Le domaine des Saules by Mayra
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Annaëlle est née avec le don de voir les morts, les esprits de ceux qui n'ont pas trouvé le repos éternel et qui errent sans fin parmi nous. Et elle a toujours essayé de les ignorer du mieux qu'elle pouvait.

Mais, suite au décès d'une étudiante au sein de sa résidence universitaire, elle est contrainte de retourner chez ses parents, dans sa ville natale, où elle avait espéré ne plus jamais avoir à remettre les pieds.

Là se trouve le domaine des Saules, une vieille batîsse abandonnée, devenue au fil du temps l'endroit préféré des adolescents pour échapper à la vigilance de leurs parents. Une maison au passé sinistre qu'Annaëlle a toujours pris soin d'éviter comme la peste.

Jusqu'à ce qu'une nuit, elle s'y retrouve enfermée ...


Categories: Horreur, Tragique, drame, Contemporain Characters: Aucun
Avertissement: Aucun
Langue: Français
Genre Narratif: Aucun
Challenges:
Series: Aucun
Chapters: 13 Completed: Non Word count: 56216 Read: 10197 Published: 26/01/2022 Updated: 18/12/2022
Chapitre 5 by Mayra

Chapitre 5

 

Le soleil pointe à peine le bout de son nez au travers des persiennes quand Annaëlle finit par émerger de son sommeil pour la énième fois. La nuit a été courte et plutôt agitée. Lucille a fait des siennes jusqu'à deux heures du matin, mettant les nerfs des locataires de l'immeuble à rude épreuve. Plusieurs fois, on est venu tambouriner à la porte d'Annaëlle pour lui prier de mettre fin au vacarme qui régnait dans son appartement. Elle n'a jamais répondu. A quoi bon ?

La jeune femme s'assied et s'étire douloureusement. Elle a dormi dans ses vêtements de la veille et sans prendre le temps de déplier son clic-clac. Son masque de nuit est tombé de son visage à un moment ou un autre ; les bouchons d'oreille eux, ont valsé dans la pièce, jetés avec colère par Annaëlle après moins de trente minutes d'utilisation : elle n'a pas réussi à les faire tenir en place.

La veille au soir, avant de s'endormir, Annaëlle s'est décidé. Impossible pour elle de passer le week-end ici, avec l'esprit de Lucille bien décidée à lui pourrir la vie, alors elle a pris la seule décision qui s'imposait : celle de rentrer chez ses parents. Du coup, elle reste assise quelques secondes, histoire de profiter du calme de son appartement. Elle se gave du sentiment d'être bien chez soi, seule, sans jugements, sans silence lourd de sens, sans regards venimeux. Tout ce qui l'attend, en somme, dès qu'elle aura posé le pied dans la maison familiale.

Avec un soupir, elle s'arrache du canapé et récupère des vêtements propres, avant de partir se doucher. Une fois ses ablutions faites, elle s'attelle à fourrer le maximum de chose dans le plus grand sac qu'elle possède. Même si elle s'est promis de ne rentrer que pour trois jours, elle préfère jouer la prudence ; son séjour pourrait durer plus de temps que prévu. Elle a déjà commencer à imaginer comment annoncer à ses parents qu'elle stoppait net ses études. Pour le moment, aucune illumination pour l'aider à échapper au courroux parental.

Une fois fois son sac plein à craquer, Annaëlle se tâte : peut-elle prendre le risque de prendre son petit-déjeuner chez elle ? Lucille pourrait débarquer à tout moment et recommencer son cirque. Difficile de passer une bonne journée quand on la débute avec un fantôme qui vient vous vriller les yeux et les oreilles, alors Annaëlle décide plutôt de s'arrêter prendre un café et un muffin à emporter au premier café qu'elle croisera.

Le jeune femme récupère tout ce dont elle estime avoir besoin pour survivre aux prochains jours, puis quitte son appartement. Elle verrouille soigneusement derrière elle et file ensuite rejoindre l'ascenseur. Le bâtiment est calme. Rien d'étonnant à cela un vendredi matin à huit heures et demi. Une majorité des étudiants doivent être en train de cuver leur vin, les autres tentent certainement de rattraper les quelques heures de sommeil volées par le fantôme de leur voisine.

