Quand Céleste ouvre les paupières, il comprend tout de suite qu’il est déjà tard. Le soleil brille ; il l’aperçoit à travers les carreaux. Le garçon saute sur ses pieds et se précipite à la fenêtre en frottant ses yeux encore endormis. Dans le jardin, en contrebas, Alizée s’affaire. Il a envie d’ouvrir – même s’il doit se mettre sur la pointe des pieds parce qu’il est trop petit – et de l’appeler pour la faire sursauter. Il est comme ça, Céleste. Sa grand-ma l’appelait toujours « son petit chenapan ». Avant.
Mais aujourd’hui, il n’a guère le cœur aux blagues. Quelque chose le lui écrase : et il sait de quoi il s’agit, même s’il n’a pas envie de le dire. La peur, lui glisse une voix qu’il n’a pas envie d’écouter. Tu es terrifié, pas vrai ?
Alors Céleste tire les rideaux et il fait noir, tout d’un coup. Ça ne le rassure pas beaucoup. Dans l’obscurité et le silence, le garçon se change, range une dernière fois son pyjama, tire les couvertures et refait le lit. Pourquoi ? Il ne sait pas trop. Par automatisme. En se concentrant sur les gestes du quotidien, il ne pense pas au reste.
Il quitte sa chambre – dis-lui adieu – et ferme la porte en prenant soin de ne pas la claquer. Ça ne lui ressemble pas, de faire attention comme ça. Non, Céleste n’est pas soigneux.
Son calme d’apparence dissimule son tremblement intérieur.
Il a à peine le temps de traverser le couloir qu’une grande silhouette vient à sa rencontre. Céleste ébauche un sourire quand le géant se penche pour se mettre à sa hauteur. Zephyr a bien dix ans de plus que lui – voire plus. Un grand frère, pour le gamin. Avec ses bras musclés, sa carrure titanesque à l’échelle d’un enfant de sept ans et ses mains pleines d’égratignures, il parait impressionnant. Mais Céleste sait que c’est un gentil. Ses mèches noires sont ébouriffées au sommet de son crâne, ses yeux pétillent et ses lèvres s’étirent en un sourire.
— Prêt pour le grand départ, gamin ?
Céleste hoche la tête avec entrain. Encore un mensonge. Peu importe. Zephyr l’attrape sous les aisselles et le porte pour le mettre sur ses épaules. De là-haut, le petit domine le monde.
— Alors, on décampe.
— Déjà ?
— Il est midi, petit. Alizée est furieuse qu’on ne soit pas parti ce matin.
— Fallait me réveiller avant !
Dans la voix de Céleste, une pointe de rancœur. Zephyr s’étonne.
— Tu dormais comme un loir. On voulait que tu sois bien reposé. Qu’est-ce que ça aurait changé ?
Céleste ouvre la bouche mais ne dit rien. Comment expliquer qu’il aurait voulu dire au revoir ? Zephyr lui demandera à qui ; à quoi. Et le gamin sait qu’il aura l’air ridicule s’il répond « aux murs de la maison ». Alors il se tait.
En quelques enjambées, ils sont dehors. La clarté du jour éblouit Céleste qui cligne plusieurs fois des yeux. Quand il réussit à soutenir la luminosité du dehors, ils sont déjà aux côtés d’Alizée. Elle délaisse ses derniers bricolages pour prendre Céleste dans ses bras.
— Bien dormi, bonhomme ?
— Hm-hm.
— Tu n’es pas emballé par le voyage ?
Céleste regarde Zephyr s’éloigner, du coin de l’œil. S’il n’a pas envie d’avouer ses craintes devant le grand garçon – presque un adulte – Alizée est plus jeune, plus proche. Et elle lit trop facilement en lui pour qu’il mente.
— J’ai peur, glisse-t-il dans un murmure.
Elle le serre un peu plus fort avec son bras gauche et lève la main droite vers le ciel.
