Percevoir by Pikenikdouille
Summary: Aujourd'hui, le protagoniste signe l'achat de son premier appartement
Categories: Contemporain Characters: Aucun
Avertissement: Aucun
Langue: Français
Genre Narratif: Nouvelle
Challenges:
Series: Des histoires sous contrainte
Chapters: 1 Completed: Oui Word count: 2494 Read: 982 Published: 03/10/2023 Updated: 09/10/2023

1. Chapitre 1 by Pikenikdouille

Chapitre 1 by Pikenikdouille
Je suis un matérialiste.
Je ne crois pas aux anges, ni aux démons. D’ailleurs je ne crois pas non plus à ces trucs new age que les gens commencent à prendre au sérieux : les énergies, les âmes, le karma…
Je ne suis pas loin de penser que c’est pour cette raison, au fond, que Maya m’a quitté. Ah, bien sûr, elle vous dirait que je suis trop exigeant, pas assez fun, et solitaire. La vérité, c’est que je suis précis, sérieux et travailleur. Tout ce qu’elle recherchait, en fait. Du moins, c’est ce qu’elle avait écrit sur son profil…
Si Maya avait été un peu plus précise, justement, en décrivant sa recherche, peut-être n’en serions-nous pas arrivés là… Mais il a bien fallu se rendre à l’évidence. Elle a beaucoup pleuré tandis que je faisais les cartons. Etrange attitude : c’était son idée de se séparer.

Ensuite, je suis allé dormir au labo. C’était mieux pour nous. Pour elle surtout, qui ne supportait plus de me croiser dans le couloir. Après mon départ, des questions plus concrètes se sont posées à moi.
Le matin, j’utilisais la douche du vestiaire et je redescendais sur le parking du personnel, dans le petit matin humide et froid. Quelquefois, les réverbères étaient allumés. C’était plus pratique. Dans la voiture, j’allumais l’autoradio pour écouter le journal en m’habillant. Puis je démarrais le moteur. En sept minutes, j’avais le temps de faire le tour du lotissement qui jouxte la zone industrielle, je passais devant le Super U et me garais le long du trottoir, près de la boulangerie où quatre euros quatre-vingt-dix suffisent pour un café dans un gobelet en carton et un croissant au beurre… Il me restait en général quinze minutes avant de reprendre le volant pour aller embaucher comme si de rien n’était et arriver souvent en même temps que mes collègues (légèrement plus tôt qu’eux, comme d’habitude) …

Au fil des semaines, ce quart d’heure sur un tabouret haut de la boulangerie est devenu le seul moment de la journée durant lequel mes pensées pouvaient vagabonder… Au début, je pensais simplement à Maya. Puis à notre vie ensemble, ce qui n’avait pas fonctionné. J’avais beaucoup d’idées à ce sujet et je dressais quelquefois des listes mentales… Je vous déconseille l’expérience.
Par chance mais certainement pas par hasard, mon travail demande trop de concentration et de minutie pour laisser beaucoup de place à l’imagination… Lorsque l’un de mes collègues se prend à rêver de ce qu’il va manger à midi ou que l’une de mes collaboratrices se remémore les heures de garderie à déclarer ce mois-ci, nous ne sommes pas longs à entendre le bruit familier d’une éprouvette qui se brise sur le sol… C’est une chose courante, une chose qu’il faut accepter même lorsqu’elle fait perdre plusieurs heures de préparation méticuleuse… Rien ne se perd, tout se transforme. Il m’arrive de penser que les tubes à essai qui se renversent devraient être répertoriés, classés dans des tableurs et leur fréquence, les conditions de leur apparition, soigneusement étudiées… Il est possible ; probable, que nous découvririons quelque chose d’étonnant…
Toutefois, cette situation ne pouvait pas demeurer en l’état. Je commençais à souffrir de douleurs lombaires auxquelles, bien entendu, mon médecin traitant ne comprenait rien puisqu’il ne disposait pas de l’information principale : je dormais depuis deux mois sur la banquette en sky du vestiaire du labo… Je réfléchissais à l’enchainement des événements tel qu’ils étaient supposés advenir : divorcer, répartir, déménager. Et sans doute ne plus jamais se revoir. Je n’avais déjà plus aucune nouvelle de Maya…

Et puis un matin, elle m’a envoyé un message pour me demander à quelle adresse me poster les courrierS de son avocate… Je me souviens parfaitement de ce jour-là, la pluie cynique qui frappait la baie vitrée de la boulangerie dans l’obscurité de la nuit qui n’avait pas encore rendu l’âme. Quand j’ai enfin pu relever la tête de l’écran de mon téléphone, mes yeux ont été attiés par le patchwork de cartes de visite et de petites annonces épinglées dans un coin de la boutique. J’ai toujours détesté les patchworks… Sauf en pull sur Maya.