Tout en rejoignant le rez-de-chaussée, Annaëlle vérifie les informations de son covoiturage sur son téléphone, réservé juste avant de s'endormir. Le rendez-vous n'étant prévu qu'à neuf heures trente près de l'université, elle a largement le temps. Comme prévu, elle s'arrête prendre de quoi se restaurer au premier café qu'elle trouve et s'attarde même dans un parc pour déguster son muffin au chocolat.

La Clio de son covoiturage est à l'heure sur le parking, avec à son volant une étudiante aux cheveux si courts et à la carrure si masculine que de loin, Annaëlle l'a prise pour un garçon.

La conductrice est une étudiante en dernière année de Licence de psychologie et une grande bavarde, ce qui arrange Annaëlle. Elle n'a qu'à se contenter de secouer la tête de temps en temps et de poser une question quand la source se tarit pour relancer la discussion. L'idéal pour ne pas avoir à trop penser. Par contre, grâce au bavardage incessant, les cinq heures de route qui la séparent de sa ville natale passent à une vitesse folle. Trop rapidement à son goût, elle voit apparaître les paysages familiers des bourgades, annonciatrices de la station balnéaire qui se rapproche. Et puisque, plus la distance qui la sépare de la maison de son enfance se raccourcit, plus Annaëlle se plonge dans un lourd mutisme, la conductrice finit elle-même par mettre fin à son monologue.

Enfin, la Clio s'arrête sur un parking à l'orée de la ville, tout près d'un arrêt de bus. Annaëlle remercie l'étudiante pour le voyage agréable et s'éloigne sans un regard en arrière. En marchant sur le bitume qu'elle a foulée toute sa courte vie, le rythme cardiaque d'Annaëlle s'accélèrent légèrement. Si deux semaines auparavant on lui avait dit qu'elle serait de retour chez elle aussi rapidement, elle ne l'aurait pas cru.

Et pourtant ...

Annaëlle rejoint l'arrêt de bus où deux vieilles dames patientent déjà en papotant, assises sur le banc et des caddies pleins à craquer à leurs côtés. L'une des deux lui parait familière, avec son cardigan fleurie, mais elle n'arrive pas à se rappeler où elle l'a vu. Du moins, jusqu'à ce qu'elle remarque le petit caniche noir qui trotte aux pieds de la retraitée qui, elle, reste indifférente à la présence de l'animal. Des souvenirs d'enfance remontent alors très rapidement à son esprit.

" Dis-moi, jeune fille, tu ne serais pas la petite fille de Jeanne Guillou, par hasard ? " demande alors la grand-mère en se penchant un peu pour mieux voir le visage d'Annaëlle.

La jeune femme acquiesce d'un signe de tête.

" Ah, je me disais bien que ce visage ne m'était pas inconnu ! " s'exclame la vieille dame avec entrain. " Annaëlle, c'est bien cela ? C'est fou comme tu ressembles à ta grand-mère. "

Ne sachant pas trop quoi répondre, Annaëlle se contente d'un sourire poli et d'un vague signe de la tête pour montrer son accord - même si elle n'est pas tout à fait sûre d'être réellement d'accord avec l'affirmation disant qu'elle ressemble beaucoup à sa mamie Jeanne.

" Je ne sais pas si tu te souviens de moi - tu étais toute petite la dernière fois que je t'ai vu, c'était bien avant le décès de Jeanne - mais tu pourras passer le bonjour à ta mère ? Dis-lui que Brigitte l'embrasse, elle saura de qui tu parles. "

Annaëlle acquiesce d'un signe de tête, légèrement distraite par le caniche qui a fini par comprendre qu'elle pouvait le voir et qui vient se planter à ses pieds, la langue pendante. Les deux dames retournent à leur conversation, sans s'intéresser davantage à la présence de l'étudiante qui se demande comment elle va faire pour se débarrasser de la présence du canidé. Le plus simple est sans doute de faire comme s'il n'existait pas - ce qui est nettement plus facile à faire avec les animaux qu'avec les êtres humains.

