Le Silenceur by ARD_Guillaume
Ancienne sélection flamboyanteSummary:

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Image de moi - Montage : Ielenna

 

Joshua est un Passeur. Depuis que le monde est recouvert d'une brume, il fait traverser la ville aux groupes désespérés qui tentent de fuir la menace omnipotente et de trouver un havre de paix. Chaque jour apporte son lot d'exilés, chaque périple son lot de dangers. D'autant plus lorsqu'ils peuvent prendre des formes aussi inattendues que mortelles. La vie des expatriés repose entre les mains de Joshua et il devra tout faire pour les conduire à bon port.

Une seule règle s'applique : faire le moins de bruit possible pour ne pas attirer le Silenceur.


Categories: Horreur, Fantastique Characters: Aucun
Avertissement: Violence physique
Langue: Français
Genre Narratif: Nouvelle
Challenges:
Series: Aucun
Chapters: 1 Completed: Oui Word count: 10198 Read: 1188 Published: 19/12/2021 Updated: 19/12/2021
Story Notes:

Salut tout le monde !

Je reviens avec une nouvelle histoire qui j'espère vous plaira. Ca faisait un moment que je voulais m'essayer à de l'horreur fantastique (sans doute que lire Lovecraft m'a un peu influencé), et j'ai pu enfin m'y mettre avec cette idée. Ce n'est pas souvent que ça m'arrive, mais elle m'est apparue d'abord en rêve, avec quelques images très fortes qui ont su m'inspirer.

 

Bien sûr, j'ai très vite découvert qu'écrire un rêve, c'est pas aussi facile qu'il n'y paraît, j'ai donc dû développer une intrigue et des personnages. Ca m'a pris du temps, parce que j'avais une très nette vision de ce que je voulais comme atmosphère et avec des visuels marquants ; mais j'ai dû faire pas mal de recherches pour essayer de faire coller ça dans un cadre réaliste où le surnaturel pouvait jaillir.

 

N'étant pas un grand adpete de l'horreur et du fantastique à l'écrit, j'espère en tout cas que j'ai bien réussi à rendre ce que j'avais en tête. Et surtout, que ça fonctionnera pour vous ! En tout cas, j'ai adoré me plonger dans cet univers et avec ces personnages.

Un grand merci à Ienny pour sa suberpe bannière et aussi sa relecture très attentive.

1. Le Silenceur by ARD_Guillaume

Le Silenceur by ARD_Guillaume
Author's Notes:

Voilà le bébé (qui pour une fois a plus ou moins tenu dans l'intervalle que je m'étais fixé XD). Je vous souhaite une bonne lecture !!

 

Le Silenceur

 

 

 

Les premières lueurs du jour irradiaient au milieu de la brume nébuleuse dans laquelle se perdaient à mi-hauteur les piliers du pont. L’été n’allait plus tarder désormais. Avec un peu de chance, cela donnerait à tous un peu de répit. On distinguait encore la pleine lune qui se couchait à travers la purée de pois, mais cela faisait bien des années que personne n’avait pu en apercevoir la surface constellée de cratères. L’atmosphère matinale demeurait fraiche et humide : tout sauf un bon signe. Mais il ne pouvait faire autrement, les demandes se montraient très claires. Il attendait à proximité du parking de l’ancien centre de bienvenue, qui semblait avoir bien survécu aux intempéries, malgré l’abandon entre chaque saison estivale. Les Quartiers seraient ravis de l’apprendre et s’empresseraient de rétablir le poste avancé.

Le brouillard s’illumina tout à coup, transpercé par deux phares puissants qui se déplacèrent vers le sud. Par instinct, il jeta un coup d’œil craintif vers le ciel avant de se rassurer. L’inquiétude affola son cœur, pendant un instant, il redouta que les battements résonnent dans toute la baie comme une fanfare, le marquant d’une cible. Ce n’était pas la première fois qu’il participait à ce genre de rencontre et si lui-même ne percevait aucun son, personne d’autre ne le pouvait.

Les projecteurs disparurent derrière le bâtiment du centre, mais on pouvait encore en discerner les réverbérations tel un nuage de lumière. Quelques instants plus tard, ils réapparurent à l’entrée du parking, l’éblouissant au passage, tandis qu’une camionnette s’insinua et se gara devant lui dans un silence irréel. Tout juste s’il entendit le crissement des pneus.

Des portières s’ouvrirent et se refermèrent d’un son assourdi, et deux silhouettes traversèrent les faisceaux lumineux pour venir à sa rencontre. Malgré la pénombre matinale, il distingua plusieurs autres passagers à travers les fenêtres. Deux femmes se plantèrent devant lui. Il reconnut Lynda, une sexagénaire avec laquelle il avait déjà collaboré à de nombreuses reprises. Les centaines de milliers de kilomètres passés sur les routes et les années accumulées n’avaient en rien entamé sa fraicheur pimpante et sa bonne humeur. Elle accepta avec gratitude le café chaud qu’il lui offrit et s’empressa d’en avaler plusieurs gorgées avant d’aller se dégourdir un peu les jambes.

La seconde femme, d’une tête plus courte que la conductrice et sans doute de la moitié d’âge, se contenta de l’observer d’un regard qu’il soupçonna curieux et inquisiteur. Il nota toutefois ses coups d’œil furtifs qu’elle lança au fourgon, comme si elle craignait qu’il disparaisse à l’improviste. Il ne pouvait lui en vouloir : quand on avait passé près de cinq ans dans une angoisse permanente, omniprésente, incessante, on avait tendance à ne pas baisser sa garde et à veiller sur ce qui nous tenait chers. Son visage fin trahissait ses motivations et l’espoir qu’elle mettait dans ce voyage qu’il devinait périlleux. Elle finit par se hasarder à une lampée du gobelet.

« Mackenzie, se présenta-t-elle dans un murmure.

— Joshua, répondit-il. Bienvenue à San Francisco.

— Mes parents m’y avaient déjà amenée, quand j’étais petite… Mais c’était il y des années. Avant… tout ça.

— D’où venez-vous ? s’enquit-il.

— De Seattle, mais nous recueillons des familles de tout l’Ouest.

— Où allez-vous ?

— Los Angeles, pour rejoindre le Protectorat.

— Vous êtes des réfugiés, conclut-il laconiquement. La situation est si dramatique qu’on le laisse entendre ?

— Les émissions radiophoniques ne se basent que sur les rumeurs, rétorqua Mackenzie. La réalité s’avère bien pire, elle est devenue intenable pour beaucoup d’entre nous.

— Vous avez bien conscience que ces rumeurs marchent dans les deux sens ? Le Sud n’est pas plus exempt que le Nord.

— Mais vous parvenez à maintenir un semblant de société. Beaucoup de ses enfants n’ont connu que la rue ou les ruines. »

Joshua haussa les épaules en signe d’approbation. Il ne souhaitait pas forcer un débat sans fin sur les disparités entre le Nord et le Sud, parce qu’ils engendraient des dissensions superflues. Tout le monde délibérait sur le secteur qui prospérait mieux que son voisin pour justifier les exodes massifs à travers le continent. En réalité, aucun lieu n’était pire que le reste. Par conséquent, pourquoi ne pas essayer d’y trouver quelque chose d’autre ? Ils avaient passés des années à survivre, maintenant ils espéraient pouvoir vivre dans ce Nouveau Monde.

Depuis qu’il avait posé ses affaires dans les Quartiers et qu’on l’y avait nommé responsable des liaisons, Joshua avait vu passer des dizaines de convois comme celui-ci, à la recherche d’une vie meilleure ailleurs. Beaucoup migraient en direction du sud, du Protectorat basé à Los Angeles, qu’on érigeait comme une Arcadie rédemptrice à partir de laquelle la civilisation pourrait reprendre ses droits. Il y avait fait halte, quelques années plus tôt, mais n’avait pu supporter ces milliers de gens qui agissaient comme si de rien n’était. Comme si la vie ne s’était pas brutalement interrompue. Comme si le monde n’avait pas écorché chaque famille. Après quelques mois, Joshua était remonté vers le Nord et avait cessé son périple à San Francisco, la ville de son enfance.

« Je vois que ton humeur demeure toujours aussi taciturne, releva Lynda qui les rejoignit.

— Et vous, toujours aussi fringante.

— J’accepte le compliment. Tu vas pouvoir t’occuper de ce groupe-ci ? Je dois repartir pour Denver, je dois assurer un transport vers la Côte Est.

— Oui, il ne devrait pas y avoir de problème. Combien êtes-vous ? ajouta-t-il à Mackenzie. La mission ne le précisait pas.

