Tout est sous contrôle... by Wapa
Summary:
Libre de droits


... ou pas. Dans une société aseptisée où le contrôle est la règle, Emma dérape.
Categories: Romance, Science-Fiction Characters: Aucun
Avertissement: Aucun
Langue: Français
Genre Narratif: Nouvelle
Challenges:
Series: Aucun
Chapters: 5 Completed: Oui Word count: 6720 Read: 12981 Published: 28/11/2021 Updated: 24/12/2021
Story Notes:
Cette nouvelle en 5 chapitres a été écrite d'après un de mes textes des Nuits que vous avez peut-être déjà croisé précédemment (NB "Interrogatoire" dans mon recueil Fishing). J'espère qu'elle vous plaira :)

1. Chapitre 1 by Wapa

2. Chapitre 2 by Wapa

3. Chapitre 3 by Wapa

4. Chapitre 4 by Wapa

5. Chapitre 5 by Wapa

Chapitre 1 by Wapa
— Genre ? 

— Féminin. 

Sans hésitation. 

— Taille adulte ? 

— Un mètre soixante-huit.

Ni trop grande, ni trop petite. De quoi se fondre dans la foule en évitant d'être piétinée. 

— Teint de la peau ? 

— Pâle avec un sous-ton froid.

Malgré tout ce qu’on peut en dire, elle sait qu’il y a encore du chemin à faire pour que la nuance foncée ait la même popularité. Emma n'a rien d'une révolutionnaire, elle aspire simplement à une vie tranquille loin des embrouilles. 

— Couleur et forme des yeux ?

— Bleus en amande.

Aux antipodes de l'éclat noisette des siens, mais elle a toujours aimé l'océan. Ces vagues léchant paresseusement le sable doré. Ce doux ressac au goût salé. Les mouettes s’amusant dans le vent. Cet infini, qui s’étend à perte de vue, lui évoque la liberté. 

— Cheveux ? 

— Bouclés et… violets.

Là, il faut avouer qu’elle cède aux chants des sirènes. Ce choix remporte actuellement tous les suffrages sur les réseaux. C’est la teinte à la mode et elle se trouve d'un conformisme affolant en suivant cette nouvelle tendance… 

— Morphologie ?

— Fine.

Oser le contraire serait inconséquent. En se rendant à l'agence la semaine dernière, elle a croisé une femme qui traînait un bambin aux joues gonflées et au ventre proéminent. Essoufflé et rougeaud, il peinait à suivre le rythme maternel en s'attirant les regards désapprobateurs des passants. Malgré son ouverture d’esprit, elle n’a pas pu retenir une grimace face à ce spectacle pathétique. Il y a des limites à l’originalité tout de même. La différence n’est profitable que dans une certaine mesure et les gens qui affirment le contraire sont des fous ou des idiots. 

— Langues parlées ?

— Français, anglais, chinois.

— Loisirs ?

— Astronomie, harpe et golf.

De quoi lui ouvrir toutes les portes de la bonne société. 

— Quotient intellectuel ?

— Cent quarante-cinq.

L’homme en uniforme immaculé a un imperceptible froncement de sourcils en pianotant sur son clavier et elle se trémousse sur sa chaise en plastique. C'est déraisonnable. La brune n'a pas vraiment les moyens et elle en a conscience. Il faudra se serrer la ceinture quelque temps toutefois cela en vaut la peine. Après tout, on ne fait pas ça tous les jours - son compte en banque n'y survivrait pas de toute façon ! 

— La livraison est possible à partir du 1er octobre, quelle date vous conviendrait ?

— Le 15 octobre.

Elle s'est arrangée pour avoir congé. 

— Payement immédiat ou différé ?

— Immédiat.

Ce qui lui permet de bénéficier d'une ristourne bienvenue. Avec un mélange d’impatience et d’angoisse, elle tend son bras et un signal sonore valide la transaction. La démarche légèrement vacillante dans ses escarpins, Emma repart en serrant compulsivement la plaquette du centre. Sur le papier brillant, un slogan racoleur promet "Un bébé quand je veux, comme je veux" sans préciser le tarif exorbitant évidemment. Rentabilité oblige, ce marché est un business comme un autre, néanmoins elle ne se plaint pas, dans neuf mois, elle sera mère et c'est tout ce qui importe. 

Bien sûr, elle aurait préféré mener ce projet à deux. Ça fait longtemps qu'elle est prête, mais elle a repoussé cet instant en espérant rencontrer quelqu'un avec qui le partager. Il y a un âge où être célibataire est plutôt valorisé. On vous dit indépendante, vous êtes courtisée et admirée. Seulement, elle a dû franchir une frontière invisible sans s'en apercevoir. Maintenant, on la regarde de travers dans les soirées, et même ses collègues insistent pour qu'elle "lève le pied". L'auréole de la honte lui colle à la peau comme si sa solitude cachait une tare monstrueuse. Pourtant, elle a joué le jeu des rencontres et multiplié les aventures. Sans succès. Elle en a assez d'attendre le prince charmant sur son cheval blanc - de toute manière, elle n'y croit plus. Et puis, pas besoin de lui pour obtenir ce qu’elle désire par-dessus tout : un enfant. Avec détermination, elle s'est donc lancée seule dans le processus en acceptant d'être disséquée par une équipe d'experts. Coparentalité, salaire, diplômes, antécédents médicaux, hygiène de vie et niveau de stress, stabilité psychologique et émotionnelle, connaissances en petite enfance et éventuelles formations suivies sur le sujet, famille d'origine, sociabilité, distractions, etc. Une longue liste pour déterminer le niveau d'aptitude du futur parent afin de s'assurer que sa progéniture bénéficiera du meilleur cadre possible. Il faut montrer patte blanche où les prix grimpent. Soit vous êtes méritant, soit vous êtes riche... Elle est quelque part entre les deux. 