T2 proche zone industrielle, commodités et transports à proximité (gare 10 min).
Résidence récente, arborée, bon standing.
Balcon sur cour, garage.
Décoration soignée.

J’ai téléphoné et une femme d’une soixantaine d’années m’a confirmé que l’appartement était toujours en vente. Elle ne voulait pas d’intermédiaire. Je n’y voyais pas d’inconvénient. Le samedi suivant, je la retrouvais en bas de chez elle pour une première visite. La seule, tout compte fait.

« Moi vous savez, je suis un matérialiste… »

Je m’entends encore prononcer ces mots dans l’entrée déserte, l’écho de ma voix revenant comme une vague maligne… J’avais claironné cette phrase pour annoncer la couleur d’emblée : inutile de me servir le couplet sur l’attachement sentimentale et les histoires vécues entre ces murs. Ca ne changerait rien à mon offre éventuelle.
L’appartement était vide. Les meubles avaient été déménagés à l’exception d’une immense bibliothèque que la propriétaire avait renoncé à faire démonter. Si je voulais, elle pouvait rester là…
Je ne répondis rien.

« …la bibliothèque, je veux dire, insista la femme. Vous pouvez la garder en place. Pour être honnête, ça m’arrangerait beaucoup… »

La disposition des pièces étaient cohérente. Une logique d’enfilade organisait la circulation, de l’entrée à la cuisine qui desservait une salle à manger ouvrant sur un petit salon. Au-delà, un couloir distribuait les deux chambres et la salle de bain. Mais avant d’avoir dépasser la dite-bibliothèque, quelque chose en moi savait déjà que j’achèterai cet appartement.
Une partie de moi.
Une partie de moi qui était partie, depuis des années peut-être, de moi… Je venais de la croiser dans le grand miroir de la bibliothèque…

« On peut retourner là-bas ? demandai-je par politesse en montrant le salon où s’étiraient les rayonnages de livres. »
Avant d’avoir obtenu une réponse, j’étais déjà revenu sur mes pas.

« Vous ne voulez pas voir les chambres ? fit la voix lointaine de la propriétaire »

J’entendais l’agacement dans son intonation. Je devinais qu’elle ne prenait pas ma visite au sérieux, qu’elle commençait à penser que je n’étais qu’un énième curieux venu me faire une idée du marché immobilier…
Mon regard pourtant, ne se posait plus sur elle. Il passait de tranche en tranche, les livres parfaitement alignés et l’odeur savoureuse, douce et musquée des cuirs et du bois mêlés…

« Cette bibliothèque, soupira-t-elle enfin »

Son reflet apparu dans le miroir aux dorures ouvragées. Elle se tenait en retrait derrière moi, la mine songeuse.

« Vous lui ressemblez un peu… dit-elle doucement »

Je ne compris pas immédiatement. Mais en détachant mon regard d’une série de volumes reliés avec soin, je croisai celui d’un jeune homme studieux, vêtu de pied en cape, les cheveux parfaitement peignés, une fine moustache ornant sa lèvre supérieure… Il tenait à la main ce qui ressemblait à un porte-vues en cuir et de petites lunettes rondes se tenaient droites sur son nez discret, légèrement retroussé… Je regardais la chemise cartonnée que je tenais moi-même au bout de mon bras et passais l’index sur la naissance de ma moustache… Mon doigt effleura mon visage, ma joue pour rencontrer la blanche de mes lunettes.

« Ce salon, c’était le bureau de mon mari… »
Les paroles de la maîtresse de maison me parvenaient comme depuis l’autre bout de l’appartement.
« Je ne peux plus rester ici, avoua-t-elle soudain, un sanglot dans la gorge »
Il me fallut toute ma détermination pour m’arracher à la contemplation du portrait en noir et blanc.
« Vous ne comprenez pas… Vous êtes trop jeune »
Le rire cristallin qui lui échappa filtra de derrière la cloison. Elle n’était plus dans la pièce avec moi. J’entendais son pas hésitant dans le couloir… J’aurais dû la suivre, la rejoindre.
Pourtant, je ne pouvais pas bouger de ce salon, ni m’éloigner de la bibliothèque.
Pourtant, il y avait quelqu’un avec moi dans cette pièce.
Quelqu’un ou peut-être quelque chose. Un frisson courut le long de mes flancs, remonta dans mon dos jusqu’à la racine de mes cheveux. Je lançai un regard incertain au portait de l’homme en noir et blanc. Sur cette photographie, il était plus jeune que moi. Je remarquais alors que sous le regard fixe et sérieux, il souriait légèrement. Je pensais en moi-même : qu’en penses-tu, toi ?
Le jeune homme me fixait toujours de son air serein, proche de la gaité, mais pas encore décidé à sourire franchement.

