Summary:
Image libre de droits Myriam, 17 ans, vit une vie banale entre amis, famille et lycée. Adolescente un peu renfermée, en manque d’assurance, elle se retrouve brusquement projetée dans un autre univers, du nom de Cinq-Iles, dictée par des codes différents de ceux qu’elle connaît. Bien qu’arrivée par hasard, elle s’adapte et se fond dans la masse, dans l’espoir de trouver rapidement un moyen de rentrer chez elle, malgré la magie omniprésente et les individus dangereux. Heureusement, elle peut compter sur quelques âmes charitables pour l’aider dans son périple, à la recherche d’un moyen de réintégrer son monde.
Mais très vite, son incroyable voyage soulève une question importante : Myriam est-elle réellement arrivée sur Cinq-Iles par hasard ?
Categories: Romance, Aventure, Fantasy, High Fantasy Characters: Aucun
Avertissement: Violence physique
Langue: Français
Genre Narratif: Roman
Challenges:
Series: Aucun
Chapters: 20 Completed: Oui
Word count: 93608 Read: 80955
Published: 12/03/2021 Updated: 06/11/2021
1. Chapitre 1 by Mayra
2. Chapitre 2 by Mayra
3. Chapitre 3 by Mayra
4. Chapitre 4 by Mayra
5. Chapitre 5 by Mayra
6. Chapitre 6 by Mayra
7. Chapitre 7 by Mayra
8. Chapitre 8 by Mayra
9. Chapitre 9 by Mayra
10. Chapitre 10 by Mayra
11. Chapitre 11 by Mayra
12. Chapitre 12 by Mayra
13. Chapitre 13 by Mayra
14. Chapitre 14 by Mayra
15. Chapitre 15 by Mayra
16. Chapitre 16 by Mayra
17. Chapitre 17 by Mayra
18. Chapitre 18 by Mayra
19. Chapitre 19 by Mayra
20. Epilogue by Mayra
Chapitre 1
Ce matin-là, comme tous les matins, ma mère s’agitait dans tous les sens. Alors que je prenais mon temps pour avaler mon jus d’orange et mes tartines de beurre, elle s’activait déjà à vider le lave-vaisselle, à passer un coup d’éponge sur les meubles de cuisine chinés en brocante suite au divorce de mes parents et à remplir quelques documents arrivés récemment.
— Ton bus arrive dans trente minutes, Myriam, me rappela-t-elle en ramenant derrière son oreille quelques mèches folles de son chignon noué à la va-vite à la sortie de la douche. Accélère un peu, tu veux ?
Tout en avalant plus vite que je n’aurais dû les derniers morceaux de mon petit-déjeuner, je jetai un œil à travers la petite fenêtre de notre cuisine. Un soleil radieux s’annonçait, logique pour un mois de mai, ce qui m’obligerait à enfiler une tenue légère.
Je me levai, vidai mon verre d’une rasade puis débarrassai la table avant de filer dans la salle de bain pour me préparer. J’enfilai jean bleu clair et débardeur blanc en soupirant, consciente que j’étais à dix-mille lieux d’être une gravure de mode. Je passai ensuite dans ma chambre, indifférente au bazar coutumier qui y régnait, attrapai mon sac à dos et une veste style tailleur à manche trois-quart avant de rejoindre l’entrée exiguë de l’appartement. Ma mère y était déjà en train de vérifier le contenu de son sac à main, sur le point de partir au travail.
— Je devrais rentrer un peu plus tard que prévu ce soir, m’annonça-t-elle sans même m’accorder un regard, puisque trop occupée à chercher je ne savais quoi dans le meuble de l’entrée - ses clés très certainement. Clara vient de m’envoyer un message, il faut qu’elle emmène son fils chez le médecin, du coup on échange nos plannings.
— Tu veux que je prépare le dîner ? demandai-je en glissant mes pieds dans une paire de tennis blanche qui aurait bien mérité un petit tour en machine.
— Non, ne t’embête pas, je ramènerai une pizza après avoir vu le dernier patient, dit-elle au moment où elle posa la main sur la poignée de la porte d’entrée, avant de s’immobiliser et d’ajouter : D’ailleurs, ce n’est pas ce soir que tu dois bosser un devoir de géographie avec un copain ?
— Un devoir d’histoire, maman, rectifiai-je, peu surprise qu’elle ne se souvienne pas des détails, tout en la suivant sur le perron. Si c’est ce soir mais on termine à quinze heures alors il n’y a pas de raison pour que je ne sois pas à l’heure à la maison pour le dîner.
Ma mère verrouilla la porte derrière nous et je la suivis dans le vieil escalier en bois de notre immeuble jusqu’à atteindre le rez de chaussée, deux étages plus bas. Une fois sur le trottoir, nous nous séparâmes sur un signe de main, maman rejoignant sa voiture garée un peu plus haut dans la rue, et moi prenant la direction de mon arrêt de bus.
Une dizaine de minutes de marche plus tard, sous un soleil éclatant annonciateur d’une énième journée caniculaire, je rejoignis l’attroupement d’adolescents habituel du matin. J’arrivais pile à temps puisque mon bus apparut au bout de la rue au moment où je me glissai au milieu des autres. Une fois à bord, je réussis à m’installer sur un siège solitaire, près d’une fenêtre, et profitai de mon trajet pour relire mon cours de physique-chimie de la semaine précédente, chose que je n’avais pas pris le temps de faire la veille au soir. De temps en temps, je relevai la tête de mon classeur pour regarder par la fenêtre et me repérer grâce au paysage urbain dans lequel j’avais grandi. Lorsque le bus passa sans s’arrêter devant l’arrêt que j’utilisais quotidiennement avant la séparation de mes parents, j’eus une pensée pour mon père, rester seul dans notre ancienne maison.
Mes parents n’étaient séparés que depuis quelques mois, la faute d’après eux, à une monotonie qu’ils avaient laissé peu à peu s’installer et qui avait fini par faire voler leur mariage en éclat. Papa avait gardé la maison puisque c’était un héritage de sa mère et qu’il n’avait pas encore terminé de la rénover ; maman, elle, avait cherché un nouvel endroit où loger et trouvé l’appartement dans lequel nous vivions à présent : une chose quasi antédiluvienne mais dont le loyer était accessible pour les ressources limitées de ma mère. Je préférais largement la douceur de la chambre qui m’avait vu grandir chez papa, aux neuf mètres carré chichement aménagés qui m’attendaient chez maman, mais l’accord trouvé entre eux stipulaient que je devais passer une semaine chez l’un, puis chez l’autre. Je n’avais d’autres choix que m’y faire.
Lorsque le bus s’arrêta dans un énième grincement et que je relevai la tête de mon cours pour regarder où j’en étais dans mon trajet, j’eus la surprise de constater que nous étions déjà arrivés. A croire que la physique-chimie était plus passionnante que ce qu’elle laissait deviner.
A la descente du bus, je me glissai au milieu de toutes les autres adolescents, prenant la même direction que le reste du troupeau : l’entrée du lycée, de l’autre côté de la grande place, marquée par d’immenses grilles en fer qui avaient connues des jours meilleurs.
L’établissement public dans lequel j’étais inscrite depuis près de deux ans était une vieille construction en brique, bâtie au nord d’une immense place qui avait pour habitude d’accueillir le marché hebdomadaire. Au centre de cette place, pavée et antique, se trouvait une fontaine de forme ronde, ornée d’une statue en pierre blanche salie par le temps et représentant Saint Georges terrassant son mythique dragon.
Assise sur le rebord, comme à son habitude, m’attendait Alicia, mon amie d’enfance.
De longs cheveux roux et bouclés lâchés au vent, un visage hâlé et bien dessiné où s’incrustaient des yeux d’un marron très clair, vêtue d’un tee-shirt turquoise et d’une jupe plissée couleur crème qui soulignait sa silhouette fine et qui lui descendait sur les chevilles, Alicia représentait à mes yeux la féminité la plus parfaite. Comme j’aurais aimé lui ressembler un peu plus. Ma mère aussi aurait aimé d’ailleurs. Mais j’avais malheureusement hérité d’un physique d’une banalité à toutes épreuves : maman m’avait légué son teint maladif de rousse, son visage rond d’éternelle enfant et sa plastique désavantageuse qui s’arrondissait facilement, tandis que papa n’avait réussi à glisser dans mon patrimoine génétique que son cheveu raide et noir comme la nuit. Seul point que je trouvais positif dans mon visage : mes yeux, d’un vert très clair, un mélange entre la couleur des prunelles de ma mère et la clarté du bleu glace de mon père.
Lorsque j’arrivai à moins de deux pas de sa paire de basket, Alicia leva la tête de son téléphone et me sourit.
— Salut ! David vient de m’envoyer un message, il sera en retard.
Je roulai des yeux, peu surprise par la nouvelle.
— Le contraire aurait presque été étonnant. Bien dormi ? demandai-je en m’installant à côté d’elle.
Mon amie esquissa un sourire en demi-teinte, tout en tapotant sur l’écran de son engin, certainement pour répondre à David.
— Pas vraiment, mais au moins cette fois-ci, ils ont éteint la musique à une heure du matin. Réussir à dormir plus de cinq heures est une petite victoire que je savoure.
De jeunes adultes en colocation avaient récemment emménagés dans l’appartement au dessus de celui des parents d’Alicia. Malheureusement pour eux, ils faisaient la fête quasiment tous les soirs et, malgré le nombre de fois où monsieur Janick, le père d’Alicia, était monté leur demander de faire moins de bruit, le boucan perdurait. Résultat, toute la famille accumulait fatigue et ras-le-bol.
— Ton père est intervenu ? demandai-je en observant les autres adolescents de notre lycée qui squattaient eux aussi la place, dans l’attente de la cloche annonçant le début des cours.
— Non, il s’est contenté d’appeler les flics cette fois. Mais je ne crois pas qu’ils se soient déplacés, je parierais plutôt sur un coup de chance.
Sur ces mots, Alicia glissa son téléphone dans l’une des poches de son sac de cours, au moment où la sonnerie se mit à retentir, appelant les adolescents à se réunir. Dociles, nous migrâmes vers les grilles où un bouchon se formait vu que tout le monde s’était levé au même moment. En jouant un peu des coudes, nous réussîmes à nous faufiler rapidement entre les autres et à rejoindre notre bâtiment.
Nous filâmes directement en direction de notre classe de français, piétinant derrière tous ceux qui empruntaient le même couloir que nous. Sans grande surprise, nous fûmes parmi les dernières à nous installer, sous le regard ennuyé de notre professeur. Tout en installant mon matériel à ma table, je coulai un regard vers le fond de la salle, là où un attroupement bruyant grossissait un peu plus à chaque fois qu’une des filles de notre classe de première pénétrait dans la pièce. La raison de ce phénomène était très simple et tenait en un mot. Enfin, un prénom plutôt : Anthony.
Arrivé quelques semaines plus tôt dans notre établissement, il avait rapidement attiré à lui une grande partie des spécimens féminins et célibataires dans son orbite. C’était compréhensible, on accueillait rarement un nouvelle tête par chez nous. Et puis, j’étais obligée de reconnaître que notre nouveau camarade de classe avait beaucoup de charme, détail non-négligeable.
Anthony était bien bâti, plus carré que la plupart des garçons de notre âge, il avait les cheveux bruns foncés, un regard noisette pétillant de vie et le sourire facile. J’aurais sans doute pu craquer moi aussi, s’il n’avait pas choisi de débarquer au moment où ma vie s’était mise à partir à vau l’eau.
— Veuillez tous rejoindre vos places, je vous prie, retentit la voix de notre professeur, une vieille dame aux cheveux blancs qui n’attendait certainement qu’une chose : pouvoir enfin prendre sa retraite.
Madame Moreau se leva de sa chaise pour fermer la porte de la salle au moment où je vis David apparaître au bout du couloir, courant à perdre haleine. Je filai un coup de coude à Alicia, assise à ma droite et lui désignai la scène du bout du stylo que je tenais en main.
— Attendez, je suis là ! s’écria notre ami en posant bruyamment sa main à plat sur la porte pour l’empêcher de se fermer.
Notre professeur sourcilla et je pus deviner le cheminement de ses pensées : elle était sans doute très tentée d’envoyer David chercher un billet de retard au bureau, puisqu’il débarquait plus de cinq minutes après la sonnerie. Le problème avec elle, c’était qu’on ne savait jamais à quelle sauce on allait être mangé : tout dépendait de ses humeurs.
Coup de chance pour mon ami ce matin-là, madame Moreau semblait être dans un de ses bons jours. Elle l’autorisa à entrer en classe sans prononcer un seul mot, lui désignant simplement de la main sa place qui l’attendait, non sans oublier de dresser un sourcil de désapprobation. Il se glissa alors entre deux rangées et se laissa tomber sur sa chaise, voisine de celle d’Anthony. Sentant sans doute mon regard sur sa personne, il releva ensuite la tête dans ma direction et m’adressa un petit salut enjoué auquel je répondis mollement, avant de me remettre face au tableau, concentrant toute mon attention sur le cours qui débutait.
Lorsque sonna la fin de ma journée, je pris mon temps pour rassembler mes affaires éparpillées sur la table, contrairement à mes camarades qui s’empressaient d’enfourner cahiers et stylos au fond de leur sac et de fuir la salle de classe. Non pas que je m’étais découverte une passion délirante pour notre professeur de physique-chimie - un solide gaillard d’environ un mètre quatre vingt pour une centaine de kilos, tout en gras et en calvitie - mais puisqu’il était l’heure pour Alicia et moi de quitter le lycée, nous avions le temps de traîner pour éviter la cohue dangereuse qui sévissait dans les escaliers à chaque récréation.
Mon amie avait déjà failli se briser les deux jambes quelques semaines plus tôt à la fin de ce même cours et en gardait un souvenir traumatisant ; elle n’avait évité les urgences que grâce aux excellents réflexes d’un garçon qui se trouvait près de nous à ce moment-là.
Tout en discutant d’une nouvelle série dont nous venions de débuter le visionnage, nous sortîmes bonnes dernières de la classe, nous attirant ainsi le soupir agacé de monsieur Toussaint, qui ne rêvait certainement que de nous abandonner pour s’offrir un café en salle des professeurs. Ce dernier nous dépassa d’ailleurs très rapidement dès qu’il eut verrouillé la porte et disparut au pas de course.
— Tiens, les voilà. Je t’avais bien dit qu’on les trouverait ici !
Au son de la voix de David qui avait retenti sans aucune discrétion dans notre dos, Alicia et moi nous retournâmes. Notre ami remontait le long couloir aux murs jaunis par le temps et au lino élimé, accompagné d’Anthony. Rien d’étonnant à cela, les deux garçons s’étaient découverts des atomes crochus dernièrement, et on les voyait de plus en plus rarement l’un sans l’autre.
Parvenus à notre hauteur, David passa aussitôt un bras autour des épaules d’Alicia et lui piqua un bécot sur les lèvres. Cela faisait plus de deux ans que ces deux-là s’étaient mis en couple et, malgré le temps qui passait, semblaient amoureux comme au premier jour. Selon l’humeur du moment, la célibataire que j’étais pouvait trouver leur comportement soit mignon, soit exaspérant.
— On ne devait pas se retrouver à la fontaine ? demanda Alicia.
— Barnon nous a lâché cinq minutes en avance, nous expliqua David, et comme je sais que vous prenez votre temps quand vous quittez celui de Toussaint, j’ai proposé à Anthony de venir directement vous chercher ici.
A la fin de son explication, David se tourna vers son nouvel ami, en quête d’une confirmation, mais ce dernier était plongé dans son téléphone. Je n’étais même pas sûre qu’il ait entendu ce qui venait de se dire.
Sans même nous concerter, nous reprîmes tous les trois la direction de la sortie, obligeant à Anthony à nous emboîter le pas. L’étroitesse des escaliers étant ce qu’elle était, je dus ralentir le pas pour laisser passer mes deux amis soudés l’un à l’autre et me retrouvai de fait à côté de notre nouvel ami qui semblait en avoir terminé avec son portable.
— C’est toujours bon pour toi de venir travailler l’exposé à la maison ? me demanda-t-il alors.
— Ouais, toujours, répondis-je. Par contre, je dois être rentrée pour dix-neuf heures. Ca te va ?
— Bien sûr, pas de souci. Je peux même te raccompagner en voiture, si tu veux, comme ça on aura plus de temps pour bosser.
Parce que je n’avais jamais été très à l’aise avec le fait d’abuser de la gentillesse des gens, surtout ceux que je ne connaissais pas depuis longtemps, je m’apprêtais à refuser poliment sa proposition. Mais, alors que nous parvenions à la sortie du bâtiment, Anthony ne m’en laissa pas l’occasion puisqu’il enchaîna aussitôt :
— Avant de refuser, il faut que je te prévienne : je vis un peu à l’écart de la ville. Il te faudrait prévoir au moins une heure de trajet retour en bus. Il vaut certainement mieux que je te serve de taxi.
Je fronçai légèrement des sourcils, mécontente à l’idée d’être obligée de supporter une situation qui avait le don de me mettre mal à l’aise. Mais je n’eus aucune idée lumineuse pour contrer son argument.
— Très bien, merci de me ramener dans ce cas, capitulai-je alors que nous dépassions les grilles du lycée.
A peine avais-je terminée de prononcer mes remerciements qu’une tempête blonde stoppa notre avancée en s’abattant sur nous. Enfin, sur Anthony pour être tout à fait exact.
La tempête en question se nommait Caroline, se retrouvait systématiquement dans ma classe depuis notre entrée au collège et ne pouvait pas me voir en peinture. Pour qui, pour quoi ? Aucune idée, mais le fait était qu’elle m’avait prise en grippe quasiment dès les premier mois passés ensemble dans une salle de cours, sans jamais se défaire de son animosité envers ma personne. Je n’avais jamais osé me renseigner à ce sujet.
— Tony, je t’attendais ! s’écria-t-elle, toute ravie, en glissant son bras sous celui du garçon.
Son geste trahissait une intimité que je ne leur connaissais pas. J’avais sans doute loupé un chapitre dans les histoires d’amour rocambolesques de Caroline. Plutôt étonnant puisque ces histoires avaient tendances à très vite faire le tour de la classe. Voire de l’établissement.
— Ca te dit qu’on aille prendre un truc rafraîchissant en ville ? proposa-t-elle rapidement à Anthony, sans laisser à ce dernier le temps d’en placer une. Je connais une boulangerie à quelques rues qui fait des glaces à l’italienne délicieuses.
Elle ponctua sa phrase d’un geste séducteur en glissant une mèche de cheveux derrière son oreille.
Me sentant de trop, notamment grâce au regard froid que Caroline ne se priva pas de m’envoyer en constatant que j’étais toujours là, je pris la décision de les laisser régler leurs affaires comme des grands et rejoignis mes amis quelques mètres plus loin. Ils n’avaient pas remarqués que nous ne les suivions plus.
En chemin, je fis tomber ma veste que j’avais noué autour de mes hanches. Je m’arrêtai et me baissai pour la ramasser et, se faisant, remarquai une boîte en carton, glissée sous la haie qui bordait le grillage de notre lycée. Cette dernière attira immédiatement mon attention, puisqu’elle était prise d’agitation. Intriguée, je m’approchai et tendis la main pour récupérer le petit contenant, fermé par une bonne épaisseur de scotch. Il s’en échappait des miaulements aigus.
Comprenant ce qu’il en était et horrifiée par ma découverte, je m’empressai d’arracher le scotch et d’ouvrir le carton pour y découvrir trois chatons : deux noirs aux yeux jaunes et un roux tigré aux iris bleus. Les petite boules de poils sortirent immédiatement leurs têtes de la boîte, à la recherche d’un peu d’air.
— Pauvres petites choses, lâchai-je à mi-voix, attristée de les découvrir ainsi abandonnés.
Comment pouvait-on traiter des vies innocentes de cette manière ? C’était inhumain. Leur propriétaire aurait dû assumer jusqu’au bout ! Ce n’était pas comme si c’était particulièrement compliqué de trouver des foyers à des chatons, quand même…
Je passai une main câline sur la tête du chaton le plus proche, l’un des noirs, qui vint immédiatement se frotter contre ma paume en miaulant. Je me demandai ce que j’allais bien pouvoir faire de ma trouvaille.
— Qu’est-ce que tu fais ?
La question d’Alicia me surprit, puisque je n’avais pas entendu mes amis approcher. Elle se tenait pliée en deux, les mains sur les genoux et la tête passée par dessus mon épaule pour regarder ce que je faisais. David était posté derrière elle, un peu en retrait.
— Je viens de les trouver, leur appris-je en leur montrant la boîte. Quelqu’un les a enfermé dans ce carton, sans même faire un trou pour laisser passer de l’air. Il y a vraiment des barbares, je te jure !
Alicia, grande protectrice de la faune et de la flore, se mit à gronder comme elle le faisait à chaque fois qu’elle tombait sur quelque chose qui la révoltait. Elle s’agenouilla aussitôt près du carton pour caresser à son tour un des chatons.
— Je crois que ma mère connaît quelqu’un qui bosse dans une association qui s’occupe de récupérer les chats abandonnés, dit David, sourcils froncés, en pianotant déjà sur son téléphone. Je vais l‘appeler, voir si elle peut me filer leur numéro.
Il s’éloigna, portable à l’oreille, laissant la place à Anthony. Il semblait s’être débarrassé de Caroline puisqu’elle n’était visible nulle part, à mon grand soulagement. Il fut immédiatement surpris par notre manège et je lui fis un résumé de la situation.
En attendant que David ait terminé sa discussion avec sa mère, Alicia, Anthony et moi firent passer le temps en câlinant généreusement les petites boules de poils, qui semblaient avoir un grand besoin d’être rassurés. Nous profitâmes de leurs ronronnements pendant quelques minutes, avant que David ne nous rejoigne, se penche à notre hauteur et nous apprenne :
— J’ai contacté l’association, quelqu’un arrive pour les prendre en charge. Le bénévole devrait arriver d’ici une petite heure.
Je fronçai des sourcils. Je me sentais obligée de rester jusqu’à l’arrivée de celui ou celle qui récupérerait les chatons puisque c’était moi qui les avais trouvé, mais j’étais aussi gênée à l’idée d’imposer une heure d’attente à Anthony. Mais en même temps, je ne pouvais pas prendre arbitrairement le décision de nous faire perdre une heure sur le temps de travail que nous avions prévus.
Je me tournai vers le jeune homme, réfléchissant à la meilleure façon de lui exposer mon dilemme, quand Alicia qui me connaissait comme si elle m’avait faite - et l’inverse était tout aussi valable - intervint :
— Vous pouvez y aller tous les deux, je sais que vous devez bosser sur votre exposé d’histoire ce soir. David et moi, on peut rester, on avait pas spécialement prévu quelque chose pour aujourd’hui.
Je fus instantanément reconnaissante envers mon amie d’enfance de se proposer pour rester à ma place. Pour lui montrer toute ma gratitude, je la serrais fort contre moi. Je savais qu’avec elle, les chatons étaient entre de bonnes mains.
— Vous êtes super, merci, dis-je en m’éloignant d’Alicia et en adressant un sourire de reconnaissance à David. Vous me tenez au courant, hein ?
— Bien sûr ! m’assura-t-elle, avant de me faire signe de déguerpir.
Je me relevai, imitée par Anthony, et nous les quittâmes sur un geste de la main, non sans avoir offert une dernière caresse à la portée de chatons. Nous traversâmes la place sans un mot jusqu’à ce que nous ayons rejoint sa voiture, garée sur un parking à quelques centaines de mètres du lycée.
Il conduisait une petite citadine, assez récente, dans laquelle je me glissai avec surprise. Je me demandais comment il avait pu s’offrir un tel véhicule à son âge.
Alors qu’il se glissait derrière le volant, Anthony proposa :
— On s’arrête prendre un truc en chemin ? J’ai bien envie d’un croissant.
Je fis mentalement une rapide inspection du contenu de mon porte-feuille. J’avais de quoi m’offrir une gourmandise même si, très honnêtement, mon tour de taille aurait sans doute exigé d’oublier l’idée s’il avait pu donner son avis.
Comme l’avait dit Anthony, sa maison se trouvait bien en dehors de la ville. Il nous avait fallu rouler encore une bonne quinzaine de minutes après avoir quitté l’agglomération pour arriver à destination. Nous avions traversé un petit village dans lequel j’avais rarement mis les pieds, roulés entre deux bois que j’avais parcourus de nombreuses fois lors des sorties dominicales en famille de mon enfance, et empruntés un chemin de terre perdu au milieu des arbres, avant de s’arrêter devant une grande et ancienne demeure en pierre, entourée d’un vaste carré d’herbe laissé un peu à l’abandon.
Alors qu’Anthony arrêtait le véhicule sous un vieux chêne, je scrutai l’habitation, impressionnée par sa prestance et comprenant un peu mieux l’origine de la jolie voiture d’Anthony : ses parents n’avaient visiblement aucun soucis financiers.
Je détachai ma ceinture et sortis de l’habitacle, les yeux toujours rivés sur la maison - qui tenait quand même plus du manoir - en me faisant la réflexion qu’elle aurait mérité un petit rafraîchissement. Antony me rejoignit, le paquet de viennoiseries niché dans le creux du coude, et me fit signe de le suivre. Alors que nous empruntions l’allée gravillonnée envahie par les mauvaises herbes cheminant jusqu’au perron, je lui dis :
— C’est une sacrée maison que vous avez trouvé là ! J’ignorais son existence et pourtant j’ai grandi dans le coin. Comment vous êtes tombés dessus ?
Tout en ouvrant l’imposante porte en bois sombre, le jeune homme me répondit :
— Elle appartenait à mon grand-oncle. Il est décédé il y a quelques mois et maman a hérité de tout ce qui lui appartenait.
Il s’effaça pour me laisser entrer et je découvris une entrée vaste mais peu éclairée, où reposaient en vrac dans un coin une pile de chaussures, juste à côté d’un meuble qui aurait du les abriter.
— Fais pas gaffe au bazar, s’excusa Anthony aussitôt qu’il remarqua où s’était posé mon regard. Le meuble s’est cassé pendant le déménagement. On doit le réparer mais on n’a pas encore trouvé le temps.
Je lui assurai que je n’avais aucun problème avec ça, lui confiant par la même occasion que je n’étais pas la reine du rangement moi non plus. Sans un mot de plus, il me guida ensuite jusqu’au fond du couloir.
La porte de service qui en marquait l’extrémité était dotée d’une fenêtre à petits carreaux multicolores donnant sur l’arrière de la maison. J’aperçus rapidement une terrasse carrelée entourée de pots de fleurs et quelques arbres fruitiers au loin, avant de bifurquer sur ma gauche, suivant Anthony dans la pièce dont il venait d’ouvrir la porte. Il posa son sachet de viennoiseries sur un guéridon proche, une vieille chose qui avait au moins cent ans d’âge, avant d’aller ouvrir les volets en bois pour apporter un peu de clarté à la pièce.
Je découvris alors un bureau en bois sombre imposant, trônant sous les fenêtres, et de larges bibliothèque qui habillaient tout le pan de mur sur ma gauche. A ma droite, une table basse en verre étonnamment assez récente était entourée d’un canapé en cuir et de deux fauteuils en tissu clair. Des bibelots en tous genres et des livres hétéroclites envahissaient chaque centimètres carrés de libre de la pièce. On sentait que l’ancien propriétaire avait passé énormément de temps dans ce bureau, et en avait aimé chaque seconde.
— Comme tu peux le voir, fit Anthony une fois qu’il eut refermé les fenêtres, je ne t’avais pas menti. Mon grand-oncle était un féru de l’époque médiéval, on trouvera tout ce qu’il nous faut pour notre exposé dans ces bouquins !
Il accompagna sa phrase d’un geste ample de la main qui engloba la totalité de la pièce.
Je ne pouvais que lui donner raison. Dans chaque recoin, au milieu des livres, on pouvait apercevoir des parties d’armures, des armes et des objets d’époque. Je pensais même avoir aperçu ou ou deux bijoux. J’espérais que tout cela n’était que des répliques, sinon, j’aurais beaucoup de mal à tout manipuler sans avoir la boule au ventre, de peur d’abîmer quoi que ce soit de valeur.
— Tony, c’est toi ? cria soudain une voix quelque part dans la maison alors que je posais mon sac et ma veste près d’un des fauteuils où j’imaginais que nous allions passer les prochaines heures, à plancher sur notre exposé.
— Oui, maman ! répondit le jeune homme sur le même ton. Je suis dans le bureau avec Myriam !
J’entendis un bruit de cavalcade, signe que la mère d’Anthony descendait un escalier. Quelques secondes plus tard, une femme brune aux yeux clairs et à la beauté encore resplendissante apparut dans l’embrasure de la porte. Elle m’adressa un large sourire en s’exclamant :
— Ravie de faire ta connaissance, Myriam !
Puis elle se tourna vers son fils et ajouta :
- Il y a de la limonade au frigo si vous avez soif. Et si tu as besoin de moi, je serais dans le jardin, OK ?
Anthony acquiesça d’un signe tête, l’air un peu mal à l’aise. Sa mère disparut alors aussi subitement qu’elle était arrivée et j’entendis la porte de service claquer après son passage. Anthony se tourna ensuite vers moi et m’annonça :
— Je vais aller chercher à boire dans la cuisine, installe-toi en attendant.
Il s’avança jusqu’à la porte, s’arrêta à l’embrasure et me regarda avec une grimace gênée, avant d’ajouter :
— Au fait, fais attention en manipulant les objets et les livres de la pièce : ils ne sont pas vraiment à nous, mon grand-oncle les conservait pour son espèce de collectif de passionnés. On doit les rendre d’ici quelque semaines.
Je lui fis signe que j’avais compris et il sortit de la pièce. Prenant ensuite conscience qu’à l’intérieur de la maison il faisait bien plus frais qu’à l’extérieur, où on avoisinait les trente-cinq degrés, je récupérai ma veste et l’enfilai. J’entrepris alors de ne plus résister à l’appel de la curiosité et m’approchai des bibliothèques pour voir d’un peu plus près ce qu’il s’y trouvait et commencer à chercher des choses intéressantes pour notre devoir.
De vieux livres en cuir ou en tissu aux couleurs passées côtoyaient des ouvrages plus récents aux couvertures encore brillantes. En déchiffrant les tranches, je constatai que, comme l’avait affirmé Anthony, tous traitaient de près ou de loin de l’ère médiéval, ainsi que d’un certain Georges de Lydda, dont le nom revenait assez régulièrement parmi les titres. Je ne doutais pas que nous trouverions tout ce dont nous avions besoin, et plus encore, pour rendre un exposé d’une qualité au delà des attentes de notre professeur.
Alors que je parcourais les étagères du regard à la recherche d’un livre prometteur pour débuter nos recherches, je bousculai de mes hanches une pile de bouquins posés en équilibre précaire sur l’imposant bureau. Je réussis à rattraper le tout avant que les ouvrages ne s’écroulent sur le parquet, mais le collier qui se trouvait juste à côté des livres glissa par terre, expédié au pied de la bibliothèque par un coup de coude malencontreux de ma part alors que je me précipitai pour éviter la catastrophe.
Mortifiée, je m’empressai de remettre les livres en une pile un peu plus assurée puis m’accroupis pour récupérer le bijou au sol. Avant de me redresser, je jetai un rapide coup d’œil à l’objet, espérant ne pas l’avoir abîmé. La chaîne aux mailles épaisses de couleur or semblait intact, ainsi que le médaillon plat gravé d’un dragon de même couleur aux ailes déployées de chaque côté de son corps. La petite pierre rouge qui représentait son œil était, elle aussi, toujours en place.
Ouf.
Rassurée, je me redressai. Je dus cependant me raccrocher très vite aux étagères de la bibliothèque, prise d’un violent vertige. Je me mis à haleter, l’estomac retourné, et je fermai les yeux, m’interrogeant sur ce malaise soudain.
Puis sans signes avant-coureur, la bibliothèque qui me soutenait disparut.
Chapitre 2
Je n'eus pas le temps d'amortir ma chute.
Je m'écroulai douloureusement sur un sol meuble, bien différent du plancher de bois que je foulais quelques secondes plus tôt, au milieu de piaillements aigus, ressemblant fortement à celui de poules en panique. Une odeur âcre et puissante me prit au nez, accentuant une nausée déjà étrangement bien puissante.
Prenant appui sur mes genoux et mes mains, je me redressai à temps pour rendre le contenu de mon estomac. Cela dura une dizaine de secondes, pendant lesquels le concert des gallinacées perdura, très vite rejoint par des hennissements et des mugissements.
Malgré la nausée et mes vertiges encore persistants, je m'empressai d'ouvrir les yeux, alertée par tous ses sons complètement hors de propos. Je découvris alors que je me trouvais dans une espèce d'étable, entourée de poules effrayées, d'une vache a l'air intrigué et de deux chevaux à la robe claire qui me toisaient depuis la sortie, d'où je voyais apparaître un sol boueux et un bout de bâtisse en bois.
Mer ... credi !
Comment m'étais-je retrouvé là en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire ? Où était passés le bureau, la maison d'Anthony et tous ce qui s'y trouvaient ?
Tremblante, encore secouée par mon malaise, je tentai de me relever. Je flageolai quelques instants sur mes jambes instables avant de m'écrouler de nouveau. Je pris ensuite la décision de m'allonger sur le sol puisque les vertiges devinrent si puissants que je faillis tourner de l'œil.
Je posai ma tête sur la paille humide, accueillant la fraîcheur de cette dernière avec un tel soulagement que je compris que j'avais certainement une fièvre carabinée. Je refermai les yeux et respirai par la bouche, tentant par là de ne plus faire subir les odeurs nauséabondes à mon estomac suffisamment malmené comme cela.
— Mais qu'est-ce qu'y s'passe ici ?
Je sursautai et rouvris les yeux au son de la voix. Une femme se tenait dans l'embrasure de la porte, son regard intrigué posé sur moi, une spatule de bois à la main et le tablier blanc constellé de tâches grasses. Elle avait une chevelure bouclée et rousse tirée en arrière, grisonnante sur les tempes, l'embonpoint de celle qui mangeait bien plus que nécessaire et portait une longue robe d'un bleu foncé et délavé.
Démodée d'au moins un millénaire, la robe.
Je comprenais de moins en moins.
— Eh ben, en vlà une surprise ! Qu'est-ce qu'vous faites dans mon étable, jeune fille ?
Elle s'approcha de moi et s'agenouilla en prenant bien soin d'éviter la zone que j'avais souillé. Je la suivis du regard, me demandant si j'aurais suffisamment de force pour me défendre s'il s'avérait que cette femme était moins amicale qu'elle n'y paraissait. Sincèrement, j'en doutais.
— Qu'est-ce donc qu'l'accoutrement qu'vous portez là ? s'étonna-t-elle ensuite en détaillant mes vêtements.
Elle ne s'attarda cependant pas longtemps sur ma tenue et glissa plutôt sa spatule dans la poche ventrale de son tablier, avant de se pencher pour poser sa main fraîche sur mon front. Cela me fit un tel bien que j'en fermais les yeux en soupirant d'aise.
— Nom de ... ! Mais vous êtes brûlante ! s'écria-t-elle, avant de hurler de toute la force des ses poumons : Reddi ! Viens m'aider !
Le soulagement que j'avais ressenti au contact de sa main froide passa bien vite et, de nouveau, la nausée repartit à l'assaut, accompagnant les vertiges qui persistaient malgré le fait que j'étais allongée et que j'avais les yeux fermés. Je serrai les dents, décidée à lutter pour conserver le peu qui me restait dans l'estomac.
— Tout va bien, ma jolie, me rassura la femme d'une voix douce, en passant une main caressante dans mes cheveux. J'vais prendre soin de vous. C'est quoi vot' p'tit nom ?
Je déglutis et croassai :
— Myriam. Où suis-je ?
Il y eut un flottement, un instant de silence, puis elle finit par me répondre avec une voix un peu abasourdie :
— Vous êtes chez moi, dans mon auberge, à Dorca. Vous vous souvenez pas d'êt' v'nue jusqu'ici ?
Je sentis un soupçon de panique monter en moi. Aucune idée d'où pouvait se trouver cette ville qui portait le nom de Dorca, ni de quelle auberge cette femme pouvait bien parler. A ma connaissance, il n'existait aucun établissement de ce genre près de chez moi.
Je laissai échapper un gémissement de douleur quand les nausées s'amplifièrent et que de la bile brûlante remonta jusqu'à ma gorge. Dans une vaine tentative d'atténuer mon mal, je me roulai en boule sur moi-même, serrant mes poings contre mon ventre. Ma tête continuait de tourner. J'aurais presque préféré m'évanouir.
— Alors, c'était quoi tout ce raffut ? fit soudain une voix grave, appartenant sans aucun doute possible à un homme.
J'entrouvris un œil, le temps d'apercevoir la petite taille du nouvel arrivant, sa paire de bottes en cuir usé, son pantalon brun aux coutures malmenés et son tablier tâché, passé sur un torse nu et un ventre bedonnant.
— Qui c'est celle-là ? ajouta-t-il d'un ton étonné en m'apercevant.
Alors qu'il s'approchait à son tour, je refermai mon œil entrouvert, prenant conscience que soulever à demi ma paupière avait été une très mauvaise idée. C'était, apparemment, tout ce qu'attendait mon corps pour décider de mettre fin à mes tourments.
Je m'évanouis.
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Avant même d'ouvrir les yeux, je compris que je n'étais pas dans mon lit : jamais mon matelas ne m'avait piqué le dos comme le faisait le couchage où je me trouvais.
Puis en un éclair, me souvenirs revinrent. J'ouvris alors brusquement les yeux pour me découvrir étendue dans une petite chambre où on avait réussi à caser une commode, un lit simple en bois et une table de chevet, tous d'une fabrication artisanale, sans aucun doute possible.
Paniquée, je me redressai rapidement dans le lit, faisant tomber le drap rêche qui me recouvrait et constatai qu'on m'avait changé. Je portais une espèce de longue chemise beige fermée jusqu'au cou par des lacets et qui m'arrivait à mi-mollet. En cherchant dans la pièce, je découvris ensuite que mes vêtements étaient pliés et posés sur la commode. J'en ressentis un immense soulagement.
Avant même de réfléchir plus à ma situation - et de me mettre à paniquer devant ma présence inexplicable dans cet endroit - je sortis du lit. Après un vertige qui passa très rapidement, je pus m'avancer jusqu'à la commode et ôter la chemise qu'on m'avait passé pour remettre mes vêtements. Heureusement, celui ou celle - et j'espérais très fortement que c'était une elle - qui m'avait déshabillé m'avait laissé garder mon soutien-gorge et ma culotte. Un soulagement pour ma pudeur déjà bien mise à mal.
Une fois rhabillée, je regardai d'un peu plus près ce qui m'entourait.
Le lit se trouvait à ma droite, la tête poussée contre le mur, ainsi que la table de chevet. Au sol, un plancher grinçant, fait d'un bois qui recouvrait l'entièreté de la pièce - mur et plafond compris. Sur ma gauche, la commode, où était posées une cruche d'eau et une bassine en métal, juxtaposée à une petite cheminée éteinte. En face de moi, une fenêtre à double vantaux, entrouverte, qui donnait sur un espace boueux et un édifice qui me semblait être l'étable où je m'étais sentie mal. Puis dans mon dos, une porte.
Presque sans m'en apercevoir, je me mis à trembler et à respirer plus vite. Une crise de panique semblait vouloir pointer le bout de son nez. Ce n'était sans doute pas le moment idéal pour ça. Je ne savais pas où je me trouvais, ni avec qui, ni depuis quand. Il valait sans doute mieux attendre de me sentir un peu plus en sécurité pour laisser libre court à mon angoisse.
Je fermai mes yeux quelques secondes et inspirai profondément à plusieurs reprises. Pendant plusieurs longues minutes, j'ordonnai à mon cerveau de garder la crise de nerf pour un moment plus opportun. Puis, une fois calmée, je me mis à réfléchir.