Une batterie de tests contraignante en échange d'un nourrisson à l'image de vos rêves, le choix est rapide. Aucun risque de maladie ou de trouble. Cancer, mucoviscidose, trisomie, alcoolisme, sida, dépression, hémophilie, autisme… Des noms surannés tombés en désuétude, échos d'un passé barbare où la médecine était impuissante. Aujourd'hui, tout est sous contrôle. Vous payez le prix, mais votre enfant est beau comme les dieux, bien portant, intelligent et créatif. Ce jeune prodige fait votre bonheur et un avenir brillant lui est assuré. Une conception automatisée du fœtus à distance qui a éradiqué les ennuis de santé et qui de surcroît a favorisé l’avènement de l’égalité salariale. En supprimant la grossesse, l'accouchement ou tout simplement la tyrannie de l'horloge biologique, les femmes ont pu investir sereinement leur carrière et viser des postes à responsabilité. La parentalité ouverte à tous a permis de redéfinir les rôles et travailler moins n'a plus été l'apanage des mères. Sans compter l'épargne des nausées, vergetures, jambes lourdes et autres joyeusetés que leurs aïeules subissaient systématiquement pour enfanter. Emma est bien contente d'appartenir à une autre époque, elle n'aurait jamais supporté une telle douleur. 

Neuf mois. Voilà ce qu'il lui reste pour se préparer. Elle n'est pas sûre de vraiment réaliser ce qui l'attend, mais elle compte profiter de ce délai en appréciant les plaisirs simples de la vie. Faire la grasse matinée, voyager et boire des cocktails caracolant en tête. D'ailleurs, ça lui donne envie de fêter dignement la nouvelle et elle quitte la rue aseptisée pour s'engager dans le tourniquet d'un hôtel de luxe. Un endroit qu'elle fréquentait au temps d'une ancienne liaison avec un magnat de la finance. Soulageant ses pieds endoloris, la brune s'installe sur un tabouret de bar et le barman lui sert une flûte de champagne. À cette heure, la salle aux grandes baies vitrées est quasiment déserte et l'ambiance feutrée est à peine troublée par les notes veloutées d'un pianiste.

— Que fêtez-vous ? 

Méfiante, Emma dévisage l'homme qui a eu l'audace de s'asseoir juste à côté malgré l'abondance de places libres. Une barbe de trois jours et un imperméable beige, il est plutôt charmant seulement elle n'est pas vraiment d'humeur à badiner. 

— Ma future maternité, déclare-t-elle fraîchement.  

— Félicitations.  

 Contrairement à ses craintes, il n'insiste pas et se détourne pour réclamer un Whisky dans un geste souple du poignet qui dévoile une montre hors de prix. Rassurée par son mutisme, elle tente d'ignorer sa présence sans y parvenir totalement. Un je-ne-sais-quoi dans son attitude taciturne la trouble et elle observe à la dérobée l'ondulé de ses cheveux châtains et sa moue renfrognée. Puis, il commande un autre verre et elle ne tient plus... 

— Et vous, pourquoi buvez-vous ? 

— Ma fiancée vient de me quitter à deux mois du mariage sous prétexte que je n'étais qu'un bourreau du travail, immature et futile, annonce-t-il d'une traite dans un rictus amer. 

— Oh, désolée ! bafouille-t-elle en mordillant ses lèvres. Je ne voulais pas être indiscrète... 

— Ne vous excusez, c'est moi qui m'épanche de manière déplacée. 

Un tic nerveux agite maintenant le sourcil droit de l'inconnu rendant son visage asymétrique ce qui n'empêche pas Emma de remarquer le gris troublant de ses yeux. 

— Je suis désolée, répète-t-elle platement alors qu'un silence gêné s'installe. 

Pour se donner une contenance, la brune commande une deuxième coupe et s'abîme dans la contemplation des bulles qui pétillent à la surface. 

— J'aime ce que je fais, ce n'est tout de même pas un crime, si ? reprend-il.
 
— Non, acquiesce-t-elle prudemment. Et que faites-vous qui vous plaît autant ? 

— Je suis joaillier chez Mythic. Je m'occupe des ventes aux enchères.  

— Ah oui quand même ! 

— Ce n'est pas aussi superficiel que ça en a l'air, se défend-il. Évidemment, je travaille souvent avec des gens fortunés, mais quelques fois, il y a des histoires dignes de contes de fée. Un jour, par exemple, j'ai eu l'occasion d'aller chez une famille très modeste qui avait reçu un héritage inattendu d'une lointaine grande-tante. Le couple voulait expertiser les bijoux avant de les vendre. Et là, surprise ! Dans le lot, il y avait un gros saphir du Cachemire.  

— Qui valait cher alors ? 