De fait, lorsque le bus arrive enfin et ouvre ses portes, le défunt animal suit docilement sa maîtresse et lâche enfin les baskets d'Annaëlle, qui part s'installer dans le fond du véhicule, bien loin des deux pipelettes. Elle passe les vingt minutes de voyage qui suivent, le regard braqué sur l'extérieur et coupée du monde par la musique que diffusent ses oreillettes.

Elle quitte l'autobus dans une grande avenue où s'entassent une école primaire et un collège, les deux établissements qu'elle a fréquenté puisque tout proche du domicile de ses parents. Elle emprunte une ruelle qui sépare les deux institutions, traverse le square où deux femmes et leurs enfants profitent du soleil éclatant, puis trottent tranquillement dans le quartier pavillonnaire qui l'a vu grandir. Une fois arrivée devant le portail en PVC de la maison contemporaine qui n'a pas du tout changé durant les six derniers mois, elle s'arrête un instant. L'idée presque tentante de faire demi-tour et de préférer la présence de Lucille à celle de sa famille pour les trois prochains jours caresse son esprit.

Heureusement, la maison est vide, comme le constate Annaëlle dès qu'elle déverrouille la porte. Dans l'entrée, rien ne traîne, pas même une paire de chaussure, signe que sa mère mène toujours tout le monde à la baguette. Annaëlle dépose ses clés dans le plat en céramique prévu à cet effet qui trône sur le meuble à chaussure, puis se débarrasse de ses tennis qu'elle range docilement. Inutile de s'attirer le courroux maternel avant même d'avoir parlé de sa situation.

Ensuite, elle grimpe l'escalier quatre à quatre et s'arrête devant la porte entrouverte de sa chambre.

Enfin, de ce qui était sa chambre.

Apparemment, ses parents n'ont pas mis longtemps avant de s'accaparer ce qui a été son havre de paix pendant six ans. Ses meubles sont toujours à la même place, comme l'observe Annaëlle dès qu'elle pousse la porte et qu'elle pose un pied dans la pièce, mais les quelques effets personnelles qu'elle avait laissé derrière elle lors de son départ pour l'université en septembre ont disparus, laissant place aux affaires de ses parents. Ces derniers semblent avoir décidé de transformer peu à peu la chambre de leur fille en salle de loisir à leur entière disposition.

En posant son sac sur le couvre-lit, Annaëlle jette un œil à l'ordinateur neuf qui trône sur son bureau et sur le vélo d'appartement qui squatte l'espace entre son placard et le pied de son lit, là où avant elle s'avachissait pendant des heures sur un fauteuil poire - allez savoir où il avait bien pu disparaître - les doigts de pied caressés par la douceur d'un tapis épais et un roman volumineux dans les mains. 

Elle déballe rapidement ses affaires pour les ranger sur sa commode, glisse son sac sous le lit d'un coup de pied puis s'assoit sur le rebord, le regard porté sur la fenêtre et la vue sur les toits des maisons adjacentes.

Partie sur un coup de tête, Annaëlle en avait oublié qu'en ce vendredi, son frère était au lycée et ses deux parents au travail. Personne ne serait de retour avant dix-huit heures, ce qui laissait pas mal de temps à tuer. Elle pouvait toujours s'installer à l'ordinateur pour jouer ou s'étaler sur le canapé du salon pour regarder un film ou une série, mais ce n'était pas vraiment son envie du moment. Hors de question de se lancer dans une activité trop calme qui n'empêcherait pas ses pensées de voguer vers les raisons de son départ.

Soudain décidée, Annaëlle se relève, attrape son sac à main et quitte en trombe sa chambre. Elle rejoint le garage attenant à la maison, où elle retrouve son vélo, toujours à la même place, comme dans l'attente de son retour. Elle vérifie rapidement que tout fonctionne correctement avant de l'enfourcher et de quitter la propriété, direction le centre-ville historique de la ville et ses rues pavés où l'attendent, elle le sait, les arômes réconfortants de son macchiato préféré.

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C'est à moins de deux rues de sa destination qu'Annaëlle manque de peu de passer sous une voiture. 

La cause ? L'incivilité. 