— Nous ignorions encore qui oserait nous rejoindre. Nous sommes sept : Akira suit son propre but ; Chris voyage avec sa fiancée, Regina, et son père, Earl. Moi-même, je fuis avec mes deux enfants, Irene et Maxwell.

— Une quelconque invalidité à signaler ?

— Hum… Earl est assez âgé. C’est un vétéran et il reste encore très vif et vigilant, mais il n’a plus tout sa jeunesse… Il peut se fatiguer avec un effort intense ou prolongé.

— Les marmots savent se tenir ?

— Ils connaissent le danger et les enjeux si on se fait repérer. »

Joshua se contenta d’un hochement de tête pour exprimer son approbation, tandis que les autres réfugiés sortaient du van avec les maigres affaires qu’ils portaient sur eux. Les deux bambins rejoignirent aussitôt leur mère dans le silence promis et l’étreignirent d’un long câlin, comme si les quelques minutes séparées avaient relevé du supplice. Akira observa le paysage avec nonchalance, le visage dissimulé sous une lourde capuche. Sa démarche laissait entrevoir une grande souplesse.

Earl fut le suivant, s’extirpant sans assistance, mais non pas sans adresser un sourire charmeur à Lydia, qui répondit en détournant le regard. Il portait sur lui une vieille tenue rapiécée, qu’il avait dû endosser au combat et qu’il arborait désormais avec une certaine fierté, telle la relique d’une gloire et d’un passé disparus. Derrière lui se manifestèrent son fils et sa belle-fille. La beauté du couple stupéfia Joshua : ils dégageaient un charisme et un charme envouteurs. Ils ressemblaient à deux statues grecques taillées dans l’obsidienne, mais ensemble, ils devenaient prodigieux.

La petite troupe s’aligna face à Joshua, tandis que la pénombre du crépuscule cédait peu à peu sa place aux lueurs diffuses de l’aurore. Il avait encadré des dizaines de passages, croisé des centaines de personnes fuyant un lieu maudit pour un autre. Il se targuait de proposer un taux de perte raisonnable pour les Quartiers, mais chaque nouvelle transhumance devenait un nouveau pari, une nouvelle escarmouche dont l’issue demeurait indécise jusqu’à son terme. L’imprévisibilité et l’incertitude se transformaient en amies avec lesquelles on devait jouer pour sortir vivant. Le trajet au point de collecte changeait d’un jour à l’autre, au gré des dangers qui le parsemaient. Son devoir consistait à les anticiper pour mener au mieux les personnes qui confiaient leur vie entre ses mains.

« Bonjour, salua-t-il dans le même murmure. Je suis Joshua, votre guide. Qui parmi vous n’a jamais participé à une traversée ? »

Les deux enfants levèrent une paluche timide, ainsi qu’Akira. Les autres se limitèrent à un simplement hochement de la tête. Au fond de lui, Joshua se félicita du faible nombre de novices chez les adultes. C’étaient toujours les plus téméraires et prompts à courir au-devant du danger dans un acte héroïque aussi futile qu’inutile. Les enfants ne devraient pas trop poser de problèmes, même s’il devrait les tenir à l’œil et s’assurer qu’ils ne s’aventurent pas à proximité de périls qu’ils ne pouvaient pas deviner.

« Je vais rappeler des règles simples. En tant que guide, ma responsabilité se résume à conduire un maximum d’entre vous à votre point de rendez-vous. Ce qui signifie que j’ai la voix au chapitre sur notre parcours : itinéraire, lieux de pause ou de refuge sont de mon ressort, pas du vôtre. C’est pour cela que vous avez fait appel à nos services. Par conséquent, votre rôle à vous s’en tient à suivre mes directives sans discuter. »

Les deux petits l’observèrent avec des yeux ronds, les bras de leur mère sur leurs épaules pour les apaiser. Ils représentaient une nouvelle génération qui n’avait pas grandi dans l’opulence et l’innocence du monde d’avant. Ils connaissaient les dangers, ils y avaient sans doute déjà été confrontés. Pourtant, leurs esprits d’enfants ne pouvaient pas concevoir la menace, se la figurer, la représenter. Comment pourraient-ils, leurs parents étaient incapables de la leur enseigner. Eux-mêmes en dépréciaient la nature et restaient dans l’ignorance.

« Si tout se passe bien, nous ne devrions rencontrer aucun problème, mais je ne peux vous le garantir. Si une urgence survient, j’aurai des décisions à prendre. Je sais que tous les guides procèdent de leur propre façon, la mienne se résume en peu de mots : la survie de tous, mais avant tout du plus grand nombre. C’est-à-dire que…

— Vous n’hésiterez pas à sacrifier l’un de nous, termina Regina d’une voix profonde.

— Disons que je ne prendrai pas des risques inconsidérés pour sauver l’un d’entre vous si cela met en danger les autres. C’est pour cela que je vous le demande dès à présent : au moindre signe de fatigue, n’hésitez pas à m’en faire part. Nous pouvons nous arrêter aussi souvent que nécessaire, votre transport ne partira pas sans vous, n’est-ce pas Lynda ?

— Ils n’ont rien d’autre à faire, de toute façon, plaisanta l’octogénaire, appuyée sur le capot de son van.

— Je vous invite à rester le plus groupé possible, à portée de ma voix. Nous nous déplacerons au rythme de la personne la plus lente du groupe, mais cela ne signifie pas que vous deviez produire des efforts immodérés, est-ce bien clair ? insista-t-il à l’adresse d’Earl. L’acharnement amène à la fatigue, qui incite à la défaillance et aux erreurs.

— Nous serons en sécurité ? s’inquiéta Mackenzie.

— Aucun lieu n’est sûr en tous points, admit Joshua. Ce qui nous conduit à la dernière règle primordiale : personne ne joue au héros, ou à l’héroïne. Si je vous intime à vous cacher, vous vous cachez ; si je vous somme de traverser une rue, vous la traversez. Pas avant, pas après. Je pourrai parfois vous solliciter à prendre un risque que vous jugerez inconsidéré, mais il sera calculé. Si vous ne vous sentez pas de l’accomplir, objectez sans tarder.

— Je tiens à prévenir tout de suite : je ne saute pas du pont, intervint Akira d’une voix aux modulations douces.

— Rien d’aussi extrême, rassura-t-il. Je ne vous demanderai pas ce que je ne ferai pas moi-même. De même, je considérerai les capacités que vous avez indiquées dans le registre. Sur ce, si vous êtes prêts, nous allons nous mettre en route sans tarder. »

Leur accordant quelques instants pour se préparer aux péripéties qui ne manqueraient pas de jalonner leur périple, Joshua salua Lynda. Elle repartit aussitôt au volant de sa fourgonnette, avec son habituel sourire et disparut en quelques secondes, laissant le groupe à son sort. À leur tour, ils s’ébranlèrent. Joshua à leur tête et Akira fermant la marche. Ils traversèrent le tunnel sous la voie par laquelle la chauffeuse était repartie vers le nord. Ils arrivèrent sur une rue qui montait vers un ancien parking bordé par une forêt de pins.

Quelques cadavres de voitures rouillées y croupissaient, mais Joshua poursuivit son chemin. Il longea la route principale en direction de l’ouest, sachant que pénétrer dans le bois ne pouvait conduire qu’à des incidents. De plus, malgré les quelques épaves entre lesquelles ils sillonnèrent, cette partie-là se révélait plutôt dégagée et plate. Le groupe avança ainsi ses premiers pas dans le plus grand silence.

Ils s’étaient sans doute rencontrés dans le van de Lynda, et avaient passé le plus clair du temps à dormir. Ils ne se connaissaient pas encore et demeuraient engourdis par leur nuit de sommeil inconfortable. L’atmosphère rafraîchissante de la matinée les réveillerait d’ici un moment, aussi Joshua préféra les laisser se découvrir et s’appréhender d’eux-mêmes. Il pourrait mettre le calme relatif à profit pour les observer et tenter d’anticiper les premiers dangers. Irene et Maxwell gravitaient autour de leur mère sans jamais s’éloigner de plus de quelques pas. Chris et Regina encadraient Earl, portant ses affaires, tandis qu’Akira se montrait plus taciturne, restant en retrait.

Ils progressèrent ainsi pendant une vingtaine de minutes, passant devant d’anciennes maisons abandonnées à moitié en ruine ou envahies par la végétation, puis une corniche qui surplombait la côte Pacifique. Loin, derrière les montagnes qui se perdaient dans la brume, on voyait la Lune disparaître au profit des rayons du soleil qui donnèrent à la baie une teinte bleutée. En se retournant pour s’assurer que tout le monde le suivait, Joshua put apercevoir la silhouette majestueuse du pont dans leur dos.