— Et comment ! s'anime-t-il. Cette gemme est considérée comme l'une des pierres précieuses les plus belles au monde. Sa rareté en fait une pièce très convoitée et elle s'est arrachée à plusieurs millions mettant définitivement mes clients à l'abri du besoin. 

— C'est touchant.   

— Surtout qu'ils avaient cinq enfants... 

— Quelle folie ! Je comprends mieux pourquoi ils étaient dans la misère. 

L'Etat nourricier veillait scrupuleusement au renouvellement de la population tout en ayant à cœur de préserver les ressources planétaires. Ainsi, il recommandait un seul enfant par citoyen et chaque naissance supplémentaire était sévèrement taxée pour inciter les récalcitrants à s'y conformer. 

— J'ai toujours rêvé d'une famille nombreuse, poursuit le barbu. 

— Moi pas, pouffe-t-elle consternée. Je pense que c'est déjà un sacré défi d'être parent une fois ! 

— Un cap que vous allez bientôt franchir. Je vous envie... 

— Vous pourriez faire la même démarche. 

— Je n'ose pas me lancer seul. 

— A vrai dire, j'ai longtemps hésité moi-même. C'est une lourde responsabilité, j'étais terrifiée à l'idée de ne pas être à la hauteur...  

— Qu'est-ce qui vous a aidé ?

— J'ai obtenu un bon score de parentalité et ça m'a apaisée. J'avais peur que tous ces tests révèlent une inaptitude quelconque qui m'aurait valu un veto éternel. 

— Je crois que ce cas de figure est très rare. 

— J'avoue que c'était complètement irrationnel, s'amuse-t-elle. En réalité, je m'en suis très bien sortie. Ma note était tout à fait honorable et j'ai pu poursuivre la démarche plutôt sereinement. C'est exaltant de pouvoir choisir chaque caractéristique de cette poupée, comme si elle était déjà un peu là... Et puis, évidemment, je suis rassurée qu'elle soit vive et en bonne santé. Je ne sais pas comment faisait nos ancêtres face à tant d'incertitudes ! C'était une véritable roulette russe.

— Au progrès, salue-t-il en portant un toast. 

— Au progrès, répète-t-elle en souriant.  
End Notes:
N'hésitez pas à me donner votre avis, j'adore ça ;)
Chapitre 2 by Wapa
Author's Notes:
Merci à Dreamer pour sa review adorable sur le chapitre précédent ♥
Au bord de la nausée, Emma fixe le billet qui exige sa présence séance tenante. Pourtant, ces dernières semaines, elle a veillé scrupuleusement sur son alimentation et son niveau de stress. Tel un herbivore placide, elle a mastiqué longuement chaque bouchée et pris de larges inspirations plusieurs fois par jour, consciente que le moindre faux pas pourrait entraîner l'annulation pure et simple de sa commande. Rien que d'y penser, elle en a des bouffées de chaleur... 

— Mon Dieu, je ne peux pas y aller comme ça ! 

Elle a beau être une conseillère en images réputée dans cette agence en vogue, aujourd'hui son élégance coutumière est en vacances. La voici en jeans et baskets, sans aucun maquillage. Ce matin, le cœur n'y était pas et sortir de son lit tenait déjà de l'exploit alors se pomponner... Mal lui en a pris, le médecin risque de la juger défavorablement et elle manque de temps afin de repasser chez elle. Là, elle panique pour de bon. Heureusement Pénélope - un peu plus qu'une collègue, mais un peu moins qu'une amie - fouille son sac et lui tend blush, mascara et crayon noir. Elle retire aussi ses sandales à bride avec une moue réprobatrice. 

— Tu as de la chance qu'on fasse la même pointure Em' ! la sermonne-t-elle. Allez, file ! Je suis sûre que ça va aller, c'est une simple visite de routine. Évidemment que le système ne peut que valider la mère extra que tu vas être ! 

Ni une, ni deux, la brune s'engouffre dans le métro et se refait une beauté en profitant d'un siège libre. C'est la première fois qu'elle reçoit une telle convocation et malgré les encouragements de Pénélope, elle sent bien que quelque chose cloche. On ne sollicite pas un rendez-vous en pleine journée par caprice, il y a forcément un problème. La bouche sèche, elle se tord nerveusement les doigts en regardant sans les voir les gratte-ciel végétalisés et autres jardins suspendus de la métropole. Puis, elle tente de juguler son angoisse en se visualisant sur une plage déserte. Elle imagine le soleil qui caresse sa peau, le sel sur ses lèvres, la plénitude ressentie et peu à peu son trouble s'apaise. Lorsqu'elle parvient finalement à destination, elle a retrouvé suffisamment de sang-froid pour s'annoncer à l'accueil de façon assurée. On l'installe dans une pièce dépouillée aux murs pastel et une femme en blouse blanche ne tarde pas à la rejoindre d'un pas pressé. Altière avec son carré bond platine sophistiqué, elle s'assoit derrière son bureau en la saluant.  

— J'ai vu dans votre dossier que vous aviez reçu l'agrément pour une conception automatisée et que le processus était en cours, commence la docteure Beaulieu en fronçant les sourcils.  

— C'est exact. Il y a un souci avec la procédure ? 