Tout d'abord, il me semblait judicieux de sortir de la chambre et d'essayer de retrouver le couple qui m'avait trouvé dans l'étable, puisqu'ils s'étaient visiblement occupé de moi pendant mon sommeil. Ensuite, je devais essayer de comprendre ce qu'il m'était arrivé, en espérant que ces mêmes bons samaritains puissent encore m'aider et, enfin, trouver comment retourner chez moi. Cela me semblait un bon plan.
Forte de ma nouvelle détermination, j'inspirai un grand coup pour me donner du courage et sortis de la pièce.
J'atterris dans un couloir étroit, seulement éclairée par une lucarne haute à ma droite, et percée de part et d'autres d'une demi-douzaine de portes. A ma gauche, un escalier descendait.
Je refermai la chambre derrière moi et m'engageai prudemment sur la première marche. De l'étage du dessous me parvint des bruits de conversation et le son d'un violon qui jouait, le tout dans une ambiance qui sonnait bon enfant. Cela me rassura un peu.
Arrivée au bout de ma descente, je me collai contre le mur qui me donnait la meilleure vision d'ensemble.
L'escalier donnait sur une immense pièce meublée de trois longues tables et de ses bancs, installés perpendiculairement à une immense cheminée. Près de moi, une porte ouverte donnait sur ce qui semblait être une cuisine, dans laquelle j'apercevais deux personnes se mouvoir avec rapidité, les mains chargées. Je me rappelai alors seulement que la femme avait mentionné une auberge. Je me trouvais certainement au rez-de-chaussée de l'établissement, dans la salle qui servait de restaurant.
Je mis quelques secondes, perdue dans ma contemplation du lieu, avant de comprendre que les gens attablés autour de leur repas entretenaient des discussions dont je ne comprenais pas le moindre mot. Non parce que le mélange de toutes les discussions rendaient impossible la compréhension de l'une d'entre elles en particulier, mais parce que le langage employé m'était totalement inconnu.
Je fronçai des sourcils. Il m'avait pourtant sembler avoir échangé sans soucis avec la femme de l'étable. Était-il possible que tous les clients de l'auberge soient étrangers ?
Un mouvement près de moi m'arracha à mes réflexions. Je sursautai, surprise et me tournai à demi pour tomber nez à nez avec la femme qui m'était venue en aide. Elle sembla aussi surprise que moi pendant une seconde, puis elle me sourit, une assiettes fumante entre les mains.
Et elle me parla. Mais je ne compris pas un traître mot.
Mes yeux s'écarquillèrent, la panique faisant son retour. Je la refoulai aussi sec. Ce n'était toujours pas le moment.
Voyant que je ne répondais pas, la femme insista, répétant les mêmes sons, pour un même résultat.
Nom d'un chien, pourquoi est-ce que, tout à coup, je ne la comprenais plus ? Et quelle était cette langue qu'elle utilisait et qui ne ressemblait en rien à ce que j'avais déjà pu entendre au cours de ma brève existence ?
Devant mon mutisme, la femme fronça à son tour des sourcils, reprit sa route initiale pour poser l'assiette devant l'un des clients et revint vers moi. Elle prononça de nouveaux mots. Pour toutes réponses, je me contentai de secouer la tête pour lui signifier que je ne la comprenais pas. Son froncement de sourcil s'accentua. Elle parut un peu inquiète.
Elle m'attrapa alors par la main pour me forcer à remonter avec elle. Elle me ramena jusqu'à la chambre où je m'étais réveillée et me fit asseoir de force sur le lit, m'installant dos à la porte. Puis, elle quitta la pièce sans un mot.
Je restai assise quelques instants, sans rien faire d'autre que de regarder par la fenêtre, appréciant la brise légère et chaude qui venait de l'extérieur. Je me demandais ce qu'il se passait. Qu'allait-elle faire de moi à présent ? Étais-je en danger ? Devais-je fuir ? Mais fuir pour aller où ? J'ignorais où je me trouvais et comment j'y étais arrivée, donc impossible de prendre le chemin inverse pour retourner à la maison.
Le verdict était donc sans appel : j'avais désespérément besoin d'aide.
Je regardai autour de moi, m'interrogeant sur la possibilité de trouver un objet dans la pièce qui me permettrait de me protéger dans l'hypothèse - peu probable - où la femme deviendrait menaçante, voire même violente. Mon regard tomba alors sur la table de chevet, et le collier que je n'avais pas remarqué jusque là. Je m'en emparai, reconnaissant le bijou que j'avais ramassé dans le bureau, chez Antony, avant que ma soirée ne prenne une tournure plus qu'étrange. En le regardant d'un peu plus près, je constatai que la matière dont était faite le pendentif n'avait rien à voir avec du métal. Le dragon semblait avoir été sculpté dans une espèce de pierre dorée aux reflets irisés, chaude au toucher, contrairement à la chaîne qui semblait bel et bien faite d'or.
J'entendis la porte s'ouvrir dans mon dos et me retournai pour voir la femme revenir, un tissu passée sur le bras. Elle s'avança en le dépliant, révélant une robe assez semblable à la sienne, mais dans des tons jaune pâle.
— Cette robe d'vrait vous aller, vous semblez faire la même taille que moi quand j'avais vot' âge. Hors de question d'vous laisser vous promener dans vos drôles de vêtements.
Je sursautai.
Nom d'un chien, voilà que je la comprenais maintenant !
— Tout va bien, ma mignonne ? J'vous ai fait peur ? s'enquit-elle.
Je coulai un regard suspicieux vers le collier, m'interrogeant sur cette bizarrerie. Histoire de confirmer mes doutes, je le reposai sur la table de chevet. La femme suivit mon geste du regard puis m'interrogea de nouveau dans sa langue étrange.
Je ne compris pas.
Je récupérai alors précipitamment le bijou et l'enfilai aussitôt par dessus ma tête. Le médaillon tomba à la naissance de ma poitrine, toujours aussi chaud contre la peau dévoilée par mon débardeur. Même si l'idée ne me plaisait pas vraiment d'avoir cet objet sur moi - pour des raisons qui me paraissaient assez évidente - il était la seule chose pour l'instant qui semblait pouvoir m'aider. Et il semblait aussi plus pratique de le porter tel qu'il devait l'être, plutôt que de le tenir en main indéfiniment.
— Ma jolie, j'sais qu'vous m'comprenez pas, mais faut vraiment qu'vous changiez vos vêtements, continua la femme, étrangère à mes pensées et agitant la robe devant elle pour me faire comprendre qu'elle attendait que je la prenne.
C'était vraiment étrange. J'entendais parfaitement cette femme utiliser des mots que je n'aurais pas dû comprendre, mais c'était pourtant bel et bien le cas. Et sans que je comprenne comment, ou pourquoi, le collier semblait y être pour quelque chose. Est-ce que l'étrangeté de la chose irait jusqu'à me faire comprendre d'elle si je lui parlais ?
— Je vous comprends, dis-je alors, m'attirant son regard surpris.
Je fus étonnée de constater que, si j'avais pensé dans ma langue maternelle, les mots qui étaient sortis de ma bouche n'avait absolument rien à voir avec le français. J'avais vraisemblablement parlé sa langue.
— Mais ... à l'instant, en bas, vous sembliez ... fit la femme, l'air perdue et tenant toujours sa robe tendue devant elle.
Je me demandais s'il était judicieux de parler des effets du collier à cette personne. Après tout, j'ignorais tout d'elle et de l'endroit où j'étais, et je ne pouvais pas prendre le risque de me faire brûler vive sur un bûcher, comme on l'avait fait chez moi quelques siècles plus tôt, dès qu'une personne était soupçonnée de pratiquer la sorcellerie. Et ce collier semblait plus magique que technologique, même si mon esprit d'adolescente issue de la société moderne avait du mal à accepter cette idée.
— C'est le collier, n'est-ce pas ? devina la femme avec justesse.
Étonnement, elle ne semblait pas le moins du monde effrayée par son soupçon, mais plutôt convaincue. Devant mon mutisme, elle pinça la bouche et tendit de nouveau la robe dans ma direction d'un geste décidé.
— Enfilez ça et r'joignez moi en bas. J'vais vous servir un p'tit truc à manger.
Puis, sans attendre de réponse de ma part, elle laissa tomber le vêtement sur mes genoux et sortit de la pièce.
Le message était clair.
Je tins la robe devant moi un moment, me demandant pourquoi est-ce qu'elle insistait autant pour que je me change, avant de me plier aux exigences et de l'enfiler.
J'ôtai mon jean, mon débardeur et ma veste, ne gardant que mes sous-vêtements et mes tennis, puis passai la robe par dessus ma tête. Elle retomba souplement sur mon corps, bâillant légèrement à certains endroits, et s'arrêta sur mes chevilles. C'était assez peu esthétique mais je préférais obéir que de m'attirer des ennuis en jouant les fortes têtes. De toute façon, aller contre la volonté des autres n'était pas vraiment dans ma nature.
Je laissai le collier caché sous la robe et quittai la chambre pour rejoindre la femme au rez-de-chaussée, comme elle me l'avait ordonné. La pièce était toujours pleine de bruits et de vie. Je choisis de m'installer au bout d'une des tables, à l'écart des autres.
En attendant que la femme me rejoigne, j'observai discrètement mon environnement. Les personnes qui se restauraient portaient pour la plupart des vêtements poussiéreux, datés d'une autre époque, et avaient le teint fatigué. Je supposai qu'ils étaient des voyageurs. Les autres devaient être plutôt des habitués, si tant est que c'était possible.
La salle n'était que peu éclairée, puisque la seule lumière était naturelle et arrivait par les quatre petites fenêtres qui entouraient la porte d'entrée, donnant sur une rue faite d'un mélange de terre séchée et de paille. De l'autre côté, je voyais d'autres bâtiments, des boutiques principalement, faites du même bois et bâties sur le même modèle.
En mettant bout à bout toutes les informations que j'avais en ma possession, je commençais à me demander si je n'avais pas basculé dans une espèce de monde parallèle. Mon " voyage " n'avait duré qu'une seconde ou deux, le temps de fermer les yeux. J'aurais pu penser à un voyage dans le temps ou à un déplacement géographique sans précédent, mais la magie que le collier semblait porter me poussait à invalider ces suppositions. Sauf si, contrairement à tout ce que j'avais appris jusque là, la magie existait sur Terre. Ce dont je doutais fortement.
Je fus tirée de mes pensées par le retour de la femme qui posa une assiette sous mon nez, contenant un morceau de pain noir, ce qui semblait être une portion de fromage et quelques petites boules vertes qui ressemblait à un croisement entre des cerises et des pommes. Mon estomac réclama bruyamment sa pitance. Je n'avais même pas eu conscience de ma faim jusque là.
Je me jetai sur la nourriture, sans me poser plus de questions. Le pain était dur, le fromage trop salée et les petites boules vertes acides comme des citrons. Je mangeai toutefois sans rien dire, trop reconnaissante d'avoir déjà quelque chose à me mettre sous la dent.
Ce ne fut qu'une fois que j'eus avalé la moitié du contenu de mon assiette que je remarquai que la femme s'était installé en face de moi, les mains croisés sur la table, me regardant manger avec bonheur.
— Ca m'rassure de voir qu'vous avez bon appétit, c'est l'signe qu'vous allez mieux. Vous avez dormi pendant deux jours entiers, vous savez.
Je sourcillai. Je ne pensais pas être restée inconsciente plus de quelques heures. J'espérais que tout ce temps passé dans les vapes n'allaient pas compromettre mes chances de rentrer à la maison.
Je mangeai avec moins d'empressement en constatant qu'elle voulait discuter. Me voyant plus attentive, elle enchaîna :
— D'où vous v'nez, ma jolie ? Comment qu'vous êtes arrivée dans mon étable en faisant tout c'raffut ? Vous avez tellement effrayé mes poules qu'elles n'ont pas voulu donner d'œufs le lendemain.
Navrée pour elles ...
— Honnêtement, je ne suis pas sûre que vous apprendre d'où je viens nous avance vraiment. Mais j'arrive de très loin, ça, je peux vous le garantir. Et je pense que c'est le collier qui m'a amené ici.
La femme se gratta la joue, son regard errant sur ma poitrine, là où elle devinait que se cachait le bijou.
— J'ai jamais entendu parler d'un objet qui pourrait faire voyager quelqu'un, mais j'suis pas très au fait de tout c'qui concerne la magie. J'suis qu'une simple aubergiste, moi. Il faudrait que j'vous emmène voir l'ensorceleuse du village. Si c'est bien l'collier qui vous a amené, elle d'vrait pouvoir vous expliquer comment rentrer.
Je sentis un regain d'espoir envahir mon corps. C'était la meilleure nouvelle que j'entendais depuis mon réveil.
— Ce serait vraiment très gentil de votre part, m'enthousiasmai-je. Est-ce qu'il serait possible d'y aller tout de suite ?
— Vous allez d'voir attendre que le service s'termine, ma jolie, j'peux pas quitter l'auberge en laissant mon mari faire tout le boulot, répondit-elle en écartant largement les bras pour me désigner la salle. Finissez donc tranquillement vot' assiette, et ensuite j'vous emmène voir Merrine.
J'acquiesçai d'un signe de tête ; elle se leva pour reprendre son travail. Je piochai ensuite dans mon assiette, le cœur en joie, en priant de toutes mes forces à qui aurait bien voulu m'exaucer, pour que ma rencontre avec cette Merrine se déroule comme je l'espérais.
L’ensorceleuse que l’aubergiste voulut me faire rencontrer ne se trouvait pas au village. Après m’être restaurée, ma bienfaitrice - qui répondait au nom de Siam, comme elle me l’avait appris dès la première fois où je l’avais interpellé en l’appelant madame - me guida à travers le hameau qu’elle habitait, jusqu’à l’extrémité nord du village, devant une maison de plein pied aux planches de bois d’aspect neuf et aux vitres immaculées. Elle pénétra sur le porche couvert qui circulait sur toute la façade de la maison, colla son visage aux petits carreaux qui ornaient la porte d’entrée et scruta à l’intérieur, avant de revenir vers moi en fronçant des sourcils.
— Elle n’est pas ici ? demandai-je, en espérant que cela n’avait rien d’anormal, même si l’attitude de Siam laissait présager tout le contraire.
— Non, répondit-elle en posant ses points sur ses hanches. Drôle d’histoire. Elle d’vrait êt’ là pourtant. Merrine quitte jamais le village à c’te période de l’année.
Je ne m’en étonnais presque pas. La chance aurait été trop belle.
— Que fait-on alors ?
Siam n’entendit sans doute pas ma question. Elle s’éloignait en direction de la bâtisse accolée à la maison de Merrine, une espèce d’écurie devant laquelle était assis un homme fin et barbu, mâchonnant un fétu de paille d’un air nonchalant. Siam l’interpella, lui demandant des nouvelles de l’ensorceleuse.
— Partie hier, à la tombée de la nuit, avant que les portes se ferment, lui apprit-il. Elle a pas dit où elle allait.
Je lâchai un soupir, déçue par la tournure des événements, puis regardai autour de moi, scrutant d’un peu plus près le village qui m’entourait.
Dorca n’était pas très grande. Une large rue la traversait de part en part, coupée occasionnellement par des ruelles perpendiculaires. Au nord et au sud du village, des portes en bois de deux mètres de haut trouaient l’enceinte qui l’entourait et protégeait les habitant de je ne savais quoi. Les maisons construites ici se ressemblaient toutes plus ou moins, bâties dans le même bois et aux ornements similaires. De temps à autre, une enseigne se balançait, annonçant un commerce ou un corps de métier en particulier. J’en reconnus certaines, telles que celle du boulanger ou de l’épicier, mais d’autres me laissèrent dans le flou total.
— Rentrons à l’auberge, ma jolie, fit Siam en revenant vers moi d’un pas décidé, après avoir échangée encore quelques mots avec l’homme. Inutile d’rester ici à attendre, personne n’sait quand Merrine reviendra.
J’acquiesçai d’un signe de tête et la suivis de nouveau dans la grande rue, jusqu’à rejoindre l’auberge qui se situait près de l’entrée sud du village. Avant de passer la porte ouverte que me tenait Siam, je jetai un œil de l’autre côté de l’enceinte, admirant la plaine herbeuse qui, semblait-il, s’étendait à perte de vue. Cela finit de me convaincre que j’étais vraiment très loin de chez moi.
Dans la salle à manger, Siam me fit signe de prendre place à l’une des tables avant de disparaître derrière la porte qui menait aux cuisines. Seule, je pris le temps de regarder la pièce plus en détails et supposai que les aubergistes avaient de maigres moyens. Il n’y avait aucunes décorations, seulement ce qui semblait être le strict minimum en matière d’objets nécessaires au bon fonctionnement de l’établissement.
Je me demandai alors ce qu’il allait advenir de ma personne. Siam avait l’air gentille, prête à venir en aide à son prochain, mais cela n’avait peut-être été le cas que parce qu’elle était persuadée de pouvoir refiler le problème à une tierce personne au plus vite. Maintenant qu’il était évident que j’allais avoir besoin d’aide plus longtemps que prévu, qu’allait-elle me dire ?
Elle revint dans la salle à manger assez rapidement, accompagné d’un petit homme a l’air maussade. Je reconnus celui dont elle avait hurlé le nom quand elle m’avait trouvé dans son étable et je supposai qu’il devait être son époux.
Tous deux me rejoignirent, Siam s’installant près de moi et l’homme s’asseyant sur le banc d’en face en posant ses mains jointes sur la table. Son regard voyageait de sa femme à moi, paupières plissées, avec l’air de celui qui s’attend à une entourloupe. Je me sentis un peu rassurée par la tournure que prenaient les choses. J’imaginais que, puisque Siam s’était assise à côté de moi, c’était en signe de soutien. Sauf que j’ignorais quel soutient elle allait bien pouvoir me fournir.
— Merrine est pas chez elle, elle est partie, annonça alors Siam en fixant son mari droit dans les yeux. Personne sait pourquoi ni pour combien de temps, alors j’propose qu’on garde la d’moiselle avec nous jusqu’à son retour.
Je vis l’homme se redresser, prêt à riposter, mais Siam poursuivit sans lui laisser le temps d’intervenir :
— J’sais c’que t’en penses, nous avons eu le temps d’en parler c’deux derniers jours. Mais la d’moiselle vient de très loin et sans possibilité de rentrer chez elle pour l’instant. T’veux vraiment la mettre à la porte ?
Il plissa des yeux, les coins de sa bouches s’arquèrent vers le bas et il me jeta un regard suspicieux. Enfin, il lança calmement :
— Nous n’avons pas les moyens d’entretenir une personne gracieusement, Siam. Les temps sont assez durs comme ça, c’est pas la peine de nous compliquer la vie. Et on sait pas d’où elle vient, qui sait quels genres de problème elle pourrait nous causer !
Ses arguments étaient bons, je devais en convenir, même si ça n’arrangeait pas mes affaires. Entendre Siam proposer de me garder près d’eux jusqu’au retour de celle qui pourrait peut-être m’aider me mettait cependant du baume au cœur. Je n’en aurais jamais attendue autant de la part d’une totale inconnue.
Cette dernière, ignorante de mes pensées, riposta d’ailleurs très vite à son mari d’un ton indigné :
— J’ai jamais dit qu’ce serait gratuit ! Tu n’cesses de répéter qu’on a besoin d’une paire de bras en plus mais qu’on a pas les moyens d’engager quelqu’un. Alors elle va nous aider à l’auberge. Hein, ma jolie ?
Siam se tourna vers moi à la fin de sa phrase. Comme je ne m’attendais pas à ce qu’on me demande mon avis dans cette discussion, je mis un peu de temps avant de répondre en hochement vivement la tête de haut en bas. Peu importait ce qu’on attendait de moi, il était hors de question de laisser filer l’occasion d’avoir un toit au dessus de ma tête et de la nourriture dans une assiette.
En face de nous, l’époux de Siam demeura silencieux. A sa manière de nous regarder, je devinais qu’il cherchait comment contrer sa femme. Siam eut la délicatesse de lui laisser un peu temps pour trouver un argument à lui opposer puis, au bout d’une minute ou deux de silence de la part de l’homme, elle frappa énergiquement sur la table du plat de ses mains et se redressa.
— Alors, c’est décidé ! La d’moiselle reste avec nous jusqu’à c’que Merrine rentre au village. J’préfère te prévenir ma jolie, il y aura du travail !
Peu m’importait. J’étais reconnaissante de ne pas finir à la rue, seule et ignorante de tout ce qui faisait ce monde, alors s’il fallait me salir les mains pour mériter un matelas où m’allonger la nuit et une assiette remplie matin, midi et soir, j’étais prête à le faire.
Siam me tira alors par le bras pour me forcer à me lever à mon tour et m’obligea à marcher jusqu’à la cuisine.
— J’vais tout de suite t’expliquer c’que j’attends de toi, dit-elle d’un ton joyeux. Suis-moi.
Avant de disparaître dans l’autre pièce, je me retournai pour observer l’homme rester en arrière. Il avait abandonné sa posture droite et carré pour laisser tomber sa tête entre ses main : la position de celui qui avait été vaincu.
A environ une heure de marche de Dorca, il y avait un petit lac caché au milieu d’un bois, dans lequel venait se jeter une cascade d’eau claire descendant directement des montagnes. Les habitants du village avait pour habitude de s’en servir aux beaux jours pour se laver et s’amuser. La première fois, trois jours après mon réveil, Siam m’y avait emmené comme à son habitude, au même moment que le reste des femmes du village. J’avais refusé de me dénuder devant autant d’inconnues, l’idée m’ayant mise trop mal à l’aise : j’étais habituée à l’intimité d’une salle de bain et n’aurait cédé sur ce point pour rien au monde, même si cela me condamnait aux toilettes de chat jusqu’à mon retour à la maison. Du coup, Siam avait accepté de changer ses habitudes et de faire son bain seulement en ma compagnie, à une heure où personne d’autre ne s’y trouvait.
Cela ne faisait que la douzième fois que nous y venions, et j’avais encore un peu de mal à me sentir à l’aise dans ma nudité en présence d’une tierce personne, fusse-t-elle aussi agréable que l’était Siam. J’avais pris l’habitude de traîner un peu au déshabillage pour lui laisser le temps de s’éloigner du rivage et ainsi récolter un semblant d’intimité. J’ôtai ensuite mes vêtements à la va vite et sautai à l’eau le plus rapidement possible, manquant à chaque fois de faire une attaque au contact de l’eau particulièrement froide. Cette fois-ci ne dérogea pas à la règle. Je revins à la surface, haletante et le corps crispée par le choc thermique. A la brasse, je rejoignis ensuite Siam près de l’affleurement sur lequel nous avions déposés le savon en arrivant. Elle terminait de se frotter, indifférente au fait qu’elle n’avait de l’eau que jusqu’aux hanches. J’attendis qu’elle termine avant de prendre sa suite.
Notre toilette faite, nous nous attardâmes un peu dans l’eau, Siam faisant la planche en se laissant dériver et moi révisant quelques nages apprises en cours de natation lorsque j’étais plus jeune. Lorsque le soleil commença à disparaître derrière le plus haut pic des montagnes, ce fut le signal pour plier bagage. Nous nous séchâmes, rhabillâmes et prirent le chemin de retour, un sentier de terre sèche qui sillonnait à travers les arbres avant de rejoindre une large route dans la plaine qui ramenait à Dorca.
Ce fut au milieu des frondaisons, peu de temps avant d’atteindre l’orée du bois, que nous rencontrâmes une femme blonde, vêtue d’une robe poussiéreuse et chargée d’un sac volumineux qu’elle portait en bandoulière.
— Merrine ! s’exclama Siam d’un ton enjouée en pressant le pas.
Je sourcillai en détaillant la nouvelle arrivante qui devait très certainement être l’ensorceleuse dont j’attendais le retour avec impatience depuis plusieurs semaines. Elle portait une longue natte qui lui tombait au milieu du dos, dont quelques mèches s’échappaient, volant autour de son visage pâle et fatiguée. Ses yeux, d’un marron aux curieux reflets rouge grenat, affichaient une certaine lassitude. Mais malgré cela, elle marchait d’un pas vif et alerte et ne cessait de jeter des regards en arrière, comme si elle craignait qu’on ne la suive. A l’appel de Siam, elle jeta un regard surpris dans notre direction avant de visiblement se détendre et de presser le pas à son tour pour nous rejoindre au croisement de nos deux routes.
— Nous désespérions d’vous revoir un jour, enchaîna Siam dès qu’elle eut pris une des mains de Merrine entre les siennes en un signe de salut que j’avais souvent observé depuis mon arrivée. Tout le village était persuadée qu’vous aviez fini par être convaincue qu’vos talents s’raient bien plus utiles dans une grande ville.
— Jamais je ne quitterais Dorca, je vous l’ai assez souvent répété pourtant, répondit Merrine en saluant Siam à son tour. J’ai eu une urgence, je suis désolée de vous avoir inquiétés. Mais je rentre au village maintenant.
— Ca tombe très bien ! Nous avons b’soin de votre expertise, renchérit Siam en se retournant à demi pour me faire signe de les rejoindre. Ma jeune amie ici présente voudrait qu’vous regardiez son collier d’un peu plus près. Son histoire est étrange, j’espère qu’vous pourrez l’aider.
Je les rejoignis, le regard de Merrine fixée sur ma personne. Et lorsque son regard tomba sur le médaillon que je ne prenais jamais la peine de cacher, son regard sembla briller d’émotion un quart de seconde avant de reprendre l’air las qu’elle traînait depuis notre rencontre.
— Je le ferais dès que je serais de retour chez moi, promit Merrine, mais je dois encore chercher quelques herbes dans la forêt avant de rentrer. Pouvez-vous attendre jusqu’à ce soir ?
— Bien entendu, assura Siam en lâchant les mains de Merrine, j’voulais pas dire que vous d’viez jeter un œil à ce bijou tout de suite ! Ce soir, sans faute. Nous viendrons avant l’dîner, ça vous va ?
Merrine esquissa un sourire puis fit glisser son sac volumineux devant elle en disant :
— C’est parfait. En attendant, puis-je vous demander un service ? Je suis fatiguée et mon sac est très lourd, pourriez-vous le ramener à Dorca avec vous ? Vous me le rendrez ce soir.
Siam glissa un regard empli de curiosité sur le sac en cuir avant d’accepter avec entrain.
— Faites attention, je vous prie, ce qu’il contient est très fragile, précisa l’ensorceleuse.
La besace changea de mains et Merrine prit ensuite le chemin vers l’ouest en nous promettant de nous retrouver chez elle. Je vis Siam tenter de passer la bandoulière du sac par dessus sa tête, mais il semblait trop lourd pour cette femme d’une cinquantaine d’années.
— Attends, Siam, je vais le porter, dis-je en lui prenant la besace des mains avant même qu’elle n’ait eu l’idée de protester.
Je fus surprise par le poids du sac. Vu l’avertissement de Merrine, je m’étais attendue à quelque chose de bien moins lourd. Cependant, je passai la bandoulière par dessus mon épaule sans rien dire et pris le chemin du retour avec Siam.
Nous fûmes de retour à l’auberge à temps pour le service du déjeuner. Reddi était affairé en cuisine depuis des heures, comme à son habitude, et les premiers clients s’attablaient. Je laissai la besace de Merrine près de la cheminée, enfilai un tablier et me mis au travail.
Depuis mon arrivée à Dorca, les jours se suivaient et se ressemblaient. Tous les matins, j’aidais Siam à nettoyer les chambres puis je filai en cuisine pour épauler Reddi, sauf tous les six ou sept jours environ, quand Siam décrétait qu’il était temps d’aller au lac. Ensuite, nous assurions le service et, enfin, il fallait nettoyer la salle à manger avant le service du soir. Là, j’avais droit à une pause de quelques heures que je mettais à profit pour explorer les alentours : je m’étais d’abord intéressée au village, puis j’avais commencé à aller régulièrement au delà des remparts pour me balader dans les champs et les pâturages environnants. Les gens du coin, ceux qui vivaient en dehors des remparts, étaient si habitués à me voir marcher le long de leurs terres qu’ils avaient pris pour habitude de me saluer à chaque fois qu’il me voyait, même s’ils ignoraient tout de moi. J’avais appris à apprécier ce geste amical qui me faisait presque me sentir à ma place. Presque.
Malheureusement, j’avais régulièrement droit à une piqûre de rappel : ce monde et cette société m’étaient tout à fait étrangers. Par exemple, environ trois semaines après mon arrivée, l’aînée des filles de l’épicier s’était mariée. Elle avait seize ans, un an de moins que moi, et elle avait épousé un fils de fermier de dix-huit ans à peine. Personne n’avait paru surpris ou choqué ; c’était la norme. Et on parlait déjà de marier la sœur de la jeune mariée, âgée de tout juste quatorze ans. Je doutais sincèrement que les filles aient eu leur mot à dire.
Autre exemple, la magie qui trouvait sa place dans tous les aspects de leur vie. Il avait fallut que je m’habitue à la cruche d’eau de la chambre qui se remplissait à nouveau, à peine l’avais-je vidée, ou au couteau fétiche de Reddi, un hachoir de taille impressionnante, qui découpait la viande sans l’aide de qui que ce soit dès que l’aubergiste se sentait trop fatiguée pour le faire lui-même. Ainsi, j’avais compris à quoi servait le métier d’ensorceleuse de la fameuse Merrine, et pourquoi chacun des habitants du village s’était senti légèrement trahi par son départ précipité : elle était la seule au village qui pouvait leur faciliter le quotidien en donnant vie à certains objets.
Le déjeuner touchait à sa fin, je m’activais à débarrasser les dernières tables désertées par les clients, quand je fus stoppée dans mon travail par une main épaisse qui m’attrapa par le poignet au moment où je passais près des six derniers hommes encore attablés. Je faillis en lâcher mon plateau encombré de chopes de bière vides. Je coulai un regard surpris à l’homme qui avait osé ce geste ; en peu de temps, j’avais compris que par ici, les contacts corporels entre personnes de sexes opposés étaient réduits au strict minimum. On ne se permettait pas de telles familiarités si on était bien élevé.
— Dis, ma mignonne, c’est un bien joli collier que tu as là, dit-il en lorgnant ma poitrine et le bijou qui l’ornait. Et moi, j’aime les belles choses. Ca te dérangerait si je le regardais d’un peu plus près ? Je pourrais même t’en proposer un bon prix, si t’es intéressée …
Je tordis mon poignet dans tous les sens pour me libérer de la poigne de ce malappris aux cheveux crasseux et au regard trop dérangeant pour être honnête, mais je n’étais pas assez forte pour échapper à sa poigne de fer.
— Navrée de vous décevoir mais il n’est pas à vendre, répondis-je platement, avant de proposer, dans l’espoir de me débarrasser de ce type : voulez-vous que je vous apporte plus de bière ?
L’homme refusa d’un mouvement de tête et avec un rictus amusé, sans faire mine de vouloir me lâcher, se penchant même un peu vers moi comme pour regarder le médaillon de plus près. Je jetai alors un œil dans la salle à la recherche de Siam, sans succès. Par contre, je vis Reddi passer la porte de la cuisine d’un air mauvais, couteau à la main et son tablier tâchée de sang frais. De quoi filer les chocottes de sa vie aux plus téméraires.
Sa lourde main s’abattit sur le bras de l’homme qui me retenait et ce dernier se tourna vers Reddi, affichant l’air de celui qui ne s’attendait pas à voir débarquer quelqu’un et prêt à lui faire part de sa façon de penser, mais il se calma dès qu’il avisa la silhouette imposante de l’aubergiste.
— Vous lâchez la demoiselle de suite ou vous et vos amis dormirez à la belle étoile ce soir. Compris ? gronda Reddi d’un air méchant.
Un profond soulagement s’empara de mon corps au moment où la menace fit son effet et que l’homme me lâcha. Je reculai aussitôt de trois pas et décidai que je pouvais laisser la suite à mon sauveur. Je partis me réfugier dans la cuisine, quasiment en courant, où je fus accueillis par Siam qui m’agrippa les bras en un geste de réconfort.
— Ce malotrus t’a pas fait mal, hein ? s’enquit-elle sans attendre, caressant mes bras d’un geste vif.
Je la rassurai d’un sourire que j’espérais confiant. Mes battements de cœur se calmaient déjà mais mes mains continuaient à trembler un peu. L’homme n’avait pas été particulièrement menaçant mais constater que je ne pouvais pas me libérer de sa prise par moi-même avait suffit à m’effrayer. La bienveillance de Siam et l’acceptation boudeuse de Reddi m’avaient fait oublier que ce monde recelait des dangers qui m’étaient encore inconnus.
Et j’aurais dû comprendre bien avant que mon collier, bijou ayant une valeur évidente, risquait d’attirer les convoitises.
— Je vais bien Siam, insistai-je en voyant que mon sourire seul n’avait pas suffit à la convaincre. J’ai juste été surprise et je suis sûre que Reddi s’est assuré que ça ne se reproduira pas.
Tout en parlant, je glissai mon médaillon sous le col bateau de ma robe. Aucune raison de prendre le risque que ce genre d’incident se reproduise.
— J’vais finir le service, décida Siam, les sourcils froncés. Toi, tu restes en cuisine avec Reddi pour l’aider à préparer l’dîner. Il faut éplucher des pommes de terre.
Je n’allais certainement pas laisser passer cette occasion de me réfugier loin de la salle et du malappris. Malgré la confiance que j’essayais d’afficher, je n’avais aucune envie de me retrouver immédiatement en contact avec lui, et j’espérais aussi parvenir à l’éviter pendant le dîner.
Siam passa la porte avec un pichet de bière plein qu’elle venait de récupérer sur la table, croisant en même temps son époux qui revenait prendre son poste. Il m’adressa l’une de ses grimaces qui, je l’avais appris avec le temps, était sa manière à lui de se montrer aimable. Puis, sans échanger un mot, il retourna découper sa carcasse de je ne savais quoi pendant que je prenais place un peu plus loin à l’imposante table de travail pour éplucher les fameuses pomme de terre.
La cuisine de l’auberge était une pièce de taille honorable qui réussissait tout juste à contenir l’immense cheminée qui restait allumée à longueur de journée, quelque soit la température extérieure, ainsi que l’imposante table en bois sur laquelle tout était préparé. Un buffet ouvert recouvrait le mur nous séparant de la salle à manger et terminait d’encombrer la pièce à l’aspect exigu.
Cela ne me prit qu’une dizaine de minutes pour m’y retrouver en nage. C’était l’été sur ce monde - tout comme chez moi certainement puisque j’étais partie début mai et que la période de l’année semblait être la même - et le feu ronflant dans la cheminée nécessaire pour cuisiner aurait transformé n’importe qui en flaque d’eau en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire. Rien d’étonnant du coup à ce que Reddi soit toujours seulement vêtu de son pantalon en toile fin et de son tablier : inutile pour lui de s’encombrer de vêtements superflus, surtout qu’il n’était quasiment jamais au contact des clients, laissant ce privilège à son épouse - et à moi, depuis mon arrivée.
— La prochaine fois qu’un client t’importune, crie, lâcha soudain Reddi d’une voix bourru alors que je m’étais déjà occupée d’un bon quart des pommes de terre. Siam ne sera pas toujours là pour me prévenir de ce qu’il se passe en salle. Et il est hors de question de laisser un seul de ces idiots embêter mon personnel, compris ?
Je jetai un œil du côté de l’homme. Il continuait à découper sa viande en parts égales, comme s’il n’avait rien dit, indifférent à ce que je pouvais faire. Je ne pus retenir le sourire attendri qui se dessina sur mon visage : si cela n’avait tenu qu’à Reddi, je n’aurais jamais passé une nuit dans cette auberge, mais au bout du compte, il avait fini par m’accepter et peut-être même à m’apprécier un tant soit peu.
Au bout de quelques jours passés en leur compagnie, à aider Siam à tenir l’auberge et à entretenir leur maison, Reddi avait fini par m’accepter dans sa cuisine et à commencer à m’enseigner les rudiments de son travail, histoire de soulager un peu son épouse. Il avait en permanence les sourcils froncés et l’air bougon, mais sous son apparence d’ours mal léché, il cachait un cœur d’artichaut, incapable de refuser quoi que ce soit à la femme qu’il avait épousé. Il n’avait donc pas été très compliqué pour Siam de m’imposer dans leur vie et de me faire accepter comme faisant partie intégrante des meubles et ce, en moins d’un mois.
- J’ai terminé d’éplucher les pommes de terre, dis-je au bout d’un moment. Est-ce que je peux t’aider pour autre chose ?
Occupé à remuer le contenu de sa marmite installée au dessus du feu de cheminée pendant que son hachoir fétiche terminait de débiter la viande pour lui, Reddi me fit un simple geste vague de la main pour me signifier que je pouvais partir et profiter du reste de mon après-midi. Je ne me fis pas prier.
En passant dans la salle à manger, je pris le temps de vérifier que tout était en ordre puis je me rendis dans la demeure du couple.
A défaut d’avoir une maison à proprement dit, mes bienfaiteurs avaient quelques pièces réservées à leur usage personnel. Elles se situaient au rez-de-chaussée ; on y accédait via une porte près de la cheminée après avoir traversé un petit couloir et étaient composé de seulement deux pièces. Comme ils avaient pour habitude, avant même mon arrivée, de dormir sur une paillasses près de la cheminée dans la pièce principale qui servait de salon, ils m’avaient tout naturellement alloué la seule chambre de leur maison. Cette pièce était exigu, n’abritant qu’une petite cheminée, un lit simple, une table de chevet et une armoire, mais je m’y étais sentie comme chez moi en peu de temps. Il fallait dire qu Siam avait tout fait pour : des fleurs fraîches étaient régulièrement déposées dans le vase prévu à cet effet sur la table de chevet et des bouquets de lavande apparaissaient continuellement dans l’armoire, glissés entre mes vêtements terriens et ceux qu’elle m’avait donné.
En rentrant dans ma chambre justement, je croisai Siam qui en sortait, un bouquet fané à la main. La pièce embaumait les fleurs fraîchement coupées, repoussant les odeurs émanant de l’étable toute proche et qui reprenaient souvent le dessus. Cette femme était un amour.
— Comment tu t’sens, ma jolie ? s’enquit-elle dès qu’elle m’aperçut, sourcils froncés.
— Je vais bien, Siam, je t’assure ! m’empressai-je de la rassurer, sans mentir cette fois-ci. Des clients qui ne savent pas bien se comporter, je risque d’en voir d’autres, autant m’y habituer dès maintenant.
Une ombre passa sur le visage vieillissant de Siam.
— Si tu dis qu’tout va bien, ma belle, alors j’te crois, fit-elle d’un ton bas en m’adressant un sourire teinté de tristesse.
Elle me caressa ensuite le bras en passant à côté de moi et sortit de la pièce. Je me rappelai alors seulement que mon temps auprès de Siam et Reddi était sûrement compté, vu que Merrine était enfin de retour.
Dérangée à l’idée de faire de la peine à une âme qui avait été si bonne avec moi, je m’approchai de la table de chevet pour me rincer le visage et chasser la fatigue du service à grands coup de jets d’eau. J’essuyai ensuite mon visage puis ressortis de la chambre.
Siam ne se trouvait pas au salon mais je remarquai immédiatement que le sac que Merrine nous avait confié se trouvait dorénavant sur l’immense buffet de la pièce qui servait de fourre-tout - le couple y rangeait aussi bien leur linge de maison que les objets chers à leur cœur. Je m’interrogeai brièvement sur le contenu de la besace avant de décider que ça ne me regardait pas, et que comptait seulement le fait que Merrine pourrait peut-être me renvoyer chez moi dès le soir-même.
En prenant la direction de la sortie de l’auberge, j’hésitai entre deux options pour occuper mon après-midi : je pouvais aller marcher à travers champs, profiter des odeurs que je n’avais senti qu’ici et qui, je le savais, me manqueraient dès que je serais de retour à la maison, ou partir dans la direction opposée et me promener aux pieds des montagnes, à la découverte de nouveaux paysages.
En passant la porte de l’établissement, je me décidai finalement pour le nord du village et le massif, peu sûre d’avoir une autre fois dans ma vie, la chance de pouvoir admirer une nature aussi sauvage.
