatrième, quant à elle, était grande, mais rondouillarde.

— Tu penses que ce n’est pas une erreur s’il a enlevé Sofia plutôt qu’Avery ?

Il n’eut pas le temps de répondre, car leur témoin venait d’arriver à leur table.

— Avery Lawson, se présenta-t-elle. Je peux m’asseoir ?

— Bien sûr, mademoiselle Lawson. Je suis l’agent Miller et voici l’agent Parker. Nous sommes du KBI et nous enquêtons sur la disparition de votre amie, mademoiselle Argyre. C’est bien vous qui avez signalé sa disparition ?

— Oui, une fois que j’ai vu qu’elle n’était pas allée à la fac. Cela ne lui ressemble pas. Il lui est forcément arrivé quelque chose.

— Pouvez-vous nous dire qu’elle est la dernière chose dont vous vous souvenez après cette soirée arrosée ?

— Je suis partie après le concert, vers vingt-deux heures. Je lui ai proposé de me suivre, mais elle s’amusait bien et a préféré rester. Entre nous, je pense qu’elle flashait surtout sur Mickey, le guitariste du groupe.

— Et ce Mickey a un nom de famille ? demanda Thomas.

— Michael, en fait. Mickey est un surnom. Michael Davis.

— Pouvez-vous nous donner également le nom des deux autres musiciens ?

— Alex Dumphy et Howard Brown. Ce sont des étudiants de deuxième année.

— Avez-vous vu quelqu’un roder autour du bar, quand vous êtes partie ? Quelqu’un qui ne ressemblait pas à un étudiant ?

— Non, pas que je m’en souvienne. Des groupes d’étudiants se tenaient sur la place et devant le bar. L’ambiance était bon enfant. J’ai repris ma voiture et je suis rentrée. Ça aurait pu être moi, reprit-elle en sanglotant, comme si elle venait de réaliser à quoi elle avait échappé.

— Bien, mademoiselle Lawson. Vous pouvez disposer. Nous allons faire venir vos amis pour les interroger. Avez-vous leur numéro de téléphone ?

— Oui, une minute.

Elle sortit son téléphone et nota les numéros sur une serviette qui se trouvait sur la table.

— Tenez, dit-elle en leur tendant. Et heu, retrouvez-la s’il vous plaît. Je m’en veux terriblement pour ce qui s’est passé.

— On va faire notre possible, lui répondit Sarah pour la rassurer. Mais vous n’y êtes pour rien. Il aurait pu vous enlever toutes les deux.

Avery se leva, hocha la tête et quitta le bar.

***


Joseph s’épongea le front une nouvelle fois, posa ses outils et alla se laver les mains. Il était presque midi et s’il voulait garder sa captive en vie encore quelque temps, il fallait lui donner à manger. Il ne faudrait surtout pas qu’elle perde du poids, au risque de voir la peau perdre de son élasticité. Il se dirigea vers la cuisine, ouvrit la porte de son frigo, et en sortit des œufs. Tout le monde aime les omelettes, se disait-il, et la fille ne devait pas faire exception. Il cassa les œufs sur le bord d’un bol, ajouta quelques herbes aromatiques, des petits morceaux de lard, et mélangea le tout à la fourchette. Enfin, il versa sa préparation dans une poêle. C’est fou, pensa-t-il, s’il n’avait pas autant aimé la taxidermie, il aurait pu être cuisinier. Sur le fonds, le principe était le même : sublimer quelque chose de mort, pour le rendre beau et bon. Quelques instants plus tard, il versa l’omelette dans une assiette, l’agrémenta de tomates coupées en morceaux, arrosé d’un léger filet d’huile d’olive, et ajouta quelques chips, pour le fun. Il mit les couverts et l’assiette sur un plateau, une canette de soda, pour montrer qu’il n’était pas le monstre qu’elle s’imaginait, et se dirigea vers la chambre de son invité. Il monta les quelques marches qui menaient à l’étage, tourna à droite sur le palier et s’arrêta devant la porte de sa chambre, où il toqua trois petits coups à la porte. Un bruit de chaîne lui répondit.

***


Assise sur le matelas, Sofia réfléchissait à une échappatoire. Comme elle ne pouvait atteindre ni la porte ni la fenêtre, il fallait qu’elle trouve une autre solution. Elle ne pouvait pas juste crier et taper au carreau, comme elle avait pensé le faire au début. La chaîne à sa cheville était en métal, donc, inutile de chercher à la détacher. Sa fixation était dans le mur, près d’elle, mais semblait vraiment bien enfoncée. Elle avait essayé de tirer dessus de toutes ses forces, mais la fixation n’avait pas bougé d’un pouce. L’amputation n’était pas non plus envisageable, aucun outil tranchant ne se trouvant à proximité, et puis, avouons-le, elle n’avait pas envie d’en arriver là. Se disloquer la cheville, pour ensuite pouvoir la faire passer dans l’entrave, serait éventuellement une solution désespérée, mais également très douloureuse. Pas sûre qu’elle puisse le faire sans se faire entendre par son geôlier. Simuler un suicide serait aussi un bon plan. Il lui suffirait de le prendre par surprise au moment où il s’approcherait d’elle pour voir si elle respirait encore. Son ventre se mit à gargouiller, ce qui la sortit de ses pensées. Depuis quand n’avait-elle pas mangé ? se demanda-t-elle. Et surtout, depuis quand était-elle là ? Avec toutes ces drogues dont il l’avait gavée, elle avait perdu le sens du temps. Elle avait dîné, la veille, avant d’aller au bar, ou du moins, c’est ce qu’elle pensait, mais peut-être que cela remontait à plusieurs jours, allez savoir, puis s’était réveillée ici, dans cette maison de l’horreur. Son kidnappeur n’avait même pas daigné lui donner un petit truc à grignoter. Son ventre grogna de plus belle. Elle se leva, essaya de nouveau d’aller jusqu’à la fenêtre, sans succès, et commença à faire les cent pas. C’est alors qu’elle entendit du bruit dans le couloir. Elle s’arrêta net, retint sa respiration, par réflexe, puis souffla lorsqu’elle réalisa que ça ne servait à rien, étant donné qu’il savait déjà où elle était. Elle entendit trois petits coups contre la porte, s’avança vers elle machinalement pour aller ouvrir, avant d’être arrêtée net par la chaîne, qui émit un grincement. Elle attendit, la porte s’ouvrit et son agresseur entra avec un plateau de nourriture, qu’il posa à même le sol, à quelques mètres d’elle, de sorte qu’elle ne puisse pas lui sauter dessus, si l’envie lui en prenait.

— Bonjour. Tu dois avoir faim, dit-il en poussant le plateau du pied, vers elle. C’est une omelette, agrémentée de tomates. Je t’ai mis un soda, aussi.

— Vous pensez vraiment que je vais vous faire ce plaisir ? cracha-t-elle. Qui me dit que vous ne l’avez pas empoisonnée ?

— Je t’assure qu’elle ne l’est pas. J’ai besoin de toi, intacte, en pleine forme, si je puis dire, lui lança-t-il en la reluquant.

— Vous me dégoûtez. N’imaginez même pas une seule seconde pouvoir abuser de moi, cria-t-elle, en reculant légèrement.

— Alors là, je te rassure tout de suite. Tu n’es pas mon genre de femme. Seule ta plastique m’intéresse. Le côté artistique, tout ça. Maintenant, je dois te laisser. J’ai du travail. Mange ! Qui sait quand tu pourras de nouveau le faire !

Il tourna les talons, et referma la porte derrière lui. Affamée, Sofia regardait le plateau avec envie, et sans en attendre davantage, s’assit par terre, et dégusta son omelette. Bizarrement, elle n’en avait jamais mangé d’aussi bonne.
Chapitre 6 by Kermitte1982
Au vagabond Cafe, les agents du KBI avaient repris leurs interrogatoires, après une rapide collation, pour ne pas perdre de temps. Après le départ d’Avery, la colocataire de la dernière disparue, c’était maintenant au tour des musiciens de se soumettre à cette entrevue. Thomas les avait convoqués pour quatorze heures, et ils étaient pile à l’heure. Le premier était grand et musclé, blond, la mâchoire carrée, le type même qu’on imagine quarterback. Les deux autres étaient plus petits, et de corpulence moyenne. L’un d’eux était brun, avec des lunettes et l’autre roux, le visage recouvert de taches de rousseur. À vue de nez, eux aussi avaient une vingtaine d’années. Et en se basant sur les vêtements qu’ils portaient, on pouvait en déduire qu’ils sortaient du gymnase. Sarah les accueillit et les invita à s’installer à leur table.

— Bonjour. Agents Parker et Miller, du KBI. Mon collègue vous a expliqué la raison de votre convocation ?

— Heu, oui. Bonjour. Je suis Michael Davis, et voici Alex Dumphy et Howard Brown, dit-il en montrant du doigt ses amis. Nous sommes des amis de Sofia.

— Sa colocataire nous a déjà expliqué le début de la soirée, mais nous aimerions en connaître la fin.

— Après le concert, la soirée a continué tranquillement. On a bu plusieurs bières, on a joué aux fléchettes, on a ri. Vers une heure du matin, Sofia a dit qu’elle devait rentrer. Elle était fatiguée. Elle a pris ses affaires et est partie, continua Alex.

— Toute seule ? demanda Sarah. Le campus se trouve pourtant à une quinzaine de minutes en voiture.

— Heu oui, répondit Howard d’un air gêné. Mais le coin est sûr d’habitude. Et beaucoup font du covoiturage ou appellent un taxi. On pensait qu’elle trouverait un groupe pour la raccompagner. On était un peu déchiré et on n’a pas percuté qu’elle était toute seule en sortant du bar.

— On a merdé, on sait, s’excusa Michael. On aurait dû être galants et au lieu de ça, on a continué à picoler jusque vers trois heures du matin.

— Hum, tout ça ne nous avance pas plus, rétorqua Thomas. Espérons que la caméra de vidéosurveillance du parking sera plus bavarde que vous. Vous pouvez disposer.
Les musiciens sortirent du café et Sarah les regarda partir.

— Un coup d’épée dans l’eau, souffla-t-elle. Bon, allons à la mairie, voir si on peut extraire des informations utiles de cette vidéosurveillance.

— Ok, vas-y, je te suis !

Ils sortirent du café et se rendirent directement à la mairie. Elle se situait sur Main Street, à trois minutes en voiture. Ils se garèrent sur le parking puis entrèrent dans l’édifice, avant de se diriger vers le guichet de l’accueil. Une jeune femme les accueillit avec un grand sourire. Elle était rousse, les yeux bleus, et portait un tailleur chocolat qui lui allait très bien au teint. Lorsque les agents lui montrèrent leur plaque, son sourire disparut, comme si, avec eux, elle n’avait pas à jouer la comédie.

— Agents Parker et Miller, du KBI, les présenta-t-elle.

— Bonjour, en quoi puis-je vous être utile ?

— C’est bien la mairie qui gère les enregistrements des caméras de surveillance qui se trouvent dans la ville ?

— Heu oui, les enregistrements sont gardés pendant quelques semaines, puis sont effacés.

— Il nous faudrait celui de la caméra qui se trouve sur le parking du Vagabond Cafe, sur Douglas Avenue. C’est possible ? C’est très important. Des vies sont en jeu.

— Une minute, je vous prie. Marty, appela-t-elle depuis son poste, c’est bien le département de la sécurité publique qui s’occupe des enregistrements des caméras de surveillance ?

— Tout à fait, lui répondit son collègue.

— Ok, donc vous devez aller au cinquième étage, et vous trouverez le service qui pourra répondre à vos questions. Il y a un ascenseur un peu plus loin, sur votre droite.

— Merci, mademoiselle. Tu me suis, c’est par là, dit Sarah en tournant les talons.

À cette heure de la journée, il n’y avait pas foule dans le grand hall. Les employés qui y travaillaient s’étaient déjà remis à la tâche, et les badauds venaient généralement plus tard dans l’après-midi. La presse n’avait pas encore été informée de ces disparitions, et à part eux et le siège, personne n’était au courant. On avait demandé aux familles des victimes de garder le silence, afin d’éviter des scènes de panique et de psychose. Tout du moins, jusqu’à ce que les agents apportent des preuves de l’existence d’un tueur en série. Et pour le moment, ils avaient fait chou blanc. Rien ne prouvait que ces filles avaient été enlevées. Ils espéraient vraiment que la caméra pourrait leur fournir la preuve qu’ils recherchaient depuis leur arrivée dans cette ville. Le voyage dans l’ascenseur se passa en silence. Il leur fallut quelques minutes pour arriver au cinquième étage et lorsque les portes s’ouvrirent, ils se dirigèrent vers le bureau où était inscrit en gros « Département de la sécurité publique ». Ils frappèrent, attendirent quelques minutes, puis une petite voix leur dit d’entrer. Derrière le bureau, sur lequel des documents s’empilaient, se trouvait une petite vieille dame, avachie dans son fauteuil. Elle faisait peine à voir. Ils s’attendaient à une pièce aux murs recouverts d’écrans, remplie d’ordinateurs, gérée par des geeks en t-shirt et survêt, pas à un endroit comme celui-ci. Les murs étaient blancs, avec quelques tableaux ici et là. Une horloge se trouvait au-dessus de la porte, pile en face du champ de vision de l’employée. Devant l’air étonné de ses visiteurs, elle sourit et se leva de sa chaise pour les accueillir.

— Le bureau de surveillance se trouve à l’autre bout du couloir. C’est là-bas qu’ils surveillent ce qui se passe en ville. Ici, on ne fait que de la paperasse, comme vous le pouvez le voir, dit-elle en montrant de la main son bureau encombré.

— Pardon, nous avons été surpris, c’est vrai, mais nous ne nous sommes pas trompés de bureau, lui répondit Sarah. Agents Parker et Miller, du KBI. Dans le cadre d’une mission, nous aurions besoin des enregistrements de la caméra qui se trouve sur le parking du Vagabond Cafe, sur Douglas Avenue.

— Je vois. En effet, vous ne vous êtes pas trompé d’adresse. Il faut que vous remplissiez un formulaire, avec vos noms, prénoms, adresse et grade. Il faudra bien évidemment ajouter la date, le lieu et l’heure de l’enregistrement que vous voulez visionner. Une fois remplie, vous me le rendez pour vérification et signature, et vous pourrez ensuite vous rendre au service surveillance, où ils vous remettront l’enregistrement, leur expliqua-t-elle en leur tendant une feuille de papier.

— Allez, Thomas, à toi de t’y coller. Tiens, j’ai un stylo, lui dit Sarah en plaisantant.
Quelques minutes plus tard, ils tendirent le formulaire à la dame, qui le tamponna avant de leur faire quitter son bureau.

— Et n’oubliez pas de refermer derrière vous, leur dit-elle avant de retourner s’asseoir.

— Merci, madame. Bonne journée.

Ils avancèrent dans le couloir, à la recherche de ce service de surveillance. Ils ne tardèrent pas à le trouver. Des employés se tenaient derrière des écrans, disposés devant eux, en hauteur. Concentrés sur les images, ils ne les entendirent pas arriver et sursautèrent lorsqu’ils frappèrent à la porte. L’un d’entre eux se leva, et alla prendre le formulaire que Thomas lui tendait.

— Une minute, je reviens.

— Ce sera long ? lui demanda Sarah. Cela concerne une affaire urgente de disparition.

— Je reviens, lui dit-il en se retournant. Attendez-moi là. Merci.

— Dis donc, cette ville regorge de personnes charmantes, dit-elle à voix basse à son collègue.

Quelques minutes plus tard, l’homme revint et leur tendit une clé USB, en leur souhaitant un bon visionnage. Ils quittèrent la pièce, reprirent l’ascenseur et retournèrent dans le hall. La pendule indiquait trois heures, ce qui leur laissait du temps pour retourner à l’hôtel, visionner les images.

***


La séquence qui les intéressait se situait entre dix-neuf heures et deux heures du matin. Ils l’avaient visionnée une première fois dans son ensemble, en accéléré, et prenaient le temps maintenant de regarder plus en détail. Vers dix-neuf heures, une voiture se gara sur le parking et deux filles en descendirent. Le soleil n’étant pas encore couché, Sarah distingua parfaitement Avery Lawson et son amie, Sofia Argyre. Elles traversèrent le parking et disparurent du champ de vision de la caméra. Quelques instants plus tard, les trois jeunes hommes qu’ils avaient interrogés arrivèrent à leur tour. Bientôt, le parking fut plein à craquer. Le café n’était pas visible avec cet angle et il était difficile de savoir si quelqu’un épiait les jeunes étudiants depuis la rue. Thomas appuya sur avance rapide, puis mit sur pause au moment où Avery réapparut dans le champ de vision. La caméra indiquait vingt-deux heures et dix minutes. Elle était seule et retournait tranquillement à sa voiture. Thomas remit la vidéo en marche et le parking commença à se vider. Il était presque minuit. Sofia n’allait plus tarder à apparaître sur l’écran. Les deux agents avaient les yeux rivés sur lui, lorsqu’une sonnerie les fit sursauter. La vidéo fut de nouveau mise en pause et Sarah décrocha.
Chapitre 7 by Kermitte1982
Lorsqu’il avait sorti son chien, ce matin-là, à Henry Park, après le passage de la tornade, rien ne laissait présager de la découverte qu’allait faire Oliver. Le vent avait fait des dégâts. On pouvait encore voir la traînée que la tornade avait laissée dans son sillage. Des arbres et des branches arrachés se trouvaient çà et là, des détritus jonchaient le sol, les tables de pique-nique avaient été renversées et l’aire de jeu n’avait plus « d’aire de jeu » que le nom. La structure en bois avait été prise dans le tourbillon et recrachée quelques mètres plus loin, en un tas de débris. À son ancien emplacement, se trouvait désormais un vide. Des banderoles avaient été disposées tout autour du parc, pour empêcher les gens d’approcher. Le nettoyage allait prendre du temps, mais il avait déjà commencé. Des agents municipaux, aidés de quelques bulldozers, étaient en train de déblayer la zone, afin de rendre le plus rapidement possible le parc aux habitants. Oliver se disait que ça aurait pu être pire, que le quartier entier aurait pu subir ces mêmes destructions, mais sans savoir pourquoi, la tornade n’avait touché qu’une petite partie de Linwood. Les habitations qui se trouvaient sur sa trajectoire avaient vu leurs toits soufflés et leurs abris de jardin renversés.

Oliver se disait à chaque fois que c’était la dernière, que vivre dans « l’allée des tornades » était devenu insupportable et qu’il allait déménager. Mais il ne l’avait jamais fait. Manque d’argent ou de volonté, il n’aurait su le dire. Et comme à chaque fois, il allait continuer son chemin, en longeant le parc puisqu’il lui était interdit d’y entrer.

Son chien commença à s’agiter. Il tirait sur la laisse, aboyait, pour que son maître le suive. Cela le sortit de sa contemplation. Il tourna la tête vers lui et vit que son compagnon regardait vers le parc, l’air tout excité.

— Désolé, Hubert. Aujourd’hui, le parc est fermé. Les écureuils devront attendre sa réouverture.

Son chien le regarda avec obstination et tira de plus belle sur sa laisse.

— Ça suffit, Hubert ! Au pied ! Méchant chien ! Mais qu’est-ce que tu as à la fin ?

N’y tenant plus, Hubert tira une dernière fois sur sa laisse et la cassa. Il partit comme un dératé en direction du parc, passa sous les banderoles, et courut jusqu’à un arbre déraciné. Là, il baissa la tête et se mit à renifler le sol. Puis, lorsqu’il trouva l’endroit adéquat, il commença à creuser frénétiquement.

Son maître le regardait faire, complètement ahuri. Jamais il n’avait vu son chien agir de la sorte. D’un coup, il s’arrêta, mit sa tête dans le trou qu’il venait de creuser et en sortit un long bâton couvert de terre. Il revint vers son maître en courant, son trésor dans la gueule, et tout fier de sa trouvaille, le déposa à ses pieds.

— Eh bien, mon grand ? Tout ça pour ça ? Tu voulais juste jouer en fait. Moi qui pensais que tu pourchassais un écureuil.

Il ramassa l’objet, l’épousseta quelque peu, puis le jeta brusquement, comme s’il venait de le brûler. Il s’essuya les mains sur sa veste frénétiquement, regarda son chien ramasser fièrement ce qu’il venait de jeter, retint un haut-le-cœur et se mit à hurler.

***


La police scientifique s’affairait autour du trou creusé par le chien. Oliver avait appelé le bureau du shérif du comté de Sedgwick, après la macabre découverte qu’il avait faite. Des agents avaient été dépêchés sur place, et devant la gravité de la situation, on avait demandé à la police scientifique du KBI d’intervenir. Les badauds étaient réunis autour du cordon de sécurité, chacun y allant de son commentaire. Ils regardaient les hommes en combinaison blanche sortirent des ossements du trou, avant de les mettre dans un sac mortuaire. D’autres, autour d’eux, prenaient différents échantillons, et les mettaient dans des petits sachets, pour qu’ils soient analysés en laboratoire. Ce manège dura deux heures, brièvement interrompu par une équipe de télévision locale qui courait après le scoop, puis ils rangèrent leur matériel, et quittèrent les lieux. Les curieux rentrèrent chez eux, et Oliver et Hubert continuèrent leur promenade. Nul doute que le maire ferait bientôt un communiqué de presse. Il était donc inutile de chercher des informations par soi-même. Il se demandait tout de même qui avait bien pu être enterré là, et si le meurtrier était toujours dans les parages. Dorénavant, il choisirait un autre endroit pour ses promenades régulières.

***


Sur les coups de dix-sept heures, le téléphone de Sarah sonna. C’était un appel du bureau. Leur supérieur voulait leur faire savoir que des ossements avaient été trouvés dans le parc qui se situait dans leur secteur. Le bureau du shérif était chargé de l’enquête et avait fait appel à la police scientifique. Même si rien ne prouvait, à l’heure actuelle, que ces deux affaires étaient liées, le fait qu’elles se situent dans le même secteur rendait la coïncidence suspecte. Et comme cette affaire était soudainement devenue publique, il était plus délicat d’agir discrètement. Si le lien entre les disparitions et les ossements était avéré, la panique ne tarderait pas à s’emparer des étudiants. Les échantillons et les ossements étant déjà partis pour le laboratoire de science médico-légale de Great Bend, il leur demandait d’aller sur place, afin de savoir si ces deux affaires étaient bien liées.
Le laboratoire se trouvant à presque deux heures de route, il était de toute façon trop tard pour y aller ce soir-là. Ils se remirent donc à examiner la vidéo et leur attention fut captée par quelque chose.

***


Dans son atelier, Joseph pouvait enfin contempler son chef-d’œuvre. Cela lui avait pris plus de temps que prévu, tout l’après-midi en fait, mais ça y était, elle était presque prête à être exposée. Il se sentait comme le docteur Frankenstein, lorsqu’il avait réussi à donner vie à sa créature. Il avait installé une longue tige métallique dans chaque pied, afin de pouvoir la faire tenir sur un socle. Le mannequin ainsi fabriqué, plus léger que la vraie personne, tiendrait debout sans problème. Il alla chercher le socle en question et le posa près de la table. Pour bien faire, il aurait fallu être deux, mais il se voyait mal demander à quelqu’un de l’aider. Il devrait donc se débrouiller seul. Il mit une couverture sur le rebord de la table afin de ne pas déchirer la peau lorsqu’il ferait basculer le corps. Il le fit ensuite glisser au bout de la table et commença à le basculer, de façon à ce que ses pieds pointent vers le sol. Puis, doucement, le fit glisser en entier, de sorte que les tiges s’enfoncent naturellement dans les trous prévus à cet effet. Il l’avait fait, elle était debout. Il alla chercher le pistolet à peinture qui se trouvait sur le chariot, monta sur un escabeau et commença à recolorer son corps. Il avait choisi une couleur chair, proche de la teinte de sa victime. Heureusement, ce genre de peinture se trouvait dans toutes les bonnes quincailleries. Il termina sur les coups de dix-huit heures. Il recula et tourna autour, afin de l’examiner sous toutes les coutures. Parfaite. Elle était parfaite. Une fois habillée, elle irait rejoindre sa nouvelle demeure et serait la première d’une longue série. Qui avait dit qu’il n’y aurait jamais de femmes dans sa vie ?
Il la plaça à l’écart dans l’autre pièce pour la laisser sécher puis se dirigea vers la table réfrigérée où l’attendait ce qui restait de sa seconde victime. Il avait sorti la peau du bain de tannage la veille, l’avait rincé et fait sécher, et était prêt à s’en servir. Le nouveau mannequin qui devait l’accueillir était prêt également. Il l’avait réalisé à la suite du premier afin de ne pas perdre de temps.

***


Le laboratoire comptait une cinquantaine d’employés et était composé de différentes sections : chimie, analyse du motif des taches de sang et biologie. Chaque section disposait de son espace de travail et de son équipe.
Les échantillons et la housse mortuaire qui contenait les os étaient arrivés au laboratoire dans l’après-midi. Ils avaient été remis à la section biologie, où une équipe composée d’un anthropologue judiciaire et d’un entomologiste avait pris le relais, dans le but de mettre un nom sur les victimes et comprendre comment elles en étaient arrivées là.

Plusieurs paillasses de laboratoire se trouvaient dans la pièce. Toutes étaient munies d’un évier, d’un microscope, de fournitures de bureau et d’un ordinateur. Dans un coin de la pièce, une centrifugeuse terminait de rendre cet espace fonctionnel. L’anthropologue judiciaire, le docteur David Enrickson et l’entomologiste, le docteur Andrew Hamilton travaillaient ensemble depuis de nombreuses années et avaient résolu beaucoup d’affaires. Le premier était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux bruns, coupés courts. Ses yeux, d’un vert profond, et sa petite barbe naissante, ne laissaient aucune femme indifférente. Sa carrure de footballeur et sa haute stature avaient tendance à intimider les autres hommes, à tel point que ces derniers ne voulaient plus travailler avec lui. Mais ce n’était pas le cas de son collègue. Petit maigrichon à lunettes, il était son exact opposé. Mais il admirait son travail et c’était un honneur pour lui de travailler avec cet homme.

— Andrew, peux-tu aller me chercher une table d’autopsie, s’il te plaît ? Il est temps de voir à quoi nous avons affaire.

— Bien sûr, dit son collègue en quittant la pièce, avant de revenir quelques minutes plus tard.

— Merci, Andrew. Tiens, dit-il en lui tendant un sac. Ce sont les échantillons de terre que les collègues de Wichita ont ramassés, autour de la zone où étaient les ossements.

— Merci, je m’y mets tout de suite.

Le docteur Hamilton se rendit à sa paillasse pour commencer les analyses. Le docteur Enrickson, quant à lui, déposa le sac mortuaire sur la table et l’ouvrit. Il entreprit d’en vider soigneusement le contenu et le posa par terre. Il sortit son dictaphone de la poche de sa blouse, et le mit en marche.

— Alors, qu’avons-nous là ? Hum, des ossements, mais pas de squelette entier à première vue. C’est fâcheux. Tiens, se dit-il alors qu’il essayait de recomposer le squelette avec le peu d’os disponible. Trois fémurs ! Il semblerait que nous ayons affaire ici à deux victimes et non à une, comme le laissait supposer le rapport. Mais où sont passés les autres ?

Il ramassa l’un des os qui se trouvaient sur la table et se dirigea vers le microscope, où il le déposa. Après l’avoir attentivement analysé, il laissa échapper un juron.
Chapitre 8 by Kermitte1982
Author's Notes:
Bonjour amis lecteurs,

N'hésitez pas à mettre un pouce ou un petit commentaire si vous avez aimé ou non le chapitre. Ça ne mange pas de pain et ça fait toujours plaisir. :)

Merci et bonne lecture
Devant leur écran d’ordinateur, les agents Parker et Miller repassaient en boucle un certain passage de la vidéo de surveillance. On y voyait la jeune femme disparue traverser le parking, sûrement à la recherche de quelqu’un pour la raccompagner, suivi par ce qui semblait être un homme, chapeau sur la tête et long manteau noir. Il marchait tête baissée, de sorte qu’à aucun moment la vidéo n’avait enregistré son visage. À croire qu’il savait qu’il y avait une caméra. Et peut-être que c’était le cas, ce qui prouverait que le coupable était bien un gars du coin. À aucun moment on ne le voyait lui parler, mais ils étaient sûrs que c’était le kidnappeur. C’était peut-être sa façon de marcher, précautionneuse, comme s’il ne voulait pas être entendu, ou la façon dont il gardait ses distances, pas trop près, mais pas trop loin non plus, ou bien encore la façon qu’il avait de regarder autour de lui, comme s’il préparait un méfait. Quoi qu’il en soit, ils en auraient mis leur main à couper. Maintenant qu’ils avaient plus de détail sur l’individu qu’ils recherchaient, ils pouvaient montrer sa photo aux gens et voir si quelqu’un reconnaissait son accoutrement.

***


Le lendemain matin, ils se mirent en route pour le laboratoire. Presque deux heures plus tard, ils arrivèrent devant le laboratoire de science médico-légale de Great Bend. C’était un bâtiment moderne, de plain-pied, avec des panneaux solaires sur le toit. Sur la pelouse jouxtant le parking, un mât de plusieurs mètres de haut arborait deux drapeaux : celui des États-Unis, en haut, et celui du Kansas, en dessous. Une pancarte à l’entrée du site indiquait « Bureau d’Investigation du Kansas ». Une rampe d’accès et un escalier permettaient d’entrer dans le bâtiment. Sur la façade, un écriteau portant un pistolet barré indiquait que le port d’armes était interdit ici. Un peu ironique lorsque l’on savait que leur voisin le plus proche était un magasin d’armes à feu. Ils passèrent la porte et remirent leurs armes à l’accueil où ils se présentèrent. La secrétaire leur demanda d’attendre, pendant qu’elle faisait appeler les personnes responsables du dossier. Quelques minutes après, un homme se présenta comme étant le docteur Enrickson.

— Des agents de la maison mère. Je me demandais à quel moment vous alliez vous pointer. C’est pour cette affaire d’ossements n’est-ce pas ? Je vois à vos têtes que vous en savez plus que moi à ce stade.

— Nous ne sommes sûrs de rien pour le moment, le contredit Thomas. Nous menons une enquête sur des disparitions de jeunes filles. Mais elle piétine. Nous n’avons pas encore trouvé de corps et rien ne nous prouve que ces disparitions soient criminelles. Nous devons vérifier certaines choses, voir s’il s’agit vraiment d’une coïncidence ou si ces deux affaires sont liées.

— Avez-vous pu identifier la victime ? lui demanda Sarah. Peut-être que les ossements retrouvés appartiennent à une de nos disparues.

— Ce que je peux vous dire avec certitude, c’est que ce sont les restes de deux squelettes qui se trouvent sur ma table d’autopsie. Malheureusement, l’état dégradé et le nombre limité d’os que nous avons à disposition ne me permettent pas de définir le sexe précisément ni de dégager un profil ADN. En revanche, je peux vous donner leur taille et une approximation de l’âge, du moins pour l’une des victimes. Les fémurs que nous avons proviennent des deux personnes, mais nous n’avons qu’une mâchoire, et encore, elle est incomplète.

— Mais vous pouvez au moins nous dire s’il s’agit d’hommes ou de femmes, n’est-ce pas ? demanda Thomas.

— En fait, anatomiquement parlant, les squelettes de l’homme et de la femme ne présentent pas de grandes différences. Seul l’os du bassin permet de faire clairement la différence entre les deux, parce que, voyez-vous, il est plus large chez la femme. Mais il n’y en a pas. Après, les os féminins sont généralement plus fins que ceux des hommes. Mais cette information est à prendre avec des pincettes, parce qu’une femme peut aussi avoir des os robustes. Mais si une femme est fine, elle aura probablement des os plus fins.

— Bon, qu’est-ce que vous pouvez nous dire qui pourrait nous aider dans notre enquête ?

— Justement, je suis content que vous posiez la question. Venez avec moi, je vais vous montrer.

Sarah et Thomas suivirent le docteur Enrickson dans son bureau, jusqu’à son microscope. Il leur demanda de regarder l’os qu’il avait déposé la veille.

— Bon, c’est un os, commenta Thomas. Il a quelque chose de spécial ?

— Ah oui, très, lui répondit Enrickson avec excitation, comme s’il venait de faire la découverte du siècle. Vous ne voyez donc pas ?

— Heu, non, désolé. Qu’est-ce que je suis censé voir ?

— La méthode du tueur. Il a utilisé de l’acide ! Il ne voulait pas que l’on retrouve les victimes. Donc, pour lui, c’est un échec, mais pour nous, c’est un indice de taille.

— Ok, et c’est censé nous aider ?

— Bien sûr ! Les os ont été rongés avec de l’acide sulfurique. Mais cela n’a pas suffi à dissoudre complètement les corps. Breaking Bad a encore frappé !

— Breaking bad ? demanda Sarah.

— Mais oui, la série, avec le père de famille qui crée de la drogue dans un vieux camping-car. Non ? Ça ne vous dit rien ? demanda-t-il en voyant son air toujours aussi étonné. Bon, c’est pas grave. Le tueur a voulu dissoudre les corps avec de l’acide, mais il a commis une grossière erreur, deux, en fait. La première : visiblement, il n’a pas laissé les corps assez longtemps dans la solution. Le minimum est de quarante-huit heures. Pourquoi ? Ce sera à vous de résoudre ce mystère. La deuxième : l’acide utilisé seul ne permet pas de tout faire disparaître. Il aurait dû utiliser ce qu’on appelle dans le jargon, une « solution piranha ». C’est un mélange composé d’acide sulfurique et de peroxyde d’hydrogène. Là, il lui aurait fallu moins de vingt minutes pour qu’il n’y ait plus aucune trace. C’est pour ça que j’aime les criminels. Ils commettent toujours des erreurs. Je peux vous certifier que celui-ci est un amateur.

— Qui a déjà deux morts à son actif, lui rappela Sarah. Il n’est peut-être pas doué comme criminel, mais ce n’est sûrement pas un amateur.

