Hermance* retrousse les manches au rouge passé de sa robe*, et vide la bassine de linge qu'elle vient de porter au lavoir, à côté d'elle. Les commères déjà présentes lui lancent un regard peu amène et continuent leur labeur. Toute concentrée sur son travail, elle tire un peu sur son col, sa robe devient vraiment trop petite : la jupe est trop courte, les manches aussi, et elle se sent un peu serrée au niveau de sa poitrine naissante. Hermance a déjà remarqué les regards que certains hommes et adolescents portent sur elle
La jeune fille plonge la chemise dans l'eau, la met sur la planche, et frotte, frotte, et frotte encore, ruinant ses mains. Elle se complet dans la douce odeur du savon et ignore complètement les commères qui continuent à bavarder, peut-être même sur son dos, mais Hermance s'est toujours fichue de ce que l'on pensait d'elle. L'eau du lavoir s'écoule lentement dans des rigoles vers un petit canal débouchant sur la Seine, mais plus Hermance et les commères du quartier lavent le linge, plus le lavoir se tarit. Hermance lève ses yeux bleus vers les femmes qui ne comprennent pas ce qu'il se passe. La jeune fille se lève, essuyant ses mains rougies par le froid de l'eau sur son tablier, ôte ses sabots et ses bas, retrousse ses jupes dans une main et, pieds nus, marche avec précaution sur le muret bordant le lavoir, et va jusqu'au bassin, puis au puits l'alimentant en eau. Le nez froncé, elle se penche vers l'ouverture reliant le bassin au lavoir, mais rien n'empêche l'écoulement de l'eau. Elle va alors vers l'ouverture reliant le puits au bassin, et repère que l'eau ne s'écoule pas du tout.
Hermance tâte l'ouverture, sent un bout de tissu tout poisseux, et tire dessus, se griffant les doigts contre la pierre. Hermance récupère l'étoffe épaisse dans ses mains qui pèse lourd et est liée par une ficelle. Hermance tourne le dos aux commères, et soupèse ce qui ressemble à une bourse et son cœur s'affole quand elle a l'impression que ce sont des pièces. Elle retourne alors à sa bassine, pose l'étoffe à l'intérieur, et récupère le linge des bourgeois qu'elle empile dessus, même plein de savon et trempé, puis y ajoute le savon et la brosse. Elle enfile ses bas et ses sabots, et repart en portant sa lourde bassine d'étain. Hermance a toujours été solide. Elle parcourt les ruelles encombrées de marchands de quatre saisons sans s'arrêter et file jusqu'à l'atelier du tisserand sans poser une seule fois sa bassine au sol, jusqu'à ce que ses bras tremblent et que ses doigts blanchissent sous l'effort. Hermance adresse son plus beau sourire aux blanchisseuses au visage rougeâtre, soupirant et soufflant au-dessus des étuves faisant bouillir les draps. Puis, toujours souriante, illuminant de sa présence l'atelier du tisserand, certains hommes se décoiffent en la regardant passer. Hermance est belle et elle le sait parfaitement. On le lui dit toujours.
La jeune fille file jusqu'à la pièce où elle dort, au milieu du linge qui sèche et sent bon le frais et le savon. Elle regarde derrière elle, s'assure d'être bien seule, et extirpe du tas de linge trempé le bout d'étoffe. A défaut de pouvoir défaire le nœud de la ficelle, elle le déchire avec ses dents, et glousse quand des pièces d'or et d'argent tombent de la bourse improvisée. Elle les compte rapidement, neuf pièces d'or et sept d'argent, et les remet dans l'étoffe dont elle lie les coins, et va les cacher, le cœur battant fort dans sa poitrine sous la latte de plancher qui bouge. Dans cette parfaite cachette, elle y range tous ses trésors. Une broche venant de sa mère, un jouet en bois de son enfance, et une boucle de cheveux de son frère Amalric.
Et sept écus d'argent et neuf louis d'or.