— Avez-vous pris un traitement médicamenteux en omettant de le signaler à nos services ces dernières semaines ?

—Non, pourquoi ? 

— De la drogue peut-être ? 

— Non plus. Que se passe-t-il ? 

—J'ai reçu vos analyses sanguines mensuelles et votre taux d'HCG est anormalement élevé. 

—D'HCG ? 

— D'hormones chorioniques gonadotropes. 

—Et c'est grave ? s'alarme la patiente, perdue face au jargon médical. 

—Vous êtes enceinte.

D'abord, Emma ne comprend pas de quoi il s'agit. Comme si on lui avait parlé une autre langue, son esprit se défile en focalisant sur des détails insignifiants. Le rouge à lèvres fuchsia de la spécialiste qui jure affreusement avec son teint pâle. Le pli arrogant de l'arc de Cupidon surmonté d'un grain de beauté. Cette main noueuse tripotant les perles d'un collier nacré. 

— Pardon ? se force-t-elle à prononcer alors que sa tête est vide. 

— De trois semaines. 

— C'est impossible, j'ai un contraceptif en continu, réplique-t-elle avec un geste de dénégation. 

— Il arrive parfois que ça ne fonctionne pas. 

— Que ça ne fonctionne pas ? glapit-elle. Vous plaisantez ? Hier encore, j'ai lu un article ventant l'efficacité parfaite de votre concept, études scientifiques à l'appui ! 

— Je vous assure que c'est très rare, l'exception qui confirme la règle si j'ose dire. Je suis navrée, ajoute-t-elle dans une sollicitude qui sonne faux.  

Ce regard émeraude empli de compassion feinte lui donne des envies de meurtre. Cherchant à s'y soustraire, la brune cache son visage entre ses mains et réalise à ce moment-là qu'elle tremble. Ses pensées s'entrechoquent et elle accuse le coup. Enceinte. Elle est enceinte. Elle, l'épicurienne amatrice de cocktails, la nerveuse qui panique à la moindre douleur ou contrariété, la préférée des clients en matière de look sur-mesure, l'amie fidèle et l'amoureuse contrariée, elle, Emma Carrell, attend un enfant. Un bébé. Un tout-petit qui grandit en son sein. Elle voudrait nier, rejeter en bloc le diagnostic et pourtant, elle sent au fond qu'il s'agit bien de la vérité. Sa récente fatigue et son manque d'allant prennent soudain tout leur sens. Seulement cela n'explique pas comment elle en est arrivée là, sous contraception et sans partenaire. 

Sauf si...

Trois semaines...

Cet homme du bar...

Samuel.

Une histoire vieille comme le monde. Ce fameux jour, ils avaient discuté longuement puis il avait proposé de la raccompagner et elle avait accepté. Au matin, il n'était plus là. D'un accord tacite, cette nuit n'avait été qu'une parenthèse, certes agréable, mais surtout sans lendemain. Il était encore amoureux de son ex-fiancée, elle allait prochainement être mère, le moment était on ne peut plus mal choisi pour débuter quoi que ce soit. En d'autres circonstances, cela aurait pu être différent même si elle reconnaissait sans peine que cette idée avait plutôt des allures de chimère.

Un rire nerveux agite ses épaules en réalisant dans quel imbroglio elle se trouve. La voilà en aussi mauvaise posture que ces héroïnes romantiques d'un autre temps. Il n'y a qu'elle pour se mettre dans une telle situation alors que tout se déroulait selon son plan.

—Je peux vous offrir à boire ? propose la docteure Beaulieu. 

Elle acquiesce et un subalterne lui amène un verre d'eau fraîche qu'elle s'efforce d'avaler à petites gorgées malgré sa gorge nouée.

— Ne vous inquiétez pas, tout cela se règle très facilement, reprend la spécialiste. Quelques pilules et le tour est joué.

— Des pilules... Vous voulez dire pour interrompre cette grossesse ? 

— Tout à fait. Efficace et indolore. Nous pouvons même faire ça maintenant si vous le souhaitez. Une à deux heures de repos et vous êtes de nouveau sur pied, prête à vivre de nouvelles aventures !

— Et si je voulais le garder ? interroge-t-elle par pur esprit de contradiction. 

— Comment ça "le garder" ? demande la professionnelle avec une incrédulité vexante. 

— Et bien, si je souhaitais mener cette grossesse à terme.

— C'est votre droit évidemment, se rembrunit la spécialiste. 

— Je n'aspire qu'à être mère, pourquoi est-ce que je n'irais pas au bout ? 

— Parce que vous êtes déjà engagée dans un processus de conception automatisée à distance ? Une petite fille aux yeux bleus et aux cheveux violets, vérifie-t-elle dans son dossier. 

Emma ne répond pas. 

— Bien entendu, vous avez un délai de réflexion. Il est aussi de mon devoir de vous informer que si vous désirez réellement poursuivre cette démarche, l'intégralité du suivi médical sera à votre charge. 

— J'ai une collègue qui a eu un enfant de manière naturelle récemment et je suis sûre qu'elle n'a pas déboursé un centime.  

— Je suis navrée mais il y a une clause de réserve dans la plupart des contrats en cas de grossesse non planifiée. Le remboursement est possible uniquement lorsque les examens nécessaires ont été réalisés au préalable et que l'assurance a donné son accord. 