— Comme je vous le disais tout à l’heure, j’ai pu déterminer la taille grâce aux fémurs des victimes. La première mesurait au moins un mètre soixante-dix et la seconde, un mètre soixante-quinze. Cela pourrait-il correspondre aux personnes que vous recherchez ?

— Oui. On recherche quatre jeunes filles. Deux d’entre elles mesuraient plus d’un mètre soixante-dix. Cela pourrait correspondre, surtout si l’on prend en compte l’endroit où elles ont été retrouvées. Et pour l’âge ? Vous avez dit que vous aviez retrouvé une mâchoire.

— Une partie seulement. Mais après vérification de l’usure des dents et la présence de dents de sagesse, je dirais que la personne avait plus de dix-huit ans. Vingt-cinq, tout au plus. Après, si vous avez des radiographies dentaires, je pourrais les comparer à la partie de la mâchoire que nous avons.

— Les victimes étaient toutes étrangères à notre pays. Demander ces renseignements prendrait trop de temps. Bon, la taille et l’âge correspondent à peu près. Vous avez parlé de la robustesse des os. Nos deux premières victimes étaient minces et élancées. Ça pourrait correspondre avec la taille des os que vous avez analysés. Non ?

— Oui, peut-être. Mon collègue, le docteur Hamilton, va aussi vous faire son rapport. Andrew, lui cria-t-il. Les agents du bureau de Topeka sont là et ils voudraient te parler.

— J’arrive, lui répondit son collègue en retour.
Du fond de la salle, Sarah vit arriver un petit homme maigrichon, qui semblait flotter dans sa blouse. Il avait dans les mains un bloc-notes avec tout un tas de feuilles.

— Bonjour. Docteur Hamilton, se présenta-t-il. Vous venez pour les échantillons de terre et les ossements, je suppose ?

— En effet, lui répondit Sarah. Avez-vous trouvé des infos intéressantes qui pourraient nous être utiles ?

— Pas vraiment. La terre est typique de celle qu’on trouve dans cette partie du Kansas. En revanche, il y a des traces d’acide sulfurique. Probablement déposées là par les ossements eux-mêmes. Ils ont été rongés.

— Oui, votre collègue nous l’a dit, rétorqua Thomas. Rien d’autre ?

— Non, désolé, dit-il avant de repartir vers sa paillasse.

— Donc, si je résume, commença Sarah, les deux victimes avaient entre dix-huit et vingt-cinq ans, mesuraient en moyenne plus d’un mètre soixante-dix et l’étroitesse des os pourraient faire penser à ceux d’une femme. Merci, docteur, termina-t-elle en lui serrant la main. Si nous trouvons d’autres indices à analyser, vous serez les premiers au courant.

— Bien évidemment. J’espère que vous trouverez l’assassin et que vous confirmerez leur identité. Il n’y a rien de pire pour un parent que de ne pas savoir, dit-il d’un air peiné.

Sur ce, ils quittèrent Great Bend pour retourner à Wichita, où le maire devait tenir une conférence de presse à midi et demi. Ils ne savaient pas qui avait fait fuiter l’information, mais le maire avait eu les résultats avant eux, et il comptait bien se faire mousser auprès de ses administrés, en leur révélant ce qu’il savait. Après ça, sa cote de popularité monterait en flèche, il en était sûr. Et tant pis si ses révélations avaient des conséquences sur l’enquête en cours.

***


Joseph s’était couché tard. Il avait voulu changer de méthode, pour accélérer le mouvement. La première fille lui avait pris trop de temps, et il se rendait compte que s’il n’avançait pas plus vite, il finirait par se faire pincer. Qu’est-ce qui lui avait pris de kidnapper cette fille avant d’en avoir terminé avec les autres ? Il pourrait bien la tuer tout de suite, mais alors, il lui faudrait un second congélateur, et il n’avait pas les moyens. Les produits de tannage, les matériaux nécessaires à la fabrication des supports et des mannequins, et les outils nécessaires à la taxidermie, tout ça coûtait très cher. Et même s’il se servait d’un ami naturaliste pour commander ce dont il avait besoin, le coût restait important. Il ne travaillait pas et réussissait tout juste à payer ses factures. Sa part de l’héritage lui avait permis d’acheter cette maison et il avait mis le reste de côté pour ne pas avoir à travailler. Mais cela remontait à plus de trente ans et ses économies fondaient comme neige au soleil, d’année en année. À ce rythme-là, il ne pourrait plus rien payer dans un an ou deux. Mais pour l’heure, il lui restait de quoi vivre encore pour quelque temps.

Il avait voulu essayer la méthode traditionnelle, celle « d’enfiler » la peau sur le mannequin, mais ce n’était pas si simple. Il fallait d’abord allonger la peau intacte sur la table, puis essayer de faire rentrer le moulage à l’intérieur par l’ouverture qu’il avait réalisée à l’entrejambe (comme on le ferait pour une couette ou pour farcir une dinde), et continuer ainsi jusqu’à ce que le mannequin soit entièrement recouvert. Sauf que ce n’était pas si simple, et qu’il avait fini par abandonner deux heures plus tard, trempé de sueur. Il avait alors décidé de revenir à sa méthode. Et le temps de séparer soigneusement l’avant de l’arrière, il était minuit passé.
Il s’était levé vers neuf heures du matin, frais et dispo, prêt à entamer une nouvelle journée de travail. Mais avant de descendre dans la cave, il devait encore s’occuper de nourrir sa captive. Décidément, qu’est-ce qui lui avait pris de la kidnapper maintenant ?
Chapitre 9 by Kermitte1982
Encore une nuit à regarder le plafond. Sofia se demandait combien de temps encore il allait la laisser vivre. Déjà quatre jours qu’elle était enfermée ici, avec sa solitude pour seule compagnie. Elle avait cessé d’avoir peur. S’il devait la tuer, elle n’y pouvait rien et rien ne servait de se mettre la rate au court-bouillon. Et puis, pour le moment, il la traitait bien. Bien sûr, elle était enchaînée au mur, ne pouvait pas aller où bon lui semble et était obligée de faire ses besoins dans un pot de chambre (elle s’y était résolue lorsqu’elle avait compris que c’était ça ou se faire dessus), mais il la nourrissait et vidait le pot tous les matins. C’était toujours mieux que d’être enfermée dans une cave obscure, avec pour seule compagnie des rats et des araignées qui vous grimpent dessus pendant votre sommeil et vous grignotent les orteils. Si on mettait de côté son côté tordu, il était plutôt gentil et attentionné, à sa manière. Mon Dieu, se dit-elle, ça y est, je développe le syndrome de Stockholm. Ressaisis-toi ! Il a l’intention de te tuer. Elle se leva et fit le tour de son matelas pour se dégourdir les jambes, comme elle le faisait tous les jours. Elle ne savait jamais quelle heure il était précisément, car son seul repère était la lumière qui filtrait à travers les épais rideaux. Elle devait donc se fier à son cycle biologique pour se repérer dans le temps. À cet instant, par exemple, il devait être environ neuf heures du matin, car elle commençait à avoir faim. Il ne tarderait sûrement pas à lui monter à manger.

***


Joseph se dépêcha de lui faire son petit déjeuner et sur les coups de neuf heures trente, donna trois petits coups secs à sa porte. Il entra et déposa le plateau à une distance raisonnable, afin qu’elle puisse l’attraper sans pouvoir le toucher, lui. Il referma aussitôt la porte et redescendit les escaliers en toute hâte. Il était pressé de continuer son œuvre. La peau était toujours là, posée sur la table. Dans un coin de l’atelier, sa première création attendait toujours qu’on l’habille. La peinture était sèche dorénavant et il ne lui restait plus qu’à trouver de quoi la mettre en valeur. Elle était grande, « comme maman », se dit-il, et essaya d’imaginer ce qui lui plairait. Une jolie robe ferait l’affaire. Il faudrait qu’elle soit dans les tons chauds pour se marier à la perfection avec sa chevelure rousse. Un béret aussi pourrait faire joli et cela rappellerait son côté français. Un foulard terminerait de rehausser sa beauté et cacherait les imperfections. Il se félicita pour ce choix vestimentaire. Ne restait plus qu’à trouver ces vêtements. Il monta dans le grenier, situé au-dessus de la chambre de sa captive, et se dirigea vers une malle. Elle était poussiéreuse et n’avait pas été ouverte depuis plusieurs années. Il souffla sur le couvercle et un épais nuage de poussière s’éleva dans les airs, ce qui le fit éternuer. Il l’ouvrit et commença à fouiller à l’intérieur. C’était là que se trouvaient les affaires de sa défunte mère. Il avait tenu à garder ses affaires après sa mort, et la famille d’accueil qui l’avait recueilli n’y avait pas vu d’inconvénients. Il se félicitait maintenant. Si au départ, ce sont les souvenirs qu’ils représentaient qui l’avaient motivé, aujourd’hui c’étaient les vêtements qui s’y trouvaient qui l’intéressaient. Il trouva une longue robe bleue dépourvue de motifs, aux manches courtes, parfaites pour un pique-nique ensoleillé dans le parc. En fouillant davantage, il réussit à dénicher un foulard en soie de la même couleur. Mais pas de béret. Pour ça, il allait devoir sortir. Et il en avait une sainte horreur. Mais bon, il le ferait quand même. Il devait bien ça à sa victime. Il referma la malle, ses trouvailles sous le bras, et redescendit dans la cave. Il entreprit de l’habiller, non sans difficulté (il n’était pas aussi grand qu’elle), et recula lorsqu’il eut fini, afin de l’admirer. Elle était vraiment magnifique. La couleur de la robe faisait ressortir ses yeux de verre de couleur bleue, et le foulard lui donnait cette petite touche de chic, qui allait si bien aux célébrités. À bien y réfléchir, ce n’était pas un béret qu’il lui fallait, mais bien un chapeau à larges bords et des lunettes de soleil. « Tu vois, lui dit-il en souriant, je ne t’ai pas empêché de devenir mannequin. Et tu le seras pour l’éternité. Ne me remercie pas, ça m’a fait plaisir, dit-il d’un air faussement modeste. » Il avait modelé le squelette de façon à ce qu’on ait l’impression qu’il était en train de siroter un verre. Il avait d’ailleurs galéré à donner cette forme à la main. Il ne lui manquait plus que ce détail pour finaliser son mannequin. Une fois le décor posé et les autres filles à ses côtés, on aurait vraiment l’impression d’assister à un cocktail ou quelque chose comme ça. Il avait hâte. Il retourna à la table et recommença à coudre.

Lorsqu’il leva la tête pour regarder sa pendule, il vit qu’il était presque midi et demi. Il était temps de remonter faire à manger. Il mourrait de faim. Arrivé dans la cuisine, il alluma la petite télé qui était fixée au mur, et mit la chaîne des informations.

***


Le maire se tenait sur une estrade, un pupitre rehaussé d’un micro posé devant lui, devant la mairie. Deux hommes en noir se tenaient de part et d’autre de lui, prêts à agir immédiatement en cas de problèmes. Sur le sol, un parterre de journalistes, avec derrière eux des habitants inquiets, attendait patiemment qu’il prenne la parole. La foule était silencieuse. On entendait que les flashs des appareils photo et la toux de quelques badauds. Au bout de quelques minutes, il se racla la gorge et prit la parole.

— Mes chers concitoyens. Si je vous ai réuni aujourd’hui, c’est pour vous faire part d’une terrible information. Les rumeurs sont vraies. Des restes humains ont été retrouvés dans Henry Park.

Des exclamations se firent entendre, l’obligeant à se taire, afin de laisser le temps à tout le monde de digérer cette information. Une fois le calme revenu, il continua :

— Le laboratoire nous a fait part de ses conclusions. Il a confirmé que les ossements appartenaient à deux personnes différentes et qu’elles avaient probablement été assassinées. Ce n’est pas la première fois que notre ville est confrontée à un tueur en série. Et ce ne sera peut-être pas la dernière, même si je l’espère réellement. Au même titre que nous avons réussi à arrêter Dennis Rader en 2005, nous réussirons aussi pour celui-ci. Nous ne connaissons pas encore à l’heure actuelle l’identité des deux victimes, mais cela ne saurait tarder. Nos meilleurs spécialistes sont sur le coup, et, croyez-moi, on le saura bientôt. En attendant, je vais devoir décréter un couvre-feu.

De nouvelles protestations se firent entendre, l’obligeant à se taire de nouveau. Puis, il continua en haussant le ton, lorsque la foule refusa de se calmer :

— Je sais que ce n’est pas amusant, mais je prends cet arrêté pour votre sécurité. De neuf heures du soir à six heures du matin, il sera interdit, sauf exception, de sortir de chez vous. Je vous tiendrai informé au fur et à mesure où les informations tomberont. Des questions ? Je répondrai à deux ou trois d’entre elles. Oui, vous monsieur, au premier rang.

— Marcel Aimé, pour le Wichita Eagle. Le tueur cible-t-il un type en particulier ? Homme, femme, personnes de couleurs, étudiants…

— Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, nous ne savons rien des victimes. Les restes n’ont pas permis de dresser un profil en particulier. Et on n’est pas encore sûr à 100 % qu’il s’agisse de meurtres.

— Sauf votre respect, qui irait enterrer des ossements humains à part un assassin ? lui rétorqua le journaliste.

— Une autre question, peut-être ? demanda le maire, en ignorant sa remarque.

— Morris Richardson, pour le Wichita Business Journal. Si on a retrouvé des ossements, c’est que des gens ont disparu. Pourquoi ne pas en avoir parlé plus tôt ?

— Parce que nous ne sommes pas au courant. Aucune disparition n’a été signalée au bureau du shérif.

— Menteur ! cria une jeune femme dans la foule. Mon amie a disparu ! Vous êtes forcément au courant.

— Je vous assure, mademoiselle, que nous ne sommes pas au courant. Mais nous le serons bientôt. Je vous remercie de votre attention. Ce point presse est terminé. Bonne journée.

***


Dissimulés au milieu de la foule, Sarah et Thomas s’interrogeaient. Cette conférence de presse mettait à mal leur enquête. Maintenant, des gens paranoïaques allaient déambuler en ville, en se demandant qui pouvait être le tueur. Cela ne manquerait pas de poser problème. Sans compter sur ceux qui voudraient faire justice eux-mêmes. Le maire ne s’en rendait pas compte, mais il avait libéré quelque chose de malsain. La chasse aux sorcières venait de reprendre, trois-cent-vingt-neuf ans plus tard.

***


Joseph éteignit la télé et débarrassa la table, légèrement contrarié. Alors, comme ça, ils ont retrouvé les ossements, se dit-il. J’aurais dû mieux les dissimuler. La bonne nouvelle, c’est qu’ils n’ont pas assez d’éléments pour mettre un nom sur les restes. L’honneur est sauf. Mais ce n’est qu’une question de temps. Ou alors, ils font croire qu’ils ne savent pas qui c’est, pour que je me dévoile. Je dois me dépêcher et faire en sorte que ça ne se reproduise plus. 

***


Une fois la foule dispersée, Sarah et Thomas se rendirent à la mairie, pour discuter avec le maire. Il était encore dans le hall, entouré de ses deux gardes du corps. Lorsqu’il les vit approcher, il demanda à ses hommes de reculer.

— Monsieur le Maire Sullivan, commença Thomas. Agents Parker et Miller du KBI. Vous avez une minute ?

— Eh bien, vous n’avez pas traîné. Les ossements ont été découverts hier, et vous êtes déjà sur le coup.

— En fait, Monsieur le Maire, continua Sarah, nous étions déjà en ville. Nous enquêtons depuis quelques jours sur une série de disparitions qui ont eu lieu dans le secteur de Linwood. Nous pensons que ces deux affaires sont liées. Et nous pensons également savoir qui sont les deux victimes.

— Et qui sont-elles ? Je peux savoir ?

— Désolé, monsieur, mais cette information doit rester confidentielle. Votre petit discours a suffisamment mis le feu aux poudres, lui répondit-elle.

— Le bureau du shérif n’est plus sur l’affaire, ajouta Thomas. L’enquête ne fait plus partie de votre juridiction. Nous prenons le relais. Nous vous tiendrons informé de l’avancée de cette affaire.

— Pourquoi ne m’en a-t-on pas fait part avant ? Il s’agit de ma ville quand même.

— Notre directeur ne voulait pas ébruiter l’affaire, lui expliqua Sarah calmement, comme on parle à un enfant. On a demandé aux familles des victimes de garder le secret tant qu’on ne saurait pas exactement ce qui était arrivé à leurs proches. Le but était de ne pas faire paniquer la population.

— Oui, eh bien, maintenant, vous savez. Et les citoyens aussi ont le droit de savoir.

— Et ils savent. Grâce à vous, lui dit Thomas. Le tueur aussi, probablement. Il risque de se montrer encore plus discret et sur ses gardes. On n’avait pas besoin de ça.

— Vous n’aviez qu’à venir me voir avant. Maintenant c’est trop tard. À vous de jouer. Et essayez de ne pas traîner, leur dit-il avant de retourner dans son bureau.

— Pauvre type, murmura Thomas. Allez, viens, on va déjeuner.
Chapitre 10 by Kermitte1982
Non loin de la mairie se trouvait une pizzeria. Ils décidèrent d’y aller pour se restaurer et faire le point sur le dossier. Ils s’installèrent en terrasse, pour profiter du soleil. Sarah sortit le dossier de son attaché-case, et le posa sur la table. Il contenait les résultats d’analyse du laboratoire, les fiches de disparition et la photo qu’ils avaient faite à partir des images de vidéosurveillance. Ils devaient remettre les informations dans l’ordre, à la manière d’un puzzle. Le docteur Enrickson leur avait dit que les ossements pouvaient correspondre aux deux premières victimes, ce qui voulait dire que, soit la troisième victime était toujours vivante, soit qu’il ne s’était pas encore débarrassé de ses restes. À ce stade de l’enquête, ils n’avaient qu’une certitude : il recherchait un homme. La première disparition remontait à huit jours et la dernière à quatre jours. Les restes avaient été trouvés la veille par le chien d’un promeneur, ce qui signifiait que le tueur s’en était débarrassé quelques jours auparavant, voire même la veille de la tornade, étant donné qu’il se promenait dans le parc tous les jours et qu’il ne les avait pas trouvés avant. On pouvait donc supposer qu’il avait tué deux femmes en moins de quatre jours, soit une femme tous les deux jours. S’il était aussi prolifique, il se pouvait même que la quatrième disparue soit déjà morte, et qu’il ait une nouvelle victime en vue. « Ce couvre-feu n’était peut-être pas une mauvaise chose après tout », se dit Sarah. Elle l’imaginait mal traquer et kidnapper sa proie en plein jour. Surtout que les images de vidéosurveillance laissaient supposer qu’il chassait de nuit. Elle regarda la photo et frissonna.

— On va devoir retourner faire du porte-à-porte, tu crois ? demanda soudain Thomas.

— Aucune idée. Mais il faut montrer cette photo à un maximum de personnes. On pourrait demander aux chaînes locales et aux journaux de la diffuser, par exemple.

— Bonne idée. Faisons aussi circuler les photos des disparues. Maintenant que tout le monde sait qu’il y a un tueur en liberté… J’irai au Wichita Eagle tout à l’heure et tu n’auras qu’à te rendre au Kake.

— Ça veut dire quoi Kake ?

— C’est comme ça qu’ils appellent leur station de
télévision locale. Ils diffusent sur le canal 10.

— Et tu le sais, parce que ? lui demanda-t-elle, suspicieuse.

— Parce que je n’arrivais pas à dormir la nuit dernière et qu’en zappant, je suis tombé sur cette chaîne. Il diffusait un reportage sur les tueurs en série, justement.

— Qu’est-ce que tu crois qu’il fait des corps avant de les dissoudre ? demanda-t-elle, songeuse. S’il voulait juste les tuer, il ne prendrait pas la peine de les kidnapper. Il les tuerait simplement. J’ai du mal à cerner son profil.

— Tu as demandé aux profilers qui bossent pour le département ? Ils doivent avoir l’habitude des tordus, eux.

— J’y ai songé, mais je n’ai pas encore eu le temps de les contacter. Je dois aussi prendre rendez-vous avec le docteur Caitlin.

— La psychologue ? demanda-t-il, inquiet. C’est encore tes cauchemars ?

— C’est plus que des cauchemars, je le sens. C’est lié à mon enfance. Et quand j’en parle à ma mère, elle se ferme comme une huître.

— Je serais toi, je me dépêcherais de savoir ce qui cloche. Il ne faudrait pas que l’enquête en pâtisse.

— T’inquiètes, j’ai aussi envie que toi de coincer ce fumier.

***


Joseph décida qu’il était temps d’avoir une discussion avec sa captive. Il n’avait jamais eu de relation aussi longue avec une femme. En général, il la kidnappait, il la tuait dans la foulée, puis la rendait immortelle. Depuis quatre jours qu’elle était là, il ne lui avait parlé pour ainsi dire, qu’une seule fois, lorsqu’elle s’était réveillée dans la cage. Il avait peur pour son image. Il ne voulait pas qu’elle le trouve grossier, lui qui aimait tellement les jolies femmes. Il prépara quelques sandwichs, puis monta les lui apporter. Il frappa à la porte et cette fois, attendit qu’elle réponde. Elle lui dit d’entrer, ce qu’il fit et posa son plateau devant elle. Il prit une chaise dans le couloir et alla s’installer dans un coin de la chambre pour pouvoir discuter pendant qu’elle déjeunait.

— Bon appétit ! commença-t-il. Voyant qu’elle ne répondait pas, il continua. Nous sommes partis du mauvais pied, toi et moi. Je peux te tutoyer maintenant, n’est-ce pas ? J’ai conscience que tu as dû avoir un choc en voyant ce que je faisais dans mon atelier.

Elle leva la tête pour le regarder rapidement, puis retourna à son sandwich.

— Mon père a fait la même tête quand il a découvert les expériences que je menais dans la cabane. Et il a très mal réagi. J’ai commencé avec mon chien, mais ça n’a pas marché. Tu vois, tout ce qui m’intéressait, c’était de garder, de conserver un souvenir de lui. Et puis, au fur et à mesure de mes expériences, je suis tombé dans la fascination. Comment un animal mort pouvait avoir l’air aussi vivant ? Lors de ma visite dans un musée d’histoire naturelle, j’étais allé voir la « galerie des animaux disparus ». Il y avait des spécimens rares, qui n’existaient plus, mais qui étaient naturalisés à la perfection. Je me suis dit que c’était une bonne façon de devenir immortel. Plus vivant désormais, plus vraiment mort, situé dans un entre-deux à la fois mouvant et immobile. Bref, je m’égare. Donc, je te disais que mon père n’avait pas très bien réagi lorsqu’il avait découvert mon travail. C’était un mercredi après-midi, il faisait beau. Mon père avait décidé de faire un peu de jardinage, alors qu’il ne le faisait jamais, et en creusant dans le parterre pour y planter des fleurs, il était tombé sur mes sujets, ou ce qu’il en restait. Il a commencé à crier mon nom. Moi, j’étais dans la cabane, mais j’étais tellement concentré que je ne l’ai pas entendu. Il savait que c’était là que je passais mes après-midi, et c’est donc tout naturellement qu’il a déboulé sans crier gare. La porte s’est ouverte avec fracas, je me suis retourné, et j’ai vu son regard. Il avait le teint pâle, les yeux grands ouverts, et il a commencé à trembler. Il est resté comme ça quelques minutes, dans un silence pesant, puis il a mis sa main devant la bouche, et il est sorti vomir dehors. Moi, j’étais là, debout, à attendre qu’il revienne. En regardant autour de moi, j’ai compris pourquoi il avait réagi de cette manière. Tu vois, je ne m’en rendais plus compte parce que j’avais l’habitude, mais pour un novice, ça avait quelque chose d’effrayant. Les créatures que j’avais réussi à naturaliser étaient clouées sur le mur, le sol était recouvert à la fois de sang séché et encore humide. Les gens ne se rendent pas compte à quel point c’est difficile de nettoyer de telles taches, dit-il avec un air détaché. Un animal écorché se tenait devant moi, sur la table, sanguinolent, ses chairs reposant dans un seau posé à côté de lui. J’avais les mains recouvertes de sang et je ne te parle même pas de l’odeur. Dans un coin de la pièce, j’avais aménagé deux grands bacs : un pour le bain de tannage et un pour celui de rinçage. Enfin, pendu sur un fil, il y avait des peaux qui séchaient, laissant tomber quelques gouttes d’eau mêlée de sang. Une vraie boucherie en somme, continua-t-il, fier de lui.

Il la regarda finir de manger, déçu qu’elle n’ait pas réagi à sa plaisanterie. Sentant son regard sur elle, elle leva de nouveau la tête. Si elle ne voulait pas d’ennuis, il fallait qu’elle fasse au moins semblant de s’intéresser à son histoire.

— Et donc, commença-t-elle d’un air faussement enthousiaste. Qu’est-ce qui s’est passé ? Votre père est revenu ?

— Oui, il est revenu, dit-il d’un air las. Et il était très fâché. Son air de dégoût était passé et il était maintenant rouge de colère. Il m’a empoigné par le bras, m’a fait sortir de la cabane, et m’a poussé contre le mur. Il m’a mis une gifle, que j’ai senti passer. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » qu’il a commencé à crier. « T’es un grand malade, il faut te faire soigner ! Je veux que tu me débarrasses de tout ce bordel avant que ta mère ne rentre. » Je le regardai sans vraiment le voir. En fait, dans ma tête, je m’imaginais qu’il n’était pas là, non, qu’il n’était plus là. J’avais enfin trouvé une passion, une raison d’être et lui, il voulait me l’enlever ? Il a continué à hurler : « je vais appeler le docteur Henderson, il saura quoi faire de toi. Tu es bon à être enfermé. Tu es une honte pour la famille. Et ces pauvres animaux, comment tu as pu leur faire ça ? ». J’étais terrifié. Mon père allait le dire à tout le monde, j’allai être la risée de la ville, le bizarre, la curiosité. Et puis, une idée m’est venue. Mon père gesticulait dans le jardin, faisait de grands gestes, mais ne faisait plus attention à moi. Il était parti dans un grand monologue et semblait ne plus pouvoir s’arrêter. J’ai essayé d’en placer une, de lui expliquer que ce n’était pas si terrible, que les animaux étaient morts avant que je les trouve, que ce n’était qu’une expérience d’enfant. Mais il ne m’écoutait pas. Alors, j’ai voulu le faire taire. Pour qu’il m’écoute, tu vois. Pour lui faire comprendre que j’avais trouvé ma voie, dit-il avant de faire une pause.
À présent, elle était tout ouïe. Elle ne manquait pas une miette de son récit sordide, retenant même sa respiration.

— Il y avait une grosse pierre qui traînait près de ma cabane. Elle était là, toute proche. Il suffisait que je me baisse pour la saisir. Ça aurait été tellement facile. J’aurais pu en finir ce jour-là. Mais il m’avait énervé. Son ton de reproche, son regard de dégoût posé sur moi. Pour lui, je n’étais qu’un monstre, un être dénué de sentiments. Et j’avais envie qu’il paye pour ça. Oh oui, j’en avais très envie. J’ai donc reporté mon attention sur lui. Il ne monologuait plus. Il m’a regardé une dernière fois, a ajouté « commence à ranger, je ne veux plus rien voir dans une heure » et s’est dirigé vers la maison. J’entendais ma petite sœur qui pleurait. Sûrement ses hurlements qui l’avaient réveillée. Tout le voisinage avait entendu. Et pour cette humiliation, il allait souffrir. Dieu m’en fut témoin ce jour-là, il n’allait pas s’en sortir aussi facilement. Il avait réveillé quelque chose en moi. Quelque chose que je ne soupçonnais même pas. Quelque chose de mauvais.

Un frisson la parcourut. L’homme qu’elle avait devant elle était dangereux. Il valait mieux faire profil bas, le temps qu’il baisse sa garde. Il se leva, laissant son récit en suspens. Il ramassa le plateau, lui sourit et sortit. Il retourna dans son atelier pour continuer son travail.

***


Le Wichita Eagle se trouvait sur Douglas Avenue, non loin du Vagabond Cafe. En ce début d’après-midi, il régnait une certaine effervescence au journal. Les journalistes s’affairaient devant leur ordinateur pour écrire les articles qui paraîtraient le lendemain. Thomas se dirigea vers l’accueil et demanda à voir un responsable. La secrétaire l’appela dans son interphone et celui-ci vint à sa rencontre. Thomas lui expliqua ce qu’il attendait de lui et l’homme accepta sans rechigner.

— Vous savez, c’est un peu grâce à nous que Dennis Rader a été arrêté. Il ne faisait plus parler de lui depuis 1979. Mais sans savoir pourquoi, peut-être le manque de notoriété, il nous a envoyé une lettre en 2005, où il revendiquait un nouveau meurtre, celui d’une jeune femme tuée en 1986. L’ADN contenu sur la lettre a permis à la police de l’arrêter. Peut-être qu’une photo de lui dans le journal incitera votre tueur à sortir de l’ombre.

— C’est ce que nous espérons aussi. Merci. Je vous laisse. J’ai une enquête à mener.

— Oui, et moi, j’ai des photos à imprimer en première page.

Il sortit du journal et retourna à l’hôtel, le temps que Sarah revienne du Kake.

***


La chaîne d’information Kake News se trouvait au premier étage d’un immeuble composé de plusieurs bureaux. Arrivée à l’accueil, Sarah expliqua sa requête à la secrétaire, qui lui dit d’aller voir le directeur de la chaîne. Celui-ci se trouvait probablement à la machine à café, comme tous les jours à cette heure-là. Après avoir demandé son chemin, elle trouva non sans mal l’endroit où il se trouvait.

— Bonjour. Sarah Miller, KBI. J’enquête sur les meurtres qui ont eu lieu il y a quelques jours. Ceux dont on a retrouvé les ossements.

— Ah oui, triste histoire. Comme si un tueur en série ne suffisait pas. Je ne sais pas ce qu’ils ont tous avec notre ville. Ed Morton, directeur en chef de la chaîne, lui dit-il en lui serrant la main. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

— J’aimerais que vous diffusiez la photo du tueur. Enfin, on n’a pas son visage, que son allure. Mais peut-être que quelqu’un reconnaîtra son accoutrement, lui expliqua-t-elle en lui montrant la photo.

— Oui, peut-être. En tout cas, à moi il ne me dit rien, répondit-il après l’avoir longuement regardée. Je ferais passer sa photo dans l’émission du matin « Bonjour Kansas ». C’est une heure de grande écoute.

— Merci. J’espère qu’on pourra le coincer rapidement, lui dit-elle avant de tourner les talons pour partir.

— Oui, moi aussi.

Elle quitta l’immeuble et regarda sa montre. Il était quinze heures. Elle rentra à l’hôtel.
Chapitre 11 by Kermitte1982
Elle téléphona directement au docteur Caitlin. Elle se doutait bien qu’elle ne pourrait pas avoir de rendez-vous dans l’immédiat, du fait de la distance, mais elle espérait qu’elle la dirigerait vers un confrère, ici, à Wichita. Deux sonneries plus tard, sa secrétaire décrocha et après avoir entendu sa requête, lui passa la thérapeute :

— Agent Miller ! Comment allez-vous ? Tout se passe bien à Wichita ? Ma secrétaire m’a expliqué que vous faisiez encore des cauchemars et que cela vous empêchez d’être pleinement attentive à votre enquête en cours.

— Heu, oui, c’est exact. J’ai encore fait le même cauchemar. Celui où je suis devant un cercueil.

— Et votre mère ? Vous lui en avez parlé après notre dernière séance ?

— J’ai essayé, mais elle élude le sujet. Pour elle, ce n’est pas important.

— Je vois. Que diriez-vous d’aller voir un de mes confrères en consultation. Je pense qu’une séance d’hypnose régressive pourrait vous aider à y voir plus clair. Je pense qu’il s’agit d’une scène de votre passé, que votre subconscient essaie de faire remonter à la surface. Ça pourrait valoir le coup d’essayer. Vous avez de la chance, il y en a un très bien à l’hôpital Wesley Woodlawn. Vous avez de quoi écrire ?

— Oui, un instant, dit-elle en prenant un post-it près du téléphone. Je vous écoute.

— C’est le docteur Goodwin. Vous pouvez le joindre au 316-853-3670. C’est sa ligne personnelle. Vous ne passerez pas par son secrétariat comme ça. Dites-lui que vous appelez de ma part. On se connaît bien, et il me doit un service.

— Merci, docteur. C’est noté. Et encore merci.

— De rien. J’espère que vous y verrez plus clair après ça.

Sarah raccrocha et composa le numéro que lui avait donné sa thérapeute. Le cabinet du docteur Goodwin allait bientôt fermer et il fallait absolument qu’elle prenne un rendez-vous rapidement. Par chance, elle réussit à lui parler, et après avoir expliqué qui l’envoyait, il lui donna un rendez-vous pour le lendemain matin.

***


La couture de sa deuxième victime avançait bien et sur les coups de dix-huit heures, il avait presque fini. Le visage demandait une certaine attention. Tel un sculpteur, il fallait qu’il repositionne les orbites, de façon à ce que ça ait l’air naturel. Pour cela, il prenait ses victimes en photo, afin de ne pas faire d’erreur. Il disposait de petits accessoires pour remplacer les oreilles, la langue, tout ce qui ne pouvait pas être gardé. Ne manquait plus que les yeux. Il s’étira en levant les bras bien hauts au-dessus de sa tête, ce qui provoqua un craquement sinistre au niveau de son dos. Travailler en étant toujours courbé était mauvais pour le corps, et il le savait. Il l’avait étudié lors de sa première année de médecine. Mais il ne voyait pas comment faire autrement. Alors, il prenait sur lui, et régulièrement dans la journée, il faisait des séances d’étirements. Il jeta un dernier coup d’œil à son travail, se retourna et ouvrit une petite boîte d’yeux de verre. Il en sortit une paire marron et vint les fixer à l’intérieur des globes oculaires. Pour finir, il arrangea ses cheveux blonds afin qu’ils aient l’air naturels. Maintenant, elle ressemblait davantage à une jeune femme. Il la peindrait plus tard. Il avait quelqu’un d’autre à aller voir.