Le niveau n’avait pas bougé. Pas un bon signe, mais pas non plus de quoi s’inquiéter pour le moment. Il nota aussi pour lui-même de ralentir, sa caravane s’étirant un peu trop à son goût. Bien. Ils avaient compris l’intérêt de ne pas se précipiter tout de suite. Le temps de courir viendrait, il n’avait aucun doute à ce sujet. Ils quittèrent le littoral plus loin pour s’enfoncer dans la forêt, qui avait repris possession des lieux en lézardant la chaussée ou en défonçant les clôtures et glissières de sécurité au fil des années.

Les oreilles à l’affut, Joshua guettait les bruits suspects qui pourraient trahir la moindre menace dans ce silence matinal. Les animaux avaient pris conscience du danger que sur le tard, si bien que seuls les plus paisibles demeuraient. Toutefois, cela ne prévenait le cri d’une proie agonisante ou celui d’un prédateur agressif, aussi mortels l’un que l’autre. Par ailleurs, ils étaient devenus de plus en plus sauvages et plusieurs patrouilles avaient rapporté des charges. En outre, une poignée de pumas avaient élu domicile dans le parc depuis quelques semaines et disputaient leur territoire aux coyotes avec férocités. Le vieux Ka-Bar que Joshua portait à la ceinture représentait son unique ligne de défense. Le danger s’avérait donc double, et d’autant plus impitoyable que cette section du trajet n’offrait aucun abri à proximité.

« Ne sommes-nous pas un peu trop près du plafond ? s’inquiéta Mackenzie dans un souffle, alors qu’ils continuaient à grimper.

— L’intervalle me paraît encore tolérable, réconforta-t-il tout sachant que ce n’était qu’une demi-vérité. Restez bien groupés et silencieux.

— Vous faisiez quoi avant ?

— J’étais critique de cinéma.

— Ah bon ? C’est comme ça que vous connaissiez Lynda ?

— Disons que c’est comme ça que je me suis fait connaître d’elle. J’ai pas trop apprécié son dernier film et elle m’a envoyé une bouteille de vin pour me remercier.

— Je ne l’ai pas vu… C’est si mauvais que ça ?

— Disons qu’il y a une raison si vous n’en avez pas entendu parler. »

Ne voulant pas poursuivre la conversation plus en détail pour ne pas être distrait, Joshua se détourna pour s’assurer que le reste du groupe suivait. À travers les bois, ils commençaient à apercevoir les habitations de Baker Beach, un des faubourgs du Presidio. La pente amorçait une descente, offrant une vue sur Twin Peaks perdu dans le brouillard. Joshua jeta un coup d’œil à sa montre et constata avec satisfaction qu’ils respectaient l’horaire qu’il s’était fixé.

La végétation se clairsema peu à peu, les buissons prenant la place des conifères. Un complexe résidentiel de plusieurs étages émergea au détour d’une butte de terre. Comme toute ancienne trace d’urbanisation, il paraissait abandonné et les ronces l’avaient envahi. Le groupe le contourna pour très vite arriver à proximité d’une aire de stationnement vide et d’un parc à la pelouse en friche. Joshua s’arrêta à un carrefour et scruta les environs, sans repérer de menace immédiate. Certains des réfugiés profitèrent de la pause pour s’assoir sur les restes du trottoir défoncé par les années et les intempéries.

Mackenzie s’assura que ses enfants se désaltéraient, avant de proposer une gorgée à Akira, qui déclina. Chris discutait avec son père pour vérifier s’il se portait bien, mais Earl sembla repousser l’aide, prétextant qu’il respirait la pleine forme. Joshua nota que Regina aussi inspectait les parages d’un œil alerte. Elle n’alla rejoindre son mari qu’une fois satisfaite. La lumière du jour devenait de plus en plus présente et Joshua ne remarqua qu’à présent le couteau qu’elle portait aussi à la ceinture.

« Bon, je ne vais pas vous mentir, je suis heureux que nous soyons sortis du parc. Profitez-en pour vous reposer et grignoter un coup. Nous allons poursuivre dans cette direction, indiqua-t-il en pointant la rue qui traçait droit vers la ville. Le trajet monte légèrement, mais nous ne devrions pas grimper autant que sur le premier tronçon. Nous devrions aussi y croiser quelques abris si nécessaires.

— On est où ? demanda Irene. On est bientôt arrivé ?

— Nous nous trouvons au Presidio Landmark. Nous n’avons parcouru que la première partie, mais maintenant nous traverserons la ville. Faites attention où vous marchez : les décombres peuvent provoquer du bruit, quand ce ne sont pas des pièges pour vous écorcher et vous blesser. Restez aussi sur vos gardes : les parcs regorgent d’animaux sauvages, mais à présent ce sont les chats et chiens errants qui nous attendent. »

La procession ne rencontra que la désolation des lieux. Comme dans toutes les villes, les rues bétonnées avaient cédé à une végétation indomptée qui s’insinuait dans les moindres fissures. Les arbres avaient crû au point de défoncer les trottoirs et rendre le sol inégal, leurs racines creusant dans l’asphalte avec la force de survivre. Les maisons qui n’avaient pas été incendiées ou ne s’étaient pas écroulées offraient des fenêtres brisées, des portes éventrées, des porches dévastés. Pour parachever cette vision apocalyptique, des carcasses de voitures, parfois calcinées, jonchaient les bas-côtés quand elles ne rouillaient pas dans les garages. Joshua savait que les Maraudeurs parvenaient encore à dégoter quelques véhicules en état de marche, mais cela devenait de plus en plus rare.

Si des pylônes se dressaient toujours vers le ciel, la plupart des câbles s’étaient abattus sur le sol depuis bien longtemps. Personne n’avait été en mesure d’estimer l’état du réseau électrique, qui continuait de fonctionner en partie, et Joshua n’avait aucune envie de le tester. Ainsi, il les indiqua aux autres membres pour qu’ils les évitent. Irene et Maxwell ne s’éloignaient pas de leur mère, mais ils n’hésitaient pas à explorer les épaves qu’ils croisaient. Déjà, ils avaient acquis l’habitude de chaparder dans l’espoir d’une trouvaille salvatrice. Comme il s’y attendait, Regina se déplaçait avec une démarche qui lui paraissait familière ; aussi, Joshua profita de ses quelques pas d’avance sur son époux et son beau-père pour l’aborder.

« Ancienne Passeuse ? s’enquit-il d’un souffle.

— On ne perd jamais nos bonnes vieilles habitudes. Nous vivions à Portland, ajouta-t-elle à la question muette.

— Comment c’était ?

— Pareil qu’ici, je présume. Le plafond était peut-être un peu moins bas, mais j’imagine que c’est lié à la densité de population.

— Bof, j’ai entendu tellement de théories à ce sujet que je ne sais plus quoi croire.

— Il n’y a pas besoin de croire, vous n’avez qu’à voir, intervint Earl qui les avait rejoints dans un silence furtif.

— Que voulez-vous dire ?

— Mon père considère que tenter d’expliquer le plafond est une perte de temps. Nous n’avons pas besoin de le comprendre pour témoigner de ses effets.

— Ma sœur, biologiste marine, aurait réprouvé ce genre de raisonnement.

— Toute votre science échoue à élucider Dieu, objecta le vieil homme avec calme. Pourquoi réussirait-elle avec le plafond ?

— Parce que le concept même de Dieu ne se prête pas aux méthodes scientifiques, intervint Akira avec lassitude. S’y essayer serait une apagogie.

— Peut-être que le plafond répond à une réflexion similaire : son idée échappe à notre compréhension et ne peut être contenu dans notre logique humaine, persista Earl sans se démonter.

— Pourtant, vous le dites vous-mêmes : nous avons tous observé les effets du plafond… En revanche, je n’ai rien vu qui me laisse penser qu’il existe un vieux barbu là-haut, rétorqua Joshua. Le plafond doit avoir une explication rationnelle.

— Ou pas, qui sait ?

— Vous insinuez que le plafond est d’origine divine ?

— Divine, magique, physique, technologique… Nous ne pouvons pas le savoir !

— Maman, regarde ! On est arrivé ! s’émerveilla Maxwell dans un murmure, coupant court au débat.

— Non, mon chéri, démentit Mackenzie. La rue partage le même nom, mais ce n’est pas là que nous allons.

— Pourquoi ?

— Nous avons baptisé quelques coins en l’hommage d’un conquistador espagnol, répondit Joshua. Notre destination est Balboa Park. Ici, c’est Balboa Street. »

Le groupe avait atteint un carrefour au sommet d’une côte. Alors qu’ils l’avaient longé à peine une heure plus tôt, l’océan ne se distinguait plus que loin vers l’ouest désormais, comme un mince filet azur cerné par deux bandeaux de béton. Joshua jeta un coup d’œil à sa montre : ils avaient pris un peu de retard, mais rien de bien inquiétant pour le moment. Dès lors, il préféra ne pas faire halte si aucun n’en exprimait le besoin.