A mon retour au village, après avoir passé mon après-midi à me balader au pied des montagnes, je fus ralentie près de la porte nord par l’un des fermiers du coin ayant apparemment fait tomber le contenu de l’un de ses sacs entreposés dans une charrette. Beaucoup de monde s’affairait à l’aider à tout récupérer, offrant le spectacle d’une dizaine de personnes à genoux dans l’herbe jaunie par la chaleur, ramassant les navets qui avaient roulés tout autour du chemin. Avisant à mon tour quelques uns des légumes à mes pieds, je me penchai aussitôt pour participer à l’effort commun.
Lors de mes premières balades, il m’était arrivé de tomber sur ce même genre d’incident, sans que je pense spontanément à offrir mon aide. Très rapidement, mon comportement avait été mal vu dans la communauté et on en avait avisé Siam qui, à son tour, m’avait transmis le message. Depuis, je mettais un point d’honneur à mettre de côté mes habitude de citadine nombriliste. J’avais bien compris qu’à Dorca, l’entraide était quasiment élevée au rang de religion.
En rejoignant la charrette autour de laquelle on s’affairait, je ramassai le maximum de navets que je pus puis rendis le tout au malheureux paysan qui voyait une partie de sa récolte abîmée. Il me remercia chaleureusement, comme il le faisait à tout ceux qui avaient pris le temps d’arrêter ce qu’ils faisaient pour lui prêter main forte, puis je repris ma route vers l’entrée du village. Contrairement à d’habitude, il y avait de l’agitation dans la grande rue. En m’approchant de l’auberge à pas tranquilles, je compris que les quelques chevaux qui piaffaient devant l’établissement étaient le centre de l’attention des villageois. Parmi eux, une grande majorité de jeunes filles d’à peu près mon âge. Elles revenaient certainement de leur bain et se retrouvaient au village pour passer la soirée ensemble, comme à leur habitude, avant de retourner dans leurs maisons respectives.
— L’uniforme est si beau, entendis-je murmurer l’une d’entre elles, une brunette aux jolies formes, en m’approchant du regroupement.
— Je trouve que le brun est celui qui le porte le mieux, répondit en gloussant son amie rousse tout en jambes, accrochée à son bras. Si seulement je pouvais trouver l’occasion de lui parler …
Je dus jouer des coudes pour me frayer un chemin au milieu de la vingtaine de personnes qui me barraient l’accès à l’auberge. Les jeunes filles du village semblaient tout excitées par l’arrivée des nouveaux clients et s’agglutinaient autour d’eux. Quand je sortis du demi-cercle formée par une douzaine d’entre elles, je compris que les deux hommes qui discutaient avec les filles les plus proches d’eux ne m’avaient pas facilité la tâche. En leur jetant un bref coup d’œil, je remarquai qu’ils n’avaient rien des voyageurs habituels : des épées pendaient à leur hanche et ils portaient un plastron en métal orné d’un emblème argenté, passée par dessus leur chemise blanche. Des soldats, donc. Une première pour moi.
Alors que je m’apprêtai à contourner les chevaux pour rejoindre la porte d’entrée de l’auberge, un troisième garçon les rejoignit. Je m’arrêtai brusquement en reconnaissant de profil la silhouette athlétique et le cheveu foncé. Sans réfléchir, je me ruai vers lui et l’attrapai par le bras pour l’obliger à me faire face en m’écriant, pleine de joie :
— Anthony ! Comment es-tu …
Ma voix mourut avant d’avoir terminé ma phrase, stoppée dans mon élan par le visage qui me faisait face. Bien que ressemblant de manière étrange à Anthony, la dernière personne que j’avais vu sur Terre, il ne pouvait être lui : ses cheveux étaient trop longs et une fine cicatrice coupait son arcade sourcilière gauche en deux. Sans compter que le soldat, qui me regardait à présent droit dans les yeux, affichait une surprise non feinte et ne semblait pas me reconnaître le moins du monde. Je sentis le bref espoir qui s’était emparé de mon être en croyant tomber sur une autre personne étrangère à cette terre, s’évaporer comme neige au soleil.
Entendant soudain monter des murmures scandalisés et des halètements outrés, je relâchai le bras du soldat. L’espace d’un instant, j’avais oublié que ce genre de geste était jugé inconvenant par ici. Le soldat lui-même faisait maintenant peser un drôle de regard sur ma personne.
— Toutes mes excuses, je vous ai pris pour quelqu’un d’autre, me justifiai-je à mi-voix en sentant me monter les larmes aux yeux, déçue par ma méprise.
Je courus ensuite me réfugier à l’auberge, loin des regards, et claquai la porte sans le vouloir, attirant ainsi l’attention de Siam attablée en compagnie de Reddi et d’un homme aux cheveux blancs qui me tournait le dos.
— Myriam, s’écria-t-elle, sourire joyeux aux lèvres, en se levant du banc pour me rejoindre. Mon cousin, Orun, vient d’arriver. Approche que j’te présente.
Je fis de mon mieux pour repousser au loin la déception et le chagrin que j’avais ressenti puis accédai à la demande de Siam, la laissant me guider jusqu’à la table alors que son cousin se retournait.
Orun devait avoir dans les soixante ans, avait un visage longiligne dans lequel s’enchâssait une paire d’yeux globuleux d’un bleu vif lui conférant un air de hibou, et était habillé d’une tenue de voyage fatiguée mais de qualité certaine, étirée par sa corpulence généreuse, et qui n’avait rien à voir avec les fripes dont les gens du coin se revêtaient. Il m’adressa un signe de tête courtois auquel je répondis sans bien comprendre pourquoi Siam m’invitait à me joindre à eux.
— Orun, poursuivit-elle à l’adresse de l’homme tout en me forçant à m’asseoir près de lui en faisant pression sur mes épaules, c’est la jeune femme dont j’t’ai parlé tantôt, Myriam. Qu’en penses-tu ?
Euh … pourquoi ce monsieur devrait avoir un avis à mon sujet au juste ? Je lançais un regard un peu paniquée à Siam, tentant de chasser l’idée déplaisante qui venait de m’effleurer l’esprit. Siam n’était tout de même pas en train de me préparer un mariage arrangé avec ce vieux hibou, hein ?
— Siam m’a raconté votre histoire, damoiselle, dit Orun d’un ton calme, les yeux emplis de curiosité et étranger à mes pensées. Je vous avoue que ce qui vous est arrivé est pour le moins intriguant. Accepteriez-vous de répondre à quelques questions ?
Les battements de mon cœur ralentirent quand je compris que mes doutes ne se confirmaient pas.
— Vous êtes un ensorceleur ? demandai-je, pensant que Siam lui avait parlé de mon aventure pour cette raison.
— Oh non, loin de là. Ma magie n’est pas aussi puissante, je le crains, fit-il avec un petit sourire amusé. Mais je suis tout de même un magicien et, puisque je travaille à la cour royale, je pense pouvoir être d’une aide assez conséquente. Siam me disait que, sans un certain collier, vous ne comprenez pas ce que disent les gens autour de vous ?
J’hésitai un instant. Je n’étais pas à l’aise avec l’idée de raconter mon histoire au premier inconnu venu alors je jetai un œil aux aubergistes. Je doutais sincèrement que l’un ou l’autre puisse chercher à me nuire - si c’était le cas, il l’auraient fait depuis longtemps - alors je décidai de leur faire confiance :
— C’est le cas, oui. Et nous pensons aussi que c’est à cause de lui que je me suis retrouvé à Dorca.
Je glissai la main sur la chaîne apparente pour sortir le médaillon de sous ma robe, consciente qu’à un moment ou un autre, il allait demander à le voir. Je posai ensuite ce dernier à plat sur ma main pour inviter Orun à l’observer. Il ne se fit pas prier.
— La matière dans lequel ce médaillon a été travaillé me semble bien étrange, dit-il d’un ton hésitant. Cela a la couleur de l’or mais n’en est certainement pas. Sans parler du choix de gravure assez curieux.
Je jetai un œil à mon tour sur le médaillon en me demandant quel était le problème exactement avec le dragon apparent. Puisque le bijou était magique, que la magie existait dans ce monde et qu’il était plus que probable qu’il soit originaire d’ici, j’en avais déduit que les dragons faisaient aussi parti de leur mythologie. Peut-être m’étais-je trompée en fin de compte …
— Penses-tu pouvoir l’aider ? s’enquit Siam avec empressement, avant d’ajouter : nous avons pris rendez-vous avec l’ensorceleuse avant l’dîner pour lui demander son avis, mais puisque t’es là …
— L’ensorceleuse ne vous sera d’aucune aide, répondit-il à sa cousine en relâchant mon médaillon que je m’empressai de cacher à nouveau sous ma robe.
Il enchaîna ensuite à mon attention :
— Siam a laissé sous-entendre que vous étiez étrangère à toutes formes de magie. Cela me semble hautement improbable. N’avez-vous pas un indice sur la région où vous viviez avant votre arrivée à Dorca ?
Je n’avais jamais parlé de mon monde d’origine à Siam et Reddi, me doutant que ça ne m’avancerait à rien de leur expliquer d’où je venais et supposant que trop parler pouvait m’attirer plus de problèmes qu’en résoudre. Je m’étais contentée de sous-entendre que j’étais victime d’une forme d’amnésie. Quelque chose me disait que je ne devais pas en faire autant avec cet homme.
Je coulai une œillade désolée sur le couple avant de me confier à Orun :
— Je suis originaire d’un autre monde. Du moins, c’est ce que j’en ai déduis après mon arrivée, en constatant qu’il n’y a rien ici de commun avec ce que je connais. Et là d’où je viens, la magie n’existe pas.
Orun fronça des sourcils. Je supposai qu’entendre parler d’un autre monde devait l’interpeller mais étonnamment il préféra s’intéresser à autre chose.
— Aucune forme de magie ? Jamais ?
Je confirmai d’un signe de tête.
— Ce qui expliquerait l’état dans lequel vous l’avez trouvé, poursuivit-il en se tournant vers Siam et Reddi. Si elle n’a réellement pas grandi sur Cinq-Îles, entrer en possession du collier aurait été son Premier Contact avec la magie, une magie d’une forme apparemment très puissante qui plus est. Son corps aurait donc réagi en conséquence.
— C’est la magie qui m’a rendu malade ? relevai-je.
Orun se tourna de nouveau vers moi pour m’expliquer :
— C’est exact. Tout magicien qui entre en possession de ses pouvoirs subit quelques jours de désagréments, les symptômes et la durée variant selon que vous ayez été souvent en contact avec elle avant d’en être possesseur et la puissance de votre propre magie. Dans votre cas, si ce que vous dites est vrai, même si vous n’êtes pas détentrice de cette magie, le voyage que vous auriez effectué a dû faire entrer en contact chaque parcelle de votre corps avec la magie, déclenchant les symptômes de ce que l’on appelle communément le Premier Contact.
Je hochai la tête pour lui signifier que j’avais bien tout compris à son explication, m’attardant sur la fâcheuse habitude qu’il semblait avoir depuis notre présentation de mettre ma parole en doute.
— Donc mon malaise est bien la preuve que ce que je dis est vrai, n’est-ce pas ? soulignai-je en sourcillant. Dans ce cas, vous pourriez peut-être cessé de parler de moi comme si tout ce que je disais était potentiellement un mensonge ?
Le magicien sourcilla à son tour, visiblement surpris de m’entendre lui parler de cette façon. Même Siam m’interpella à mi-voix pour me faire comprendre que j’étais malpolie.
— Si il le faut, je peux aller chercher les vêtements que je portais quand Siam m’a trouvé dans son étable, je suis sûre qu’il finiront de vous convaincre, insistai-je, ignorant volontairement leurs réactions.
Orun esquissa un léger sourire et s’expliqua :
— Ne vous vexez pas, damoiselle, je me dois de prendre votre récit avec la plus extrême prudence. Tout ce que je viens d’entendre est tellement extraordinaire qu’il est difficile d’y croire sur parole.
Je pouvais comprendre son point de vu. Aussi, décidée à lui prouver que je n’avais rien d’une affabulatrice, j’ôtai mon collier en le faisant glisser par dessus ma tête et le glissai sur la table, juste sous son nez. Puis je lui dis, tout à fait consciente qu’il ne comprendrait pas le moindre mot qui sortirait de ma bouche :
— Et maintenant, vous me croyez ? Ou vous continuer à penser que ce n’est qu’une blague de mauvais goût que votre cousine ferait pour vous faire perdre votre temps ? J’ose espérer que vous la connaissez suffisamment pour être conscient que c’est impossible de sa part.. Sans compter qu’inventer une toute nouvelle langue serait quand même se donner beaucoup de mal juste pour une plaisanterie.
Les yeux d’Orun s’arrondirent de plus en plus de surprise au fur et à mesure de mon monologue, mais il finirent par se plisser et l’homme prononça quelques mots dont la compréhension m’échappa totalement, bien entendu. Mais pas à Siam qui cria le nom de son cousin d’un air offusqué, ni à celle de Reddi que je vis prendre un air choqué. Je récupérai mon collier et l’enfilai de nouveau par dessus ma tête à toute vitesse avant de m’exclamer avec curiosité :
- Qu’est-ce que vous avez dit ?
- Orun, j’t’interdis d’te répéter ! s’écria aussitôt Siam, adoptant l’air de celle qui n’hésiterait pas à devenir violente le cas échéant.
Voilà qui me donnait encore plus envie de savoir ce qu’avait dit Orun. J’imaginais qu’il en fallait quand même pas mal pour choquer des personnes tels que Siam et Reddi.
— Ne t’en fais pas, répondit Orun avec amusement, je n’en avais pas l’intention. Mais maintenant je suis sûre que vous ne mentez pas Myriam. Si vous m’aviez comprise, vous auriez réagi, je n’en doute pas un seul instant.
Je m’apprêtai à insister, vraiment curieuse de connaître la phrase qui avait pu choquer ainsi Reddi - je ne pensais honnêtement pas qu’on pouvait faire afficher une telle émotion à cet homme - mais le bruit de la porte de l’auberge qui s’ouvrait m’en empêcha. Les trois gardes pénétrèrent alors dans l’auberge et s’installèrent aux places les plus proches de la cuisine, adressant un signe de tête à Orun et aux aubergistes au passage.
— Je devrais ramener Myriam avec moi, à Nashda, poursuivit Orun comme si de rien n’était, à l’adresse de Siam. Je la présenterais à notre Mage, qui sera certainement plus à même de lui venir en aide. Avec le soutien de l’Académie et de ses confrères, je ne doute pas que Sosha trouvera une solution pour la renvoyer chez elle.
Je vis le chagrin s‘imprimer sur tous les pores de la peau du visage de Siam.
— C’est une excellente nouvelle, fit-elle d’un ton plat en faisant mine de vouloir aussitôt se lever. J’vais tout d’suite aller emballer ses affaires.
— Il n’y a pas d’urgence, l’arrêta aussitôt Orun d’un signe de la main. Nous ne reprendrons la route que demain en fin de mâtinée. Notre tournée étant finie, mon escorte mérite une bonne nuit de repos.
Il désigna d’un petit mouvement de tête les trois gardes installés un peu plus loin. Je sourcillai, comprenant avec surprise que les quatre hommes étaient arrivés ensemble. Et je grimaçai en comprenant que j’allais me joindre à eux dès le lendemain et que la situation risquerait d’être bizarre, vu ce qu’il s’était passé un peu plus tôt devant l’auberge.
— Sans compter que les premiers clients vont arriver, renchérit Reddi. Il faut que je retourne en cuisine d’ailleurs.
Il se leva aussitôt ces quelques mots prononcés et disparut dans son antre. Siam parut hésiter un instant puis, elle se tourna vers moi et me dit :
— Nous avons toujours rendez-vous avec Merrine, tu d’vrais y aller, au moins pour lui ramener son sac. Puis, r’viens aider pour l’service.
La mine chagrinée de Siam me donnait envie de rester près d’elle pour la réconforter, mais comme elle semblait prendre sur elle pour rester digne et ne rien laisser paraître de ses émotions, je me levai à mon tour et m’éclipsai.
Le dîner fut plus animé qu’aucun de ceux que j’avais connu jusqu’ici, Siam et moi ne fûmes pas trop de deux pour assurer le service. D’un côté de la salle, il y avait Orun et son escorte, mangeant et discutant de manière assez réservé ; à l’autre extrémité, le groupe des six hommes du midi-même, qui se restauraient et se soûlaient avec animation, et entre les deux, quelques habitués qui appréciaient de passer du temps à l’auberge après leur journée de labeur, ainsi que les jeunes femmes du village qui bavardaient et piaillaient bruyamment sans lâcher les soldats du regard.
Siam et moi nous arrangeâmes pour que je n’ai pas à m’occuper du groupe de mon agresseur de tout le dîner. Mais comme ils exigeaient plus régulièrement que la norme qu’on remplisse leurs chopes vides, je me retrouvai quasiment seule à assurer le service des deux douzaines de personnes qui restaient. Mes pieds suppliaient pour qu’on leur offre un peu de répit.
Alors que je débarrassai la table qui avait accueilli un couple de voyageurs et leur petit garçon, je m’interrogeai sur la possibilité de retourner chez Merrine après mon service. J’étais monté jusqu’à sa maison un peu plus tôt, comme l’avait voulu Siam, mais après avoir attendu près d’une demi-heure, je n’avais vu arriver personne ; j’étais donc rentrée à l’auberge avec la besace, que j’avais de nouveau abandonné dans un coin de la salle à manger. Je lorgnai du côté de cette dernière, peu rassurée de la savoir à portée des mains de n’importe qui un soir de si grande influence : je savais que des larcins avaient lieu au village, beaucoup s’en plaignaient depuis quelques semaines, et je ne voulais pas que les possessions d’une personne ayant accordée sa confiance à Siam se volatilisent sous ma surveillance.
— Remplis les verres des amis d’Orun une dernière fois, m’ordonna Siam en passant près de moi avec un plateau aussi chargée de vaisselle salle que le mien. Ensuite tu pourras r’tourner voir si Merrine est rentrée.
J’acquiesçai vivement d’un signe de tête, sentant au passage que mon chignon avait laissé s’échapper quelques mèches au cours des dernières heures, puis me ruai dans la cuisine pour me débarrasser de mon plateau encombré. Je lâchai bruyamment toute la vaisselle dans le bac prévu à cet effet et attrapai un pichet de bière frais avant de retourner en salle.
— Nous nous sommes mis d’accord pour un départ en début de matinée, m’annonça Orun alors que je lui servais une nouvelle tournée de bière.
Je sourcillai avant d’objecter :
— Je croyais que vous vouliez rester dormir demain matin.
— Contrairement à ce que je pensais, mes compagnons préféreraient attendre d’être de retour chez eux pour prendre une nuit de repos grandement méritée.
Mon regard glissa sur le trio qui accompagnait le cousin de Siam. Les deux plus vieux se partageaient le dernier morceau de fromage, indifférents à ma présence, mais le dernier, celui que j’avais confondu avec Anthony, me regardait avec surprise. Orun ne les avait sans doute pas averti de ma présence pour la suite de leur voyage.
— Très bien, j’emballerais mes affaires dès ce soir dans ce cas.
Sur ces mots, je terminai ma tâche avant de ramener le pichet en cuisine et de récupérer la besace de Merrine. En sortant de l’auberge, je croisai Siam qui nettoyait la table de ceux dont elle s’était essentiellement occupée pendant la soirée et la prévins que je reviendrais sitôt que j’aurais vu Merrine. Elle m’adressa un vague signe avec son torchon pour me signifier qu’elle m’avait bien entendu.
Dehors, l’air était frais, un délice après une soirée épuisante passée à courir dans tous les sens. Je décollais de mon visage les quelques mèches folles qui s’y étaient déposé au cours du service et pris la direction du nord du village, persuadée de trouver Merrine confortablement installée dans sa maison et attendant ma venue. Mais il ne me fallut que quelques minutes pour comprendre qu’il n’en était rien : l’ensorceleuse n’était toujours pas rentrée.
Intriguée par cette absence qui se prolongeait inexplicablement, je collai mon visage contre l’une des fenêtres de la porte pour tenter de voir s’il y avait quoi que ce soit d’inhabituel à l’intérieur. Merrine était peut-être tombée, incapable de se relever, et attendant des secours ? Mais en dehors de quelques ombres dévoilant des formes appartenant à des meubles, je ne distinguai rien. Je jetai un œil sur la besace qui reposait contre ma hanche en lâchant un soupir contrarié. Quand elle nous l’avait remis, l’ensorceleuse avait semblé tenir véritablement au contenu du sac alors je me demandais ce que je devais faire. La nuit n’était pas encore totale, une lueur bleutée continuait à éclaircir une large bande au dessus de l’horizon, il était donc tout à fait probable que Merrine soit de retour sous peu. La meilleure décision était peut-être de patienter devant chez elle jusqu’à son retour. Après tout, les portes de la ville resteraient ouvertes encore un peu, au moins jusqu’à ce que la nuit soit complète.
Ma décision prise, je me laissai glisser contre le bois de la porte et m’assis à même le sol, jambes étendues. Je fermai ensuite les yeux et calai la besace contre mon ventre, goûtant avec plaisir la brise fraîche qui circulait dans les rues de Dorca. Tout était calme, l’auberge se trouvait assez loin pour que l’animation qui la secouait sans doute encore un peu ne parvienne jusqu’à moi, et le reste du village dormait déjà à poings fermés. Aussi, je repérai facilement les bruits de pas qui se rapprochèrent progressivement de ma position. Il me semblait qu’il y avait plusieurs personnes et leur silence me mit instantanément mal à l’aise. Je rouvris brusquement les yeux et me remis debout au moment où une demi douzaine de silhouettes se détachèrent de la pénombre de la rue, s’approchant de la maison de Merrine. Celle qui se trouvait en tête du groupe, mains sur les hanches en une position se voulant décontracté, s’arrêta à quelques pas de ma personne. C’était la pleine lune, la faible lumière qui émanait de l’astre me permit de reconnaître l’homme qui m’avait attrapé le bras lors du déjeuner.
— Alors, ma jolie, il n’est toujours pas à vendre ton collier ?
Ses compagnons s’arrêtèrent eux aussi, deux pas derrière lui et formant un demi cercle autour du porche de la maison. J’eus la sensation d’être prise au piège - ce qui était d’ailleurs le cas.
— Non, toujours pas, répondis-je dans un filet de voix en plaquant d’une main le sac de Merrine contre mon corps.
Alors que je gardais les yeux rivés sur l’homme le plus proche, celui que je jugeais le plus dangereux, j’aperçus du mouvement du coin de l’œil, juste à ma gauche. Je me tournai dans cette direction mais trop tard : un autre type était déjà sur moi. Il me ceintura par derrière et me bâillonna avant que je n’ai eu le temps de comprendre, m’ôtant par là toute possibilité de crier et d’appeler à l’aide. Son ami en profita pour m’arracher mon sac. Il l’ouvrit en grand et je vis un sourire ravi s’étaler sur son visage.
— Alors ? s’enquit l’un des hommes rester en arrière.
Tout occupés qu’ils étaient à vouloir découvrir ce que renfermait le sac de Merrine, ils ne prirent pas garde à ce qui se déroulait dans leur dos. Aussi, je fus la seule à repérer la silhouette qui s’approchait d’un pas vif. Je priai silencieusement pour que cette bonne âme ne passe pas à côté de nous sans intervenir.
— Lâchez la fille ! ordonna le nouvel arrivant, dès qu’il fut assez proche.
Je sentis un immense soulagement m’envahir en voyant mes espoirs se concrétiser. Mes attaquants se retournèrent brusquement, surpris par l’éclat de voix, et je crus voir certains d’entre eux faire un mouvement étrange, comme si ils voulaient prendre quelque chose sous leur chemise. Celui qui me tenait contre lui fit glisser sa main de ma bouche à ma gorge. Je compris aussitôt qu’il tentait de m’arracher mon collier. Je ne pouvais pas le laisser faire, ce bijou était l’objet le plus important de toute ma courte existence. Je décidai donc de lui écraser le pied gauche de toute mes forces. Quand je m’exécutai, il poussa un cri de douleur qui attira l’attention de ses amis, et me lâcha. J’en profitai pour m’éloigner en courant et rejoindre celui qui m’était venu en aide. Je ne cachai pas ma surprise en découvrant qu’il s’agissait du sosie d’Anthony.
— Vous n’avez rien ? s’enquit-il immédiatement sans lâcher mes assaillants du regard.
— Non, répondis-je, le souffle encore un peu coupé par la frayeur que j’avais ressenti.
Je remarquai qu’il avait une main posé sur le pommeau de son épée et l’autre sur le fourreau, comme s’il se préparait à devoir dégainer à tout moment. J’imaginai que c’était à grâce à ça que les autres ne tentaient rien alors qu’ils étaient en supériorité numérique.
— Il me semble que le sac appartient à la demoiselle, ajouta ensuite mon sauveur en faisant un signe sec du menton vers l’homme qui tenait le sac de Merrine.
L’homme hésita quelques secondes avant de jeter le sac dans ma direction. Je le rattrapai de justesse, lui évitant une chute qui aurait pu endommager son contenu - fragile, d’après les dires de l’ensorceleuse - et trouvai assez de courage pour envoyer une œillade assassine au type. Il y eut ensuite quelques secondes de flottement, chacun des deux groupes s’interrogeant certainement sur la suite des événements.
— Allons-y, murmurai-je alors au jeune homme en tirant légèrement sur la manche de sa chemise, peu désireuse de voir les choses dégénérer bêtement.
Mon sauveur acquiesça d’un signe de tête et recula de quelques pas prudents, les mains toujours sur son arme. Je fis de même puis tournai clairement le dos à mes assaillants une fois que leurs silhouettes se confondirent avec la pénombre environnante. Nous redescendîmes jusqu’à l’auberge en silence. Le jeune homme garda l’une de ses mains sur son épée tout du long de notre retour tandis que j’étais attentive au moindre bruit qui aurait pu signifier le retour des hommes. Nous atteignîmes l’auberge sans autre incident.
A l’intérieur, les rires et les discussions allaient bon train, contraste saisissant avec l’atmosphère particulière qui avait régné dans la rue quelques secondes plus tôt. Je remarquai Siam attablée avec son cousin et Reddi qui trinquait avec quelques uns des ses amis près de la cheminée. J’en déduisis que le service était terminé.
Je ne m’attardai pas dans la pièce et me précipitai dans ma chambre où je m’assis comme une masse sur le lit. L’air frais qui passait par les fenêtres, que Siam avait certainement eut la prévenance d’ouvrir dès le coucher du soleil pour rafraîchir la pièce, me fit un bien fou. Il me fallut tout de même quelques secondes pour retrouver mes esprits. Je m’accrochai aussitôt à mon collier, soulagée de le sentir contre ma peau. J’ignorais ce que j’aurais fait s’ils avaient réussi à me le prendre. Comment aurais-je pu m’en sortir dans ce monde sans possibilité de communiquer avec les gens qui m’entouraient ? Sans parler de mon retour à la maison … Heureusement que le soldat avait eu la formidable idée de s’octroyer une balade nocturne.
Me sentant de nouveau en sécurité, mon cœur commença enfin à retrouver un rythme normal. Je pris alors conscience que j’avais toujours le sac de Merrine sur les genoux. Il était mal refermé, ce détail ayant été le cadet de mes soucis au moment où je l’avais récupéré. Me souvenant de la réaction du voleur quand il avait découvert le contenu, je me demandais ce que Merrine avait bien pu confier à la garde de Siam qui soit lourd mais fragile, et suffisamment intéressant pour de vulgaires voleurs. Poussée par une soudaine curiosité, je me relevai et allumai l’épaisse bougie déjà fondue de moitié qui trônait sur ma table de chevet. Une fois fait, je me rassis et repoussai les bords de l’ouverture du sac pour voir ce qu’il s’y trouvait. Je n’aperçus qu’une surface arrondie, d’une teinte sombre. Je glissai les mains à l’intérieur pour attraper l’objet et le voir de plus près, mais je dus les retirer très vite quand elles me brûlèrent. Le sac était visiblement ensorcelé pour garder son contenu à une température excessivement élevée. Puisque je ne pouvais sortir l’objet de la besace en cuir, j’entrepris de le découvrir au maximum sans toucher l’intérieur. Je me retrouvai alors avec une espèce de pierre oblongue sur les genoux, haute d’une trentaine de centimètres, à l’aspect lisse et d’une couleur mauve assez particulière. Je pris le risque de poser la main dessus. Au toucher, elle était chaude, mais bien moins que l’intérieur du sac. Sous ma paume, je sentis alors quelque chose faire vibrer l’intérieur de la pierre. Surprise, je retirai aussitôt ma main. Puis, je compris ma méprise. Ce n’était pas une roche quelconque, c’était un œuf.
Je fus réveillée au milieu de la nuit. Je n’avais dormi que quelques heures, sans doute pas plus de trois, quand Siam vint vivement me secouer.
— Habille-toi, vite ! s’écria-t-elle.
Il me fallut quelques secondes pour comprendre qu’elle-même s’était préparé à la va vite, comme l’attestait son chignon flou d’ordinaire tirée aux quatre épingles. Je me frottai les yeux, perdue, avant de remarquer une étrange lueur qui brillait à travers les fenêtres et les cris qui retentissaient depuis la rue, à peine arrêtée par les fins carreaux de ma fenêtre.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demandai-je à Siam qui s’en retournait rapidement dans la pièce à vivre.
— Habille-toi, dépêche-toi ! répéta-t-elle sans me donner plus d’explications.
Je l’entendis farfouiller dans ses affaires pendant que j’obéissais et enfilai ma robe et mes tennis. Je la retrouvai en train d’empiler un tas de récipients divers et variés dont elle me fourra une partie dans les mains avant que je n’ai eu le temps de comprendre.
— Siam ! l’interpellai-je alors qu’elle rejoignait la salle à manger de l’auberge d’un pas vif. Mais qu’est-ce qu’il se passe ?
Elle s’arrêta une seconde, juste le temps de se retourner et de m’annoncer d’un ton pressé:
— Il y a l’feu à la lisière du village, faut l’éteindre avant qu’il atteigne la barricade.
Puis sur ces mots, elle repartit en courant, me faisant signe de la suivre d’un mouvement de tête sec. Je lui emboîtai le pas, mes seaux dans les bras, sans vraiment comprendre ce qu’impliquait ses dernières paroles.
Dans le restaurant, nous croisâmes Reddi sortant de la cuisine, accompagné de l’un des clients de l’auberge. Ils portaient eux aussi des contenants de tailles variables et je compris alors qu’on apportait tout ce qui pouvait contenir de l’eau.
Je suivis le mouvement et sortis de l’auberge en courant. La rue arborait une lumière orangée de très mauvaise augure que l’odeur prononcée de fumée n’arrangeait pas. Tous les habitants du village faisaient comme nous, s’armant de ce qu’ils possédaient pour venir aider à éteindre l’incendie. Nous sortîmes du village par la porte sud, bifurquant ensuite vers l’ouest, en direction d’un petit bois. C’était ce dernier qui flambait.
Même avec ma méconnaissance du danger que pouvait représenter un incendie dans ce monde, je compris pourquoi Siam était si pressée. Les arbres qui étaient en feu ne se trouvaient qu’à quelques mètres du rempart et je pouvais nettement voir les flammèches et les braises qui retombaient dans l’herbe qui séparait le bois, du village. Il fallait éteindre les flammes avant qu’elles n’embrasent les habitations, sinon, c’en était fini de Dorca.
Coup de chance, un point d’eau peu profond se trouvait juste à côté, une espèce de mare de quelques mètres carrés, entouré d’herbes hautes et de plantes sauvages, qui servait essentiellement à abreuver les bêtes en pâturages. Une chaîne d’une quinzaine de personnes se mettait déjà en place entre l’étang et le bois, tandis que d’autres, armés de couvertures, tentaient de venir à bout des braises qui retombaient près de la barricade.
A l’instar de Siam et Reddi, je déposai mes récipients au pied du type qui s’occupait de les remplir avant de les passer à son voisin, puis je me faufilai entre deux personnes pour étoffer la queue. Coincée entre le boulanger au visage noir de fumée et une femme blonde qui me semblait être l’épouse du palefrenier, je me contentai de prendre le seau plein qui venait d’un sens, ou le seau vide qui venait de l’autre, avant de les passer à mon voisin. Reddi se glissa lui aussi dans la file, plus proche du bois, tandis que Siam filait s’emparer d’une couverture pour éteindre les braises. Nous ne travaillâmes pendant quelques minutes avant qu’un homme débarque en courant depuis l’est de Dorca.
— Un autre feu a démarré de l’autre côté du village ! Il nous faut de l’aide !
Il y eut un instant de flottement pendant lequel plus personne ne bougea. Puis un premier homme quitta la queue pour suivre le type qui repartait déjà en sens inverse, sans prendre le temps de vérifier si qui que ce soit l’accompagnait. Cela sembla décider d’autres à suivre le mouvement et notre groupe se retrouva diminuer quasiment de moitié. Reddi fit parti de ceux qui partirent s’occuper du second incendie. Alors que je récupérais une bassine en étain pleine d’eau, je me surpris à m’interroger sur les probabilités que deux incendies démarrent quasiment au même moment, sans que ce ne soit des départs de feu intentionnels.
Je pouvais imaginer que des inconscients aient joué avec du feu, perdu le contrôle et quitté les lieux du crime, mais je ne pensais pas possible que ces gens eussent été assez idiots pour recommencer leur manège un peu plus loin. Ces deux incendies ne pouvaient être que criminels.
J’en arrivai tout juste à cette conclusion quand, le visage tournée vers le village pour regarder les volontaires qui étaient en charge d’empêcher le feu de s’étendre vers Dorca, je vis clairement une grosse boule de feu naître au cœur du ciel étoilé et foncer s’écraser au cœur même du village. Interloquée, je restai à fixer la zone d’où était apparue la boule de feu, sans prononcer un mot. Je me demandai si ce n’était pas mon esprit qui me jouait des tours quand une seconde boule apparut exactement au même endroit et frappa à nouveau le village, mais plus au nord. Cette fois-ci, je ne fus pas la seule à la voir.
— Dragon ! hurla alors une voix paniquée par dessus le tumulte que produisaient les gens et l’incendie.
Les réactions furent quasi instantanés : tous cessèrent ce qu’ils étaient en train de faire pour scruter le ciel. Un silence étrange s’abattit sur le groupe. Comme eux, je gardai les yeux fixés sur le ciel et je me demandai si je n’étais pas encore au fond de mon lit, en train de faire un drôle de rêve. Tous ces gens ne pensaient quand même pas que les incendies étaient l’œuvre d’un vrai dragon ?
Quelques minutes s’écoulèrent, un peu hors du temps, avant qu’une troisième boule de feu n’apparaisse et tombe non loin de nous, juste de l’autre côté du rempart, embrasant instantanément le bois qui la composait.
Ce fut la panique. Il n’était plus question d’éteindre l’incendie. Certains semblèrent bien vouloir reprendre le travail, en arrosant cette fois-ci le rempart en feu, mais la plupart partirent en courant et en hurlant. J’hésitai un instant sur la conduite à tenir et me mis à chercher Siam du regard, la plus à même de m’informer sur ce qu’il convenait de faire ensuite. Je ne la trouvai pas parmi les quelques personnes qui s’acharnaient à vouloir sauver ce qui ne semblait plus pouvoir l’être. Siam avait-elle fait partie de ceux qui avaient fui sans que je m’en aperçoive ? C’était fort probable.
A mon tour, je quittai la mare et me dirigeai vers le village. Arrivée aux portes, j’aperçus certains villageois qui tentaient de sauver leur maison des flammes à l’aide de couvertures ou de bacs d’eau qu’ils puisaient dans les abreuvoirs et autres sources, tandis que d’autres s’engouffraient chez eux et récupéraient ce qu’ils pouvaient de leurs effets personnels.
J’hésitai à nouveau sur la conduite à tenir, scrutant les personnes alentours à la recherche d’un visage amical. Ce fut seulement à ce moment-là que je remarquai que l’un des feux avait atteint l’auberge. Instantanément, je pensai à la petite vie fragile et sans défenses que j’avais laissé au pied de mon lit avant de me coucher, et au petit sac qui contenait les seuls souvenirs que je possédais de mon monde. Sans plus réfléchir, je me précipitai vers le bâtiment. Il m’était inconcevable de laisser l’un ou l’autre partir en fumée sans au moins chercher à savoir si je pouvais les sauver.
— Myriam, arrête ! entendis-je alors crier dans mon dos.
Sans m’arrêter de courir, je me retournai et reconnus les silhouettes de Siam et de Reddi qui pénétraient dans le village.
— Je reviens tout de suite ! leur criai-je en retour avant de finir de parcourir la distance qui me séparait de l’auberge.
J’arrivai devant la porte d’entrée au moment où une autre boule de feu tombée du ciel atterrit sur le toit de l’auberge avec un grand bruit, embrasant aussitôt une partie de l’étage. Instinctivement, je me baissai et croisai mes bras au dessus de ma tête pour me protéger des quelques braises qui pourraient me tomber dessus. Puis, ne sentant rien m’atteindre, je me redressai. La porte de l’auberge s’ouvrit pour laisser passer une femme tenant son enfant fermement serrée entre ses bras. Je reconnus l’une des clientes.
— Il y a encore des gens là-dedans ? l’interrogeai-je, horrifiée à la simple idée que ce soit effectivement le cas.
Je n’eus jamais de réponse. La femme courut vers la sortie du village, protégeant son petit garçon de ses bras autant qu’elle le pouvait.
Sans plus attendre, comprenant que chaque seconde comptait à présent, je me ruai dans l’auberge. La chaleur y était tellement forte que toutes les fenêtres avaient volées en éclats, parsemant le sol de débris tranchants que je pris soin d’éviter ; une fumée épaisse et âcre stagnait, attaquant la gorge et m’obligeant à me courber pour respirer plus facilement. A l’étage, j’entendais les flammes crépiter et des choses lourdes tomber - j’espérais que ce n’était pas le toit en train de s’écrouler au dessus de ma tête.
Peu rassurée, je ne m’attardai pas et filai dans ma chambre. Mon sac se trouvait sur la commode, prêt pour le départ, et celui de Merrine au pied du lit, là où je l’avais posé juste avant de me coucher, la tête pleine d‘interrogations. J’attrapai les deux, passai la bandoulière de l’une sur mon épaule droite et celle de l’autre sur l’épaule gauche, puis jetai un œil a la fenêtre aux vitres brisées, tentée par l’idée de sortir par là plutôt que d’avoir à traverser la salle à manger en sens inverse. Mais les lueur orangées et dansantes que j’apercevais derrière l’étable me convainquirent de ne pas concrétiser cette idée : les différents feux qui ravageaient le village avait peut-être déjà atteints cette zone et empêchaient toute retraite possible en contournant l’auberge.
Je fis demi-tour et repassai par la pièce principale dans laquelle régnait un peu de désordre, conséquence direct du passage éclair de Siam, moins d’une heure plus tôt. Je filai ensuite dans la salle à manger. J’avais presque traversé la moitié de la pièce quand j’entendis un énième craquement, bien plus inquiétant et bien plus proche que les précédents. Je levai la tête au moment où une partie du plafond s’effondrait sur moi. Réflexe idiot - ou tout du moins inutile dans la majorité des cas - je levai les bras au dessus de ma tête et fermai fort les yeux, dans une vaine tentative de me protéger de la mort certaine qui me fondait dessus.
J’attendis le choc. Un peu trop longtemps pour ce ce soit normal.
Surprise de ne finalement rien sentir atterrir sur mon crâne, je finis par risquer un coup d’œil au dessus. Estomaquée, je me retrouvai alors nez à nez avec la partie effondrée du plafond, suspendue dans les airs à mi-chemin entre moi et son emplacement initial. Soufflée par l’étrangeté de la situation, il me fallut quelques secondes - passée à fixer l’anomalie - avant de finalement me décider à prendre mes jambes à mon cou. Bien m’en pris car, à peine avais-je fait deux pas, que la gravité reprit ses droits. Je me ruai ensuite sur la sortie et rejoignis la foule de personnes qui, comme moi, se retrouvait dans la rue après avoir réussi à extraire des flammes ce qui leur était le plus précieux.