La veille, il avait sorti le corps du congélateur et l’avait posé sur une table froide, afin que la décongélation ne se fasse pas trop rapidement. Il devait attendre qu’il soit parfaitement décongelé avant de pouvoir enlever la peau. Il avait posé un drap sur elle afin de conserver sa pudeur. Il se dirigea vers elle, souleva le morceau de tissus, et pinça la peau avec le pouce et l’index. Elle était souple. Il devait se dépêcher avant qu’elle ne se raidisse. Il alla chercher son chariot qui contenait son matériel de dépouillage, prit un scalpel et commença par faire des entailles sous les pieds, du talon aux orteils. Parfois, il se disait que la thanatopraxie aurait été plus simple. Mais ce n’était pas un challenge à sa taille. Et puis, comme ça, il pouvait leur donner la position qu’il voulait. Il prit le couteau écorcheur et commença à séparer la peau de la chair très doucement, délicatement, afin de ne pas l’abîmer, comme l’on ferait pour un poisson. Cette étape demandait de la patience et de la dextérité. Dans les faits, cela ressemblait à remonter un collant, millimètre par millimètre, afin d’avoir une peau complètement retournée au bout de quelques heures. Il suffisait ensuite de gratter les morceaux de chair et de graisse qui y étaient encore collés avec un outil pour décharner les mammifères et le tour était joué. Bien sûr, il fallait avoir le cœur bien accroché, parce que c’était vraiment une étape horrible, surtout pour le commun des mortels, mais pas pour lui. Déjà, à force d’utiliser des produits toxiques, il avait peu à peu perdu l’odorat, ce qui fait que les odeurs de son atelier ne le dérangeaient pas, et puis il avait été jusqu’en troisième année de médecine. Il avait donc pratiqué la dissection sur de vrais cadavres. Plus rien ne le dégoûtait. Lorsqu’il eut fini toutes ces étapes, il était trois heures du matin. Il n’avait pas vu le temps passer. Il retourna la peau et la déposa dans le bain de tannage. Sa blouse et ses mains étaient couvertes de sang. Ses bottes en caoutchouc faisaient du bruit en marchant sur le sol spongieux. Il se demanda ce que diraient les gens si quelqu’un venait sonner à la porte maintenant et qu’il le trouvait ainsi. Cette pensée le fit sourire. Il savait très bien ce qui se passerait si quelqu’un venait sonner maintenant. Il ne dirait rien, et finirait très probablement dans le bain d’acide. Il ne lui restait plus que deux choses à faire avant d’aller se coucher : dissoudre le corps décharné et passer un jet d’eau sur le sol pour enlever tout le sang.

***


Le docteur Goodwin lui avait donné rendez-vous à neuf heures, dans son cabinet, au sein de l’hôpital Wesley Woodlawn. Sarah s’y présenta avec cinq minutes d’avance et s’assit dans la salle d’attente. À l’heure dite, le psychologue sortit de son cabinet et l’invita à entrer.
Dans un coin de la pièce se trouvaient un bureau et une chaise, et en son centre, deux fauteuils se faisaient face. Les murs étaient recouverts de tableaux représentant des paysages abstraits, d’affiches d’animaux avec des messages de soutien et de ses différents diplômes. Non loin des fauteuils se trouvaient une petite table avec une bouilloire, des tasses, du thé et du café soluble. Un tapis moelleux finissait de rendre cette pièce chaleureuse. Tout était fait pour que le patient se sente à son aise.

— Madame Miller, je présume ?

— Tout à fait. Merci de me recevoir. C’est le docteur Caitlin qui m’a parlé de vous.

— Oui, elle m’a envoyé une note avec vos antécédents. Il est écrit ici que vous faites beaucoup de cauchemars en ce moment. C’est exact ? lui demanda-t-il en regardant son calepin. Mais je vous en prie, asseyez-vous.

— Merci, dit-elle en s’asseyant sur le canapé.
Il vient s’asseoir en face d’elle.

— En fait, c’est toujours le même rêve. C’est pour ça que j’ai commencé à aller la voir. Je pense que c’est lié à mon enfance. J’ai grandi dans une famille d’accueil et je ne sais rien de mon passé. Pour une raison que j’ignore, ma mère n’a jamais voulu en parler avec moi.

— Je vois. Et pouvez-vous me dire ce qu’il se passe dans ce mauvais rêve ? continua-t-il en prenant des notes.

— Je suis devant une maison de banlieue et un homme se tient devant moi. Il me tend la main. Je n’arrive pas à voir son visage. Il me montre quelque chose du doigt. Je me retourne, et je vois un corbillard, avec un cercueil à l’arrière. Au moment où je m’approche pour le toucher, je change d’endroit. Je me retrouve alors dans une église, devant un cercueil. Et quand je veux regarder qui est allongé dedans, je me réveille en sursaut.

— Je vois. Quelqu’un est mort quand vous étiez petite ?

— Je ne sais pas. Pas que je sache, répondit-elle, les yeux dans le vague.

— Vos parents vous ont-ils expliqué pourquoi vous aviez changé de famille ?

— Ils n’abordaient jamais le sujet. Mais un jour, j’ai tellement insisté qu’ils ont fini par m’en parler.

— Et que vous ont-ils dit ?

— Que mes parents biologiques ne pouvaient pas me garder et que c’était mieux pour moi que je vive chez eux. Et ils n’ont plus jamais abordé le sujet. Je voyais bien que ça les mettait mal à l’aise, alors j’ai arrêté de poser des questions.

— Et ces cauchemars ont commencé quand ?

— L’année dernière. Avec mon équipier, on traquait un sale type qui avait kidnappé une gosse. Une sale affaire.

— Et vous l’avez arrêté ? lui demanda-t-il avec un certain intérêt.

— Le type, oui, on l’a eu. Mais la gamine y est restée, dit-elle, abattue. Elle devait avoir dans les cinq ans et j’avais fait une promesse à sa mère…

— Je vois. Et c’est à ce moment-là que les rêves ont commencé ?

— Après l’enterrement, dit-elle en hochant la tête. La vue du cercueil a réveillé quelque chose.

— D’accord, dit-il en fermant son calepin. Si vous êtes d’accord, j’aimerais tenter une hypnose régressive sur vous. Vous en avez déjà fait avant ?

— Heu, non. J’en ai entendu parler. Mais ça s’arrête là.

— Très bien. Vous voulez essayer ? lui demanda-t-il.

— D’accord. Si ça me permet de retrouver mes souvenirs, pourquoi pas.

— Pour commencer, vous allez vous allonger. Et vous allez écouter ma voix.

Il attendit qu’elle s’allonge et continua.

— Y a-t-il un endroit où vous vous sentez en sécurité ?

— Oui, dans ma chambre d’enfant. Petite, j’y restais des heures quand j’avais besoin de m’isoler, lui répondit-elle en joignant ses mains sur son ventre.

— Très bien. Alors, c’est là que nous allons nous rendre pour commencer. Avec la méthode que je vais employer, vous revivrez vos souvenirs comme si vous étiez spectatrice et non actrice. Ce sera moins éprouvant. Vous verrez, entendrez, mais ne pourrez pas intervenir. Maintenant, je veux que vous fermiez les yeux et que vous concentriez sur ma voix. Détendez-vous, inspirez, expirez.

Sarah ferma les yeux et commença à respirer calmement. Sa poitrine se soulevait et descendait, d’abord normalement, puis de plus en plus lentement à mesure qu’elle sombrait dans un demi-sommeil.

— Bien. Maintenant, je veux que vous visualisiez un escalier. Vous allez descendre marche par marche, pendant que je vais compter à rebours.

Il compta de dix à zéro et vit que sa patiente était complètement détendue.

— Vous voyez une porte devant vous ?

Elle acquiesça.

— Bien, ouvrez là. Vous êtes dans votre chambre d’enfant. Vous êtes en sécurité. Vous regardez autour de vous, que voyez-vous ?

— Des posters sur le mur, des dessins, mon lit, au milieu de la pièce. Mon bureau, dans un coin, ma penderie. Et moi. Je me vois, assise sur le lit.

— Quel âge avez-vous à cet instant ?

— Quinze ou seize ans, je dirais.

— Bien, nous allons remonter le temps. Je veux que vous retourniez bien plus loin dans le passé, à l’époque où vous n’aviez pas encore été placée. Pour cela, vous allez repasser la porte et reprendre l’escalier. Vous y êtes ?

Elle acquiesça de nouveau.

— Comme tout à l’heure, une fois en bas, ouvrez la porte. Dites-moi ce que vous voyez.

— Je vois une petite fille d’environ deux ans, dit-elle au bout de quelques minutes. Elle est dans une maison, dans le salon. J’entends la télévision. Quelqu’un est en train de la regarder. Une femme fredonne dans la cuisine. La petite fille la regarde et lui sourit. Elle tend ses petits bras dans sa direction.

— Pouvez-vous me décrire l’enfant ?

— Elle est blonde, avec les cheveux frisés. Elle porte une petite robe à carreaux colorée et des collants blancs. Elle est vraiment jolie.

— Et la femme, celle qui se trouve dans la cuisine ?

— Elle aussi est blonde, comme la petite fille. Elle a des cheveux longs, attachés en une queue de cheval. Elle porte une salopette bleue et un t-shirt blanc à manches courtes dessous.

— D’accord. Et que font-elles maintenant ?

— La femme se dirige vers l’enfant et la soulève dans ses bras, pour la faire tourner. Les deux rient de bon cœur, dit-elle en souriant. Sur le canapé, je vois l’arrière d’une tête qui dépasse, mais il ne se retourne pas aux sons des rires.

— D’après vous, l’ambiance est heureuse ?

— Oui, très. La pièce respire le bonheur.

— Et vous, comment vous sentez-vous ? demanda-t-il, en insistant.

— Bien. Mais je suis un peu émue à la vue de cette femme. Elle me dit quelque chose. Quand je la regarde, j’ai envie de pleurer.

— Dit-elle quelque chose à la petite fille ?

— Elle bouge les lèvres, mais je n’entends pas ce qu’elle lui dit.

— Concentrez-vous, lui recommanda-t-il. Et maintenant, vous entendez ?

Elle plissa le front comme si elle était en train de se concentrer.

— « Ma petite Sarah, que tu me fais rire. J’aimerais que ces moments durent toujours ».

Elle se tut et des larmes roulèrent sur sa joue. Mais elle ne semblait pas en avoir conscience. Elle ne chercha pas à les essuyer. Le docteur Goodwin attendit quelques minutes avant de reprendre.

— Sarah, c’est vous cette petite fille. Vous vous souvenez de cette femme ? C’est votre mère ?

— Je me souviens qu’on jouait souvent toutes les deux. Elle était gentille. Oui, c’était maman.

— C’est très bien. Vous voyez autre chose ? Quelque chose d’autre qui vous revient ?

— Elle est pâle. Elle sourit, mais je vois bien, malgré mon âge, que quelque chose ne va pas. « Qu’est-ce qu’il y a maman ? » Elle ne me dit rien. Juste ce sourire de façade.

— Bon. Ça ira pour aujourd’hui. Revenez sur vos pas et remontez les escaliers. Je vais compter à rebours. Vous commencerez à grimper les marches à dix et serez de retour à zéro. Prête ?

Elle hocha la tête. Il commença à compter et elle se vit monter les marches une par une, au son de sa voix. Arrivée à dix, elle ouvrit les yeux.

— Comment vous sentez-vous ? lui demanda-t-il, doucement.

— Oh, je pleure, pardon, s’excusa-t-elle en s’essuyant les yeux avec sa manche.

— Ce n’est rien. Cela arrive fréquemment pendant une séance. De quoi vous souvenez-vous ?

— Je crois que ma mère était malade. Ça expliquerait pourquoi j’ai été placée. Je sais qui pourra répondre à mes questions.

— Il est possible que d’autres souvenirs vous reviennent pendant votre sommeil. Après tout, la porte de votre subconscient a été ouverte. J’aimerais que vous notiez sur une feuille tout ce dont vous vous rappellerez, afin qu’on en discute à notre prochaine séance.

— Parce qu’il y aura une deuxième séance ? demanda-t-elle, étonnée.

— Bien sûr. On n’a fait que gratter la surface. À moins, bien sûr, que votre mémoire se débloque d’elle-même. Dans ce cas, il s’agira plus d’un bilan.

Elle se redressa sur le divan et remit ses chaussures. En se levant, elle serra la main du thérapeute, le paya et sortit de son cabinet. Le temps avait filé et elle ne l’avait pas vu passer. Il était presque midi. Thomas devait l’attendre pour aller déjeuner. Mais avant cela, elle avait un coup de fil à passer.
Chapitre 12 by Kermitte1982
En sortant de l’hôpital, elle envoya un message à son coéquipier afin qu’il la retrouve au restaurant mexicain qui se trouvait près de leur hôtel. Elle appela ensuite un taxi, afin de la conduire sur le lieu de rendez-vous. En attendant, elle décida de contacter sa mère, afin d’en savoir un peu plus sur son adoption. Elle décrocha au bout de trois sonneries.

— Bonjour, ma chérie. Ça me fait plaisir d’avoir de tes nouvelles. Comment vas-tu ? Ton enquête avance bien ?

— Non, elle mouline, répondit-elle sèchement. À ce propos, j’aurais des questions à te poser.

— Ah, et à quel sujet ? demanda-t-elle, visiblement inquiète.

— Sur le sujet que tu évites soigneusement depuis des années, commença-t-elle, mon adoption.

— Tu m’en vois désolée, mais là je suis un peu occupée. Charlène doit venir et je n’ai pas trop le temps de te parler, dit-elle nerveusement.

— Non, maman. Je sais que tu mens. Tu vas me répondre maintenant.

— Bon, qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Mes parents. Sont-ils toujours en vie ?

Un long silence se fit, puis, au bout de quelques secondes de réflexion, elle répondit :

— Non. Ils sont morts. Tous les deux. Accident de la route, je crois.

— Maman, pour l’amour de Dieu, arrête de me mentir !

Elle criait presque maintenant. À la vue des regards interrogateurs que lui jetaient les passants, elle baissa d’un ton et continua :

— Je sais qu’ils ne sont pas morts dans un accident.

— Ah, et comment tu le sais ? Tu ne me fais plus confiance ?

— Je sors d’une séance d’hypnose, maman. Et je sais que ma mère biologique était malade, ou du moins, elle en avait l’air.

— Eh bien, puisque tu insistes, je vais te dire ce que je sais.

— Merci, maman, répondit-elle en s’asseyant sur un banc, le temps d’attendre le taxi.

Elle commença alors à lui raconter les circonstances de son adoption. Ses parents adoptifs ne pouvaient pas avoir d’enfant. Ils avaient essayé pendant plusieurs années, mais cela n’avait jamais abouti. Ils s’étaient donc inscrits au programme fédéral « Foster Care » pour devenir famille d’accueil. À défaut d’avoir un enfant biologique, ils pourraient en élever un qui aurait réellement besoin d’eux. Comme les enfants de ce programme étaient généralement plus âgés, ils avaient été étonnés qu’on les appelle pour accueillir une enfant d’à peine deux ans. Elle venait d’arriver dans le programme, à la suite de la mort de sa mère. Un cancer, se souvenait-elle. Son père, lui, était mort deux ans auparavant, lors d’un accident. Comme le placement se passait bien, ils avaient fait une demande d’adoption fermée au bout de deux ans, et l’avaient obtenu quelques mois après. Ils n’avaient jamais posé de questions sur ses parents biologiques. De toute façon, le principe de cette adoption était que ni les parents biologiques ni l’enfant adopté ne pouvaient entrer en contact. Elle hésita une seconde avant de lui révéler qu’elle avait un frère. La dame de l’agence lui avait dit, mais elle ne savait pas où il était, et elle n’avait pas cherché plus loin. Cette nouvelle lui fit l’effet d’une gifle. Elle pensait être fille unique et voilà que la personne en qui elle avait le plus confiance lui révélait le contraire. Elle se leva, le besoin de faire les cent pas se faisant sentir, et après une dernière parole blessante, raccrocha. Son taxi venait d’arriver, et c’est passablement énervée qu’elle monta à l’intérieur.

Arrivée au restaurant, elle retrouva Thomas, assis en train de l’attendre. Son teint rougi par la colère le surprit. Elle n’était pas du genre à s’énerver. Il avait dû se passer quelque chose de grave. C’est pour cette raison qu’il prit des pincettes avant d’ajouter :

— Hé, Sarah ! Comment vas-tu ? Ça s’est bien passé ton rendez-vous ?

— À merveille, répondit-elle ironiquement avant de s’asseoir. J’ai appris que ma mère était une menteuse !

— Ah ! dit-il, gêné. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

— Ce serait trop long à t’expliquer. En gros, j’ai appris que mes parents étaient morts et que j’avais un frère !

— Ah ! fit-il de nouveau. Désolé. Si je peux faire quoi que ce soit.

— J’aimerais le retrouver.

— Qui ça ?

— Mon frère ! Peut-être que lui aussi me cherche. Qui sait ?

— Et tu comptes faire quoi ? C’est pas comme si on n’avait pas de tueur à trouver. Je sais que ça fait plus de quarante-huit heures, mais la dernière victime est peut-être toujours vivante. Et elle a peut-être encore de l’espoir.

— Oui, tu as raison. Comme d’habitude, dit-elle en lui souriant. Je ferais des recherches pendant mes heures de repos. C’est pas comme si c’était pressé. Je peux bien attendre encore un peu. Et toi, alors, tu as avancé ? La photo a donné quelque chose ?

— Non. Enfin, si, peut-être. Une fleuriste près du parc dit avoir vu un homme qui lui ressemblait la veille de la tornade. Même accoutrement. À un moment donné, le vent s’est levé et son chapeau s’est envolé. Elle s’en souvient parce que ça l’a fait rire de le voir courir après dans tout le parc.

— Donc, elle l’a vu sans son chapeau. Il avait un signe particulier ?

— De là où elle était, elle ne distinguait pas grand-chose, mais il lui a semblé qu’il souffrait de calvitie. Et qu’il avait une cinquantaine d’années.

— Tu parles d’un scoop. Combien d’hommes de cet âge dans cette ville ont un début de calvitie ? On n’est pas en train de jouer à Qui est-ce, là. La couleur de cheveux peut-être ?

— Brun. Et elle a dit qu’il était de taille moyenne, pour un homme.

— C’est quand même assez maigre. Et le bureau qui nous harcèle pour avoir des résultats. Quatre jours qu’on est là, et rien, nada. Ah si, ironisa-t-elle. On sait que c’est un homme, qu’il est brun et chauve. Ça pourrait être la moitié des hommes de cette ville ! Pas d’autres témoins ? demanda-t-elle, pleine d’espoir.

— Non. Il semblerait qu’il soit suffisamment discret pour ne pas se faire remarquer.

— On peut donc mettre de côté les délinquants notoires. Il ne s’est probablement jamais fait arrêter, paye ses impôts et ses factures, en temps et en heure…

— Il ne doit pas beaucoup sortir non plus, dit-il, en réfléchissant. Il suffirait qu’on fasse passer cette info dans la presse, avec une récompense à la clé, pour que les gens dénoncent leurs voisins. L’homme est tellement cupide.

— Le pire, c’est que ça pourrait marcher. Contacte le journal. On va leur donner un profil : homme blanc, cheveux bruns, de taille moyenne, la cinquantaine, calvitie, de nature discrète, sans histoire. Ça devrait délier les langues.

Le téléphone de Sarah sonna pendant qu’ils discutaient. C’était sa mère. Pendant leur conversation, Sarah avait raccroché si vite qu’elle n’avait pas eu le temps de lui donner le nom de son frère. Il s’appelait Éric Delmarle et devait être âgé d’une quinzaine d’années quand elle avait été recueillie. Sarah remercia vivement sa mère et raccrocha, en se disant qu’elle allait contacter le bureau pour qu’il fasse des recherches. Avec un peu de chance, il serait connu des services de police.

— Ça va ? lui demanda-t-il lorsqu’elle eut raccroché.

— Très bien. Je te laisse contacter le journal, j’ai un coup de fil urgent à passer.

Sur ce, elle quitta le restaurant sans finir de déjeuner, laissant son coéquipier payer la note.

***


Ce matin-là, Joseph s’était réveillé avec une terrible migraine. Il avait traîné au lit et ne s’était levé que sur les coups de dix heures, lorsqu’il avait entendu son invité faire du bruit dans sa chambre. « Ah, elle essaie encore de s’échapper », se dit-il. Elle mettait tellement de cœur à l’ouvrage qu’il ne tentait même pas de l’en dissuader. Il savait qu’elle n’y arriverait pas, de toute façon, car même s’il la nourrissait depuis qu’elle était enfermée là-haut, elle n’avait guère plus beaucoup de force. « Elle n’arriverait même pas à ouvrir un pot de cornichons », se dit-il, amusé. Il s’habilla, fit rapidement sa toilette, se jeta de l’eau sur le visage et passa sa main mouillée sur ce qu’il restait de ses cheveux. Après un bref coup d’œil dans le miroir de la salle de bain, il descendit préparer le petit déjeuner de sa prisonnière, en se disant que si tout se passait bien ce jour-là, ce serait la dernière fois qu’il aurait à le faire.

Comme à son habitude, il donna trois coups à la porte, l’ouvrit et déposa le petit déjeuner à bonne distance. Puis, il se retira, descendit les escaliers et alla chercher son journal. Comme tous les matins, il l’attendait bien sagement au pied de sa porte d’entrée. Il le prit, referma la porte en jetant un œil aux alentours pour s’assurer qu’il n’y avait rien de suspect, et alla s’asseoir dans la cuisine, afin de le feuilleter pendant qu’il prenait son café. Il fut assez surpris de voir sa photo en première page. Le titre indiquait : « Le monstre de Wichita. Avez-vous vu cet homme ? ». Certes, on ne voyait pas son visage, mais lui savait. Il était tellement excité lors de sa chasse, cette nuit-là, qu’il n’avait pas fait attention à la caméra du parking. Heureusement pour lui, il marchait en baissant la tête. N’empêche, quelqu’un pouvait très bien reconnaître son manteau noir et son chapeau. Il devait faire en sorte de ne plus sortir avec. Au-dessous, imprimées dans quatre médaillons, se trouvaient les photos des filles. Ces deux empêcheurs de tourner en rond commençaient à le fatiguer sérieusement. Il allait devoir les surveiller de près. Il était marqué dans le journal que si on savait quelque chose à propos de ce type, il fallait composer un numéro qui se trouvait en bas de l’article. Il espérait cependant qu’aucun de ses voisins ne ferait le rapprochement. Après tout, peu l’avaient vu dans cette tenue. Rassuré, il redescendit à la cave, afin de vérifier l’état de la peau. Il mit ses gants en caoutchouc jaunes qui montaient jusqu’aux coudes, et les trempa dans la cuve. Il était très satisfait. Encore une journée de trempage pour être sûr, et ce serait bon. Il jeta ensuite un œil à la deuxième cuve, celle contenant de l’acide. Dans l’espèce de bouillie noirâtre, on pouvait encore voir de la chair accrochée aux os. Il devrait attendre encore un peu avant d’aller s’en débarrasser, plus convenablement cette fois.

Il retourna à la table froide, où l’attendait toujours l’Anglaise. Il devait la peindre, comme il l’avait fait avec l’autre. Mais avant cela, il devait la remettre debout. Suivant la même technique qu’avec sa précédente victime, il finit par réussir, non sans mal. Il alla ensuite chercher le pistolet à peinture et précautionneusement, commença à lui redonner un semblant de couleur.

***


À peine sortie du restaurant, Sarah prit son téléphone et appela l’un de ses collègues, restés au bureau. Il était spécialisé dans la surveillance, mais elle ne doutait pas qu’il trouverait toutes les informations concernant son frère. Lorsqu’il décrocha, elle lui expliqua rapidement la situation et lui donna tous les renseignements qu’elle avait en sa possession. Il lui promit de faire vite, dès qu’il serait en pause. Elle le remercia et raccrocha.

***


Il mit son deuxième modèle à côté du premier afin de le faire sécher. Il retourna au grenier pour aller chercher de la mousse polyuréthane, élément indispensable à la fabrication du squelette, et les deux parties du moule en silicone grandeur nature qui représentaient l’avant et l’arrière du mannequin. Il les avait réalisés à l’aide de la baignoire, lorsque la fille était encore congelée. Cela n’avait pas été facile et il avait dû recommencer l’opération deux fois. Il avait rempli la baignoire aux trois quarts avec du silicone liquide et avait plongé la fille dedans, de face. Il lui avait fallu tirer fort pour la sortir ensuite de là, sans abîmer son empreinte. Une fois cette étape réalisée, il avait enlevé le moule, puis avait recommencé l’opération en plongeant cette fois la fille de dos.

Les deux premières victimes étant de taille similaire, il avait pu utiliser le moule de la première pour sculpter le squelette de la seconde. Mais celle-ci étant plus petite, le moule en silicone qu’il avait réalisé à partir du mannequin de vitrine pour les deux premières filles était donc trop grand. Au vu de l’encombrement des deux parties du moule, il se dit qu’il serait aussi simple de couler la mousse directement dans le grenier. Il posa donc le premier moule par terre et entreprit de le remplir. Ceci fait, il posa le deuxième tout près du premier et le remplit à son tour. Enfin, il posa non sans mal les deux parties du moule l’une sur l’autre. Il ne lui restait plus qu’à attendre quelques heures, que la mousse sèche, avant de pouvoir le démouler.
Chapitre 13 by Kermitte1982
Vers dix-sept heures ce jour-là, le collègue de Sarah lui laissa un message sur son répondeur, lui demandant de le rappeler. Il avait trouvé une information très importante, et ne voulait pas la dévoiler par téléphone. Thomas était encore au journal, pour leur donner le profil du tueur. En attendant qu’il revienne, elle faisait le tour des restaurants et des magasins qui se trouvaient autour du quartier de Linwood. Depuis que les ossements avaient été retrouvés dans le parc, ils étaient persuadés que le tueur habitait ce quartier. Ce n’était qu’une question d’heures ou de jours, avant qu’il ne lui mette la main dessus. Ses voisins allaient le trahir, personne ne voulait habiter à côté d’un assassin. En sortant du prêteur sur gages, elle vit un appel manqué sur son téléphone. En consultant le journal des appels, elle vit que celui-ci venait de son collègue. Elle composa le numéro et au bout d’une sonnerie à peine, il décrocha.

— Sarah, je suis content que tu me rappelles.

— Max ? Tout va bien ? demanda-t-elle, de l’inquiétude dans la voix.

— Tu as eu mon message ?

— Heu, non, j’ai pas eu le temps de l’écouter. Qu’est-ce qu’il se passe ?

— J’ai trouvé les informations que tu m’avais demandées. Sur ton frère.

— Ah cool, tu as fait vite. Et alors, tu as trouvé quoi ? demanda-t-elle, visiblement excitée.

— Sarah, je suis désolé. Ce ne sont pas de bonnes nouvelles.

La joie quitta son visage, qui se rembrunit. Elle ne savait plus quoi dire ni penser. Elle manquait d’air. « Ce ne sont pas de bonnes nouvelles ». Ces paroles tournaient en boucle dans sa tête. Comment en aurait-il pu être autrement, au bout d’autant d’années ?

— Sarah ? Tu es toujours là ? demanda Max.

— Oui, heu, désolée. Je… qu’est-ce que tu as trouvé ? bafouilla-t-elle.

— Il est mort. Il y a trente ans, dans un incendie. Je l’ai trouvé facilement, parce que c’était un incendie criminel. Je t’envoie le dossier.

— D’accord, dit-elle, après un moment d’absence. Max ?

— Oui ?

— On sait qui l’a tué et pourquoi ?

— Tout est dans le dossier. Le pyromane a été arrêté, mais il clame toujours son innocence. Il n’a jamais donné les raisons qui l’ont poussé à passer à l’acte.

— Je vois. Merci pour le dossier. Je le regarderai lorsque je serai rentré à l’hôtel.

— De rien. Fais-moi signe si tu as besoin de quelque chose d’autre.

— Ok. À plus tard.

Elle était triste, mais elle ne comprenait pas pourquoi. Comment la mort d’un frère, dont elle ignorait même jusqu’à l’existence, pouvait lui faire autant de peine ? Elle ne l’avait jamais vu, ne savait pas à quoi il pouvait ressembler, ne connaissait pas son caractère. En bref, elle ne savait rien de lui. Elle envoya un SMS à Thomas pour lui dire qu’elle retournait à l’hôtel, mais qu’il fallait qu’il continue de faire le tour des magasins. Il lui répondit quelques secondes après, pour lui dire qu’il était en chemin. Elle retourna à l’hôtel, curieuse de savoir ce qu’elle allait bien pouvoir trouver dans ce fameux dossier.

Sa chambre, la 404, donnait sur le parking. Elle tira les rideaux, alla chercher son ordinateur portable, et le posa sur le lit. Elle ouvrit ses mails et trouva celui envoyé par son collègue des renseignements. Le dossier se trouvait en fichier joint. Elle le téléchargea et l’ouvrit. Celui-ci avait été numérisé pour les archives. Sur la page de garde du rapport, qui en comptait une vingtaine, figurait la mention « information confidentielle ». Et dessous, encadré au milieu de la page, figurait le logo du FBI, le nom de la victime, ainsi que le numéro de l’enquête, composé de lettres et de chiffres. Enfin, en bas à droite, quelqu’un avait tamponné « affaire classée », en rouge.

Sur la première page, une photo de la victime était accrochée avec un trombone. Sur la partie haute du document, étaient inscrites toutes les informations relatives à sa vie : son nom (Delmarle), son prénom (Éric), sa date de naissance (10 janvier 1972), son lieu de naissance (Pierre, dans le Dakota du Sud), sa taille (1,65 m), son poids (55 kilos), son adresse (Appt. 12, 54 N Broadway St, Aurora, SD 57002, États-Unis), son groupe sanguin (A+), etc.

Au milieu de la page figuraient les informations relatives à son décès : la date de la mort (13 novembre 1992), les circonstances (brûlé vif dans son appartement), l’état du cadavre (calciné), le nom du meurtrier (Kaidan Lester), etc.

Enfin, sur la partie basse de la feuille, se trouvaient rédigées en quelques lignes les conclusions de l’enquête, à savoir, meurtre par incendie criminel.

Les pages suivantes concernaient le rapport du médecin légiste, la scène de crime, le témoignage des témoins, l’enquête en elle-même, l’interrogatoire du suspect numéro un, et le résultat de l’audience finale.

Elle alla se faire un café après avoir parcouru la première page du rapport. Elle allait devoir éplucher tout le dossier, et il lui fallait du carburant pour cela. Elle retourna s’installer sur le lit une tasse à la main et entreprit de feuilleter le dossier, en commençant par le rapport du médecin légiste. Celui-ci était plutôt concis. En effet, le corps ayant brûlé dans l’incendie, il ne restait plus beaucoup d’indices à trouver sur la victime. L’analyse de sang n’avait pas été possible à cause de la calcination, et le légiste avait dû mesurer le taux de monoxyde de carbone présent dans le sang à partir de prélèvements musculaires. Il en avait déduit que son frère avait été brûlé vif. Il n’était cependant pas précisé si celui-ci était conscient ou non. Mais ayant été retrouvé dans son lit, la probabilité qu’il dormît au moment des faits était forte. L’analyse toxicologique de fragments cutanés avait permis de mettre en évidence la présence d’un accélérant (type essence) sur le corps. Ajouter à cela qu’il manquait des dents et que celles qui restaient étaient cassées, l’origine criminelle de l’incendie n’était plus à démontrer. L’identification du corps était quant à elle quasiment impossible. Elle sauta directement à la conclusion : la victime était vivante au moment de l’incendie, probablement endormie. La présence de toxines dans le sang n’ayant pu être analysée, faute de sang, il est impossible de dire si elle était consciente ou non au moment de son décès. Mais au vu de l’acharnement dont le tueur a fait preuve, il est quasiment impossible que la victime ait été consciente au moment de l’incendie. Les restes de vêtements qu’elle portait et l’endroit où elle est morte laissent à penser que la victime est bien Éric Delmarle.

Sarah se sentit soudainement énervée. Le corps n’était tout bonnement pas identifiable. Et pourtant, le médecin légiste avait conclu que c’était bien son frère qui gisait sur sa table d’autopsie. Il s’était basé sur les restes de vêtements qu’il portait, et sur le fait qu’il se trouvait dans son appartement au moment de son décès. Autant dire que l’autopsie avait été bâclée. Si ça se trouve, ce n’était peut-être même pas son frère qui était mort ce jour-là. Elle continua tout de même sa lecture. La page suivante concernait la scène de crime. L’alerte avait été donnée par un certain monsieur Watterman, aux alentours de minuit. Il avait senti une odeur de brûlé, puis avait vu de la fumée descendre par les minuscules fissures de son plafond. Il avait alors appelé les pompiers. Mais le temps qu’ils arrivent, la chambre de la victime et une partie du salon avaient été complètement détruits, endommageant une partie des appartements qui se trouvaient au-dessous, dont celui de monsieur Watterman. Après avoir évacué l’immeuble, les soldats du feu avaient défoncé la porte à coups de hache pour s’introduire dans l’appartement. Le feu commençait à s’en prendre aux rideaux du salon, après avoir calciné tout ce qui se trouvait sans la pièce voisine. Ils mirent une bonne heure pour circonscrire l’incendie et quand ils y arrivèrent, il ne restait plus grand-chose à sauver. Le corps calciné de la victime avait été trouvé étendu sur le lit, dont le contour métallique était resté intact. Le légiste était passé, avait fait les prélèvements de base dans la pièce et sur le lit, puis on avait emmené le cadavre à la morgue. L’appartement avait ensuite été mis sous scellé.

Elle fut obligée d’arrêter sa lecture, soudain prise d’un haut-le-cœur. Son café avait soudain du mal à passer. Pourquoi s’en prendre à son frère ? se demanda-t-elle. Qu’avait-il bien pu faire pour finir comme ça ?

