Quand Esther passe la porte du restaurant, un petit « diling, diling » se fait entendre. Il n'y a plus grand monde, l'heure du déjeuner est passée depuis longtemps et celle du dîner n'est pas encore là. En cuisine, le bruit des assiettes se mêle à la musique indienne qui sort des enceintes posées sur le confort. « Bonjour ! », lance-t-elle à tue-tête.
Une employée apparaît derrière le comptoir, la salue, lui adresse un grand sourire et lui désigne une table d'un air interrogateur.
« Non, merci, c'est gentil, répond Esther. J'aimerais prendre à emporter. »
La jeune femme lui tend un menu, qu'Esther parcourt pour la forme - elle finit toujours par prendre la même chose. Un paneer butter masala, deux naan au fromage, et un lassi sucré.
« एक पनीर बटर मसाला और एक मीठी लस्सी और दो चीज़ नान ! s'écrie l'employée en direction de la cuisine.
- ठीक है, ये आ रहा है ! »
En attendant sa commande, Esther s'assoit. À côté d'elle, un couple termine son repas. La jeune femme, qui semble être seule à s'occuper de la salle du restaurant, leur apporte un chai, un thé au lait et aux épices fumant, dont l'odeur emplit les narines d'Esther. L'employée repère son regard intéressé et lui demande, en désignant la tasse :
« क्या आपको चाय चाहिए ? »
Même sans parler la langue, Esther comprend et acquiesce : « Oui, merci ! » L'autre femme hoche la tête et lance à son collègue en cuisine : « और एक चाय ! »
Quinze minutes plus tard, Esther ressort, l'estomac partiellement rempli par l'épais thé au lait, un sac de nourriture à la main. Elle le dépose dans le panier accroché au guidon, enfourche sa « bicyclette » en riant - elle utilise ce mot à cause de sa grand-mère - et s'élance sur la piste cyclable. Elle aime bien ce trajet, la route passe au-dessus des rails de la gare du Nord, de l'Est, puis rejoint la place Stalingrad. Par beau temps, comme aujourd'hui, la balade est royale. Elle se sent toute sereine, elle en profite, roule à un rythme tranquille, parfois dépassée par des coursiers ou des trottinettes électriques. Elle chantonne, regardant les scènes de rue, les passants sur les trottoirs, les jeune qui jouent au foot, les plantes qui ornent le terre-plein central. L'agitation citadine l'épuise parfois, mais un jour comme celui-ci elle la réjouit.
À Stalingrad, la piste est quasiment effacée. Mais elle connaît bien l'endroit, et il y a peu de monde - elle se glisse aisément entre les taxis et les camions. De là, deux choix s'offrent à elle. Elle peut déposer son destrier de location dans la station la plus proche, puis attraper un bus. C'est ce qu'elle fait habituellement, quand elle n'a pas l'assistance électrique.
Ou bien, elle peut enfin essayer de grimper jusqu'à Jourdain en pédalant. « Il faudra bien que tu le fasses un jour. Tu habites sur une colline, autant t'y habituer. » Cela fait deux mois qu'elle ne prend presque plus le métro, et ne se déplace qu'en bus ou en « bicyclette » de location. Elle sourit - le mot reste. Elle n'a pas encore osé sauter le pas et s'acheter la sienne, en partie à cause des pentes qui mènent jusqu'à son domicile. Mais elle sait qu'à la rentrée, les stations seront moins remplies, les dysfonctionnements recommenceront - elle serait plus tranquille en achetant la sienne.
Sa décision est prise. Tant qu'elle ne sait pas si elle peut s'en sortir sur ce chemin, elle continuera de repousser cet achat aux calendes grecques. Autant essayer. Et si la réussite n'est pas sienne, elle tentera encore et encore et encore de pédaler jusqu'au sommet. Elle n'est pas pressée, la chaleur est un peu redescendue, une légère brise souffle, la circulation est amoindrie en plein mois d'août : c'est le moment idéal pour tenter.
Elle tente.
« Ce qui est bien, c'est que c'est tout droit », marmonne-t-elle pour elle-même, en guise d'encouragement. Une femme qui attend au feu à côté lui jette un regard étrange, qui la fait sourire. Dans dix minutes, elle sera sûrement en train de monologuer d'épuisement.
Le feu passe au rouge pour les piétons, et bientôt c'est à son tour. Elle laisse un taxi et deux autos la dépasser, puis s'élance, pleine d'une énergie optimiste, à l'assaut de l'artère qu'elle a tant de fois empruntée en bus. Elle roule rapidement, au début. La pente n'est pas encore trop raide. La brise, dans son dos, la pousse. Et elle est déterminée et enthousiaste.
Trop enthousiaste.
Cela ne fait même pas trois minutes qu'elle a entamé sa longue montée, elle n'a croisé qu'une seule rue, et elle est déjà essoufflée. Un feu rouge lui permet de repose ses poumons en feu, et ses esprits. « Calmos Esther, tu n'es pas pressée, c'est comme la course à pied, doucement tu t'épuiseras moins. » Quand le feu change, elle repart.