Quelques minutes plus tard, ils pénétrèrent dans l’ancien Parc du Golden Gate, maintenant devenu une forêt anarchique. Des mimosas chenilles tentaient de se frayer une place entre les chênes de Californie et les cyprès de Lambert, qui avaient envahi les lieux. De temps à autre, quelques pins de Monterey ou des eucalyptus perçaient le couvert végétal pour surplomber la canopée. Joshua savait qu’on pouvait y observer de très rares séquoias, mais il ne traina pas à les chercher, alors qu’ils traversaient Rose Garden.

Son attention était focalisée sur le mouvement furtif qu’il venait de détecter dans sa vision périphérique. Rien, mais les branches du bosquet se balançaient. D’un réflexe, il leva les yeux vers la brume. Celle-ci restait stationnaire. Derrière lui, il entendit Regina souffler des directives à Chris et à Earl. D’un signe du bras, il invita lui-même Mackenzie et ses enfants à se rapprocher de lui, puis il intima Akira à les rejoindre. Ils traversèrent l’une des anciennes routes qui sillonnaient le parc et arrivèrent en vue des ruines du de Young Museum.

La Tour Hamon s’était en partie effondrée, ainsi que certains pans de l’édifice principal, mais c’était un site qui offrait une protection sommaire que beaucoup utilisaient, humains comme animaux. La question se résumait donc à savoir qui se proclamait actuel locataire des lieux. Contournant le jardin de thé japonais jouxtant le musée, le groupe progressa pas-à-pas, yeux et oreilles aux aguets. Ils émergèrent de la forêt pour arriver sur l’ancienne place de Music Concourse. Joshua repéra l’une des entrées accessibles et s’en approcha lorsqu’un grondement attira son attention. L’instant suivant, un coyote surgit devant lui, grognant. Ses babines retroussées laissaient entrevoir ses dents. Très vite, d’autres individus de sa meute jaillirent des ruines et commencèrent à les cerner, tout aussi menaçants.

« Pas de geste brusque, somma-t-il dans un murmure. Gardez les enfants et Earl au centre du cercle.

— Euh… Joshua… On a de la compagnie, signala Akira d’une voix tremblante.

— Oui, je sais.

— Non, pas ceux-là. »

Intrigué et alarmé, Joshua tenta un bref coup d’œil dans la direction du solitaire du groupe. À quelques pas devant lui, un puma émergea du sous-bois d’une démarche lente et calculée. Voilà l’ombre qu’il avait vue quelques instants plus tôt, son instinct ne l’avait pas trompé. Il jura entre les dents. Si le couple s’était déjà apparié, le mâle avait sans doute dû quitter la zone du nord pour migrer vers le sud, créer son nouveau territoire. L’espoir de trouver un refuge avait guidé les coyotes jusqu’ici, en vain.

Irene et Maxwell tremblaient derrière lui, retenant difficilement leurs sanglots malgré les bras protecteurs de leur mère qui essayait de les masquer de son corps. Les prédateurs commençaient à glapir et feuler de plus en plus fort, pour se décider qui aurait le plaisir de se régaler en premier du déjeuner matinal. Cela n’offrait aux réfugiés qu’un gain de temps dérisoire, mais augmentait un danger bien plus préoccupant, Joshua le savait. Son cœur et sa respiration trahissaient déjà la panique qui l’animait.

« Chris, sans précipitation, attrapez le couteau à ma hanche. Akira, tu portes Irene. Je m’occupe de Maxwell.

— Qu’est-ce que vous faites ? s’agita Earl. Hors de question de nous abandonner ici, je ne veux pas finir dans l’estomac d’une de ses bêtes.

— Je vous l’ai déjà dit, je cherche à conduire un maximum à destination, tenta d’apaiser Joshua qui ne souhaitait pas affoler les animaux. Je n’abandonne personne derrière, sauf en cas d’absolue nécessité. Nous en sommes encore loin. Earl, vous pouvez courir ?

— Oui, ronchonna le vétéran.

— Vous prenez les devants avec Mackenzie. L’ancien musée de l’Académie des sciences de Californie se trouve juste de l’autre côté, à un peu plus de deux cents mètres dans cette direction, indiqua-t-il d’un coup de tête discret.

— Et nous ? s’enquit Regina d’une voix qui laissait comprendre qu’elle le savait déjà.

— Vous couvrez nos arrières, admit Joshua après quelques secondes de silence. Le puma représente la principale menace, les coyotes n’oseront pas nous attaquer tant qu’il reste là. À mon top. Trois… Deux… Un… Maintenant ! »

D’un même geste, Joshua saisit le jeune garçon et pivota. D’une impulsion, il brisa le cercle qu’ils avaient formé et s’élança vers la place. Un des canidés fit claquer sa mâchoire dans sa direction, mais il l’évita d’une embardée. Du coin de l’œil, il vit que Mackenzie et Earl lui avaient emboîté le pas, tandis qu’Akira prenait déjà de l’avance sur lui. Joshua n’avait pas encore dévalé les marches qu’il entendit derrière le rugissement du puma et les gémissements plaintifs d’un coyote, très vite accompagnés du hurlement caractéristique de la meute. Joshua jura entre ses dents, il aurait espéré disposer d’un peu de marge. Désormais, chaque seconde comptait. Il contournait l’une des fontaines secondaires lorsqu’il tenta un coup d’œil derrière lui : le couple de Passeurs battait déjà en retraite en essayant de maintenir le puma à distance raisonnable. Au-dessus de leur tête, la brume terne se mouvait comme un tourbillon qui se transforma très vite en avalanche.

Joshua galopa vers l’un des escaliers qu’il aperçut au bout de l’allée. Maxwell se cramponnait à lui de toutes ses forces. S’il ne cédait ni à la panique ni aux pleurs, le garçon accusait tout de même son poids et le Passeur sentait déjà son cœur et sa respiration s’emballer, tandis que ses jambes s’enflammaient. Grimper les marches fut une torture, mais il bifurqua très vite pour emprunter la rampe d’accès, qui servait aux personnes à mobilité réduite dans une autre vie. Plus douce, elle conférait aussi l’avantage de déboucher face à l’entrée du musée. Un gain de temps considérable.

Il déboula sur la rue qui ceinturait la place, bondit par-dessus le terre-plein délimitant la zone piétonne. Earl les rejoignit, tandis que Mackenzie traversait le parvis. Au loin, Joshua nota qu’Akira était déjà arrivé et qu’il tenait la porte ouverte, les urgeant de se presser. Un nouveau rugissement lui apprit que le puma devait se trouver quelque part derrière lui, au milieu de la place. Il n’osa pas détourner le regard, de peur de trébucher. Il se concentra sur la petite encadrure face à lui qui s’agrandissait trop peu selon lui. La distance restante à parcourir lui paraissait interminable et ses jambes menaçaient de l’abandonner à tout moment.

Lorsqu’il y parvint enfin, il surgit dans l’entrée en manquant de renverser la petite Irene qui demeurait plantée devant. Joshua déposa Maxwell, qui se précipita vers sa mère, encore sous le choc. Regina accourait sur le parvis, son époux quelques mètres derrière elle. La Tour Hamon avait déjà disparu dans le brouillard et les toits des bâtiments commençaient à s’y fondre aussi. Ce n’était plus qu’une question de secondes. Le puma surgit à son tour et d’un bond prodigieux atterrit sur Chris, qui s’effondra sur le coup. Il parvint à se débattre pour éviter une morsure mortelle, mais un coup de patte rageur lacéra son bras. Regina, à quelques mètres de l’entrée, avait dû comprendre le regard effaré de son beau-père car elle se retourna.

« NON ! »

Comme Joshua l’avait pressenti, elle se retourna et vola au secours du blessé, alors que le porche disparaissait déjà sous la brume. Trop concentrée sur sa proie qui se démenait, le puma ne vit pas la jeune femme surgir devant lui, couteau brandi. La lame vint taillader la bête au niveau du visage, puis de l’échine. Le félin recula d’un geste désordonné, mugissant de colère. Une autre estafilade sur sa patte furibonde le fit battre en retraite, un coup dans le flanc le fit s’effondrer. La scène commençait déjà à se dissoudre dans le brouillard. Chris gisait au sol, le bras en sang, tordu de douleur. Joshua tenta de fermer la porte, sentant le danger imminent, mais Earl le repoussa d’un geste étonnamment vif pour son âge.