— Quels examens ? 

— Vous savez, la routine habituelle pour s'assurer que le futur nourrisson sera en bonne santé : dosages hormonaux, échographie, radiographie, caryotype des donneurs, choix de l'embryon... 

La docteure Beaulieu poursuit son laïus en annonçant un prix global qui laisse sa patiente abasourdie. Le prochain rendez-vous est rapidement fixé et Emma quitte l'établissement dans un état second. Au bord des larmes, elle fait quelques pas indécise sur l'asphalte étincelant sans savoir où aller. Dépassée par les événements, elle est incapable d'avancer. Manifestement, elle n'a pas assez d'argent pour assumer cette grossesse. Pourtant, elle n'a aucune envie d'y mettre fin. Elle est coincée. 
End Notes:
Dilemme dilemme... n'hésitez pas à me donner votre avis :)
Chapitre 3 by Wapa
Author's Notes:
Merci Eury' pour ta proposition aux Sélections ♥
Devant l’immense building en verre, Emma tergiverse alors que les rayons d’été chauffent désagréablement sa nuque. Elle n'aurait pas dû s'habiller en noir même si elle voulait paraître sobre et chic, elle a trop chaud. Avec un miroir de poche, elle vérifie pour la énième fois son maquillage. Elle a changé. Un peu. Sans arriver à mettre le doigt sur ce qui est réellement différent. Peut-être est-ce la lueur folle de son regard noisette ou ses lèvres craquelées à force de les mordiller. Sous la surface s'agite aussi un autre frémissement, une détermination qu'elle n'avait pas. Elle va jouer sa dernière carte dans quelques instants. Si cet acte désespéré ne porte pas le fruit escompté... elle est perdue. Le gouffre l'engloutira et c'en sera fini. Après cette envolée mélodramatique, la brune se décide enfin à entrer dans le vaste hall aux lignes épurées où l'air climatisé rafraîchit son visage brûlant.

— Que puis-je pour vous ? l’accueille chaleureusement une jeune femme aux pommettes hautes.

— Je voudrais voir Samuel Blondeau.

La risette de l'hôtesse s'amoindrit.

— Vous avez rendez-vous ? demande-t-elle suspicieuse.

— Non, c'est une surprise ! Je suis sa sœur et il ne sait pas que je suis en ville.

— J'ignorais que Samuel avait une sœur, s'ébahit-elle. C'est vrai qu'il y a un air de famille... Quelque chose dans le menton peut-être.

Emma hoche complaisamment la tête en approuvant cette ressemblance fortuite.

— Je m'en charge, ne vous inquiétez pas, assure la standardiste avec un clin d'œil complice. Je vous laisse patienter.

Heureuse d'avoir franchi facilement le premier obstacle, la brune s'installe un peu à l'écart sur une causeuse en velours. Pour autant, elle n’est pas au bout de ses peines puisqu’elle ignore encore s'il s'agit bien de l'homme qu'elle cherche. Avec son seul prénom, la piste était mince. Mythic avait des centaines d'employés et veillait jalousement sur leur identité - probablement pour éviter les démarchages d'une firme concurrente - la tâche était donc complexe. Il aurait été plus facile de dénicher la faille d'une Intelligence Artificielle ! Découragée, elle avait abandonné depuis longtemps l'idée de le retrouver lorsqu'elle était tombée sur l'interview d'un joaillier à l'occasion d'une vente exceptionnelle de bijoux impériaux. Il y avait un nom accompagnant l'article et elle avait décidé de tenter le tout pour le tout en se rendant au siège.

— Il arrive ! lui apprend l’hôtesse aussi enthousiaste qu’une fillette devant son gâteau d’anniversaire.

Emma se lève en lissant nerveusement sa robe. Une sonnerie discrète annonce l'ascenseur et les portes s'ouvrent.

C'est lui.

C'est bien lui.

Il a beau être à plusieurs mètres, elle le reconnaît avant même d'avoir repris son souffle. L'émotion est trop forte, elle manque de défaillir. Des papillons de lumière troublent sa vue et elle cligne des yeux pour les chasser. Il est crucial qu'elle reste concentrée. Il marque un temps d’arrêt en la découvrant. Et s'il ne la reconnaissait pas ? Elle a le cœur au bord des lèvres et elle saisit au vol quelques détails fragmentés : ses épaules larges dans un costume bleu nuit, les joues imberbes qui ont remplacé la barbe de trois jours, son air sérieux et le tressautement de son sourcil droit. Elle le trouve à la fois terriblement charmant et complètement inaccessible. Il finit par s'approcher lentement tout en scrutant l'arrondi équivoque de sa silhouette.

— Emma, la salue-t-il impassible.

— Samuel, soupire-t-elle, soulagée qu'il se soit au moins souvenu de son prénom.

— Que fais-tu ici ?

— J'aimerais m’entretenir avec toi. En privé, précise-t-elle consciente des œillades perplexes de l’hôtesse face au manque de chaleur évident des soi-disant retrouvailles fraternelles. Je ne serais pas longue, ajoute-t-elle en le voyant hésiter.

— D'accord, allons dans mon bureau.