Cette fois, elle pédale lentement, mais soigneusement. Elle se concentre sur son souffle. Inspirer, expirer... Inspirer, expirer... Mètre par mètre, elle gagne du terrain. Elle est si lente qu'elle se fait dépasser régulièrement, mais peu lui importe - ce n'est pas une course. Inspirer, expirer... Inspirer, expirer.... La pente s'incline de plus en plus, ça tire sur ses mollets. Elle fixe la chaussée ; ça l'aide à se concentrer, sans se laisser déstabiliser par l'effort. Inspirer, expirer... Inspirer, expirer... Elle n'est même pas à la portion la plus difficile du trajet, il faut qu'elle tienne. Qu'elle passe ce premier carrefour déjà. Les minutes passent, plus rapidement que la distance. Esther reste concentrée, sur sa respiration, sur ses jambes, sur ses bras. Les yeux sur le guidon, elle ne regarde plus loin que pour s'assurer de l'absence d'obstacle. Inspirer, expirer... Inspirer, expirer... La brise ne rafraîchit plus grand-chose, des gouttes de transpiration coulent de son front à ses épaules, son t-shirt en lin est déjà trempé dans le dos. « Mais quelle idée de faire ça en plein mois d'août, et de jour ? T'es pas très maligne quand même... »
Pendant un court mais terrible instant, elle pense à s'arrêter. Elle a dépassé le carrefour, la pente est un peu plus douce mais reprendra bientôt, et il y a une station au prochain tournant. Elle pourrait y déposer cet engin de malheur, et continuer à pied ou en bus.
Elle secoue la tête. Pas question de s'arrêter là. Il faut qu'elle aille jusqu'en haut. Elle sait déjà qu'elle sera fière et contente quand elle aura réussi. C'est cette sensation qu'elle poursuit, ce sentiment d'accomplissement. Ça ne paraît pas grand-chose, mais pour elle ça signifie beaucoup. Cela signifie qu'elle aura dépassé ses limites présumées, elle à qui on a tant fait comprendre que son corps n'était pas capable de beaucoup d'effort. Et quand elle aura réussi, elle saura qu'elle peut le faire - et si elle peut le faire, elle peut le refaire. Encore, et encore, et encore chaque fois qu'elle en a l'énergie et le courage, elle recommencera, jusqu'à être plus rapide, jusqu'à tirer moins fort sur ses mollets, jusqu'à ce que ses poumons ne brûlent plus.
« En attendant, essaye de le faire aujourd'hui déjà. » Résolue, elle dépasse la station tentatrice. Toute à sa réflexion, elle a franchi l'une des partie les plus difficile, là où la pente est la plus raide, presque sans la remarquer. D'ailleurs la chaussée est déjà plus douce.
Feu rouge. Elle pose pied à terre, respire. Attrape sa gourde dans le panier, engloutit plusieurs salutaires gorgées d'eau - tiédie, mais de l'eau quand même. Elle s'applique à respirer calmement, à faire redescendre ses poumons à un rythme normal.
Elle regarde autour d'elle. À force d'obstination, de ténacité et de beaucoup d'efforts, elle est déjà en face du parc des Buttes-Chaumont. Elle regarde son temps de trajet : elle n'a mis « que » dix minutes à monter jusque là. Elle pensait en mettre le double, et elle est à la moitié du trajet. Cela lui donne un regain d'espoir. « Ce n'est pas si difficile ! » Oubliée, déjà, la fatigue qu'elle a ressenti il y a quelques minutes ; oubliée, la tentation d'abandonner son entreprise en cours de route. Ce n'est pas si difficile, elle peut donc terminer !
Le feu change, les autos bougent, Esther range sa gourde et remonte en selle. Cette pause fut salutaire : regain d'espoir, et regain d'énergie. Elle repart, joyeuse, pédale (presque) sans difficulté. Son regard se perd dans les hauteurs : les lucarnes et les toits des immeubles parisiens, l'azur, le soleil dont les rayons rendent les feuilles des arbres presque transparentes. La couleur tendre du feuillage lui réchauffe le cœur. Tout lui semble possible. Même si, à ce moment précis, elle a surtout besoin d'une douche et d'une sieste.
La courbe de la chaussée se redresse un peu, elle se force à ralentir. Un genou, après l'autre, un genou, après l'autre, un genou, après l'autre... « Le secret, c'est de pédaler soigneusement », marmonne-t-elle encore pour elle-même. Alors, elle s'applique. Se récite les paroles d'une chanson pour ne pas trop penser à la difficulté. Un peu plus loin, l'artère se réduit - le chantier d'une future ligne de métro. Il n'y a personne, c'est encore à elle, elle donne un bon coup de pédale et file pendant que le feu n'est pas rouge. Elle est encore plus essoufflée ? Aucun regret. Elle a dépassé la dernière grande intersection, sa tâche est presque terminée.
Un autre feu la force à mettre pied à terre. Elle en profite pour consulter l'application GPS sur son téléphone, qui lui indique aussi les stations. Elle y est presque : où déposer son destrier ?
Le bar, où ses amis l'attendent, est en-dessous de l'église. Il y a une station tout en haut, derrière l'édifice, après une pente encore plus raide. Et une autre plus bas, sur la place ; il lui faudrait juste terminer à pied. Esther hésite, se retourne, réfléchit trois secondes - elle le laissera en bas. Elle a déjà réussi une chose qui lui paraissait hors de sa portée. Pas besoin de s'épuiser plus, elle peut terminer à pied.
Les dernières centaines de mètres, elle se sent pousser des ailes. La sensation est formidable. Elle failli échouer, elle a failli s'arrêter. Elle ne s'en pensait pas capable. Mais elle est là, en haut, elle a tenu, elle a poussé. Et par la force de ses jambes, de ses bras et de sa détermination, elle a roulé.
La toute dernière pente, la plus raide, c'est celle qui précède juste la station ; elle y met toutes ses dernières forces. Là, elle descend de la selle, utilise le guidon pour pousser la roue et le cadre dans la fente adéquate. Le « bip, bip ! » sonore est un soulagement. Elle l'a fait. Elle lâche un long soupir, et se laisse un moment aller contre la selle. Elle boit. Respire. Sourit.
Et puis repart à pied en direction du bar.