Alors qu'elle roule tranquillement sur la piste cyclable, un conducteur ouvre brusquement la portière de son véhicule, sans avoir visiblement pris la peine de vérifier qu'il n'y avait personne. Le battant jaillit sans crier gare, Annaëlle n'a pas le temps de l'esquiver et est expulsée sur la route. Heureusement, la personne qui conduit le véhicule rouge qui arrive à ce moment-là a d'excellent réflexes et pile juste à temps pour ne pas, elle aussi, percuter la jeune femme. Étendue sur le bitume, Annaëlle se redresse endolorie et l'esprit embrumée.

" Vous allez bien ? "

La voix paniquée qui vient de s'exprimer appartient à la conductrice qui a évité de peu de lui rouler dessus. Annaëlle se tourne vers elle avec une grimace, une douleur vive irradiant de tout son côté droit, là où la collision avec la porte a eu lieu. Elle reconnaît immédiatement les boucles blondes et décolorées qui encadrent le visage carré et le petit nez en pointe. Mais elle fait comme si il n'en était rien. La plupart de ses anciens camarades de classe n'attendent que cette réaction de sa part de toute manière.

" Ouais, ça devrait aller. " répond-t-elle en se redressant.

Ensuite, elle regarde du côté de celui qui l'a heurté avec sa portière, intriguée de ne pas le voir s'approcher ou l'entendre s'enquérir de son état. Le type en question, la soixantaine bien tassée, est occupé à vérifier l'état de son véhicule.

" Une chance pour vous que ma voiture n'ait rien. " s'exclame-t-il avec colère. " Vous savez combien ça coûte à faire réparer ? La prochaine fois, regardez où vous allez, bon sang ! "

La jeune femme en laisse pendre sa mâchoire, estomaquée. L'homme vient de manquer de l'envoyer à l'hôpital et elle devrait s'excuser ? Il y a longtemps qu'Annaëlle sait que le monde ne tourne plus rond, mais à ce point quand même ...

Sans un mot de plus, le retraité lui lance un regard noir, claque sa portière et s'éloigne en maudissant tous ces jeunes mal élevés et irrespectueux.

Trop sonnée pour réagir, Annaëlle se contente de redresser son vélo et de vérifier que le choc n'a pas été trop rude pour lui. Puis, elle se tourne vers Claire, la conductrice de l'autre véhicule, une fille de son âge avec qui elle a passé une bonne partie de son temps pendant ses premières années de collège. Cette dernière est déjà reparti vers sa voiture, s'apprête à remonter à bord. Au dernier moment, elle hésite, lance un coup d'œil vers Annaëlle. Leurs regards se croisent l'espace d'un bref instant mais Annaëlle y met rapidement fin en enfourchant son vélo et en reprenant sa route. 

Quelques secondes plus tard, la voiture rouge la dépasse avec prudence.

Annaëlle termine sa route en grimaçant. Certes, l'accident ne semble pas l'avoir sérieusement blessée mais cela ne l'empêche pas d'être particulièrement endolorie, notamment au niveau des côtes et de la jambe qui ont subis le choc. La partie gauche de son visage chauffe aussi un peu, lui laissant penser qu'elle a dû s'érafler la peau sur le bitume.

Arrivée à l'entrée de la rue piétonne qui signe le début du centre-ville historique, tout en pavé et en bâtisses plus que centenaire, elle descend de son vélo et remonte tranquillement en le poussant. Elle s'arrête moins de deux minutes plus tard devant une ancienne maison à trois niveaux, dont l'un est invisible à l'œil puisqu'il se trouve au sous-sol. La façade du rez-de-chaussée, rénovée au cours des dernières années, a troqué ses vieilles fenêtres contre une grande baie vitrée qui offre une vue imprenable sur l'intérieur.

Annaëlle dépose son vélo aux emplacements prévus à cette effet devant le magasin voisin, un tatoueur qui n'était pas là huit mois plus tôt. Quand elle entre ensuite dans le café, une petite cloche annonce discrètement son arrivée.

A l'intérieur, Annaëlle se sent instantanément revivre. Les meubles dépareillées, mélange de modernité avec ces fauteuils colorées et cosy qui vous donne l'envie de s'y prélasser indéfiniment, et de traditionnel grâce aux vieux meubles en bois qui sont une invitation à jouer les curieux, donnent l'impression d'entrer chez soi, à peine a-t-on passé le pas de la porte. Les plantes vertes en tous genres qui poussent avec entrain dans les endroits les plus insolites et les vieux bibelots de sa grand-mère qui traînent un peu partout, héritage de sa boutique ésotérique, accentuent un peu plus cette douce sensation d'être exactement au bon endroit.

