1710
La mer est démontée, mais les marins de la Tiercerole y sont habitués. Ils sont tous frères, même s'ils ne parlent pas la même langue et ont des parents différents. Frères de galère qui se connaissent depuis dix ans pour certains. Depuis que leur Patronne a été sabordée par une galère italienne, ils ont été récupérés par les Italiens, vendus comme esclaves, français comme turcs, et dispersés dans toute la Méditerranée. Mais le groupe d'Ambroise, alors sur une chaloupe qui prenait le détroit de Gibraltar pour naviguer dans l'Océan Atlantique, les cales chargées d'esclaves africains arrachés à leur pays, s'est mutiné quand le capitaine a refusé de faire escale à Bordeaux. Les cadavres des négriers ont été balancés par-dessus bord, et Louis, qui était pêcheur avant d'être bonevoglie, et le plus capable de naviguer, a pris la tête du bateau. C'est Guillaume, un des marins qui a préféré vivre pirate que mourir négrier, qui s'est chargé de renflouer les cales. Et Louis, le nouveau capitaine de la chaloupe renommée Tiercerole, a décidé de libérer les esclaves africains.
Louis avait des rêves plein la tête. Il paraît que de l'autre côté de l'Océan, il y a des terres infinies qui ne demandent qu'à être conquises. Il paraît même que des pirates fondent une république dans les Caraïbes. Là où la mer est plus bleue que le ciel. Là où les gallions espagnols, chargés d'or, ne demandent qu'à être cueillis.
Alors, l'escale à Bordeaux a été longue, et Louis, se faisant capitaine d'un bateau pirate, a proposé au vote de rester caboter sur les côtes Atlantique de la France et de l'Espagne, au risque d'être la cible des flibustiers du gros roi Louis, celui-là même qui a condamné les voleurs de pains comme les détrousseurs de grand chemin aux galères à vie ; ou de traverser l'Atlantique et de trouver cet Eldorado, la république Pirate.
La traversée a été longue et dure. Le scorbut les a durement frappé alors qu'ils arrivaient, épuisés, en vue des côtes sur cette mer encore plus bleue que le ciel, et sous un soleil de plomb.
Eldorado. Le doré. La mer plate. Leur rêve à tous. Louis les a tous portés. Galériens, esclaves, négriers sont des frères. Sur la Tiercerole, pas une seule femme. Une seule femme porterait malheur sur un navire. Jusqu'au jour où ils ont trouvé ce bateau naufragé. Les flancs éventrés, le mât brisé, les voiles pendent, déchirées. Sur un radeau assemblé de bric et de broc, un homme. Une femme aussi, qui se tient à ce qu'il reste du mât. Une fraise autour du cou de l'homme, et sur sa tête une perruque. Blanche et bouclée, comme celle des gentilshommes aux chaussures ornées de deux boucles d'argent. Dans ses mains, un livre et sa lettre de marque portant le sceau du roi. Louis regarde le pavillon blanc et bleu, puis de nouveau à l'homme rougeaud sous sa perruque. Il éclate de rire, suivi par tous les tiercerols qui en font autant, la bouche grande ouverte. Ils goûtent les embruns, emportés par le vent qui s'en donne à cœur joie, brassant les vagues hautes. L'homme rougeaud détourne le regard, mais la belle femme blonde pousse un cri de surprise en voyant un aileron. Noir et brillant, fendant l'eau avec aisance, le requin tourne autour des deux pauvres naufragés qui n'en mènent pas large.
Le capitaine Louis ne s'embarrasse pas de courbettes.
« Un coup de main, votre majesté ? »
Les tiercerols lancent des cordages que l'homme s'empresse d'attraper, faisant tomber sa perruque blanche et bouclée dans la mer, qui flotte, telle une méduse crevée. La jeune femme reste assise sur les rondins, ses mains lui assurant une quelconque stabilité. Ignorant l'aileron menaçant qui tourne autour d'eux, petit à petit, le radeau se rapproche, malgré les vagues. Le bourgeois enfourne sa lettre de marque dans son pourpoint et quand le radeau cogne contre le flanc de la Tiercerole, il tend des mains désespérées, ignorant la jeune femme qui reste assise. Il est hissé par les pirates. Ambroise retrousse ses lèvres de dégoût avant de sauter avec une agilité qu'il a gagné au fil des années de galère et de navigation sur le radeau qui tangue dangereusement. Il tend alors une main secourable vers la jeune femme qui se lève dignement, puis plisse les yeux en reconnaissant ces longs cheveux blonds, ce nez retroussé, ces lèvres couleur cerise, et ces yeux si verts qu'il s'y noierait. C'est la fille. C'est elle ! La fille qui a changé sa vie. Il glisse son bras dans son dos, la tient rudement contre lui, et la soulève jusqu'à ce que les bras de Farouk puissent l'attraper et la hisser, avant de grimper à son tour à la corde. Il lance un dernier regard vers le radeau, le mât brisé et la vigie, le pavillon bleu et blanc qu'il ne reconnaît pas. Louis doit savoir, il lui demandera.
Quand il se retourne vers les autres marins, ils ont assis le gentilhomme et la fille sur des cordages, et leur donnent à boire dans un gobelet d'étain. La jeune fille lève les yeux vers Ambroise, qui la salue en baissant son tricorne et en ébouriffant ses cheveux. Elle hume l'air salé et l'odeur métallique de l'eau dans le gobelet.