« Je ne vous permets pas de laisser mourir mon fils ainsi.

— Mais vous êtes fous ! On doit verrouiller l’entrée avant qu’il ne soit trop tard !

— Il faudra me passer sur le corps.

— Regina ! Revenez maintenant ! »

Celle-ci ne sembla pas entendre, ou vouloir écouter, Joshua. Sans tenir compte de son alerte, elle se pencha sur son mari quelques secondes. Puis, sans donner l’impression d’effectuer le moindre effort, elle le prit dans ses bras et le souleva du sol, avant d’enfin se précipiter vers les portes du musée, qu’elle traversa quelques secondes plus tard. Sans tergiverser, Joshua et Akira les fermèrent derrière elle, alors que la purée de pois devint de plus en plus dense à l’extérieur.

Des panaches de fumée se projetaient dans leur direction, comme mus par une conscience qui cherchait à les rattraper. Le paysage disparut totalement après une poignée de secondes derrière la brume qui s’épaississait, épousant toutes les surfaces du musée. On aurait dit qu’elle furetait pour trouver la moindre brèche. Dans un craquement sinistre, une lézarde fendit la baie vitrée, très vite suivie d’une autre, puis encore une autre, témoignant de la pression extraordinaire qui s’exerçait dessus.

« On doit bouger, vite ! »

Joshua se détourna du spectacle en agrippant au passage l’épaule d’Akira. Il croisa le regard chargé d’Earl, mais ne s’y attarda pas plus qu’une fraction de seconde. Ils devaient trouver un endroit isolé pour panser les blessures de Chris et se reposer. Les enfants tremblaient encore sous le choc. Ils contournèrent l’imposant fossile de tyrannosaure qui trônait dans le hall et traversèrent la plaza. De l’autre côté, Joshua avisa une des anciennes boutiques et y conduisit le groupe. Une seule entrée, aucune ouverture directe vers l’extérieur.

Le local disposait encore certains des produits mis en vente à l’époque, mais on pouvait y déceler les signes des pillages des premières semaines. Portant toujours son époux dans les bras, Regina pénétra la première et le déposa sur le comptoir, une fois que Mackenzie l’eût dégagé de ce qui le recouvrait. Chris gémissait, mais paraissait inconscient pour le moment. Akira prit sous son aile Irene et Maxwell, tandis qu’Earl ne cessait de tourner autour. Joshua ferma et verrouilla la porte vitrée.

Des volutes de brumes se déversaient à travers les corridors, sans pour autant obstruer encore la vision. Le danger était repoussé mais demeurait présent. Sans tarder, Joshua sortit de son sac à dos un large ruban adhésif et entreprit de sceller toutes les ouvertures et rainures vers l’extérieur. Une fois la tâche accomplie, il parcourut les murs de la boutique d’un regard circulaire. Il repéra un seul conduit de ventilation, dont il calfeutra aussi les évents avec son scotch. Il fit de même avec la porte de service du fond et s’assura qu’aucune des étagères ne dissimulait de bouche d’aération au niveau du sol.

Les voilà désormais confinés. Le ruban avait été conçu quelques années plus tôt pour renforcer son adhérence en fonction des différences de pression. L’air ne pouvait circuler qu’en quantité très limitée, ce qui empêchait le brouillard de s’infiltrer, mais restreignait le renouvellement de l’atmosphère. La boutique de taille réduite devait toutefois permettre de rester à l’abri plusieurs heures avant de présenter des risques respiratoires, jugea Joshua. Malgré tout, il savait qu’il surestimait le délai, puisqu’il ne prenait pas en compte le stress du groupe et la situation critique de Chris.

Akira divertissait les enfants à l’aide de peluches trouvées sur les rayons abandonnés. Regina, de toute évidence préparée à l’accroc, sortit de son sac une trousse d’urgentiste remplie de pansements et de médicaments que Joshua n’avait plus vus depuis des mois. Mackenzie et Earl l’assistaient de leur mieux, ce qui sembla porter ses fruits au bout d’un moment, quand la Passeuse s’écarta d’un soupir soulagé. Joshua l’observa s’éloigner et s’affaler contre l’une des étagères, tandis que les autres en profitèrent pour souffler.

Earl veilla sur son fils, Akira s’étendit au sol et parut s’endormir d’un coup, tandis que Mackenzie s’assurait que sa progéniture avale sa ration. Une routine ancrée à la suite de longues habitudes. Intrigué, le Passeur s’approcha de sa collègue, d’apparence assoupie. Il remarqua pour la première fois qu’elle n’avait pas grand-chose à envier à la carrure de son époux, expliquant son tour de force improbable sur le parvis du musée. Sans la brusquer, Joshua s’assit à ses côtés, l’observant du coin de l’œil.

« Ce que vous avez fait est à la fois admirable et dangereux. J’avais été très clair quant aux ordres que je donnais dans les situations périlleuses. »

Regina entrouvrit une paupière pour lancer un regard que Joshua eut du mal à interpréter. Était-ce du dédain ou bien du mépris ? À moins que ce soit de la malice.

« Vous avez aussi dit que votre boulot était de ramener en vie un maximum d’entre nous.

— Pas au prix de tous vous sacrifier ! rétorqua-t-il en essayant de garder la voix la plus basse possible.

— Nous avons tous des raisons de ne pas mourir. Akira doit subir une importante opération et adapter son traitement hormonal, Mackenzie doit retrouver le père de ses enfants. Il s’avère que Chris représente un atout indispensable à notre exode.

— Comment ça ? Je n’ai rien vu d’extraordinaire dans les fiches que vous nous avez transmises.

— Parce que les fiches sont incomplètes. »

Joshua se retint de riposter, pour ne pas déranger Irene et Maxwell qui venaient de s’endormir, et se contenta de se pincer le nez d’exaspération. Les fiches de transfert jouaient le rôle crucial d’indicateur pour les Passeurs : ceux-ci se basaient dessus pour former les groupes les plus équilibrés et complémentaires possibles, afin de minimiser les pertes. Ils ne cessaient d’exhorter les candidats à se montrer le plus exhaustif pour avoir le meilleur aperçu des forces et faiblesses de chacun. Ces fiches s’avéraient essentielles pour que Joshua et ses collègues puissent prendre les bonnes décisions lors de crises comme celle qu’ils venaient de vivre. Un oubli ou un mensonge pouvait se révéler fatal face au danger.

« En tant que Passeuse, vous devriez pourtant le savoir : les fiches ne sont pas là pour décorer.

— Je ne suis pas Passeuse, admit Regina toujours perdue dans sa méditation. Je suis infirmière, je travaillais dans le service des urgences avant.

— Ah ? s’étonna Joshua, qui ne s’attendait pas à rencontrer une soignante munie de telles compétences ni d’une carrure aussi ciselée. Qu’est-ce que vous faites ici, dans ce cas ? Ils ont besoin de vous, à Portland.

— C’est à cause d’Earl, expliqua-t-elle en rouvrant les yeux et fixant son beau-père. Il est atteint d’un cancer du foie, on ne peut pas l’opérer chez nous. Nous devons nous rendre au Protectorat, ce sont les seuls à proposer un hôpital digne de ce nom sur la Côte Ouest.

— Ce n’était pas…

— Si nous l’avions indiqué sur vos fiches, vous ne nous auriez jamais pris, trancha Regina. Nous nous trouvons sur liste d’attente.

— Soit, concéda Joshua. Cela ne justifie pas les risques inconsidérés que vous avez encourus pour sauver Chris… Malgré votre amour.

— Chris est le seul donneur compatible dans les bases de données. Même si elles sont incomplètes, nous manquons de temps pour trouver un autre donneur. Si Chris meurt, Earl mourra aussi. Peut-être pas ici et maintenant, mais d’ici quelques mois. »

Sans crier gare, elle se redressa et rejoignit son beau-père, plantant Joshua dans sa stupeur. Il observa le vieillard laisser sa place à Regina après un bref échange pour aller s’allonger dans un coin tranquille. Le Passeur n’objecta pas à la nouvelle, même si elle expliquait désormais la réaction d’Earl quand il avait essayé de fermer la porte du musée. Les cartes étaient redistribuées, l’homogénéité du groupe dépravée. La défaillance de Chris condamnait son père. Celle d’Earl plomberait à coup sûr le couple, qui perdrait leur motivation pour accomplir le trajet dangereux. Il n’avait plus le droit à l’erreur, par conséquent il devrait prendre plus de risques. Imitant les autres, il s’adossa plus confortablement et se laissa bercer dans une forme de somnolence.

