Il était une fois, un homme triste.
Il avait été un enfant perdu, un adolescent perdu et abandonné, et enfin, un adulte perdu, abandonné et désemparé.
Sans savoir pourquoi, il faisait des choix qu’il regrettait toujours. Depuis tout petit, il ne comprenait rien à sa vie, et avait la sensation qu’elle lui glissait entre les doigts sans qu’il puisse y faire quoi que ce soit. Il prenait des décisions sans vraiment le vouloir. Il empruntait des chemins à reculons, sans exécuter les demi-tours qu’il souhaitait pourtant faire. Il détestait son impulsivité, sans parvenir à la contrôler. Il n’était pas maître de ses propres décisions. Il était seul. Très seul.
Il connaissait le plus grand secret de l’humanité et pleurait tous les soirs d’avoir à le préserver. Lui, un simple humain, savait que ceux de son espèce n’avaient aucun pouvoir sur leurs vies. Que s’ils pensaient faire leurs propres choix, suivre leurs propres décisions, tous vivaient en réalité dans une douce illusion.
Et depuis sa vie était un cauchemar.
Un jour, un homme puissant était venu à lui. Il avait déclaré être son Conteur d’histoires. L’homme triste avait écarquillé les yeux devant l’individu qui s’était planté devant lui, mais cela ne l’avait pas empêché de passer son chemin. L’homme puissant avait insisté, lui avait montré un livre, qui portait le nom et le prénom de l’homme triste. Il était resté muet et abasourdi. Ils ne s’étaient jamais vus, et pourtant sur ce livre, figurait également sa date de naissance.
Le Conteur lui avait expliqué qu’il avait le pouvoir de faire de sa vie un enfer, et qu’il connaissait tout de son passé, de son présent et des futurs, sur lesquels il avait tout pouvoir. Il lui avait confié le plus grand secret de l’humanité.
Les humains n’étaient pas libres.
L’homme triste avait ri. Il avait observé l’homme puissant écrire quelque chose dans le livre. Il avait écouté cet étrange personnage lui lire la phrase, gravée dans sa mémoire à jamais : « il se gifla et se prosterna aux pieds de son Conteur ».
Incapable de contrôler le moindre de ses mouvements,l’homme triste avait obéi. Il s’était giflé si violemment que sa main et sa joue en avaient porté la trace pendant des jours. Et, depuis, il avait exécuté tous les ordres de son Conteur sans les discuter.
L’homme puissant ne cherchait que le pouvoir à travers son humain, à qui sa naissance et ses relations en avait accordé énormément. Lassé d’avoir à écrire la vie à laquelle il aspirait, son Conteur d’histoires avait décidé de faire de son humain un pantin.
Ainsi l’homme triste avait-il appris que chaque humain avait un Conteur ou une Conteuse d’histoires, chargé d’écrire sa vie, comme s’il n’était qu’un personnage de fiction à qui l’on dictait tout.
Le temps passa. Les années se succédèrent. L’homme triste continua de vivre, en tentant de garder le contrôle sur sa vie, qui ne lui appartenait pas. Il fit taire le sentiment d’injustice né en lui le jour où son conteur était venu. Il tenta plusieurs fois de mettre la main sur son livre et de le détruire. Mais chaque fois, son Conteur anticipait ses actions, sachant avant lui ce qu’il allait faire. L’homme triste baissa les bras, et devint un homme plus triste encore.
Il rencontra quelqu’un. Une femme, plus intéressante que les autres, qui faisait briller une étincelle en lui. Une étincelle qu’il pensait pourtant morte depuis longtemps. C’était une femme pleine de vie, heureuse, aux yeux maquillés de noirs et aux lèvres qui appelaient aux baisers. L’homme triste parvint à résister avec plus de force à son Conteur. Il refusait de prendre une décision, avait appris à vider son esprit, à ne plus rien prévoir pour que l’homme puissant n’anticipe plus ses moindres faits et gestes. L’homme puissant en était vert de rage. Sans pouvoir totalement lui résister, l’homme triste avait pourtant trouvé le moyen de le défier. Il ne facilitait pas la tâche à cet homme qui voulait contrôler sa vie.
Puis la femme tomba accidentellement enceinte, alors qu’elle pensait ne jamais pouvoir avoir d’enfant. L’homme triste crut devenir un homme heureux l’espace de quelques mois. Ils vécurent quelque temps dans une joie immense, qui repoussa tous les doutes et les chagrins si gris de cet homme. Alors que l’été mourrait, leur petite fille vit le jour une nuit sans lune mais pleine d’étoiles.
Mais la mère de leur enfant mourut quelques heures plus tard.
Il ne pleura pas. Il ne cria pas. Son amour pour la mère de leur enfant était si intense, si profond que sa douleur, insupportable, ne parvenait à se manifester.