Les mots, à présent me parvenaient comme de l’intérieur de mon crâne :
« Je devrais vous dire qu’il faut vous décider rapidement, que j’ai d’autres visites cette semaine… C’est cela qu’il faut dire… »
J’aurais bien voulu répondre, mais quoi ?
Une émotion était montée en moi, d’abord, à la vue de cet endroit. Depuis que j’avais pénétré dans ce logement, elle n’avait fait que monter, en effet. Mais à présent elle s’installait, évidente et revendicatrice. Allais-je me mettre à parler de chiffres, de dossier de financement, de garanties financières ?

Mon téléphone se mit à sonner, rompant le silence plein de sens. Maya voulait une attestation de frais de conciergerie… Elle avait passée des années à me reprocher ma constance, mon organisation, mon sérieux. A présent, elle voulait une attestation de frais de conciergerie… Je jetait un œil au portrait. Y croyait-il, lui ?! Moi je ne pouvais pas y croire !
« Les factures sont toutes dans le classeur à rideaux. Premier tiroir en partant du haut »
Maya ne répondit pas. Le jeune homme m’envoyait son demi-sourire complice. Maya avait oublié toutes ses affaires de passions dévorantes et de chocs esthétiques. Je pouvais l’entendre dans le ton qu’elle employait. Jamais encore elle ne m’avait parlé comme ça… Elle me demanda encore où elle pouvait retrouver le tableau d’amortissement de notre prêt automobile et si j’accepterais d’emmener la voiture au contrôle technique…

« Je crois que j’ai trouvé le bon endroit… dis-je soudain »
Maya marqua un silence. Le bon endroit pour quoi ?

« Pour vivre »

Elle eut un hoquet de dédain.

« Je suis en train de visiter un appartement »
Pas de réponse.
« C’est très bizarre. Je me sens bien ici. »
Je suis incapable de me souvenir de la fin de la conversation. En fait, je crois que je parlais davantage au jeune homme du portrait en noir et blanc qu’à Maya elle-même, qui finit d’ailleurs par raccrocher sans dissimuler son exaspération.

Je suis un matérialiste. En sortant de la visite, j’ai classé tous les dossiers, demandé les plans du constructeur, les documents de l’urbanisme, les comptes-rendus de réunion de la copropriété, les attestations en tout genre. Je suis allé à la banque et chez le notaire. J’ai signé le compromis… Les semaines ont filé, étrangement légères, bizarrement impalpables… A l’exception de la soirée passée avec Maya. Un diner qu’il avait bien fallu organiser pour échanger quelques nouvelles d’ordre administratif et des affaires oubliées l’un chez l’autre, mal réparties ou emportées par erreur. Elle avait acheté le chat persan dont je n’avais jamais voulu entendre parler. Il s’appelait Saphir. Et alors qu’elle cherchait dans son téléphone une photo de lui, je croisai une nouvelle fois le regard amusé et tendre du jeune homme en noir et blanc.
Je me suis habitué, peu à peu, à sa présence. Comme Maya avec Saphir, j’imagine. Je n’ai pas vraiment besoin de le voir pour sentir sa présence. Il me suit sans en avoir l’air. Je n’ai pas osé demander son prénom à la propriétaire… Elle, de toute façon, je ne l’ai pas revue…
A présent, je suis assis sur une chaise, dans la salle d’attente de ce même cabinet notarial. Il est neuf heure quarante-sept. Nous sommes vendredi 28 octobre. Ma respiration est calme, j’imagine que mon visage présente une neutralité parfaite.
Je n’ai pas dormi de la nuit.
Soudain, des pas se font entendre dans le couloir. Je me redresse. Une silhouette passe dans l’embrasure de la porte. On dirait l’allure du jeune assistant du compromis… Je me lève et passe une tête par la porte ouverte.
Personne.
« Vous êtes un homme ponctuel ! »
C’est la voix de la propriétaire. Elle s’avance à petits pas pour venir me serrer la main. Au moment où nos paumes s’effleurent, un frisson me parcourt le corps.
« Eh bien ! rit-elle, Vous avez vu un fantôme ? »
Je me retourne vers le couloir désert. Je sens que mon visage est devenu blême au mot de fantôme.

« Ne me dites pas que vous croyez à ces choses-là ! s’amuse-t-elle encore. Là, c’est moi qui ne vous croirais pas ! »

Un silence s’étire, blême comme mes joues. Je n’ai pas l’occasion de répondre, le notaire nous appelle…
Nous marchons à la suite les uns des utres pour rejoindre le bureau, la plus grande pièce de l’office ; J’aperçois une silhouette mince qui s’appuie nonchalamment contre la porte entrouverte… Nos regards se croisent. Il me sourit. J’acquiesce à sa présence d’un air entendu. Je commence à le connaitre ! Puis au moment où je franchis le seuil, il pose sa main sur mon épaule ;
Et un murmure glacé contre mon oreille :

« A bientôt, alors… »
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