Lorsque Joshua rouvrit les yeux, l’ancienne boutique était plongée dans l’obscurité, en dehors de la lumière émise par quelques diodes encore actives. Il se leva et s’approcha de la baie vitrée. Les ténèbres englobaient le reste du musée, mais il pouvait distinguer le contour des couloirs. La brume n’avait donc pas envahi l’édifice, ou en était repartie, et la nuit était déjà tombée. La traversée du parc pourrait s’avérer dangereuse, si la coulée n’avait pas exterminé les animaux sauvages.

« On peut sortir ? s’enquit la voix de Mackenzie.

— Pas encore, je dois d’abord vérifier si la voie est libre. Regina, prenez mon tube adhésif et rescellez la porte après mon départ.

— Est-ce prudent ? s’inquiéta-t-elle.

— Le brouillard semble avoir dégagé le musée : l’air est redevenu transparent, donc a priori non létal. C’est pour ça que je dois sortir, pour m’en assurer et voir ce qu’il en est de dehors. Préparez vos affaires et à quitter les lieux à mon retour.

— Et si vous ne revenez pas ? »

Joshua préféra ignorer la question d’Earl et entailla le sceau de l’entrée à l’aide de son couteau. Un filet d’air frais le traversa, ce qu’il interpréta comme un bon signe : aucun cadavre ne se décomposait à l’intérieur. Il entrouvrit la porte et se glissa à l’extérieur. Quelques pas lui suffirent pour confirmer le coucher du soleil depuis plusieurs heures, aussi se dirigea-t-il vers le hall. Le silence qui régnait dans l’ancien temple du savoir, couplé avec l’obscurité presque totale, conférait au lieu une aura oppressante et mystérieuse. Comme si l’un des animaux empaillés pouvait surgir au moindre détour et tenter de dévorer Joshua.

Une fois aux pieds du fossile de dinosaure, il laissa échapper sa frustration dans un bref juron : la place était plongée dans une nuit trop profonde pour y distinguer quoi que ce soit. Il devait prendre de l’altitude pour trouver un des repères visibles. Le Passeur se dirigea vers l’ascenseur qui menait au toit et entreprit d’escalader la cage. La vue qu’il obtint au sommet s’avéra aussi brève que ce que ses membres lui permirent, mais suffisante pour recueillir l’information dont il avait besoin. Il redescendit avec la même furtivité qu’à l’aller, puis rejoignit le groupe devant la boutique. À son grand plaisir, ils l’attendaient tous sur le pied de guerre, y compris Chris qui s’appuyait sur son épouse.

« Alors ?

— Nous allons devoir changer d’itinéraire. L’extérieur est dégagé, mais le plafond reste extrêmement bas — plus que la normale, à dire vrai. La route que j’avais prévue est désormais impraticable.

— Quel est votre plan ? s’enquit Chris, la voix un peu grimaçante.

— Nous allons devoir contourner Twin Peaks par l’est. L’ouest risque de nous détourner beaucoup trop de notre chemin, mais ça reste surtout une zone à l’abandon. Nos Maraudeurs n’y vont presque jamais. Je préfère vous ramener vers nos Quartiers. De là, vous pourrez rejoindre votre point d’extraction sans difficulté…

— Mais ? anticipa Akira.

— Nous devrons marcher un peu moins de cinq kilomètres, pendant à peu près une heure selon notre rythme. Je connais le chemin, c’est pratiquement une ligne droite une fois que nous serons sortis, mais nous devrons traverser de nuit. »

Le groupe acquiesça d’un silence tacite avant de se mettre en route. Le parc était plongé dans de profondes ténèbres, sans étoiles, sans lune, presque sans lumière. Au fil des années, les ampoules s’étaient usées les unes après les autres et les fluctuations des centrales électriques rendaient instables les dernières restantes. Plus personne n’osait s’y aventurer, les plus hardis ne revenant jamais. Le silence toujours aussi aliénant transformait le moindre murmure, le moindre bruissement en brouhaha. Joshua prit les devants en rejoignant la route derrière l’ancien musée pour se diriger vers l’est. Autant ne pas risquer l’impensable en se hasardant dans les zones plus boisées. Si le puma avait été emporté, le Passeur ne souhaitait pas retenter sa chance avec les coyotes ou autres animaux sauvages qui peuplaient ces lieux abandonnés.

Lorsqu’ils arrivèrent sur Stanyan Street, il marqua un temps d’arrêt. Les transfuges n’eurent besoin d’aucun signe pour l’imiter. Il observa le plafond brumeux avec vigilance et inquiétude. Ils ne devaient se trouver qu’à une vingtaine de mètres en dessous, les toits les plus proches semblaient effleurer la surface menaçante. Face à eux, Hayes Street se révéla dégagée aussi loin que portaient leurs regards. Prenant une grande inspiration, il s’y élança d’un pas déterminé, talonné par les exilés. Chris, toujours soutenu par Regina, les ralentissait plus que prévu, mais Joshua s’adapta en calant son allure. Il savait que les dangers dans ces hauteurs de San Francisco ne résidaient pas uniquement dans les nuages.

La pause suivante n’intervint qu’à l’intersection avec Divisadero Street, à partir de laquelle Hayes Street entamait une montée brutale sur quelques blocs, culminant à Alamo Square Park. Joshua, une fois de plus, n’eut pas besoin d’avertir ces coéquipiers d’un transit. D’eux-mêmes, ils avaient noté que les immeubles se perdaient dans le brouillard, qui venait presque chatouiller le bitume. Lorsqu’il se tourna pour les prévenir des risques, le Passeur vit l’effroi dans leurs yeux. Rassemblés en cercle au point que leurs têtes se touchaient, il tenta de les encourager.

« Je sais que ça peut paraître insurmontable, murmura-t-il, mais c’est notre seule chance. La brume se montre paisible, stagnante, dormante. Elle n’est pas en chasse ni en embuscade. Du moment que nous restons silencieux, elle ne saura même pas que nous nous trouvons là.

— Mais elle est si proche, s’inquiéta Akira. On pourrait presque la toucher.

— Nous disposons d’assez d’espace pour passer, assura Joshua. Faites bien attention où vous marchez. Chaque pas doit être calculé et contrôlé lorsque vous poserez vos pieds. Limitez-vous à de petites enjambées pour minimiser les risques. Privilégiez une respiration lente et profonde par le nez plutôt que de la retenir : vous ne tiendrez pas jusqu’au bout et l’expiration vous exposera. Le moindre bruit nous sera fatal à tous.

— Maman, je ne veux pas y aller, protesta Maxwell d’une petite voix.

— Si vous le souhaitez, vous pouvez couvrir le visage des enfants pour étouffer leurs sons, proposa-t-il à Mackenzie. J’ai des foulards à disposition.

— Non, je leur fais confiance, déclina-t-elle. Ils connaissent les enjeux, pas vrai ? »

Les deux gamins hochèrent la tête, muets. Joshua n’objecta pas. Il aurait préféré prendre une garantie de plus, mais il ne pouvait pas bâillonner des enfants de force contre l’avis d’un de leurs parents. C’était une des règles tacites des Passeurs, même si certains ne s’encombraient pas de ce genre de scrupules. De toute façon, le loisir de commencer un débat lui était refusé dans une pareille situation. Chris repoussa le tranquillisant qu’on lui proposa, affirmant qu’il pourrait contrôler ses souffrances. Il préférait rester éveillé pour pouvoir aider son épouse dans la tâche de le soutenir lors de la traversée. Joshua n’objecta pas, une fois de plus, mais commanda Akira d’assister Régina.

Les difficultés ne se limitèrent pas à la terreur ni au chemin irrégulier : l’ascension elle-même pouvait se révéler ardue. La pente abrupte rendait la progression lente et laborieuse. Joshua, habitué à sillonner les différentes rues de la ville depuis des années dans des situations plus ou moins stressantes que celle-ci, n’était pas troublé. En revanche, il pouvait déjà sentir les effets de la fatigue chez Earl, alors qu’ils n’avaient parcouru que la moitié. Ou bien était-ce son imagination, issue des récentes révélations à son sujet ? Même dissimulées dans l’obscurité nocturne, le Passeur pouvait discerner les gouttes de sueur qui perlaient, la respiration qui devenait de plus en plus haletante.

En d’autres circonstances, il aurait offert une pause, mais il ne pouvait se le permettre ici, maintenant. S’arrêter, c’était prendre le risque que le groupe se relâche, même qu’une fraction de seconde, et les trahisse tous. La moindre erreur pouvait s’avérer fatale et Joshua ne pouvait pas tous les condamner pour le salut d’un seul. C’était la règle. Pourtant, sa discussion avec Régina lui revint en mémoire et il n’avait pas non plus le droit de détruire les espoirs de la famille, d’anéantir tous leurs efforts pour parvenir jusqu’ici. Aussi, il s’approcha d’Earl et, sans lui demander son avis, fit passer son bras sur ses épaules pour le soutenir. Le vieil homme ne trahit pas sa surprise, se contentant d’un faible sourire.