— Aucune raison d’avoir peur, bonhomme ! Tu vois comme le ciel est bleu ? Ça, c’est de bon augure ! Après le temps pourri de ces dernières semaines… La météo est plus qu’encourageante et c’est pour cela que je voulais partir aujourd’hui. Ce matin – enfin, au plus vite. Dans ces conditions-là, tout sera plus facile.
— Tu es sûre ?
— Certaine ! Avec un temps aussi bien dégagé, on ne risque rien.
Céleste sourit quand elle le repose sur ses pieds, pas bien convaincu. Tandis que les deux grands chargent leurs affaires, il scrute à son tour l’azur qui s’étend à perte de vue au-dessus de lui. Il essaye bien tant que mal de se convaincre que là-haut est leur providence.
C’est quand même plus sympa quand c’est tout bleu que quand c’est tout noir. Pour sûr.
Il essaye de se fier aux prédictions d’Alizée. Elle sait toujours tout, Alizée. Elle est super maligne. Ce n’est pas pour rien que c’est elle qui a fait toutes les réparations. Elle est intelligente, Alizée.
Oui, le ciel bleu les protégera.
— On embarque ! s’écrie-t-elle soudain. Tous à bord !
À contrecœur, Céleste s’approche de la montgolfière.
Elle n’est pas très grande mais il y a bien assez de place dans la nacelle pour eux trois. Quand ils ont débarqué dans la bicoque qui leur sert d’abri depuis six semaines – pas sûr, c’est difficile de compter le temps maintenant qu’il n’y a plus d’école – Alizée a presque explosé de joie en découvrant l’aéronef. Il y avait beaucoup de bricolage à faire, mais les précédents habitants possédaient toutes les pièces en stock. Et Alizée est une sacrée mécano.
Il ne lui a fallu que six semaines pour remettre l’aérostat en état de marche. Six semaines qu’elle s’enthousiasme : six semaines qu’elle répète qu’ils se rapprochent de la salvation – quoi que ça veuille dire.
Cette montgolfière est leur salut, qu’elle dit à longueur de journée. Leur ticket vers la liberté.
— Tu grimpes, bonhomme ?
Elle lui tend les bras par-dessus le panier. Céleste s’y accroche, il met soigneusement ses pieds dans les encoches pour se hisser à l’intérieur. Zephyr coure et saute d’un bond à l’intérieur – il est si grand.
— Décollage imminent !
Alizée met en marche le brûleur. Zephyr s’accoude à la barrière.
Et soudain, doucement, tout doucement, ils s’élèvent.
Au début, Céleste ferme les yeux. Il est terrifié. Puis il les rouvre.
Alizée regarde toujours la flamme qui s’échappe sous la bouche de l’enveloppe. Zephyr regarde le jardin s’éloigner, sous eux.
Céleste, lui, ne réussit à garder les paupières ouvertes qu’en regardant le ballon. Au-dessus d’eux, gonflé d’air. Ils ont tous mis la main à la pâte pour recoudre les fuseaux de tissu abîmés. Des semaines de travail ; et de doigts piqués à l’aiguille. Le résultat a quelque chose de magique, d’enchanteur. Les bandes de bleu se succèdent les unes aux autres – juste la teinte qu’il leur faut pour passer le plus inaperçu possible dans le ciel céruléen d’aujourd’hui. Alizée avait-elle déjà ce plan en tête, lorsqu’elle les a guidés dans les réparations ?
Ils sont haut dans les airs maintenant ; le vent commence à souffler et les pousser.
Alizée exulte.
— On flotte bien dans la bonne direction ? demande Zephyr.
— Pile ce qu’il faut.
— Tout bien calculé, hein ? Bravo, Archimède.
Céleste n’a jamais trop compris pourquoi Zephyr la surnommait ainsi. À cause de la lettre « A » ?
Ils échangent quelques pronostics sur le temps que le trajet leur prendra. Céleste, lui, finit par se détendre. Il se remet sur ses pieds, il scrute l’horizon. Il n’a jamais été si haut dans les airs – si, une fois – mais il ne veut pas s’en souvenir. Ce ballon-là n’est jamais arrivé à destination.