Les témoins avaient été entendus pendant deux semaines, pour la plupart des habitants de l’immeuble. Cependant, aucun d’entre eux n’avait vu ou entendu quoi que ce soit. Le tueur avait été discret, du début à la fin. À un moment donné de l’enquête, le lien avait été fait avec un tueur en série qui brûlait vive ses victimes, et qui sévissait dans le périmètre où son frère habitait. Il avait été arrêté alors qu’il mettait le feu à une voiture, après avoir tué son propriétaire. Durant tout son interrogatoire, il nia en bloc. Il reconnut les meurtres, mais pas celui-là. La conclusion de l’enquête indiquait que la présence du même hydrocarbure avait été détectée à chaque fois sur les scènes de crime et sur les victimes, ce qui était la preuve que le tueur était bien celui qu’il recherchait. Le tribunal l’a condamné à la perpétuité.

Elle referma le dossier, non sans un léger mal de tête. Une fois que cette enquête serait terminée, il faudrait absolument qu’elle s’entretienne avec ce type.
Chapitre 14 by Kermitte1982
Author's Notes:
J'adore particulièrement ce passage. J'aimerais beaucoup que vous me disiez ce que vous en avez pensé. Merci d'avance et bonne lecture.
Joseph était redescendu dans son atelier. Il contemplait ses créations avec tendresse. Il était impatient, car bientôt, une troisième fille viendrait les rejoindre. Le squelette serait bientôt prêt, la peau également. Il était temps de retourner voir celle qui se trouvait à l’étage. Il avait l’intention de la droguer. Il pourrait ainsi la tuer sans qu’elle ne se débatte. Il en avait été pour ses frais, une fois, et il ne voulait pas recommencer. Il regarda dans son armoire, celle où il rangeait ses drogues, et jeta son dévolu sur un bon vieux poison. En le mélangeant à de la nourriture, il serait plus discret. Elle ne se douterait de rien. Il était impatient de commencer. Même si la taxidermie représentait pour lui le summum du plaisir, il aimait aussi enlever la vie. Voir dans les yeux de quelqu’un la vie le quitter, cela avait quelque chose de jouissif. Mais dans ce cas de figure là, en particulier, il devait surtout faire en sorte qu’elle se tienne tranquille, afin de ne pas abîmer le corps. Il rongerait donc son frein pour cette fois. Il devait en choisir un qui n’était pas trop violent, afin qu’elle ne convulse pas, ce qui risquerait de blesser sa peau en mourant. Donc, un poison à effet lent, qui arrêterait le cœur. Le laurier rose5 semblait être un bon candidat. Il prit quinze grammes de feuilles séchées dans un pot et entreprit de les broyer. Il les mélangerait à sa soupe sans qu’elle ne se doute de rien. Un travail propre, en somme. Sa besogne achevée, il remonta dans la cuisine.

***


Dans sa geôle, Sofia se demandait comment faire pour sortir de cet enfer. Elle n’en avait plus pour longtemps, elle en était sûre. Il allait finir par venir la tuer et elle rejoindrait ses autres trophées. Un frisson glacé la parcourut. Il n’en était pas question. Elle ne se laisserait pas faire, en tout cas. Elle allait lutter, quitte à l’emmener dans sa chute. Elle regarda pour la énième fois, depuis qu’elle était ici, la chaîne qui entravait sa cheville. Si seulement, elle pouvait réussir à l’enlever. Comment ils faisaient dans les films, pour se sortir de ce genre de situation ? « N’y pense même pas, lui intima une petite voix dans sa tête. Il te faudrait beaucoup de force et ce serait très douloureux. Suffisamment pour te faire perdre connaissance ». Elle chassa cette voix, comme on chasserait un insecte, et commença à réfléchir sérieusement à la méthode la plus efficace. Se sectionner la cheville, comme dans le film Saw? Elle y avait déjà songé, mais elle n’avait pas de scie à sa disposition et il lui faudrait du temps pour y arriver, si seulement elle arrivait à l’entailler sans tomber dans les pommes. Et puis, ce serait probablement très douloureux. Non, elle devait trouver mieux. Et la fracasser contre le mur, la déboîter ? Elle pourrait ainsi faire passer la chaîne plus facilement, et il lui resterait des forces pour s’enfuir de la maison par la fenêtre, à supposer qu’il y ait un rebord auquel s’accrocher pour ne pas faire une chute qui pourrait lui être fatale. Mais ça aussi elle y avait déjà pensé. Enlever la chaîne du mur ? Elle avait déjà essayé et ça avait été peine perdue. Elle commençait à angoisser sérieusement. Cela faisait trop longtemps qu’il la gardait enfermée, et il n’y tiendrait bientôt plus. Il devrait la tuer. Elle n’avait même pas d’arme pour se défendre, à moins d’utiliser le pot de chambre comme tel. Et si elle faisait la morte ? se demanda-t-elle. Il pourrait s’approcher, « et alors quoi », reprit la petite voix, « tu comptes l’asphyxier avec ton haleine ? Il le verrait tout de suite que tu n’es pas morte. C’est un P.R.O.F.E.S.S.I.O.N.N.E.L, nom de Dieu ! Il tue les gens par plaisir ! Cherche pas, c’est la fin. Tu vas mourir et ton corps décharné ira rejoindre la cuve ». De nouveau, elle la chassa et essaya de retrouver ses esprits. La prochaine fois qu’il viendrait, elle essaierait de gagner du temps en le faisant parler. Il avait l’air d’aimer ça, si elle en jugeait par cette histoire horrible qu’il lui avait raconté la dernière fois. Il baisserait sa garde et si elle était suffisamment rapide, elle pourrait tenter d’enrouler la chaîne autour de son cou, avant qu’il n’ait le temps de dire ouf. Elle lui prendrait alors la clé qui ouvre l’entrave, à condition qu’il l’ait sur lui, bien sûr, et elle pourrait enfin s’enfuir. Elle était plus grande que lui, elle devrait bien y arriver. « Tu es affaiblie, je te rappelle. Et lui, en pleine forme. Ton histoire, c’est du suicide ! » reprit la voix, en revenant à la charge. Elle ne savait pas exactement quelle heure il était, mais à en juger par la lumière qui filtrait à travers les rideaux, on devait être en fin d’après-midi. Bientôt, il lui apporterait son repas, et ce serait « maintenant ou jamais ». Depuis ces quelques jours où elle était enfermée, elle avait eu le temps de cogiter. Il ne tenterait pas une attaque directe, il voulait sa peau et il la voulait intacte. Donc, il n’utiliserait pas de couteau, pistolet, ou tout autre objet qui pourrait altérer la qualité de son corps. Il allait donc agir intelligemment. Et le seul moyen qui lui semblait être le plus judicieux était de lui faire ingérer quelque chose. Il fallait donc qu’elle se méfie de la nourriture et de la boisson. Raison de plus pour agir ce soir, si elle ne voulait pas mourir de faim ou de soif dans quelques jours. Son plan se résumait à deux étapes simples : le faire parler pour le distraire, puis l’avoir par surprise en l’étranglant avec la chaîne. Il était assez sûr de lui pour ne pas se méfier d’une prisonnière à bout de force. Elle avait bien l’intention de lui en faire la surprise.

***


Le repas était prêt. Il avait ajouté à sa recette les fleurs de laurier rose broyées. Il mit le tout sur un plateau et sur les coups de dix-neuf heures, monta le tout dans la chambre. Il tapota comme à son habitude, trois petits coups, puis ouvrit la porte. La jeune femme se tenait assise sur le matelas, les jambes en tailleur, et semblait ne pas faire attention à lui. Il déposa le souper par terre, puis alors qu’il se dirigeait vers la porte pour sortir, au moment où sa main allait toucher la poignée, elle se leva. Il entendit la chaîne cliqueter derrière son dos et se retourna. Elle le regardait droit dans les yeux. Désarçonné par cette manœuvre, il arrêta son geste et lui fit face. Elle avait dans le regard un air de défi. Ce n’était plus la petite chose terrorisée qu’elle avait été à ses débuts, non, elle avait changé. Et il le savait. Une combattante. Voilà ce qu’elle était à cet instant. Elle n’avait plus rien à perdre. Il s’éclaircit la voix et tenta une approche.

— Et bien ? Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il prudemment, sur ses gardes. Même si elle ne pouvait pas l’atteindre d’où elle était, il préférait garder ses distances.

— À vous de me le dire. Vous allez me tuer, n’est-ce pas ? Le moment est venu ?

— Je vois qu’on ne peut rien te cacher, dit-il calmement. En effet, le moment est venu. Mais ne t’inquiète pas, ce sera juste un peu douloureux. Rien d’insurmontable en somme, ricana-t-il.

— Et vous pensez que je vais me laisser faire ? Comme une brebis que l’on emmène à l’abattoir ?

Il réfléchit un instant et continua :

— Peut-être pas aussi facilement, mais oui, j’imagine.

— De quoi est mort votre père ? Je suppose, vu vos antécédents, que vous ne l’avez pas laissé s’en tirer aussi facilement. Je me trompe ?

— Non, en effet. Il a eu ce qu’il méritait. Vois-tu, après l’histoire de la cabane, il a tout raconté à ma mère. Il pensait qu’elle réagirait mal, qu’elle serait outrée de savoir que son fils était un sociopathe, ce genre de conneries. Le problème c’est que ma mère me faisait confiance, et qu’elle me crut lorsque je lui expliquai que ces animaux étaient déjà morts au moment de mes expériences. Elle essaya d’expliquer à son mari que son fils était juste curieux, qu’il se cherchait, qu’il n’y avait rien de mal là-dedans. Peut-être même que cela lui donnerait une vocation. Ma mère était une femme bien. Elle était compréhensive et je me sentais compris avec elle. Mais mon père ne voulait rien entendre et il menaça de brûler la cabane si je n’enlevais pas très vite mes affaires. À partir de ce moment-là, leur relation n’a plus été la même. Elle semblait plus triste et ils se disputaient constamment. Pour tous ces outrages, il devait payer. Et c’est finalement la nature elle-même qui me donna l’occasion de me venger de lui. Veux-tu entendre le reste de l’histoire ?

— Étant donné que je vais mourir, ce serait la moindre des choses. J’ai déjà le repas du condamné, je peux aussi avoir une faveur.

— Bon, très bien, ajouta-t-il, en allant s’asseoir sur une chaise près de la fenêtre. Tu veux savoir, alors je vais te le dire. Il est vrai que je n’ai pas souvent l’occasion de raconter mes anecdotes. Celle-ci est pourtant très intéressante. Vois-tu, mon père était radin. Il n’y avait pas beaucoup d’argent à la maison, et tout ce qu’il pouvait réparer lui-même, il le faisait. Une nuit, on a eu un gros orage, l’un de ceux qui font s’envoler les tuiles. Et l’eau a commencé à s’infiltrer par le toit. Mes parents ne l’ont pas vu tout de suite, et ce n’est qu’au petit matin, qu’ils s’en sont aperçus. L’eau avait provoqué des taches sur le plafond, et elle gouttait par terre, sur la moquette du salon. En bon Gripsou qu’il était, il n’a pas voulu faire venir de charpentier, et s’est dit que ce ne devait pas être sorcier de réparer un toit. Ah qu’il était con, ricana-t-il, les yeux dans le vague, comme s’il revoyait la scène. S’imaginer que lui, qui n’était pas bricoleur pour un sou, allait réussir à réparer un toit, c’était à mourir de rire. Ou à mourir, tout court. À cette idée, il s’esclaffa.

— Celle-là, elle était bien bonne, dit-il en reprenant son souffle et en s’essuyant les yeux. Tu ne trouves pas ?

— Si, hésita la jeune femme, hilarante, en effet !

— Bref, toujours est-il qu’il est monté sur le toit, ce matin-là, avec son marteau dans la bouche et quelques clous dans la poche. Moi, j’étais dehors, à le regarder. Ma mère devait être à l’intérieur, en train de faire des corvées, comme d’habitude. On était en été et la plupart des voisins étaient partis en vacances. Le quartier était désert, littéralement. Il n’y avait plus âme qui vive. La pluie avait rendu les tuiles glissantes et lorsqu’il arriva enfin en haut de l’échelle, il mit prudemment un pied dessus. Voyant qu’a priori il ne risquait rien, il commença à s’aventurer vers la cheminée, à l’endroit où, lui semblait-il, les tuiles avaient bougé. Je continuais de le regarder, fasciné. Je me rappelle m’être fait la réflexion, que s’il mourait maintenant, en tombant du toit, par exemple, je ne serais pas inquiété, que ça passerait pour un regrettable accident, tu vois, dit-il en mimant la chute avec sa main, comme ça ! Alors, je me rapprochai de l’échelle et la secoua, afin de voir si elle était bien ancrée au sol. Elle l’était. Mais plus pour longtemps, dit-il, avec un sourire malsain. C’était une échelle en bois. Quelle idée, me diras-tu, d’avoir une échelle en bois, quand on peut en acheter une en métal, plus solide ? Gripsou avait encore frappé, et je devais le remercier, pour le coup.

Il interrompit de nouveau son récit. Il se leva, et commença à faire les cent pas, en se tenant le menton de la main, comme s’il réfléchissait à la suite à donner à son récit. Au bout de quelques secondes, il arrêta son manège et revint s’asseoir en croisant les jambes. Il regarda de nouveau sa captive.

— Tu vois, continua-t-il, dans la boîte à outils de mon père, je trouvai ce que je cherchais. Une scie à main. Je regardai en direction du toit, mais mon père était toujours en train de faire ses réparations. Je pouvais entendre le bruit du marteau qui enfonce les clous. Je montai prudemment à l’échelle, ben oui, je ne voulais pas que mon plan se retourne contre moi, les barreaux étaient glissants je te rappelle, et je commençai à scier légèrement un barreau sur deux. Pas assez profondément pour être visible, mais suffisamment pour céder sous son poids de phacochère ! rit-il de plus belle. Le meurtre parfait, en somme. Ensuite, je suis descendu, ai remis la scie à sa place, et suis retourné dans le jardin. Ni vu ni connu. Un jeu d’enfant. Jamais une expression n’avait aussi bien porté son nom, d’ailleurs. Ben oui, j’avais treize ans, continua-t-il en riant.

Sofia l’écoutait toujours. Elle s’imaginait être Shéhérazade, dans Les Mille et une Nuits. Elle comptait bien le faire parler jusqu’à ce qu’il baisse sa garde et qu’elle puisse tenter quelque chose.

— Hé, tu m’écoutes toujours ? lui demanda-t-il, suspicieux.

— Bien sûr. Et après, que s’est-il passé ?

— Au bout d’une heure, les coups de marteau s’arrêtèrent. Et je le vis de nouveau sur la partie du toit qui me faisait face. En me voyant, il me fit un petit signe de la main, que je lui rendis. « Vas-y, je me disais, pose un pied sur le premier barreau, puis sur le second, tu vas avoir une surprise ». Arrivé au niveau de la gouttière, il se retourna, et posa son pied sur l’échelle. Son marteau lui échappa alors, lui faisant cracher un juron. En se retournant pour voir où il avait atterri, il appuya un peu plus longuement sur le barreau, qui cassa. Il perdit l’équilibre, essaya de se retenir au toit le temps de mettre son pied sur celui d’en dessous, et lorsque celui-ci céda aussi, j’imaginai une intense terreur dans son regard. Un instant plus tard, il perdit l’équilibre pour de bon et vint s’étaler sur le dos, de tout son long, au pied de l’échelle, la tête tournée vers le mur, comme ça, expliqua-t-il en joignant le geste à la parole. L’herbe mouillée étouffa le son de sa chute, et à part moi, personne ne sut ce qui venait d’arriver. Mais il n’était pas mort. Pas encore. Je m’approchai de lui, calmement, et m’agenouillai à hauteur de son visage. Il ne pouvait plus parler. Sa gorge faisait des bruits bizarres. Il avait dû se fracturer la trachée en tombant. En regardant par-dessus lui, je me rendis compte, comble de l’ironie, que sa gorge avait atterri, pile sur son marteau. La vie était en train de le quitter. Je pouvais le voir dans ses yeux ouverts. Il souffrait probablement de multiples hémorragies internes, et peut-être que si j’avais appelé les secours, il aurait survécu. La vie tient à peu de choses quand même, tu ne crois pas ? Je l’ai laissé là et suis rentré dans la maison. J’ai dit à ma mère qu’il en avait encore pour un moment et qu’il ne fallait pas qu’on l’attende pour déjeuner. En un sens, c’était vrai. Voilà. Tu es contente ? J’ai satisfait ta curiosité ?

— Et que s’est-il passé après ?

— Plus tard, ma mère est sortie et l’a trouvé au pied de l’échelle. Il était mort. Elle a appelé les secours, qui ont conclu à un accident. Ils n’ont même pas cherché à vérifier l’échelle. Remarque, s’ils l’avaient fait, ils auraient vu le barreau cassé et vu comme elle était vieille, en seraient arrivés à la même conclusion. D’après leur dire, ce genre d’accident était courant, surtout quand les tuiles étaient mouillées. Quand ils sont partis, je me suis quand même débarrassé de l’échelle, au cas où. Voilà, fin de l’histoire.

— Vous vous en êtes bien tiré, dis donc. Vous devez avoir une longue carrière criminelle derrière vous, dit-elle, faussement impressionnée.

— Tu n’as pas idée, dit-il en se levant. Allez maintenant, mange ! cria-t-il. Ou je te le fais avaler de force.

— Pour ça, il faudrait que vous vous rapprochiez, et je sais que vous ne le ferez pas. Trop pétochard ! La mort de votre père était un véritable accident, quoi que vous en pensiez, lui cria-t-elle en retour.

Elle le cherchait maintenant, essayait de le pousser à bout, qu’il sorte de ses gonds. Il fallait qu’il s’approche, sinon, son plan tomberait à l’eau.

— Non, tu te trompes ! hurla-t-il, fou de rage. C’est moi qui ai tué mon père, tu entends ?

Il avait commencé à faire un pas dans sa direction sans s’en apercevoir. Sa haine l’aveuglait.

— N’importe quoi ! Le marteau, c’était le coup du hasard, le nargua-t-elle. Vous n’y êtes pour rien du tout ! Et votre mère ? Vous en avez fait quoi ? Vous l’avez tuée, elle aussi ?

— Ne parle pas de ma mère ! Tu ne sais rien d’elle ! cria-t-il, de plus en plus furieux.

Il se prit la tête à deux mains et commença à faire des allers-retours, de l’endroit où il se trouvait au mur de la pièce. Elle le suivit des yeux, espérant que dans sa confusion, il se rapprocherait d’elle. Il s’arrêta et fit un nouveau pas dans sa direction. Bien, très bien, se dit-elle, encore un peu et j’aurais ma revanche. Elle espérait, cependant, qu’il ait bien la clé dans une de ses poches. Sans quoi, de toute façon, elle mourrait.

— Alors, vous n’êtes pas aussi prompt à me parler d’elle, à ce que je vois. Elle a découvert ce que vous aviez fait ? Elle a poussé une grosse colère ?

— La ferme ! Tu la fermes ! Tu ne sais rien d’elle, je ne te laisserais pas salir sa mémoire !

Il s’approcha davantage, les poings serrés. Un pas, puis un autre. La distance qui la séparait de son bourreau diminuait. Si elle tendait la main, elle pourrait le toucher. Il était rouge vif à présent, avait perdu toute trace d’humanité. Dans ses yeux, il n’y avait plus que de la haine. Dans un sursaut de colère, il plongea en avant et se jeta sur elle. Tant pis s’il l’abîmait, elle ne méritait plus de figurer dans sa collection. Elle avait été odieuse, avait osé insulter sa mère, la seule personne pour qui il avait eu de l’affection. Elle devait payer. De sa vie. Elle tomba lourdement au sol, Joseph sur elle. Il posa ses mains sur son cou et commença à serrer. Elle n’arrivait pas à se dégager, il était trop lourd. Elle sentit la chaîne en dessous d’elle et tenta de la saisir. Elle lui donna un coup de genou, qui le fit se relever à moitié. Elle en profita pour se dégager, attraper la chaîne et lui donner un coup au visage avec. Étourdi, il grogna et se toucha le front, à l’endroit où la chaîne l’avait blessé et où le sang commençait à couler. Il se remit debout en utilisant sa main comme pansement et se dirigea vers la porte. Il était hors de question qu’elle le laisse s’enfuir, pas après ce qu’il leur avait fait, à elle et aux filles. Elle ne lui laissa pas le temps de réagir. Elle passa la chaîne autour de son cou et commença à serrer. Par réflexe, il tenta de desserrer son étreinte en posant ses mains dessus, ce qui fit saigner sa plaie de plus belle. Affaibli par la quantité de sang qu’il avait perdu, il se laissa tomber à genoux. Elle resserra encore son étreinte, de toute la force dont elle était capable, et il finit par s’évanouir. Elle le regarda s’affaler par terre. Elle relâcha la chaîne, et se mit prudemment à genoux. Il n’était pas mort, juste inconscient. Elle pouvait voir sa cage thoracique se baisser et se soulever. Une flaque de sang commençait à se répandre autour de son visage, et elle sut que c’était « le moment ou jamais ». Elle chercha à tâtons dans ses poches, et trouva l’objet tant convoité. Elle sortit la clé et se dépêcha d’ouvrir ses entraves. Il pouvait se réveiller à tout moment. Elle courut à la fenêtre, ouvrit les rideaux et la déverrouilla. Elle passa sa tête au-dehors pour voir s’il y avait un rebord, et pleura de soulagement quand elle l’aperçut. Elle n’avait jamais été aussi heureuse de pouvoir faire le mur. Elle enjamba précautionneusement la fenêtre (il n’était pas question pour elle de mourir ici), et se retrouva dehors, debout sur l’étroit rebord. Elle regarda en bas, et vit qu’elle n’était pas très haut. Si elle sautait d’ici, elle se briserait certainement quelques os, mais n’en mourrait pas. Elle voyait des maisons aux alentours et un peu plus au loin, un parc. Elle était dans un quartier résidentiel et elle trouverait bien quelqu’un pour l’aider. Elle s’accroupit, se tourna de façon à mettre ses mains sur le rebord et laissa pendre ses jambes dans le vide. Elle compta mentalement jusqu’à trois, et se laissa tomber.
Chapitre 15 by Kermitte1982
La douleur qu’elle ressentit en touchant le sol manqua de la faire chavirer. Sa cheville avait salement morflé. Elle avait mal évalué la distance et en subissait maintenant les conséquences. Dans un éclair de lucidité, elle se demanda pourquoi elle n’avait pas utilisé la porte. Mais quelle conne, se fustigea-t-elle. Elle se releva péniblement, en se tenant au mur de la maison et regarda en direction de la fenêtre. Personne. Il n’était sûrement pas encore revenu à lui. Mais cela viendrait, et il valait mieux être loin à ce moment-là. Elle s’aida du mur pour avancer, comme d’une canne. Arrivée au coin, elle entreprit de continuer à le longer, jusqu’à arriver devant la maison. Elle se dirigea vers la petite palissade en titubant, là où il y avait la porte, afin de rejoindre la rue. Elle avait une démarche de zombi, avec son pied qui traînait derrière elle. Heureusement que ce n’était pas Halloween, se dit-elle. Elle la franchit avec succès et se retrouva dans la rue. Les lampadaires étaient allumés, le soir commençant à tomber. Le ciel était nuageux, mais pas menaçant. Les lumières des maisons voisines étaient toutes éteintes, probablement parce que leurs propriétaires s’étaient absentés. Il y avait peut-être une fête en ville ce soir ou un concert, ou peut-être étaient-ils tous partis en week-end. Avec tous ces événements, elle ne savait plus quel jour on était. Elle continua son chemin en se tenant à la haie, avançant clopin-clopant, le plus vite qu’elle pouvait. À l’angle, elle continua sur Zimmerly Street. C’est alors qu’elle entendit dans son dos une voiture ralentir. Paniquée à l’idée que ce soit lui, elle entreprit de se mettre à courir, oubliant la douleur. Mais lorsque son pied blessé toucha le sol, elle tomba. Le conducteur s’arrêta à sa hauteur et ouvrit la vitre.

— Hé, mademoiselle ! lui demanda-t-il. Tout va bien ? Vous avez besoin d’aide ?

Lorsqu’elle tourna la tête pour le regarder, il la reconnut. C’était une des filles du journal. Une de celles qui avaient disparu. Elle était certes plus maigre et plus sale que sur la photo, mais il n’y avait aucun doute. C’était bien elle. Il ouvrit sa portière et sortit pour lui porter secours. Elle se mit à crier en le voyant approcher. Il s’arrêta, sortit son téléphone de sa poche et composa le 911.

***


Joseph se réveilla avec un gros mal de tête. Il était sur le sol de la chambre et quelque chose de poisseux lui collait au visage. En touchant avec sa main pour voir de quoi il s’agissait, il se rendit compte que c’était du sang en train de sécher. « Aïe, se dit-il. Cette garce m’a pas raté. » Tout lui revenait en mémoire à présent : la provocation, la bagarre et le coup de chaîne, qui l’avait mis chaos. Il se releva lentement, d’abord en se mettant à genoux, puis sur ses pieds. Il regarda autour de lui et remarqua que sa prisonnière avait pris la poudre d’escampette. La fenêtre était ouverte et les rideaux ondulaient légèrement. Les attaches et la clé étaient par terre, ouvertes. Il tituba jusqu’à la porte, et se rendit dans la salle de bain. La première chose à faire était de nettoyer cette vilaine plaie. Pour le reste, on jugerait plus tard. Il ouvrit la porte de la pharmacie qui se trouvait au-dessus de l’évier, et prit de quoi désinfecter la plaie. Il mit de l’eau oxygénée sur un coton et nettoya délicatement sa blessure. Il attrapa des sutures adhésives et les colla dessus, afin de la refermer. Il aurait bien été à l’hôpital, mais en tant que criminel, bientôt recherché par la police du pays, il valait mieux éviter. Bon, maintenant que c’était fait, il devait réfléchir à la suite du programme. Il ne faisait aucun doute que la police allait bientôt débarquer, cette petite peste étant sans doute déjà en train de leur expliquer ce qui lui été arrivé. Il descendit dans la cuisine, fouilla les placards à la recherche de nourriture transportable et mit quelques trucs dans un sac. Ensuite, il alla dans sa chambre, changea de t-shirt et de pantalon, et fourra quelques sous-vêtements dans son sac. Pour finir, il descendit dans son atelier, et regarda une dernière fois ses œuvres d’art. Il regarda la pendule. Cela faisait déjà dix minutes. Il devait vraiment partir maintenant ou voir le risque de se retrouver nez à nez avec les agents fédéraux qu’il faisait tout pour éviter depuis leur arrivée. Il remonta dans le hall, en prenant soin de fermer la porte à clé, mit le manteau et le chapeau qu’il avait juré de ne plus jamais mettre, et sortit. Il ouvrit la porte du garage, monta dans sa voiture, jeta le sac sur le siège arrière et démarra. Quelques minutes plus tard, il était dans la rue, et remontait Greenwood Street. Il ne prit même pas le temps d’éteindre les lumières. Lorsque les forces de l’ordre arriveraient sur les lieux, ils ne trouveraient qu’une maison vide.

***


L’ambulance arriva sur les lieux vers vingt heures. Joseph était parti depuis vingt minutes. Sofia se tenait par terre, recroquevillée sur elle-même, se tenant la cheville. L’homme qui avait appelé les secours était reparti dès leur arrivée, après avoir fait une rapide déposition à l’ambulancier en chef. Il avait pris ses coordonnées et lui avait expliqué que la police l’interrogerait probablement rapidement. Le secouriste s’approcha de la jeune femme doucement, pour ne pas l’effrayer. Elle savait qu’il était ridicule d’avoir peur de ses sauveurs, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. La petite voix dans sa tête n’arrêtait pas de répéter : « imagine qu’il travaille avec lui. Il t’a déjà eu une fois, pourquoi cette fois serait différente ? » Elle tenta encore une fois de la chasser, comme elle l’avait fait dans la chambre et se concentra sur l’homme qui venait de s’agenouiller devant elle. Elle le laissa tâtonner sa cheville douloureuse.

— C’est enflé. Une belle entorse, mais je ne suis pas sûr qu’elle soit cassée. Comment vous appelez-vous ?

— Sofia.

— C’est vous, n’est-ce pas, que l’on voit dans tous les journaux ? demanda-t-il, en la regardant droit dans les yeux.

— Je ne sais pas. Je n’ai pas vu de journaux depuis plusieurs jours, répondit-elle, sur ses gardes. « C’est un piège, il travaille avec lui. Ne monte pas dans l’ambulance, cette fois tu ne t’en sortiras pas », reprit la petite voix de plus belle. Quel jour sommes-nous ?

— Mercredi. Savez-vous où vous êtes ?

— Sur un trottoir. Pourquoi la police n’est pas avec vous ? « Parce que ce ne sont pas tes sauveurs. Ils sont de mèche. »

— Ils vous verront, une fois qu’on vous aura emmené à l’hôpital. D’ailleurs, James, cria-t-il à son collègue, amène une civière. On vous emmène à l’hôpital Saint Francis, reprit-il, à son intention.

— Non, dit-elle d’une voix ferme. Je veux voir la police. Je ne partirai avec vous que si un policier est présent.

— Ok, ne vous énervez pas.

Il retourna à l’ambulance, prit la radio qui se trouvait devant et contacta la police. Le bureau du shérif répondit, et après avoir expliqué la situation, il leur envoya une patrouille. Il retourna auprès d’elle et essaya de lui tirer les vers du nez, en vain. Elle ne voulait parler qu’à une personne des forces de l’ordre.

***


À vingt heures quinze ce soir-là, le téléphone de Sarah sonna. Elle se trouvait dans sa chambre et s’apprêtait à aller dîner. Lorsqu’elle décrocha, elle fut surprise de constater que l’appel venait du bureau du Shérif.

— Agent Miller, j’écoute.

— Shérif Newman à l’appareil. Mademoiselle Argyre a été retrouvée. Elle se trouve avec des ambulanciers au croisement de Zimmerly Street et Greenwood Street.

— Et elle va bien ? demanda-t-elle, inquiète.

— Elle est blessée et amaigrie. Mais pour le reste, on peut dire qu’elle va bien.

— Pourquoi n’est-elle pas encore à l’hôpital ?

— Il semblerait qu’elle se méfie des ambulanciers. Elle veut parler aux forces de l’ordre.

— Ok. J’arrive. Le temps d’aller chercher mon coéquipier.

— Rendez-vous là-bas alors, dit-il en raccrochant.

Elle sortit de la pièce, se dirigea vers la chambre de son collègue, et frappa à la porte. N’ayant aucune réponse, elle tapa plus fort.

— Thomas ! C’est moi. Ouvre. Mademoiselle Argyre a été retrouvée.

Un léger bruit derrière la porte lui fit tendre l’oreille.

— Thomas, ouvre ! C’est urgent. On doit aller la retrouver.

Quelques secondes après, elle entendit un bruit de porte qu’on déverrouille, suivit par l’apparition de l’agent Parker, vêtu uniquement d’une serviette de bain.

— Oh, s’étonna Sarah, gênée. Je ne savais pas que tu prenais ta douche. Tu aurais pu te rhabiller tout de même, c’est indécent !

Un autre bruit dans la pièce fit comprendre à la jeune femme que son collègue n’était pas seul.

— Oh, s’offusqua-t-elle, cette fois. Je vois. C’est comme ça que monsieur fait son travail ?

— Sarah, je…

— Rhabille-toi ! lui intima-t-elle, en se couvrant les yeux. On a du travail. Je t’attends dans la voiture dans cinq minutes !

Thomas descendit tranquillement l’escalier qui menait de l’étage au parking, une veste sur son épaule, et se dirigea vers la voiture de service.

— Sarah, j’étais plus en service, se justifia-t-il, en ouvrant la portière.

— Désolée de m’être énervée, s’excusa-t-elle. Ta vie privée ne me regarde pas. Tu aurais pu être juste un peu plus discret.

— Compris, lui répondit-il avec un sourire. Alors, comme ça, on l’a retrouvé ?

— Oui, le shérif a appelé. Il semblerait qu’elle se soit échappée. Elle s’est blessée en tombant d’une belle hauteur, mais ne veut pas partir avec les ambulanciers avant de nous avoir vus.

— Parano, la p’tite ! dit-il avec un petit sourire.

— Tu ne sais pas ce qu’elle a vécu, lui reprocha-t-elle. À sa place, tu serais peut-être pareil !

— Allez, roule. J’ai hâte de savoir ce qu’elle va nous dire. On va peut-être enfin l’avoir notre portrait-robot !

Elle démarra la voiture et quitta le parking. Neuf minutes plus tard, elle garait sa voiture derrière l’ambulance. La patrouille qu’avait envoyée le shérif était déjà là et prenait la déposition de la jeune femme. Assise sur le sol, une couverture sur les épaules, elle répondait docilement aux questions que lui posaient les policiers. L’agent Miller se dirigea directement vers elle, sans un regard pour le shérif, qui la contempla d’un air interrogatif. Elle fit signe à son collègue de s’en charger.

— Mademoiselle Argyre, commença-t-elle, pour se présenter. Je suis l’agent Miller et là-bas se trouve mon coéquipier, l’agent Parker. Je peux vous parler une seconde ?

Le policier qui était avec elle se releva, la salua d’un mouvement de tête et retourna auprès de ses collègues.

— Il vous a fait du mal ? lui demanda-t-elle doucement, en s’agenouillant devant elle.

La jeune femme la regarda et secoua négativement la tête.

— Jusqu’à tout à l’heure, il était plutôt gentil. Mais il s’est mis en colère et c’est comme ça que j’ai pu m’enfuir.

— D’accord. Mais avant de me raconter, vous ne préférez pas aller faire soigner votre cheville à l’hôpital ?

— Si, mais seulement si vous m’accompagnez. Ça fait vraiment très mal, dit-elle avec une grimace.