Ils finirent par arriver au sommet de la côte. Ils pourraient croire qu’ils se trouvaient au cœur des nuages tant tout arborait des teintes grisâtres. Les nappes de brouillard glissaient au grès du vent. Par instinct, chacun marqua un temps d’arrêt, de contemplation où la crainte et le respect s’unirent pour ne former plus qu’un : aucun ne s’était déjà trouvé aussi prêt du plafond à l’air libre. Une telle proximité signifiait la mort. Puis ils se remirent en marche. En contrebas, les Painted Ladies en ruine se dressaient pour témoigner d’un passé révolu, mais toujours ancré dans la mémoire.

Joshua trahit son soulagement d’un soupir. Désormais, chaque pas les éloignerait de la brume jusqu’à leur destination, jusqu’à l’abri. Si leur route avait été dégagée depuis le Golden Gate Park, les débris et les voitures abandonnés engorgeaient Hayes Valley. Sillonner entre les carcasses se révéla moins pénible que de raser la purée de pois. Cependant, le Passeur sentit ses entrailles se tortiller : quelque chose n’allait pas.

En raison de sa proximité avec les Quartiers, les Maraudeurs rôdaient souvent dans le secteur à la recherche d’outils ou de ressources. Même si au fil des années, les récoltes s’amoindrissaient, ils parvenaient toujours à revenir avec un butin opportun. Joshua savait que certains constituaient des réserves stratégiques pour les coups, et permettre ainsi de ravitailler les planques locales. Pourtant, peu importe où son regard se posait, une sensation de vide l’envahissait. Il n’avait pas éprouvé un tel ressenti la dernière fois qu’il était venu par ici, quelques semaines plus tôt.

Sans se concerter avec les autres, le Passeur accorda une pause rapide lorsqu’ils atteignirent Patricia’s Green, au centre de l’ancienne zone commerciale du faubourg. Earl retrouvait déjà son souffle, tandis qu’Akira laissa Chris aux bons soins de Régina. Mackenzie gratifia ses enfants d’une récompense sucrée qu’ils s’empressèrent de dévorer. Joshua en profita pour s’écarter un peu et fouiller les environs. Il connaissait l’emplacement de certains dépôts, mais lorsqu’il les inspecta, ils se révélèrent détroussés de toute provision.

Un léger raclement attira son attention. Il scruta la provenance du bruit, mais n’en décela pas l’auteur. Celui-ci s’était montré trop furtif, trop contrôlé pour prétendre à une origine naturelle. Le reste du groupe poursuivit ses activités, insouciant de la nouvelle menace qui venait de saisir l’instinct du Passeur. Sur ses gardes, il se rapprocha de ses protégés.

« C’est encore loin ? s’impatienta Irene.

— Nous touchons au but. Un quart d’heure, tout au plus. Régina, vous allez devoir porter Chris…

— Je peux très bien marcher !

— Nous risquons de devoir courir. »

 La mise en garde abasourdit le groupe de réfugiés. Akira jeta un coup d’œil au plafond, pensant qu’il les menaçait une fois de plus, mais celui-ci demeurait toujours aussi paisible. Irene et Maxwell lancèrent des regards d’incompréhension à leur mère, qui s’avéra incapable de répondre à leur interrogation. Ce fut Earl qui, de façon insoupçonnée, devina le nouveau danger.

« Des Charognards. »

Joshua opina. Il s’en voulut de ne pas avoir repéré les signes, mais plus aucun doute ne résidait quant au fait qu’on les avait guettés depuis Alamo Square Park, voire avant. Une bande de Charognards vagabondait du côté de Le Castro et Dolores Heights, un territoire qu’ils défendaient avec férocité et que même les Maraudeurs évitaient. Toutefois, la dernière escarmouche du brouillard avait dû les en déloger et ils avaient trouvé refuge dans les secteurs plus bas de la ville, au point d’effleurer les limites des Quartiers.

Le péril s’avérait double. La meute n’hésiterait pas à les capturer et leur faire subir les pires horreurs : la fuite restait la seule option. Néanmoins, à une telle distance des Quartiers, y accourir reviendrait à révéler leur position aux laissés pour compte. Ceux-ci ne rateraient pas une occasion pour piller une source de provisions pareille dans un sac meurtrier. Si Joshua savait les rumeurs de cannibalisme infondées, beaucoup d’autres étaient plus que justifiées. L’unique solution pour résoudre le problème jaillit dans son esprit, mais elle impliquait de prendre un risque qu’il ignorait pouvoir assumer.

Changeant son itinéraire, il guida le groupe d’exilés en remontant Octavia Street jusqu’à Fulton Street, sans précipitation. Il ne voulait ni provoquer leurs prédateurs ni avertir trop tôt leurs alliés. Les maisons victoriennes cédèrent leur place à une ancienne résidence d’aspect plus moderne depuis longtemps abandonnée, mais qui servait de planque et d’avant-poste aux Quartiers. Joshua ignorait si elle était occupée à cet instant, mais sa position offrait une vue directe sur la coupole de l’ancien Capitole. Et, accessoirement, une ligne droite vers leur destination. Toujours dans un calme olympien, il alluma et éteignit sa lampe torche dans un rythme qui aurait pu paraître anodin, aléatoire, banal. Sauf qu’il composait bien sûr un message prédéfini à destination de la patrouille de garde.

Plus ils progressèrent en direction du Capitole, plus l’atmosphère devenait irrespirable, écrasée par la tension qui paralysait ses atomes. Joshua savait que seul un œil averti pouvait débusquer les Charognards avant qu’il ne soit déjà trop tard, aussi lorsqu’il commença à apercevoir des flashs fugaces, il comprit que l’heure était arrivée. Le groupe parvint à l’intersection sur Franklin Street. Celle-ci donnait sur un parc cerné par une grille en fer ouvragé, reliant deux édifices de style Beaux-Arts qui abritaient autrefois l’opéra et le théâtre de la ville. La barricade était tordue et éventrée par endroit, ayant perdu de sa superbe depuis bien longtemps. Ce fut là qu’ils surgirent des ténèbres de la nuit, telles des chouettes silencieuses.

Une bande de huit individus les encerclait, bloquant tout échappatoire et espoir de fuite. Reconnaissables à leurs tatouages luminescents dans l’obscurité, les Charognards les prenaient en tenaille. Le Passeur ne parvint pas à les identifier au-delà de leur simple apparence effrayante, tant ils avaient appliqué les sévices corporels propres à leurs nouvelles coutumes. Malgré l’excitation de la curée qui les animait, aucun n’émit le moindre son : certains exhibaient des lèvres scellées, d’autres offraient une gueule béante sans langue ni dents. Ils se déplaçaient autour de leurs proies, sans jamais les lâcher du regard, dans une farandole envoutante. Ils psalmodiaient le nom de la divinité qui gouvernait désormais leurs vies : le Silenceur.

Partiellement dévêtus, révélant les cicatrices résultantes de leurs mutilations, ou enfouis sous un épais manteau fait de la peau de leurs victimes ; les pupilles rendues aveugles ou bien flamboyantes d’un désir vorace ; les mains devenues calleuses à force de fureter partout, ou bien armées pour équarrir et éviscérer tout être sur leur chemin ; ils avaient perdu toute parcelle d’humanité qui aurait pu subsister après tant d’années à errer. Contraints de vivre sous la menace permanente de la brume, érigée en idole, ils ne devaient leur survie qu’à une adaptation exigeant des sévices corporels plus barbares les uns que les autres.

Les transfuges avaient resserré leur rang, épaules contre épaules, pour protéger Earl et les deux enfants au centre du cercle. Joshua sentait les mains moites de transpiration de Chris et Akira — ses deux voisins —, tout comme les sanglots étouffés de Mackenzie ou la respiration haletante de Régina. Il n’osait pas amorcer le moindre geste brusque, de peur de lancer les réjouissances festives de la meute. Dans l’obscurité nocturne, ils demeuraient pour ainsi dire invisibles. À l’inverse, en s’exposant ainsi, les Charognards s’étaient transformés en fanal saillant dans toutes les directions. Joshua comptait là-dessus. Leur survie en dépendait. Tout ce qui lui incombait était de patienter pour le signal. Par réflexe, il lança un coup d’œil au plafond, à la fois pour se rassurer et conforter son intuition.