Il s'efface galamment en lui désignant la cage métallisée et elle s'y engouffre telle une prisonnière. La retraite est maintenant exclue. Les étages défilent à toute vitesse et le silence entre eux s'épaissit. Suffoquant. Étouffant. Avec application, Emma se concentre sur le discours qu’elle a minutieusement préparé, seulement les phrases semblent s'évaporer dès qu'elle se les remémore... jusqu'à ne laisser qu'un écran vierge. Lorsqu'elle parvient finalement à destination, la voici muette. Elle se tient là, debout, dans cette pièce distinguée où trône un tableau monochrome, sans réussir à dire quoi que ce soit. Alors que tout avait été si fluide lors de leur rencontre, elle a l'impression d'être face à un mur qu'elle ne sait pas comment briser.

— Tu voulais me parler ? l'encourage poliment le joaillier.

— Oui, chuchote-t-elle incapable de poursuivre.

— Félicitations pour ta grossesse, dit-il en faisant un geste vague vers son ventre.

— Merci.

— Tu en es à combien ?

— Cinq mois et demi.

— J'étais persuadé que tu avais opté pour une conception automatisée à distance.

— C'était le cas oui.

— Tu as changé d'avis ?

— Pas vraiment.

Samuel se racle la gorge, visiblement embarrassé.

— C'est toi le père. La date de conception ne laisse aucun doute...

La brune peste intérieurement. Ce n'est pas comme ça qu'elle avait prévu de lui annoncer toutefois les mots se sont bien gardés d'obtenir sa permission avant de franchir ses lèvres !

— Il y a eu un problème avec ma contraception, explique-t-elle. Apparemment, c'est exceptionnel, mais ça arrive. Dès que j'ai su, j'ai tenté de te retrouver mais je n’y suis pas parvenue, jusqu'à ce que je tombe sur ton interview...

— Je serais le père ? répète-t-il, septique, comme s'il n'avait pas écouté ses précisions.

— Je n'exige pas ta confiance aveugle, rétorque-t-elle sur la défensive, je suis prête à faire un test de paternité.

Ils s'affrontent du regard, la mine revêche et l'hostilité sourde, chacun refusant de céder. Son ancien amant est le premier à déposer les armes. Desserrant le nœud de sa cravate, il s'assoit lourdement et reste prostré de longues minutes.

— L'enfant est en bonne santé, murmure-t-elle, touchée par sa vulnérabilité inattendue.

— Fille ou garçon ? se renseigne-t-il hésitant.

— Fille.

Et soudain, tout est plus simple. Comme par magie, les corps se détendent, les sourires fleurissent et les souffles s'harmonisent.

— Très bien. Admettons que le test confirme ma paternité. Qu'est-ce que tu attends de moi au juste ?

— J'ai besoin de ton aide pour payer la suite du suivi au Centre de Fertilité.

C'est un fait, elle est ruinée. À force de débourser à tout-va pour le moindre acte médical, son compte est dans le rouge, sachant que la procédure de conception automatisée a englouti toutes ses économies auparavant. Elle a bien tenté d'annuler sa commande afin de récupérer la somme investie, mais le délai légal de rétraction était dépassé et l'administration n'acceptait aucune exception. À quelques jours près, c'était rageant. Résignée, elle a donc enchaîné les heures supplémentaires au travail, supprimé le shopping et les sorties. Au départ, cela a fonctionné puis les examens se sont multipliés et elle a dû solliciter ses amis. Cela n'a pas suffi non plus. La voici à présent dans l'impasse.

— Sans toi, je vais perdre la garde de mon bébé avant même qu'il ne soit né.
End Notes:
N'hésitez pas à me donner votre avis et à très vite pour la suite !
Chapitre 4 by Wapa
Author's Notes:
Merci Pruls pour tes retours ♥
Rien ne trouble le silence si ce n'est le gémissement plaintif d'un rocking-chair. Depuis des heures, elle se balance mécaniquement une main posée sur son ventre, rongée par l'oisiveté, perdue dans un brouillard vaporeux. De la tasse abandonnée sur la table basse aux affaires éparpillées ici et là, son studio mériterait pourtant un brin de rangement. Il y a aussi la brochure explicative qu'elle s'est engagée à lire sur la césarienne ou tout simplement le dîner gargantuesque qui l'attend - les femmes enceintes bénéficiant d'un régime de faveur concernant le rationnement alimentaire. De multiples occupations s'offrent à elle sans qu'elle n'en choisisse aucune. L'incertitude la paralyse et elle reste assise en ressassant de sombres pensées.

Grâce au soutien matériel de Samuel dont la paternité a été confirmée, son suivi médical se poursuit dans de relativement bonnes conditions. Certes, la froide docteure Beaulieu semble désapprouver cette grossesse hors cadre et elle surveille attentivement la moindre fluctuation en la toisant de haut, mais qu'importe puisque son bébé reçoit les meilleurs soins. Ce serait idéal s'il n'y avait pas l'accouchement et son prix exorbitant. Jusqu'au bout de la nuit, ils se sont arraché les cheveux en refaisant les calculs à l’infini malheureusement le verdict est sans appel : même en combinant leurs ressources, ils n'ont pas assez pour couvrir l'intervention.