Elle l’aida à se mettre debout et fit signe aux ambulanciers que c’était bon. Ils amenèrent un brancard et la conduisirent dans le véhicule. Sarah alla expliquer la situation au shérif et à son collègue, leur demandant de la rejoindre là-bas. Ils hochèrent la tête et elle alla rejoindre la blessée dans l’ambulance. Huit minutes plus tard, elle les déposait devant le service des urgences.
Chapitre 16 by Kermitte1982
À l’hôpital, Sofia fut conduite au centre de radiologie. Les policiers et les agents du FBI durent, quant à eux, patienter dans la salle d’attente. Il fut convenu avec le shérif qu’ils n’avaient pas besoin d’autant de monde, car la victime ne risquait plus rien, le coupable étant sûrement déjà loin. Il renvoya donc ses hommes patrouiller dans le quartier où avait été trouvée la jeune femme, en attendant d’avoir plus de détails. Seuls les deux agents et lui resteraient ici, pour attendre le retour de la victime et l’interroger. Elle allait pouvoir leur faire un portrait-robot du tueur et leur indiquer où elle était retenue prisonnière. Une demi-heure après leur arrivée aux urgences, un médecin vint les voir pour leur annoncer que les examens étaient terminés, et qu’ils pouvaient l’interroger. Elle était dans une chambre au bout du couloir. Ils frappèrent doucement à la porte avant d’entrer. Une infirmière était en train de prendre sa tension. Lorsqu’elle vit l’agent Parker, son visage s’éblouit, puis elle retourna à sa patiente, tout en lui demandant :

— Thomas ? Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu es en service ? demanda-t-elle, ayant vu son gilet pare-balle.

— Hélène ? Je ne savais pas que tu travaillais ici.

— Vous vous connaissez ? demanda Sarah en les dévisageant.

— Heu, oui, lui répondit son collègue. Hélène est une connaissance. On s’est rencontré…

— Il y a quelques jours, dit l’intéressée. Vous êtes ici pour interroger la victime, je suppose ?

— Effectivement, reprit Sarah. Comment va-t-elle ? demanda-t-elle en regardant Sofia.

— Vous devriez demander au docteur Kuntzman. Il va bientôt passer, dit-elle en se dirigeant vers la porte. Thomas, on se téléphone ? lui demanda-t-elle, en posant une main sur son bras.

Thomas ne répondit pas. L’infirmière quitta la chambre, visiblement déçue. Sarah la regarda partir, se disant qu’elle n’était pas très professionnelle. Néanmoins, ils pouvaient désormais interroger tranquillement leur témoin. Elle leur raconta les circonstances de son enlèvement, les conditions dans lesquelles elle avait vécu, et ce qu’elle avait vu, à son réveil, dans son atelier. En ressassant ce souvenir, un frisson la parcourut. Elle aurait pu être à la place de ces filles. Sarah lui tendit un verre d’eau et lui demanda de faire une pause. Elle lui expliqua qu’un portraitiste allait passer la voir pour faire un portrait-robot du tueur et qu’un agent viendrait prendre sa déposition. La jeune femme acquiesça. Elle leur décrit l’extérieur de la maison, tel qu’elle s’en souvenait, c’est-à-dire sans beaucoup de détail, puisque son objectif était de s’enfuir sans regarder en arrière. La seule chose qu’elle put leur dire avec certitude fut qu’elle était en bois. Elle l’avait vu lorsqu’elle avait longé le mur. Elle leur dit aussi que l’endroit où l’automobiliste l’avait trouvé était proche de sa prison. En prenant ce détail en compte et les maigres informations concernant la maison, ils devraient la trouver sans trop de problèmes. Ils connaissaient déjà le quartier, y ayant fait du porte-à-porte, et avaient sans doute déjà croisé le tueur. Ils remercièrent la jeune femme et quittèrent la chambre pour la laisser se reposer.

De retour dans le hall, Sarah demanda au shérif de donner la description de la maison à ses hommes, afin qu’ils passent le quartier au peigne fin. Il s’éloigna pour passer son appel et elle en profita pour s’expliquer avec son collègue.

— Cette infirmière, Hélène, tu m’expliques ? C’est la femme avec laquelle tu étais tout à l’heure ?

— Non. Je ne pensais pas la revoir en fait. J’ai été aussi surpris que toi de la trouver dans cette chambre, dit-il, contrarié.

— Mais t’es un obsédé, ma parole ! Et il y en a eu combien depuis qu’on est arrivé ici ? Je comprends mieux pourquoi tu étais toujours occupé. Enfin, tu fais ce que tu veux de ton temps libre, du moment que ça n’empiète pas sur notre affaire. Sois plus prudent quand même.

— Oui, maman, dit-il ironiquement. Je ferai attention. Bon, on fait quoi maintenant ?

— On va donner un coup de main aux hommes du shérif, pardi.

— Encore des heures sup. Génial !

Ils quittèrent l’hôpital et retournèrent dans le quartier de Linwood.


***


Joseph conduisait sans vraiment savoir où aller. Après son départ express, il avait eu un moment de flottement. Il n’avait jamais envisagé de devoir prendre la fuite et n’avait donc jamais conçu de plan de secours. Mais, voilà. Plus de retour en arrière possible. Les flics devaient déjà être en train de retourner sa maison à la recherche d’indices et ne manqueraient pas d’en trouver, une fois descendus à la cave. Et avec sa malchance actuelle, ils finiraient par découvrir le pot aux roses. Alors, que faire ? Il pouvait quitter le Kansas et aller dans un autre État, mais son portrait-robot ne manquerait pas de circuler partout et il se ferait prendre. Quitter le pays était du même acabit. Pour l’heure, il roulait sur l’US Route 400, en direction du Colorado. Il trouverait bien une ville où se planquer le temps de faire le point. Mais sa blessure à la tête le lançait et il devait trouver de quoi soulager la douleur. Peut-être même qu’il devrait trouver quelqu’un pour lui faire des points. Mais pas question d’aller à l’hôpital. Sur un panneau, il lut « Greensburg » et décida de prendre la sortie pour trouver un vétérinaire. Oui, cela ferait très bien l’affaire.

***


Lorsqu’ils trouvèrent enfin la maison, un cordon de sécurité fut mis en place tout autour, afin d’empêcher quiconque d’entrer dans le périmètre. Une escouade d’intervention fut appelée pour vérifier que l’endroit n’était pas piégé et s’assurer de la présence ou non du propriétaire des lieux. Après avoir enfoncé la porte, qui pourtant n’était pas verrouillée, avec un bélier, elle entra dans la maison et se dispersa de tous les côtés. Un groupe monta à l’étage, pendant qu’un deuxième fut chargé de fouiller le rez-de-chaussée. Ils trouvèrent une porte verrouillée, qu’ils firent sauter comme celle de l’entrée, et un troisième groupe descendit à la cave. Au bout de dix minutes, ils ressortirent pour faire leur rapport aux agents du KBI.

— R.A.S ! Il n’y a personne, expliqua le chef de l’escouade d’intervention. Mes hommes ont trouvé du sang à l’étage, et un véritable carnage à la cave. J’espère que vous avez l’estomac bien accroché, dit-il avec une grimace. Ce type est cinglé.

— Merci, lui dit Thomas. On va demander aux gars du labo de Great Bend de venir faire des prélèvements. Vos hommes ont fait du bon boulot.

— Merci, monsieur, dit-il en tournant les talons pour rejoindre son équipe.

— Attendez, le rappela Thomas. Et le garage ? Vous avez trouvé quelque chose d’intéressant ?

— Non. Il y a des traces d’huile sur le sol, preuve qu’il y avait une voiture. Mais aucune indication sur son modèle, sa couleur ou sa plaque d’immatriculation.

— Mouais, malin comme il est, il ne l’a sûrement pas fait enregistrer. Merde, j’aurais bien lancé un avis de recherche sur sa voiture. Je vérifierai quand même, on ne sait jamais. Un voisin l’aura peut-être déjà vu.

— Désolé, monsieur. Bon courage pour la suite.

— Sarah, tu viens ? On va jeter un œil en les attendant. Ils en ont pour un moment avant d’arriver.

— Oui, entrons dans la maison de l’horreur. Mais avant, il nous faut des gants.

Ils s’équipèrent en conséquence, entrèrent dans la maison et se séparèrent. Tandis que Sarah montait à l’étage, Thomas se dirigea vers la cuisine.

En montant les marches, elle se demanda ce qu’elle allait trouver là-haut. Le chef de l’escouade avait dit qu’il y avait du sang, mais n’avait pas précisé en quelle quantité. Il n’avait pas non plus parlé de cadavre, donc il appartenait soit à Sofia, mais elle ne semblait pas souffrir d’une perte sanguine, soit à son geôlier. Ce qui pouvait supposer qu’il était blessé, et donc qu’il allait avoir besoin de soins. En arrivant en haut des marches, elle vit des gouttes de sang séchées par terre, qui allaient d’une pièce à une autre. Elle remonta la piste vers une pièce qui ressemblait à une chambre. Un matelas était posé à même le sol, un pot de chambre se trouvait dans un coin de la pièce et une grosse chaîne traînait par terre, près de la porte. Au même endroit se trouvait une flaque d’un liquide noirâtre, sûrement du sang séché. En grande quantité. La personne à qui il appartenait allait vraiment avoir besoin de soins. Elle regarda vers la fenêtre et vit que la vitre était levée. Il ne faisait aucun doute que c’était là qu’il avait retenu la jeune femme tout ce temps, et que c’était par cette fenêtre qu’elle s’était échappée. Elle l’avait donc bien blessé avant de fuir. Tout ceci corroborait son histoire. Elle sortit de la chambre en suivant les gouttes et atterrit dans la salle de bain. Une bouteille d’eau oxygénée se trouvait sur le lavabo, et dans la poubelle se trouvait un coton imbibé de sang. Une boîte de sutures adhésives était ouverte et son contenu renversé sur le sol. Il avait dû fuir précipitamment. La peur de se faire chopper l’avait poussé à abandonner son refuge, et il avait juste pris le nécessaire avant de partir. Il n’avait pas pris le temps de ranger et avait tout laissé allumé. Il ne comptait pas revenir. L’équipe scientifique trouverait beaucoup d’indices à coup sûr. Elle continua ses recherches dans la deuxième chambre, sûrement celle du tueur, mais ne trouva rien d’intéressant. En sortant de cette dernière, elle vit une ficelle qui pendait du plafond. En tirant dessus, un escalier escamotable en descendit, dévoilant un grenier. Elle prit son courage à deux mains et entreprit de monter. Elle avait peur de ce qu’elle allait trouver. Son instinct lui criait de faire demi-tour. Elle vit une tirette en arrivant en haut des marches, tira dessus et la lumière s’alluma. C’était un grenier tout à fait ordinaire, où étaient entreposés de vieux cartons, des meubles et des choses destinés à la déchetterie. Quelque chose attira toutefois son regard. Une grande boîte rectangulaire a priori, d’où sortait une espèce de mousse jaune épaisse. Elle s’approcha lentement, prête à fuir au moindre mouvement suspect, et s’arrêta au-dessus du couvercle. Elle mit une main sur sa bouche pour ne pas crier, lorsqu’elle reconnut une forme humaine. Qu’est-ce qui pouvait bien y avoir dedans ? se demanda-t-elle. À première vue, ça faisait penser aux moules dans lesquelles on met de l’eau et du sirop, l’été pour faire des glaces. Mais là, son cerveau n’arrivait pas à assimiler ce qu’il voyait, c’était trop dérangeant. Elle recula rapidement, redescendit les marches à toute allure, et retourna voir son collègue à l’étage en dessous.

***


Thomas regarda sa collègue monter à l’étage et se dirigea vers la cuisine. De la vaisselle sale traînait dans l’évier et la table n’avait pas été débarrassée. Tout cela indiquait que le tueur présumé était parti rapidement. Il inspecta les placards et les étagères, et trouva, coincé entre le sucre et la farine, un compartiment dans lequel se trouvait tout un tas de petites fioles. Sur chacune d’entre elles, il y avait une petite étiquette qui indiquait ce qu’elle contenait. Il en prit une au hasard et lut « chloropicrine ». Il la reposa et entreprit de lire toutes les autres : ricine, thallium, laurier rose, arsenic… Certains de ces poisons lui étaient inconnus, mais il se doutait qu’ils devaient être très mortels. La scientifique allait avoir du boulot. Il quitta la cuisine après en avoir fait le tour, sans rien trouver d’autre et alla inspecter les autres pièces. Il ne trouva rien, ni dans le salon-salle à manger ni dans ce qui semblait être un débarras ou une arrière-cuisine, peut-être. Il se dirigea finalement vers la porte que les gars de l’intervention avaient détruite et descendit les marches menant à la cave. Une forte odeur le prit à la gorge et il dut se couvrir le nez et la bouche avec les mains pour ne pas vomir. C’était un mélange de sang séché, de produits chimiques, et d’autres choses, qu’il n’arrivait pas à identifier. Il n’avait jamais vu ça. Il avait bossé pour le FBI pendant quinze ans, et pourtant, il n’avait jamais assisté à une telle atrocité. Le gars qui avait fait ça était sans conteste un grand malade, et il était content que la dernière victime s’en soit sortie vivante. Il arriva dans une petite pièce mal éclairée, mais l’odeur ne venait pas de là. Il vit une porte entrouverte et s’y engouffra. De là où il se trouvait, il pouvait voir deux grandes cuves dans le fond, un grand congélateur, des tables mortuaires maculées de sang et des crochets pendus au mur. Il avança au milieu de la pièce et tourna sur lui-même, pour avoir une vision plus large. Il remarqua dans un coin de la pièce deux mannequins grandeur nature, dont l’un était habillé de vieux vêtements et l’autre complètement nu. Quelque chose dans ces objets le dérangeait. Une impression de déjà-vu. Où les avaient-ils vus ? Dans une vitrine de magasin peut-être ? Intrigué, il s’approcha davantage, de sorte à pouvoir les toucher. Lorsqu’il comprit à quoi il avait à faire, il recula subitement et son envie de vomir le reprit. Il voulut appeler Sarah, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. Il entendit alors des pas dans l’escalier et quelqu’un prononça son nom.

— Thomas, t’es là ? Pouah, c’est quoi cette odeur ? Tu ne devineras jamais ce que j’ai trouvé là-haut, commença-t-elle en allant à sa rencontre.

Elle s’interrompit en le voyant tétanisé.

— Thomas ? Tu m’entends ? Ça va ? demanda-t-elle, inquiète, en s’approchant.

— Res… reste où tu es, lui demanda-t-il. N’approche pas.

— Quoi ? Mais pourqu…

Son collègue était en pleine contemplation de… quoi, elle n’aurait pas su dire. Il tourna les yeux vers elle et le regard qu’il lui lança ne permit aucune contestation. Il reporta son attention sur ces choses. Elle s’arrêta et attendit qu’il vienne vers elle. L’odeur était vraiment puissante. C’était étonnant que personne n’ait jamais rien remarqué. Remarque, depuis la maison, on ne sentait rien. La porte qui menait de cette pièce à l’escalier devait faire office de neutraliseur d’odeur. Elle aussi fut horrifiée par le spectacle qu’offrait cette pièce. Digne d’un film d’horreur. Il détourna enfin les yeux des mannequins et se rapprocha d’elle.

— Viens, lui intima-t-il. On remonte. On en parlera dehors. J’ai besoin d’air frais.

Ils remontèrent et sortir pour parler au shérif, qui attendait dehors depuis tout ce temps. Il était en grande conversation avec des journalistes.

— Les vautours sont déjà là, on dirait, murmura Sarah.

— L’odeur du sang, probablement, rétorqua son collègue. Shérif Newman, l’interrompit-il, on peut vous parler ?

— Bien sûr, dit l’intéressé en s’éloignant des journalistes. Vous avez trouvé quelque chose ?

— On peut dire ça, commença Sarah. On ne s’est pas trompé de maison. C’est bien celle de l’homme qu’on recherche. Des nouvelles des gars de la scientifique ?

— Ils arrivent, mais vu qu’on est au beau milieu de la nuit, ils mettent un peu de temps à arriver. C’est calme, généralement pour l’équipe de nuit.

— J’espère qu’ils ont prévu du café, parce qu’ils en ont pour un moment. C’est une vraie boucherie à l’intérieur. Au sens propre, continua-t-elle. C’est vous qui avez appelé les journalistes ?

— Non, les voisins. Toute cette agitation, vous imaginez bien que les gens parlent.

— Faites-les partir. On parlera à la presse lorsqu’on aura tous les éléments.

— Et vous, qu’est-ce que vous allez faire ?

— Nous, on en a fini pour ce soir. On va faire un rapport sur ce qu’on a vu et l’envoyer au QG. Quand les gars de la scientifique auront analysé les preuves, on continuera l’enquête. D’ici demain, on aura le portrait-robot et on pourra le diffuser au niveau national. Où que se cache ce fumier, on l’aura. Et vous, vous restez le temps que l’équipe arrive ?

— Oui, ils ne devraient plus tarder. La nuit, ça roule bien, en général. Reposez-vous et je vous dis à demain, à mon bureau.

— D’accord, à demain. On va essayer de fermer l’œil, mais c’est pas gagné avec ce qu’on a vu. Vient Thomas, on rentre, dit-elle à son collègue qui fixait la maison. On va débriefer ce qu’on a vu.

Elle le prit par le bras et l’entraîna vers la voiture. En démarrant, elle regarda dans le rétroviseur et vit le shérif renvoyer les journalistes. Une longue nuit en perspective les attendait.
Chapitre 17 by Kermitte1982
Lorsque Joseph arriva à Greensburg, il était environ vingt-deux heures trente. Ce qu’il aimait, dans le fait de vivre en Amérique, était que, contrairement aux autres pays, les villes ne dormaient jamais vraiment, les grands magasins étant ouverts 24/24. Mais ce qui l’intéressait, à ce moment précis de la nuit, était de trouver quelqu’un capable de le recoudre, sans poser de questions. Il tourna un moment dans la ville, sa première idée étant de trouver un vétérinaire, puis remarqua un dispensaire, dans un quartier malfamé. Au milieu des dealers et des filles de joie, personne ne ferait attention à un homme avec une entaille au front. Il mit quand même une casquette et des lunettes de soleil, au cas où son profil tournerait déjà en ville. Il se gara dans une ruelle, et entra dans le bâtiment. La femme de l’accueil ne leva même pas la tête lorsqu’elle lui adressa la parole. Il lui expliqua ce qui l’amenait, lui donna un faux nom et elle lui répondit d’aller s’asseoir dans la salle d’attente, où une petite télé était accrochée au mur. Quelques personnes attendaient leur tour. Des drogués qui s’étaient battus, pour la plupart, des prostituées qui avaient fait une mauvaise rencontre, et une personne qui n’avait, semble-t-il, rien à faire là. Cette dernière regardait la télé d’un air attentif. Il alla s’asseoir à côté d’elle, et se mit lui aussi à la regarder. Elle était réglée sur une chaîne d’information. On y voyait une maison, la sienne, entourée d’un cordon de sécurité, et des policiers qui entraient et sortaient. Un homme, probablement le shérif, vu la tenue qu’il portait, était en train de discuter avec les deux empêcheurs de tourner en rond, qui lui avait mis des bâtons dans les roues. La journaliste qui tenait le micro expliquait qu’une des jeunes femmes disparues à Wichita, avait été retrouvée saine et sauve, et que c’était dans cette maison qu’elle avait été tenue captive pensant presque une semaine. Soudain, le shérif s’approcha des journalistes et leur demanda de partir. L’image se coupa et l’antenne fut rendue aux journalistes en plateau.

— Hé ben, s’exclama la femme à côté de lui. Quelle histoire !

— Vous m’en direz tant. On est plus en sécurité nulle part, se sentit-il obligé de répondre.

Elle leva la tête vers lui et remarqua son accoutrement, ainsi que sa blessure à la tête.

— Désolée, s’excusa-t-elle. Je me parlais à moi-même. Mais vous avez raison, on n’est plus en sécurité nulle part. Vous êtes blessé ?

— Ah ça ? demanda-t-il en montrant sa plaie. J’ai trébuché sur un tapis et je suis tombé, tête la première, sur un des coins de ma table basse. Table basse 1, moi 0, répondit-il, en rigolant. Je suis un boulet, parfois.

— Je vous comprends complètement, dit-elle en riant à son tour. Mon fils est pareil. C’est pour lui que je suis là. Il s’est tordu la cheville en faisant du skate.

— Ah oui, le skate, c’est dangereux. Il ne faut surtout pas oublier le casque.

— Il continua de regarder la télé en jetant des regards autour de lui de temps en temps. Un jeune homme se dirigea vers la dame et lui dit qu’ils pouvaient rentrer chez eux. Elle se leva, s’apprêtant à partir lorsqu’il lui dit en soulevant sa casquette comme s’il se fut agi d’un chapeau :

— Je vous souhaite une bonne soirée, madame.

— Merci, à vous aussi, lui répondit-elle en souriant.

Il la regarda quitter la clinique en se disant que s’il n’avait pas été en cavale, elle aurait fait une sublime recrue. Il était pressé de passer afin de partir au plus vite. De son côté, elle ne put s’empêcher de penser qu’il était charmant, finalement, malgré son accoutrement, et se blâma pour avoir pensé le contraire. Elle et ses préjugés ! se dit-elle. Enfin, au bout d’une demi-heure, une infirmière appela enfin son nom :

— Monsieur Crowford ?

— Ah, c’est moi, dit-il.

Il la suivit dans une salle où se trouvait le docteur et s’assit pour être recousu. Quinze minutes plus tard, il ressortait du dispensaire, comme si de rien n’était. Sa voiture n’avait pas bougé. Il monta à l’intérieur, mit le contact et reprit sa route, direction le Colorado.

***


Sur les coups de vingt-trois heures trente, l’équipe scientifique se gara devant la maison du suspect. Trois hommes en descendirent, tous habillés de blanc des pieds à la tête. Ils furent accueillis par le shérif, qui leur expliqua la situation.

— Bonsoir. Je suis le Shérif Newman. Vous avez du pain sur la planche. Je vous souhaite bon courage.

— Bonsoir. Oui, on nous a briefés dans la voiture. Je me présente. Docteur Anton, médecin légiste, et voici Messieurs Brown et Williams, nos meilleurs techniciens de laboratoire et experts scientifiques, expliqua-t-il en présentant ses collègues. Ils vont passer la maison au peigne fin et trouveront tout ce qu’il y a à trouver.

— Ok. Je vous laisse. Mes hommes seront dehors au cas où.
— Merci.

Les trois hommes se dirigèrent vers la maison et y entrèrent. Ils en ressortirent au petit matin, visiblement exténués. Le docteur Anton alla chercher deux sacs mortuaires dans la fourgonnette, avant de revenir dans la maison et d’en sortir les corps trouvés à la cave. Vers dix heures, les scellés furent mis sur la porte d’entrée et ils repartirent pour le laboratoire, où l’équipe de jour prendrait le relais.

***


— Salut, Thomas ! commença Sarah, avant de prendre place en face de lui, à la table du petit déjeuner. Tu as réussi à te reposer ?

— Pas vraiment. À chaque fois que je fermais les yeux, je voyais ces deux filles, transformées en… en quoi, des mannequins de vitrine ? Et toi ?

— Non plus. J’ai reconstitué les événements d’hier soir, depuis la fuite de Sofia jusqu’à notre visite des lieux.

— Et alors ? Tu ne m’as pas dit ce que tu avais vu à l’étage hier. Après, c’est vrai qu’on n’a pas beaucoup parlé.

— En effet. J’avais besoin de digérer tout ça avant d’en discuter avec toi. Mais ce n’était pas aussi traumatisant que pour toi. Il y avait du sang dans la chambre où il la retenait prisonnière, des chaînes, et du matériel pour se soigner dans la salle de bain. Mais le plus intrigant, c’est cette espèce de sarcophage qui était dans le grenier. Je ne sais pas ce que c’était, mais ça m’a donné la chair de poule, dit-elle avec un air de dégoût. J’espère que la scientifique pourra nous en dire plus.

— Hé ben, on dirait qu’aucun de nous deux n’a été épargné hier soir.

— Tiens, dit-elle, en lui tendant un dossier. C’est mon rapport sur le déroulement des faits.

— Merci. Tu vas l’envoyer au QG ?

— C’est déjà fait. Je l’ai envoyé par mail, tôt ce matin. On a aussi reçu la déposition et le portrait-robot. Il n’en était pas à son coup d’essai. Tiens, regarde, dit-elle en lui tendant une photo.

— Hé, mais c’est pas le mec bizarre qu’on avait interrogé le premier jour, avant que la tornade ne frappe ?

— Si, lui-même. Il m’avait semblé louche, j’aurais dû me fier à mon instinct.

— Peut-être, mais on n’avait aucune raison de perquisitionner chez lui. Et puis, on était pressé, le vent se levait. Peut-être que s’il n’y avait pas eu cette tempête…

— Oui, on ne saura jamais. En attendant, sa photo circule sur toutes les chaînes de télé, et dans les journaux locaux et nationaux. Il peut être loin à l’heure qu’il est. J’espère que quelqu’un le repérera. Toutes les forces de police sont sur le coup.

— C’est vrai, mais tu as écrit dans le rapport qu’il était blessé. Il a donc forcément dû s’arrêter quelque part pour se faire soigner. L’hôpital étant trop dangereux pour lui, où est-ce qu’il a bien pu aller ?

— Le portrait-robot ne circulant que depuis ce matin, il a dû avoir tout le loisir de trouver quelqu’un pour le recoudre. Cette personne va être sacrément surprise lorsqu’elle découvrira que c’est un criminel.

— Oui, si elle est toujours en vie. Ça m’étonnerait qu’il laisse des témoins derrière lui.

— Alors, tu penses que la liste va s’allonger ?

— Probablement. C’est ce que je ferais en tout cas. C’est ce qui me semble le plus logique.

— Dans ce cas, heureusement que tu es de notre côté, lui répondit-elle, de la nervosité dans la voix.

Son téléphone sonna et elle sortit pour prendre l’appel. Au bout de quelques minutes, elle réapparut, visiblement excitée.

— Il a été repéré ! dit-elle, enthousiaste. Des témoins l’ont croisé hier soir dans un dispensaire à Greensburg.

— Greensburg ? Mais c’est au moins à deux cents kilomètres ! s’exclama-t-il.

— Cent soixante-seize kilomètres, pour être exact. J’ai regardé, lui dit-elle, avec un sourire malicieux. Si on part maintenant, on peut y être dans deux heures !

— C’est n’importe quoi ! On va pas lui courir après sans savoir où il va. Il doit être loin maintenant. Non, on va envoyer une équipe enquêter sur place et elle nous fera un rapport, lui dit-il, fermement. D’ailleurs, on doit aller au labo, tu as oublié ?

— Ah, c’est vrai, répondit-elle, boudeuse. Il y a des agents dans le coin ? demanda-t-elle, en se reprenant.

— Matthews et Stevenson sont les plus près. Ils enquêtent pour les stups.

— Ok, contacte-les. Mais qu’ils nous tiennent au jus !

Thomas sortit à son tour, appela l’antenne de Topeka, et demanda qu’on envoie les deux agents à Greensburg, vérifier une information. Il raccrocha, rentra finir son petit déjeuner, et tous deux partirent en direction de Great Bend.

***


Deux heures plus tard, ils arrivèrent devant le laboratoire de science médico-légale. Ils furent reçus par le docteur Enrickson. Il leur annonça qu’ils avaient travaillé d’arrache-pied toute la nuit, mais qu’ils avaient des résultats.

— Contente de l’entendre, s’exclama Sarah. Nous sommes tout ouïs !

— Les corps de femmes qui se trouvaient dans la cave étaient bien ceux des jeunes femmes disparues. Cela dit, il n’y avait que leur peau.

— Comment ça « que leur peau » ? questionna Thomas. Comment s’est possible ?

— Eh bien, voyez-vous, le « squelette » était artificiel, créé de toute pièce. C’est une technique qu’utilisent les taxidermistes pour conserver les cadavres des animaux, et leur donner un semblant de vie.

Au fur et à mesure de la discussion, les agents blêmissaient. Ils n’avaient pas réalisé jusque-là, à quel point ce type était horrible. « Monstre » convenait très bien pour le décrire. Une espèce de croque-mitaine qui s’en prenait aux jeunes femmes innocentes pour en faire des sculptures.

— Mais c’est horrible ! s’offusqua Sarah. Ça a un rapport avec le sarcophage que j’ai vu dans le grenier ?

— Exactement. Mais ce n’est pas un sarcophage. C’est un moule construit sur mesure. Il l’a fabriqué à partir du corps de la troisième victime. Puis, il l’a rempli de mousse polyuréthane. Il comptait mettre la peau par-dessus, une fois le « squelette » sec.

— Vous voulez dire que sa peau se trouvait quelque part dans la maison ?

— Bien sûr. Les cuves que vous avez vues. L’une d’elles servait à dissoudre les corps, comme je vous l’avais expliqué la dernière fois, et l’autre était ce qu’on appelle « un bain de tannage ». Il servait à conserver et à préparer la peau en vue d’une taxidermie.

— Je crois que je vais vomir, dit Sarah, une main sur la bouche.

— S’il vous plaît, pas ici, lui répondit le docteur. Pour la partie suivante, mon collègue ayant dû s’absenter, je vous laisse consulter son rapport, leur dit-il en le tendant à Thomas. Je vous laisse. Je dois pratiquer d’autres tests.

Ils le regardèrent s’éloigner, puis Sarah prit le dossier des mains de son collègue et l’ouvrit. Elle le parcourut rapidement, puis d’un coup le lâcha. Il tomba par terre avec un bruit sec. « C’est pas possible, c’est pas possible », répétait-elle en boucle. Ses mains se mirent à trembler, puis son corps suivit le mouvement. Elle dut s’asseoir pour ne pas s’effondrer. Elle ne disait plus rien, et regardait dans le vide fixement. Thomas la regarda, de l’incompréhension dans les yeux, ramassa l’objet, puis s’agenouilla à côté d’elle.

— Sarah, ça va ? lui demanda-t-il doucement. Tu te sens mal ? Tu veux que j’appelle quelqu’un ?

— C’est pas possible, se remit-elle à répéter.

— Qu’est-ce qui n’est pas possible ? Sarah, parle-moi. Je ne comprends pas ce qui t’arrive.

Elle se leva brusquement, lui arrachant le rapport des mains.

— Où est le docteur…, dit-elle en cherchant le nom sur la première page, Rodriguez ? Il faut que je lui parle !

— Je ne sais pas. Demande au docteur Enrickson. Il a dit qu’il avait dû s’absenter.

— Ne bouge pas, je reviens. Docteur Enrickson, appela-t-elle le légiste. Il faut que je parle d’urgence à votre collègue.

Il la regarda s’éloigner et tourna la tête vers le bureau de l’accueil. La jeune standardiste lui plaisait beaucoup. Et s’il allait lui parler ?

— Docteur Enrikson, l’interpella Sarah, alors qu’il se rendait à sa paillasse, il y a une erreur sur ce rapport.

— Agent Miller ? Que se passe-t-il ?

— Il y a une erreur sur le rapport de votre collègue, le docteur Rodriguez.

— Curieux, dit-il, il ne fait jamais d’erreur.

— Regardez. Notre suspect s’appelle Joseph Smith et il est noté ici que les empreintes retrouvées dans la maison ne lui appartiennent pas. Il n’y a aucune correspondance. Or, notre témoin est fiable. Elle n’a vu personne d’autre.

— Oui, c’est curieux. Pour faire la comparaison, mon collègue s’est servi du système de fichage d’empreintes génétiques. Il est très fiable. Il ne fait jamais d’erreur.

— Et pourtant. Les empreintes ne correspondent pas. Comment expliquez-vous ça ?

— Un bug, peut-être, mais je n’y crois pas trop. Attendez, je vais regarder sur le fichier.

Il s’installa devant l’ordinateur de son collègue, et tapa le nom du suspect. Sa fiche apparut immédiatement.

— Regardez, lui dit-il en montrant du doigt la fiche. Votre homme a été arrêté quand il avait dix-huit ans pour conduite en état d’ivresse. C’est à ce moment-là que ses empreintes ont été prises. Et effectivement, elles ne correspondent pas.

— Pourtant, c’est bien lui qui était dans cette maison. J’en mettrai ma main à couper. Et il ressemble beaucoup à l’homme sur la photo.

— Je ne vois que deux possibilités pour expliquer ceci. Soit votre homme n’est pas celui qu’il prétend être, soit il y a un deuxième homme dans la nature.

— Ce serait une usurpation d’identité ? Dans ce cas, pourquoi le vrai Joseph Smith n’a-t-il jamais porté plainte ? Ça fait des années qu’il utilise ce nom.

— Joseph Smith est un nom courant aux États-Unis. Le vrai ne s’en est peut-être jamais rendu compte.

— Et pour le sang ? On sait à qui il appartient ?

— À un homme. L’ADN ne ment pas. Mais il n’est pas dans nos fichiers.

— Ok. Donc, il appartient certainement à cet homme qui se fait passer pour Joseph Smith, mais qui n’est pas Joseph Smith.

— C’est bien résumé, nota le docteur. Et maintenant, qu’allez-vous faire ?

— Tirer cette affaire au clair.
Chapitre 18 by Kermitte1982
Ils quittèrent le laboratoire, des questionnements pleins la tête. Qui était donc cet homme mystérieux ? Et pourquoi le vrai Joseph Smith n’avait-il jamais porté plainte ? Ils montèrent dans la voiture et Thomas prit le volant. Sur le chemin du retour, Sarah s’assoupit, et elle se retrouva de nouveau dans ce rêve étrange, qu’elle n’avait plus fait depuis sa séance d’hypnose.

Elle se trouvait devant une maison. Elle portait une robe de couleur sombre et des chaussures vernies. Un homme l’attendait et lui tendait la main. Auparavant flou, elle distinguait très nettement son visage maintenant. Il était grand, brun, avec une petite moustache. Il portait un costume et des chaussures noirs. Il se tenait devant un corbillard, garé dans la rue. Elle s’approcha de lui et lui tendit la main. Il lui sourit. Elle ne le connaissait pas, mais il lui parlait gentiment. « C’est le moment d’être forte, ma grande » lui disait-il. Elle avait confiance. Il fit un signe au chauffeur du convoi funèbre et celui-ci démarra, suivit par quelques voitures. Elle monta dans l’une d’elles, et s’assit à côté d’une femme. Celle-ci lui sourit et lui attacha sa ceinture de sécurité. L’homme s’installa à l’avant et le véhicule suivit le cortège jusqu’à une église. Le corbillard se plaça dans l’allée, et attendit que les autres voitures déchargent leurs passagers. Lorsque tout le monde fut entré dans l’église, alors seulement, les employés des pompes funèbres sortirent le cercueil du corbillard.