— Siam, arrête ! entendis-je alors hurler à quelques pas de moi, au milieu de la rue et de la cacophonie. On ne peut plus y retourner !
Reddi tenait son épouse par les épaules, semblant vouloir l’empêcher de se ruer vers l’auberge. Je risquai un œil dans mon dos. Entrer là-dedans aurait été du suicide. L’étage avait presque entièrement disparu, les flammes s’attaquaient maintenant au rez-de-chaussée dont j’entendais le bois craquer et supplier. Je constatai dans un frisson que j’étais visiblement sortie juste à temps.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demandai-je en m’approchant du couple, dans l’espoir de pouvoir d’être une quelconque aide avec Siam, qui semblait frapper de démence et tentai d’échapper à la poigne de son mari en ruant véhément, le regard braqué sur leur maison.
— Je m’occupe d’elle ! assura Reddi, le regard fiévreux et le visage gris de cendre. Toi, dépêche-toi de sortir d’ici ! Orun est la sortie sud, rejoins-le !
Alors qu’une quinte de toux sèche m’arrachait les poumons, j’hésitai à désobéir à l’injonction de Reddi. Siam semblait être devenue incontrôlable et même lui avait visiblement du mal à la retenir.
— Allez ! rugit-il, le regard impérieux, en voyant que je ne bougeais pas.
Je les quittai alors, le cœur douloureux, en espérant que Reddi parviendrait à raisonner Siam.
Il ne semblait plus y avoir personnes dans le village en dehors de nous trois. Une grande majorité des bâtiments brûlaient, illuminant les alentours comme si nous étions en plein jour. Devant moi, au travers des portes de l’entrée sud grandes ouvertes, j’apercevais une partie des villageois assistants, impuissants, au spectacle qu’offrait la malheureuse Dorca. Je me précipitai dans leur direction en prenant soin de rester au milieu de la rue pour éviter les débris enflammés qui tombaient des maisons.
Le regard fixé sur ma destination, je fus donc totalement prise par surprise quand je sentis une force étrange me pousser. Je déviai de ma trajectoire, m’écroulant sur la terre dure et heurtant la face de la boulangerie. Heureusement pour moi, elle faisait partie des rares habitations à ne pas avoir encore été atteinte par les incendies. Une silhouette émergea ensuite de la ruelle en face de la boutique, de l’autre côté de la rue. Elle fit quelques pas vers moi et s’arrêta, une main tendue dans ma direction comme si elle voulait me prendre quelque chose. Mon médaillon se décolla aussitôt de ma poitrine et je fus certaine que le collier se serait arraché de mon cou s’il n’avait pas été retenue par le col haut de ma robe. La silhouette leva son autre main, visant le sac de Merrine, et la même chose se produisit. Je dus m’accrocher de toutes mes forces à la bandoulière pour l’empêcher de glisser de mon épaule, emportée par la force invisible qui attirait la besace vers l’inconnu.
Fatiguée par ma nuit écourtée et les événements des dernières heures, je sentis alors la colère pointer le bout de son nez, montant dans ma poitrine par vagues, et exploser au moment où je sentis la force s’intensifier sur le collier et le sac. La silhouette semblait bien décidée à me délester de ces deux biens. Moi, je n’étais pas du tout disposée à la laisser faire.
Instinctivement, je me mis à imiter les gestes de mon assaillant. Sauf que contrairement à lui, j’avais le désir de le repousser le plus loin possible, lui ôter toute possibilité de continuer sur sa lancée. Mon vœu fut exaucée : à peine avais-je avancé ma main dans sa direction que je le vis disparaître dans les ombres de la ruelle par laquelle il était apparu, comme repoussé brutalement par un coup de poing dans l’estomac. Je n’attendis pas de voir s’il allait revenir à la charge ou si je l’avais durablement mis hors d’état de me nuire. Je me relevai prestement et repris ma course vers la sortie du village.
Je parcourus les quelques mètres qui me séparaient des villageois sans autres embûches. Avec soulagement, essoufflée par ma course et les fumées de l’incendie qui me brûlaient les poumons, je me glissai entre les différents groupes, à la recherche du cousin de Siam. Je finis par le trouver, entouré de son escorte.
Les quatre hommes avaient le visage, les mains et les vêtements sales, noircis par les cendres et la fumée. Même si je ne les avais pas vu, je devinai qu’ils avaient participé à l’effort commun pour tenter de circonscrire les flammes - en vain. Orun ne s’aperçut de ma présence qu’au moment où je m’arrêtais près de lui, le regard fixé sur les portes du village menacées par les flammes qui progressaient rapidement dans leur direction par les deux côtés de la barricade, dans l’attente de voir apparaître Siam et Reddi. La première préoccupation d’Orun fut d’ailleurs pour eux, quand il remarqua que j’étais arrivée seule.
— Ils sont encore dans le village, lui appris-je, la voix étranglée rendue rauque par une soif que je n’avais pas eu conscience de ressentir jusque là. Je n’ai pas bien compris, Siam est devenue bizarre, elle voulait absolument retourner dans l’auberge alors que celle-ci est en flammes. Reddi tentait de l’en empêcher et de la convaincre de renoncer à sa folie… Je voulais l’aider … mais il m’a ordonné de partir …
Je vis les épaules d’Orun se raidir, inquiet pour sa cousine et son époux. Je l’étais tout autant que lui à présent. Dans le village, occupée à prendre la fuite, je n’avais pas réellement pris conscience du danger que représentait le village en feu, mais postée à la lisière des champs avec pour seule occupation de voir toutes ces maisons agoniser, je priais silencieusement pour que les aubergistes sortent de là au plus vite, que Reddi finisse par convaincre Siam d’abandonner, qu’elle revienne à la raison … Qu’est-ce qui avait bien pu la mettre dans cet état ? Pourquoi ce besoin soudain et irrépressible pour elle de retourner à l’intérieur de l’auberge ?
L’attente me parut interminable avant qu’une forme ne finisse enfin par apparaître aux portes. Rapidement, il fut évident qu’il s’agissait de deux personnes, l’une soutenant l’autre. Orun se précipita et je fus rapidement sur ses talons.
Il s’agissait de Reddi, mal en point et le visage ensanglantée, qui devait compter sur le soutien d’un de ses amis pour avancer.
— Où est Siam ? s’enquit aussitôt Orun en délestant le bon samaritain du poids de l’aubergiste, adressant sa question à qui pourrait lui répondre.
Reddi ne sembla même pas entendre la question, il paraissait sonnée, une main posée sur sa tête comme pour endiguer le sang qui lui coulait dans les yeux.
— Je n’ai vu que Reddi, répondit son ami en secouant la tête. Je l’ai trouvé par terre, inconscient, près de l’auberge. Il était seul.
Ma gorge se serra en comprenant ce qu’il s’était certainement déroulé après mon départ : Reddi avait été blessé d’une quelconque façon et le choc lui avait fait perdre connaissance, laissant de ce fait le champ libre à Siam pour mettre à bien son projet.
Alors que Orun éloignait Reddi du village pour l’asseoir dans l’herbe et regarder sa blessure, je gardai le visage tourné vers les flammes qui ravageaient Dorca et les fumées épaisses qui disparaissaient dans le ciel, repoussant de toutes mes forces les larmes qui me montaient aux yeux. Puis je rejoignis les deux hommes quand la chaleur commença à devenir insupportable et que je réussis à me convaincre que Siam avait peut-être quitté le village par la sortie nord.
— La poupée, bégayait Reddi d’un ton hagard au moment où j’arrivais à hauteur d’Orun, agenouillé devant l’aubergiste et tenant un linge contre sa blessure. Elle voulait absolument récupérer la poupée …
Dans un flash, je revis le petit jouet en tissu, aux nattes blondes et à la robe jaune soleil, qui traînait souvent dans la pièce principale, chez Siam et Reddi. J’avais remarqué à plusieurs reprises que le jouet changeait de place régulièrement, sans vraiment m’attarder sur la chose. J’avais supposé qu’elle faisait partie de ces objets emplis de souvenirs dont on rechignait à se séparer mais qu’on déplaçait sans cesse parce qu’ils devenaient embêtant, peu importe où on le posait. Je n’avais jamais imaginé que cette poupée avait pu avoir plus de significations que cela ; l’obstination de Siam a vouloir retourner dans l’auberge au détriment de sa sécurité me prouvait que je m’étais lourdement fourvoyée.
— Quelle poupée ? demanda Orun.
— Celle de Lalie.
Orun et Reddi échangèrent un regard grave, lourd d’un sens qui m’échappait. Ma curiosité me poussait à demander qui était cette Lalie, mais je pressentais que ce n’était pas le moment. Je me contentai de rester en arrière, observant Orun prendre soin de Reddi en silence.
Tout autour de nous, les villageois regroupés par affiliation ou affinités regardait leur vie partir en fumée. Seuls leurs gémissements et leurs pleurs perçaient dans le calme soudain et étrange de la nuit.
Je me réveillai en sursaut. D’un coup d’œil rapide, je constatai que je m’étais endormie au pied d’un vieux chêne au milieu du champ en jachère dans lequel une bonne partie du village avait trouvé refuge au milieu de la nuit. A ma gauche, Reddi dormait lui aussi, mais bien plus profondément que moi, qui avait visiblement été tirée de mon sommeil par les deux oiseaux perchés sur une branche au dessus de ma tête. Le jour se levait à peine, découvrant un ciel sombre et empli de nuages gris, aussi tristes que la journée qui s’annonçait.
Endolorie par une très courte nuit de mauvaise qualité passée adossé contre le tronc d’un arbre, je m’étirai bruyamment. Reddi gigota, dérangé dans son sommeil, alors je décidai de m’éloigner pour le laisser se reposer encore un peu. Nul besoin de l’éveiller plus tôt que prévu et de l’obliger à encore faire face à son chagrin . A la place, je décidai plutôt de rejoindre Orun et sa garde, installés un peu plus loin autour d’un feu de camp. En m’approchant, j’eus l’agréable surprise de découvrir qu’ils avaient fait chauffer un peu de thé. Je m’assis en silence entre Orun et le sosie d’Anthony, avant d’accepter avec gratitude la tasse fumante que me tendait le conseiller.
Je sirotai ma boisson, le regard perdu dans le vague. Je ne pouvais empêcher mon esprit de rejouer en boucle les événements qui s’étaient enchaînés au cours des dernières vingt-quatre heures, et plus particulièrement ceux de la nuit passée.
Après que Orun eut terminé de soigner du mieux qu’il pouvait la plaie à la tête de Reddi, je lui avais fait part de mon espoir de retrouver Siam bien portante à l’extrémité nord du village, où certains des villageois avaient peut-être trouvé refuge, s’ils avaient été plus proches de ces portes que celles situées au sud. Il avait immédiatement anéanti cet espoir en m’apprenant que lorsque le premier incendie avait été repéré, seuls les portes sud avaient été ouvertes. Aucune chance, donc, que qui que ce soit ait pu échapper aux flammes en sortant par l’autre extrémité de Dorca.
Même maintenant, alors que les premiers rayons du jour illuminaient la scène de désolation qui se trouvait sous mes yeux, soulignant les mines fatigués des corps meurtris qui parsemaient les alentours et dévoilant les contours calcinés de Dorca dont les derniers feux terminaient de brûler à quelques dizaines de mètres, je n’arrivais pas à accepter l’évidence même de la disparition de Siam. Une partie de mon esprit continuait à chercher des idées, des solutions qui auraient permis à ma bienfaitrice d’échapper au funeste destin auquel tous semblaient penser avec certitude qu’elle avait succombé.
Un brusque frisson dégringola dans mon dos et m’arracha à mes pensées quand un coup de vent particulièrement frais s’enroula autour de moi, m’obligeant à resserrer ma prise sur ma tasse tiède, dans l’espoir d’y trouver un peu de chaleur. Mon mouvement fut remarqué par le garde, au visage si semblable à celui de la dernière personne que j’avais vu sur Terre, et il eut la gentillesse de se séparer de sa cape, tenu fermé par une broche en argent sur l’épaule, dont il me drapa sommairement. Je le remerciai d’un sourire. Puis, je me rendis soudain compte que, la veille, trop bouleversée par mon agression, je n’avais pas pris la peine de lui être reconnaissante pour son intervention.
Un peu gênée par mon manque flagrant de savoir-vivre, qualité à laquelle tenait énormément Siam qui m’aurait sévèrement remonté les bretelles si elle l’avait su, je me raclai discrètement la gorge avant de me tourner vers celui qui observait à présent les alentours.
— Euh, excusez-moi …
Mon interpellation ramena l’attention du soldat sur ma personne.
— Je me rends compte que je ne vous ai pas remercié pour hier soir, alors … euh ben … Merci d’être intervenu. Et désolée de ne pas y avoir pensé plus tôt.
Le jeune homme esquissa un sourire, amusée par ma gêne si j’en jugeais au regard qu’il avait glissé sur mes doigts que je tortillais dans tous les sens avant de me regarder à nouveau droit dans les yeux.
— Je vous en prie, c’était tout à fait normal. D’ailleurs, je me dois de vous apprendre que ma présence dans la rue à ce moment-là n’était pas le fruit du hasard. Quand vous êtes sortie de l’auberge à la fin de votre service, je les ai vu vous scruter avec un peu trop d’intérêt. Par acquis de conscience, j’ai préféré les suivre, juste au cas où leurs intentions n’auraient pas été louables. Et je m’en félicite. Ils semblaient déterminés à vous dépouiller de vos biens.
Il marqua une pause pendant laquelle je le remerciais à nouveau, mais dans le secret de mon esprit, d’avoir poussé l’exécution de son devoir au delà de ses exigences. Il scruta de nouveau les différends groupes éparpillés dans le champ avant de reporter son regard sur moi et d’ajouter, la mine grave :
— De plus, je ne saurais que trop vous conseiller de faire bien attention à vous dans les jours à venir. Ils ne m’ont pas semblé être du genre à abandonner aussi facilement, quels que soient leurs identités et leurs intentions.
Je montai ma main vers mon collier dont j’effleurai le pendentif au travers du tissu de ma robe puis glissai un œil vers mes sacs que j’avais laissé sous le chêne, sous la garde - toute relative - d’un Reddi toujours profondément endormi.
— Je crois que c’est ce qu’il s’est passé cette nuit, pendant l’incendie, confiai-je alors à mon interlocuteur. Alors que je sortais du village, quelqu’un a voulu de nouveau s’emparer de mon collier et de mon sac.
— Comment avez-vous réussi à l’en empêcher ? m’interrogea-t-il, constatant certainement avec surprise que j’étais toujours en possession de mes affaires et que je n’avais pas une seule égratignure.
— Avec un peu d’aide, répondis-je en continuant à triturer la bijou d’un air absent. De la magie, plus précisément. J’ai repoussé ce type sans le toucher. Enfin, je crois que c’était moi. Je ne suis pas habituée à côtoyer la magie, alors je ne sais pas vraiment.
J’eus une pensée pour l’inconnu que j’avais envoyé voler bien malgré moi. J’espérais que le fait qu’il ne m’ait pas poursuivi après cela signifiait qu’il avait renoncé en me voyant approcher de plusieurs témoins, plutôt que sa chute l’avait blessé au point qu’il n’ait pu quitter le village et qu’il ait péri dans l’incendie.
Installé à ma droite, Orun semblait ne pas avoir perdu une miette de notre conversation puisqu’il intervint, posant sa tasse vide au sol :
— Pensez-vous que la magie était de votre fait ou de celui du collier ?
— Comment ça ?
— Quand vous avez repoussé cet homme, vous l’avez fait sciemment, en voulant l’éloigner de vous ? Ou c’est arrivé sans que vous ne compreniez vraiment ce qu’il s’était passé ?
Je me repassai l’épisode de la rue, ainsi que celui dans l’auberge, quand le plafond avait failli me tomber sur la tête. A aucun moment je n’avais eu le désir de faire quoi que ce soit en particulier, j’avais seulement ressenti la peur et le besoin d’être protégée. J’en fis part à Orun, qui en conclut :
— Alors cela venait de votre collier. Comme si, en plus de tout ce qu’il a déjà fait jusque là, il était aussi ensorcelé pour garder son porteur en sécurité.
— Si cela est bien le cas, ce bijou n’aurait-il pas dû aussi agir lorsque ces hommes l’ont attaqué hier soir pour le lui dérober ? intervint le jeune homme.
Je trouvais cette intervention pertinente. Orun aussi, sans doute, puisqu’il prit un temps de réflexion avant de lui répondre, les sourcils froncés :
— Peut-être Myriam ne se sentait-elle pas vraiment en danger à ce moment-là. Du moins, pas comme cette nuit. Dans l’auberge, sa vie était clairement menacée et, même si ce n’était pas réellement le cas lorsque l’inconnu l’a attaqué cette nuit, les conditions dans lesquelles se sont déroulées cette agression ont certainement exacerbé la peur ressenti, au point de lui faire craindre de nouveau pour sa vie. Le danger de mort imminente est peut-être le déclencheur, la magie associée au collier ne s’éveillant qu’à cette condition.
— Ce genre d’objet est-il courant chez les magiciens ? interrogea encore le jeune homme, le visage de toute évidence marqué par l’intérêt qu’il ressentait envers la conversation.
— Pas à ma connaissance. Mais je ne suis pas la personne la plus renseignée à ce sujet. D’ailleurs, c’est exactement pour cette raison que Myriam nous accompagne jusqu’à Nashda. Elle devrait rencontrer Sosha. Notre mage en saura certainement plus à ce sujet.
Sur ces mots, Orun se leva, frissonna légèrement et se tourna vers Reddi. Ce dernier s’éveillait tout doucement comme l’attestaient ses yeux papillonnants.
— Ces hommes qui ont voulu vous voler à plusieurs reprises, les voyez-vous ce matin ? me demanda alors Orun.
Je jetai un coup d’œil circulaire, même si c’était complètement inutile puisque j’observais les environs depuis mon réveil et que le champ était assez vaste et le nombre de groupes suffisamment restreints pour que la présence de mes agresseurs ne m’ait pas échappé s’ils s’étaient trouvés dans le coin.
— J’ai l’impression qu’ils ne sont plus ici, répondis-je. Ils ont peut-être quitté Dorca pendant la nuit, quand tout le monde était occupé à …
Sans finir ma phrase, je désignai le village en cendres d’un signe de la main. Orun regarda lui aussi autour de nous d’un air méfiant, avant d’ajouter :
— Par mesure de précaution, je préférerais que vous ne restiez plus seule dorénavant. Siam vous a confié à moi, je lui ai promis de prendre soin de vous et je compte bien tenir parole.
Ma gorge se serra à la mention de Siam. Peu désireuse de faire entendre à qui que ce soit ma voix enraillée par l’émotion soudaine qui m’emplissait, je me contentai d’acquiescer d’un signe de tête en gardant mes yeux rivés au sol.
— Nyann, je vous confie sa protection pour le moment, compléta Orun en regardant vers le sosie d’Anthony qui se contenta d’accepter la charge d’un simple signe de tête.
Il s’adressa ensuite aussi aux deux hommes de sa garde, qui étaient restés à l’écart de notre échange, plongés dans leur propre discussion :
— Je suis navré messieurs, mais nous ne nous mettrons pas en route tout de suite, malgré ce qui était prévu. Au vu des circonstances, je ne peux pas quitter Dorca de cette manière.
Reddi choisit ce moment pour nous rejoindre, parfaitement éveillée, mais le visage chiffonné par une mauvaise nuit. Il apportait avec lui mes deux sacs que j’avais laissé près du chêne, qu’il me remit aussitôt. Il s’accroupit près du feu de camp qui mourrait, faute d’entretien, et se servit du thé en empruntant la tasse délaissée par le conseiller.
— Je te remercie Orun, dit-il après s’être redressé et avoir avalé une gorgée du breuvage. Je te suis infiniment reconnaissant de bien vouloir rester quelques heures de plus. Au moins jusqu’à ce que nous ayons retrouvé Siam.
— Je ne comptais pas partir avant cela, répondit Orun en posant une main amicale sur l’épaule de Reddi. Tout comme toi, je veux être sûre de ce qui lui est arrivée. De plus, je ne doute pas que toi et les autres aurez besoin de toute l’aide possible ce matin pour entrer au village et récupérer ce qui pourra l’être. Avec un peu de chance, Dorca ne sera pas à rebâtir de rien.
Je jetai un regard dubitatif sur le village en ruine. Par je ne sais quel miracle, une partie des barricades tenaient encore debout, mais pour le reste, il semblait que tout était parti en fumée. Je doutais qu’il y ait quoi que ce soit à récupérer mais, si je me trompais, je préférais aider à sauver ce qui pouvait encore l’être, plutôt que de rester assise à ne rien faire et me morfondre.
Aussi, quand Reddi reposa la tasse au sol et que lui et Orun semblèrent prêt à prendre la direction de Dorca où certains villageois avaient déjà commencé à se mettre au boulot, sans doute animés de la même volonté que les deux hommes, je me levai à mon tour et leur emboîtai le pas. Ils me lancèrent un regard surpris, mais puisqu’ils ne dirent rien, je pris cela pour le signe que je pouvais les accompagner. J’emportai mes deux sacs avec moi, passant leurs bandoulières par dessus ma tête et les croisant sur ma poitrine, minimisant ainsi tout risque de les sentir glisser continuellement de mes épaules. Je m’assurai aussi qu’ils étaient bien fermés - je ne voulais pas perdre quoi que ce soit en cours de route - et grimaçai en repensant au contenu de celui de Merrine : le poids de l’ œuf allait certainement très vite me faire souffrir.
La matinée passa comme une flèche. Le bon côté de la chose, c’est que je n’eus pas le temps de penser aux choses désagréables tels que la disparition de Siam, les attaques répétées dont j’avais été la victime ou mes chances de rentrer chez moi au plus vite qui s’amenuisaient au fur et à mesure du temps. Mon esprit fut entièrement consacré aux dernières flammes qu’il fallut éteindre pour les empêcher d’atteindre les rares morceaux d’habitation qu’elles avaient épargné jusque là, ainsi qu’aux débris calcinés qu’il fallut dégager pour tenter de récupérer effets personnels essentiels ou souvenirs d’une vie. Et, bien malheureusement, il fallut aussi s’occuper des victimes. Sans parler des animaux qui s’étaient retrouvés piégés et dont il fallut évacuer les carcasses nauséabondes, il y eut des pertes humaines. Trois, au total.
La première personne a avoir été découverte fut le plus jeune fils de l’épicier. Apparemment, nul ne savait exactement comment il s’était retrouvé coincé dans le village en feu puisque les parents, au bord du désespoir, affirmèrent s’être assurés que tous leurs enfants avaient quitté la maison dès qu’ils avaient vus les boules de feu tomber du ciel. On supposa qu’il avait fait demi-tour à l’insu de sa famille, sans doute pour récupérer quelque chose et sans avoir conscience, du haut de ses six ans, du danger réel de sa décision.
La nouvelle de la découverte du corps de la seconde victime m’arracha un long frisson. L’un des fermiers tomba sur le corps d’un homme, brûlé à un tel point que personne ne put l’identifier. Mais le secteur où on l’avait retrouvé n’avait laissé que peu de place au doute : il s’agissait de mon agresseur. Une forte culpabilité m’avait envahi quand j’avais appris la chose en laissant traîner mes oreilles du côté de deux femmes qui en discutaient alors qu’elles aidaient elles aussi à déblayer l’une des maisons partiellement détruite. A aucun moment je n’avais souhaité la mort de cette personne, j’avais seulement voulu l’empêcher de continuer à me nuire. Je m’étais alors longuement interrogé alors sur le danger que je pouvais représenter au travers du collier. Si les suppositions d’Orun était exacts, jusqu’où le bijou pouvait-il aller pour assurer ma sécurité physique ?
Nous trouvâmes le corps de la troisième victime peu avant midi. Ce furent Reddi et Orun qui eurent la désagréable surprise de découvrir le corps de Siam parmi les restes de l’auberge. J’ignorais s’ils avaient passé la matinée à tenter de la retrouver où si c’était un hasard qui les avait placé à travailler sur les décombres de l’établissement, mais le fait est que le hurlement déchirant qui échappa à Reddi quand il découvrit son épouse glaça très certainement le sang de tout ceux qui l’entendirent. Je me trouvais non loin à ce moment-là, à peine à quelques mètres, en train d’aider des jeunes adolescentes à récupérer les objets qui n’avaient été que peu touchés par l’incendie et qui pouvaient encore servir.
Quand j’entendis le cri de Reddi résonner dans le village, je me précipitai dans sa direction, sans réfléchir. Mais je stoppai net ma course en comprenant les raisons qui l’avait poussé à s’exprimer ainsi, lui que j’avais toujours connu sur la réserve. Lorsque deux hommes se portèrent volontaires pour retirer la dépouille de Siam des décombres, je me détournai de la scène. Je refusai d’emporter comme dernière image de cette femme pleine de joie et de vie, la vision d’un squelette noirci et ratatiné. Je préférai m’éloigner et me rapprochai de la maison de Merrine, qui avait curieusement été assez épargné par les événements de la nuit, entendant derrière moi les pas de mon protecteur assigné, fidèle à son poste.
— Vous savez, je ne pense pas qu’il m’arrivera quoi que ce soit ici, lui dis-je en allant m’installer, bras croisés, contre la rambarde du porche en partie effondré. Je n’ai pas croisé un seul de ces sales types de la matinée. Et même s’ils sont vraiment encore là, il y a trop de monde dans le village pour qu’ils puissent de nouveau tenter de me voler.
Le jeune homme s’arrêta en face de moi, laissant entre nous une distance de quelques pas, puis posa ses mains sur le pommeau de son épée, dont il ne se séparait apparemment jamais.
— J’ai reçu des directives, je m’y conforme. Et je suis d’accord avec le conseiller Orun, vous avez visiblement besoin de protection. Je doute sincèrement que les hommes d’hier aient été de simples voleurs. Ils étaient trop nombreux pour cela.
Je fronçai des sourcils, intriguée bien malgré moi.
— Que pensez-vous qu’ils soient dans ce cas ?
Mon interlocuteur se contenta d’afficher son ignorance en haussant des épaules. Fatiguée, je passai les mains dans mes cheveux, y rencontrai un nombre incroyablement douloureux de nœuds et soupirai. Je laissai ensuite mes deux mains sur ma nuque, massant l’arrière de mon crâne pour me détendre après les nombreuses heures que je venais de passer, le dos courbé. Puis je me délestai de mes deux sacs devenus affreusement pesants, avant de m’étirer dans tous les sens avec bonheur.
— Je suis navrée pour votre mère, fit soudain mon protecteur.
Non seulement il brisait le silence agréable qui s’était installé, mais il anéantissait mes efforts pour oublier la situation et amplifiait mon mal-être en faisant naître dans mon esprit le visage souriant de ma mère. Il me fallut quelques instants pour repousser les larmes qui me montèrent aux yeux et les sanglots de couleurs, trop longtemps réprimés, qui ne demandaient qu’à sortir.
— Siam n’était pas ma mère, répondis-je sèchement en résistant à une forte envie de l’envoyer bouler comme un malpropre. Seulement une femme d’une grande générosité qui a bien voulu accueillir sous son toit et prendre soin de l’illustre inconnue que j’étais.
Ma réponse créa un blanc. Je relevai la tête pour observer la réaction de mon interlocuteur. Il ne me lâchait pas du regard, les yeux interrogateurs.
— Mais merci quand même, lâchai-je alors d’un ton plus doux. Bien que ce soit plutôt à Reddi que devrait aller vos condoléances. C’est lui qui vient de perdre la femme de sa vie.
Le jeune homme pencha légèrement la tête sur le côté, comme si quelque chose chez moi l’avait subitement intrigué - bien que je ne voyais pas vraiment ce qui pouvait avoir attirer ainsi son attention. Un autre silence s’installa, plus désagréable celui-ci, à cause de sa manière de me scruter. Je n’avais jamais été particulièrement à l’aise avec ce genre de comportement.
— Au fait, je m’appelle Myriam, repris-je d’un ton précipité, plus pour tenter de l’empêcher de continuer à me regarder comme il le faisait que par réelle envie de me présenter.
— Nyann, répondit-il du tac-au-tac. Étrange prénom que vous portez, là.
— Pas plus que le vôtre, rétorquai-je, un poil vexée.
Il accentua l’inclinaison de sa tête et son regard se fit encore plus scrutateur, comme si j’étais une bête curieuse. De plus en plus mal à l’aise, je décidai qu’il était grand temps de rejoindre le reste du monde. Je récupérai mes affaires, trop vite au goût de mes épaules qui auraient aimé un sursis plus long, et entrepris de redescendre la rue principale, au moins jusqu’à l’emplacement de l’auberge. Bien entendu, Nyann me suivit.
Avec soulagement, je constatai à mon arrivée sur les lieux que le corps de Siam avait déjà été transporté ailleurs. Reddi et Orun aussi n’étaient plus dans le secteur. Seuls quelques courageux travaillaient encore et je m’aperçus que la plupart des volontaires semblaient avoir eux aussi déserté le village. Quand mon estomac se mit soudain à gargouiller, je devinai pourquoi. Je décidai donc de quitter Dorca pour aller me restaurer moi aussi.
Un feu de camp avait été érigé à quelques dizaines de mètres du village, au dessus duquel deux jeunes hommes solidement bâtis faisaient tourner un cochon de taille admirable, sans doute assez gros pour nourrir tout le monde. Près d’eux, une longue table avait été dressé, recouverts de plats en tous genres, que des femmes continuaient d’apporter. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre que tout cela était du fait des fermiers, venus en soutien. L’odeur qui régnait dans la plaine me mit immédiatement l’eau à la bouche, n’ayant eu rien d’autre dans l’estomac depuis le lever du soleil qu’une petite tasse de thé.
Je rejoignis le rassemblement, à la recherche de Reddi et d’Orun. Je les trouvai un peu à l’écart, près de la route qui serpentait à travers champs en direction du sud. Ils étaient accompagnés des deux autres gardes de l’escorte du conseiller, ainsi que des quatre chevaux et de la charrette que j’avais aperçu le matin-même près du chêne, sans comprendre qu’ils étaient à eux.
— Tu es sûr de ton choix ? demanda Orun au mari de Siam, au moment où je m’approchai suffisamment pour pouvoir entendre leur discussion.
— Oui, répondit Reddi en hochant la tête d’un air décidé. Je ne pourrais pas rester à Dorca sans elle. Je préfère tenter ma chance ailleurs. J’ai un frère à Kacke, ça fait des années qu’il réclame que je vienne lui rendre visite, c’est l’occasion. Et puis, je pourrais travailler au port.
Les deux hommes cessèrent leur échange à mon arrivée et se tournèrent vers moi.
— Nous n’attendions plus que vous, clama Orun. Myriam, vous pouvez vous installer ici.
Il tapa du plat de la main sur le plateau de la charrette où s’entassaient déjà quelques sacs.
— Nous partons ? m’étonnai-je. Maintenant ? Mais …
Même si j’avais hâte de trouver une solution à mon problème, l’idée de quitter Dorca aussi vite me laissait comme un sentiment d’inachevé. Ne devrait-on pas rester au moins jusqu’aux funérailles de Siam ? Je ressentais le besoin de lui faire mes adieux, d’une manière ou d’une autre.
— Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour eux, m’expliqua Orun. A présent, il nous faut reprendre la route, nous avons des obligations.
Sans me laisser l’occasion d’argumenter, il se détourna et s’installa sur le banc à l’avant du véhicule. Nyann grimpa à ses côtés et les deux autres gardes montèrent en selle sur les chevaux qui n’étaient pas attelés. Je me tournai vers Reddi, peu sûre du comportement à adopter. Tout cela était un peu trop brusque.
— Merci pour tout ce que vous avez fait pour moi, dis-je. Et, s’il vous plaît, dites au revoir à Siam de ma part. J’aurais aimé pouvoir le faire moi-même.
Sur ces mots, je lui remis la besace de Merrine. Son regard intrigué m’obligea à lui expliquer :
— C’est à l’ensorceleuse. C’est le sac que nous devions lui rendre. J’espère que vous aurez l’occasion de le faire. Oh, faites-y attention surtout, c’est très fragile.
Il acquiesça d’un signe de tête et attrapa la besace avant de s’exprimer à son tour :
— Je ne pense pas que nous nous reverrons. Je te souhaite d’arriver à trouver le chemin du retour. Prends soin de toi.
Il s’éloigna ensuite d’un pas vif en direction du feu de camp. Le cœur lourd, je me hissai alors sur le bord de la charrette, m’asseyant les jambes pendantes pour continuer à regarder Dorca le plus longtemps possible. Je n’étais restée dans ce village que quelques semaines, à peine deux mois, mais je m’y étais attaché et j’avais un peu peur de ce qui m’attendait ensuite.
L’attelage se mit en branle sous l’injonction bruyante d’Orun. J’aperçus du mouvement du coin de l’œil, attirant mon regard sur la lisière d’un petit bois à quelques dizaines de mètres de la route, où une silhouette sortit du couvert des arbres. Je ne l’avais vu qu’une fois, mais je reconnus aussitôt la longue chevelure nattée aux reflets blonds. Je me redressai légèrement, heureuse de découvrir l’ensorceleuse en bonne santé, et la hélai vivement :
— Merrine !
Elle se tourna dans ma direction et stoppa sa marche.
— Reddi a votre sac ! lui criai-je en désignant la foule d’un geste de la main, me penchant un peu trop en avant et manquant de basculer, secouée par les cahots de l’attelage.
— Est-ce que je dois m’arrêter ? demanda la voix d’Orun dans mon dos.
Je secouai la tête. Je voyais déjà Merrine courir en direction du feu de camp, elle m’avait certainement très bien comprise.
Son arrivée me faisait d’autant plus regretter ce départ précipité. Si nous avions pu nous attarder un peu plus, non seulement j’aurais eu le temps de prendre un vrai repas, mais j’aurais aussi assouvi ma curiosité : pourquoi donc cette femme se trimbalait-elle avec un œuf dans un sac ensorcelé pour conserver son contenu dans les meilleures conditions possibles ? Et surtout, en quoi était-il si précieux pour que même une bande de voleurs, visiblement plutôt portés sur les objets de valeurs, s’y intéresse ?
Chapitre 7
En sautant à terre à la fin de cette première journée de voyage, je m’étirai longuement. J’avais le dos fourbu et n’aspirais qu’à une chose, me dégourdir les jambes.
Nous nous étions arrêtés à l’écart de la route, dans un bois dense truffé de rochers et à la végétation luxuriante. Orun s’était engagé difficilement entre les arbres avec son chariot, mais à force de chercher, nous avions finis par trouver suffisamment de trouées où faufiler notre moyen de transport, jusqu’à arriver dans une jolie clairière fleurie, abreuvée par un ruisseau.
A la fin de ma gymnastique, je ne me manquai pas de remarquer que mes compagnons mettaient déjà en branle une routine visiblement bien huilée. Pendant que l’un ramassait des pierres pour former un cercle avec, un autre ramassait du bois tandis que les deux autres récupéraient notre dîner à l‘arrière du chariot.
Un peu mal à l’aise à l’idée de ne pas mettre la main à la pâte, je m’approchai d’Orun, chargé d’allumer le feu de camp, pour savoir si je pouvais me rendre utile.
— Nous avons passés près de deux mois ensemble sur les routes, nous avons nos habitude. Vous pouvez juste vous asseoir et attendre que le repas soit prêt, répondit-il.
Sur ces mots, il posa les mains au dessus des bûches et ferma les yeux. Intriguée, je me penchai, mains sur les genoux, pour regarder ce qu’il faisait. Au début, il ne se passa rien, m’incitant à penser que le vieux conseiller commençait peut-être à perdre la boule mais, au bout d’une petite minute, j’entendis un craquement et des petites flammes apparurent au centre de la plus grosse bûche. Orun écarta ensuite les mains et le feu suivit son mouvement, embrasant les autres morceaux de bois.
J’en lâchai une exclamation admirative.
— Pratique, ne pus-je m’empêcher de commenter.
Orun lâcha un petit rire discret et se redressa, s’installant dans l’herbe verte de façon nonchalante.
— Le magie a ses bons côtés. Mais je suis un piètre magicien. Sosha, le Mage que vous rencontrerez bientôt, est capable de bien plus grands prodiges.
— Tous les magiciens ne sont pas égaux en termes de puissance ? demandai-je, curieuse, en venant m’installer à côté du conseiller.
— Non, car notre puissance dépend de notre travail. Comme votre corps si vous voulez. Plus vous l’exercez, plus il est fort. C’est pareil avec la magie. Je n’ai étudié que très peu, juste de quoi la contrôler - le passage obligé pour tous les magiciens - puis je suis retourné à mes affaires habituelles.
— Donc, en tant que magicien, vous n’êtes pas obligé de faire un travail en rapport avec votre don ? m’étonnai-je.
— Non, pourquoi ? Pensez-vous que cela devrait être le cas ? s’étonna à son tour Orun.
Je secouai la tête en guise de réponse. J’étais à peu près certaine que si des magiciens avaient vu le jour sur Terre, on les aurait obligés à exploiter cette magie au maximum. Les différents instances régissant mon monde n’auraient jamais laissé une telle puissance servir à des fins uniquement domestiques. J’étais agréablement surprise d’apprendre que ce n’était pas le cas sur Cinq-Iles.
Pendant que nous discutions, Nyann avait terminé de ramasser du bois. Il entassa les branches près d’Orun puis repartit vers le chariot. Les deux autre gardes, eux, en revenaient, les bras chargés. Ils déposèrent vaisselles et victuailles au conseiller avant de rejoindre Nyann. En remarquant ensuite que le magicien s’attelait à la confection de notre dîner, j’en déduisis qu’il était chargé de préparer les repas. Pendant qu’il installait une marmite au dessus du feu qui flambait comme si on l’avait allumé des heures plus tôt, je m’intéressai à ce qu’il passait du côté des soldats. Ils s’étaient débarrassés de leurs cuirasses sur le plateau du chariot, ne conservant que pantalons et chemises, et s’étaient éloignés pour que deux d’entre eux s’engagent dans un duel à l’épée, surveillés par le troisième.
— Que font-ils ? demandai-je, surprise par leur manège.
Orun glissa une œillade rapide sur ce que je regardais, puis retourna à sa préparation en me répondant :
— Entraînement. Ce sont des soldats, ils ne doivent pas perdre la main. Donc, tous les soirs, ils font des duels. Ca leur permet de continuer à travailler leur habilité, leur endurance, leur force et les différentes techniques qu’ils connaissent.
Et le moins qu’on pouvait dire, c’était qu’ils ne plaisantaient pas. Même si je me trouvais à plusieurs mètres d’eux, j’entendais clairement le bruit qui résonnait à chaque fois que leurs larmes entraient violemment en contact, m’arrachant systématiquement un sursaut. Je croisai les doigts pour qu’aucun d’entre eux ne se blessent.
— Au fait, je ne connais que votre nom et celui de Nyann, dis-je à Orun au bout de longues minutes passées à observer les soldats, le cœur battant d’angoisse. Comment s’appellent les deux autres ?
- Born et Issa, répondit-il en désignant tour à tour le blond à la mâchoire carré et le brun aux yeux bleus, qui s’obstinaient à vouloir s’étriper.
Il retourna ensuite s’occuper du dîner en silence. Il me semblait qu’il préférait que je le laisse tranquille, aussi, plutôt que de continuer à m‘angoisser à chaque son de métal s’entrechoquant qui retentissait dans la clairière, je décidai de me lever et d’aller observer d’un peu plus près l’entraînement des soldats. Je me glissai près de Nyann, resté à bonne distance des duellistes mais doté du regard perçant de celui qui jugeait chaque geste effectué, tel un entraîneur. Je trouvais cela plutôt étrange, vu qu’il me semblait être le plus jeune des trois. A moins, bien sûr, que je ne me trompai et qu’il ne les scrutait de manière si appuyé qu’à la seule fin d’apprendre.