La mine chiffonnée, le grand brun est parti en lui promettant de trouver une solution. C'était il y a trois jours et elle n'a toujours pas de nouvelles. L'impatience la ronge. Si seulement tout allait plus vite. Elle aimerait être déjà parvenue à destination en ignorant les aléas du voyage. Perdre la garde de cet enfant si près du but serait dévastateur et elle n'est pas sûre de pouvoir s'en remettre. À vrai dire, elle s'interdit même d'imaginer un tel scénario catastrophe. Pourvu que Samuel réussisse... et qu'il reste prudent. Mine de rien, elle s'est attachée à lui, à ses deux facettes, celle du joaillier impénétrable et charismatique, mais surtout celle de l'homme plus vulnérable derrière son impassibilité feinte. Celui qui cherche à les protéger, coûte que coûte, elle et cette petite fille à naître. Lorsqu'il tombe le masque, il se révèle particulièrement désarmant. Il prend soin d'elle sans chercher à profiter de la situation. Ni tout à fait de l'amour ni vraiment de l'amitié, dans cet étrange entredeux qu'ils ne cherchent pas à définir, ils sont bien ensemble et cela leur suffit.

Un coup sec contre la porte la fait sursauter. D'une démarche lourde, elle se dirige vers l'entrée et vérifie par le judas l'identité du visiteur. Avec un soupir de soulagement, elle reconnaît Samuel. Elle se hâte de lui ouvrir et il entre en révélant dans son sillage une femme à la longue tresse d'ébène qu'elle n'avait pas aperçue derrière lui, et pour cause, celle-ci est minuscule. De mémoire, elle n'a jamais rencontré quelqu'un si petit. Ses yeux noirs la dévisagent avec une intensité troublante, presque gênante. Les rides sinueuses sur sa peau brune signent son grand âge et pourtant, elle semble aussi alerte qu'une fillette.

— Je suis Esperanza, se présente-t-elle avec un drôle d'accent. Je suis là pour le bébé. Déconcertée, la future mère se tourne vers Samuel.

— C'est une sage-femme.

Des mots qui la plongent dans un profond étonnement. Elle pensait que le métier avait complètement disparu, remplacé par l'efficacité mathématique de la médecine. A l'air sérieux de son compagnon, elle comprend qu'il a outrepassé le circuit officiel en les faisant flirter avec l'illégalité.

— J'ai retrouvé mes anciens clients. Tu sais, cette famille de cinq enfants ? Ce sont eux qui m'ont donné le contact d'Esperanza et elle a accepté de nous aider.

— Comment ?

— En accouchant à domicile, répond posément la matrone.

Les jambes coupées par l'émotion, Emma vacille et est rattrapée in extremis par Samuel qui la réceptionne contre lui. Son parfum poivré lui monte à la tête en lui évitant de perdre totalement connaissance. Il l'aide à s'asseoir, préoccupé par sa pâleur soudaine et lui tapote maladroitement le dos en bredouillant un jargon indistinct.

— C'est insensé, murmure-t-elle. Complètement insensé... et inconscient. Tu as perdu la raison ! s'agite-t-elle face à son air penaud.

— Je comprends, assure doucement Esperanza. Il faut du courage pour quitter la voie toute tracée.

— Je refuse de prendre le moindre risque pour mon enfant ! gronde-t-elle.

— Emma, c'est le seul moyen, tente Samuel.

— C'est de la folie ! Je ne peux pas faire ça, gémit-t-elle bouleversée. C'est beaucoup trop dangereux. Je ne saurais pas faire. Je vais souffrir le martyre en vain ! Et si tout ne se déroule pas comme prévu ? Qu'il y a des complications ? Que le bébé est en souffrance ou que je fais une hémorragie ? Sans parler du pire...

— C'est normal de trembler face à l'inconnu, reprend la sage-femme calmement. Je suis là pour que tu puisses accueillir cette peur et que tu la traverses. Tu es capable d'accoucher seule. Ton corps sait enfanter de façon intuitive. La naissance est intense, mais il s'agit d'un processus naturel et physiologique qui n'a rien de particulièrement dangereux dans la plupart des cas.

— Et s'il y avait malgré tout un problème ?

— Alors il faudra appeler le Centre de Fertilité, répond solennellement son ancien amant.

La brune prend la mesure de ces paroles avec résignation. Cruel dilemme. En accouchant à la maison, elle a une chance de conserver la garde de sa fille néanmoins, chaque complication peut s'avérer fatale. Si elle choisit le protocole, le bébé sera en sécurité, mais elle perdra ses droits parentaux faute de pouvoir payer l'intervention. Samuel a raison, tenter l'accouchement à domicile est leur unique option. Même si elle doit pour cela suivre une bohémienne sortie de nulle part. Percevant le cheminement intérieur de la mère, Esperanza commence à leur expliquer qu'ils peuvent refuser la césarienne planifiée en invoquant le bien-être supérieur de l'enfant. En attendant le terme, cela lui laissera toute la latitude afin d'accoucher naturellement. Il ne faudra prévenir le Centre qu'une fois le nouveau-né entre ses bras en simulant une délivrance rapide. De cette façon, la dépense sera minime. Évidemment, les autorités risquent de grincer des dents cependant, ils sont légalement tenus de les prendre en charge.

