Coupable du pire crime qui puisse exister, elle fuyait.
Elle fuyait les cris, laissait derrière elle les larmes, le sang, la culpabilité et la trahison.
Elle fuyait, la peur au ventre et la gorge nouée.
Elle connaissait par cœur ce dédale de couloirs, et pourtant son cœur battait la chamade à chaque coin, craignant de se retrouver nez à nez avec un soldat de l’armée royale. Elle savait pourtant qu’il n’y avait aucun risque, dans ces passages secrets inconnus de tous à l’exception de rares privilégiés, mais c’était plus fort qu’elle.
Enheduanna resserra nerveusement les pans de la tunique rêche dont elle s’était enveloppée. Le tissu noir l’aidait à se fondre dans l’obscurité, et surtout, il dissimulait la large tache de sang qui poissait sa tunique blanche.
Elle s’arrêta à un angle, tremblante, et ne put se retenir de vomir sur le sol poussiéreux. Une poignée de secondes plus tard, elle s’essuyait la bouche d’un revers de main et repartait, désireuse de mettre le plus de distance entre elle et la chambre royale.
Elle revoyait le visage surpris de son frère, lorsqu’il l’avait reconnue parmi les serviteurs lui apportant son dîner. Il avait eu un début de sourire, au moment de l’interpeller. Avant qu’elle ne lui tranche la gorge d’un mouvement fluide, grâce à la lame dissimulée au creux de son poignet. Et pendant qu’il se vidait de son sang, que tout le monde hurlait au meurtre, elle s’était glissée dans le passage secret qu’elle connaissait si bien, derrière le panneau amovible dans le couloir qui menait à la chambre du roi.
Enheduanna avait de la peine à tenir sur ses jambes. Elle était de nouveau prise de nausée lorsqu’elle arriva enfin à destination.
Le couloir sombre s’achevait sur un long tunnel nauséabond, dont le sol était recouvert de quelques centimètres d’eau croupie. Elle remonta le boyau tortueux jusqu’à son extrémité sud, qui donnait sur les douves du palais. Là, dans un renfoncement de roche, l’attendait son commanditaire.
— C’est fait ? demanda Manishtusu, le visage à moitié dissimulé dans l’ombre.
Incapable de parler, ne faisant pas confiance à sa voix, Enheduanna hocha le menton. Son frère aîné ne parut pas satisfait.
— Je veux que tu l’exprimes clairement.
— Oui, mon Seigneur, chuchota-t-elle. Le roi est mort, et vos sujets n’attendent plus que votre retour triomphal.
A ces mots, le visage de Manishtusu se barra d’un sourire tordu. Il s’avança à découvert, jusqu’à ce que ses traits grossiers soient éclairés par les rayons de la lune. Enheduanna retint un mouvement de recul. Elle avait envie de lui cracher dessus, de hurler, de l’accabler d’insultes, de l’agonir d’injures, mais elle savait que si elle voulait rester en vie, elle se devait d’être silencieuse. Le corps raide, les poings serrés, elle se contenta de le regarder avec le plus de neutralité possible.
Manishtusu était laid. Autant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Et elle n’était pas persuadée que le peuple d’Akkad ait gagné au change. Rimush avait été un roi violent, capricieux, conquérant, mais son jumeau ne serait pas bien mieux.
— Je vais enfin reprendre la place que je mérite, murmura Manishtusu. Après toutes ces années…
Son regard se perdit à l’horizon, et Enheduanna prit bien soin de ne pas interrompre ses pensées.
Elle était née quelques années après les jumeaux, mais malheureusement, elle n’avait pas la prétention d’être une fille légitime de leur père, le roi Sargon. Sa mère était une concubine, une prêtresse sumérienne morte en couches. Elle n’avait jamais connu sa génitrice, et pendant longtemps, Enheduanna avait été persuadée que la reine Taslutum était sa mère. Jusqu’à ce que Sargon l’envoie à la cité d’Ur, sous prétexte qu’elle devienne la grande prêtresse d’Inanna.
La réalité était tout autre, bien qu’elle ne l’ait apprise que bien plus tard. Taslutum, jalouse de sa position à la cour, de l’emprise qu’elle avait sur le roi, souhaitait la faire assassiner, et son père avait juste tenté de la protéger de la seule manière possible : en l’éloignant.
Quelques années plus tard, son père était mort, et Enheduanna s’était tenue très loin de la capitale et du palais royal. Elle avait conservé sa position de prêtresse avec humilité. Rimush était devenu roi, et avec son avènement, des révoltes sanglantes avaient éclatées dans tout le royaume. Il les avait réprimées avec violence, et rien n’avait semblé pouvoir arrêter sa soif de sang. Enheduanna s’était faite plus petite encore, dans l’espoir de se faire oublier.