Le duel des deux hommes était plutôt statique. A travers les films et séries que j’avais visionné sur Terre, j’avais pourtant toujours pensé que ce genre de combats étaient plus spectaculaires, truffé de pirouettes en tous genres. Il fallait croire que ce n’était que pour la magie du cinéma : Issa et Born, eux, ne faisaient guère qu’avancer ou reculer de quelques pas, leurs bras faisant la majeure partie du travail. Le plus impressionnant dans ce duel était la vitesse d’exécution, certains de leurs enchaînements me paraissaient presque flous.
Je restai à les regarder - rejointe par Issa lorsqu’ils échangèrent leurs places, puis par Born - jusqu’à ce que Orun nous annonce que le repas était prêt. Les trois jeunes hommes étaient en sueur et ils prirent le temps d’aller se rafraîchir au ruisseau avant de nous rejoindre pour un dîner qui débuta dans un silence un peu gênant. Je devinai être certainement la cause de ce malaise, ma présence soudaine mettant sans doute à mal des habitudes gagnées par un voyage effectué à quatre pendant longtemps. Je décidai donc de briser la glace la première :
— Une question m’a taraudée l’esprit toute la journée, dis-je, en ne m’adressant à personne en particulier. Cette nuit, quand je suis sortie du village pour aider à éteindre le premier incendie, j’ai vu des boules de feu tomber du ciel. Juste après, quelqu’un à hurler qu’il y avait un dragon. Ca a créé la panique.
Je laissai un blanc, me permettant ainsi d’observer les réactions de chacun. Tous affichaient un intérêt poli, sauf Orun qui fronçait des sourcils d’un air soucieux.
— Alors, il y avait vraiment un dragon au dessus de Dorca la nuit dernière ? finis-je par demander.
Orun secoua la tête sans se départir de son air.
— Possible mais peu probable.
J’en frissonnai. J’avais espéré qu’on se moquerait de moi pour avoir cru à de telles idioties, pas qu’on confirme la présence de telles créatures fantastiques dans un monde où tout me paraissait déjà bien dangereux.
— J’en doute sincèrement, ajouta aussitôt Nyann en rompant un morceau de pain pour saucer le fond de son assiette, vidée de sa soupe de légumes. Nous n’avons plus vu de dragons depuis des siècles.
— C’est vrai. Sans compter que, si une créature d’une telle envergure s’était bel et bien trouvée à voler au dessus de nous la nuit dernière, nous l’aurions au moins entendu, poursuivit Orun qui, comme moi, mangeait son repas plus lentement que les soldats. Et plus certainement encore, nous aurions senti les bourrasques de vent que son déplacement dans les airs auraient occasionnés. Il n’y avait rien de tout cela, alors je ne pense pas qu’il y avait réellement de dragons la nuit dernière.
— Mais les boules de feu alors ? D’où venaient-elles ? Je les ai clairement vu tomber du ciel ! objectai-je.
— Moi aussi, je les ai vus, intervint Issa en déposant son assiette quasi propre sur l’herbe, près de son pied.
— Cela ne prouve rien, insista Orun. Il faisait nuit noir, la lune était caché derrière des nuages. Nous n’avons aucune certitude sur ce qu’il s’est passé, mais les chances que la destruction de Dorca soit du fait d’un dragon sont quasi nulles. Comme l’a dit Nyann, personne n’a aperçu une seule de ces créatures depuis des siècles. C’est probablement une espèce éteinte.
Même si cela ne faisait qu’épaissir le mystère sur ce qu’il s’était dérouler la nuit précédente, la confiance d’Orun me rassura. Ma présence sur Cinq-Iles était assez stressante, pas besoin d’y ajouter la menace potentielle de se faire dévorer vivante ou brûler vive par un gros lézard volant.
Nous passâmes les trois jours et les deux nuits suivantes sur la route avant d’atteindre la ville la plus proche. Paset, de son nom, n’avait rien à voir avec Dorca. Elle était trois ou quatre fois plus étendue que le village que j’avais quitté et avait été bâtie à l’extrémité d’un fleuve, le surplombant légèrement. Bien que Paset était elle aussi ceinte d’une muraille, cette dernière était faites de rondins de bois beaucoup plus massifs que ceux qui composaient la barricade de Dorca et l’on apercevait des soldats montant la garde à l’extérieur, aux différents points d’entrée de la ville. Il y avait un va-et-vient constant de personnes en tous genres, à pied, en chariot ou à cheval. Je vis même passer une calèche.
— Ce soir, nous dormirons dans un lit confortable, clama Born avec bonne humeur depuis sa monture.
J’esquissai un sourire à cette perspective, ravie moi aussi. Je n’avais jamais eu de soucis particuliers avec les nuits passées à la bonne étoile - avec mes parents, du temps de leur mariage, nous avions pour habitude de partir camper tous les étés pour voir du pays - mais sur Cinq-Iles, le camping avait une toute autre saveur, bien plus sauvage. Et puis, j’avais dû faire une croix sur un semblant d’intimité. Hormis pour nos besoins, nous étions toujours restés groupés, je n’avais donc pas eu droit à une toilette digne de ce nom depuis plusieurs jours, m’étant contentée de débarbouillage rapide au dessus d’un point d’eau, à l’instar de mes compagnons. J’espérais pouvoir m’éclipser un moment pour aller barboter dans le fleuve.
Nous pénétrâmes lentement dans la ville, Orun menant son attelage avec douceur au milieu des badauds. Ici, les rues étaient bien plus larges qu’à Dorca et les maisons de meilleures qualités. Certaines étaient en pierre, d’autres en bois, quelques unes avaient plusieurs étages, mais toutes étaient étroites, serrées les unes contre les autres comme des sardines dans leur boîte de conserve. Il n’y avait de l’espace entre elles que pour des ruelles sombres et étriquées.
J’ignorai quel jour de la semaine on était - ce monde ne semblait pas connaître le calendrier auquel j’étais habituée - mais il régnait une ambiance particulière, comme un jour chômé. Il y avait du monde dans la rue que nous remontions en direction du centre de la ville, me semblait-il. Hommes, femmes et enfants se baladaient, s’interpellaient, discutaient avec animation. Orun avait du mal à s’insérer au milieu de tous ces gens qui traversaient sans prêter attention aux attelages ou aux chevaux. Les soldats, eux, avaient mis pied à terre, tirant leurs montures par la bride et protégeant notre convoi.
J’avais fini par comprendre aux cours des derniers jours que Orun et sa garde rapprochée ne s’étaient pas retrouvés à Dorca pour une simple visite de courtoisie, contrairement à ce que j’avais pensé. Le conseiller effectuait une fois tous les deux ans un tour des plus grandes cités pour recueillir les pensées des sujets du royaume. Il restait dans chaque ville pendant quelques jours pour échanger avec eux à propos de leurs vies, de ce qu’ils appréciaient, de ce qu’ils auraient aimé voir changer. Au passage, il arrivait que certains offraient des cadeaux à leur roi que Orun était ensuite chargé de ramener à bon port. Si pour les plus pauvres des habitants il s’agissait souvent de denrée périssables, les plus fortunés eux, n’hésitaient pas à être généreux, d’où la garde, qui devait veiller sur ces précieux présents. Dorca ne faisait pas partie de la liste des villes qu’il devait visiter, mais c’était son rituel d’y faire un crochet à la fin de sa tournée pour rendre visite à Siam et Reddi, d’où notre rencontre.
Le soleil éclatant de cette belle journée d’été reparut soudain alors que nous quittions la grande avenue ombragée pour s’arrêter sur une place entièrement pavée et ornée d’un bassin en son centre. L’ endroit était large et encombré par les étals d’un marché plein de vie. Face à nous, un magnifique bâtiment aux vitres colorées, à la pierre blanche et dotée d’une coupole rutilante occupait la moitié de la largeur de la place. Elle respirait l’opulence et me laissait ébahie par son évident contraste avec le reste de la ville.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je à Orun qui descendait du chariot en désignant le bâtiment de la main.
— La demeure du seigneur Arrah, répondit-il. C’est le protecteur de la ville, il représente le roi dans cette partie du royaume.
Sans ajouter un mot de plus, il me fit signe de descendre. J’en déduisis que nous étions arrivés à bon port.
Orun avait rangé le chariot le long d’un bâtiment en bois, en face de la maison du protecteur de Paset, et s’occupait maintenant de détacher les chevaux et d’accompagner Issa et Born derrière l’édifice à deux niveaux, d’où je sentais provenir une odeur de fumier. Il y avait certainement une écurie dans ce coin, donc nous étions arrivés à l’auberge qui allait nous accueillir pour la nuit. Je levai la tête pour regarder l’établissement. Des pierres assombries par le temps ornaient le rez-de-chaussée, contrastant avec l’étage en bois plus clair et aux fenêtres rutilantes. Certaines étaient ouvertes, nous faisant parvenir le bruit des conversations qui avaient cours au sein des chambres habitées.
Les trois hommes revinrent rapidement et entreprirent immédiatement de décharger le chariot de tout ce qu’il contenait.
— Nous allons confier tout cela au seigneur Arrah pour la nuit, nous annonça Orun. Issa et Born suffiront pour m’aider.
Je glissai un œil sur Nyann, prié lui aussi de rester en retrait. Il proposa au magicien :
— Je me charge de nous réserver des chambres à l’auberge dans ce cas.
Sa offre fut aussitôt refusée d’un signe désinvolte de la main.
— Pas tout de suite, il n’est pas impossible que le protecteur nous offre le gîte et le couvert. Installez-vous dans l’auberge et désaltérez-vous en attendant si vous voulez. Nous devrions être rapidement de retour.
Sur ces mots, il s’empara des deux derniers sacs du chariot et suivit Issa et Born qui fendaient déjà la foule du marché en direction de la splendide demeure. Je poussai un soupir et descendis enfin du chariot, avant de récupérer à mon tour mes effets personnels, peu désireuse de les abandonner là sans surveillance, à la merci du premier chapardeur venu.
— Je n’éprouve aucunement l’envie d’aller m’installer où que ce soit après toutes ces heures passées assis, fit alors Nyann. Verriez-vous un inconvénient à ce que nous marchions un peu autour du marché en les attendant ?
Pour toutes réponses, je secouai silencieusement la tête. J’appréciai sa proposition car j’étais dans le même état d’esprit que lui : mes fesses étaient endolories par ces quatre jours de voyage, installée sur un banc de bois dur et peu confortable. Je devrais peut-être suggérer à mes compagnons d’investir dans des coussins ?
Nyann se mit en route aussitôt son offre acceptée et me guida dans le dédale du marché. Les étals étaient alignés en cercle autour du bassin, laissant entre eux suffisamment d’espace pour que les habitants puissent circuler facilement. L’ambiance était animée, chacun des marchands jouant de sa voix pour interpeller, enjôler ou convaincre les passants. Il se vendait de tout sur ce marché : viandes, poissons, fruits et légumes, pain, étoffes, bijoux ou armes. Je ne savais plus où donner de la tête. Nous flânions entre les tables abritées sous d’immenses toiles colorées et, une fois mon émerveillement face à tous ces produits inconnus passé, je finis par m’apercevoir que, comme à Dorca, Nyann attirait les regards de la gent féminine. Lui semblait ne pas en faire cas, se contentant de poser un regard plus ou moins intéressé sur les produits quand il ne s’assurait pas que j’étais bien toujours près de lui. J’avais l’impression que son rôle de garde du corps, imposé par Orun après l’incendie, était toujours d’actualité, ce que je trouvais étrange puisqu’il n’avait plus lieu d’être.
Au cours de notre déambule, nous tombâmes sur un drôle de spectacle. L’un des emplacements du marché ne contenait pas de stand, mais seulement une petite estrade sur laquelle était juché un homme d’une trentaine d’année à la barbe rousse fourni et au regard fiévreux. Il portait une espèce de robe de bure jaune sale et hurlait par dessus le vacarme de la foule pour se faire entendre.
— Écoutez mes paroles ! Voyez la vérité ! clamait-il de toute la force de ses poumons en agitant un petit livre au dessus de sa tête. Ils nous mentent depuis des siècles. Ils ne sont pas nos ennemis. Croyez la Prima ! Ayez confiance en ses prophètes !
Je fronçai de sourcils, interpellée par l’homme et la signification de ses paroles nébuleuses.
— La guilde du culte, lâcha alors Nyann dans un soupir juste à côte de moi en regardant la scène avec dédain.
— La quoi ? m’étonnai-je, peu sûre d’avoir bien compris.
— La guilde du culte, répéta-t-il en me regardant comme si j’aurais dû comprendre ce que cela impliquait.
J’étais intriguée, j’aurais bien voulu lui poser d’autres questions au sujet de cette rencontre surprise avec les premiers signes de religion que je croisais sur Cinq-Iles mais, lors d’une discussion privée avec Orun le lendemain de notre départ, il m’avait prié de cacher autant que possible mes origines. Pour les gardes, j’étais une malheureuse orpheline que le conseiller ramenait à la capitale à la demande de sa cousine, je devais donc cacher que j’ignorais beaucoup de choses sur ce monde.
— Ah oui, c’est vrai, la guilde du culte. Et si on continuait ? proposai-je en désignant de la main le reste du marché qui s’ouvrait devant nous, frustrée de ne pouvoir interroger Nyann.
Nous déambulâmes encore quelques instants jusqu’à ce que nous soyons rejoints par le reste de notre groupe. Orun fut ravi de nous trouver sur le marché, même si ce fut par hasard qu’il nous tomba dessus en rebroussant chemin. Comme il fallait nous réapprovisionner en nourriture pour le reste du voyage, il nous proposa alors de nous scinder en plusieurs groupes pour plus d’efficacité. Chacun d’entre nous se retrouva muni d’une certaine somme, tirée de la bourse du conseiller, et désigné pour s’arrêter à un étal en particulier. Les trois gardes partirent aussitôt chacun de leur côté et j’attendis qu’ils soient suffisamment éloignés de nous pour rattraper Orun, surpris par mon geste, et lui rendre son argent.
— Je ne suis pas familière de votre économie, lui expliquai-je. Je serais incapable d’éviter les arnaques.
— Siam et Reddi ne t’ont jamais chargé des commissions ?
— Je me contentais de suivre Siam pour porter les affaires quand elle en avait besoin, mais la plupart du temps, ils se faisaient simplement livrer à l’auberge.
L’explication donné, je suivis Orun sur le marché. Nous fumes chargés de récupérer assez de fruits et légumes pour tenir jusqu’à la capitale : il n’y aurait pas d’autres arrêts en ville avant notre arrivée à Nashda et il n’était pas sûr que nous croisions des fermes sur notre itinéraire.
Orun m’expliqua que d’année en année, beaucoup de choses changeaient dans les campagnes et que, même si la fois précédente il avait eu la chance de tomber sur des fermiers généreux qui n’avaient pas manquer de lui offrir - à hauteur de leurs moyens évidemment - ce dont il avait besoin, rien ne lui garantissait que ce soit de nouveau le cas la fois suivante. Il fallait donc en prévoir en conséquence.
Nous ne fûmes pas trop de deux pour rapporter tout ce que nous avions achetés au point de rendez-vous, l’auberge qui nous accueillerait pour la nuit vu que le protecteur de la ville et sa famille étaient absents. L’établissement choisi semblait plutôt bien tenu. La longue et étroite salle à manger qui s’ouvrit à nous à notre entrée était quasiment vide en ce milieu d’après-midi. Seuls deux vieux hommes aux cheveux blancs et parsemés discutaient devant une chopine, installés au comptoir derrière lequel une femme d’une trentaine d’année s’occupait de la vaisselle à nettoyer.
— Bienvenus ! s’écria-t-elle chaleureusement d’une voix claire dès qu’elle nous vit. Que puis-je pour vous ?
Orun réclama deux chambres. La jeune femme hésita et loucha sur moi avant que le conseiller ne lui certifie que j’étais de sa famille et que nous partagerions l’une des chambres tandis que la seconde serait pour nos trois compagnons. Elle attendit un signe d’assentiment de ma part puis redevint chaleureuse une fois rassurée sur mon sort. Je sourcillai devant son manège. Apparemment, je n’avais pas compris à quel point la position de la femme sur Cinq-Iles était réglementée puisque je n’avais même jamais envisagée ne pas pouvoir voyager avec une personne de sexe masculin sans que celle-ci ne soit de ma famille. Je prenais doucement conscience d’à quel point j’avais été chanceuse d’être recueillie par Siam et Reddi lors de mon atterrissage tonitruant dans leur étable.
Une fois nos deux chambres allouées, nous montâmes y déposer nos provisions et nous y reposer avant le dîner. Comme annoncé à la jeune femme au rez-de-chaussée, Orun et moi occupèrent la même pièce, meublée de deux lits simples et séparés par un petite table de chevet. Nous avions vu sur l’arrière de l’auberge et l’écurie où reposaient les montures, impossible du coup d’ouvrir les fenêtres pour aérer la pièce surchauffée sans être incommodée par les odeurs de fumiers. Mais de toute façon, fatiguée comme je l’étais par les précédentes nuits écourtées et peu reposantes, je m’écroulai rapidement sur le premier lit et m’endormis presque sans m’en rendre compte.
Je me réveillai des heures plus tard, si j’en jugeais à la luminosité de la chambre qui avait grandement diminué, secouée par Orun.
— C’est l’heure du dîner, Myriam, voulez-vous vous joindre à nous ?
J’acquiesçai d’un signe de tête, l’esprit encore embrumée par cette sieste tardive puis m’étirai. Orun quitta la pièce en m’indiquant que je n’aurais qu’à les rejoindre au rez-de-chaussée dès que je serais prête. Je me levai en baillant, m’approchai de la table sur laquelle était posée une bassine d’eau fraîche dont je m’aspergeai généreusement le visage pour chasser les dernières bribes de sommeil, puis passai rapidement la main dans mes cheveux pour les démêler. Je remarquai alors qu’ils avaient bien poussé pendant les quelques semaines écoulées, leur pointe m’arrivant désormais à la poitrine. Je les rattachai vite fait en une queue de cheval haute, dans l’espoir de dégager suffisamment ma nuque pour y sentir passer un brin d’air frais rafraîchissant, et rejoignis la salle à manger.
La pièce était bondée et animée. Il n’y avait pas moins de trois jeunes filles - sans doute âgée de pas plus de quinze ans pour la plus vieille - pour assurer le service, en complément de la femme qui nous avait accueilli et qui tenait toujours son bar. L’ambiance était différente de celle qui avait régné dans l’auberge de Siam et Reddi, qui avait été plus posée qu’ici où les rires et les cris n’essayaient aucunement de se faire discrets. Orun me fit un signe de la main depuis sa place, installé en compagnie des trois soldats à une table ronde dans un coin de la pièce. J’eus presque du mal à me frayer un chemin jusqu’à eux sans heurter qui que ce soit dans la foule agglutinée. En m’asseyant, je remarquai que les plats étaient déjà servis et qu’ils ne m’avaient pas attendue pour attaquer. Je me jetai à mon tour sur mon assiette, plus affamée que je ne le pensais.
— Myriam, fit soudain Nyann au milieu du repas, brisant le silence qui s’était installé entre nous cinq. Par hasard, les deux hommes à l’extrémité gauche du comptoir ne vous seraient-ils pas familiers ?
Je me retournai sans même me demander si j’aurais dû au moins tenté de le faire discrètement. Les deux hommes d’une quarantaine d’années discutaient joyeusement en sirotant une chope de bière, boisson de prédilection dans ce monde. L’un portait des cheveux bruns et très longs attachés dans la nuque, l’autre arborait un blond très clair coupé aux oreilles, et tous deux portaient des tenues poussiéreuses, signe d’un long voyage. Je ne voyais pas leurs visages puisqu’ils me tournaient le dos. Je restai quand même les fixer un moment, attendant que l’un d’eux finissent par bouger pour que je puisse apercevoir plus qu’un profil. Mon attente fut récompensée très vite. Un frisson me parcourut quand je reconnus aussitôt celui qui avait bougé. Je me détournai, le cœur battant.
— Je crois que ce sont deux des hommes qui m’ont agressé à Dorca, lâchai-je dans un souffle, l’appétit soudain coupé.
— C’est bien ce qu’il me semblait, confirma le soldat en posant à son tour ses couverts.
— Ils nous auraient suivis jusqu’ici depuis le village ? s’étonna Issa, notre échange n’ayant pas échappé aux autres membres de la tablée. Plutôt persistants pour de simples voleurs.
— C’est une possibilité, renchérit Nyann. Mais ça pourrait être aussi une coïncidence. Nous ferions mieux de surveiller nos arrières quand nous aurons repris la route.
Je glissai un œil sur Orun qui avait gardé le silence. Il terminait son assiette, les sourcils froncés. Son regard rencontra le mien et j’y lu les mêmes doutes que ceux qui assaillaient mon esprit. Le souffle saccadé, je posai les mains sur mon médaillon que je sentais à travers ma robe. Le magicien lui-même avait été interpellé par le bijou quand je le lui avais montré, signe qu’il n’avait rien de commun. Je me demandai à présent à quel point il pouvait être spécial pour convaincre de simples voleurs de prendre autant de risques.
Ce monde avait certainement décidé de m’avoir à l’usure. Non content de m’infliger des agresseurs visiblement un poil trop persévérants, il s’était apparemment mis en tête de gâcher une majorité de mes nuits.
J’étais couchée depuis des heures, Orun lui-même avait la respiration lente et légèrement bruyante de celui qui était plongé dans les songes les plus profonds, mais j’avais passé tout ce temps à tourner inlassablement dans mon lit sans réussir à trouver le sommeil. J’aurais sans doute mieux fait de m’abstenir de faire une sieste en fin de journée.
Agacée, je changeai à nouveau de position en soupirant et inversai mon oreiller à la recherche d’un peu de fraîcheur. J’avais repoussé les draps au pied du lit à cause de la chaleur qui régnait dans la pièce, à peine calmée par la fenêtre laissée entrouverte dans l’espoir d’y faire passer un filet d’air frais charrié par la nuit.
Un bruit de grattement me fit alors sursauter. Il y avait de nombreux bruits la nuit sur Cinq-Iles, des sons auxquels j’avais dû m’habituer dès les premiers jours. Celui-ci ne faisait pas partie des bruits habituels alors je tendis instinctivement l’oreille. J’entendis un cheval piaffer, un autre hennir puis à nouveau ce petit son inconnu, comme si on grattait le mur extérieur. Je fronçai des sourcils, me demandant si me tourner pour regarder la fenêtre et me rassurer était une meilleure idée que celle qui consistait à faire comme si rien de tout ça n’existait. Je n’eus pas le temps de me poser longtemps la question cependant : je reconnus clairement le grincement que faisait la fenêtre quand on la bougeait, suivi de près par le bruit de quelque chose - ou quelqu’un - qui posait le pied dans la chambre.
Je crus que mon cœur allait définitivement s’arrêter de battre, mais cela ne dura qu’une petite seconde avant qu’il ne reparte au galop. Je serrai fort les paupières en comprenant que quelqu’un se déplaçait dans la pièce avec un maximum de précautions. J’entendis cette personne contourner le lit d’Orun, celui le plus proche de la fenêtre, sans s’arrêter et continuer sur sa lancée. Je compris instantanément qu’elle venait pour moi. Je n’avais que quelques secondes pour décider quoi faire. Je pouvais hurler dès à présent pour réveiller mon compagnon de chambre mais je n’étais pas sûre que cette option dissuaderait l’inconnu de mener à bien son projet, quel qu’il soit, sans compter que Orun, tiré en plein sommeil, ne réagirait peut-être pas immédiatement. Il me fallait donc agir seule. Mais comment ? Je n’avais aucune arme, aucun objet un tant soit peu menaçant à portée de main. Le sol craqua à moins d’un mètre de moi, m’apprenant que l’inconnu se trouvait tout près. Je réagis alors sans réfléchir d’avantage.
J’ouvris brusquement les yeux. La pénombre de la chambre ne m’empêcha pas de constater que l’inconnu s’était penché sur moi et tendait la main vers ma poitrine. Je me relevai subitement et frappai volontairement et violemment son visage avec le mien. Un cri de douleur m’échappa aussitôt, en écho à celui que poussa l’autre. Je fus sonnée quelques instants. Je n’avais sans doute pas pris la meilleure décision de ma vie.
Heureusement, j’avais dû réussir à frapper assez fort pour étourdir aussi mon assaillant que j’entendis s’écrouler. Orun s’éveilla alors en sursaut en baragouinant quelques mots sans queue ni tête, puis sauta au bas de son lit quand il prit conscience de la scène qui se jouait sous ses yeux. Il réagit immédiatement et glissa la main sous son matelas pour en sortir une petite lame que je l’ignorais posséder. Il s’approcha de l’inconnu qui, entre-temps avait commencé à retrouver ses esprits, et le menaça de son arme. J’espérais que le conseiller savait s’en servir.
Des gémissements et quelques jurons m’échappèrent soudain quand je ressentis une forte douleur irradier de mon nez et se répandre dans tout mon visage. Je pris ensuite conscience qu’un liquide chaud coulait le long de ma bouche et mon menton. Je m’étais très certainement pétée le nez. Génial.
— Qui êtes-vous ? gronda Orun.
La porte de la chambre s’ouvrit sur ces entrefaites, laissant passer le profil de Nyann, suivit par ceux de Born et Issa. Avant qu’ils n’aient pu faire quoi que ce soit, l’homme repoussa violemment Orun, l’envoyant valdinguer contre son lit et courut jusqu’à la fenêtre par laquelle il sauta. Nyann se précipita à sa suite et se pencha pour regarder au dehors.
— Ils sont deux, déclara-t-il. Ils prennent le direction de la place.
Issa et Born n’eurent pas besoin de plus pour sortir de la chambre et se lancer à la poursuite de mon agresseur. Nyann releva alors Orun en lui demandant si ça allait puis il se tourna vers moi. A la tête qu’il tira, je compris que je ne devais pas être très jolie à voir.
— Ca fait un mal de chien, dis-je la voix nasillarde et les larmes aux yeux, en tentant d’endiguer le flot de sang qui continuait à s’écouler de mon nez à l’aide de mes mains.
Je n’étais pas sûre d’avoir déjà expérimentée une douleur comparable, même quand je mettais foulée la cheville en cours de sport en quatrième.
Nyann et Orun s’approchèrent. Le premier m’obligea à m’asseoir sur le bord du lit, tête penchée en avant pour arrêter de ruiner le linge de maison tandis que le second trempait un morceau de tissu dans la bassine d’eau. Orun entreprit ensuite de nettoyer mon visage. Le contact avec mon nez m’arracha un autre cri de douleur.
— Stop, lui intimai-je en haletant. N’y touchez plus.
— Le nez doit être fracturée, diagnostiqua Orun en reposant le linge dans la bassine. Où se trouve le guérisseur le plus proche ?
Sa question s’adressait à une personne dans mon dos. J’imaginai que le raffut que nous avions fait avait réveillé et attiré beaucoup de curieux.
— Il y en a un à trois rues d’ici, répondit une voix masculine. Je vais le chercher.
J’entendis du bruit dans mon dos quand l’homme s’exécuta.
— Je vais aller prévenir la garde de Paset de ce qu’il vient de se passer, décréta Orun en se levant. Nyann, faites-moi plaisir, ne la quittez pas des yeux.
— Vous n’aviez pas besoin de le demander, conseiller Orun.
La douleur commençait à refluer et il me semblait que le saignement perdait en intensité. Je récupérai le chiffon humide et Nyann se leva pour allumer la bougie près de la bassine pendant que je commençais à nettoyer mon visage, en prenant bien soin d’éviter la zone nasale.
— Allez, tout le monde retourne se coucher ! s’écria soudain une voix dans le couloir. Le spectacle est terminé.
J’entendis une ou deux personnes ronchonner un peu mais tous ceux qui avaient joué les voyeurs repartirent tout de même dans leur chambre, guidés par la voix de la propriétaire. Elle revint cependant très vite et dit :
— Vous devriez vous installer au rez-de-chaussée, le guérisseur y verra plus clair.
Son conseil n’était sans doute pas mauvais.
Je reposai le chiffon dans la bassine qui se teinta aussitôt de rouge et laissai Nyann m’aider à me relever. Il me tint par le bras jusqu’à la salle de restaurant, ce dont je lui fus reconnaissante : mon corps tout entier tremblait et mes jambes menaçaient de céder à tout moment. Il m’installa sur la chaise la plus proche dès notre arrivée alors que la propriétaire s’activait à allumer les bougies de la pièce. Une des gamines qui avait participé au service du soir sortit des cuisines, bassine et linges en main, avant de tout déposer sur la table près de moi. Nyann la remercia et la petit disparut ensuite dans les escaliers.
— Votre nez continue de saigner, dit le soldat en s’asseyant sur une des chaises près de moi.
Il prit l’un des linges qu’il trempa avant de continuer le nettoyage que j’avais commencé un peu plus tôt. Étonnamment, ses gestes furent très doux et il prit bien soin de ne pas toucher la zone la plus douloureuse.
— Vous avez déjà eu le nez fracturé ? lui demandai-je.
— Oh oui, plus que je l’aurais voulu. Cela fait partie des conséquences désagréables du temps passé à l’entraînement.
Je grimaçai quand il frôla mes narines par mégarde. Il s’excusa et continua de me débarbouiller en silence. Pendant ce temps, la propriétaire ne quitta pas la pièce, surveillance discrète installée sur un des tabourets du bar, légèrement en retrait.
— Vous pouvez retourner vous coucher, lui dis-je. J’imagine que vous avez besoin de repos avec les journées que vous faites à l’auberge.
Elle ne répondit pas, se contenant de continuer à nous fixer. Je me rapprochai légèrement de Nyann pour lui chuchoter :
— Pourquoi elle reste là à votre avis ? A-t-elle peur qu’on lui vole quelque chose ?
Le soldat fut surpris par ma remarque, comme le prouvèrent ses mains qui s’arrêtèrent de rincer le linge quelques instants. J’avais certainement raté une occasion de me taire.
— Elle reste pour votre sécurité.
Je sourcillai - ce qui réveilla la douleur dans mon visage.
— En tant que soldat, vous me semblez plus à même d’assurer ma sécurité qu’une aubergiste.
Il sourcilla à son tour. Je savais que ne j’aurais pas dû répondre, que j’aurais plutôt dû faire semblant de comprendre ce qu’il sous-entendait par là, mais j’avais besoin de me changer les idées. Discuter avec Nyann retardait l’obligation de repenser à ce qu’il s’était passé dans la chambre.
— Maman, gémit soudain une petite voix ensommeillée provenant des escaliers. Qu’est-ce qu’il se passe ?
Un petit garçon de cinq ou six ans se tenait sur la deuxième marche, flottant dans une chemise de nuit trop grande pour lui et se frottant les yeux.
— Tout va bien, retourne te coucher Nyann, dit l’aubergiste d’une voix douce. J’arrive tout de suite.
Le petit garçon obéit en repartant aussitôt d’où il était venu. J’esquissai un sourire amusé et dit au soldat :
— C’est drôle, vous portez le même prénom.
A la tête qu’il tira, je décidai de fermer définitivement mon clapet pour le reste de la nuit. Je n’avais pas envie de subir une remontrance d’Orun pour avoir vendu la mèche. Bien que j’avais tout de même un sérieux doute sur le fait que ce ne soit pas déjà fait.
Le conseiller revint à l’auberge alors que le soldat continuait de me regarder avec suspicion, vite suivit par deux hommes. L’un des deux prit aussitôt la direction de l’étage tandis que l’autre emboîta le pas d’Orun pour nous rejoindre.
— Je suis le guérisseur Nol, se présenta le nouvel arrivant, un vieil homme aux cheveux longs et grisonnants, noués en chignon bas, en posant une sacoche sur la table. Vous semblez avoir pris un coup sacrément violent, dites-moi.
— En fait, c’est plutôt moi qui l’ai donné, ce coup, rectifiai-je alors qu’il faisait signe à Nyann de lui laisser sa place. Et j’espère que l’autre est au moins dans le même état que moi.
L’homme ne répondit pas, se contentant de commencer à m’ausculter d’un air concentré. Il palpa ma mâchoire et remonta sur mes joues puis sur mon nez. J’en sifflai de douleur.
— Certainement une fracture. Vous en garderez sans doute une légère déformation sur l’arrête du nez, me prévint-il.
Tant que c’était léger, ça m’allait. Même si, en vérité, j’aurais préféré ne garder aucune souvenir physique de mon périple sur Cinq-Iles.
L’homme relâcha mon visage et ouvrit sa sacoche. Il y récupéra une petite boîte en fer qu’il ouvrit, découvrant une pâte rouge foncé dans laquelle on s’était déjà servi. Il en badigeonna des carrés de tissu qu’il avait préalablement découpé dans les chiffons propres apportés par la fillette pour me nettoyer, puis appliqua le tout avec précaution sur mon nez. Je sentis aussitôt une fraîcheur presque glaciale pénétrer ma peau et soulager ma douleur. Cela se répandit même jusque dans les échos lancinants de ma tête et du bas de mon visage. J’en lâchai un soupir de soulagement.
— Laissez le cataplasme toute la nuit. Je passerai dans la matinée pour voir comment vous vous êtes remise.
Je tâtai les compresses du bout des doigts par curiosité. Elles recouvraient entièrement mon nez et débordaient même un peu sur les joues. J’espérais que ça n’allait pas m’empêcher de dormir.
— Nous devons reprendre la route en début de journée, intervint Orun. Pourrez-vous venir à l’aube ?
— Je ferais ce que je pourrais, répondit le guérisseur en se levant de chaise. Ne partez pas avant que je ne l’ai vu surtout, il est possible que je doive refaire le cataplasme.
Sur ces mots, l’homme récupéra ses affaires et quitta l’auberge en baillant. La propriétaire étant déjà repartie, il ne restait plus que Orun, Nyann et moi dans la salle à manger. Aucun de nous trois ne semblait vraiment prêt à regagner son lit.
— Je propose que nous attendions le retour de Born et d’Issa, fit le soldat.
Orun acquiesça d’un signe de tête et se laissa tomber avec lassitude sur le siège le plus proche. Nyann, lui, s’approcha des fenêtres et commença à scruter la rue. Toujours peu encline à laisser mes pensées vagabonder, je me levai et me mis à admirer les quelques tableaux qui ornaient les murs. Il y avait des peintures et des gravures de toutes sortes. L’une d’elle attira particulièrement mon attention. La peinture au papier jauni et à l’encre délavé semblait représenter une carte. Je ne m’étais jamais interrogé sur la signification du nom que les habitants d’ici donnaient à leur monde mais en apercevant les différents territoires dessinées sur le papier, je compris que la dénomination Cinq-Iles n’était pas anodine. A certains endroits, je distinguai des signes alignés comme pour former des ensembles et me demandai si ce n‘était pas tout simplement des lettres formant des mots. Avec stupeur, je compris alors que si le collier traduisait la langue orale, il n’en était visiblement pas de même avec l’écrit, auquel je n’avais encore jamais été confronté. Pour confirmation, je demandai à Orun de me rejoindre.
— Est-ce une carte représentant Cinq-Iles ? lui demandai-je d’emblée, en prenant soin de parler suffisamment bas pour que Nyann ne nous entende pas.
— Effectivement, répondit-il sur le même ton. Vous n’en avez jamais vu ?
De la tête, je fis signe que non. Orun entreprit alors de m’expliquer : au centre de la carte se trouvait Drïa, le royaume dans lequel nous nous trouvions ; un peu plus haut que le nord-ouest, il y avait Micone, un peu plus bas, Fyxas, la plus petite île de la carte ; au sud on trouvait une île plus grande que Drïa qui répondait au nom de Haïmen et enfin à l’est, il y avait Liponimus. Des alignements de pics renseignaient sur la présence de massifs montagneux et des zones ombrés localisaient les forêts. Du doigt, Orun me montra ensuite le trajet que nous avions parcouru et ce qu’il nous restait encore à faire jusqu’à la capitale. Son tracé contournait une immense forêt qui occupait une bonne partie du centre de l’île.
— Pourquoi faisons-nous un aussi grand détour ? demandai-je. Nous aurions pu raccourci le trajet en passant par là.
— Nous ne pénétrons jamais dans la forêt de Dolimo, m’apprit Orun. C’est le territoire des centaures depuis aussi loin que remontent les souvenirs de notre peuple et aucun de nos monarques n’a jamais réussi à s’entendre suffisamment avec eux pour que nous puissions traverser leurs bois. Les rares courageux qui ont osé tenter ne sont jamais revenus.
Il tendit son doigt ensuite vers un petit point à l’extrémité ouest de la forêt.
— Vous voyez ce village, juste à la lisière des arbres ? C’est Enos, le seul endroit de Cinq-Iles où il est possible, en de rares occasions, de faire affaire avec les centaures. Ils travaillent le bois comme personne et sont à l’origine de plus belles créations que vous pourrez trouver dans ce monde. Malheureusement, il y en a très peu puisqu’ils se servent seulement de bois mort naturellement et que, la forêt étant énormément imprégné de magie, il tombe très peu de branches.
Des centaures … Je tentai de m’imaginer une vie où croiser de telles créatures n’avait rien d’incroyable. Sans succès. Si je devais un jour me retrouver face à face avec autre chose qu’un être humain ou un animal dont j’avais la connaissance, je risquais d’avoir une drôle de réaction, même si j’ignorais encore de quelle nature elle pourrait être.
Born et Issa revinrent à ce moment-là, m’empêchant d’interroger un peu plus Orun au sujet des curiosités de ce monde.
— Nous les avons perdu, annonça Born dès que la porte se referma derrière eux. Visiblement, ils connaissent la ville mieux que nous.
De rage, Issa donna un coup de pied dans une chaise qui vola à travers la pièce.
— Quand je pense qu’ils n’ont pas hésité à s’en prendre à une personne sous la protection de la garde royale ! s’écria-t-il. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien vouloir à ce point ?
— Le collier de la demoiselle, répondit aussitôt Born avec justesse. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
Il y eut un instant de flottement. Apparemment, aucun de nous ne s’attendait à ce que l’homme en ait compris autant.
— Est-ce que vous l’avez volé ? ajouta-t-il, sourcils froncés.
— Bien sûr que non ! m’insurgeai-je aussitôt avec véhémence.
Du moins, pas volontairement. Ce n’était qu’un emprunt, j’étais déterminée à le ramener à son propriétaire légitime, même si j’ignorais toujours comment j’allais pouvoir expliquer ma disparition subite avec le collier et répondre à toutes les interrogations qui n’allaient pas manquer de suivre. Et puis, comme le bijou venait de mon monde, personne sur Cinq-Iles ne pouvait réellement m’accuser de vol. Enfin, je l’espérais.
— Je ne pense pas que ce soit le moment idéal pour avoir cette conversation, intervint Orun en posant une main protectrice sur mon épaule. Je propose que nous retournions nous coucher.
Sans attendre, il m’intima d’une pression à le suivre dans les escaliers. J’entendis les trois gardes nous emboîter le pas, et chacun de nous regagna son lit en silence. Contrairement à ce que je pensais, je m’écroulai comme une souche et dormis d’un sommeil de plomb jusqu’aux première lueurs du jour.
La chaleur était déjà accablante quand je soulevai une paupière lourde de fatigue, interrompue dans mes songes par les rayons du soleil qui s’infiltraient par la fenêtre. Je grognai de mécontentement, tournai le dos à la clarté dérangeante et enfouis mon visage dans l’oreiller. Le tiraillement que je ressentis au niveau de mon nez termina de me réveiller complètement. Un peu à l’ouest, je m’assis et tâtai prudemment le milieu de mon visage. Je semblais aller beaucoup mieux que quelques heures plus tôt.
Après un regard sur la silhouette toujours endormi d’Orun dans le lit adjacent, je sortis du lit, fis une toilette de chat et troquai ma chemise de nuit pour ma robe de voyage habituelle. Comme j’aurais aimé pouvoir porter ma tenue terrienne pour le reste de notre périple jusqu’à la capitale. Je me consolai en portant mes tennis, bien plus confortables que les petits souliers en cuir que portaient les femmes d’ici, et que je pouvais aisément cacher sous la jupe trop longue qui traînait au sol. D’ailleurs, en jetant un œil à l’ourlet, je constatai que la tenue offerte par Siam disait déjà adieux à ces plus beaux jours.