« Vous êtes sauve, encore une fois. »
Elle semble alors le reconnaître.
« J'ai brisé une lanterne pour vous, nous n'avons pas échangé un mot. J'espère que la bourse que vous avez tiré aux bourgeois vous a été profitable. Elle m'a valu les prisons de Paris, la France à traverser à pied, les geôles de Marseille, quelques années de galère, quelques mois d'esclavage. »
Ses mains se pressent autour du gobelet d'étain.
« Et où nous emmenez-vous ? »
Ambroise a un sourire en coin.
« En liberté. C'est là qu'on vous emmène. »
Le gentilhomme s'étouffe dans son vin et le recrache par les narines. Il a compris à qui il avait affaire.
« Des pirates, Hermance. »
Il sort sa lettre de marque de sa poche et l'agite devant eux.
« Je suis protégé par le roi Louis, vous ne pouvez rien contre moi. »
Des éclats de rire l'interrompent. Il sort alors une autre lettre, elle aussi portant le sceau du roi.
« Je suis le gouverneur de Saint-Domingue ! »
« Nous n'allons pas là-bas. Et ici, le gouverneur, c'est Louis. » lui répond Ambroise sans quitter des yeux Hermance, parce que c'est son nom.
« Amenez-nous, ma dame et moi, à Saint-Domingue, et je vous couvrirai d'or. »
Louis se rapproche d'Ambroise.
« Tu la connais, celle-là ? »
Ambroise acquiesce.
« Oh que oui, je connais Hermance. C'est grâce à elle que je suis ici. Et ce n'est pas une dame, loin de là. »
La jeune femme semble fulminer, ce qui fait sourire Ambroise.
« Sommes-nous destinés à ce que je vous sauve la mise, encore et encore ? Qu'est-ce que cela va me coûter, cette fois ? »
Hermance lui jette alors l'eau de son gobelet à la figure, mais il est trop loin, et cela n'a pas d'autre effet que d'amuser encore plus Ambroise et les marins, et de la mettre encore plus en colère.
« Je vous ai rien demandé, vaurien ! »
Des éclats de rire sont sa seule réponse. Alors, elle se tait, et engoncée dans son corset, elle s'évente. Ambroise arrive alors sur elle, et d'une poigne de fer la relève, mais Hermance, inquiète par ses intentions, se débat et le gifle. Ambroise serre les dents, emprisonne ses deux mains dans la sienne, et la pousse vers les cabines.
« Arrêtez de vous débattre. Et enlevez votre corset, vous allez tourner de l'oeil. »
Il la libère alors et la pousse, et Hermance, ses cheveux blonds échappés de sa coiffure qui a du être élaborée il y a quelques jours, hyperventile et se retient à un coffre. En deux pas, il est sur elle, le couteau à la main, et plutôt qu'avec délicatesse, il tranche les liens de son corset avec précision, comme il éventrerait un homme.
Elle semble reprendre quelques couleurs, cherchant encore de l'air, ses yeux verts levés au ciel et sa bouche cerise appelant à être embrassée.
« Nous allons à Nassau. L'embourgoisé sera gouverneur de rien. Et vous ne serez pas sa dame. Vous venez avec moi. Je vous protègerai. »
Hermance éloigne ses mains qui s'étaient agrippées à ses bras et a une expression de peur quand elle voit le couteau encore dans son poing. Ambroise dégage un de ses bras, et range son couteau dans l'étui de sa ceinture.
« J'irai nulle part avec vous. Je vous dois rien. Je suis destinée à être la femme du gouverneur de Saint-Domingue. »
« Et être la reine de Nassau, cela ne vous conviendrait pas ? »
Elle émet un reniflement méprisant.
« Vous êtes même pas le capitaine de ce bateau. »
Ambroise secoue la tête, souriant.
« Pas de celui-là, non... Mais je vais en acheter un, ou le voler plus probablement. Mais cela ne doit pas vous gêner, n'est-ce pas ? »
« Ordure ! »
Ambroise s'amuse à pousser les boutons, Hermance semble s'emporter facilement, et il s'en délecte. Elle est aussi belle que dans ses souvenirs.
« Oh, je vous ai peut-être offensée en parlant de votre passé devant votre bienaimé époux ? »
Une grimace de dégoût passe sur le beau visage d'Hermance, puis un soupçon de tristesse. Elle lève ses yeux verts sur le visage d'Ambroise.
« Mon frère était sur le bateau avec nous, mais la tempête... »
« Si Dieu lui prête vie, on le retrouvera. C'est un petit monde, là où nous allons. »
Il fait une pause, se demandant si ses lèvres sont aussi sucrées qu'elles le paraissent.
« Et votre mari ? »
« Qu'il aille au diable, ce vieux dégueulasse ! »
Ambroise renifle avec mépris et sourit, écoutant d'une oreille distraite les éclats du gouverneur de rien, et de ses frères de piraterie. Le vent siffle à son oreille, et la mer clapote contre les flancs de la Tiercerole. Il est là où il doit être, avec cette femme qui a changé sa vie. Il semble à Ambroise que les fils de leurs destins se rejoignent pour s'épouser. Il se rapproche d'elle, et toute cette fierté qu'elle érige devant elle se dissout dans l'air. Elle sent le sel et la sueur. Et Ambroise se délecte de sa seule présence, qui était sans doute ce qui lui manquait jusqu'à présent.