Pour l'heure, ce n'est pas la cohue. Le coup de feu du déjeuner est dépassé et celui de seize heures ne commencera pas avant une heure ou deux. Seules deux femmes d'une quarantaine d'années sont attablées dans le fond de la pièce, devant deux cafés surmontés d'une montagne de chantilly et de deux généreuses portions de tiramisu.

Annaëlle dédaigne les tablées et préfère se glisser jusqu'au comptoir où elle se hisse sur un tabouret recouvert de velours rouge et s'installe face à l'imposante machine à café. Elle pose son sac devant elle au moment où le rideau de perles de bois à sa gauche, qui sépare le bar de la cuisine d'où s'échappent des arômes de cannelles et de pommes chaudes, laisse passer la silhouette rebondie de Noémie.

La trentaine approchant, la propriétaire du café est ce qui se rapproche le plus d'une amie pour Annaëlle. Sa peau couleur chocolat et ses cheveux crépus trahissent des origines africaines, héritées de sa mère, mais ses iris claires et son petit nez aquilin rappellent les ancêtres européens de son père.

Le pas lourd, la silhouette légèrement penchée en arrière, Noémie s'approche en essuyant ses mains sur son chiffon fleuri.

" Bonjour, que puis-je vous ... "

Elle redresse la tête avec un sourire étincelant, digne de l'excellente commerciale qu'elle est, avant de s'interrompre en reconnaissant la nouvelle venue. Le sourire se fait alors plus sincère, joyeux.

" Annaëlle ! " s'exclame-t-elle. "Si je m'attendais. Quelle plaisir de te revoir. Tu viens d'arriver ? "

La jeune fille acquiesce, la chaleur que l'on ressent quand on est accueilli avec bonheur se répandant dans toutes ses veines. Il y avait trop longtemps qu'elle n'avait pas vu un visage amical.

" Je suis rentrée pour le week-end. J'en avais bien besoin. "

Noémie fait le tour du comptoir et s'approche de la jeune femme pour une accolade, un peu gênée par son ventre proéminent.

La jolie pâtissière est en fin de grossesse, si les souvenirs d'Annaëlle sont bons. Il lui semble que le décompte, à présent, se donne en jours. Mais elle n'ose pas poser la question directement, de peur d'être indiscrète. Ni même de lui faire part de son étonnement de voir Noémie encore travailler, alors qu'elle aurait sans doute été beaucoup mieux à l'étage, à se reposer dans son appartement ou à terminer de préparer la chambre.

" Ça me fait plaisir de te voir. La dernière fois, c'était à Noël, non ? " fait Noémie en se reculant après leur salutation affectueuse. Puis, elle tapote son ventre avec malice et ajoute : " Je me suis pas mal arrondie, hein ? "

Annaëlle acquiesce d'un signe de tête, non sans préciser au passage que sa grossesse lui va à ravir. Noémie fronce alors des sourcils puis, désignant le visage de l'étudiante, lui demande ce qui lui est arrivé. Annaëlle lui raconte la mésaventure qui lui est arrivé en venant lui rendre visite, puis interroge Noémie en retour; alors que cette dernière être après " les vieux croulants qui feraient mieux de se trouver une place en hospice " :

" Bastien n'est pas là ? "

" Il est dans la cuisine, il s'occupe d'un gâteau d'anniversaire qu'on nous a commandé. Depuis deux mois, il m'interdit de toucher quoi que ce soit à la cuisine ! Je n'ai plus que le droit de saluer les clients et de servir un café une fois par semaine ! A croire que je suis en sucre. Bon, bref. Ne bouge pas, je vais lui dire que tu es là. "

Sur ces mots, Noémie repasse derrière le comptoir avant de disparaître en retraversant le rideau de perles.