Orun finit par émerger alors que je nouai mes cheveux en une queue de cheval haute à l’aide du petit miroir accroché au mur près de la porte. J’attendis les quelques minutes réglementaires avant de s’adresser à quelqu’un à son réveil puis interrogeai le conseiller qui se débarbouillait bruyamment à la bassine :
— Que comptez-vous dire à Born à mon propos ? Je doute qu’il ait oublié ses interrogations de cette nuit. Il risque de remettre le sujet sur le tapis.
Orun prit le temps d’essuyer son visage avant de me répondre.
— Je resterai évasif. Il n’est que simple soldat, il comprendra quand j’expliquerai que je me dois de garder le secret jusqu’à votre rencontre avec le roi.
— Le roi ? répétai-je, interloquée, en abandonnant mon reflet dans le miroir pour me tourner vers lui. Je croyais que je devais voir un Mage ?
Orun me fit signe de me retourner pour qu’il puisse se changer. Je m’exécutai.
— Vous verrez les deux. Je suis dans l’obligation de parler de vous à Sa Majesté et je suis sûr qu’il demandera à vous voir. Je connais peu de personnes qui refuseraient de faire la rencontre d’un individu venu d’un autre monde.
Soudain mal à l’aise, je croisai les bras sous ma poitrine.
— Je n’ai pas pour habitude de rencontrer des têtes couronnées, dis-je. Je n’ai aucune idée du protocole à respecter lors d’une présentation à un roi.
— Ne vous inquiétez pas, me rassura-t-il aussitôt. En dehors d’une révérence en signe de respect, il ne vous sera rien exigé d’anormal.
— Je ne sais pas faire la révérence !
Mon ton paniqué déclencha un petit rire amusé chez Orun. Il passa devant moi, apprêté, et se dirigea vers la porte.
— Vous vous contenterez de vous incliner dans ce cas.
Sur ce, il sortit de la pièce. Je roulai des yeux, excédée à l’idée de devoir continuer à marcher sur des œufs une fois que nous serions arrivés à la capitale. J’avais espéré un peu de répit à notre arrivée, cachée dans un recoin sombre où j’aurais pu arrêter de dissimuler ma vraie nature. Faire la potiche assise sur le banc du chariot à côté d’Orun commençait sérieusement à me courir, et j’en avais encore pour une quinzaine de jours à ce tarif.
En retenant un soupir de lassitude, je quittai moi aussi la chambre et rejoignis le rez-de-chaussée pour le petit-déjeuner. Comme il était encore très tôt, la salle était très peu bondée. Je repérai très facilement mes compagnons, installés à la même table que la veille. L’une des filles de la propriétaire déposa un ensemble de fruits et légumes crus, de petits pains et de fromages à mon arrivée, complétant les tasses de thé déjà servies. D’un simple coup d’œil, je remarquai que l’ambiance ne semblait pas aussi amicale que d’ordinaire. Je me demandai si c’était à cause des doutes de Born à mon sujet ou s’il s’était passé autre chose durant la nuit.
Le petit-déjeuner fut expédié. Comme le guérisseur apparut à l’auberge à la fin de notre repas, je laissai le soin à Orun de récupérer mon sac en même temps que le sien pendant que je me faisais ausculter. Le guérisseur décréta avec contentement que je n’avais plus besoin de ses soins et attendit que le conseiller l’ait réglé avant de retourner à ses affaires habituelles pendant que je m’étonnais de l’efficacité de son traitement. Sur Terre, aucun médecin n’aurait pu traiter et réparer un os cassé aussi rapidement. La magie pouvait vraiment être pratique.
Issa, Born et Nyann furent ensuite envoyés récupérer les cadeaux entreposés dans la demeure du protecteur pendant que nous restions régler à son tour l’aubergiste puis nous fûmes prêts pour le départ. La sortie de la ville se fit encore dans ce silence de plomb, et je profitai que l’animation naissante de la ville puisse couvrir mes paroles pour m’entretenir à mi-voix avec Orun.
— Il s’est passé quelque chose, non ? Je trouve que l’ambiance est glaciale depuis notre réveil.
— J’ai échangé quelques mots avec Nyann pendant que le guérisseur s’occupait de vous. Born estime que je leur dois un peu plus d’informations à votre sujet, compte tenu du danger de plus en plus grand que vous semblez représenter pour notre convoi ; Nyann est d’un avis tout à fait opposé, comprenant l’importance qu’il peut y avoir de garder certains secrets sous silence, et Issa semble vouloir se borner à ne pas avoir d’avis du tout. Cela a endommagé leur bonne entente.
— Est-ce qu’on ne pourrait pas arranger les choses en ne divulguant que certaines choses ? Voyager pendant une quinzaine de jours dans cette ambiance risque d’être gênant, vous ne pensez pas ?
Orun garda le silence lorsque nous dépassâmes les portes de Paset, peu empruntées à une heure aussi matinale. Il continua à le garder alors que nous longions le fleuve et je compris que le calme de la campagne l’empêcherait de me donner une réponse. En soupirant, je me fis à l’idée que nous allions passer une longue journée.
Et effectivement, ce fut de loin la journée la plus interminable que je n’avais jamais connu. Le soir-même, quand nous fîmes halte pour la nuit dans l’immense plaine herbeuse que nous n’avions toujours pas fini de traverser au bout de plusieurs heures de route, je fus reconnaissante de pouvoir enfin me soustraire à cette ambiance délétère. Oisive pendant que tous les autres s’occupaient avec leurs tâches habituelles, je profitai de l’inattention générale pour m’éloigner de quelques pas et me rapprocher du fleuve que nous avions longé toute la journée, emportant mon sac avec moi.
Je m’installai sur une roche rosâtre, enlevai mes chaussures et retroussai le bas de ma robe pour plonger mes pieds dans l’eau clair avec délice. Je regardai le fleuve avec envie, regrettant que le courant soit trop fort pour que je puisse y piquer une tête sans danger et me changer les idées. Un peu rafraîchie, j’ouvris ensuite mon sac et en sortis le tee-shirt que je portais lors de mon départ de la Terre pour y fourrer mon visage et inspirer profondément.
Je n’avais jamais remis mes vêtements après que Siam m’ait prêté ses propres affaires pour que je puisse me fondre dans le décor et le linge portait encore l’odeur de la lessive que maman utilisait. La sentir me rassura d’une certaine manière : c’était la preuve que, quelque part, ma maison m’attendait et que mon horrible périple dans ce monde finirait par prendre fin. Malheureusement, l’impression fugace d’être de retour sur Terre me rappela aussi cruellement la douleur que je gardais enfouie depuis des semaines et occasionnée par l’absence de tous mes repères et de tout ceux que j’aimais.
Un sanglot m’échappa. Puis un deuxième. Et un troisième.
Contrairement à d’habitude, j’échouai à repousser les souvenirs de ma famille et de mes amis et je me retrouvai bientôt pliée en deux à pleurer toutes les larmes de mon corps.
De multiples interrogations m’assaillaient : Supposait-on que j’étais partie de mon plein gré ou que j’avais été la victime d’un rapt quelconque, voire pire ? Est-ce que ce qu’il m’était arrivé avait apporté des problèmes à Anthony et sa famille ? Comment mes parents réagissaient à ma disparition ? Et mes amis ? Le fossé entre mon père et ma mère, déjà creusé par leur divorce, s’était-il agrandi avec ma disparition ? Que retrouverais-je à mon retour ? Que dirais-je ?
Et à toutes ces questions s’ajoutait maintenant une autre crainte, plus récente : ces hommes croisés à Dorca et qui semblaient convoiter mon collier comme personne d’autre, jusqu’où étaient-il prêts à aller pour l’obtenir ? Ma vie pouvait-elle être en danger ?
Chapitre 9
Les trois jours de voyage qui suivirent notre départ de Paset se déroulèrent dans un silence quasi de plomb, où les seules paroles échangées furent des directives venant d’Orun, adressées le plus souvent aux trois gardes. Si j’avais su que la suite de notre escapade se serait passée de cette manière, j’aurais beaucoup plus profité de notre route entre Dorca et Paset, pendant laquelle les quatre hommes avaient souvent discuté entre eux, m’offrant un divertissement bienvenu. Même le décor nous entourant était d’une monotonie mortelle, accentuant mon sentiment de malaise avec sa plaine herbeuse sans fin et le fleuve qui n’en finissait pas de nous suivre dans notre périple.
Assise à l’arrière du chariot, le dos calée contre les sacs, je lâchai un soupir d’ennui. Le dernier d’une longue lignée. Si j’en jugeais par la position du soleil dans le ciel, il devait nous rester encore quelques heures de route avant notre arrêt pour la nuit. Moi qui n’avais jamais été férue de lecture, que n’aurais-je pas donné pour pouvoir m’échapper quelques instants dans un livre, peu importe le genre. Et je ne parlais même pas d’à quel point les écrans me manquaient … J’avais bien été tenté à plusieurs reprises d’engager la conversation auprès de l’un ou l’autre de mes compagnons, mais seules des questions mettant en avant mon ignorance complète de leur monde m’étaient venues à l’esprit alors j’avais rapidement abandonné l’idée.
— Myriam, pourriez vous me passer l’arc et le carquois près de vous, je vous prie ?
Surprise par la question, je mis une seconde ou deux avant de comprendre ce que Born me demandait. Avisant ensuite les deux objets allongés à un mètre de moi, je tendis le bras pour les saisir et les passai au soldat. Il installa le carquois empli de flèches dans son dos et cala l’arc contre la selle puis, d’un mouvement de talon, fit dévier son cheval de la piste principale pour s’enfoncer dans les hautes herbes. Je ne remarquai qu’à ce moment-là qu’au loin, derrière Born, on pouvait apercevoir la ligne sombre d’une forêt, la première que nous croisions depuis notre départ de la ville.
— J’espère qu’il va ramener quelque chose, lâcha Issa d’un ton plein d’espoir en grattant sa nuque.
J’avais remarqué que la viande, sous n’importe quelle forme, était sa nourriture préféré : il boudait toujours un peu quand il constatait que Orun n’en mettait pas au menu certains soirs. Que Born ait l’opportunité d’aller chasser le mettait certainement en joie, car cela signifiait l’espoir d’avoir du gibier pour quelques jours. Moi-même, je trépignais un peu d’impatience à l’idée de trouver dans mon assiette autre chose que l’habituel soupe de légumes d’Orun, difficilement appréciable avec cette chaleur.
L’éloignement de Born me donna soudain une idée. J’avais voulu m’entretenir avec le conseiller pour une petite discussion toute la journée, mais avec la présence du soldat, j’avais préféré m’abstenir. A présent qu’il ne restait plus que Nyann et Issa, je pouvais parler à Orun sans problèmes. Je me retournai, me faufilai entre les sacs et tapotai l’épaule de Nyann, installé sur le banc à côté du magicien.
— On peut échanger ? demandai-je. Je dois m’entretenir avec Orun.
Le soldat accepta d’un signe de tête. Une fois que je fus assise, je me glissai le plus proche possible du vieil homme pour ne pas avoir à parler trop fort et lui dis :
— Il faut faire quelque chose, cette ambiance ne peut pas continuer ainsi jusqu’à la capitale.
— J’aimerais pouvoir y remédier, soupira Orun d’un air chagriné, mais vous avez vu comme moi : Born est têtu, il ne lâchera rien tant que nous n’aurons pas répondu à ses questions.
Effectivement, Born avait réitéré ses interrogations dès le premier soir suivant notre départ de Paset. Orun lui avait opposé gentiment qu’il était le seul à même de choisir ce que les soldats pouvaient savoir ou pas pendant leur périple. La vexation avait été grande chez Born et il s’était éloigné pour terminer son repas seul. Cette échange n’avait fait qu’empirer la situation.
— Et si nous ne disions qu’un morceau de la vérité ? suggérai-je.
— Et quelle partie exactement ? demanda-t-il en fronçant des sourcils d’un air dubitatif. Rien dans votre histoire n’est banal et je ne peux en divulguer les détails sans l’accord de mon roi. Qui peut savoir ce qui en jeu ?
Je lâchai un souffle agacé et réfléchis un moment.
— Tout ce qui intéresse Born, c’est comprendre pourquoi ces hommes ont tenté de me voler mon collier autant de fois. Soyons honnêtes avec lui, tout simplement : nous ne savons pas quelle est la raison qui les motive !
— Et quand il cherchera à savoir d’où vient votre collier, que répondrez-vous ?
— Toujours la vérité, en un sens : j’ignore tout de ses origines, je l’ai simplement trouvé.
Ce fut au tour d’Orun de lâcher un soupir. De tout notre échange, il n’avait pas lâché la route du regard. Je supposai que c’était sa façon à lui de se concentrer et de réfléchir à la solution que je proposais. Il garda le silence pendant un moment suffisamment long qui laissa le temps à Born de sortir de la forêt et de nous rejoindre. Avant qu’il ne soit à portée de voix, Orun céda en soupirant :
— Bien, je suis d’accord. Comme vous l’avez dit, nous ne pouvons continuer à voyager dans ces conditions. Mais pas un mot sur vos origines ! J’insiste sur ce point. Nos compagnons semblent être des hommes de confiance, mais nous ne pouvons jamais être sûrs de rien.
Le soir-même, j’attendis avec impatience que ce soit l’heure de se retrouver pour le dîner. Born, contrairement à d’habitude, ne s’entraîna pas avec Issa et Nyann puisqu’il prépara l’énorme lapin qu’il avait attrapé, pendant que Orun, contrairement à d’habitude, se contentait de faire revenir ses légumes à la poêle. Je laissai les deux hommes à leur tâche et allai m’installer près du fleuve pour me rafraîchir, comme j’aimais le faire après toutes ces heures à voyager sous un soleil de plomb.
Après le soir où j’avais fini par lâcher les vannes et exprimer toutes les émotions que j’avais tenu éloignées, je n’avais plus ressorti le sac contenant mes vêtements Terriens, me contentant de le laisser dans le fond du chariot. Je ne ressentais plus le besoin de chercher du réconfort auprès de ces souvenirs, cette idée n’ayant pas été la plus lumineuse de ma vie. Certes, la situation n’était pas idéale, j’aurais préféré que les choses se déroulent comme Siam les avait imaginé, mais je devais faire avec et me morfondre ne m’aidait en rien. Comme le temps que j’allais devoir encore passer sur Cinq-Iles était indéterminé, tout comme les conditions dans lesquelles j’allais devoir le vivre, j’avais décidé de faire de mon mieux pour que ce séjour se passe le plus agréablement possible. Et ça commençait par essayer de s’intégrer, d’où mon désir de réconcilier notre groupe - sans parler de mon envie de retrouver une certaine camaraderie entre nous.
Je profitai du fait que je me trouvais légèrement hors de vue, grâce à la berge que j’avais descendue pour m’installer, et roulai le bas de ma robe jusqu’aux genoux, ainsi que mes manches, pour me prélasser sous le soleil déclinant. Accompagnée par les sons de l’entraînement de Nyann et Issa, je restai ainsi au bord du fleuve toute la soirée, à jouer avec l’eau du bout de mes orteils et à y jeter des cailloux pour faire des ronds. Ce ne fut qu’au moment où la voix forte de Nyann annonça que nous avions de la compagnie que je me décidai à remonter.
Je fus malheureusement trop empressée et oubliai que j’avais les pieds mouillés. Je glissai sur l’herbe en poussant un cri de surprise et n’eus le visage sauf que grâce à un formidable réflexe, celui de me jeter sur le côté avant de heurter une grosse pierre avec ma tête. Honteuse de ma propre maladresse, je me redressai très vite en me maudissant pour ma bêtise.
— Myriam ! s’écria soudain la voix paniqué de Nyann, dont la tête apparut en haut de la berge. Vous allez bien ?
En constatant qu’il avait l’épée à la main et qu’il était visiblement prêt à s’en servir, je me fis la promesse de ne crier qu’en cas d’absolu nécessité dorénavant. Mon garde du corps semblait prendre son rôle vraiment très à cœur.
— Oui, tout va bien, le rassurai-je en tapotant ma jupe pour enlever les brins d’herbe qui s’y étaient collés dans ma chute. J’ai juste glissé.
Il descendit me rejoindre, le regard inquiet, et me scanna de haut en bas comme si ma seule parole ne suffisait pas, avant de scruter les deux côté du fleuve. Admettant enfin qu’il n’y avait réellement aucun danger, il laissa son arme reposer le long de sa jambe.
— Vous devriez remettre votre robe convenablement, une roulotte approche.
J’obéis, non sans rouler des yeux. Je ne comprendrais jamais cette obsession des gens d’ici à vouloir cacher le moindre centimètre de peau de leurs femmes. Les hommes eux, pouvaient rouler leurs manches ou leurs bas de pantalons et laisser leur chemise entrouverte sur la poitrine sans que ça ne choque visiblement qui que ce soit ! Quelle injustice … Cependant, contrairement à Born quand il m’avait trouvé dans la même tenue deux jours plus tôt, je vis que Nyann ne semblait pas gênée le moins du monde par la vue de mes bras dénudées.
D’une main, il m’aida à remonter la berge une fois que je fus de nouveau présentable. Comme l’avait dit Nyann, nous avions de la visite : une roulotte rouge et bleu aux couleurs fanées s’approchait, venant de la direction dans laquelle nous voyagions depuis plusieurs jours. Nous rejoignîmes nos compagnons. Nyann m’obligea à m’asseoir entre Orun et Born et resta ensuite debout derrière moi, main sur la poignée de son épée qu’il avait rengainé et prêt à s’en servir si besoin. En jetant un coup d’œil aux deux hommes qui m’entouraient et qui continuaient leurs tâches, je compris que, même s’ils semblaient ne pas s’inquiéter des visiteurs qui s’approchaient, leur attention était entièrement tournée vers le véhicule. Même Issa trifouillait à l’arrière du chariot, l’air de rien.
La carriole s’arrêta à quelques pas de notre groupe. L’homme qui la conduisait, un roux aux boucles courtes et désordonnées, sauta vivement à terre et s’approcha d’un pas nonchalant, avant de s’arrêter de l’autre côté de notre feu.
— Accepteriez-vous un peu de compagnie pour le dîner ? clama-t-il d’un ton fort et amicale, accrochant ses mains à son veston de cuir ouvert et mettant en évidence ses phalanges entourées de fins traits noirs, tel des tatouages. Nous avons quittés Nashda il y a plusieurs jours et vous êtes les premières personnes que nous croisons depuis.
Je sentis mes compagnons se détendre avant même que l’homme ait fini sa phrase. J’entendis Issa arrêter de s’agiter du côté de notre chariot et Nyann s’éloigner tandis que Orun se levait et adressait un sourire affable au nouveau venu.
— Bien entendu, nous partagerons notre feu avec plaisir. Les nomades sont toujours les bienvenus.
Les deux hommes échangèrent une poignée de main et le rouquin rebroussa chemin vers sa carriole en criant :
— Sortez, vous autres ! On s’arrête pour aujourd’hui !
J’aurais bien demandé à Orun ce qu’il se passait exactement et pourquoi, tout d’un coup, chacun d’entre eux avait pensé toute menace écartée, mais la proximité de Born m’en empêcha. Je me contentai de m’interroger inutilement en silence pendant que je regardais une femme, trois petits garçons âgés entre quatre et dix ans et un gros chien sortir de l’arrière de la carriole. Les enfants se mirent aussitôt à courir vers le fleuve, suivis par l’animal. Le couple, lui, vint ver nous. Je notai immédiatement la tenue de la femme aux longs cheveux blonds foncés. Bien qu’elle tenait un châle étroitement serrée autour de ses épaules, je vis clairement qu’elle n’avait ni manches, ni col montant et que l’ourlet de sa jupe était plutôt court, laissant apparaître de jolies petites mules en tissu. J’en affichai des yeux ronds de surprise et d’envie.
— J’ai préparé des galettes de blé, dit-elle en s’agenouillant face à nous et en sortant divers objets d’un panier en osier. Nous avons aussi un peu de vin et de fromage. Nous serions honorés de les partager.
— Nous avons du lapin ! s’exclama Born avec fierté en agitant la carcasse ensanglantée qu’il avait fini d’écorcher et de dépecer.
— Et quelques légumes qui finissent de cuire, que nous serions nous aussi ravis de partager, ajouta Orun. Ensuite, le feu est tout à vous.
La femme remercia le conseiller et la discussion s’engagea tout naturellement entre les hommes. Je restai silencieuse, observant et apprenant autant que je le pouvais pendant la préparation du repas. Je compris très vite que les marques sur les doigts de l’homme - présents aussi sur ceux de son épouse - étaient une marque de reconnaissance. La famille faisait partie d’un groupe de gens nommé les nomades, qui avaient choisis comme leur nom l’attestait, de vivre sur les routes plutôt que de s’établir dans une ville. Eux-même revenaient de la capitale où ils avaient travaillés comme orchestre lors d’une petite réception pour un mariage. Je me demandai alors si ces nomades n’étaient pas l’équivalent des forains de la Terre, voyageant de ville en ville pour vivre du divertissement qu’ils pouvaient offrir.
— Nous sommes en route pour rejoindre Kacke afin de retrouver certains des nôtres, nous apprit l’homme en servant une tournée de vin à tout le monde. J’ignore si vous le savez mais la cérémonie de promesse entre le prince Issa et damoiselle Limelle, la fille aînée du seigneur Arrah, aura lieu à la prochaine pleine lune.
Nyann, qui avait apparemment avalé sa gorgée de vin de travers, fut pris du quinte de toux. Je glissai une œillade vers Issa en me demandant si le fait que le jeune homme partageait son prénom avec l’une des têtes couronnées du royaume était une coïncidence ou pas.
— Nous sommes sur les routes depuis de très nombreux jours, répondit Orun en affichant un sourire surpris, vous nous l’apprenez donc. Vous vous préparez pour les festivités ?
— Tout à fait ! répondit l’homme avec entrain. D’ailleurs, nous devons aussi récupérer de la marchandise venue d’Haïmen, une fois que nous serons à Kacke. J’ai bon espoir d’offrir de magnifiques spectacles grâce à ces nouvelles étoffes !
— J’ai hâte de pouvoir assister à cela, les spectacles des nomades sont toujours un régal.
— Vous ne pourrez malheureusement pas nous voir en personne, nous avons été invité à faire notre représentation à la cour, annonça le nomade avec fierté en bombant le torse.
Je sourcillai. Cela confirmait mes soupçons : si Orun ne se présentait pas en tant que conseiller royal, les gens ne le devinaient pas. Ou alors, le magicien ne serait pas invité à des fiançailles officielles ? Cela me semblait quand même peu probable, un homme dans sa position devait certainement être convié à ce genre de grande célébration.
— Mais bon nombre de nos amis se produiront dans les rues, poursuivit l’homme sans se départir de sa bonne humeur. Hors de question que les nomades ratent une occasion pareille !
Sur ces mots, nous trinquâmes. Je goûtai pour la première fois de ma vie a du vin cinq-ilien. Je trouvais cela âcre et pas très bon. J’ignorai si c’était le cas de tous les vins ou si cela venait seulement de la production de ce monde. Je reposai mon verre en toute discrétion, ne voulant froisser personne.
— Et vous, où vous rendez-vous ? demanda la femme en profitant d’une pause de son mari qui savourait son verre.
Son regard voyagea entre nous quatre, interrogateur. Je coulai un œil sur le profil d’Orun et remarquai que les gardes faisaient exactement de même. Nous avions décidés d’un commun accord silencieux que la réponse lui revenait. Le conseiller ne mit pas longtemps à se décider.
— Nous rentrons chez nous, à la capitale, après avoir rendu visite à de la famille dans le nord de l’île.
Pas la vérité, mais pas vraiment un mensonge non plus. Le couple ne sembla pas dupe - notre groupe pouvait difficilement passer pour une seule et même famille - mais ne releva pas pour autant. L’homme reprit rapidement la parole, racontant très facilement les péripéties de leurs différents voyages et effaçant du même coup le petit malaise qui s’était installé. La femme, quant à elle, s’occupa de terminer la cuisson de ses galettes. Je l’observai en silence, gardant une oreille curieuse sur les récits de son époux et entendant au loin les cris de joie de leur enfants qui jouaient près du fleuve avec leur ami canin. Une ambiance aussi agréable me fit un bien fou et me convainquit d’autant plus qu’il fallait arrondir les angles avec Born.
— Je me permets de vous le faire remarquer car il me semble que vous ne vous en êtes pas rendu compte, dit la femme une fois qu’elle eut déposée la totalité de ses appétissantes galettes sur un torchon. Votre robe est trouée.
Elle pointa le bas de ma tenue d’un doigt discret. Effectivement, elle avait raison. Je découvris une déchirure d’une dizaine de centimètres qui montait depuis l’ourlet de ma robe, sans doute causée par ma chute d’un peu plus tôt. Je ne pouvais décemment pas rester dans cet état puisque cela mettait le bas de mes jambes à nu et que j’avais bien compris que c’était inacceptable. Je lâchai un long soupir agacé. Je n’avais aucune autre robe de Siam, n’ayant eu le temps de sauver des flammes que le sac contenant mes vêtements Terriens. Et je ne pouvais pas les porter, bien entendu. J’imaginais déjà d’ici la tête que tirerait mes compagnons si je débarquais vêtue de mon jean et de mon tee-shirt …
Puis, j’eus une idée.
Pleine d’espoir, je demandai à la nomade :
— Pas hasard, vous n’auriez pas un nécessaire de couture ?
Cette dernière secoua la tête avec une petite moue d’excuse.
— Je ne suis pas très douée pour rapiécer les vêtements, m’expliqua-t-elle. Je fais appel aux services d’une couturière quand j’en ai besoin.
Je ne pus m’empêcher de ressentir une point de déception.
— Bon, tant pis.
A la recherche d’une autre idée lumineuse, je jouai avec la déchirure pour tenter de trouver comment la refermer. Même si je n‘avais aucune expérience en matière de raccommodage, un objet pointue et du fil assez épais auraient suffis pour faire tenir ma tenue jusqu’à Nashda, peu importait le rendu final que j’aurais obtenu. Une fois là-bas, j’aurais sans doute pu me contenter de mes propres vêtements, portés à l’abri des regards.
— Vous n’avez pas d’autres robes ? me demanda la nomade, devinant mon dilemme avec justesse.
Je secouai la tête.
— J’ai quelques vêtements qui ne me vont plus, peut-être voudriez-vous en profiter ? ajouta-t-elle.
Je relevai la tête et détaillai sa tenue. Elle était vêtue d’une jupe noire, d’une chemise blanche qui retombait sur le haut de ses bras en un effet de col bateau large et d’un veston semblable à celui de son époux, légèrement dissimulés sous son châle en laine. J’aimais sa tenue, beaucoup moins strict que toutes celles que Siam avait partagé avec moi. Elle possédait un tour de taille plus épais que le mien, je risquais de flotter encore un peu dans ces vêtements, mais j’y étais habituée maintenant.
— Ce serait avec plaisir, c’est vraiment très aimable de votre part.
Sans perdre de temps, elle me fit signe de la suivre jusqu’à la carriole. Je montai les trois marches de bois qui permettaient d’entrer à l’intérieur et me retrouvai dans une pièce exigu et tout en longueur, truffée de placards et de malles en tous genres. La pièce était séparée en deux par une étroite allée permettant d’y circuler facilement et le tout était très colorée, les murs de bois étant peints dans des tons vifs et recouverts de dessins d’enfants. La nomade ouvrit une grosse malle en cuir dont elle tira rapidement quelques effets.
Parce que mes parents m’avaient bien élevé et que je savais que ce monde était habité par des gens ayant peu de moyens, j’eus soudain un élan de remords en imaginant que ce couple pouvait très bien vouloir faire un autre usage de ces vêtements. Alors je demandai à la nomade :
— Vous êtes sûres que c’est bon pour vous ? Vous vouliez peut-être faire autre chose de ces vêtements que de les offrir à une inconnue.
Souriant chaleureusement, elle revint vers moi en me tendant un tas de vêtements et répondit :
— Nous les nomades, nous partageons beaucoup, même avec ceux qui ne suivent pas notre mode de vie. Ces vêtements datent d’avant mes enfants, je les avais conservé dans l’espoir de les remettre un jour, mais j’ai dû me faire une raison. Je vous les offre avec plaisir.
Je la remerciai d’un sourire sincère et elle quitta la carriole pour me laisser me changer en toute intimité. J’ôtai ma robe et dépliai le tas de linge. Elle m’avait donné une jupe rouge cerise un peu délavée et une chemise couleur crème à boutons et aux manches longues dont les coutures s’effilochaient. J’enfilai le tout et terminai par la ceinture de cuir noir usé qui m’aida à faire tenir la jupe un peu large. Une chance, cette jupe-là était plus longue que celle que la femme portait, me permettant de continuer à cacher mes tennis. Malheureusement, je constatai qu’elles aussi ne tarderaient plus à rendre l’âme. Les porter depuis près de deux mois, sans vraiment jamais avoir l’occasion de les ôter, ne leur avait pas fait le plus grand bien. Je complétai ma nouvelle tenue par un châle en laine noire à larges mailles, très agréable au toucher mais dont je ne manquerais certainement pas de me débarrasser à la première grosse chaleur.
Fin prête, je récupérai ma robe déchirée et sortis de la carriole en remerciant de nouveau la nomade pour sa générosité. Elle me complimenta et nous rejoignîmes le groupe, que son mari avait quitté. Orun lui appris qu’il était parti se débarbouiller au fleuve avec ses fils dès qu’il avait terminé son repas. La femme récupéra sa part et celle de ses enfants puis s’éloigna pour rejoindre sa famille, non sans nous souhaiter un agréable repas. Je repris ma place initiale et acceptai avec plaisir l’assiette que me tendait Orun.
— Vous vous êtes changée, remarqua le conseiller.
— J’ai accidentellement déchiré ma robe, expliquai-je. Cette dame a été assez gentille pour m’offrir une de ses anciennes tenues quand elle a compris que je n’en avais pas d’autre.
J’avalai ensuite mon repas rapidement, la faim me tenaillant l’estomac. Les autres terminèrent leurs assiettes plus tranquillement. Orun fut le premier à finir de manger et il profita du fait que nous soyons rassemblés, et loin des oreilles des nomades, pour enfin attaquer le sujet que nous nous étions mis d’accord d’aborder plus tôt dans la journée. Il se racla bruyamment la gorge pour attirer l’attention de tout le monde et déclara en posant son assiette près de lui :
— J’ai bien réfléchi à votre demande Born, et je comprends votre besoin d’obtenir des réponses à vos questions. Je ne peux promettre de répondre à toutes, vous connaissez la raison de ma réserve, mais je peux faire un effort. Alors, je vous invite à m’exposer vos interrogations.
Si Born fut surpris de ce revirement soudain de situation, il n’en montra rien, et saisit sa chance sans hésitation.
— Vous savez ce que je veux savoir. Pourquoi ces hommes en ont après Myriam ? Si nous le savions précisément, nous pourrions mieux nous préparer à un nouvel assaut.
Me délectant d’un morceau de la délicieuse galette préparée par la nomade, je ressentis un grand frisson à l’idée que mes agresseurs pourraient persévérer dans leur quête. J’espérais que les craintes de Born ne soient pas fondées.
— Comme vous l’avez compris, il semblerait que leur but soit de dérober le collier que possède Myriam. Cependant, nous ignorons pourquoi. Je suppose que c’est à cause de la magie qu’il renferme.
— Un bijou magique ? releva Issa, sourcils froncés. De ce que j’en sais, c’est extrêmement rare. Où l’avez-vous obtenu ?
La question s’adressait à moi. Je haussai des épaules et restai énigmatique dans ma réponse, comme convenu :
— Je l’ai trouvé par hasard.
Je vis clairement Issa tiquer à ma réponse mais Orun ne lui laissa pas l’occasion de poser plus de questions en annonçant que les nomades revenaient vers nous. Le conseiller estimait sans doute que les soldats en savaient suffisamment. Et honnêtement, on ne pouvait pas leur apprendre grand chose de plus puisque nous étions nous-même ignorants de beaucoup de choses concernant le collier.
Les nomades, débarrassés de la poussière de leur journée de voyage revinrent s’asseoir près de nous avec leurs enfants, encore tous excités de leur partie de jeu dans l’eau. La bonne humeur se communiqua à tout le monde et, pour la première fois depuis des jours, je me détendis et profitai d’une soirée agréable qui me fit presque oublier où j’étais et les nombreuses incertitudes qui m’attendaient.
Chapitre 10
Lorsque je sortis de mon rêve, la première chose que je vis fut un immense ciel entièrement bleu. Comme j’étais persuadée de m’être endormie chez ma mère, en sécurité dans mon lit, j’eus un instant de panique. Puis, en tournant la tête sur la droite, je tombai sur le profil de Nyann, perché sur son cheval à la robe blonde, et je me souvins que j’avais quitté ma maison depuis près de deux mois. Rassurée, je m’assis et frottai mes yeux pour en chasser les dernières bribes de sommeil. Autour de moi, la plaine interminable qui nous avait accompagné au cours des deux dernières semaines s’effaçaient peu à peu pour laisser la place à des champs et des pâturages. Le fleuve n’était plus qu’un lointain souvenir dont nous nous étions peu à peu écarté, préférant suivre la ligne plus mince d’une rivière qui avait elle-même disparue trois jours plus tôt.
— Est-ce que j’ai dormi longtemps ? demandai-je au soldat qui chevauchait près de moi.
Il me jeta un bref coup d’œil avant de répondre :
— Vous êtes restée assoupie une bonne partie de la matinée.
Je m’étirai bruyamment, tentant de détendre mon dos rendu douloureux à cause des inconfortables planches de bois du chariot. Quelle idée de m’endormir sans même étendre au préalable l’une de nos couvertures aussi … La faute à toute ces nuits chaudes et sèches d’un été caniculaire ainsi qu’à mes cauchemars. Lorsque j’arrivais enfin à trouver le sommeil, je ne dormais guère plus de quelques heures et me réveillais bien avant l’apparition des premières lueurs du soleil, perturbée par des songes où je me retrouvais perdue dans ce monde, sans collier et sans visage familier pour m’aider.
— Vous savez que vous ronflez ? intervint la voix de Born, sur ma gauche.
Il affichait une mine hilare sans oser croiser mon regard, signe qu’il cherchait seulement à chauffer les oreilles de quelqu’un - moi en l’occurrence.
Suite à notre soirée en compagnie des nomades, l’atmosphère s’était grandement améliorée au sein de notre groupe. Le peu d’information offert aux soldats semblaient avoir contenté la curiosité de Born, qui était redevenu le compagnon agréable des premiers jours. Puis, cohabitation oblige, lui et Issa s’était peu à peu ouverts à moi, mettant à jour des pans de leur personnalité dont j’ignorais tout jusque là.
Issa avait tout d’un grand frère affable et protecteur, là où Born enrôlait plutôt volontiers le rôle du garnement moqueur, toujours à la recherche d’une personne à venir titiller. Orun et Nyann, quant à eux, étaient restée fidèles à eux-mêmes, m’obligeant à me demander s’ils avaient été honnêtes avec moi dès le début, sans chercher à cacher qui ils étaient réellement, ou s’ils préféraient tout simplement continuer à jouer les faux-semblants, quel que soit leurs raisons de le faire.
— Une damoiselle ne ronfle jamais, répondis-je, entrant dans son jeu et adoptant un ton que je jugeais ampoulé, tout en espérant que Born se fichait bien de moi et que je n’avais pas régalé mes compagnons d’un concert indésirable.
Le sourire du soldat s’étira un peu, me rassurant sur ce que j’avais deviné de son comportement.
— Toutes mes excuses, noble damoiselle, renchérit Born en faisant mine de s’incliner dans ma direction, mon erreur est impardonnable. Comment ai-je pu confondre la douce mélodie s’échappant d’entre vos délicates lèvres avec les bruits indécents que produisent les sangliers.
Si on avait été sur Terre, je l’aurais frappé. Mais puisque nous étions sur Cinq-Iles, je me contentai de croiser les bras pour montrer ma vexation et de lui offrir le condescendant de mes regards. Comme la réponse de Born fut un monumental éclat de rire, j’en conclus que mon message n’était pas vraiment passé.
Alors que je roulais des yeux, excédée par l’humour limite du soldat, Issa s’exclama avec un soupir de contentement depuis le banc du chariot :
— Enfin, nous arrivons chez nous.
Je me retournai.
La première chose que je vis fut l’immense bande bleu gris qui s’étendait sur tout l’horizon, entre le ciel et la terre. Je mis un temps avant de comprendre ce que c’était : c’était la première fois de ma vie que je voyais l’océan. Excitée, je me redressai vivement et me mis debout pour pouvoir mieux admirer. J’eus alors une meilleure vue de tout le reste. Droit devant nous, à encore plusieurs heures de route, une immense ville s’étendait largement sur l’horizon. Tout ce que je pouvais en voir pour l’instant était l’immense muraille en pierre qui la protégeait et quelques toits pointus qui en dépassaient. Notre route serpentait jusqu’à deux immense portes en bois sombres dont je pouvais déjà distinguer les contours. Entre nous et la cité, des fermes, de plus en plus nombreuses au fur et à mesure que l’on se rapprochait de la muraille, amenuisant les dimensions des champs et des pâturages.
Nous croisâmes plus de personnes en cette seule journée que lors de tout le reste de notre périple : aussi bien des fermiers aux charrettes vidées de leur contenant ou, au contraire, pleines de matières premières, que des cavaliers pressés ou des marcheurs lourdement chargés ; certains quittaient la capitale, d’autres faisaient route à nos côtés, et ils devinrent plus nombreux au fur et à mesure que la journée avançait. Beaucoup de ceux que nous croisions ne pouvaient s’empêcher de jeter des regards curieux sur notre groupe, la plupart d’entre eux s’arrêtant significativement sur les soldats qui avaient de nouveau revêtus leur plastron frappé de l’emblème du royaume : une épée, lame pointée vers le haut et ceinte par deux paires d’ailes dont quelques plumes, semblables dans leur formes à celles du paon, s’échappaient.
Lorsque le soleil eut déjà bien entamé sa descente vers l’ouest, nous fûmes suffisamment proche des portes d’entrée de la ville pour que je puisse en découvrir un peu plus sur la capitale. Le mur de pierre qui protégeait Nashda était plus haut que tout ceux que j’avais vu jusque là, avoisinant sans doute les dix ou douze mètres. De quoi vous donner le vertige … Il était plus épais aussi, puisque des hommes armés patrouillaient à son sommet, vêtus du même uniforme que mes compagnons, à la différence que leurs pantalons et leurs chemises étaient de couleurs différentes. Les gardes de la ville travaillaient en binôme, l’air insouciant, ce qui m’amenait à penser qu’il y avait sans doute longtemps que personne n’avait tenté de pénétrer de force dans la capitale. Bien que les portes de la ville étaient grandes ouvertes au moment de notre passage, je pus tout de même noter que le blason qu’arboraient tous les soldats s’y retrouvait aussi gravé, de sorte à n’être entier que lorsqu’elles étaient closes.
Dès que nous pénétrâmes dans la cité, nous circulâmes sur une large route pavée sur laquelle pouvaient facilement passer plusieurs chariots côte à côte. Cependant, les premières habitations se trouvaient à plusieurs mètres des murailles, laissant la place à une large bande herbeuse où poussaient arbres fleuris et buissons de toutes les couleurs. Quelques femmes et leurs enfants s’y baladaient, profitant d’un soleil radieux. L’architecture des bâtiments de Nashda me rappela fortement les maisons que j’avais déjà pu voir lors de notre escale à Paset. Les habitations de la capitale étaient elles aussi construites généralement sur un ou deux niveaux, rarement plus ; elles étaient principalement faites en pierre, mais nous en croisâmes aussi quelques unes construites en bois. Elles étaient de tailles diverses, allant de l’immense bâtisse occupant une place tellement grande qu’on aurait pu y mettre quatre de plus, et d’autres si petites et étroites que je m’interrogeai sur l’utilité même de ces habitations.