Jusqu’au jour où Manishtusu était venu la voir, au sein même du temple de la déesse Inanna. Sa présence seule était un blasphème, et elle avait eu du mal à contenir sa colère. Elle avait failli s’évanouir d’indignation, lorsqu’il avait osé évoquer l’idée d’un régicide, à quelques mètres seulement de la table à offrandes.
Elle l’avait emmené au-dehors, et il lui avait tout dit, calmement, avec la cruauté de ceux qui n’ont rien à perdre.
Elle tremblait encore, en repensant à leur discussion, à son immonde chantage. La vie de son frère contre celles de tous les habitants de la cité d’Ur. Le choix avait été vite fait, elle en avait presque honte. La vie d’un tyran, contre toutes celles des personnes qu’elle côtoyait quotidiennement depuis dix ans.
Il lui avait dit qu’il la dénoncerait, elle et les habitants de la cité, auprès du roi pour insubordination, ce qui signifiait très certainement qu’Ur serait rasée. « Si tu devais sauver l’un ou l’autre, qui choisirais-tu ? » lui avait demandé son demi-frère. « Pas lui », avait répondu Enheduanna, sans même y réfléchir.
« Alors tu devras le tuer ».
Cette phrase la hantait toujours. Même maintenant, alors qu’elle avait son sang sur les mains. Elle était coupable de régicide, de fratricide, mais elle n’arrivait pas à regretter son choix. Une vie pour des centaines d’autres. Celle d’un roi capricieux, violent, sanguinaire. N’avait-elle pas rendu un service à tout le monde ? Quand elle voyait le sourire carnassier de Manishtusu, elle doutait.
— Raconte-moi, comment cela s’est produit, ordonna-t-il.
Enheduanna obéit, soumise. Elle frémissait, en repensant à ses gestes, au sang, partout, sur ses mains, ses vêtements, ses chaussures. Elle avait encore envie de vomir.
Rimush était mort et elle ne pouvait blâmer personne d’autre qu’elle-même. Les dieux lui offriraient-ils l’absolution ?
Une fois son récit achevée, elle se tut. L’air de la nuit était chargé d’électricité. Au loin, ils entendaient des cris, qu’elle n’arrivait pas à interpréter. Révolte, tristesse, joie ?
— Bien, finit par dire Manishtusu. Tu as rempli ta part du contrat. A présent, je vais entrer dans la cité à la tête de mon armée, de retour de cette campagne tel un conquérant victorieux, et je reprendrai enfin le trône qui me revient de droit. Quant à toi…
Il se tourna brusquement vers elle et la fixa d’un regard pénétrant qui la fit frissonner jusqu’au plus profond de ses os.
— Si tu veux garder la vie sauve, jamais tu n’évoqueras ton implication dans cette affaire, et encore moins la mienne. Tu retourneras dans ton temple, prier tes déesses inutiles, et tu ne remettras plus jamais les pieds au palais.
— La cité d’Ur est ma maison, répondit Enheduanna d’une voix ferme. Je ne veux plus jamais la quitter. Et je resterai coite, je te le promets.
— Je n’en doute pas une seconde. Tu sais ce qu’il t’attend si tu ne respectes pas ta parole. Un seul mot de travers, et tu perdras ta langue.
La jeune femme retint les insultes qui lui vinrent en tête et pinça les lèvres. Quel homme serait assez cruel pour arracher la langue de sa propre sœur ? Avait-elle vraiment l’intention de laisser le peuple de son père, si bon et bienveillant, à une telle brute ? La culpabilité l’écrasait.
— Maintenant, pars.
Il la congédia d’un geste de main. Enheduanna ne se le fit pas dire deux fois, et elle s’enfuit de nouveau dans les couloirs sombres qu’elle connaissait comme sa poche pour y avoir joué si souvent enfant. Avec Rimush, avec Manishtusu aussi parfois. A quel moment étaient-ils tous devenus des adultes si plein de brutalité ?
Le cœur au bord des lèvres, Enheduanna se remit à courir, décidée à mettre le plus de distance possible entre elle et ce lieu.
Elle avait du sang sur les mains, sur ses vêtements, sur son cœur. Sur sa conscience. Mais elle n’avait pas eu le choix, pas vrai ?
Elle pleurait, sans pouvoir s’arrêter.
Coupable du pire crime qui puisse exister, elle fuyait.