On la plaça à côté d’un jeune homme, au premier rang. Elle le regarda et lui sourit, mais celui-ci n’eut même pas un regard pour elle. Il était triste, et s’essuyait régulièrement les yeux avec un mouchoir. Il avait les cheveux bruns ondulés, et devait avoir une quinzaine d’années. Elle plaça sa main sur sa jambe, en signe de réconfort, mais celui-ci la chassa sans ménagement.

— Arrête de m’embêter, Sarah, lui dit-il. Tiens-toi tranquille ! C’est l’enterrement de maman, je te rappelle !

Ces mots lui firent l’effet d’une gifle. Elle se souvenait maintenant. Ce jeune homme désagréable était son frère. Elle le regarda plus attentivement et remarqua une petite tache de vin, sur son visage, au-dessus de son sourcil droit. Une tache de naissance. Devant elle, sur l’autel, se trouvait un portrait de leur mère, entouré de fleurs. La porte de l’église s’ouvrit, et les hommes des pompes funèbres apportèrent le cercueil et le déposèrent devant lui. Ils ouvrirent le couvercle, pour que les gens puissent lui faire un dernier adieu. Son frère se leva, et elle voulut le suivre, pensant qu’il allait voir leur mère, mais une main se posa sur son épaule. C’était la dame de la voiture. Elle lui fit non de la tête. En fait, son frère s’était levé, mais ne bougeait pas. Il attendait. Elle regarda alors les gens se mettre en file indienne et venir présenter leurs derniers hommages à la défunte, puis à ses enfants. Ils passèrent devant eux en leur serrant la main, et en leur présentant leurs plus sincères condoléances, puis ils retournèrent à leur place. Alors seulement, son frère et elle purent aller voir leur mère. Il se déplaça au bout de la rangée et elle remarqua qu’il boitait légèrement. C’était le deuxième détail dont elle se souvenait, après l’angiome. Leur mère semblait dormir paisiblement. Elle essuya une larme avec la manche de sa robe et, de nouveau, sentit une main se poser sur son épaule. Elle se réveilla. La main de Thomas la secouait gentiment.

— Hé, ho, la belle au bois dormant ! On est arrivé. Mais, tu pleures ? lui demanda-t-il en voyant des larmes rouler sur ses joues.

— On dirait, répondit-elle en s’essuyant les yeux. J’ai encore fait ce drôle de rêve. Celui pour lequel je suis allée faire une séance d’hypnose.

— Ah bon ? Et de quoi ça parlait ?

— C’était l’enterrement de ma mère. Et il y avait aussi mon frère. Je le revois très clairement maintenant. Comment j’ai pu l’oublier ?

— Tu étais petite. Le cerveau humain est bien fait. Il fait le tri dans les souvenirs. Et puis, ta famille adoptive ne t’en a jamais parlé, donc bon…

— Il y a un détail qui me travaille. Dans son rapport d’autopsie, il n’est nulle part fait mention qu’il boitait.

— Peut-être parce qu’au moment de sa mort, il ne boitait plus.

— Ça me paraît peu plausible. Je l’ai vu. Il semblait avoir une jambe plus courte que l’autre. Même si tu peux régler ce problème avec des semelles ou autre, tes jambes ne changent pas de taille. Ils auraient dû le voir lors de l’examen mortuaire.

— Je ne sais pas. Tu devrais peut-être téléphoner au légiste de l’époque. Il doit encore exercer.

— Ouais, je vais faire ça. De ton côté, appelle le bureau, histoire de voir s’ils ont des nouvelles des agents dépêchés sur place.

***


Sarah retourna dans sa chambre d’hôtel et reprit le dossier de son frère. Le nom du légiste devait bien être écrit quelque part. Elle le trouva au bas du rapport, avec sa signature : Docteur Adams. Elle prit son téléphone et appela son collègue, celui qui lui avait fourni ledit dossier, l’agent Max Witman. Il décrocha à la première sonnerie et fut surpris par sa demande.

— Tu veux savoir si le Docteur Adams est toujours en activité, c’est ça ?

— Oui. Il y a un détail qui me chiffonne dans le dossier de mon frère et j’aimerais lui poser directement la question.

— Pour ça, il va falloir que je fasse jouer mes relations. Je vais appeler mon ami du FBI. C’est grâce à lui que j’ai eu le dossier de ton frère. Tu peux attendre un peu ?

— Oui, vas-y, appelle-le. J’ai un peu de temps devant moi.

Elle raccrocha et commença à regrouper ses affaires. Au bout de dix minutes, le téléphone sonna. Elle décrocha.

— C’est encore moi. Mais j’ai une mauvaise nouvelle.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il est mort !

— Quoi ? C’est pas possible. Et de quoi est-il mort ?

— Suicide, apparemment. Il y a quelques années, il a été sous le joug d’une enquête interne pour falsification de dossiers. Et il s’est suicidé avant d’être jugé.

— Il était coupable ?

— Les innocents ne se suicident pas.

— Je n’en suis pas si sûre. Parfois si, ça arrive. Qui est celui qui a pris sa suite ?

— Un certain Docteur Mach. Et lui est toujours vivant. Tu veux son numéro ?

— Oui, s’il te plaît. Je dois en avoir le cœur net.

Il lui donna ses coordonnées, puis après avoir échangé quelques civilités, elle raccrocha. Elle ne savait pas comment interpréter cette information. Avait-il délibérément saboté ce dossier ? Mais dans ce cas-là, pourquoi ? Elle tournait et retournait le papier dans sa main, en se demandant si elle devait appeler ce légiste. Elle avait peur de ce qu’elle pourrait apprendre. Enfin, elle se décida et composa le numéro. Elle tomba sur sa secrétaire et lui laissa un message, demandant au légiste de bien vouloir la rappeler dès qu’il serait disponible. Elle n’en avait pas pour longtemps, mais l’information qu’elle recherchait pouvait s’avérer vitale pour son enquête en cours. Elle sortit de sa chambre et alla voir son collègue. Il l’attendait dans le couloir. Le bureau du shérif avait appelé, et il voulait les voir. Sarah regarda sa montre, et vit qu’il était quatorze heures. Avec tout ça, ils avaient raté l’heure du déjeuner. Thomas lui promit de s’arrêter en chemin et c’est avec des gargouillements dans l’estomac qu’ils prirent la route. Comme promis, il s’arrêta au Kelly’s family diner et ils commandèrent à emporter. Ils mangèrent rapidement et arrivèrent au bureau du shérif sur les coups de quatorze heures trente. L’homme les attendait dans son bureau. Il leur demanda de lui faire un rapport sur la situation. Sarah lui fit part des découvertes du docteur Rodriguez, à savoir que l’homme qu’ils recherchaient avait usurpé l’identité de quelqu’un d’autre, et Thomas lui remit le rapport des agents de terrain. Ils avaient interrogé toutes les personnes présentes au dispensaire ce soir-là, et seuls une femme et le médecin qui l’avait recousu se souvenaient de lui. D’après leurs dires, c’était un homme tout à fait charmant et ils avaient été horrifiés d’apprendre qu’il s’agissait d’un dangereux criminel recherché par la police. Personne ne savait dans quelle direction il était parti. Mais au moins, on savait qu’il se dirigeait vers l’ouest. Cela dit, il pouvait être loin à l’heure qu’il était.

Une fois leur entretien terminé, ils retournèrent à l’hôtel pour terminer leurs bagages. L’homme n’étant plus à Wichita, ils n’avaient plus aucune raison de rester. Ils rentraient à Topeka. Ils continueraient leur enquête depuis là-bas. Mais avant de partir, Sarah devait encore parler au légiste pour lever les doutes qui entouraient la mort de son frère. En milieu d’après-midi, son téléphone sonna. C’était le docteur Mach. Elle lui expliqua son problème, lui donna les références du dossier et celui-ci lui demanda d’attendre cinq minutes, le temps qu’il y jette un œil.

— Agent Miller ? demanda-t-il au bout d’un moment.

— Oui ? Vous l’avez trouvé ?

— Je l’ai sous les yeux. Vous avez raison. Il n’est nulle part fait mention du phénomène de jambe courte structurelle. Et pour cause. Cet individu ne souffrait pas de cette affection. Ses deux jambes étaient de même longueur, c’est très visible sur les radiographies.

— Mais alors, il se pourrait que ce ne soit pas mon frère ?

— Eh bien, si vous m’affirmez qu’il boitait, cela devrait être visible sur les radios. Mais là, il n’y a rien qui suggère un quelconque boitement. La hanche n’a aucun problème et les jambes non plus.

— Votre confrère aurait-il pu se tromper ? Peut-être qu’il n’a pas fait le rapprochement parce que personne ne lui a dit qu’il boitait. Et comme le corps a été trouvé calciné dans son appartement, il n’a pas cru bon de vérifier ses antécédents.

— Si c’est le cas, c’est une très grave erreur. Dans le cas où un corps n’est pas identifiable, parce qu’il est défiguré, brûlé ou autre, on fait appel à son ADN, à sa dentition ou à d’anciennes radiographies. Peu sont les gens qui n’en ont pas. Un enfant se blesse souvent au moins une fois au cours de son enfance, et les radios sont conservées dans son dossier médical. S’il avait consulté son dossier, mon confrère aurait vu que votre frère souffrait de cette pathologie de « jambe courte » et n’aurait en aucun cas pu identifier la victime comme étant Éric Delmarle. De plus, je vois qu’il n’est pas non plus fait mention du coup qu’il a reçu à la tête. Pourtant, on remarque bien des fissures au niveau du crâne. Cela dit, au vu des résultats sanguins, ce n’est pas ça qui l’a tué, mais bien la fumée. Au vu de ces nouvelles données, je dois rédiger un nouveau rapport. Je ne connais pas encore l’identité de cette victime, mais je la trouverai.

— Mon frère est toujours vivant ! Il est quelque part et je le trouverai. Merci encore, Docteur.

— De rien, c’est moi qui vous remercie d’avoir porté de nouveaux faits à mon attention. Je vous tiendrai au courant.

— D’accord ! Au revoir, dit-elle en raccrochant.

Elle se remémora soudain sa séance avec le docteur Goodwin. Il lui avait demandé de le tenir au courant si quelque élément lui revenait en mémoire. Et c’était le cas. Elle se souvenait de son frère. Elle composa son numéro avant de se rappeler qu’il n’exerçait qu’à Wichita. Or, ils repartaient pour Topeka. Elle devait quand même lui faire part de ses découvertes, ne serait-ce que par téléphone. Bien sûr, n’étant pas du KBI, elle ne pouvait pas lui révéler les détails de leur affaire ni ses soupçons sur la véritable identité du tueur, même s’il était tenu au secret professionnel. Cependant, elle pouvait lui parler de son frère et du fait qu’elle l’avait complètement occulté de sa mémoire. Elle laissa un message à sa secrétaire, qui l’informa qu’il la rappellerait quand il serait disponible. Elle la remercia avant de mettre fin à l’appel.

Thomas frappa à sa porte. Il était prêt à partir. Elle finit rapidement ses bagages et le rejoignit sur le parking. Elle lui raconta son entretien avec le légiste et lui aussi en conclut que l’autopsie avait été bâclée. Il lui expliqua aussi qu’il ne pouvait travailler que sur une seule affaire à la fois, et que dès que celle-ci serait terminée, ils auraient tout le loisir de trouver à qui appartenait ce corps et où se trouvait son frère. Cependant, elle était certaine que les deux affaires étaient liées. Elle n’aurait su l’expliquer, mais c’était comme si une voix lui hurlait dans sa tête que le cadavre était Joseph Smith. Le vrai.

***


Joseph était enfin dans le Colorado, à Denver plus précisément. Pour le moment, sa fuite s’était passée sans encombre. Les fédéraux devaient maintenant savoir qu’ils ne recherchaient pas vraiment Joseph Smith. Et pourtant. Il s’identifiait comme tel. Déjà trente ans qu’il utilisait ce nom. Depuis ce jour dramatique où il avait commis l’irréparable. Il ouvrit la boîte à gants et contempla une petite boîte qui ne le quittait plus depuis des années. Un sentiment de tristesse l’envahit.

À la mort de sa mère, sa sœur et lui furent séparés. Ne voulant pas aller dans une famille d’accueil, il prit la fuite. Il erra quelque temps, sans savoir où aller, puis fréquenta une bande de jeunes gens qui cumulaient les délits. Il devint rapidement l’un d’eux, grimpa les échelons et finit par devenir leur chef en deux ans. À dix-huit ans, il fit la rencontre d’un jeune homme qui lui ressemblait énormément. Tout le monde disait qu’ils étaient frères. Et eux jouaient le jeu. Mais les larcins commencèrent à le lasser et il décida de quitter la bande. Joseph décida de partir également, afin de continuer sa route avec son ami. C’était un jeune homme de bonne famille, qui avait fugué parce que son père voulait qu’il fasse des études d’ingénieur, alors que lui rêvait de devenir artiste. C’était bien un rêve de fils de riche, ça, s’était-il dit à l’époque. À vingt ans, ils avaient tous les deux trouvé un job et un appartement. Mais l’argent n’était pas au rendez-vous, pas pour lui, en tout cas, contrairement à son ami, qui continuait d’utiliser ses cartes bancaires, son père ne voulant pas que son fils tombe dans la pauvreté. Un soir, Éric lui demanda de passer le voir chez lui, prétextant une affaire urgente à régler. Il voulait en fait lui demander de l’argent. C’était son ami, son frère, il ne pouvait pas lui refuser, pensait-il. Son ami arriva sur les coups de vingt-et-une heures et frappa à la porte. Il lui ouvrit et constata qu’il avait les yeux rougis, comme s’il avait pleuré. Il lui demanda ce qui n’allait pas, comme un bon confident le ferait, et apprit que ses parents venaient de mourir dans un accident de la route. Il le fit asseoir dans le fauteuil du salon, et prit place en face de lui. Il tenta de le réconforter, en vain. Puis, il lui présenta les choses sous un autre angle. Il était l’unique héritier et était par conséquent devenu très riche. Joseph lui expliqua qu’ils allaient enfin pouvoir vivre leurs rêves, que lui pourrait suivre des cours de théâtre à New York, tandis que lui pourrait ouvrir une boutique de taxidermie. Plus rien ne les retenait dans ces taudis, dans cette ville où ils n’avaient aucun avenir. Mais lui avait changé. Il le regardait avec dédain, presque avec pitié. Il lui expliqua que c’était SON argent, SON avenir, et que lui n’en faisait pas partie. Pire, il lui reprocha d’en vouloir à son héritage, de n’avoir été son ami que pour cet instant précis. Joseph en fut très blessé, lui qui croyait avoir trouvé un frère. L’autre se leva, commença à faire les cent pas, puis vint se poster devant lui. Il lui demanda de partir. Définitivement. Joseph se leva à son tour et tenta de lui expliquer qu’il ne s’intéressait pas à son argent. Mais le ton monta et ils en vinrent aux mains. Son ami l’attrapa par les épaules et le poussa vers la sortie. Joseph eut le réflexe de le repousser, un peu trop vivement. Il perdit l’équilibre en heurtant la table basse, et tomba en arrière, sa tête heurtant le sol violemment. Il ne bougea plus. Croyant l’avoir tué, Joseph paniqua. Il n’était pas question qu’il aille en prison à cause d’un malencontreux accident. Il se souvint alors d’avoir lu dans le journal qu’un tueur en série sévissait dans le quartier. Son mode opératoire était de brûler vif des gens à l’intérieur de leur appartement. Lui coller sur le dos une victime de plus ne l’empêcherait sûrement pas de dormir. Il se regarda dans le miroir, puis posa les yeux sur son ami allongé par terre. Même taille, même corpulence. Une idée lui vint. Ce serait du gâchis de jeter cet héritage par les fenêtres. Et s’il se faisait passer pour lui ? Il se ressemblait tellement, comme des frères. Mais pour que ça marche, il ne devait pas juste lui ressembler, il devait devenir lui. Il alla chercher son appareil photo instantané et le prit en photo. Il en aurait besoin sous peu, lorsqu’il se referait faire le visage. Une fois le corps brûlé, plus rien ne permettrait de l’identifier. Si ce n’est les dents. Il avait lu quelque part qu’elles permettaient d’identifier un corps en dernier recours, parce qu’elles ne brûlaient pas. Tout ceci se compliquait. Il ne suffirait pas de mettre le feu à l’appartement pour effacer ses preuves. Il regarda la pendule : vingt-deux heures. Le magasin de bricolage au coin de la rue devait encore être ouvert à cette heure-ci. Il prit son manteau et sortit. Il fit bien attention de ne croiser personne dans le couloir, ne manquerait plus que quelqu’un le voit. Il se faufila discrètement jusqu’au magasin, acheta de l’essence et une pince coupante, puis retourna chez lui. Le corps était toujours à sa place. Il le déshabilla et alla chercher son pyjama, qu’il lui mit. Il traîna le corps jusque dans sa chambre et l’installa tant bien que mal sur son lit. Il entreprit alors de lui arracher quelques dents, pour empêcher l’identification. Mais cela prenant trop de temps — il avait visiblement perdu la main — il décida de toutes les casser d’un coup, en donnant de violents coups à la mâchoire avec le manche de la pince. Il alla ensuite chercher le bidon d’essence, l’en aspergea abondamment, puis fit de même avec le reste de la chambre et les autres pièces. Pour finir, il craqua une allumette et la jeta sur son ami, son frère. Il regarda les flammes s’élever très haut, puis dans un murmure, ajouta : « au revoir, Éric ». Il sortit doucement de l’appartement pour ne pas attirer l’attention des autres locataires. Éric Delmarle venait de mourir. Ne restait plus que Joseph Smith.
Chapitre 19 by Kermitte1982
Sur la route qui les menait à l’aéroport, Sarah réfléchissait. Elle se demandait comment faire pour prouver son intuition. Elle ne croyait pas aux coïncidences, et le fait que ce Joseph Smith n’ait jamais porté plainte la perturbait. Elle devait en avoir le cœur net. Une fois qu’ils seraient arrivés, elle prendrait contact avec les habitants de l’immeuble de son frère. Peut-être que l’un d’entre eux se souviendrait de quelque chose, s’ils n’avaient pas déménagé.

Son coéquipier la regardait avec amusement de temps en temps. Elle finit par s’en apercevoir et se mit sur la défensive.

— Quoi ? lui demanda-t-elle, agacée. J’ai quelque chose sur le nez ou quoi ?

— Tu penses encore à ton frère, c’est ça ?

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Tu es songeuse. À tel point que tu n’as pas remarqué qu’une petite araignée te grimpait dessus.

— Quoi ! hurla-t-elle. Enlève-la ! J’ai horreur de ces bestioles, dit-elle en gesticulant.

— C’est bon, tu lui as fait peur, je crois, dit-il en rigolant. Je te connais. Quand tu as une idée en tête, tu ne l’as pas ailleurs. Tu es convaincue que les deux affaires sont liées, n’est-ce pas ?

— Oui !

— Et tu n’en démordras pas ?

— Non !

— Ok, je veux bien te suivre sur ta piste. Explique-moi.

— Il n’y a rien à expliquer. On a un cadavre sans identité et un tueur qui utilise l’identité de quelqu’un d’autre.

— Tu es consciente que dans ton délire, c’est ton frère, le tueur !

— Oui. Il n’y a pas que ça qui me gêne. Pourquoi se serait-il fait passer pour mort pour commettre des meurtres ? Ça n’a pas de sens.

— Bien sûr que si. Personne ne pouvait le rechercher, puisqu’il était censé être mort. C’est un génie criminel ou un sociopathe. Ce sont les pires !

Elle se renfrogna et se tassa dans son siège. Elle ne supportait pas l’idée qu’elle ait raison. Depuis que sa mère lui avait annoncé qu’elle avait un frère, c’était les montagnes russes pour ses émotions. Elle avait d’abord été heureuse de l’apprendre, puis elle avait été triste quand on lui avait appris sa mort. Enfin, elle se sentait désemparée, maintenant qu’elle pensait que son frère était probablement un horrible assassin. Arrivés à l’aéroport, ils montèrent à bord de l’avion à destination de Topeka et en fin d’après-midi, ils y atterrirent enfin. Une voiture les attendait pour les reconduire chez eux.

***


Parti à seize heures de Denver, il était vingt-deux heures trente lorsqu’il arriva devant l’entrée du Parc national de Mesa Verde. C’était l’endroit idéal pour se cacher. Au sommet de la Mesa, à 2600 mètres d’altitude, se trouvaient des habitats indiens ancestraux construits du VIe au XIIe siècle. Il existait également des habitations aménagées sur les falaises. Dans la journée, ce parc était très fréquenté par les touristes, mais dès la tombée du jour, il redevenait sauvage. L’entrée se situait sur la route US-160. Il n’existait pas d’autre accès. Et une fois passé le portail, il y avait trois routes qui cumulaient soixante kilomètres pour une surface de deux-cents kilomètres carrés. Deux zones distinctes pouvaient se visiter, l’une étant plus tranquille que l’autre. Joseph se gara sur le parking et attendit le matin. Le site ouvrait à huit heures. Il fouilla dans son coffre à la recherche d’un sac dans lequel il avait mis des accessoires pour se déguiser. Se doutant que son profil circulerait tôt ou tard, il s’était rendu, le soir de sa fuite, dans un magasin de farces et attrapes pour acheter une perruque et des lunettes de soleil. Il espérait que cela suffirait à le faire passer incognito. Il retourna ensuite dans sa voiture et s’installa pour la nuit.

Lorsque les voitures commencèrent à arriver, il se mit en route. Il prit position dans la file qui menait au grand portail de l’entrée et attendit son tour calmement. Arrivé devant l’agent d’accueil, il paya trente dollars et celui-ci le laissa passer. C’est à peine s’il leva la tête de son écran. Maintenant, il devait prendre la route qui menait à Wetherill Mesa, à vingt kilomètres de là, à l’ouest du parc national. Il trouverait une planque dans les hauteurs et y resterait le temps que ça se calme. Il comptait bien se faire oublier pour quelque temps. La route était étroite et sinueuse, et à un moment donné, il se demanda si c’était vraiment une bonne idée. Mais lorsqu’il vit les falaises et ce côté sauvage, inhabité, il se dit qu’il avait pris la bonne décision. Il mit quinze minutes à atteindre l’aire de stationnement, où il se gara. Il sortit de sa voiture et se dirigea vers l’office de tourisme, où il prit une carte du site. Il la regarda et constata que le seul site qui se visitait sans guide était la Step House, maison troglodytique indienne typique de la tribu des Pueblos. Il était environ huit heures trente et les touristes n’avaient pas encore envahi les lieux. Il emprunta le chemin situé au nord de l’ancienne route de tramway, jusqu’à atteindre un court sentier. La Step House se trouvait au bout. Il repéra des cachettes potentielles le long du chemin, ce qui le mit de bonne humeur. Enfin, il arriva à destination. La vue était magnifique. Creusées dans la roche se trouvaient des alcôves qui avaient servi de pièces de vie à une époque lointaine. Ce serait désormais chez lui, dès la tombée de la nuit. Il irait planquer sa voiture un peu plus loin, plus tard, et reviendrait à pied. Il sourit en contemplant son nouveau chez-soi. Il mettait au défi n’importe qui de le trouver ici.

***


Dans leur quartier général de Topeka, les agents Parker et Miller avaient passé les deux premières heures en compagnie du directeur et d’autres personnes, pour assister à une réunion. Ils avaient dû expliquer tout ce qu’ils avaient fait jusqu’à maintenant et partager toutes leurs informations. Dorénavant, ils étaient beaucoup plus nombreux sur l’affaire. Des ossements avaient été trouvés sur la propriété du tueur et étaient en cours d’analyse. Ses victimes récentes n’étaient visiblement pas les seules qui soient passées entre ses mains. De plus, des appels arrivaient de toute l’Amérique pour signaler le suspect. Tout le monde semblait voir Joseph Smith à tous les coins de rue. Certains témoignages étaient farfelus, d’autres un peu plus crédibles. Mais en recoupant les données, aucun d’entre eux n’avait retenu l’attention. Ils n’avaient rien trouvé sur sa voiture, comme l’avait suggéré Thomas. Sarah garda pour elle son hypothèse, même si cela pouvait avoir des conséquences désastreuses. Elle ne voulait pas être retirée de l’affaire ou pire, être sanctionnée. À la fin de la réunion, elle se rendit directement dans son bureau pour faire une recherche sur le net. Mais alors qu’elle tapait la dernière adresse connue de son frère dans les Yellow Pages , afin de trouver le nom des habitants de son immeuble, son téléphone sonna.

— Agent Miller ? C’est le Docteur Goodwin. Ma secrétaire m’a dit que vous aviez de nouveaux éléments pour notre séance. Vous allez bien ? Et ces cauchemars ? Toujours aussi fréquents ? Nous pouvons tenter une visio si vous préférez.

— Bonjour, Docteur. Je vais bien, merci. Justement, à propos des cauchemars, le dernier que j’ai fait a fait remonter de nouveaux souvenirs. Une visio ? Pourquoi pas. Attendez, je bascule sur l’appel vidéo.

— Ah, c’est mieux, en effet, dit-il lorsqu’il la vit apparaître sur l’écran. Alors, expliquez-moi ces nouveaux éléments.

— Le dernier rêve que j’ai fait était plus long et moins flou que le précédent. Il s’agissait bien d’un enterrement. Celui de ma mère biologique en fait. J’ai appelé ma mère adoptive après notre dernière séance pour avoir des éclaircissements. Et en insistant lourdement, elle m’a révélé que mes parents étaient morts tous les deux. Ma mère d’un cancer et mon père d’un accident. Elle n’en savait pas plus, je pense.

— Je vois. Cela n’a pas dû être facile à entendre.

— Eh bien, je m’en doutais un peu. Mais la suite de notre conversation m’a fait l’effet d’une claque.

— Ah bon ? Et pourquoi ça ?

— Elle m’a révélé que j’avais un frère. Il s’est enfui après l’enterrement et ils ne l’ont jamais retrouvé. J’ai donc mené mes propres recherches et j’ai découvert, grâce à un collègue, qu’il était mort dans un incendie criminel quelques années après sa fuite.

— Je suis désolé de l’apprendre. Et c’est à la suite de ces révélations que vous avez de nouveau fait ce rêve ?

— En effet.

— Et l’homme ? Celui qui vous tendait la main ? Vous souvenez-vous de lui ?

— Non, je crois qu’il s’agissait d’une personne des services sociaux. Mais j’ai vu mon frère. Et il n’était pas très sympathique. Je ne suis pas étonnée qu’il se soit enfui.

— Qu’avez-vous ressenti à ce moment-là ?

— De la peine. Je me suis réveillée en pleurant. Vous pensez que maintenant que ces souvenirs ont refait surface, mes cauchemars vont cesser ?

— Je ne peux pas vous l’assurer avec certitude. Votre cerveau avait refoulé ces souvenirs parce qu’ils étaient trop lourds à porter. Vous n’étiez qu’une petite fille et c’est un mécanisme de défense courant. Heureusement, si je puis dire, que le cerveau est bien fait. Lorsque ces mauvais rêves ont commencé, c’était à la suite d’un enterrement, n’est-ce pas ?

— Oui, comme je vous l’ai expliqué lors de notre dernière séance.

— Eh bien, cette image a déverrouillé quelque chose dans votre subconscient. Maintenant que vous avez fait la lumière sur ces souvenirs, ils ne devraient plus venir vous embêter. Il ne vous reste plus qu’à faire le deuil de votre ancienne famille.

— D’accord, je comprends. Merci Docteur. Pour tout.

— Je n’ai fait que mon travail. Vous devriez quand même continuer les séances avec le docteur Caitlin. Le travail de deuil, même avec une famille qu’on n’a pas connue n’est jamais facile. Je lui transmets votre dossier et le contenu de notre conversation. Maintenant que vous êtes libérée de ce poids, vous devriez être plus apte à boucler cette enquête. Je vous le souhaite en tout cas.

— Merci Docteur. Bonne journée, au revoir, dit-elle en raccrochant.

S’il savait qui était mon frère en réalité, pensa-t-elle. Mais elle ne pouvait rien lui révéler. Alors, elle se remit au travail. Peut-être qu’il restait des gens qui l’avaient connu, après tout. Par chance, elle découvrit un nom familier dans la liste des résidents : monsieur Watterman. C’était l’homme qui avait appelé les pompiers cette fameuse nuit de 1992. Donc, il habitait toujours là. Il pourrait lui dire si d’autres résidents habitaient toujours l’immeuble ou lui donner des noms si ce n’était plus le cas. Elle décrocha son téléphone et entreprit de l’appeler. Par chance, il décrocha à la première sonnerie. Elle se présenta en tant qu’agent du KBI et non en tant que sœur de la victime. D’abord surpris par la raison de son appel — il pensait que l’affaire était close —, il se montra ensuite particulièrement bavard, pour un octogénaire. Sa mémoire n’avait pas l’air de lui faire défaut. La mort de son frère lui avait fait un choc. Il lui expliqua que c’était quelqu’un de gentil, de serviable. Il faisait les courses pour les personnes âgées de l’immeuble, sortait leurs chiens à l’occasion, ne faisait jamais de bruit… En clair, c’était un saint. Sarah se demanda s’il parlait bien de la même personne, s’il ne confondait pas avec quelqu’un d’autre. La description qu’il en faisait était tellement loin de la réalité. Il lui dit aussi qu’il était rarement seul et que son frère lui rendait régulièrement visite. À cette idée, elle sursauta. Un frère ? Mais il n’avait pas de frère. Elle lui demanda une fois de plus s’il ne se trompait pas et il lui certifia que l’autre lui ressemblait comme deux gouttes d’eau. Elle ne savait plus quoi penser. Son frère fréquentait visiblement quelqu’un qui lui ressemblait, au point que les gens croyaient qu’ils étaient frères. Elle lui demanda son nom, à tout hasard, des fois qu’il s’en souviendrait, même si elle en doutait. Il lui répondit qu’il lui semblait qu’il s’appelât « Jo » quelque chose. Peut-être « Joachim » ou « Joffrey », il ne se rappelait pas bien. Lorsqu’elle lui proposa « Joseph », elle put « voir » son visage s’illuminer. Elle se l’imagina en train de se taper la main sur le front d’un air de dire « mais bien sûr, c’est donc ça ». Il confirma sa supposition. Lui aussi était très gentil. Mais après l’incendie, il ne l’avait jamais revu. Il pensait que le chagrin d’avoir perdu son frère l’avait fait s’éloigner d’eux. Pour les personnes âgées de l’immeuble, ça avait été la double peine. Pour Sarah, en tout cas, tout était clair maintenant. C’était bien Joseph Smith qui était mort dans l’incendie et non son frère. Elle en eut un frisson dans le dos. Elle était la sœur d’un assassin sadique et complètement cinglé, qui plus est. Elle réfléchit à la meilleure façon d’en être sûre et repensa à ce que lui avait dit le légiste sur l’ADN retrouvé sur place. Ça ne prouverait pas que le cadavre inconnu était Joseph Smith, mais ça pourrait prouver que l’homme qu’il recherchait était Éric Delmarle. Elle sortit en trombe de son bureau pour se rendre à celui de Thomas, afin de lui raconter sa conversation. Se faisant, elle tomba nez à nez avec l’agent Witman.

— Tiens Max, qu’est-ce que tu fais à cet étage ?

— Je voulais te voir. Je me dirigeai vers ton bureau quand tu m’as percuté.

— Désolée, j’avais quelque chose de très urgent à dire à Thomas.

— Je vois. Un rapport avec votre enquête ? Tout le monde ne parle que de ça ici.

— Oui, et avec mon frère aussi.

— Du nouveau sur son meurtre ?

— Heu, oui, mais je t’expliquerai plus tard, lui dit-elle rapidement. J’ai pas le temps là.

Elle recommença à courir et s’arrêta net.

— Au fait, lui demanda-t-elle, tu pourrais me trouver l’adresse du pénitencier où est enfermé son assassin présumé ?

— Présumé ?

— S’il te plaît. C’est urgent. Je te raconterai tout plus tard, promis.

Sur ce, elle reprit sa route et arriva essoufflée dans le bureau de son collègue. Une femme s’y trouvait déjà. Décidément, pensa-t-elle, il ne pouvait pas s’en empêcher. Heureusement que c’était un bon agent. Autrement, elle aurait déjà demandé à changer de partenaire. Lorsqu’il la vit, il congédia la jeune femme rapidement et lui demanda de fermer la porte. Sarah lui raconta son entretien téléphonique et ce qu’elle comptait faire pour prouver son identité. Il approuva son idée, tout en lui expliquant qu’une fois le bureau au courant, il lui retirerait très probablement l’affaire, à cause du conflit d’intérêts. Elle acquiesça et sortit. Il ne lui restait plus qu’à appeler le légiste. Elle retourna dans son bureau et décrocha son téléphone pour la deuxième fois de la matinée. Le département de médecine légale se trouvait dans les profondeurs du bâtiment, et elle voulait être sûre d’y trouver quelqu’un avant de descendre. Les chambres froides lui avaient toujours fichu la trouille. L’assistant du Docteur Rouch décrocha, lui annonça que son patron était présent et qu’elle pouvait descendre. Elle retourna dans le couloir, prit l’ascenseur et appuya sur le dernier bouton. Quelques secondes plus tard, elle se retrouva devant une porte à doubles battants surmontée de hublots. Au travers on pouvait apercevoir contre le mur une rangée de casiers numérotée, ainsi que des tables d’autopsies. Le médecin légiste était penché sur l’une d’elles, en train d’examiner un cadavre. Il tourna la tête lorsqu’il l’entendit entrer et la salua. Il laissa ce qu’il était en train de faire pour venir à sa rencontre.

— Bonjour. Je ne vous dérange pas au moins ?

— Non, du tout. Ce n’est pas comme s’il y avait urgence. Il ne va pas s’envoler, dit-il en riant. Vous devez être l’agent Miller, n’est-ce pas ? Mon assistant m’a dit que vous alliez venir me voir. Je suis enchanté de pouvoir enfin mettre un visage sur votre nom.