Alors que nous remontions toujours plus vers le haut de la cité et nous approchions de ce qu’il devait être la limite ouest de l’île, j’observais les habitants. La plupart étaient affairés, pressés, comme obligés d’être toujours en mouvement, notamment les plus jeunes. Ceux qui étaient plus vieux, quant à eux, semblaient en minorité et plus enclins à prendre leur temps et à profiter de l’instant présent. Je coulai un regard sur Orun, près de qui j’étais assise, en prenant conscience que le conseiller était la personne la plus âgée que j’avais vu sur Cinq-Iles. Cela signifiait-il que l’espérance de vie d’un habitant de ce monde - ou tout du moins de ce royaume - n’excédait pas les soixante-dix ans ? Cela me semblait bien jeune pour s’éteindre, si je comparais avec l’espérance de vie moyenne d’un Terrien d’aujourd’hui.
Puis je me rappelai que, un millénaire plus tôt, chez moi, il était extrêmement rare qu’une personne excède les cinquante ans. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que la population de Cinq-Iles soit jeune, et ils pouvaient sans doute remercier l’existence de la magie pour les garder en bonne santé aussi longtemps, compte tenu de leur niveau d’évolution.
Au bout de la longue avenue traversant la ville, nous tombâmes sur un autre rempart, plus petit, mais dont l’entrée était barrée par deux hommes, lances en main, qui montaient la garde. Ils s’empressèrent d’ouvrir la large porte, elle aussi gravée de l’emblème du royaume, quand ils nous virent approcher avec la ferme intention d’aller plus loin. Ils saluèrent ensuite notre passage en collant leur poing fermé, tenant toujours leur arme, à l’emplacement de leur cœur. En voyant l’immense bâtisse qui se profilait au loin, je compris que nous étions entrés à la cour royale. Et comme je n’avais pas pensé me retrouver aussi rapidement dans la demeure du roi, mon cœur fit une embardée monumentale.
La cour du château était moins fréquentée que le reste de la ville. Il n’y avait même visiblement que des personnes travaillant là : des gardes, des jardiniers ou toutes autres sortes de serviteurs dont je n’identifiais pas les fonctions. L’allée que nous remontions était cernée d’arbres feuillus créant un ombrage agréable qui nous guidait jusqu’au château lui-même.
Ce dernier ne ressemblait pas à ce à quoi je m’attendais. Taillée dans la même pierre éclatante de blancheur que celle qui constituait les murailles, il était légèrement surélevé et ne s’étendait que sur deux niveaux, dont l’étage était plus petit et ceint d’un large balcon qui semblait faire le tour de la construction. On n’accédait au bâtiment que grâce à un imposant escalier à double entrée qui se trouvait droit devant nous et permettait d’atteindre une très haute porte en bois entièrement travaillée. Avec la tourelle qui pointait, étrangement esseulée, à gauche à l’arrière du bâtiment, et le dôme en verre qui recouvrait le dernier étage, cet édifice ressemblait plus à une grande demeure bourgeoise qu’à un vrai château.
A mon grand soulagement, Orun ne conduisit pas notre groupe jusque là, bifurquant à mi-chemin sur la droite, en direction d’un ensemble de bâtiments d’apparence plus simple qui se révélèrent être des écuries.
C’était la fin de notre voyage.
Cinq personnes se précipitèrent sur nous dès que Orun intima aux chevaux de s’arrêter. Trois d’entre elles entreprirent aussitôt de s’occuper d’eux tandis que les deux autres commençaient à décharger le chariot.
— Bon retour à Nashda, conseiller Tzarine, fit soudain une voix grave et posé. J’espère que votre voyage a été agréable.
L’homme qui venait de parler s’adressait à Orun. Il était fin, avait le visage blafard de celui qui ne profitait que rarement du soleil - une première pour moi qui était habituée à côtoyer des gens aux visages brunis depuis mon arrivée sur Cinq-Iles - et semblait avoir dans les cinquante ou soixante ans. Il portait une tenue guindée composé d’un pantalon noir et serré, d’une chemise immaculé proche du corps et d’un long gilet sombre sans manches, complétés par de haute bottes en cuir. Ses cheveux châtains striés de mèches blanches étaient longs, attachés bas sur la nuque et une espèce de broche portant le blason du royaume était épinglé à sa chemise, à la base de son cou. Comme il était arrivé au moment où Orun m’aidait à descendre du banc, il me jeta un regard aigu.
— Merci de votre sollicitude, intendant. Notre voyage a été …
Orun ne termina pas sa phrase, interrompu dans sa lancée par l’arrivée d’une seconde personne. Cette dernière bouscula l’intendant sans s’excuser et fonça sur Nyann avec une exclamation de joie non-feinte et l’enferma dans une étreinte telle que je crus un instant que c’était une tentative de meurtre. Autour de moi, les réactions à l’arrivée de ce nouvel individu furent instantanés et divers : l’intendant inclina légèrement la tête en signe de salut, Orun se plia carrément en deux et Born et Issa se mirent au garde à vous, celui-là même qu’avait adopté les gardiens de la porte un peu plus tôt. En les voyant faire, j’eus un instant de panique, me demandant ce qui se passait et lequel d’entre eux j’étais censée imiter pour éviter les problèmes.
— Petit frère, tu m’as manqué ! déclara le nouvel arrivant d’une voix forte, indifférent à ce qu’il se passait autour de lui.
Chacun reprit rapidement une position plus naturelle, me permettant de m’abstenir d’avoir à faire comme eux. L’homme relâcha son emprise sur Nyann qui arborait un sourire heureux.
Leur ressemblance me frappa à ce moment-là.
Ils avaient tous deux le même teint hâlé par le soleil, la même chevelure brune et les mêmes yeux noisettes. Même la forme de leur visage comportait des similitudes, il n’y avait qu’à leurs carrures qu’on pouvait facilement les différencier : Nyann était fin et possédait une musculature discrète, là où le nouvel arrivant avait des épaules carrées et des hanches plus larges, accentuées par des muscles plus développés.
Je cessai de les détailler en sortant des yeux sur ma personne. Je me tournai vers l’intendant qui me regardait d’un air désapprobateur, sourcils froncés, comme dans l’attente de quelque chose. Orun plaqua alors une main dans mon dos et me força à m’incliner à mon tour. Quand je me relevai, surprise, je compris que c’était exactement ce que l’intendant attendait de ma part. Mais, honnêtement, je n’étais pas sûre d’avoir tout compris.
— Maman a hâte de te voir, fit le frère de Nyann. Ne la faisons pas attendre davantage.
— Prince Issa, intervint aussitôt l’intendant, je pense que son altesse Nyann souhaiterait d’abord faire un brin de toilette. Ces longs voyages sont réputés pour être poussiéreux.
Altesse ? Prince ? Est-ce que j’avais bien compris ?
Nyann esquissa une mimique qui donnait raison au vieil homme et posa une main amicale sur l’épaule du prince Issa en lui proposant :
— Accompagne-moi, nous irons ensuite voir maman. Et puis, tu en profiteras pour me raconter en détails comment tu t’es retrouvé engagé auprès de la fille du protecteur Arrah pendant mon absence.
Le prince Issa se gratta la nuque d’un air gêné et les deux jeunes hommes quittèrent les écuries. Nyann me lança un drôle de regard en passant devant moi, regard que je lui rendis. Je ne savais pas trop quoi penser de la nouvelle que je venais d’apprendre, ni du fait qu’on m’avait sans doute volontairement cachée cette information primordiale à propos de la véritable identité de Nyann.
— J’informe immédiatement sa majesté de votre arrivée, conseiller Tzarine, dit l’intendant dès que les deux princes furent sortis de l’écurie.
— Dans le même temps, prévenez-le que je passerais lui faire mon compte-rendu avant ce soir, je vous prie. Je dois traiter d’un sujet urgent avec lui.
L’intendant acquiesça d’un signe de tête puis tourna les talons. Orun s’avança alors vers l’arrière du chariot pour récupérer le sac contenant ses effets personnels et en profita pour me passer aussi le mien. Je l’attrapai, l’esprit toujours obnubilé par ce que je venais d’apprendre et avide d’obtenir des réponses à mes questions.
— Orun, interpellai-je le conseiller avec un brin d’hésitation avant de poursuivre. Est-ce que j’ai bien compris ? Nyann est … prince ?
Il confirma d’un signe de tête au moment où j’entendis rire dans mon dos. Issa et Born, qui se trouvaient toujours avec nous et qui récupéraient eux aussi les affaires qu’ils avaient emportés pour le voyage, se rapprochèrent.
— Je suis navrée pour ce mensonge par omission, Myriam, s’expliqua Orun avec une mine gênée. Nous n’avons jamais fait mention du titre du prince Nyann car la protection de son anonymat était importante. Qui sait quand des oreilles mal intentionnées peuvent entendre des choses qu’elle ne devraient pas ? C’est une règle qui s’applique à tout les membres de la famille royale, dès qu’ils sortent de la ville. Ne le prenez pas contre vous, nous ne vous avons pas menti par manque de confiance en vous.
Je comprenais, même si j’étais un peu vexée.
— C’est ici que nous vous quittons, conseiller Orun, fit alors la voix d’Issa. Nous devons faire notre rapport avant de rentrer chez nous.
— Bien entendu. Et, comme convenu …
Issa leva la main pour interrompre un Orun au visage très sérieux.
— Comme convenu, nous ne ferons mention ni de damoiselle Myriam, ni des attaques dont elle a été la victime. Comme tout cela n’avait rien à voir avec notre mission d’escorte, le général ne nous tiendra sans doute pas rigueur de laisser au mage L’Oril le soin de gérer les affaires d’ordres magiques.
Orun serra les mains d’Issa et de Born en les remerciant pour leur discrétion. Les deux jeunes hommes se tournèrent ensuite vers moi pour me dire au revoir, non sans préciser au passage qu’il y avait de fortes chances que nos chemins se croisent de nouveau si je devais m’établir durablement sur la capitale. Je leur assurai qu’une future rencontre se ferait avec plaisir, non sans croiser les doigts pour que, si cela devait se faire, ce soit dans des délais extrêmement brefs.
Je suivis Orun hors de l’écurie, direction la sortie de l’enceinte du château, laissant les deux gardes partir de leur côté. Cela me fit très bizarre de me retrouver seule à seul avec le conseiller. Puisque nous avions toujours été entourés d’autres personnes, je ne savais plus vraiment comment me comporter avec lui.
En silence, je le suivis dans les rues de Nashda jusqu’à ce qu’il s’arrête très vite devant une maison étriquée à deux étages, coincée entre deux bâtisses plus imposantes. Il me fit entrer à l’intérieur, où une immense table rectangulaire pourvue de chaises occupait largement le centre de la pièce. Sur ma droite, le mur était quasi intégralement occupé par une cheminée éteinte et on avait calé un ensemble de meubles hétéroclites sur le reste de l’espace de libre de la pièce, cachant presque l’escalier du fond qui menait à l’étage. Les seules fenêtres de la maison se trouvant sur la façade, il y avait très peu de lumière dans la petite pièce encombrée.
Orun déposa son sac sur la table et m’invita à faire de même avant de déclarer :
— Vous resterez chez moi jusqu’à ce que vous ayez rencontré Sosha. Il n’y a qu’une seule chambre à l’étage, je vous la laisse. De toute manière, j’ai pris la mauvaise habitude de dormir ici.
Il ponctua sa phrase d’un signe de tête en direction de la cheminée et d’un amas de couvertures posées au sol juste devant que j’avais pris pour un tapis dans la pénombre.
— Je vais immédiatement envoyer un message au mage pour lui demander de nous rencontrer. Pendant ce temps, je vous laisse vous installer. Faites comme chez vous, Myriam.
Il n’ajouta rien d’autre avant de quitter la maison. Désormais seule, je restai immobile un moment, observant mon environnement. Il y avait beaucoup de livres disséminés dans la pièce et on sentait que le rangement n’était pas le point fort du conseiller. Dans l’âtre de la cheminée, je pouvais discerner les restes du dernier feu qui avait brûlé, significatif du manque d’entretien que subissait apparemment cet intérieur. Siam aurait hurlé si elle avait vu cela.
Puisque je n’avais rien de plus à faire au rez-de-chaussée, j’entrepris ensuite d’aller découvrir ce qui allait être ma chambre. J’empruntai l’escalier qui menait à un tout petit couloir et en ouvris la seule porte.
La chambre était chichement meublée, ne comportant qu’un lit double, une table de chevet et une commode. Je posai mon sac sur le lit auquel il manquait le linge de maison puis m’approchai de la petite fenêtre en ogive qui donnait sur la rue. Je regardai le va-et-vient des badauds pendant un moment avant de me décider à m’activer.
Je fouillai d’abord la commode mais, n’y trouvant que des vêtements d’homme, je redescendis bien vite à la recherche de quoi faire le lit pour ma première nuit sous le toit d’Orun. Je finis par dénicher quelques couvertures rangée dans le bas d’un buffet branlant et remontai les installer. Une fois le lit préparé, je revins au rez-de-chaussée et eus l’idée d’allumer un feu dans la cheminée afin qu’il soit suffisamment vif au retour d’Orun pour qu’on puisse préparer notre dîner. Je dus cependant abandonner mon projet juste après avoir entassé quelques bûches dans l’âtre, en constatant l’absence de briquet. Je supposai que Orun avait l’habitude de se servir de sa magie pour allumer le feu.
Désemparée, je finis par m’asseoir sur l’une des chaises pour attendre patiemment le retour d’Orun. Je réussis à tenir les sentiments d’ennui et de solitude à l’écart pendant un moment, mais ils finirent par me rattraper et mes pensées voguèrent vers des horizons que je passais mon temps à vouloir éviter.
Combien de temps est-ce que j’allais encore devoir attendre avant de rencontrer quelqu’un qui pourrait enfin m’aider ? Je venais déjà de passer deux mois sur Cinq-Iles, un temps qui devait apparaître infiniment long à mes parents restés sur Terre et qui ignoraient tout de ma situation. Devraient-ils patienter encore longtemps ou le mage que Orun cherchait à me faire rencontrer possédait déjà les réponses à mes problèmes ? Quand allais-je pouvoir le voir ? Et est-ce qu’il croirait facilement à mon histoire ? Après tout, ce n’était pas parce que j’avais réussi à convaincre Orun de la véracité de mes propos qu’il en serait de même pour tout ceux à qui je devais encore les raconter.
Le roi, par exemple. Même si le conseiller semblait persuadé que tout se passerait bien, j’étais angoissée à l’idée de cette entrevue avec le souverain de Drïa. Trop de fois dans l’Histoire, de pauvres gens avaient eux un mot ou un geste malencontreux qui avaient menés à des sanctions horribles de la part de leur dirigeant, et je ne voulais pas être la prochaine sur la liste.
Penser au roi m’amena évidemment à me rappeler ce qu’il s’était déroulé dans les écuries. Jamais, à aucun moment, j’avais douté que Nyann ne soit qu’un simple soldat, à l’instar de Born et Issa. Cela avait été une sacrée surprise d’entendre l’intendant l’appeler prince. Et que dire de son frère ? Ils semblaient être de natures différentes mais avaient aussi l’air d’avoir une très bonne relation. Avait-il d’autres frères et sœurs ? A quoi pouvait bien ressembler sa vie en dehors de ses escapades incognito ?
Soudain, je secouai la tête. Pourquoi est-ce que je pensais à tout ça d’un coup ? Ce n’était pas comme si je comptais m’attarder ici assez longtemps pour que ma curiosité ait un intérêt quelconque. Il valait mieux cesser d’y penser …
Heureusement, Orun choisit ce moment pour revenir. Quand il me vit assise dans la pénombre de la pièce mal éclairée, il jeta un œil sur la cheminée, avisa les bûches sagement entassée qui n’attendait que de brûler et esquissa une grimace en refermant la porte derrière lui.
— Excusez-moi, j’ai tellement l’habitude d’être seul que je n’ai pas pensé que ma maison n’était pas adaptée aux personne dénuées de magie. J’allume la cheminée immédiatement.
Il s’exécuta, non sans continuer sur sa lancée en m’annonçant :
— Le soleil est encore haut, j’ai bon espoir que Sosha me répondre avant la nuit et que nous puissions le rencontrer dès demain.
Mon cœur s’envola à cette idée. Orun se détourna de la cheminée où crépitait avec force le feu qu’il venait d’allumer, et me proposa ensuite :
— En attendant, que diriez-vous de nous rendre sur le marché le plus proche pour nous procurer de quoi dîner ?
Chapitre 11
Il était presque midi. Le soleil était haut dans le ciel, déversant ses rayons aveuglants et sa chaleur accablante sans relâche. Haletante, je tirai sur le col de ma chemise pour faire entrer un peu d’air frais en contact avec ma peau. Orun, qui marchait à côté de moi, me lança un regard inquiet.
— Vous sentez-vous bien ?
— Je suffoque, répondis-je. Comment vous faites pour supporter une telle chaleur au quotidien ?
Orun leva légèrement le nez vers le ciel, comme pour juger de la température, avant de me répondre :
— Il ne me semble pas qu’il fasse si chaud. J’ai connu des journées bien moins supportables.
Je lâchai un râle, épuisée par avance à l’idée de devoir supporter des températures plus hautes que celles que j’expérimentais déjà avec difficulté. Je me demandai comment faisait le conseiller pour ne pas suer à grosses gouttes dans son uniforme composé d’un pantalon brun clair et d’une tunique couleur crème resserré aux poignets, qui ne cachaient pas son embonpoint naissant. Il portait aussi une paire de bottes marron qui lui remontaient quasiment jusqu’au genoux et un pardessus de même teinte que son pantalon. Je pouvais presque souffrir à sa place.
— Alors, j’imagine que ça vient de ma tenue. Je n’ai pas pour habitude d’être aussi couverte en pleine été, révélai-je.
Je rêvais littéralement de jupes courtes et de tops à bretelles. Comme le contenu de mon armoire me manquait … J’aurais aimé pouvoir ne serait-ce qu’enfiler le tee-shirt qui m’avait suivi dans ma mésaventure et quitter cette chemise à manches longues et à col strict.
— Vous auriez sans doute été plus à l’aise avec des vêtements Liponimusiens, m’apprit Orun alors que nous évitions tout juste une rencontre douloureuse avec un chariot qui avait déboulé un peu trop vite d’une rue adjacente.
L’homme qui conduisait l’attelage nous fit un signe de main, comme pour s’excuser, et continua son chemin vers la sortie de la ville. Pour notre part, nous reprîmes notre route en direction du château, qui ne se trouvait plus qu’à quelques pas.
— J’ignore comment s’habillent les habitants de Liponimus, dis-je en reprenant la conversation, mais s’ils portent moins de tissu que les Drïannais, je suis preneuse ! Où peut-on s’en procurer, que je m’y rende dès que possible ?
Orun remit en place la broche frappé de l’emblème du royaume qu’il portait accroché à sa tunique, juste au niveau du cœur, et répondit simplement :
— Sur Liponimus.
Je roulai des yeux.
Les deux hommes qui gardaient l’accès au château nous ouvrîmes les portes dès qu’ils aperçurent Orun. Nous pénétrâmes dans la cour et mon cœur commença à danser la samba. Je m’étais pourtant préparée toute la matinée pour cette rencontre, cherchant du réconfort auprès d’Orun qui n’avait cessé de m’assurer qu’en dehors d’une révérence pour montrer mon respect envers le roi, on n’attendrait rien d’exceptionnel de ma personne, mais je continuais à stresser et à imaginer toutes sortes de raisons qui feraient tourner cette entrevue au vinaigre.
Après notre escapade sur le marché, le soir de notre arrivée, pour acheter de quoi nous restaurer pour les prochains jours, Orun avait de nouveau disparu, me laissant seule dans la maison. J’en avais profité pour fouiner un peu, découvrir quel genre de vie pouvait mener cet homme qui vivait étonnamment seul dans un monde où avoir une famille semblait être très important. Je n’avais découvert que des livres illisibles, des objets dont les fonctions m’avaient totalement échappé et, de manière général, trop de preuves d’une vie esseulée. J’en avais éprouvé un pincement au cœur.
En revenant de sa longue sortie qui m’avait largement laissé le temps de préparer un repas digne de ce nom et de faire un brin de nettoyage dans la maison pour ne pas mourir d’ennui, Orun m’avait annoncé que nous avions rendez-vous le lendemain pour déjeuner en compagnie du roi et du mage. J’avais accueilli la nouvelle avec une telle appréhension que j’en avais lâché le plat que je tenais, obligeant Orun à user de sa magie pour éviter de ruiner notre dîner. Depuis, ma peur n’avait fait qu’augmenter jusqu’à atteindre son paroxysme, dans la cour royale, en remontant silencieusement l’allée bordée d’arbres que nous avions déjà empruntés la veille. Pour tenter de calmer mon cœur galopant à toute allure, je soufflai lentement par la bouche. Ca m’aida un peu.
Nous empruntâmes l’escalier à double entrée pour pénétrer dans le château. Nous arrivâmes directement dans une immense pièce dont le plafond était soutenu par des rangées de colonnes de part et d’autres de la salle et sculptées de spirales. Au delà de ces supports, des arches semblaient mener vers des couloirs garnies de vitres, et des cheminées, éteintes pour la plupart, aidaient à éclairer les endroits où la lumière naturelle ne parvenait pas. Au bout de la longue pièce, que nous traversions silencieusement, était montée une estrade. Y reposait un trône, fauteuil large à haut dossier bien plus simple que tout ce que j’aurais pu imaginer, au centre d’une longue table autour de laquelle était déjà installés quelques personnes, plus nombreuses que ce à quoi je m’étais attendu.
Du trône, un homme d’imposante stature s’éleva aussitôt que nous fûmes à moins de cinq pas de la table. Il avait une épaisse chevelure brune qui grisonnait sur les tempes et sur le front, un visage carré et avenant où brillaient deux prunelles sombres et des lèvres fines qui esquissaient un sourire ravi à ma seule intention.
— Je vous souhaite la bienvenue sur mes terres, voyageuse. C’est un honneur pour moi de vous accueillir en ma demeure et d’avoir la chance inestimable de faire votre rencontre.
Euh … OK … ? Je ne m’y attendais clairement pas à celle-là.
Face à mon manque de réactivité, Orun s’empressa de me donner des petites tapes dans le dos. Je retrouvai alors mes esprits et m’empressai de m’incliner maladroitement en remerciant le roi pour son chaleureux accueil. J’espérais que c’était tout ce qu’on allait exiger de moi jusqu’à la fin de ce rendez-vous.
En me redressant, je jetai un rapide coup d’œil autour de la table. Le roi était entouré d’une femme blonde, juste à sa gauche - certainement son épouse - et de ses deux fils à sa droite, l’aînée étant installé sur le siège le plus proche du souverain. Le dernier invité, assis dos à nous mais qui s’était retourné à notre arrivé, devait être le mage Sosha.
— Myriam, c’est bien là votre nom, n‘est-ce pas ?
Je reportai mon attention sur le roi qui ne l’avait toujours pas lâché du regard. Il ne s’était pas départi de son sourire et semblait vouloir me rassurer par la seule force de son regard. Je mordillai légèrement l’intérieur de ma lèvre avant de répondre :
— Oui, votre majesté.
— Je suis Fitz D’Ube, souverain de Drïa. Vous me paraissez tendue. Détendez-vous, je n’ai encore jamais mangé personne.
S’il se permettait un brin d’humour en ces circonstances, je n’avais sans doute pas autant à craindre que je le pensais. Mes épaules se relâchèrent un peu et je suivis Orun quand il s’installa à côté du mage, m’invitant à faire de même à sa droite. Je m’assis en sentant les regards curieux de l’assemblée peser sur mon corps. Le roi reprit la parole :
— Laissez-moi vous présenter mon épouse, la reine Alphina, ainsi que mon fils aîné, le prince héritier Issa. Il me semble que vous connaissez déjà mon fils cadet, le prince Nyann.
Il désigna tour à tour chacune des personnes qu’il nomma, à qui j’adressai un signe de tête en guise de révérence assise, mains croisées sur les genoux. Chacun m’adressa un sourire poli au retour, sauf Nyann qui m’adressa un vrai sourire chaleureux, bien que son regard fut emprunt d’incrédulité.
— Et enfin, voici notre mage Sosha L’Oril, qui, espérons-le, pourra vous être d’une aide précieuse.
Le dernier homme semblait aussi âgé que Orun. Son visage creusé par le temps arborait le teint bruni des gens de l’île, son cheveux épais était aussi blanc que la neige et ses yeux étaient d’un bleu si limpide qu’ils en paraissaient transparents. Il portait une tenue qui m’interpella : une pantalon proche du corps et une espèce de longue robe fendu jusqu’aux hanches, agrémentés d’une épaisse ceinture de cuir gravée d’étoiles argentées. Il portait aussi la même broche que Orun et je finis par comprendre qu’elle était l’apanage de ceux qui travaillaient à la cour.
Alors que je le détaillais, le mage Sosha m’adressa un signe de tête en guise de salut sans se départir du regard curieux et avide dont il m’entourait depuis mon arrivée. J’ignorais ce que Orun avait dit lors de ses entrevues la veille au soir, mais je pouvais deviner qu’il avait au moins donné les grandes lignes puisque le roi et le mage semblait savoir pourquoi nous étions réunis. Pour ce qui était des trois autres, cependant …
A peine les présentations terminées, quelques personnes pénétrèrent dans la pièce, armés de plats en tous genres qu’ils déposèrent sur la table avant de s’effacer aussi silencieusement et rapidement qu’ils étaient arrivés. Le roi attendit sciemment qu’ils soient loin pour reprendre la parole.
— Orun nous a raconté votre histoire, hier, lorsqu’il est venu me faire son compte-rendu, mais il est resté avare de détails. Pourriez-vous me la raconter à nouveau ?
Je coulai un regard incertain vers le conseiller qui se contenta de m’encourager d’un signe de tête. Je me raclai donc la gorge et entamai mon récit, sans préambule :
— Je ne suis pas née sur Cinq-Iles. Je viens d’un monde appelée Terre, un monde qui n’a rien à voir avec le vôtre. Et d’après ce que j’ai compris, je suis arrivée ici par magie, grâce à ce bijou.
Sur ces mots, je sortis le collier de sa cachette et le laissai retomber sur ma robe. Sans laisser le temps à qui que ce soit de faire autre chose que de l’admirer, je repris :
— Là d’où je viens, la magie n’existe pas, alors je vous laisse imaginer à quel point j’ai été surprise quand, en moins d’un instant, je suis passée d’un environnement familier à un autre, totalement inconnu. Mais je n’ai pas vraiment eu le temps de paniquer ou de faire quoi que ce soit d’autre qu’il aurait été logique de faire à ce moment-là car j’ai été subitement très malade. Plus tard, Siam et Reddi, les cousins d’Orun qui m’ont recueilli, m’ont dit que j’étais restée inconsciente pendant deux jours après mon arrivée.
— Le Premier Contact, murmura alors Sosha, les yeux brillants de compréhension. Si vous n’avez vraiment jamais été au contact de la magie de toute votre vie, ce voyage, qui a dû en demander une dose phénoménale, vous a certainement terrassé.
J’acquiesçai d’un singe de tête avant de poursuivre :
— Siam et Reddi ont été adorables. Ils sont tout de suite compris que je n’avais aucune solution alors ils m’ont hébergé en attendant le retour de la seule magicienne de leur village pour lui demander conseil à propos de mon collier. Mais Orun est arrivé avant elle, et il a décidé de m’amener ici à la place.
J’hésitai à parler des différentes attaques dont j’avais été la cible. Il ne me semblait pas qu’elles avaient leur place dans un récit qui parlait de mes origines.
J’avais faim et j’avais soif, mais comme personne ne semblait décider à attaquer ce qui se trouvait sous nos yeux, j’attendis patiemment en observant mes interlocuteurs. Je leur avais visiblement donné matière à réfléchir.
Ce fut le roi qui finit par briser le silence, ses sourcils froncés par une profonde réflexion.
— Quelle preuve pouvez-vous nous donner qui conforterait vos paroles ? Vous comprendrez qu’il est difficile de croire un tel récit sans cela.
Honnêtement, je m’y attendais. Sans hésiter, j’ôtai mon collier, m’étonnant toujours de le sentir si chaud contre ma paume, et le confiai à Orun. Il en profita pour le passer ensuite à Sosha qui mourrait très certainement d’envie de voir de plus près un bijou capable de tels prodiges. Ensuite, je me penchai pour récupérer mon sac, que j’avais emmené avec moi et que j’avais laissé tomber au pied de ma chaise en m’installant, et le donnai à la reine qui me faisait face. Elle fut surprise par mon geste mais accepta quand même de le prendre. Orun prononça ensuite quelques mots qui invitait certainement la souveraine à ouvrir le sac, ce qu’elle fit aussitôt.
Sa réaction lorsqu’elle sortit mon tee-shirt et mon jean fut sans appel : elle n’avait clairement jamais vu de tels objets. Elle les passa immédiatement à son époux qui les palpa avec beaucoup d’intérêt, et ils passèrent ensuite entre les mains des deux princes, pendant que Orun et le roi discutaient. Bien entendu, sans mon collier, je ne comprenais pas un traître mot de leur conversation. Aussi, ce fut seulement quand tout le monde se tourna vers moi avec curiosité après que Nyann ait parlé, que je compris qu’on m’avait très certainement posé une question. Je me tournai vers Orun, m’attendant à le voir me rendre mon collier, mais Sosha était toujours en train de l’examiner avec attention, sourcils froncés. Je regardai alors chacune des autres personnes présentes, m’arrêtant plus particulièrement sur Nyann qui, le front plissé, attendait toujours une réponse de ma part.
— Je ne parle pas votre langue, me contentai-je de prononcer dans ma langue natale.
Orun fut le seul à ne pas afficher un air incrédule. Même Sosha avait cessé d’examiner le collier pour me dévisager avec intérêt. Orun prit ensuite la parole pendant un long moment, avant que le roi ne pose une question, comme je le devinais à l’intonation de sa voix. Orun poussa un soupir et se tourna vers moi avant de prononcer de nouveau quelques mots qui eurent pour conséquence de choquer chaque personne présente - exceptée moi, évidemment. En constatant que l’on me regardait de nouveau avec incrédulité, je compris que Orun avait certainement usé du même stratagème qu’à Dorca, pour prouver que, sans le collier, je ne comprenais pas un mot de leur langue.
Je commençais à trouver le temps long, coupée ainsi de la discussion, alors je fis comprendre à Orun que je voulais récupérer le bijou, que le mage observait toujours avec autant de curiosité. Une fois qu’il fut de retour autour de mon cou, je pus à nouveau comprendre ce qui se disait autour de moi. La reine fut la première à être traduite :
— Étiez-vous vraiment obligé d’être aussi grossier ? demandait-elle à Orun, sourcils froncés par la désapprobation, en jouant avec ses longs cheveux blonds qu’elle portait lâchés, ramenés sur sa poitrine et décorés de rubans bleus assortis à sa robe.
— Si j’avais été plus poli, vous n’auriez peut-être pas accepté son manque de réaction comme une preuve réelle des pouvoirs du collier. Au moins, maintenant, vous savez qu’elle ne feint pas.
— Encore une fois, Orun, j’ignore ce que vous avez bien pu dire pendant que je ne vous comprenais pas, intervins-je alors, glissant le pendentif sous le col de ma chemise.
Le regard du conseiller se fit amusé quand il me répondit :
— Je préfère que vous continuiez à l’ignorer, Myriam.
— Il a raison, confirma la reine en posant un regard bienveillant sur ma personne qui me rappela la manière dont Siam avait l’habitude de me couver, elle aussi, des yeux. Ce sont des mots qu’une damoiselle ne devrait jamais avoir à entendre.
Elle ne faisait qu’augmenter ma curiosité. A quel point Orun avait-il pu être grossier, voire peut-être même ordurier si j’en jugeais aux réactions qu’il avait suscité ?
— Excusez-moi, dit alors Sosha en se levant brusquement, affichant le visage de celui qui vient de se souvenir de quelque chose d’important. Je crois que … il me semble avoir déjà vu ce collier quelque part … Je reviens tout de suite.
Mon cœur fit un double salto en voyant le mage quitter précipitamment la pièce en empruntant l’une des arches à notre gauche pour disparaître dans le couloir. Le roi et son conseiller échangèrent un regard intrigué.
Le départ soudain de Sosha sembla alors agir comme un rappel au sujet de tout ce qui se trouvait sous nos yeux, et la reine nous invita à commencer à manger en attendant le retour du mage. Je ne me fis pas prier.
J’eus le temps d’avaler une bonne moitié de mon assiette et de vider deux verres d’une espèce de cidre acidulé et très léger avant que Sosha ne réapparaisse. Il déboula les bras chargés de parchemins roulés et de feuilles volantes qu’il déposa lourdement sur la table, envoyant valdinguer au passage un plat de saucisses que Nyann rattrapa juste à temps.
— Vous souvenez-vous du magicien Gon A’Neliud ? demanda Sosha, sans autre préambule, en farfouillant dans ses documents.
La question ne s’adressait à personne en particulier. Ce fut le roi qui répondit :
— Je crois que oui. Si mes souvenirs sont exacts, il y a une dizaine d’années, la guilde a envoyé des hommes à la recherche de ce magicien car il ne donnait plus aucun signe de vie. Ils l’ont retrouvé mort sur une petite île au sud, vraisemblablement assassiné. C’est là que la guilde s’est rendu compte, qu’apparemment, ce magicien avait eu une attirance inhabituelle envers les dragons.
— Vos souvenirs sont exacts, votre majesté, confirma Sosha en continuant à fouiller dans son tas de feuilles sous les regards curieux de tous ceux qui étaient présents. Et comme Gon A’Neliud était un citoyen de Drïa, c’est à moi que la guilde a confié tous les documents retrouvés sur place. Et parmi les esquisses de Gon, il me semble avoir vu quelque chose de très ressemblant au collier de damoiselle Myriam.
Sosha tomba enfin sur ce qu’il cherchait. D’un geste ample, il déroula un parchemin sur la table et le montra à tout le monde. Les caractères utilisés sur Cinq-Iles, que j’avais déjà observé à quelques reprises, s’étendait sur toute la longueur en une écriture fine et ronde qui trahissait le soin avec lequel on avait rédigé le document. Et, comme s’en souvenait parfaitement Sosha, tout en bas était dessiné délicatement une reproduction de mon collier, en double exemplaire. La seule différence notable entre les deux dessins tenaient à la couleur qui avait été utilisée pour représenter l’œil du dragon gravé sur le médaillon : l’un était rouge, l’autre vert.
— Le collier ne traduit que la langue orale, pas écrite, dis-je alors en regardant Sosha. Que dit le texte ?
— Rien de très intéressant pour vous malheureusement, répondit Sosha en se grattant le visage d’un air gêné. Le parchemin ne fait pas mention de colliers ou de bijoux ensorcelés, ce qui laisse penser que ces dessins n’ont rien à voir avec le contenu du paragraphe.
— Est-il possible qu’un magicien ait créé le collier de damoiselle Myriam ? demanda le prince Issa. Il me semblait pourtant que l’ensorcellement d’objets est une pratique peu répandue car elle nécessite un niveau de puissance assez élevé.
Sosha s’assit sur sa chaise en fouillant à nouveau parmi les documents étalés sur la table.
— C’est le cas, votre altesse. Les ensorceleurs sont rares, peu de magiciens se tournent vers cette discipline à la fin de leur formation à l’Académie et je n’en connais aucun qui serait capable d’avoir créer un tel bijou.
Le mage se tourna ensuite vers le roi pour expliquer :
— Votre Majesté, l’existence même de cet objet est … incroyable ! Les magiciens ensorcellent des objets en ne leur offrant qu’une seule fonction, pas plusieurs. Pourtant, ce collier permet à damoiselle Myriam de nous comprendre mais aussi de parler notre langue ! Et je ne cite même pas sa capacité extraordinaire qui a fait venir cette jeune femme jusqu’à nous. Pour insuffler un tel pouvoir à un objet, il aurait déjà fallu savoir qu’il existait d’autres mondes ! Ce n’est pas à la portée des magiciens. Si c’était le cas, la guilde l’aurait su.
Sosha continua de s’enthousiasmer sur les capacités hors du commun de mon collier, mais je cessai d’écouter quand je compris que j’étais face à une impasse. Si les magiciens n’avaient pas créés le médaillon, alors ils ne pouvaient certainement pas m’aider à retourner chez moi. J’étais venue jusqu’à la capitale pour rien.
Je me renfonçai dans la chaise en luttant contre les larmes qui me montaient aux yeux. Même si ma seule lueur d’espoir venait de s‘éteindre, je ne devais pas céder au désespoir. Ce n’était ni le lieu, ni le moment pour flancher ainsi.
— Allons, ne pleurez pas, murmura la reine en se penchant vers moi pour attraper mes mains posées sur le bord de la table et les serrer entre les siennes en signe de réconfort. Je suis sûre que nous finirons par trouver une solution à votre problème. Et, en attendant ce jour, soyez assurée que vous trouverez à Nashda le meilleur des accueils.
Touchée par sa sollicitude, j’arrivai à esquisser un léger sourire. Je pouvais remercier ma bonne étoile de mettre sur mon chemin des personnes aussi chaleureuses que la reine ou Siam. Sans elles, je n’aurais peut-être pas eu la force de continuer à chercher un moyen de rentrer chez moi.
Je reniflai, souhaitant tenir éloigné toutes manifestations de tristesse et me concentrai à nouveau sur ce qu’il se disait du côté des hommes. Sosha, Orun et le roi devisaient toujours sur les incroyables propriétés de mon collier, mais Nyann et son frère étaient en train de fouiller dans la pile de documents apportés par le mage. Chacun d’entre nous avait délaissé son repas, laissant les plats refroidir.
— Je crois que j’ai trouvé quelque chose d’intéressant, fit soudain Nyann, interrompant la conversation de son père.
Il parcourait rapidement un document des yeux.
— Ce parchemin semble être une sorte de journal. Gon A’Neliud y fait mention d’une personne qui réclamait son aide. Cette personne était aussi bien intéressée par ses dons de magiciens que par la formation de bijoutier qu’il avait reçu de ses parents avant l’apparition de ses pouvoirs. Il s’est rendu à Dorca à plusieurs reprises pour la rencontrer. Elle s’appelait Merrine.
— Quoi ? m’exclamai-je, un frisson me parcourant le corps tout entier.
Tout le monde me regarda avec surprise. J’expliquai aussitôt, en me tournant vers Orun qui était le mieux placé pour me comprendre :
— L’ensorceleuse que Siam voulait me faire rencontrer s’appelle Merrine ! On ne peut pas appeler ça une coïncidence. Il faut que je retourne là-bas, à Dorca !
Orun leva aussitôt ses mains en signe d’apaisement et tenta d’atténuer mes ardeurs :
— Le village a brûlé, Myriam, rien ne garantie que cette ensorceleuse y soit encore.
Je secouai la tête.
— Non, je suis persuadée qu’elle y est ! Je l’ai entendue certifier à Siam qu’elle ne quitterait jamais le village. Et puis, si le collier m’a fait atterrir à Dorca, là où il a été fabriquée et où la commanditaire de sa fabrication se trouvait toujours au bout de tant d’années, ça ne peut pas être un hasard ! Elle doit m’attendre.
Je vis Orun ouvrir la bouche, prêt à me contredire, mais la voix du prince Issa s’éleva à ce moment-là, songeuse.
— Je suis d’accord avec damoiselle Myriam, elle doit retourner dans le nord pour avoir des réponses à ses questions.
Je me tournai vers lui avec surprise. Je ne m’attendais pas à voir qui que ce soit intervenir en ma faveur, et encore moins le prince héritier, qui ne me connaissait ni d’Eve, ni d’Adam.