La sage-femme s'engage à les accompagner dès maintenant pour transmettre son savoir et faire grandir leur confiance. Elle ajoute qu'un cocon est nécessaire afin d'enfanter dans les meilleures conditions : intimité, chaleur, mouvement et sécurité affective. Elles verront ensemble les étirements et les positions qui favorisent le travail ou comment vivre les contractions. Au-delà des détails pratiques, c'est la sérénité de la vieille dame qui rassure peu à peu Emma même si le doute subsiste. En est-elle vraiment capable ?
Chapitre 5 by Wapa
Author's Notes:
Et voilà le dernier chapitre de cette histoire...
Interrompant sa ronde des cent pas, Emma s'appuie sur le mur lorsque ses entrailles se crispent. Le front en sueur, elle s'efforce de respirer profondément comme le lui a enseigné Esperanza jusqu'à ce que la tension retombe. Les contractions commencent à se rapprocher ce qui la fait pester vertement contre Samuel. Qu'attend donc ce foutu incapable pour se pointer ? Des heures qu'elle l'a prévenu en signalant qu'elle n'avait plus de lait ! Autrement dit, elle est en train d'accoucher et il doit venir sur-le-champ accompagné de la sage-femme. Un message codé qui leur permet de se prémunir en cas de surveillance des communications. Certes, le risque est minime toutefois mieux vaut prévenir que guérir. À son dernier rendez-vous, la docteure Beaulieu l'a fixée avec méfiance comme si elle suspectait une entourloupe. La future mère a pris soin d'afficher sa mine la plus angélique pour détourner les soupçons en louant avec zèle le système qui permettait d'offrir à ses citoyens des nourrissons en pleine santé. Elle espère avoir été suffisamment convaincante.

Une douleur plus intense lui coupe le souffle et elle ne peut retenir un gémissement tout en injuriant copieusement son compagnon absent, cet incompétent. Non seulement, il la prive de son soutien, mais surtout de sa sage-femme. Et elle a vraiment besoin d'elle. Maintenant. Sa litanie de malédictions a probablement un effet cosmique puisqu'il arrive enfin, les cheveux ébouriffés et l'air hagard.

— Où est Esperanza ?

— Elle ne viendra pas, annonce-t-il sombrement en attrapant sa main tendue. Elle a été dénoncée et arrêtée pour accouchement illégal.

— Non, non, non, bredouille-t-elle sidérée. C'est impossible. Une telle malchance... Je n'y crois pas...

— Ne t'inquiète pas, tout va bien se passer, réplique-t-il avec une farouche détermination. Je suis là. Je vais t'aider.

— Je ne peux pas... Pas sans elle !

À fleur de peau, elle éclate en sanglots dans les bras du grand brun.

— J’ai confiance en toi, tu peux le faire, répète-t-il en boucle. Au moindre problème, j’appellerai le Centre. Dès que tu me le demandes, je les contacterai. Mais je sais que tu es capable Emma. Tu es une femme incroyable. Tu es forte et courageuse. Libre. Tu étais mère avant même d'être enceinte. Cet enfant t'a choisie. Depuis toujours, cette âme t'attendait. Notre fille arrive ! Tu vas bientôt la rencontrer, la tenir contre toi... C'est le moment. Et je suis avec toi, je ne te lâche pas. On fera à ta façon...

Il l'encourage sans discontinuer et elle est bercée par sa voix grave, accrochée à lui telle une naufragée. Sa force tranquille lui offre un appui tangible au cœur de la tempête. Elle peut compter sur lui. Il va assurer. Elle va assurer. Leur fille va assurer. Alors elle lâche prise. Elle accueille le grondement de cette houle puissante. Vague après vague, elle se laisse habiter, transformer. Son côté animal jaillit avec puissance et lui redonne le pouvoir. Tremblante et haletante, la parturiente entre dans le mystère en abandonnant la femme civilisée qu'elle était pour devenir une guerrière sauvage. Elle lutte. Elle supplie. Elle crie. Elle hurle. Et Samuel la félicite, il masse son dos endolori et lui caresse les épaules. Tendrement, il rafraîchit ses joues ou lui tend une paille afin qu'elle puisse boire lorsqu'elle change de position. Puis il gonfle la piscine et elle rejoint l'eau chaude avec soulagement. D'aussi loin qu'elle s'en souvienne, cet élément l’a toujours apaisée. Ses muscles se relâchent. Les contractions s'intensifient. La souffrance est partout. Elle est souffrance. Dans son ventre, une sensation inédite la sort quelque peu de sa transe. Comme un ballon de baudruche qui éclate. Elle pensait être arrivée au sommet et pourtant, les douleurs s'accentuent encore. Incapable de faire autre chose, elle se met à pousser et après un dernier râle déchirant, l'enfant paraît. Sa fille. Sa toute-petite.

Lentement, elle émerge dans l'eau tintée de rouge et elle remonte à la surface au ralenti. Émerveillée, la jeune mère la rattrape doucement. On dirait qu'elle dort et cela finit par l'inquiéter alors elle souffle instinctivement sur son visage. Sa princesse ouvre les yeux et la fixe un peu étonnée. Emma n'a jamais rien vu d'aussi beau. N'en déplaise au protocole, son bébé est parfait et une paix profonde l'envahit. Elle a réussi.
End Notes:
Merci pour votre lecture et n'hésitez pas à me donner votre avis :)
Cette histoire est archivée sur http://www.le-heron.com/fr/viewstory.php?sid=2316