Il essaya d’aimer son enfant, de toutes ses forces, sans y parvenir. Il avait peur que sa vie ne redevienne un cauchemar, comme elle l’avait toujours été. Tous ceux qui entraient dans sa vie finissaient par le quitter, ou par être aussi tristes que lui.
Il décida de fermer son cœur.
Il décida également d’abandonner son enfant, de la confier à quelqu’un qui lui donnerait les soins et l’amour qu’elle méritait. Puis, il chercha un responsable à la mort de la femme qu’il avait aimée, à tous ses malheurs, ses mauvais choix et ses décisions désastreuses. Il chercha un responsable, et le trouva, en la personne de son Conteur, qui avait fait de sa vie un enfer, qui lui avait fait prendre les pires décisions, emprunter les chemins les plus sombres, qui lui avait volé sa liberté, sa vie.
Le premier jour de décembre, il alla voir l’homme puissant, qui l’accueillit avec chaleur et une bienveillance qui n'avait d'égale que son hypocrisie. Il attendait patiemment sa visite. Les larmes aux yeux, l’homme triste vit à côté de son propre Conte de vie, dans les mains du Conteur d’histoires, celui de sa fille, qu’il avait abandonnée quelques mois plus tôt. La couverture portait son prénom et le nom de famille de sa mère, accolé au sien. Le cœur de l’homme triste se mit à saigner dans sa poitrine. Lui qui pensait protéger sa fille en l’éloignant de sa vie, s’était lourdement trompé. L’homme triste se mit à maudire le destin, qui avait fait de l’homme puissant le Conteur d’histoires de sa fille. Ce dernier traça quelques mots dans le livre du nourrisson avant de relever la tête vers l’humain, qui serrait les poings. Une rage sourde monta dans le cœur du père.
L’homme triste se savait incapable d’apporter à sa fille ce dont elle aurait besoin. Pire encore, et avec honte, il en convenait, il se sentait parfaitement incapable d’aimer correctement cet enfant. Néanmoins, malgré cela, il savait qu’elle devait avoir une meilleure vie que la sienne, qu’il voulait pour elle, le meilleur et mille trésors. Il tomba à genoux aux pieds du Conteur, comme il l’avait fait des années auparavant lorsqu’il avait eu à entendre le plus grand secret de l’humanité. Seulement, cette fois-ci, il le fit volontairement.
Son cœur s’était brisé quand il avait lu le prénom de sa fille sur ce livre. Refusant de la voir subir le même sort que lui, de la savoir privée non seulement de sa mère qui venait de mourir, mais aussi de son libre-arbitre, il passa un pacte avec l’homme puissant.
“Je t’aiderai à accomplir ce que tu veux accomplir. Je poursuivrai les campagnes en faveur de la Guerre, te ferai accéder aux cercles les plus privés de la ville, au pouvoir, à la richesse et à la gloire auxquels tu aspires. Mais en échange, abandonne le Conte de ma fille, n’écris rien de sa vie, n’efface pas ses choix, ne décide rien à sa place. Laisse-la décider de tout.
- Je ne peux pas. C’est dans ma nature.
- Alors retiens-la, n’écris que sur moi, que pour moi et jamais, ou rarement sur elle. Je te donnerais tout ce que tu veux en échange. Tu laisseras son livre s’écrire et son histoire se poursuivre sans en toucher la moindre ligne tant que cela ne sera pas nécessaire.
Le Conteur d’histoires haussa simplement un sourcil avant de se lever :
- Une fois et rien qu’une fois par an, j’écrirai ce que bon me semblera dans le Conte de ta fille, et la rendrai maîtresse de son destin, en laissant les lignes de sa vie s’écrire seules, le reste du temps. Je n’y toucherai pas, d’aucune façon que ce soit”
Le père serra la main du Conteur d’histoires, scellant un pacte faustien dont il savait qu’il le regretterait.
Contrairement à ce qu’il pensait, l’homme triste n’avait pas pactisé avec un Conteur d’histoires.
L’homme puissant n’en était plus un depuis longtemps.
Car ceux qui écrivaient la vie des humains à leur place faisaient bien plus que de la conter.
Car ceux qui usaient ainsi de leurs pouvoirs, avec de mauvaises et sournoises intentions, étaient appelés les Faiseurs d’histoires.
L’homme puissant laissa s’écrire le Conte de vie de l’enfant tous les jours de l’année sauf un, choisi selon son bon-vouloir, et pendant lequel il prenait la liberté d’influencer ses goûts, ses relations, ses études et même parfois, sa santé.
Et tout se passa comme ils en avaient convenu pendant un peu plus de vingt-deux années, il écrivit vingt-deux fois dans le Conte de vie… Jusqu’à la vingt-troisième fois, où le Conte de vie de l’enfant devenue jeune femme, lui servit à faire d’elle une meurtrière.