— On est deux dans ce cas, lui répondit-elle avec un sourire.

Elle n’avait jamais imaginé qu’un médecin légiste puisse être bel homme. Pourtant, c’était exactement la réflexion qu’elle était en train de se faire. De taille moyenne, blond aux yeux bleus, avec une petite fossette lorsqu’il souriait, cet homme avait plus l’air d’un surfeur que d’un homme qui passait ses journées en compagnie de morts. Elle se reprit lorsqu’elle s’aperçut qu’elle le dévorait des yeux.

— Excusez-moi, mais j’étais venue pour vous parler de quelque chose. Nous traquons un tueur qui n’est pas celui qu’il prétend être.

— Je vois. Oui, j’en ai entendu parler.

— Je crois savoir qui est l’homme que nous traquons. Et je pense savoir comment faire pour le prouver.

— Ah bon ? Je suis tout ouïe. Expliquez-moi.

Elle lui expliqua tout dans les moindres détails et après l’avoir écouté attentivement, il alla chercher une seringue pour lui faire une prise de sang. Grâce à son ADN et à celui de l’homme retrouvé dans la maison, le légiste allait pouvoir confirmer ou non le lien de filiation qu’il y avait entre eux. Il procéderait pour cela à un test autosomique, le plus fiable pour déceler des correspondances familiales. Le prélèvement dura quelques minutes, puis le légiste lui signifia qu’il la contacterait dès qu’il aurait les résultats. Si tout se passait bien, il les aurait dans vingt-quatre heures, quarante-huit heures tout au plus. Il fallait normalement quelques jours, mais uniquement pour le grand public. Sarah le remercia, puis quitta la morgue. Elle retourna à son bureau pour faire des recherches sur Kaidan Lester, le meurtrier présumé de son « frère ».
Chapitre 20 by Kermitte1982
Kaidan Lester purgeait sa peine au pénitencier de Stateville, dans l’État de l’Illinois. Au dire de tous, c’était l’endroit le plus dangereux de l’État. La peine minimale était de vingt ans. Mais la majorité avait des peines allant jusqu’à deux cents ans de prison, voire plus, soit la perpétuité réelle, c’est-à-dire sans possibilité de libération conditionnelle. Lester était de ceux-là. Il savait qu’il ne sortirait jamais de cet enfer, où les prisonniers étaient enfermés dans leur cellule, parfois plusieurs jours d’affilée, sans pouvoir en sortir. Il faut dire que n’ayant rien à perdre, les détenus s’amusaient souvent à violenter les gardiens et les autres prisonniers. Les meurtres au sein de la prison étaient monnaie courante. Lors de son procès pour meurtre, il avait écopé de cent cinquante ans de prison, pour avoir assassiné une dizaine de personnes. Mais le compte n’était pas bon. On lui avait imputé un meurtre qui n’était pas le sien. Et ça, il avait du mal à le digérer. Trente ans déjà qu’il ressassait cet événement. Il s’était fait avoir par quelqu’un qui avait reproduit son mode opératoire. Un copycat en somme. Il ne connaissait pas son identité, mais il s’était juré que si par hasard, il venait à avoir connaissance de cette information, il mettrait tout en œuvre pour se venger. La vengeance était un plat qui se mange froid. Et Dieu qu’il était patient.

À l’aide de petites magouilles, il avait réussi à se mettre quelques gardiens dans la poche. Des échanges de bons procédés en somme. Et grâce à ça, il avait non seulement réussi à obtenir une petite télé couleur, qui trônait fièrement sur une chaise, dans un coin de la petite cellule, mais il avait l’assurance que personne ne viendrait la lui voler ou la casser lors des fouilles hebdomadaires. Il aimait se tenir au courant de l’actualité. Et récemment, il avait découvert l’existence de quelqu’un qu’il trouvait très intéressant. Un tueur en série comme lui, mais qui ne s’était pas encore fait prendre. La veille, il avait regardé un documentaire qui retraçait son histoire. Et un fait intéressant avait surgi, à un moment donné. Le nom de la ville où il avait été arrêté pour un meurtre qu’il n’avait pas commis : Aurora. Cela ne pouvait pas être une simple coïncidence. Il s’était trouvé à la même période, dans la même ville qu’un autre assassin. Dans sa tête, les pièces du puzzle se mettaient doucement en place. Il n’avait désormais plus qu’un nom à la bouche : Joseph Smith.

Ni lui ni la police ne savait où il se cachait. Il pouvait être n’importe où et il serait probablement difficile à débusquer. S’évader relevait de l’impossible, mais ce n’est pas parce que personne ne l’avait jamais fait qu’il ne pouvait pas essayer. Il savait que s’il réussissait cet exploit, il aurait toutes les polices du pays aux trousses. Il ne devrait donc tenter l’expérience qu’une fois certain de sa position. Et comme il ne risquait pas de donner ces informations à la télé, il devait soudoyer un gardien pour avoir les nouvelles autrement. Il ne devrait pas être trop difficile de dénicher une information qui pourrait intéresser le directeur de la prison. Après tout, c’était lui la balance la plus bavarde du pénitencier.

Ce soir-là, après l’extinction des feux, il resta allongé, les yeux ouverts, sur ce qui lui faisait office de lit, la tête tournée vers la fenêtre. À travers les barreaux, il pouvait voir un ciel clair, parsemé d’étoiles. Il resta longtemps à les contempler, avant que ses yeux ne se ferment enfin.

***


La nuit était tombée sur le Parc national de Mesa Verde. Les visiteurs avaient quitté la zone depuis longtemps. Les rangers finissaient leur ronde. Bientôt, il pourrait sortir de sa cachette, et profiter enfin de sa nouvelle « maison ».

Plus tôt dans la journée, il avait déplacé sa voiture, et l’avait mise à l’abri des regards. Il avait dû sortir de la route banalisée pour le faire, mais il avait trouvé un arbuste suffisamment grand et feuillu pour la camoufler.

Enfin, il vit les lampes de poche s’éloigner. Il sortit silencieusement des buissons, et se dirigea à pas de loups, vers le centre de l’édifice. Il marcha de long en large afin de dérouiller ses jambes ankylosées par le manque de mouvement. Plusieurs cavités, représentant plusieurs pièces de vie, se trouvaient tout autour de lui. Il avait du mal à imaginer que des centaines d’années en arrière, des hommes et des femmes avaient habité ici. Ils avaient creusé leur maison à même la roche, et les générations successives l’avaient agrandi au fur et à mesure. Elle n’était pas aussi belle ni aussi grande que l’excavation de Cliff Palace, mais elle valait quand même le détour. Il s’installa dans une petite cavité pour la nuit et s’allongea sur le sol pour contempler le ciel étoilé. Aux premières lueurs du jour, il devrait retourner dans sa cachette, mais pour l’heure, l’endroit lui appartenait.

***


Le téléphone de Sarah sonna aux alentours de sept heures. Encore endormie, elle tâtonna sur sa table de chevet afin de trouver l’appareil qui troublait son sommeil. Lorsqu’elle mit enfin la main dessus, elle décrocha et l’approcha de son oreille pour parler à son interlocuteur.

— Hum, allo ! dit-elle d’une voix encore voilée par le sommeil.

— Mademoiselle Miller ? demanda avec précaution la personne à l’autre bout du fil. C’est vous ? C’est le Docteur Mach à l’appareil. Je vous dérange ?

— Heu, non, enfin, oui, c’est moi, mais vous ne me dérangez pas. Désolée, je viens de me réveiller, lui répondit-elle, confuse. Qu’y a-t-il ?

— J’ai les résultats de vos analyses.

— Et ? demanda-t-elle en retenant son souffle.

— J’ai comparé votre ADN à celui de l’homme que vous recherchez, Joseph Smith. Il s’avère que votre intuition était bonne. Il fait partie de votre famille. En comparant les deux échantillons et en prenant en compte votre âge et votre sexe respectif, il ne fait aucun doute que cet homme est votre frère. Il ne peut en aucun cas s’agir de Joseph Smith.

— D’accord, dit-elle après une courte pause. Donc, le vrai Joseph Smith est mort. Vous l’avez déjà signalé à nos supérieurs ? Ils sont au courant de notre filiation ?

— S’ils ne le sont pas encore, ils le seront bientôt. Tout est indiqué dans le rapport que j’ai envoyé au service criminologie. Je suis désolé, mais ils risquent de vous retirer l’affaire, si ce n’est pire. Vous avez quand même enquêté sur ce dossier sans en parler à vos supérieurs. La justice pourrait aussi invalider certaines preuves. Mais même s’il est probable à 99 % que le cadavre soit bien celui de ce Joseph, il n’y a rien qui le prouve pour l’heure. Seul votre frère pourra le confirmer.

— Je sais, dit-elle, peinée. L’important, c’est de savoir à qui on a vraiment affaire, et de l’arrêter. Merci pour votre aide, Docteur. Bonne journée.

— Merci. Vous aussi.

Sur ce, elle raccrocha, se leva et alla prendre une douche. Elle n’allait sûrement pas tarder à recevoir un coup de fil du bureau lui signifiant qu’elle était retirée de l’enquête. Elle devait réfléchir à une façon de la continuer à distance. Elle retourna au bureau sur les coups de neuf heures et alla voir directement son collègue.

Thomas était assis à son bureau, un rapport à la main, en train de boire un café. Il leva à peine la tête lorsqu’elle entra sans frapper à la porte. Il avait les sourcils froncés et se frottait le menton avec la main, comme pris dans une intense réflexion. Elle se posta devant lui et attendit patiemment qu’il daigne faire attention à elle. Au bout de cinq minutes, n’y tenant plus, elle posa ses deux mains sur son bureau, en signe de mécontentement.

— Thomas ! Tu m’entends ?

— Je suis un peu occupé, là. Qu’est-ce que tu veux ? lui demanda-t-il sans détourner le regard.

— C’est le rapport du légiste que tu tiens, là ?

— Hum. C’est intéressant, dit-il, levant enfin la tête pour la regarder droit dans les yeux. Alors, comme ça, c’est bien ton frère le meurtrier ?

— Hélas, oui. On peut donc supposer que le cadavre était celui de Joseph Smith. Mon frère a pris son identité pour pouvoir commettre des meurtres en toute impunité.

— Il semblerait. Mais quelle était sa relation avec Joseph ?

— Le monsieur à qui j’ai parlé m’a dit qu’ils étaient très proches et qu’ils se ressemblaient comme des frères. De plus, la famille de Joseph était très riche.

— Tu penses qu’il l’a tué pour son argent ?

— Peut-être. Il faudra lui demander quand on le retrouvera ou plutôt quand tu le retrouveras.

— Sarah, commença-t-il. Je suis désolé que tu doives te retirer. Ça va aller ?

— Oui, j’ai d’autres pistes à creuser, et elles ne concernent pas mon frère. Enfin, pas directement. Et puis, savoir qu’il a tué notre père… Je ne sais pas comment je pourrais réagir si je le voyais en vrai. Il vaut donc mieux pour tout le monde que je me retire.

— Tu penses à Lester ? Tu crois qu’il connaît l’identité de la personne qui l’a piégé à l’époque ?

— Étant donné qu’ils ont passé un reportage sur Joseph Smith avant-hier soir à la télé, je pense que oui. Il a dû faire le rapprochement. Mais il ne sait sûrement pas qu’il s’agit en réalité de mon frère. Il va sans doute chercher à se venger de l’homme qui lui a collé ce meurtre sur le dos.

— Oui, enfin, c’est pas non plus un saint. Il a commis d’autres meurtres, je te rappelle. C’est pas comme s’il avait été condamné que pour ce crime. Il ne sera pas libéré pour autant. Et l’évasion est pour ainsi dire impossible.

— Il y a d’autres façons de se venger. Il doit avoir des contacts à l’extérieur et à l’intérieur de la prison. Je dois faire mon possible pour éviter qu’il arrive malheur à mon frère. Je voudrais lui parler, comprendre pourquoi il en est arrivé là, tu comprends ? C’est important pour moi.

— Si tu le dis, dit-il en secouant doucement la tête. Allez, va voir le chef. Il t’attend sûrement dans son bureau pour t’annoncer la grande nouvelle.

— Il ne m’a pas encore convoqué, je te rappelle. Je vais attendre dans mon bureau. Ça ne devrait plus tarder.

— Oui, on se retrouve tout à l’heure.

Elle sortit de son bureau pour retourner dans le sien. Elle n’eut pas longtemps à attendre. En effet, une demi-heure plus tard, son téléphone sonna. Le directeur voulait la voir, et d’après la secrétaire, c’était assez urgent. Mais la raison de sa convocation restait inconnue.

Elle quitta la pièce pour se rendre dans le bureau du directeur, au dernier étage. Sa secrétaire lui demanda de patienter. Elle entra dans une vaste pièce, éclairée par une immense baie vitrée, d’où l’on pouvait voir une partie de la ville. Un bureau trônait au milieu de la salle, posé sur un tapis circulaire de grande envergure. Sur les murs, des articles de journaux étaient encadrés, ainsi que des photos, en couleur et en noir et blanc. Elle se dirigea calmement vers l’homme qui se tenait assis derrière la table et attendit, debout, les mains dans le dos qu’il prenne la parole. Celui-ci se leva, lui tendit la main, qu’elle serra en une poignée de main respectueuse.

— Agent Miller, merci d’être venu, lui dit-il. Asseyez-vous, je vous prie, lui dit-il en lui montrant la chaise vide à côté d’elle. Vous savez pourquoi vous êtes ici, je présume ?

— Oui, monsieur, répondit-elle courtoisement.

— Miller, je suis désolé que les choses se passent comme ça. Mais vous connaissez notre politique en matière d’enquête. Il s’agit de votre frère. Et même si vous ne le connaissez pas, il pourrait essayer de jouer là-dessus quand on lui mettra la main dessus. On ne peut pas se permettre un conflit d’intérêts ni une invalidation des preuves que nous avons contre lui.

— Je comprends. L’agent Parker fera du très bon travail, j’en suis sûre. Par contre, si vous me permettez, je soupçonne Kaidan Lester de vouloir tenter quelque chose. Après tout, grâce à nos amis journalistes, il connaît maintenant l’identité de celui qui l’a fait tomber. Et il va vouloir se venger. En tout cas, moi je voudrais me venger dans sa situation. Et il a probablement le bras long, maintenant.

— En effet. C’est un risque à prendre en considération. Mais vous comprendrez que je ne peux pas envoyer des hommes, comme ça, sur une simple supposition, pour une durée indéterminée. On ne sait même pas s’il va tenter quelque chose. Je vais quand même demander au directeur de la prison de le garder à l’œil, au cas où. Mais je ne pourrai pas faire plus. Vous m’en voyez désolé.

— Bien monsieur, je comprends, dit-elle poliment avant de tourner les talons et de sortir de la pièce.

Une fois la porte refermée dans son dos, elle ragea silencieusement. En parler au directeur n’était pas suffisant. Elle aurait aimé qu’il fasse plus, mais elle comprenait son point de vue. Elle espérait juste que s’il tentait quelque chose, les gardiens de la prison lui tomberaient dessus promptement. Elle voulait absolument connaître le fin mot de l’histoire avant qu’il aille finir ses jours en prison ou qu’il ne soit condamné à mort.
Chapitre 21 by Kermitte1982
Kaidan Lester faisait les cent pas dans sa cellule. Il attendait qu’un gardien vienne le chercher. La veille, il avait demandé l’autorisation de se rendre dans la salle de sport de la prison, ce qui lui avait été accordé suite à son bon comportement. En réalité, il devait voir son informateur. Pour pouvoir mettre son plan à exécution, il devait avoir du grain à moudre. Et la personne qu’il devait voir savait tout ce qui se passait dans ce bouge. Il devait donc absolument lui parler. Mais le gardien tardait à arriver, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Quelque chose clochait. Soudain, il entendit des pas dans le couloir qui menait à sa cellule. Il se positionna debout au milieu de la pièce, les bras écartés, comme à chaque fois qu’un geôlier devait ouvrir la porte. Arrivé devant lui, celui-ci tourna la clé dans la serrure, et lui intima de sortir. Il lui mit les mains derrière le dos et lui passa les menottes. Ce n’était pas le maton habituel affilié à cet étage. Il était plus jeune et plus grand. Lester avait dû lever les yeux pour le regarder en face quand il était apparu. Le gardien referma derrière lui et lui fit signe d’avancer. Ils passèrent devant les autres cellules, et arrivés au bout du couloir, le gardien le contourna avant de donner trois coups à la porte pour sortir. Un autre employé leur ouvrit et referma derrière eux. Tout était fait pour éviter une évasion ou une autre agression d’un membre du personnel. Son escorte continua jusqu’à la salle de sport, où son geôlier lui enleva enfin ses bracelets. Il le laissa au milieu d’un groupe de détenus et repartit reprendre son poste. Personne ne faisait attention à lui. Il regarda attentivement autour de lui, pour jauger le niveau de danger. Aucun de ces prisonniers n’était violent. Ils avaient de lourdes peines, comme lui, mais ne faisaient pas partie des taulards à éviter. Il repéra la personne qu’il devait voir en train de soulever des poids. Le type était grand, taillé comme une armoire à glace, avec des bras capables de soulever plus de cent kilos de fonte. Il était torse nu et on pouvait lire « Annabelle » tatoué en gros sur son biceps droit. Il s’approcha de lui, attrapa des haltères qui étaient par terre, non sans faire attention à enlever les disques aux extrémités, de sorte qu’il puisse les soulever sans effort, et lui demanda à voix basse :

— Salut. Tu as des infos qui pourraient m’intéresser ?

— Et toi, tu me donnes quoi en échange ? lui répondit-il, sans arrêter son exercice.

— Des cigarettes, ça te branche ? J’en ai récupéré une cartouche. Elle est planquée sous mon matelas.

— Peut-être bien. De quelles infos t’as besoin ?

— De celles qui pourraient me faire bien voir par les gardiens. J’ai besoin de leur en soutirer quelques-unes.

— Lester, dit-il en posant ses haltères. Je t’aime bien. Tu vas droit au but et ça me plaît. Écoute. J’ai surpris une conversation entre Granger et Harrison. Ils ont décidé d’éliminer un gardien. Celui que détestent tous les détenus. Cette information pourrait te valoir les bonnes grâces du directeur en personne.

— Attends une minute, le coupa-t-il. Tu me dis que tu as une information cruciale et que tu ne vas pas t’en servir toi-même ? Pourquoi ?

— Je te l’ai dit. Tout le monde le déteste. Et puis, je préfère encore fumer une bonne clope plutôt que de les dénoncer. Ce sera moins dangereux pour ma vie, si tu vois ce que je veux dire, lui expliqua-t-il avec un petit rire. Ces gars-là sont pas des enfants de chœur. À eux deux, ils tirent quatre fois deux-cents ans de prison. S’ils découvrent qui les a balancés, tu seras un homme mort. Alors, marché conclu ?

— Oui, marché conclu, répéta Lester après un instant de réflexion. Dis-moi tout ce que tu sais.
Deux heures plus tard, un surveillant le reconduisit en cellule. Une fois la porte verrouillée, il demanda à voir le directeur.

***


Cela faisait plusieurs jours maintenant que Joseph pavoisait dans sa nouvelle demeure. Il vivait la nuit, quand les touristes étaient rentrés chez eux et que les rondes étaient terminées, et se cachait le jour, quand ils revenaient. Il mangeait ce qu’il trouvait autour de la Step House, à savoir principalement des fruits. Mais cela ne le dérangeait pas. Il préférait ce régime sec à celui qu’on servait dans les prisons, ou pire, dans le couloir de la mort. Il piégeait de petits animaux et les mangeait crus, après les avoir dépiautés. Il avait bien failli vomir tripes et boyaux au début, mais maintenant, la nourriture semblait vouloir rester dans son estomac. Les murs de pierre gardaient la chaleur emmagasinée le jour, de sorte que même la nuit, la température était clémente. Il ne resterait pas ici éternellement, mais pour le moment, c’était l’endroit le plus sûr. Il était tranquillement allongé en train de regarder les étoiles, lorsque soudain, il entendit du bruit. Des faisceaux de lampes torches venaient dans sa direction. Il se leva rapidement, et se faisant, laissa tomber sa veste. Il ne s’en rendit compte qu’une fois arrivé dans les buissons. Il ne put que regarder, passivement, deux rangers la ramasser. Ces derniers se regardèrent, intrigués. De là où il se trouvait, il pouvait entendre leur conversation. L’un des deux se demandait comment elle avait pu arriver là, puisqu’il avait déjà fait un tour, plus tôt dans la soirée. L’autre lui répondit qu’il avait dû simplement la rater, étant novice dans ce travail. Ils débâtèrent encore un peu sur la question en faisant le tour une nouvelle fois, puis quittèrent le site, le premier expliquant au second qu’il fallait la remettre aux objets trouvés. Joseph attendit encore un peu, puis sortit des buissons, soulagé. Ils ne l’avaient pas vu. Mais alors qu’il retournait vers les cavités pour y passer la nuit, il se figea soudain. Il devait absolument récupérer sa veste, car quelque chose de très compromettant s’y trouvait.

***


Le lendemain matin, de bonne heure, un gardien vint de nouveau chercher Lester.

— Vous avez de la chance, le directeur accepte de vous recevoir. Vous avez intérêt à ce que ce soit vraiment important.

— Oh, pour ça, je ne m’en fais pas. Il trouvera sûrement cela très intéressant.

Il le suivit jusqu’au bureau du directeur. Les mains menottées dans le dos, celui-ci le fit entrer dans la pièce. Lester dut cligner des yeux à plusieurs reprises pour s’adapter à la luminosité qui régnait ici. Comparée à sa cellule et aux couloirs de la prison, très sombres, cette pièce aux murs clairs était véritablement éblouissante. Le soleil entrait à flots par deux immenses fenêtres qui donnaient sur la cour extérieure de la prison, là où très peu de prisonniers avaient le droit de se promener. Ce jour-là, le ciel était dégagé et il pouvait imaginer sans mal une légère brise lui caresser la peau. Un raclement de gorge le ramena sur terre. Il tourna le regard vers l’endroit d’où venait le bruit, et vit un homme qui le regardait, assis derrière son bureau. Grisonnant, avec de petites lunettes rondes, le visage sévère, celui-ci commençait visiblement à s’impatienter.

— Bien, ne perdons pas de temps, commença ce dernier d’entrée de jeu. On m’a rapporté que vous aviez des informations importantes, voire vitales, à me transmettre.

— C’est exact, Monsieur. J’ai appris de source sûre que deux prisonniers projettent d’assassiner un gardien.

— Tiens donc, s’étonna faussement le directeur. Et on peut savoir qui est votre « source sûre » ?

— Désolé, je ne peux pas révéler ce détail. Mais sachez que si vous ne faites rien, d’ici demain matin, il sera mort.

— Et pourquoi donc un prisonnier souhaiterait-il sauver la vie d’un de ses geôliers ? Ça n’a pas de sens, sauf si vous espérez quelque chose en retour. Et je suis désolé de vous l’apprendre, mais je ne marche pas au chantage.

— Bien sûr, répondit-il fermement. Mais mes intentions sont honnêtes. Je ne veux pas qu’un homme innocent soit tué, c’est tout. Je n’attends aucune faveur de votre part. Pire, si ces détenus découvrent que c’est moi qui les ai balancés, je serai aussi un homme mort. Vous voyez ? Je n’ai aucune arrière-pensée. Je veux juste faire un acte citoyen, si ce mot a encore un sens ici.

— Soit. Imaginons que je vous crois, quels sont leurs noms ? Et où vont-ils frapper ?

Lester lui raconta tout ce qu’il savait, ainsi que le nom du gardien et des instigateurs. Au bout d’une demi-heure, le directeur le remercia, puis le congédia. Un gardien le raccompagna de nouveau à sa cellule. Une fois seul, il commença à jubiler. L’homme qui allait avoir la vie sauve grâce à lui, lui serait éternellement reconnaissant.

***


Joseph mit sa perruque et ses lunettes de soleil, puis se mélangea aux touristes qui commençaient à affluer. Il descendit le petit chemin qui menait à la route, prenant garde à bien baisser la tête lorsqu’il croisait quelqu’un, et partit en direction de sa voiture. Les deux rangers avaient dû amener sa veste aux objets trouvés, qui se trouvaient à l’entrée du parc. Il savait que c’était une entreprise périlleuse, mais ce qu’il avait perdu était trop important pour tomber entre de mauvaises mains. Il était prêt à prendre le risque. Il profita d’une baisse de fréquentation, vers dix heures, pour sortir la voiture de sa cachette, puis refit la route en sens inverse. Il vit sa nouvelle maison s’éloigner dans son rétroviseur, à mesure qu’il avançait et ressentit un pincement au cœur. Il ne reviendrait pas ici. S’il arrivait à sortir du parc, il irait se terrer dans un autre État.

Le parking devant le bureau d’accueil comptait quelques voitures. Il faisait aussi office de boutique souvenir. Depuis le seuil, on pouvait lire sur des écriteaux suspendus « Accueil », au-dessus d’un comptoir sur la gauche et « Objets trouvés », au-dessus d’un vestiaire sur la droite. En face de l’entrée, un écriteau « Souvenirs », indiquait un espace réservé à la vente d’objets en tout genre, allant de la carte postale à la reproduction du site en maquette. Il entra en prenant garde de bien baisser la tête et se dirigea sur la droite. Une famille avec deux enfants se trouvait dans l’espace « souvenirs » et un couple attendait ses billets à l’accueil. Plus loin, en train de boire un café, deux policiers en uniforme discutaient tranquillement. Une employée, vêtue du costume officiel du site, patientait derrière un comptoir, en attendant les premiers étourdis de la journée. Lorsqu’elle le vit approcher, elle lui sourit. Un portant se trouvait derrière elle, avec quelques vestes accrochées dessus. Elle le salua poliment, puis lui demanda si elle pouvait faire quelque chose pour l’aider. Il lui décrivit sa veste, verte à manches longues, avec deux petites poches de chaque côté. Elle la trouva rapidement puis la lui tendit. Il la remercia, l’enfila et lui tourna le dos pour partir. Il sentit alors quelque chose lui frôler la jambe, et en baissant les yeux, remarqua un petit garçon d’à peine deux ans, qui s’accrochait désespérément à la jambe de son pantalon. Il avait visiblement l’air perdu. Joseph regarda tout autour de lui, pour voir s’il voyait ses parents, et remarqua la famille qu’il avait vue en entrant, se diriger vers la sortie. Visiblement, ils n’avaient pas remarqué l’absence de l’enfant. Il se baissa pour lui prendre la main, afin de le ramener à sa mère, et se faisant perdit sa perruque, qui tomba au sol. Elle atterrit aux pieds du garçonnet, qui leva alors la tête et sembla seulement comprendre son erreur. Il recula rapidement et se mit à crier en regardant la masse informe que constituaient désormais les cheveux. Il courut se jeter dans les bras de son père, qui, alerté par les cris, se dirigeait maintenant vers lui. Tout le monde le regardait, les yeux allant de la perruque à l’homme. La femme qui tenait le vestiaire poussa un « oh » surpris en mettant une main devant sa bouche, quand elle comprit qui était en fait ce touriste.

Joseph était pris au piège. Il se demanda fugacement s’il pourrait atteindre la sortie en courant, puis aperçut les deux policiers du coin de l’œil qui le regardaient de façon suspicieuse. Soudain, l’un d’eux eut comme un flash, sortit son téléphone et montra quelque chose à son collègue. Les deux hommes se levèrent, prirent leur arme, mais ne bougèrent pas. Le temps semblait figé. Le père de famille était à l’arrêt, une main posée sur le dos de son fils en guise de protection, sa femme observant la scène de loin, et Joseph était immobile, de peur de se prendre une balle s’il faisait le moindre mouvement. Personne n’osait bouger. On eût dit une partie curieuse de « 1, 2, 3 soleils ». Les deux policiers s’avancèrent alors, pointant notre homme de leur arme, et lui enjoignirent de se rendre sans faire d’histoire. Ne souhaitant pas terroriser plus que nécessaire les deux enfants qui regardaient la scène, il mit ses mains sur la tête et s’agenouilla. Il se laissa appréhender sans rechigner.

— Joseph Smith, lança le premier officier. Vous êtes en état d’arrestation. Vous avez le droit de garder le silence. Tout ce que vous direz sera retenu contre vous. Vous avez droit à un avocat. Si vous n’avez pas les moyens d’en payer un, il vous en sera commis un d’office. »

Sur ce, le deuxième agent le redressa et lui passa les menottes. Ils l’emmenèrent ensuite sur le parking avant de le faire monter à l’arrière de leur voiture. L’homme qui lui avait lu ses droits prit le volant, pendant que l’autre lançait un appel au poste. Ils quittèrent le parking, gyrophare allumé, devant une foule de curieux médusés. Sans nul doute, cette affaire allait faire les choux gras des médias du coin. Le site touristique ne serait plus connu que pour ses maisons troglodytiques. Désormais, elle le serait aussi pour avoir permis l’arrestation de l’ennemi public n° 1.
Chapitre 22 by Kermitte1982
Le téléphone de Sarah sonna. Elle apprit à dix heures du matin que son frère venait d’être appréhendé. La conversation dura moins de cinq minutes. Elle raccrocha, en proie à différents sentiments. Son interlocuteur, le shérif du comté de Dolores, dans le Colorado, venait de lui expliquer qu’Éric Delmarle, alias Joseph Smith, allait être transféré de Dolores à Topeka par le prochain vol en partance de Denver. Il lui demandait donc de venir le chercher à l’aéroport régional de Topeka à vingt-et-une heures trente, heure locale. Visiblement, il n’était pas au courant qu’on lui avait retiré l’affaire. Après quelques minutes de réflexion, durant lesquelles elle se demanda si elle devait y aller seule et passer outre les ordres de l’agence, elle décida finalement de faire remonter l’information à ses supérieurs, qui demandèrent à Thomas et à deux autres agents d’aller le récupérer. Elle allait enfin pouvoir lui parler après toutes ces années. Elle avait hâte.

***


À son arrivée au bureau du shérif, les policiers confisquèrent les affaires personnelles de Joseph et le prirent en photo avant de le mettre en cellule. Sa veste, sa perruque et ses lunettes de soleil furent mises dans une boîte, en attendant leur expertise par les scientifiques du laboratoire de Topeka. Sa voiture fut remorquée également et passée au crible, mais n’y trouvant rien, le shérif l’envoya à la fourrière. Il devait maintenant attendre son extradition vers le Kansas, État où il avait commis ses meurtres. Étant donné sa dangerosité, il était enfermé seul. Les prisonniers qui se trouvaient dans les cellules voisines le regardaient, certains avec mépris, d’autres avec admiration, d’autres encore avec crainte. Son petit côté Hannibal Lecter ne laissait personne indifférent. Pourtant, il ne voulait pas spécialement inspirer la crainte. Il était arrivé à ce choix de carrière un peu par hasard. Peut-être que s’il n’avait pas été confronté aussi souvent à la mort, il n’en serait jamais arrivé à cette extrémité. Mais ça, il ne le saurait jamais. L’être humain était faible, son corps finissait toujours inévitablement par le lâcher, et peu importe les progrès de la médecine pour allonger la durée de vie, celle-ci finissait toujours par s’achever, plongeant les survivants dans la souffrance. Et il se devait de faire quelque chose pour inverser la tendance. Donc, oui, il avait agi par altruisme, mais ça, personne ne semblait le comprendre. C’était l’histoire de sa vie. Un homme continuellement incompris.

Après la mort du Joseph original, il avait profité de son argent pour s’inscrire à la fac de médecine. Il voulait devenir chirurgien. Ses professeurs le trouvaient doué, mais un peu trop enjoué lorsqu’il devait disséquer des cadavres. Il maniait le scalpel avec dextérité, et possédait des doigts de fée en ce qui concernait les sutures. Les autres étudiants le trouvaient bizarre, mais pas Anna. Il la rencontra en deuxième année. Ils partageaient l’amour de la dissection. Ils se glissaient discrètement dans la morgue, le soir, quand tout le monde était rentré chez lui, et s’entraînaient sur les cadavres qu’ils avaient disséqués dans la journée, pour ne pas laisser de trace. Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Et un jour, en allant en cours, il apprit la triste nouvelle. Elle avait eu un accident en rentrant chez elle et était morte sur le coup. Encore une vie qui s’achevait trop tôt. Ce fut la goutte de trop pour lui. Toutes les personnes auxquelles il tenait finissaient par disparaître : son chien, sa mère, son ami et maintenant, elle. Il se dit alors qu’il devait faire quelque chose, que lui seul en était capable. Oui, Joseph Smith allait vaincre la mort et rendre les gens immortels. Fini la maladie et la vieillesse, ils les garderaient jeunes pour l’éternité. Et il serait adulé pour ça. Il demanda à voir la dépouille de son amie, qui avait demandé de son vivant à faire don de son corps à la science. Étant étudiant de troisième année, on le laissa accéder à la morgue. Il fut horrifié par l’état de son corps, très abîmé par l’accident. Dans cet état, il ne pourrait malheureusement rien pour elle. Même s’il avait voulu l’immortaliser, le résultat n’aurait pas été à la hauteur. Mieux valait donc laisser les étudiants s’entraîner sur elle. Mais une idée lui vint. Lui aussi devait s’entraîner pour mener à bien son projet. Chaque artiste travaillait d’abord avec une ébauche avant de finaliser son œuvre. Il jeta un nouveau coup d’œil à sa défunte amie. Et si ? Oui, il pourrait s’en servir comme brouillon. Histoire qu’elle ne soit pas morte en vain. Il devait peaufiner sa technique. Il n’avait travaillé qu’avec de petits animaux jusqu’à présent. La méthode devait être la même, il fallait peut-être juste un petit peu plus de temps. Il réfléchit un instant et accepta le défi qu’il venait de se lancer à lui-même. Il referma le tiroir qui contenait son corps et quitta la morgue, en se promettant de revenir plus tard, lorsque tout le monde dormirait.