Il somnole, hypnotisé et grisé par la vitesse à laquelle ils se déplacent. Combien de temps leur faut-il pour atteindre les Monts d’Est ? Il n’en sait rien. Ce qu’il sait, par contre, c’est que le bonheur se trouve de l’autre côté de la chaîne de montagne infranchissable. Loin des méchants, loin des bombes. Loin de leur village détruit et des morts qui jonchent les routes.
Loin de chez toi. Loin de la guerre, surtout.
Alors que les sommets escarpés se dessinent à quelques centaines de mètres d’eux, le ciel bleu se couvre. Le vent est plus froid ; Céleste ferme les boutons de sa veste trop légère. Alizée grimace. Zephyr fait la moue.
— Il se passe quoi ? demande Céleste.
Ils ne répondent pas.
Bientôt, ils se trouvent submergés par une mer de nuages. Un brouillard blanc et vaporeux, épais, dense. Artificiel. Non, ce changement de météo n’a rien de naturel.
— Il se passe quoi ? répète le gamin.
Les grands lui font signe de se taire. Il se rassoit et se recroqueville sur lui-même.
En vérité, il sait comme les deux autres ce qu’il se passe. Cette vapeur condensée, qui ressemble trait pour trait aux cumulonimbus qui déclenche les averses, n’est en réalité qu’une illusion. Une stratégie. Un mensonge.
C’est une arme.
La seule averse que les faux-nuages déclenchent, c’est une pluie de destruction. Céleste le sait comme les autres ; les faux-nuages servent à camoufler les bombardiers. Reste à prier pour qu’on ne les repère pas.
Céleste pleure en silence – pas de peur, de colère. Et les premières déflagrations se font entendre, non loin d’eux.
Tonnerre. Impact, explosion. Des sons déchirants. C’est la guerre. Qui décide de ces choses ? Le garçon ne le sait pas. Il trouve que tout ça est injuste. Pourquoi des gens veulent-ils tuer les autres ? Cette folie meurtrière n’a aucun sens pour lui. Alizée dit qu’elle n’a de sens pour personne. C’est pour ça qu’il faut qu’ils s’enfuient. Qu’ils ont dû se cacher, abandonner leur pays et leurs vies. Dans l’espoir que de l’autre côté se trouve un meilleur monde. Les légendes urbaines et les journaux promettent l’existence de ce lieu de paix. À cause de son apparence et de sa localisation, il est surnommé le château volant. Céleste ne comprend pas comment un château peut voler ; un château, c’est bien trop lourd ! Il y a plein de choses qu’il ne comprend pas alors il se contente d’espérer. Ils le font tous, en vérité, car personne ne sait ce qu’il se cache après les montagnes. Les bombardements sinistres continuent mais s’éloignent d’eux ; ils doivent être en train de passer la barrière rocheuse. Céleste cesse de pleurer et ses larmes glacées sèchent sur ses joues tandis qu’une flammèche d’espoir se rallume.
Enfin, les faux-nuages se dissipent. Comment les autres ont-ils pu ne pas apercevoir le bleu de leur ballon ? Cela n’a pas d’importance. Ils se fondent à nouveau dans le ciel dégager ; mais cela non plus n’a pas d’importance pour Céleste. Le petit s’accroche à la nacelle pour oser un regard par-dessus bord.
Alizée pousse un cri de victoire. Zephyr soupire de soulagement et pleure – c’est bien la première fois qu’il pleure. Céleste s’émerveille.
Il est bien là. Le château qui vole.
Terre promise, bâtiment d’espoir. La citadelle bâtie au cœur des Monts d’Est culmine à une altitude telle qu’elle se détache entre les strates de nuages – des vrais, cette fois. On dirait qu’elle flotte en l’air. Céleste rigole : voilà pourquoi on l’appelle le château volant ! Des tours se dresse sur une hauteur démesurée, taillées dans une pierre blanche, éblouissante. Terre d’asile, bâtiment de paix.
— On a réussi, murmure Alizée.
Pourtant, dans les yeux de Céleste, le château n’est pas la fin du voyage.
Non, c’est le début de tout autre chose.