Annaëlle est soulagée d'apprendre que Bastien surveille de près l'état de Noémie. Bien qu'une grossesse soit rarement problématique, le cas de cette dernière est particulier : Noémie a vécu plusieurs fausses couches et cette grossesse qui tient enfin le coup se doit d'être autant plus surveiller que le couple s'apprête à accueillir des jumelles. En vrai, Annaëlle s'étonne même que Bastien n'ait pas attachée son épouse à leur lit pour l'obliger à prendre du repos.

" Salut Anna ! Quelle surprise. On ne t'attendait pas. "

La jeune femme se tourne vers Bastien qui s'avance dans sa direction, les joues maculées de farine et la charlotte, qui couvre sa tête, de travers. Abattre à lui tout seul le travail qui devrait être fait à deux semble l'épuiser, si elle s'en réfère aux cernes qui bordent ses yeux aux prunelles vertes et son teint slave plus pâle que d'ordinaire.

" Je suis partie sur un coup de tête, je n'ai prévenu personne. " répond Annaëlle en acceptant la bise du trentenaire.

" Tes parents vont être ravis de la surprise alors. " déclare Bastien, sûr de lui.

Annaëlle, elle, doute sincèrement de l'exactitude de cette affirmation : elle est persuadée depuis longtemps que, moins ses parents la voient, mieux ils se portent.

" Tes études, comment ça se passe ? Tu te plais toujours dans ta fac ? "

Noémie s'attelle à préparer le macchiato au caramel préféré d'Annaëlle pendant que l'étudiante répond aux questions du futur papa.

Bastien reste papoter avec elle seulement deux minutes, avant de devoir retourner aux fourneaux et de céder la place à sa femme, piquant au passage un baiser sur le front de cette dernière. Annaëlle détourne le regard de cette marque d'affection, toujours un peu mal à l'aise dans ce genre de situation. Elle ne sait jamais vraiment comment réagir.

Noémie dépose le café devant Annaëlle, accompagné d'une part de tartes aux pommes caramélisées, puis s'installe sur le tabouret voisin, non sans quelques acrobaties. Elles discutent, de tout et de rien, pendant de longues minutes.

Annaëlle comprend très vite qu'elle a fait le bon choix. Elle aurait même dû se décider à rentrer plus tôt, au lieu d'attendre que Lucille vienne lui pourrir sa nuit pour se sentir obligée de prendre ses jambes à son cou. Revoir Noémie et Bastien lui fait un bien fou, son moral remonte instantanément en flèche.

Et elle en aura bien besoin pour affronter le retour au domicile familial ...

" Oh, j'ai failli oublier ! " s'exclame soudain Noémie, son regard s'illuminant d'un seul coup. " J'ai quelque chose pour toi. Je reviens, je vais te le chercher. "

Noémie quitte aussitôt son tabouret en vinyle rose pour rejoindre la cuisine, laissant Annaëlle s'interroger sur ce que la jolie pâtissière peut bien vouloir lui remettre. Cependant, elle ne se pose pas la question pendant très longtemps puisque Noémie réapparaît rapidement, un carton dans les mains. Elle le dépose sur le comptoir, devant une Annaëlle intriguée, avant d'ôter le couvercle de la boîte cartonnée.

" Bastien a finalement décidé d'aller faire un peu de tri dans la cave. On y avait pas mis le nez depuis notre emménagement, c'est dire s'il y avait besoin. " explique Noémie en sortant de fins dossiers de la boîte. " Et il a mis la main sur des trucs qui appartenait à ta grand-mère. On avait même oublié que tes parents n'avaient pas tout à fait fini de vider les lieux quand on l'a acheté. "

Noémie ouvre alors le premier dossier et le glisse sous le nez d'Annaëlle. La photo d'une maison contemporaine est attaché par un trombone à quelques feuilles manuscrites, emplies de l'écriture penchée et si caractéristique de sa mamie Jeanne, qu'Annaëlle reconnaît facilement puisque c'est son aïeule qui avait pris soin d'annoter tous les albums photos de son enfance. Ravie de cette petite surprise, Annaëlle attrape le document et le parcourt rapidement du regard, au moment où la cloche à la porte du café retentit. 