Hermance repart avec sa bassine, se sentant soudainement plus légère. Ce n'est pas la première fois qu'elle vole, et cela ne sera certainement pas la dernière. Elle sait le faire, c'est même un de ses talents, cultivé par la rude vie d'orpheline. Elle a volé dans sa famille nourricière, elle a volé à Hôtel-Dieu* qui recueille les orphelins qu'ils habillent de rouge, et elle vole ici, où elle fait son apprentissage depuis quelques mois. Hermance a déjà vu les tire-bourses dans les ruelles du quartier, et vient sans doute de trouver la cachette d'un de ces voleurs. Mauvaise cachette, quand quelqu'un d'autre la trouve. Elle y veillera désormais. Elle a les yeux partout. Elle les a toujours eu partout, c'est la meilleure manière de se protéger et de s'en sortir quand personne ne peut veiller sur vous. En arrivant de nouveau au lavoir, elle couve le puits d'un œil amoureux, puis soutient le regard des trois commères qui n'ont pas bougé, ni leur tas de linge pour ce qu'elle peut constater. Elle leur sourit, et se remet à travailler, ignorant leurs regards courroucés. Et elle se met à chantonner en frottant le linge des bourgeois, rêvant à des lendemains radieux. Dans deux ans, son frère Amalric, sera en apprentissage et ils auront tous deux un métier, ils vivront ensemble et seront bien. C'est ça, ses lendemains radieux. Rien d'autre ne compte.
Pas la nécessité de voler des fruits aux marchands de quatre saisons et de partir en courant dans les ruelles du Faubourg Saint-Antoine, parce que son maître ne la nourrit pas assez, et qu'elle sent ses côtes sous ses doigts, et son ventre creux. Pas les gifles sur l'oreille assénées par son maître parce que le linge qu'elle lave n'est parfois pas impeccable et qu'il a perdu quelques sols.
Hermance chantonne, bercée par le bruit de l'eau qui s'écoule du puits et du bassin, jusque dans le lavoir, et se remémore avec fierté le meilleur larcin de sa vie, qu'elle vient de faire. Voler un voleur, elle n'a aucun problème avec cela. Le voleur ne se plaindra qu'à de lui-même, et Hermance n'aura aucun problème avec la maréchaussée. Hermance sourit, et son visage s'illumine, éclairant de sa beauté la laideur des commères, femmes trop vite vieillies par les trop nombreuses grossesses, et le dur labeur. Hermance se dit qu'elle ne vivra jamais leur vie. Elle n'épousera pas le premier venu, ne ruinera pas sa beauté dans une dizaine d'enfants, et ne frottera pas le linge des bourgeois jusqu'à ce que ses mains saignent. Hermance est attirée par ce que l'Eglise et les prêtres réprouvent, ce que les sœurs ne cessaient de lui dire à l'Hôtel-Dieu, et essayaient à coups de privations de repas, et de prières à genoux sur le sol de pierre, de réprimer. Hermance a toujours eu peu de choses, mais la volonté, elle l'a toujours eu illimitée. Elle prend toute la place, dans son esprit, dans son cœur, dans ses rêves.
Parce qu'un jour, dans quelques années, Hermance sera autre chose qu'une sale petite orpheline en apprentissage chez un tisserand.
C'est ce que sept écus d'argent et neuf louis d'or viennent de lui rappeler.
Et tous les jours, Hermance est à ce lavoir, avec les commères du quartier. Elle arrive la première pour vérifier si le puits lui délivre une autre fortune, et repart la dernière pour les mêmes raisons. Personne ne peut abandonner ainsi en journée de l'or et de l'argent dans un puits fréquenté tous les jours. A moins que cela ne soit la nuit. Et la nuit dans le faubourg Saint-Antoine, c'est autre chose. Les ruelles sont étroites, et les rares bougies aux fenêtres ne dispensent qu'une lumière chiche. Ce sont de vrais coupe-gorges, et jamais Hermance n'oserait s'y aventurer, seule ou accompagnée. Cela lui ferait bien trop peur.