Sans son avant-coureur, un des Charognards s’effondra, aussitôt suivi d’un autre. L’attaque se révéla si brusque et furtive que les vautours mirent plusieurs secondes à réaliser que deux des leurs venaient de mourir. En revanche, pour Joshua qui attendait un tel incident, sa réactivité lui permit de prendre les devants.

« Courez ! »

La consigne avait été lancée dans un murmure, mais n’avait pas pour autant perdu sa force de frappe. Telle une balle propulsée par le percuteur qui enflamme la poudre, les sept transfuges s’élancèrent en direction du Capitole, brisant leur abri et transperçant la ceinture qui les retenait prisonniers. Sans se concerter, chacun accomplit la tâche tacite qui lui revenait : Joshua attrapa Maxwell, Akira l’imita avec Irene, et Regina et Mackenzie supportèrent respectivement Chris et Earl. Ils galopèrent à travers Memorial Court et son allée de platanes, tandis que les Charognards reprenaient leurs esprits. D’autres tombèrent sous les attaques, mais d’autres surgirent des immeubles à proximité pour se lancer à la poursuite de leurs proies qui s’échappaient.

Pas de hurlements, pas de grognements, pas de braillements. Pas de vagissements. Pas même de vociférations, d’invective ou d’apostrophe. Tout ce qui indiqua au Passeur qu’ils se trouvaient sur leurs talons se résumait au martèlement du bitume sous les pas endiablés des êtres affamés derrière. Moins visuel, moins sonore que tous les dangers qu’il avait pu rencontrer, et pourtant beaucoup plus terrifiant. La sauvagerie des fauves, l’implacabilité de la brume, l’irréversibilité de la mort, la cruauté du hasard, tous pâlissaient devant la noirceur de l’âme humaine. L’allégorie de l’horreur absolue.

La seule solution pour ne pas y succomber, ne pas se faire aspirer et disparaître dans ce néant infini, était d’y triompher. De se raccrocher à l’espoir de l’instant suivant, mais aussi d’un lendemain, d’un futur. Du futur.

Abandonné depuis la fin de la civilisation, le Capitole avait servi bien des offices pour les Quartiers. Joshua y pénétra, franchit une salle de colonnade, puis déboula dans la Rotonde, sous la coupole, avec son escalier monumental. Sans pour autant s’attarder pour du tourisme, il poursuivit sa course, sur les talons d’Akira. Du coin de l’œil, il vit les membres de la patrouille les observer d’un air ébahi avant de se reprendre à la hâte. Derrière eux, les Charognards affluaient toujours plus rapides, peu soucieux du carnage qui les attendait. Le Passeur et son groupe de réfugiés fendirent le hall d’entrée et dévalèrent le parvis pour rejoindre Polk Street.

Ils ne pouvaient pas l’apercevoir encore, mais Joshua savait que leur but se tenait désormais tout proche. Dopé à l’adrénaline, il poursuivit sa course folle sur la terre battue de Civic Center Plaza. Il ne tint pas compte des courbatures qui lancinaient ses jambes. Il ne se soucia pas de son cœur dont le rythme effréné le poussait hors de sa cage thoracique. Il resta sourd à sa respiration haletante qui taraudait sa trachée. Son esprit se focalisait sur son seul objectif : survivre.

Un coup d’œil rapide en arrière lui permit de s’assurer que les autres le suivaient, Mackenzie et Earl un peu plus à la traîne. Les portes du Capitole déversaient un nouveau flot de Charognards, mais déjà beaucoup moins profus. Le Passeur reporta son attention devant lui lorsqu’une dégringolade le détourna : Akira venait de trébucher et s’étaler de tout son long, trahi par le trottoir encadrant Larkin Street. Irene lui avait échappé des bras et avait roulé un peu plus loin, en pleurs.

Régina et Chris les dépassèrent presque aussitôt sans se soucier davantage, mais finirent par s’immobiliser lorsqu’ils notèrent que Mackenzie marqua l’arrêt pour porter assistance à sa fille. Derrière elle, les affamés se rapprochaient bien trop vite au goût de Joshua. Il déposa Maxwell et se précipita pour aider Akira à se relever. La sentence tomba aussitôt : il s’était foulé la cheville. Plus de tergiversations possibles.

« Mackenzie, Earl ! Prenez les enfants et fuyez ! Les Quartiers se situent tout droit, juste de l’autre côté de UN Plaza. Allez ! »

Irene pleurait toujours, sans doute plus par fatigue et peur qu’à cause d’une véritable blessure, mais sa mère la prit par la main et l’emmena le plus loin possible de la meute approchante. Earl s’occupa de Maxwell et il rejoignit sa propre famille, qui se remit en route, Régina portant le garçon dans les bras. Le Passeur reporta son attention sur Akira, mais un Charognard se jetait déjà sur eux. Il eut le temps d’entailler l’épaule du blessé avant de s’effondrer au sol, mort. Joshua agrippa le bras de l’exilé pour l’enfiler autour de son épaule et se remit en route.

Akira faisait de son mieux pour dissimuler sa douleur et ne pas gêner Joshua dans leur cavalcade, mais sa cheville le forçait à boîter. Un autre assaillant se jeta sur eux, mais le Passeur lui flanqua un puissant coup de coude dans la mâchoire, l’allongeant d’une traite. Il en sentit un se cramponner à son dos avec de véritables serres qui lui lacérèrent la peau, mais Akira assomma l’agresseur avec le tranchant de la main, visant la pomme d’Adam. Le duo contourna en clopinant la statue de Minerve trônant sur le Pioneer Monument, et traversa Hyde Street en trébuchant une fois de plus. Tous deux se relevèrent aussitôt. Joshua voyait déjà disparaître Régina et Chris dans l’entrée des Quartiers, Mackenzie et ses enfants juste derrière. Il avait réussi, ils les avaient conduits à bon port, ils les avaient sauvés. Il ne restait plus qu’Akira.

Plus qu’une centaine de mètres.

La horde se clairsemait, seule une poignée de Charognards subsistaient, insensibles à l’élimination subie par leurs congénères. Il apercevait les escalators lorsqu’un des derniers rescapés crocheta la jambe du Passeur, qui vacilla, mais garda l’équilibre. En revanche, il ne parvint pas à se défaire de l’emprise étriquée de l’individu désespéré de voir sa promesse de festin s’échapper. Il lâcha Akira et l’intima à poursuivre seul, ce qu’il s’empressa d’exécuter, claudiquant aussi vite que sa cheville le lui permettait. Mais à son tour, enfin, il fut accueilli par les bras chaleureux des Quartiers, tandis qu’une patrouille en sortit pour assister leur compagnon.

Joshua assénait déjà plusieurs coups de pieds au Charognard, mais celui-ci était déterminé à ne pas lâcher. Même lorsqu’il fut abattu sans sommation, sa main préserva une force étonnante dans son empoigne qu’elle nécessita deux personnes pour libérer le mollet du Passeur. Le reste de la meute avait été décimé, les cadavres traçant une traînée de sang jusqu’au Capitole et au-delà. Ils ne faisaient désormais plus qu’un avec les ruines et les gravats, et seraient balayés à la prochaine excursion du brouillard, si leurs congénères ne s’en occupaient pas avant.

Encore désorienté et exténué par sa course, Joshua se laissa conduire dans l’ancienne station de métro, qui servait de point d’entrée aux Quartiers, étendus dans le reste du réseau sous-terrain. À l’abri de tous les dangers qui peuplaient San Francisco depuis des années. Un havre de quiétude et de sérénité dans un monde devenu fou. Une esquisse du Protectorat, une simple ébauche de ce qui était promis à Los Angeles. Mais Joshua ne pouvait l’abandonner, c’était sa maison. Il y avait vécu et perdu tout ce qui lui importait. Désormais, sa seule ambition consistait à permettre à d’autres de traverser cette désolation lugubre et de vivre leurs propres rêves.

Lorsqu’il vit Akira allongé, le visage paisible, malgré les médecins qui s’occupaient de sa cheville, Mackenzie caresser avec tendresse les cheveux de ses enfants endormis sur ses jambes, ou encore Régina, Chris et Earl se serrer avec passion, les larmes coulant sur leurs joues ; Joshua sut qu’il avait accompli son devoir, mais surtout réévalué sa morale. Plus jamais il ne pourrait laisser un exilé en arrière. Plus jamais il ne pourrait briser un rêve au profit d’un autre, car tous restaient aussi précieux les uns que les autres.

Chacun apportait l’espoir qui sauverait l’humanité de demain.

 

End Notes:

Tadaaa !!

J'espère que ça vous a plu ! N'hésitez pas à laisser un commentaire ou à poser des questions si vous en avez :D

Je vous dis à bientôt pour de nouvelles histoires !!

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