- Ne dérange pas mes cercles !
Sixtus baissa le regard vers ses pieds. Par terre s'étendaient de drôles de tracés dans toutes les directions. Un vieillard le fixait d'un regard courroucé, agenouillé sur les dessins à la craie. Sixtus lui rendit son regard avec mépris. Qui était ce vieil homme pour répondre à un soldat romain ! L'armée romaine venait d'entrer victorieuse dans Syracuse. Il aurait dû s'aplatir devant lui, quémander sa grâce, mais certainement pas ignorer ses ordres et le rabrouer.
- Dégage d'ici, dit le soldat. Et rejoins les prisonniers. Ouste !
Il asséna un coup de pied au grec. Saleté d'étranger sénile. Il lui apprendrait bien à respecter l'empire romain.
- Tu déranges mes cercles, répéta le vieillard.
- Ne me parles pas sur ce ton, fit Sixtus en dégainant son glaive.
C'était une bien belle épée pour un pauvre soldat comme lui. Mais après tout il en prenait le plus grand soin et cela se voyait. Sauf quand, comme maintenant, elle était encore rougie par la bataille. Tant pis, un peu d'eau et d'huile de coude et elle brillerait comme un as d'ici la tombée de la nuit. Sans plus de procès, il l'abattit sur le vieil homme et continua sa tournée de soldat victorieux. La ville toute entière était à ses pieds !
- Pauvre imbécile ! C'était Archimède que tu as tué !
Sixtus se retourna vers son compagnon d'arme, un jeune homme de quelques années de plus que lui-même nommé Antonius. Il ne voyait pas de qui il parlait. Probablement pas du vieillard qui leur avait manqué de respect.
- Archiqui ?
- Le savant que Marcellus, notre empereur tout puissant, a épargné lui-même.
- Oh.
- Plutôt « Aaaaaah !!! » à mon avis.
Sixtus fixa Antonius, étonné. Pourquoi est-ce qu'il aurait dû crier d'un air effaré ? Puis soudain, comme foudroyé par un éclair combiné de Jupiter et Minerve, la réalité lui tomba devant les yeux. Le vieillard complètement sénile était un mathématicien fou.
- J'ai tué un épargné de l'empereur... Aaaaaah !!!
Il s'en fut en courant. Antonius ne tenta même pas de le retenir. La désertion ne pouvait plus empirer son cas. Il était déjà un homme mort. Le tout puissant Marcellus ne lui pardonnerait jamais d'être contrevenu à un ordre explicite. Il n'y avait aucune chance qu'il ne soit pas condamné à mort d'ici quelques heures. Il devait fuir pour espérer sauver sa peau. De la distance. Il fallait mettre de la distance entre lui et ses compagnons. Le plus possible. Le plus longtemps possible. Sextus trébucha sur les pavés irréguliers de la ville de Syracuse. Qu'il était beau, le vainqueur triomphant quelques minutes plus tôt. C'était lui le perdant. Pourquoi s'était-il cru intouchable ?
Puis soudain, haletant, il fit face à la mer. La Sicile était une île et il ne pouvait pas fuir. Tôt ou tard les gens sauraient. Il avait assassiné Archimède et il n'y avait rien qu'il pouvait y changer. Antonius parlerait, les autres approuveraient. Son capitaine le condamnerait. C'en était fini de lui.
Sixtus se laissa tomber sur le sol poussiéreux de la route. Quand avait-il quitté les pavés irréguliers de la ville pour ce chemin terreux ? Quand il était petit, à la ferme de ses parents, il dessinait toujours des histoires dans la terre avec Quintus et Lucia. Sa préférée était celle sur les petits moutons qui devaient traverser de grandes épreuves pour enfin parvenir à un pré rempli de belle herbe fraîche...
Des moutons bien ronds, bien mignons. Ils étaient jolis avec leurs poils bouclés. Il aurait adoré hériter des moutons de ses parents. Il n'avait jamais voulu être soldat. Un mouton. Il voulait être un mouton qui broute dans l'herbe sous un grand soleil. De la bonne herbe... Des rayons de soleil qui lui réchauffaient le dos...
Des pas lourds le tirèrent de ses rêveries. Des sandales lacées détruisirent ses moutons. Elles s'arrêtèrent sur le soleil qui illuminait ses souvenirs. Sixtus se figea, les yeux rivés sur le désastre. Les mots qui le hantaient lui vinrent à la bouche :
- Ne dérange pas mes cercles !