Quand elle se rend au lavoir une fois le soleil levé, elle observe parfois les reliques de la nuit. Les ribaudes au visage grêlé*, au nez et aux oreilles coupées*, rentrant, titubantes de fatigues, chez elle. Les soulards détroussés, frappés à coups de matraque voire de couteau. L'odeur de pisse et de merde dans les rues. Les chiens errants qui fouillent les ordures laissées dans le caniveau. Hermance trace sa route entre les reliquats de la nuit, sa bassine dans les mains, sa beauté venant repousser la noirceur de la nuit. Elle ignore les rictus des quelques hommes tenant encore debout, égrillards, et se perd dans sa besogne qui est tous les jours la même, rêvassant sans dire un mot.
Agenouillée près du muret, les manches au rouge passé retroussées au-dessus des coudes, elle se met à travailler quand un jeune garçon au mauvais genre marche d'un bon pas, fait le tour du lavoir, et file droit sur l'ouverture laissant couler l'eau du puits au bassin. Il y plonge la main, tâte, et tâte encore, cherchant ce qu'Hermance y a trouvé il y a quelques jours. La jeune fille feint de rester concentrée sur sa besogne, ignorant le garçon qui peste tout ce qu'il peut. Elle dégage de son front ses cheveux blonds comme les blés que tant de femmes lui envient et réprime le sourire qui menace de naître sur ses lèvres.
« Le grand Coesre va pas être content de moi, pour sûr !!! Sainte-Marie ! Comment je vais faire ? »
Le gamin, un coquard jaunissant un de ses yeux, se tourne alors vers Hermance.
« Hé, toi, t'as pas vu quelqu'un prendre quelque chose ici ? »
Hermance sourit, suffisante.
« J'ai peut-être vu quelque chose, mais il faut m'aider à m'en souvenir... »
Le gamin saute du muret et se précipite sur Hermance qui se lève d'un coup. Elle ne se laisse pas faire. Jamais. Et elle est beaucoup plus grande que lui, et solide, si solide...
« Le grand Coesre va me faire jambonner si j'lui ramène pas la bourse. »
« C'est qui le grand Coesre ? »
Le gamin fait un simulacre de révérence.
« Le roi parmi les rois. Il règne sur sa cour de coupeurs de bourses, de narquois*, de malingreux*, de marfaux*... »
Hermance réfléchit, son cœur battant à tout rompre. Elle est là, sa chance ! Là, exactement !L'espoir gonfle dans sa poitrine, et les yeux du gamin s'y perdent un peu.
« J'te présenterai au grand Coesre »
Son regard remonte sur le visage d'Hermance, ses longs cheveux blonds, sa peau claire et ses yeux bleus, et il arbore un sourire stupide.
« Il pourrait faire de toi une ribaude*. »
La gifle qu'il reçoit alors est retentissante et le fait presque perdre l'équilibre.
« Tu es un coupeur de bourses ? Tu devrais trouver bien meilleure cachette. Apprends-moi, et je serai bien meilleure que toi. »
La main sur sa joue endolorie, et dans les yeux un soupçon de colère, le gamin semble réfléchir un instant. Un seul.
« Alors tu m'apprends à trouver de bien meilleures cachettes. Je m'appelle Basile. »
« Hermance. »
Le gamin acquiesce, se frottant toujours la joue.
« Laisse ton linge, je vais te présenter au Grand Coesre. »
Hermance l'arrête en attrapant son bras.
« Je n'irai pas seule. J'ai mon frère aussi. Je n'y vais pas s'il ne peut pas y aller. »
Le gamin plisse les yeux et reste la regarder.
« C'est au Grand Coesre de décider. »
Hermance sourit, et voit dans le visage du gamin qu'il s'adoucit sous sa beauté. Elle en joue, elle en a toujours joué.
« Il nous prendra tous les deux. »
Le sourire d'Hermance s'efface, puis celui de Basile.
« Je vais chercher mon frère. Tu reviens me chercher ici ce soir, à la nuit tombée, et tu nous présenteras ton Grand Coesre. »
Basile acquiesce et commence à partir, avant de se retourner.
« Mais tu me rendras ma bourse, dis ? »
Hermance acquiesce. Si c'est le prix de leur entrée auprès du roi des rois de la cour des Miracles de la rue des Fosses, Hermance est prête à le payer.
Parce que des bourses comme ça, elle en volera tant et tant d'autres.