" Bonjour Léo ! " s'exclame aussitôt Noémie. " Pile à l'heure, comme toujours. "

Annaëlle jette un coup d'œil rapide sur le nouvel arrivant. Elle le reconnaît immédiatement : Léopold Durand - dit Léo - a passé tout son lycée dans les mêmes classes qu'elle. Ils n'ont jamais échangés plus que quelques mots polis mais Annaëlle l'a souvent regardé de loin. 

Fils d'agriculteur, il aide à l'exploitation de son père depuis tout petit, ce qui a développé chez lui une musculature sèche et marquée qui a souvent fait tourner les têtes des filles. Pour ne rien gâché, il possède des cheveux foncés et épais et de grands yeux bleus si purs qu'on croirait voir la mer par beau temps. 

Comme à chaque fois qu'elle se retrouve près du garçon, le cœur d'Annaëlle joue la samba. Il faut croire que vivre plusieurs mois à des centaines de kilomètres n'atténue en rien une attirance qui perdure depuis trois ans. 

Léo pénètre dans le café en portant trois caisses de fruits divers, ce qui lui cache plus ou moins la vue. Cela ne l'empêche pas de trouver son chemin et de s'avancer d'un pas sûr jusqu'à la cuisine, non sans rendre son salut à Noémie et d'ajouter :

" La ponctualité est une qualité non négligeable quand on exerce un métier. C'est ma mère qui ne cesse de le rabâcher. "

" Et elle a bien raison. " conclut Noémie, avant de porter de nouveau son attention sur Annaëlle. " Alors, intéressant, non ? "

Annaëlle papillonne des yeux un instant, peu sûr de savoir à quoi son amie fait référence exactement. Puis, constatant que Noémie pointe du doigt le dossier que la jeune femme tient toujours en main, Annaëlle comprend qu'elle parle du contenu du carton. Elle se dépêche donc de retourner lire quelques lignes.

Sur la feuille, sa grand-mère a consigné un épisode de sa vie. Sa vie un peu secrète, celle que sa famille a toujours pris grand soin d'ignorer. 

Sa vie de médium. 

La maison sur la photo se trouve à des kilomètres de chez eux, de l'autre côté de la France. Sa mamie Jeanne raconte s'y être rendu pour libérer la maison de la présence d'un esprit qui empêchait les nouveaux propriétaires de profiter pleinement de leur nouvelle vie. 

" Tout ce qui se trouve dans ce carton est du même acabit. " fait soudain Noémie, arrachant Annaëlle à sa lecture. " Je me suis dit que ça te plairait de les récupérer. Plus qu'à ta mère du moins. "

" Tu as eu raison. Merci " 

Annaëlle referme le dossier et le replace dans le carton, se promettant d'y revenir plus tard, quand elle sera seule et qu'elle pourra découvrir tranquillement ce pan de la vie de sa grand-mère dont elle a toujours eu connaissance mais sans le connaître vraiment. Elle n'avait que huit ans quand la vieille femme est décédée. Elle était trop jeune pour que sa grand-mère ait pris le temps de lui parler en profondeur de ce qu'elles avaient en commun : leur capacité à voir et à communiquer avec les morts. 

Annaëlle tire le carton à elle et le dépose à ses pieds au moment où Léo revient de la cuisine, son tee-shirt tâché de terre. 

" Oh ! Salut Annaëlle. " fait-il avec surprise en l'apercevant. 

Cette dernière répond d'un signe de tête et fuit son regard, préférant faire semblant de s'intéresser au reste de macchiato qui colore le fond de sa tasse. Elle entend alors nettement le soupir de Noémie, qui n'ignore rien des élans du cœur de sa jeune amie, et qui déplore sa timidité maladive si souvent qu'Annaëlle la soupçonne de s'être enregistré pour pouvoir se répéter aussi souvent qu'elle le veut, et ce, sans avoir à se fatiguer.

" A lundi Léo, passe un bon week-end. "

" Merci Noémie, à vous aussi. "

La cloche signale que Léo a quitté le café. Annaëlle lâche le comptoir des yeux et suit la silhouette du jeune homme le long de la vitrine jusqu'à ce qu'il disparaisse de sa vue. Noémie émet un autre soupir, plus audible celui-là, puis s'exclame avec malice :

" Eh bien, j'en connais qui ne sont pas prêts d'être grands-parents. "

 

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