***


Le shérif le sortit de sa torpeur à l’heure du déjeuner. Il lui apporta un plateau avec de la soupe tiède et du pain. Il n’avait pas spécialement faim, mais mangea tout de même avec appétit. Peu après, on lui remit les menottes et on l’escorta jusqu’à un fourgon cellulaire. De là, ils prirent la route de Denver, situé à 613 kilomètres de leur position.

***


Il se laissa bercer par la route, malgré sa position inconfortable. Il était pieds et mains liés, ces dernières reposant sur ses genoux. Il n’avait même pas de ceinture de sécurité, si bien qu’il était balloté à chaque virage. Il était entouré par deux agents armés jusqu’aux dents, qui ne le quittaient pas des yeux. Au bout de cinq minutes, il baissa la tête et ferma les yeux. Il ne tarda pas à plonger dans un demi-sommeil qui le ramena des années en arrière.

Cette nuit-là, à la morgue, il avait été obligé d’endormir le gardien, afin qu’il ne vienne pas tout gâcher. Il s’y était pris en mettant un somnifère dans son gobelet de café, après une légère diversion. Avec le champ libre et la nuit devant lui, il avait tenté d’écorcher délicatement et consciencieusement la jeune femme. Il n’y était pas vraiment arrivé. La peau était plus fine que celles des animaux et elle se déchira à plusieurs reprises au cours de sa tentative. Lorsqu’il vit les premiers rayons du soleil poindre derrière les fenêtres, il en était à peine arrivé aux genoux. Il devait renoncer. Le personnel allait bientôt arriver, trouver le gardien endormi et voir que la porte de la morgue avait été forcée. Il appellerait la police et il se ferait arrêter pour profanation de cadavre et effraction. Il laissa là son travail inachevé, mais avant de s’enfuir, il prit soin d’enlever deux molaires à la jeune femme, qu’il mit dans sa poche. Il les garderait comme un trésor. Et elle serait avec lui pour toujours, comme Joseph. Il rentra chez lui, fit ses bagages, et décida sur un coup de tête de partir, loin. Il ne serait jamais chirurgien, mais ce n’était pas grave. Il trouverait bien un autre moyen pour assouvir sa passion. Il avait suffisamment d’argent pour refaire sa vie ailleurs, si possible dans un autre État. Son regard se posa sur une carte postale qui traînait sur la table basse, envoyée par un ami, où il était écrit « Salutation du Kansas. Où l’Est se termine et où l’Ouest commence ». La carte représentait l’État du Kansas avec ses villes principales et sur chacune d’entre elles, un dessin symbolisait un lieu ou une activité à faire sur place. Il ferma les yeux et posa son doigt au hasard sur la carte. Lorsqu’il les rouvrit, il regarda dessous et vit marquer « Wichita ». Parfait, se dit-il. Ce serait son nouveau terrain de jeu. Une fois sur place, il acheta une petite maison dans un quartier résidentiel sans histoire et commença à réfléchir à la suite de son projet.

***


Vers vingt heures, le fourgon de l’administration pénitentiaire arriva à l’aéroport de Denver. Joseph fut escorté jusque dans un petit avion de tourisme et placé au milieu de deux policiers. Une heure et demie plus tard, il atterrit à Topeka. Des agents du KBI attendaient déjà sur le tarmac, à côté d’une grosse voiture noire aux vitres teintées. Des journalistes étaient aussi présents un peu plus loin et les forces de l’ordre tentaient tant bien que mal de les garder éloignées. Nul ne savait comment avait fuité l’information. L’agent Parker soupçonnait une personne de l’agence, mais ne pouvait pas le prouver. À présent, il souhaitait juste que le transfert du prisonnier vers leurs locaux se passe au mieux. Il regarda la porte de l’appareil s’ouvrir, et reconnut l’homme qu’il avait interrogé quelques semaines plus tôt. Il était entouré de deux policiers lourdement armés. Pourtant, avec ses menottes aux poignets et ses chaînes aux pieds, il ne voyait pas comment il pourrait s’échapper, ni même descendre de l’avion. C’est alors qu’un des policiers lui ôta ses entraves, le temps pour lui de descendre les marches. Il les lui remit cependant juste après que son pied ait touché le sol. Les agents du KBI s’approchèrent du détenu et les policiers le leur confièrent, ainsi qu’un sac contenant ses affaires personnelles emballées. Ils remontèrent ensuite dans l’appareil et Joseph fut conduit dans la grosse cylindrée. L’agent Parker prit le volant et les deux autres se postèrent à l’arrière. Ils quittèrent l’aéroport sous les flashs des journalistes.

Dix minutes plus tard, il arrêta le véhicule devant le quartier général et en fit sortir le prisonnier. Il le conduisit directement à l’étage des gardes à vue et le plaça dans une salle, où il le fit asseoir avant de relier la chaîne à la table. Puis il quitta la pièce, le laissant seul. Il sortit son téléphone et appela Sarah, pour lui dire de venir assister à son interrogatoire. Elle accepta immédiatement et raccrocha. Lorsqu’elle arriva devant la salle, elle était en nage.

— Hé ben, alors ? T’as couru ?

— Peux… pas… respirer ! Laisse… moi reprendre… souffle, dit-elle en posant la main sur le mur.

— Ok, va dans l’autre salle, celle avec la vitre sans tain. Moi, je vais interroger ce fumier.

Il entra de nouveau dans la pièce, tandis qu’elle allait rejoindre l’autre côté. Il s’assit en face de lui et le regarda sans rien dire. Au bout de quelques minutes de silence, il vida le sac contenant ses affaires sur le bureau. L’autre n’osait pas le regarder en face et préférait regarder la table. Il aligna les lunettes de soleil, la casquette, la perruque et une petite boîte devant lui. Toujours aucune réaction de la part de son « invité ». Il approcha alors la main de la boîte et vit Joseph le regarder furtivement, avant de fixer de nouveau la table. Il fit la même chose avec les autres objets, mais n’obtint aucune réaction. Cette fois, il attrapa carrément la boîte et l’autre se leva brusquement.

— Non ! Ne faites pas ça ! Vous n’avez pas le droit. C’est à moi !

— Tiens donc, commença Thomas. On dirait qu’il a une langue, finalement. Qu’y a-t-il dans cette boîte ? Et pourquoi vous ne voulez pas que je l’ouvre ?

— C’est personnel ! C’est à moi !

— Vous avez perdu ce droit quand vous vous êtes fait arrêter. Je répète. Qu’y a-t-il dans cette boîte ?
Joseph s’était rassis et regardait de nouveau la table.

— Bon, on va bien voir, dit-il en soulevant le couvercle.

Sarah observait leur échange attentivement, de l’autre côté du miroir sans tain. Elle aurait aimé être au côté de son coéquipier, afin d’interroger le suspect ensemble, comme ils le faisaient d’habitude. La méthode « méchant flic, gentil flic » marchait assez bien avec eux. Cette fois simple spectatrice, elle observa avec étonnement la réaction du détenu lorsque Thomas prit la boîte. Pourquoi une telle réaction ? Qu’y avait-il dans cette boîte qui puisse le faire sortir de ses gonds ? Elle le regarda se rasseoir et se complaire dans le silence. Puis, sans crier gare, Thomas eut un mouvement de recul, et elle vit qu’il venait d’enlever le couvercle. Elle ne pouvait cependant pas voir ce qu’il y avait à l’intérieur. C’est alors que son coéquipier se leva, en prenant appui sur la table. Il se tourna vers le miroir un instant et elle put constater qu’il était devenu blême. Il reporta son attention sur l’homme en face de lui et le ton monta d’un cran.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? lui demanda-t-il en vidant le contenu sur la table.

Sarah put alors voir des petits morceaux blancs s’éparpiller devant lui. Joseph leva la tête en entendant le bruit et tendit le bras pour les ramasser.

— Je répète, dit-il, qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ça se voit, non ? lui répondit l’homme vivement. Ce sont des dents. Et elles m’appartiennent. Rangez-les. Vous allez les perdre.

— Des dents ? Et elles vous appartiennent ? répéta Thomas, incrédule. Vous me semblez pourtant avoir toutes les vôtres.

— Vous ne pouvez pas comprendre. C’est à moi, c’est tout. Et je vous prierai de les remettre à leur place.

— Non, lui intima-t-il en se rasseyant. Elles vont aller rejoindre les autres preuves et elles seront analysées. On verra bien à qui elles appartiennent.

— Je veux un avocat, lui demanda-t-il soudain. Je ne dirai plus rien sans la présence d’un avocat.

Thomas se tourna de nouveau vers le miroir en secouant lentement la tête. Il remit les dents dans la boîte, non sans faire attention à ne pas laisser d’empreintes dessus. Il regarda le suspect une dernière fois et sortit. Sarah en fit de même et ils se retrouvèrent dans le couloir. Il lui tendit la boîte et lui demanda d’aller la porter au légiste, pour une recherche ADN. Il devait de son côté faire venir un avocat, afin de faire parler ce monstre. Malgré l’heure tardive, ils partirent chacun de leur côté faire ce qu’ils avaient à faire, avant de rentrer chez eux.
Chapitre 23 by Kermitte1982
Author's Notes:
L'histoire touche à sa fin. Le dénouement est pour bientôt. Si vous avez aimé, n'hésitez pas à me le dire. Et idem si vous n'avez pas aimé. Merci à vous, lecteurs, d'avoir tenu jusqu'au bout.
Quand Lester se réveilla, les rayons du soleil commençaient à poindre à travers les barreaux de sa fenêtre. Il devait être encore très tôt, mais un gardien se tenait déjà devant sa cellule. Il se leva et se dirigea vers lui. Il ne l’avait jamais vu, mais son petit doigt lui disait que cela avait un rapport avec son entrevue avec le directeur. Il lui annonça sans surprise que ce dernier voulait le voir immédiatement. Il se laissa passer les menottes, comme à chaque fois qu’il sortait pour se rendre dans un autre endroit de la prison et demanda au gardien pour quelles raisons il voulait le voir. Mais celui-ci garda le silence. Il l’escorta jusqu’au lieu du rendez-vous, frappa à la porte, le fit entrer, puis alla se placer près de cette dernière. Le directeur le pria alors de s’asseoir en face de lui.

— Si je vous ai convoqué, commença le directeur, c’est pour vous remercier. Grâce à votre intervention, un gardien a eu la vie sauve cette nuit. Vos informations se sont avérées utiles dans cette affaire. Au nom du personnel, je souhaite vous faire part de nos remerciements les plus sincères. Et pour vous montrer notre reconnaissance, vous pourrez, quand vous le déciderez, avoir droit à une faveur, que ce soit d’ordre alimentaire, matériel ou autre. À condition, bien sûr, que cela ne mette pas la prison ou ceux qui s’y trouvent en danger.

— Cela va de soi, lui répondit le prisonnier. Je vous remercie pour cet honneur. Je saurais en faire bon usage le moment voulu, continua-t-il avec un petit sourire.

— Vous m’en voyez ravi. Le gardien va vous reconduire dans votre cellule. Officiellement, vous avez été convoqué pour une réprimande. Effacez donc ce sourire, vous risqueriez de griller votre couverture. Vous pouvez disposer.
Lester se leva et se laissa reconduire dans sa piaule. Il n’avait pas besoin d’une faveur du directeur, même si celle-ci lui serait sûrement utile un jour. Pour l’heure, il devait entrer en contact avec l’homme qu’il avait aidé à sauver, afin de lui soutirer des informations.

***


Le laboratoire avait déjà fini les analyses des dents que contenait la boîte et le dossier attendait sur le bureau de l’agent Parker lorsque celui-ci entra dans son bureau. Il s’assit dans son fauteuil et posa son café sur la table, après en avoir pris une gorgée. Il remarqua le dossier et l’ouvrit. Il jeta un œil rapide aux conclusions et faillit en cracher son café. Il décrocha son téléphone et appela Sarah. Elle décrocha à la première sonnerie.

— Thomas ! Du nouveau ? demanda-t-elle, à peine eut-elle décrochée.

— Bonjour à toi aussi, dit-il un peu renfrogné. On a les résultats pour les dents.

— Oh, et alors ? À qui appartiennent-elles ?

— À plusieurs personnes. Mais quelques-unes d’entre elles ont un ADN qui correspond au cadavre anonyme retrouvé dans l’appartement de ton frère.

— Et on a un nom ?

— D’après le légiste, l’ADN correspondant appartient à Joseph Smith, le vrai. Et les dents retrouvées sont bien celles qui manquaient sur sa mâchoire. Tu avais raison, on dirait.

— Alors, c’est bien vrai. Le cadavre était bien celui de Joseph Smith. On en a la certitude maintenant. Ça commence à faire beaucoup de victimes.

— C’est pas tout. Le légiste a trouvé cinq ADN différents, ce qui représente cinq victimes, et l’un d’eux correspond à une jeune femme qui a trouvé la mort dans un accident de la route il y a plusieurs années dans un autre État, et dont le corps avait été mutilé à la morgue. Et ça, c’est sans compter celles qu’il a enlevées et tuées depuis.
Un frisson parcourut le corps de Sarah. Ils avaient bel et bien affaire à un monstre, qui tuait et mutilait les gens sans pitié. Après un court instant de réflexion, elle continua la conversation.

— Tu as trouvé un avocat ?

— Oui. Un commis d’office. Il n’était pas emballé par l’affaire, mais bon, c’est son boulot de défendre les criminels qui n’ont pas les moyens de se payer un bon avocat. Au moins, on est sûr qu’il ne fera pas tout pour le disculper.

— On dirait bien. Il a déjà rencontré son client ?

— Pas encore. Il sera là dans une heure. Et on pourra reprendre son interrogatoire. Et pour Lester ? Des bruits de couloir disent que tu as demandé au directeur de le surveiller afin qu’il ne tente rien contre ton frère. Du nouveau de ce côté-là ?

— Ce n’était pas exactement ça. Le directeur n’a pas voulu envoyer nos hommes à la prison. Il a préféré faire part de nos inquiétudes au directeur. Mais, non. Rien de nouveau. Apparemment, d’après lui, il se tient à carreau. Il joue au prisonnier exemplaire. Il a même empêché le meurtre d’un gardien. Mais quelque chose me dit qu’il ne l’a pas fait par altruisme. Il continue de le surveiller, mais pas pour longtemps. Le procès de mon frère aura lieu bientôt.

— Ok. Bon, je te laisse. Tu travailles sur quoi, là ?

— Un dossier sans intérêt. Tu me diras quand tu l’interrogeras ? J’aimerais être présente. De l’autre côté du miroir, bien sûr. Il a quand même tué notre père !

— Justement, lui lança-t-il. Je te trouve bien silencieuse à ce sujet. On dirait que ça ne te fait rien. C’est la première fois que tu abordes le sujet, avec moi, tout du moins. Tu en as parlé au docteur Caitlin ? Je sais que tu ne connaissais pas ton père, mais il faisait quand même partie de ta vie. Et c’est ce fumier qui t’en a privé. Tu dois bien ressentir quelque chose quand même !

— Non, je n’en ai pas parlé à la psychologue, lui répondit-elle calmement. C’est bizarre. Je suis en colère contre mon frère, bien sûr, il m’a quand même abandonné. Et il est responsable de la mort de mon géniteur et de beaucoup d’autres personnes. Mais je ne suis pas triste pour mon père. On ne peut pas regretter ce qu’on n’a jamais eu.

— Je ne serais pas aussi catégorique, moi. Parles-en à la psychologue. Sinon, ça finira par te bouffer de l’intérieur. Sur ce, j’y vais. Et je te tiens au jus.

Il raccrocha et referma le dossier. Ce gars était vraiment un malade. Il espérait qu’il prenne la peine maximale, soit la peine de mort, bien qu’elle n’ait pas été prononcée dans cet État depuis 1965. Son avocat plaiderait sûrement la folie, et celui-ci serait envoyé dans l’Unité d’Admission et de Diagnostic, situé dans la prison d’El Dorado, pour y être diagnostiqué, avant peut-être d’atterrir dans le couloir de la mort, pour y attendre son exécution, qui ne viendrait peut-être jamais. Après tout, il y avait déjà onze criminels qui attendaient leur tour.

***


Maître Collins était dans la salle d’interrogatoire avec son client. Comme l’y autorisait la loi, l’entretien était confidentiel et durait trente minutes. L’agent Parker attendait dans le couloir en faisant les cent pas. Sarah Miller, quant à elle, attendait dans son bureau. L’avocat expliqua au prisonnier que le procureur général l’avait mis en examen, et que par conséquent, il allait devoir passer devant un juge de première instance. Il lui expliqua également comment allait se dérouler le procès, qui serait présent, qu’il serait retransmis en direct à la télévision, qu’il devrait se déclarer coupable ou non coupable, même si au vu des preuves accablantes, personne ne le croirait s’il se déclarait non coupable. Il lui donna des conseils et consulta son dossier. Il savait qu’il était accusé de plusieurs meurtres, suivis de mutilations, mais personne ne l’avait préparé à ce qu’il avait sous les yeux. Savoir était une chose, le voir en était une autre. Il le referma rapidement, non sans réprimer un haut-le-cœur, et consulta sa montre. Le temps était écoulé. Il avait hâte de quitter la pièce. La présence de Joseph le mettait mal à l’aise et il n’allait vraiment pas aimer devoir le défendre. La porte s’ouvrit sur l’agent Parker, qui lui dit que le temps était écoulé. Il reverrait son client l’après-midi même, durant l’audience avec le juge. Joseph ne leva même pas la tête lorsque ce dernier quitta la pièce. L’agent Parker le fit ramener en détention et alla déjeuner.

***


Au pénitencier de Stateville, l’heure était au déjeuner. Lester mangeait seul à sa place et regardait autour de lui à la recherche de quelqu’un. Soudain, il fit un geste de la main à l’attention d’un autre prisonnier, pour lui signifier de le rejoindre à sa table. Tout ce qu’il connaissait du gardien qu’il avait sauvé était son nom. Il ne savait toujours pas à quoi il ressemblait et il ne se voyait pas le demander à ses collègues. Des tas de geôliers étaient détestés ici, difficile de savoir avec exactitude de qui il s’agissait. L’homme le salua et s’assit à son tour. Ils échangèrent quelques banalités, puis Lester lui demanda de le lui décrire. Lorsque son voisin de table eut terminé sa description, il sut enfin de qui il s’agissait. Et ça tombait bien, parce que lui ne le détestait pas du tout.

***


À quinze heures, un fourgon pénitencier se gara devant le tribunal de première instance de Topeka, situé dans une autre partie de la ville. Devant le bâtiment, un escalier était entouré de deux bandes de gazon parfaitement entretenu. Des journalistes y attendaient l’arrivée de celui que l’on qualifiait déjà de « collectionneur ». Les télévisions de tout le pays s’étaient donné rendez-vous pour assister à cette audience publique. Le juge devait contrôler la procédure d’arrestation, signifier au détenu les charges qui pesaient contre lui et lui demander s’il plaidait coupable ou non. À la suite de quoi, il déciderait des suites à donner à cette affaire.

Deux agents sortirent du fourgon, suivi par le détenu, qui fut placé entre eux. Ils montèrent les marches qui menaient au tribunal sous les flashs des appareils photo. Joseph dut mettre sa main devant ses yeux pour se protéger de la luminosité. À l’intérieur, un employé les conduisit à la salle d’audience, où les attendait un juge. La salle était pleine à craquer et pourtant, ce n’était même pas encore le procès. On fit asseoir le détenu sur un banc, entouré par les deux agents, et l’homme de loi prit la parole.

— Éric Delmarle, alias Joseph Smith. Vous avez été arrêté pour meurtres, tentatives de meurtre, mutilations de cadavres et usurpation d’identité. Votre arrestation a fait suite à un mandat d’arrêt lancé contre vous il y a quelques semaines. À l’issue des charges qui pèsent contre vous, que déclarez-vous ?

— Coupable, répondit doucement Joseph, presque dans un murmure.

— Comment ? lui demanda le juge. Pouvez-vous répéter, je n’ai pas entendu. Parlez plus fort, je vous prie.

— Je plaide coupable, répéta le détenu calmement, en parlant plus fort. Il est devenu évident, depuis que je me suis fait prendre, que je n’en réchapperai pas.

— Vous avez conscience qu’en plaidant coupable, vous encourez la peine capitale ?

— Oui, acquiesça-t-il.

— Très bien. En attente du procès qui aura lieu dans quelques semaines, le temps que les deux parties aient le temps de consulter toutes les preuves, vous serez incarcéré au Centre de détention pour adultes du comté de Shawnee.

Le juge frappa la table de son marteau et l’audience fut levée. Le prisonnier fut emmené immédiatement dans sa nouvelle demeure. Le travail des agents du KBI était fini. Ils avaient trouvé le coupable et l’avaient fait arrêter. Les morts pouvaient enfin reposer en paix.

Cependant, ce que Thomas avait dit à sa collègue n’arrêtait pas de tourner dans sa tête. Sarah était rongée par le remords. Elle n’avait pas souhaité assister à l’audience et commençait à le regretter. Elle l’avait regardé à la télé. Le regard de son frère, au moment où la juge lui avait expliqué qu’il encourait la peine de mort, s’était légèrement voilé, avant de retrouver son indifférence habituelle. Et les questions qu’elle avait essayé de faire disparaître pendant tout ce temps lui revenaient en pleine figure. Pourquoi avait-il tué leur père ? Que lui avait-il fait de si horrible pour qu’il mérite la mort ? Avait-il toujours été comme ça ? Ou un événement l’avait-il fait basculer ? Et elle, pourquoi ne ressentait-elle pas de haine à son égard ? Avait-elle pitié de lui ? Toutes ces questions et aucune réponse. Elle décida de se rendre au cabinet du docteur Caitlin sans attendre. Le temps de prendre son manteau, elle était déjà en route. Sa secrétaire fut assez déconcertée lorsqu’elle la vit débouler dans le couloir, pour ensuite se diriger d’un pas assuré vers le bureau de sa patronne sans s’être annoncée avant. Heureusement pour Sarah, le docteur n’était pas en pleine séance.

— Agent Miller, dit-elle tranquillement lorsqu’elle entra dans son bureau comme une furie. Que puis-je faire pour vous ?

Son calme apparent lui fit l’effet d’une douche froide. Sarah se détendit d’un coup. Elle avait encore la main posée sur la poignée de la porte qui était grande ouverte. En jetant un œil dans le couloir, elle vit le regard outré que lui lançait la secrétaire. Elle ferma la porte et se dirigea tranquillement vers le docteur, qui se tenait derrière son bureau.

— Docteur Caitlin. Je m’excuse pour mon intrusion soudaine, dit-elle en baissant la tête. J’aurais dû appeler avant.

— En effet. Mais maintenant que vous êtes là, peut-être pouvez-vous me dire ce que me vaut cette visite ? Asseyez-vous, je vous en prie, lui dit-elle en lui montrant le divan.

— Merci, dit-elle avant de se diriger vers le divan où elle enleva ses chaussures avant de s’asseoir.

— Vous avez assisté à l’audience préliminaire ?

— Je l’ai regardé à la télé. Je ne voulais pas croiser son regard.

— Savoir que son frère est un criminel n’est jamais facile à admettre. Même si on n’a pas grandi avec.

— Le problème est que je ne ressens pas de haine contre lui. Je suis en colère, c’est vrai, mais pas pour les raisons qu’on pourrait croire.

— Et pourquoi donc, alors ?

— Il m’a abandonnée. Il a tué notre père sans aucune pitié, et s’est barré quand notre mère est morte. Et depuis, il n’a cessé de semer la mort autour de lui, jusqu’à son arrestation. Pourquoi ? Je n’arrête pas de me poser cette question. Qu’est-ce qui peut pousser quelqu’un à tuer des gens ? Est-ce un sociopathe ?

— J’en doute. J’ai lu qu’il avait gardé les dents de ses victimes pendant tout ce temps. Cela devait représenter quelque chose pour lui. Mes collègues ne l’ont pas encore vu. On en saura peut-être plus après.

— Ce n’est pas vous qui allez l’examiner ? Pourquoi ?

— Pour les mêmes raisons qui les ont poussés à vous retirer de l’enquête. Parce que vous êtes ma patiente. Et que c’est votre frère. Pourquoi n’allez-vous pas lui rendre visite ? Vous pourriez juger par vous-même.

— Je ne sais pas. Il ne va sûrement pas me dévoiler tous ses secrets alors qu’il ne me connaît même pas. Non, je trouverai un autre moyen d’avoir mes réponses.

— Vous avez lu le rapport de sa détenue ? Il a longuement parlé avec elle, semble-t-il.

— Il n’était pas très détaillé. Elle a raconté sa captivité et deux ou trois détails que lui avait confessés Joseph, notamment le fait qu’il avait tué son père. Mais pas le pourquoi.

— Alors, il pourrait être intéressant d’aller lui parler. Elle vous répondra sûrement si vous lui dites qui vous êtes. Elle a l’air d’avoir développé une certaine sympathie pour lui. C’est peut-être juste le syndrome de Stockholm, mais allez savoir.

— D’accord. Merci. Je vais essayer de la contacter.

Elle se leva du sofa puis sortit de la pièce. Elle retourna à son bureau. Elle alluma l’ordinateur et ressortit le dossier. Elle trouva la déposition de Mademoiselle Argyre et la relut. Effectivement, elle n’y faisait pas mention des raisons qui avaient poussé son frère à passer à l’acte. Elle trouva également son numéro de téléphone et appela directement. La jeune femme décrocha après la première sonnerie et ne cacha pas sa surprise quand Sarah lui révéla être la sœur de son ravisseur. Elle lui expliqua les raisons de son appel et Sofia accepta de lui faire part des révélations que Joseph lui avait faites. Il se sentait incompris par son père. Et l’humiliation qu’il avait subie dans le jardin n’avait pas arrangé les choses. Par la suite, les choses avaient été de mal en pis, et c’est l’unique option qu’il avait trouvée pour s’en libérer. Comme sa mère était la seule personne qui le comprenait et qui réussissait à le canaliser, il avait été profondément meurtri à sa mort. Et sa seule réaction à la douleur, à ce moment-là, avait été de prendre la fuite. Sofia lui fit aussi part de son ressenti. Son frère était un homme torturé, qui n’avait jamais réussi à aller au bout de ses projets. Il n’avait jamais pensé à mal et ne comprenait pas le regard que pouvait poser sur lui la société. Par certains aspects il était un peu simplet, et n’était clairement pas le génie du mal que les médias voulaient qu’il soit. Elle lui expliqua également qu’il n’avait jamais parlé de sa sœur, et que c’est pour cette raison qu’elle avait été aussi surprise quand elle lui avait dit qui elle était. Sarah la remercia puis lui souhaita bon courage pour le témoignage qu’elle allait devoir faire au tribunal pendant le procès. Elle lui demanda aussi de passer sous silence sa filiation et cette conversation. Elle raccrocha. Son frère n’avait jamais pensé à elle. Il était parti égoïstement et avait fait de mauvais choix qui l’avaient conduit là où il était aujourd’hui. Finalement, il ne méritait pas de savoir qui elle était. Elle ne regrettait pas non plus de ne pas l’avoir mieux connu, car il était évident que dès le début, quelque chose ne tournait pas rond chez lui. Quand sa mère lui avait dit qu’elle avait un frère, elle avait été vraiment heureuse. Et lorsqu’elle avait compris qu’il était le meurtrier qu’ils recherchaient, elle avait encore voulu croire en sa part d’humanité. Mais peut-être n’en avait-il jamais eu. Elle ne se sentait pas mieux, mais au moins, maintenant, elle savait à quoi s’en tenir.

***


Le procès commença plusieurs mois après et dura plusieurs jours, au cours desquels les nerfs des familles des victimes furent mis à rude épreuve. Les détails sordides de l’affaire, les photos, ses antécédents, tout fut montré et raconté au public. Des tas de personnes, qui le connaissait de près ou de loin vinrent témoigner, certains à charge, d’autres non. Le témoignage le plus étonnant fut sans doute celui de Sofia Argyre, la seule victime qui avait réussi à s’échapper et qui le décrivit comme un homme attachant, mais torturé. Les experts psychiatriques se succédèrent aussi à la barre, pour démontrer que tous ses actes étaient liés à une enfance malheureuse et incomprise. Pour lui, il n’avait jamais rien fait de mal. Il voulait juste aider toutes ses victimes à devenir immortelles. Il avait même eu des regrets quand on lui avait appris que son ami Joseph était encore vivant lorsqu’il s’était acharné sur lui. Le déclarer saint d’esprit aurait toutefois été une erreur. Le dernier jour du procès arriva enfin. On alla le chercher une dernière fois à la prison où il était détenu afin de conclure cette affaire. Le jury allait délibérer et énoncer son verdict. Étant donné que Joseph s’était déclaré coupable, son avocat avait demandé qu’au cas où la peine de mort serait prononcée, celle-ci soit commuée en prison à vie. Le procureur avait accepté. De toute façon, la peine de mort n’était plus vraiment effective et de facto, toutes les condamnations à mort se terminaient en détention à perpétuité.

Il arriva sur les coups de quinze heures trente. On le fit descendre du fourgon, et monter les marches pour rejoindre la salle d’audience. On le plaça dans le box des accusés, et une fois toutes les personnes entrées dans la salle, des agents de sécurité fermèrent la porte. À la gauche du bureau du juge se trouvait le jury, composé de douze personnes, hommes et femmes confondus, et à sa droite, le greffier. Un silence pesant régnait dans la pièce, et lorsque le juge entra, tout le monde se leva. Il prit place et tout le monde se rassit. Il demanda alors aux deux parties de débattre une dernière fois, puis demanda au jury de se retirer pour délibérer. Au bout d’une demi-heure, il revint et remit un papier au juge. Celui-ci le déplia puis déclara :

— Accusé, levez-vous, tonna la voix du juge.
Joseph se leva.

— Vous avez été reconnu coupable de toutes les charges qui pèsent contre vous. Les circonstances aggravantes ont également été retenues. Le jury vous déclare donc à l’unanimité coupable, et requiert la peine de mort par…

La salle commença à s’agiter, l’obligeant à interrompre son verdict. Il donna trois coups de marteau sur son bureau et demanda le silence, au risque de faire évacuer la salle. Au bout de quelques minutes, il reprit.

— Je disais donc que vous avez été condamné à la peine capitale, mais étant donné que vous vous êtes déclaré coupable dès le début de cette affaire, votre peine sera commuée en emprisonnement à perpétuité, sans possibilité de libération anticipée. Votre transfert de votre lieu de vie actuel à l’établissement correctionnel d’El Dorado, où vous purgerez votre peine jusqu’à la fin de votre vie, aura lieu en fin de semaine. Je déclare la séance levée. Messieurs, continua-t-il à l’adresse des agents du KBI qui attendaient près du prisonnier, vous pouvez le ramener en cellule.

Joseph quitta le tribunal escorté par ses deux agents, remonta dans le fourgon qui l’avait amené, puis fut reconduit au centre de détention. À aucun moment, il ne tenta de s’échapper ou de se défendre. Il en était arrivé à la conclusion que les gens incompris ne gagnaient jamais. Il jeta un dernier coup d’œil vers le tribunal, et vit la femme qui était venue chez lui un matin d’avril le regarder intensément.
Epilogue by Kermitte1982
Author's Notes:
Fin!
Sarah se tenait devant l’entrée du cimetière de la prison militaire de Fort Leavenworth. C’était là que reposaient les prisonniers qui étaient morts en prison et qui n’avaient pas été réclamés par leur famille ou leurs amis. Depuis Topeka, elle avait à peine mis plus d’une heure pour arriver jusqu’ici, le cimetière se trouvant à quatre-vingt-dix-neuf kilomètres de la capitale du Kansas. Il était tôt et les honnêtes gens dormaient encore. Elle avait tenu à se recueillir ou plutôt à faire un dernier adieu à un frère qu’elle n’avait pour ainsi dire pas connu. Elle n’arrêtait pas de se demander si les choses auraient été différentes si son frère ne s’était pas enfui, s’il était resté avec elle dans la famille d’accueil. Peut-être ne serait-il pas devenu un criminel ou peut-être que si, finalement, au vu des révélations qu’elle avait eu à son sujet quelques mois plus tôt. Mais avec le recul, elle s’était dit que tout ça était ridicule, qu’il était le seul membre de sa famille encore en vie, et qu’avoir un frère criminel valait mieux que de ne pas avoir de frère du tout. Elle regrettait donc aujourd’hui de ne pas lui avoir dit de son vivant qu’elle était près de lui, de ne pas lui avoir révélé son identité. Elle avait laissé sa colère l’aveugler et il était mort sans savoir que sa sœur était là, à quelques kilomètres de la prison.

Le passé de Joseph l’avait rattrapé. Lester avait réussi à obtenir les informations qu’il voulait et à les retourner contre lui. Il avait on ne sait comment réussi à faire entrer un de ses amis dans la prison où il purgeait sa peine. Même les agents en poste là-bas n’avaient rien vu venir, mais les rumeurs au sein de l’établissement disaient que certains membres du personnel étaient pourris et qu’ils se laissaient acheter en échange de calme, par exemple. Là encore, elle n’avait pas pu le prouver, et faute de preuves, on avait classé le dossier. Après tout, ce n’était pas un innocent, et le karma avait dû jouer en sa défaveur. Le contribuable en avait assez fait, en lui donnant le gîte et le couvert.

Elle fit quelques pas et commença à lire les noms sur les tombes. Des centaines de sépultures reposaient ici et elle ne savait pas exactement où était située la sienne. Elle erra quelque temps, à travers les allées et finit par tomber, par hasard, sur une petite stèle portant son nom, son numéro d’identification de prisonnier et la date de sa mort. Elle se recueillit un instant et sentit des larmes couler sur ses joues, à moins que ce ne soit la pluie. Une pluie fine et froide commençait à tomber. Elle sortit son parapluie pour ne pas être mouillée, lui dit quelques mots, puis reprit la direction de la sortie du cimetière. Elle remonta dans sa voiture, sortit du parking, et à travers le rétroviseur, vit le cimetière s’éloigner. Les gens commençaient leur journée. Elle-même se rendait au travail. Elle ne faisait plus de cauchemars, maintenant. Elle avait retrouvé la sérénité.
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