— Moi aussi, je doute sincèrement que sa venue sur Cinq-Iles soit un hasard, poursuivit-il en posant ses mains jointes sur la table et en se penchant légèrement avant. Le voyage qu’elle a effectué est censé être impossible, et pourtant, elle est là. Quelqu’un l’a fait venir. Volontairement. Peut-être même que c’était cette Merrine. En tout les cas, on ne mobilise pas autant de magie par hasard, on s’est donné du mal pour fabriquer ce bijou. Il y a forcément une raison à cela.
Il y eut un blanc. Chaque personne présente devait méditer les paroles du prince Issa.
— Il n’est pas impossible que les colliers ait été fabriqués par plusieurs magiciens, dit alors Sosha. Plusieurs d’entre nous s’y sont déjà essayé mais sans succès. Certains ont peut-être réussi et n’en ont informé ni la guilde, ni le conseil. Après réflexion, je pense qu’il n’y a que de cette façon que le collier a pu être créé.
Je lâchai un soupir de soulagement, presque sans m’en rendre compte. Sosha n’imaginait pas à quel point son intervention me redonnait espoir.
— D’accord, fit le roi. Damoiselle Myriam doit retourner à Dorca, j’entends bien. Mais elle ne peut pas faire un si long voyage seule, surtout en sachant qu’elle n’est pas coutumière de notre monde. Orun a des obligations ici, il ne peut pas repartir pour l’accompagner, et je ne peux pas non plus faire appel à mes soldats pour l’escorter, pas avec la menace que Micone fait de nouveau peser sur nous.
Je n’avais pas pensé à tout cela. J’aurais bien voulu pouvoir certifier que faire le voyage seule jusqu’à Dorca ne me posait pas de problèmes, mais cela aurait été un mensonge grossier que tout le monde aurait vite éventé. Le roi avait raison, je ne pouvais pas faire route vers le nord sans quelqu’un pour m’accompagner.
— Je l’escorterais, annonça brusquement Nyann. Je suis un bon combattant et vous n’avez pas besoin de moi à la capitale pour le moment. En voyageant incognito, il ne devrait pas y avoir de soucis.
Je vis clairement les souverains détester l’idée de leur fils.
— Je ne pourrais pas vous fournir de chevaux, Nyann, contra le roi. Il vous faudra y aller à pied. Cela prendra beaucoup de temps.
— Une chance pour nous que ce soit l’été dans ce cas. C’est la meilleure saison pour parcourir le pays sans montures.
Puisque son époux n’avait pas réussi à dissuader leur fils, ce fut la reine qui opposa l’argument suivant.
— Il vous faudra un chaperon.
Je roulai des yeux, hallucinée. J’ignorais qu’ils en étaient encore à ce point-là. Protéger l’honneur des femmes, non mais franchement … Sans compter que c’était un peu limite comme excuse pour nous empêcher de partir.
— Vous avez si peu confiance en votre fils que vous estimez que nous aurons besoin d’un chaperon ? intervins-je, peu encline à laisser ma chance passer. A moins que ce ne soit sa vertu à lui que vous souhaitiez protéger …
Le prince Issa faillit s’étouffer avec sa gorgée de vin. Mon trait d’humour réussit même à dérider les visages mortellement sérieux du roi et de la reine.
Le père de Nyann sembla alors rendre les armes et poussa un long soupir avant de d’annoncer :
— C’est entendu, je t’autorises à escorter damoiselle Myriam jusqu’à Dorca, Nyann. J’espère que vous y trouverez les réponses à ses questions ainsi, qu’éventuellement, une solution pour la renvoyer chez elle. Mais pas avant la promesse de ton frère dans une quinzaine de jours. C’est une cérémonie importante, toute la famille doit y assister.
Mon cœur se gonfla tellement de joie que je crus qu’il allait s’envoler. Peu m’importait que je devais encore patienter deux semaines avant le départ, ou que le voyage retour serait plus long qu’à l’allée - après deux mois, je n’étais plus à ça près honnêtement. Le plus important, c’était que la fin de cette aventure non-désirée se profilait enfin à l’horizon.
Chapitre 12
En attendant la fin des festivités en l’honneur des fiançailles du prince Issa - ou plutôt, de sa promesse, comme on disait sur Cinq-Iles - une espèce de routine s’installa pour moi.
Orun avait accepté de m’accueillir sous son toit pour toute la durée de mon séjour sur Nashda, arguant qu’il me serait plus facile de me fondre dans le décor si tout ceux qui nous entouraient étaient persuadés que j’étais la fille de sa cousine, décédée à Dorca, qu’il aurait recueilli suite aux funestes événements. Cela permettait aussi de dissimuler mes origines, personne ne souhaitant que cette information sorte du cercle très restreint des personnes présentes au déjeuner royal. Du coup, puisque je vivais soi-disant auprès d’un membre de ma famille et que j’étais de sexe féminin, on attendait de moi que j’entretienne la maison d’Orun. J’avais un peu grincé des dents à la nouvelle puis, constatant que c’était bien moins de travail que lorsque j’aidais à l’auberge, je m’étais aussitôt apaisée. De toute manière, cela ne me prenait que quelques heures par jour, ce qui n’était même pas suffisant pour combler l’ennui des journées interminables passées seule et sans distractions.
Il n’avait alors fallu que deux jours à Orun pour trouver comment occuper le reste de mon temps libre.
En rentrant de ses obligations un soir, il m’annonça que je devais prendre des cours de langue. Après un temps de réflexion en commun avec le mage Sosha, ils avaient pensé à l’éventualité que la magie contenu dans mon collier finisse par se tarir, comme pour tout objets ensorcelés, et qu’il était donc primordial que j’apprenne leur langue pour ne pas me retrouver démunie le cas échéant. Mes après-midis s’étaient donc retrouvées comblées par de longues heures en compagnie de la reine Alphina, qui s’était portée volontaire pour m’apprendre les bases de leur langage.
Ce qui expliquait pourquoi, comme j’en avais pris l’habitude depuis une semaine, j’arrivai au château vers midi, où l’intendant me fit entrer dans la salle du trône pour que j’attende patiemment qu’il aille prévenir Alphina de mon arrivée.
La pièce était vide, comme à chaque fois. Apparemment, ce n’était pas là que le roi passait la majeure partie de son temps. D’ailleurs, je ne l’avais pas revu depuis le déjeuner, ni ses fils, bien que je passais tous mes après-midi au sein même de leur demeure. Cependant, j’avais découvert que le château s’étendait loin derrière la salle du trône, constellé d’une multitude de pièces, occupées par tout ceux qui venaient travailler ici, donc il n’y avait rien d’étonnant à ce que la reine soit le seul membre de la famille royale que je parvenais à voir.
Alphina étant plus longue à me rejoindre que d’habitude, je finis par m’éloigner de l’estrade et de son trône, dépourvus de la longue table qui nous avait accueilli pour déjeuner, et commençai à déambuler dans la grande pièce. En soupirant, je tirai sur le col de ma robe neuve.
C’était un cadeau d’Orun. Puisque je ne possédais quasiment rien en vêtement, il m’avait très vite accompagné jusque chez une couturière de renommée qui m’avait taillé de nouvelles tenues sur mesure. Rien de très extravagant : une longue et ample chemise blanche pour dormir et une robe de couleur bleu clair aux finitions travaillés qui m’avaient tout de suite plus. Il avait cependant exigé que mes nouvelles possessions soient cousus dans le tissu le plus léger existant, expliquant que je souffrais de la chaleur du sud à laquelle je n’étais pas habituée.
Malgré cette délicate attention, je continuais à suffoquer.
J’avais fini par me demander si cette sensation de chaleur accablante que je ressentais occasionnellement n’avait pas pour origine autre chose que le temps qu’il y avait sur Cinq-Iles. Le ciel s’était couvert, deux jours plus tôt, déversant de temps à autres de violentes averses qui rafraîchissaient l’atmosphère, et pourtant, je continuais à ressentir ce malaise étrange, m’obligeant à m’interroger sur son origine.
— … besoin que de quelques jours et quelques hommes, rien de plus, Fitz. Je te le promets, je suis persuadé que nous ferions des découvertes stupéfiantes !
Je sursautai, surprise par la voix qui s’était soudainement mise à résonner entre les murs de la salle du trône. A force de faire les cent pas, je m’étais retrouvée près des portes d’entrée, dans l’ombre d’une colonne. En entendant le prénom du roi, je me demandai si je ne devais pas très rapidement faire état de ma présence, au cas où cette conversation aurait dû demeurer privé.
J’entendis un long soupir excédé venir d’un des longs couloirs, avant que le roi ne réponde sèchement à son interlocuteur :
— Tu connais déjà ma position à ce sujet, Morann. Il est hors de question de donner du crédit à de telles élucubrations.
— Mais c’est justement pour prouver que tout cela est vrai qu’il faut fouiller ! Imagine à quel point notre vie changerait si nous apportions la preuve que le Livre dit la vérité !
Le roi Fitz pénétra dans la salle du trône d’un pas vif, le corps tendu par l’agacement, suivit par un homme fin et longiligne aux longs cheveux sombres attachés dans la nuque et aux vêtements débraillés. J’étais trop loin pour distinguer les trait de son visage, mais le ton de sa voix dénotait clairement qu’il était exalté, habité presque, par le sujet de leur échange.
Le roi s’arrêta soudainement et se retourna pour faire face à son interlocuteur en adoptant un ton dur.
— Je ne fléchirai pas. Rien de ce que tu sembles croire n’est vrai, Morann, ouvre les yeux ! C’est impossible. Toi qui es si intelligent, comment peux-tu te faire berner aussi facilement par ces histoires à dormir debout ?
Mais l’homme ne démordait pas.
— Mon frère, je t’en supplie, je peux t’apporter la preuve que le culte n’est pas dans le faux. Offre moi juste un peu de temps pour te le prouver !
Je sursautai en comprenant que j’assistais, malgré moi, à une querelle de famille et me décidai alors à me racler fortement la gorge pour signaler ma présence. Cela calma instantanément les deux hommes qui se tournèrent vers moi avec surprise.
— Damoiselle Myriam, s’exclama le roi avec un soulagement presque palpable - il fallait croire que je lui offrais une diversion inespérée. J’imagine que vous attendez Alphina.
En faisant quelques pas dans leur direction pour sortir de l’ombre de la colonne, j’acquiesçai d’un signe de tête, non sans ressentir une forte gêne en constatant que le frère du roi était visiblement dérangé par mon interruption. Ce dernier ferma les yeux un instant, comme s’il prenait une décision difficile, puis tenta de relancer la conversation.
— Fitz, je sais que …
— Cette conversation est terminée, annonça alors clairement le roi, sans cacher l’irritation qui teintait le son de sa voix. Je ne veux plus en entendre parler. Il est hors de question que je t’autorises à creuser des trous dans le sol de mon royaume à la recherche de preuves d’un passé inexistant. Tu es bien placé pour savoir que l’argent de notre pays peut être utilisé beaucoup plus intelligemment.
Puisque la décision semblait sans appel, le dénommé Morann plissa la bouche d’un air blessé, tourna sèchement des talons et disparut à travers l’une des arches de la pièce. Le roi lâcha un profond soupir et se massa douloureusement le front.
Je sentais qu’il était excédé par la conversation qu’il avait entretenu avec son frère mais qu’il s’en voulait aussi d’avoir dû le rabrouer comme il l’avait fait. En d’autres circonstances, j’aurais peut-être cherché à réconforter celui qui se trouvait blessé par la situation, mais puisque j’étais en présence d’une tête couronnée, je me contentais de garder les yeux rivés au sol en espérant que le roi ne me tienne pas rigueur de ne pas m’être manifestée plus tôt.
— Avez-vous des frères et sœurs, Myriam ? me demanda soudain le roi.
Je fus surprise de l’entendre abandonner le «damoiselle» qu’il n’avait cessé de me servir jusque là, mais n’en montrai rien et me contentai de répondre à la question par la négative.
— Vous avez bien de la chance, argua-t-il en lâchant un petit rire amer avant de disparaître à son tour.
Je fus de nouveau seule avec moi-même. Je ne le restai pas très longtemps cependant. Alphina finit par se montrer et je pus oublier cette conversation nébuleuse en suivant la reine dans les couloirs pour assister à ma prochaine leçon.
Alors que je finissais tout juste de remonter mon seau depuis le fond du puits, on me bouscula. Je n’eus malheureusement pas le temps de rattraper le récipient avant qu’il ne bascule à nouveau dans le trou.
— Pardon ! s’écria une petite voix fluette et riante, dont la propriétaire s’éloignait déjà en courant.
Je glissai une œillade exaspérée sur la maladroite et son ami, occupés à se courser sur la place depuis bien avant mon arrivée, puis poussai un soupir lorsque j’attrapai de nouveau la corde pour hisser mon seau. Mes bras, déjà fatigués d’avoir dû exécuter difficilement ce geste une première fois, me supplièrent de les épargner. J’ignorai leur appel au secours puisque, sans cette eau, impossible pour Orun de se débarbouiller avant le début des festivités. Pour oublier la pénibilité de ma tâche, je laissai mon regard courir sur les alentours.
Le puits en pierre qui abreuvait le quartier d’Orun se trouvait sur une jolie place que les habitants avaient pris soin de garnir de plantes et de fleurs en tous genres pour égailler le blanc monotone de la pierre qui régnait en maître sur la cité. C’était donc un endroit parfait où venir jouer pour les enfants du coin.
La petite blonde qui m’avait bousculé et son ami, un garçon d’environ le même âge qu’elle à la tignasse flamboyante, étaient présents à chaque fois que je venais me ravitailler en eau. J’en avais déduit qu’ils devaient vivre dans les maisons qui donnaient directement sur la place, de charmantes demeures aux proportions idéales, entretenues avec soin et respirant le bonheur de vivre. Un lieu qu’on aurait facilement pu qualifier d’idyllique pour construire une famille.
Lorsque je pus enfin récupérer mon seau, je lâchai un soupir de soulagement, avant de rapidement vérifier que les deux garnements ne risquaient pas d’envoyer de nouveau valdinguer mon eau. Mais les deux amis avaient fini par s’écrouler, hilares, à l’ombre d’un arbre garni de petits fruits rosés, non loin d’un groupe de nomades qui s’installaient en vu des festivités, comme de nombreux autres à travers la capitale. Quand je pris ensuite la direction de la sortie, ils m’adressèrent un salut énergique de la main auquel je répondis, puis retournèrent à leurs occupations d’enfants, sous les regards attendris des danseurs et musiciens qui préparaient leur scène.
La petite blonde, que je n’avais pas encore osé aborder pour lui demander son nom, avait attiré mon attention dès la première seconde où mon regard s’était posé sur elle car elle était la seconde personne sur Cinq-Iles à arborer un visage qui m’était familier : elle était le sosie presque parfait d’une autre petite fille, terrienne elle, qui vivait dans le même bâtiment que ma mère et moi. Son père, un quarantenaire célibataire, vivait deux étages au dessus de notre appartement et j’avais vu ma mère lorgner dans sa direction trop souvent pour que ce ne soit pas révélateur.
La rencontre avec cette jeune fille qui commençait tout juste à quitter l’enfance pour entrer dans l’adolescence m’avait amené à m’interroger sur cette bizarrerie que j’avais rapidement occulté à Dorca lors de ma rencontre avec Nyann. Il fallait dire que j’avais eu d’autres chats à fouetter après cela, sans compter que cela aurait pu être seulement une étrange coïncidence. Mais avec deux cas de doubles quasi identiques, je ne pouvais plus penser que ce n’était pas à prendre en compte. Seulement, j’avais encore du mal à imaginer en quoi cette étrangeté pouvait avoir son importance.
En entrant dans la maison d’Orun, au retour du puits, je découvris le magicien sagement installé à la table et occupé à parcourir un tas de parchemins, comme à son habitude. A mon arrivée, il abandonna ce qu’il faisait et se leva pour me soulager du poids du seau.
— C’est parfait, tu rentres à temps.
Entre nous, nous avions tout naturellement abandonné le vouvoiement impersonnel au bout de quelques jours de cohabitation. Sans compter que cela aurait pu interpeller que nous soyons si peu familiers entre personnes censés être issues de la même famille, il était très étrange d’être aussi formel avec une personne qui vous offrait le gîte et le couvert de bon cœur.
— Que se passe-t-il ? demandai-je, regardant Orun poser le seau dans le coin de la pièce où il avait sa place.
Sans émettre un son, le conseiller me montra un paquet posé sur la table. Curieuse, je m’en approchai, défis le ruban de soie qui gardait le tout solidement empaqueté dans un tissu sombre et miroitant et mis à jour une robe de couleur vert émeraude, au bustier brodé de fils d’or et serti de quelques minuscules pierres aussi brillantes que des diamants ; la jupe s’étendait en une large corolle vaporeuse et était doublée d’un genre de tulle dorée. Je n’avais jamais vu une toilette aussi raffinée.
Intriguée, je me tournai vers Orun qui m’expliqua en se rapprochant de moi :
— C’est un cadeau de la reine. Elle souhaite que tu la portes pour la promesse du prince Issa ce soir.
Je haussai des sourcils, un chouïa surprise. Voilà qui expliquait sans doute pourquoi lors de l’une de nos leçons une semaine auparavant, Alphina avait insisté pour que je laisse sa couturière prendre mes mensurations.
— Mais je ne vais à la réception, argumentai-je.
— Maintenant si. La reine t’y a convié.
Sur ces mots, Orun sortit d’une de ses poches un parchemin délicatement plié et fermé d’un sceau de cire qu’il me remit. Je ne pris pas la peine de le décacheter vu que j’étais incapable de déchiffrer l’écriture cinq-ilienne, mais je me doutais que c’était mon laisser-passer pour le château.
Un soupçon d’appréhension s’installa dans mon estomac. Même si au cours des quinze derniers jours, mes après-midis en compagnie de la reine Alphina m’avait permis de découvrir qu’elle était une femme d’une grande douceur, d’une gentillesse innée et d’une infinie patience, je ne la connaissais pas suffisamment pour savoir comment elle le prendrait si je refusais son invitation. Dans le doute, il était sans doute plus prudent d’accepter poliment. Pourtant, j’aurais clairement préféré rester chez Orun pour me reposer, en prévoyance du long voyage qui m’attendait.
— J’imagine qu’il serait malpoli de refuser, dis-je en posant le carton sur la table pour m’emparer de la robe que je dépliais d’un geste assuré.
Je filai ensuite me préparer dans ma chambre.
Puisque je n’étais pas du tout au courant de ce qui se faisait par ici en matière de coiffure apprêtée, je me contentais de démêler soigneusement mes cheveux et de les laisser libres. En guise de bijoux, je ne possédais que mon collier d’ordinaire dissimulé sous le col de mon vêtement, mais la robe offerte par la reine possédait un décolleté beaucoup moins sage que ce à quoi je me serais attendue, donc le médaillon reposait tranquillement au dessus de ma poitrine, sa couleur s’harmonisant avec ma toilette.
Bien que l’envie me tarauda, je n’osai pas mettre les boucles d’oreilles qui m’avaient suivis dans mon voyage et que j’avais soigneusement glissé dans une des poches de mon jean dès mon premier jour sur Cinq-Iles, pour les garder en sécurité. Ces petites boules d’or rose n’avaient pas beaucoup de valeur, mais elles étaient le dernier cadeau de ma défunte grand-mère et je refusais de prendre le risque de les perdre ici, où les retrouver relèverait de l’impossible.
Une fois prête, je rejoignis Orun au rez-de-chaussée et nous quittâmes la maison pour prendre la direction du château.
Comme attendu, il fallait posséder le fameux parchemin pour pénétrer dans la cour ce soir-là. Les soldats qui montaient la garde vérifièrent soigneusement nos invitations avant de nous laisser continuer notre route.
Accrochée au bras que Orun m’avait galamment proposé, je l’accompagnai le long de l’allée arborée, jusqu’aux portes du château. La nuit était encore loin mais le ciel se teintait d’une couleur rose orangée qui nimbait les pierres du château d’un éclat chatoyant, rehaussé par la lumière que diffusaient les torches allumées un peu partout. Comme nous, d’autres invités traversaient la cour pour rejoindre le lieu de la cérémonie.
En arrivant à la salle du trône, j’eus la surprise de constater que les festivités ne se déroulaient pas dans cette pièce qui m’était devenue familière. Nous continuâmes plutôt notre route en empruntant l’un des couloirs parallèles, jusqu’à atteindre une autre cour, que j’avais déjà découvert grâce à la reine, lors de mes visites.
Ce petit jardin, peuplé de hauts pins, de larges chênes et de bruyère sauvage, donnait directement sur l’extrémité de l’île, dont les falaises tombaient à pic dans l’océan. Un garde-fou en bois limitait les risques d’une chute potentiellement mortelle. J’avais déjà eu le plaisir d’assister à l’une des leçons d’Alphina en me prélassant à l’ombre de l’un de ces arbres et en admirant la vue sur le vaste océan qui se déroulait à perte de vue.
J’inspirai profondément pour profiter une dernière fois de l’air iodé, qu’on ne sentait aussi fort que lorsqu’on se trouvait près du château. Dès le lendemain, Nashda ne serait plus qu’un souvenir.
Le départ avait été fixé pour l’heure du déjeuner, afin de permettre à Nyann de se reposer suffisamment après cette nuit de fête en l’honneur des fiançailles de son frère, mais il apparaissait finalement qu’il ne serait sans doute pas le seul à avoir besoin de cette grasse matinée.
Orun nous guida jusqu’à un large escalier à la base évasée qui menait au second étage du château, sur le large balcon. Là, toute une armée de soldats montait silencieusement la garde. Ils étaient postés environ tous les trois mètres, tournés vers la mer.
Nous suivîmes les autres convives jusque des doubles portes en pierre, gravées d’arabesques qui liaient entre eux les dessins répétitifs d’un oiseau majestueux à queue longue et à doubles paires d’ailes. Elles étaient grandes ouvertes, menant à l’intérieur d’une salle dont le plafond était la coupole en verre que j’avais déjà pu observer. Une fois à l’intérieur de ce qui semblait être une salle d’apparat, si j’en jugeais par l’étalage de richesse que j’avais sous les yeux, j’observai pendant un court instant le toit vitré à travers lequel il était possible de voir le ciel s’assombrir et les premières étoiles apparaître.
Nous devions être une cinquantaine de personnes, disséminées dans la pièce. Certains se trouvaient près des trônes, au fond de la salle, où la famille royale avait déjà pris place ; d’autres s’étaient postés près des deux immenses tables surchargés de nourritures et de boissons qui habillaient les murs latéraux ; et enfin, quelques uns s’étaient rapprochés des quatre groupes de nomades pour assister aux différents spectacles qu’ils offraient.
Je repérai très rapidement le couple que nous avions rencontré lors de notre voyage vers Nashda. Installés sur des tapis au couleurs vives et diverses, ils semblaient se préparer pour animer la fête en musique, si je me fiais aux nombreux instruments qui les entouraient.
Orun nous fit traverser la pièce en direction des trônes. Je supposais que la moindre des politesses était de commencer par saluer nos hôtes.
Nous nous inclinâmes dès que nous fûmes devant la famille royale et le conseiller prononça quelques mots bien choisis pour les féliciter de l’union à venir du prince héritier Issa.
— Je suis heureuse de voir que la robe que j’ai choisi vous sied aussi bien que je l’avais imaginé, si ce n’est plus encore, me dit Alphina avec un grand sourire dès que je me fus redressée.
Je le remerciai chaleureusement pour son cadeau, sans pouvoir m’empêcher d’observer ce que la famille royale portait.
La reine avait opté pour une tenue d’un rose poudrée, rehaussée de fils d’argents et de perles, qu’elle avait aussi disséminé dans sa longue chevelure noué en chignon sophistiqué au dessus de son épaule droite. Le roi et ses fils portaient, eux, des pantalons ajustés d’un noir profond et des chemises blanches d’excellente manufacture - rien à voir avec les vêtements plus simples qu’ils avaient l’habitude de mettre. Chacun d’entre eux portaient aussi des vestes longues, portés ouverte et, de couleurs différentes : rouge carmin pour le roi, bleu nuit pour le prince Issa et vert émeraude pour Nyann. Enfin, ils portaient à leurs front des couronnes de cuir épaisses et sombres, gravées de ces plumes qu’on retrouvait sur l’emblème du royaume, et ornées de pierres précieuses dont les couleurs rappelaient celles de leurs tenues.
— Le protecteur Arrah et sa fille, Limelle, annonça soudain une voix forte à l’entrée de la pièce, obligeant tout le monde à se tourner dans cette direction.
Les nomades cessèrent aussitôt tout activités et un passage se créa au centre de la pièce, chacun reculant pour libérer l’espace, afin que les nouveaux arrivants puissent traverser la salle jusqu’aux trônes. Un silence profond s’abattit sur la salle, presque religieux. Cérémonieux même, ce qui était très certainement le cas d’ailleurs.
Comme tous les autres, je suivis du regard le père et sa fille qui marchaient d’un pas tranquille, leurs visages habillés d’une certaine suffisance. Je remarquai très vite que la robe que portait la promise du prince héritier était de la même teinte que la veste de son futur époux.
Une fois parvenus au pied des souverains, le protecteur Arrah et la jeune Limelle, qui devait avoir le même âge que moi, s’inclinèrent profondément. Le roi se leva ensuite, serra la main du père aux cheveux si blonds qu’ils en paraissaient presque blancs, et embrassa la promise sur les deux joues. Cela sembla annoncer la fin puisque tout la salle applaudit chaleureusement, avant de reprendre les festivités où elles s’étaient arrêtées.
— C’est tout ? m’étonnai-je en me tournant vers Orun.
— Bien sûr, que voulais-tu qu’il se passe de plus ? s’étonna-t-il à son tour
Je ne savais pas vraiment, mais je m’étais attendue à quelque chose de plus cérémonial, de plus grandiose, vu tout le pataquès qu’on en avait fait.
— La promesse est un accord passée entre deux familles, m’apprit Orun en voyant que je continuais à froncer des sourcils avec incompréhension. Le roi et le protecteur viennent de montrer à tous ceux présents que leurs deux enfants sont promis l’un à l’autre, ce qui évite les changements d’avis inopportuns. L’union aura lieu dans un an, jour pour jour, ce qui laisse aussi le temps à damoiselle Limelle Arrah d’apprendre ses futurs rôles de princesse héritière et de reine.
J’acquiesçai de la tête à la fin de son explication. Je comprenais un peu mieux l’intérêt de la promesse et le manque de décorum : ils gardaient le faste et l’opulence pour le jour du mariage même.
Orun me trimbala derrière lui le reste de la soirée. Les seules personnes dans la pièce que je connaissais un tant soit peu étaient les membres de la famille royale, et je me voyais mal aller vers eux pour taper la causette ; nos relations n’en étaient pas à ce niveau, exception faite peut-être de Nyann.
La plupart du temps, le conseiller parlait travail ou prenait des nouvelles de certaines de ses connaissances qu’il semblait revoir pour la première fois depuis longtemps. A chaque fois que l’un d’eux faisait mine de s’intéresser à moi, la jeune inconnue qui traînait dans son ombre, Orun sortait l’histoire à faire pleurer dans les chaumières qu’il avait concocté pour expliquer ma présence à ses côtés. La plupart du temps, leur curiosité assouvie, ces interlocuteurs passaient à autre chose.
— Bien sûr, j’ai eu vent de ce qu’il s’était passé à Dorca, entendis-je dire pour la énième fois, en réponse aux explications d’Orun.
C’était un homme d’âge mûr, sans doute cinquantenaire, qui s’entretenait en tête à tête avec Orun. Le cheveux châtain et grisonnant, il était vêtu d’étoffes délicates et brillantes, signe de richesse comme j’avais fini par comprendre. Verre de vin à la main, il faisait poser sur ma personne un regard vif et intelligent ; regard qui, de temps en temps, descendait vers ma poitrine l’air de rien.
Il me mettait mal à l’aise.
— Quelle triste nouvelle, poursuivit-il en buvant une gorgée. Et quelle chance qu’il n’y ait pas eu plus de victimes à déplorer. Ces dragons, vraiment … quel fléau. Dommage que des membres de ma guilde ne se soient pas trouvés là, ils auraient certainement pu contrer cette horrible créature.
Si je vis clairement Orun pincer des lèvres et afficher un air dubitatif, cela n’échappa sans doute pas non plus à notre interlocuteur. Mais il ne releva pas, préférant se tourner franchement vers moi.
— Vous portez un magnifique bijou, damoiselle. Très rare, et par conséquent de très grande valeur. Puis-je vous demander d’où vous le tenez ?
Je me tournai vers le conseiller, indécise quant à la conduite à tenir, mais il se chargea de la réponse sans hésiter.
— C’est un bijou de famille, qui a surtout une grande valeur sentimentale. Mais j’ignorais que vous aviez une passion pour la joaillerie, c’est assez surprenant.
L’homme haussa des épaules.
— Que voulez-vous conseiller Tzarine, nous avons tous nos petites passions inavouables. Damoiselle, accepteriez-vous …
Avant même de finir sa demande, il tendit une main impatiente vers mon collier et s’en approcha si près qu’il put presque le toucher. Il fut coupé dans son élan quand on me tira subitement par le bras, bousculant dans le même mouvement celui qui venait de m’attraper. En me retournant pour découvrir qui m’avait évité un fâcheux incident, je découvris le visage de Nyann, plissé par la désapprobation.
— Maître L’Ior, il semblerait que l’alcool vous ait fait oublié jusqu’aux bonnes manières les plus élémentaires, dit-il d’un ton dur.
— Veuillez me pardonner, votre altesse, s’excusa l’homme en s’inclinant aussitôt. Ce n’était que le geste déplacé d’un vieil homme un peu trop passionné par tout ce qui brille.
Nyann accepta ses excuses d’un signe de tête puis, me tenant toujours par le coude, se tourna vers moi pour me demander :
— J’ai envie de sortir me rafraîchir, m’accompagneriez-vous ?
Tout plutôt que de rester près du type aux mains baladeuses. J’acceptai vivement et nous abandonnâmes Orun et son interlocuteur. Nyann garda la main sur mon bras jusqu’à ce que nous soyons sur le balcon, où les soldats montaient toujours silencieusement la garde et quelques invités prenaient l’air. Puis il me relâcha en poussant un long soupir. Je le suivis lorsqu’il s’éloigna des portes pour se rapprocher de la balustrade contre laquelle, tout comme lui, je m’appuyai des mains.
— Je doute sincèrement que Rhuat L’Ior ait jamais eu une passion quelconque pour les bijoux, dit Nyann d’un ton pensif et contrarié, les yeux fixés sur le ciel étoilé qui s’étendait au dessus de la mer.
— Je vous crois volontiers, répondis-je en frissonnant au souvenir de cette main trop avide tendue vers ma poitrine.
Nyann coula un regard aigu vers le collier, avant de fixer son regard sur mon visage.
— Je ne vois qu’une raison pour que le maître de la guilde des chasseurs de dragons s’intéresse à votre collier : il est forcément façonné dans l’une des reliques de ces créatures. A sa couleur et sa texture, je parierais pour une écaille.
J’effleurai le médaillon du bout de doigts, étonnée par les suppositions soudaines de Nyann.
— Vous croyez vraiment ?
— J’en suis même persuadée. Le mage L’Oril avait déjà émis cette hypothèse à mon père, après notre déjeuner au château, et la réaction de maître L’Ior ne fait que la confirmer.
Cela commençait à faire beaucoup de choses en rapport avec les dragons : la gravure du médaillon, le magicien mort et adepte de ces imposantes créatures puis, maintenant, l’écaille dont était très certainement constitué le bijou. Si le prince héritier Issa avait raison sur les raisons de mon voyage jusqu’à Cinq-Iles et sur le fait qu’on m’avait fait venir jusqu’ici volontairement, je m’inquiétais dorénavant de ce qu’on pouvait attendre de moi.
— Bientôt, tout cela ne sera plus qu’un mauvais souvenir, murmurai-je pour me rassurer, les yeux fermés, en caressant le médaillon. Je serais de retour à la maison, près des miens et en sécurité. Ce n’est plus qu’une question de jour.
— N’espérez pas trop vite, fit Nyann, me forçant à ouvrir les yeux pour le regarder. Nous allons au nord pour rencontrer cette Merrine dans l’espoir qu’elle vous apporte des réponses mais, même si c’est bien le cas, rien ne vous garantie que ce sera à la hauteur de vos attentes. Les personnes qui vous ont amené ici l’ont fait pour une bonne raison et je doute qu’elle vous laisseront retourner chez vous avant que vous n’ayez accompli ce qu’elles attendent de vous.
Je me mordis les lèvres, dépitée, en combattant les larmes qui me venaient. Il avait raison, j’en étais consciente.
— Peut-être que je ne suis pas celle dont ces gens ont besoin, répondis-je, prise d’un infime espoir. Qu’une fois à Dorca, on me dira qu’il y a eu une erreur et qu’on me renverra chez moi. Parce qu’honnêtement, je ne vois pas pourquoi on aurait besoin de moi ici. Je n’ai rien de spécial, rien qui ne mérite qu’on mobilise autant d’efforts.
Nyann lâcha la rambarde de pierre pour se tourner vers moi, bras croisés et sourcils froncés.
— Personne n’est spécial, rétorqua-t-il. Mais nous avons tous des particularités qui nous distinguent des autres. Contrairement à ceux qui nous attendent dans le nord, vous n’avez peut-être tout simplement pas encore compris qu’elle était la vôtre.
Chapitre 13
Le soleil avait déjà bien entamé sa journée quand une voix tonitruante, que je reconnus comme étant celle de l’aubergiste de la rue, lâcha une bordée de jurons depuis l’extérieur. Il ne fallut pas plus pour m’arracher à mon sommeil. Un instant perdue, je finis pas émerger suffisamment pour me souvenir de quel jour on était et de pourquoi j’avais fait la grasse matinée : comme prévu, la fête en l’honneur de la promesse du prince Issa s’était terminée bien tard.
Subitement pleine d’énergie, je repoussai les draps d’un coup de pied puis sautai au bas du lit. Je me fis ensuite une toilette de chat et glissai dans mes vêtements, avant de rejoindre le rez-de-chaussée. Orun était déjà là, habillé de pied en cape, en train de garnir un énorme sac à dos.
— Je ne pensais pas que tu te réveillerais de toi-même. J’étais sur le point de venir te lever, dit-il sans même un bonjour.
— J’ai eu droit à un réveil mélodieux. Je crois que le commis de l’aubergiste d’en face a encore fait des siennes.
Le jeune garçon, qui ne devait pas avoir plus de quinze ans et la tête de celui sur qui les pires misères du monde semblent s’acharner avec l’énergie du désespoir, en prenait pour son grade au moins une fois par jour. Par contre, j’ignorais s’il était vraiment aussi crétin que l’aubergiste se plaisait à le beugler à qui voulait l’entendre, ou si simplement son employeur était d’une mauvaise foi sans bornes.
— Le sac, c’est pour quoi ? demandai-je en me servant une tasse de thé chaud.
Je vis Orun tiquer à ma formulation, comme à chaque fois que je m’exprimais de la manière familière que j’avais l’habitude d’utiliser sur Terre et qui me revenait parfois inconsciemment, mais il ne releva pas et se contenta de me répondre :
— C’est ton sac de voyage, j’y ai préparé dont ce dont tu pourrais avoir besoin pour les prochains jours : de la nourriture, du matériel de cuisine et de quoi vous soigner aussi, en cas de blessures bénignes. Et puis bien sûr, de quoi te changer, te laver et dormir.
Je sourcillai en prenant conscience que je n’avais pas pensé à préparer mon voyage, trop obnubilée par la destination finale. Je m’étais contentée de déposer le sac contenant mes vêtements près de la porte, histoire de ne pas l’oublier en partant. Heureusement que Orun était une vraie mère poule.
Plus que la mienne, même, à bien des égards.
Sans un mot, le conseiller glissa ensuite vers moi une petite bourse en cuir, fermée par un cordon, que je l’avais déjà vu utiliser lors de nos sorties au marché. Elle était pleine de pièces si j’en jugeais à son volume et au bruit qu’elle faisait.
— Un peu d’argent, pour acheter de la nourriture quand vous aurez fini ce que vous emportez avec vous. Si vous ramassez les baies que vous trouverez sur votre chemin et que Nyann chasse un peu, vos devriez tenir jusqu’à Paset. Autrement, il faudra vous rationner.
J’acquiesçai d’un signe de tête. Orun ferma le sac d’un geste sec en m’annonçant :
— Nyann devrait t’attendre devant les portes, à l’est de la ville.
Je fis de nouveau un mouvement de la tête pour lui signifier que j’avais compris. J’avais soudainement du mal à parler, la gorge un peu nouée. Je ne pensais pas m’être autant attachée au conseiller pendant les derniers jours, pourtant, j’éprouvais du regret à partir de cette manière un peu abrupte. Je savais que Orun avait des obligations qui l’attendaient au château et que nous devions nous dire adieu dès à présent mais je ne trouvais pas quoi dire. Je ne pouvais que l’imaginer à nouveau seul dans sa maison, sans personne pour partager ses repas où avec qui discuter le soir avant de se coucher. J’avais mal au cœur pour lui.
Enfin, peut-être que de son côté, lui ne rêvait que de retrouver son quotidien solitaire.
— Merci d’avoir pris soin de moi, dis-je en posant ma tasse dans la bassine qui servait à nettoyer la vaisselle sale.
Orun agita sa main avec un air qui disait que ce n’était pas grand chose. Il attrapa ensuite une pile de livres et de parchemins posés sur un des buffets vitrés dans l’intention manifeste de se rendre sur son lieu de travail.
— Si jamais tu reviens avec Nyann, je tiens à t’assurer que tu retrouveras ta place chez moi.
Un sourire ravi m’échappa, que je tentais de cacher en baissant la tête et en comptant sur le rideau de mes longs cheveux bruns qui retombèrent devant mon visage, mais sans succès puisque Orun me le rendit, avant de sortir de la maison.
Une fois seule, j’attrapai un morceau de pain de la veille qui avait commencé à rassir, l’accompagnai d’une bonne portion de fromage de brebis, me découpai quelques fruits et me servis un verre de lait en guise de déjeuner. S’il y avait des risques de rationnement dans les prochains jours, autant me gaver dès maintenant.
Lorsque de la rue me parvinrent les sons familiers des clients de l’auberge qui débarquaient pour leur repas du midi, je débarrassai la table de la saleté que j’y avais déposé, attrapai mes sacs au pied de la porte puis jetai un dernier coup d’œil à la maison qui avait été la mienne ces quinze derniers jours. Je la quittai ensuite en prenant soin de bien refermer l’entrée derrière moi.
Comme convenu, Nyann m’attendait de pied ferme, à quelques pas des portes de la ville. Il ne portait ni les vêtements coûteux que je l’avais vu revêtir depuis notre arrivée à Nashda, ni le déguisement de soldat qu’il portait lors de notre rencontre. Pour notre expédition vers le nord, il avait plutôt opté pour une tenue passe-partout, que la plupart des gens du peuple revêtaient, composé d’un pantalon noir aux couleurs fanés et d’une tunique rouge sombre élimée, aux manches longues repliés et au col à lacets. Par contre, son épée était bel et bien de retour, pendant sur sa hanche.
Nous nous saluâmes avant de prendre la direction des portes, Nyann en tête. Il fit un signe de tête aux deux gardes qui veillaient au grain et nous entamâmes notre première journée de marche en direction de Dorca.
Notre discussion la veille au soir s’était poursuivi pendant que nous nous promenions sur le balcon, échappant ainsi à l’atmosphère passablement étouffante de la salle d’apparat. Ce temps passé en tête à tête avait permis de briser un peu la glace entre nous, Nyann m’exposant les grande lignes de notre voyage à venir, et moi, à sa demande, lui narrant plus en profondeur mes déboires depuis mon arrivée sur Cinq-Iles. Il avait notamment semblé craindre de nouveau une attaque de la part de ceux qui voulaient mon collier, une fois hors de la sécurité des remparts de Nashda. De mon point de vu, je voyais mal comment ces hommes pourraient retrouver ma trace, près d’un mois après notre dernière rencontre. Contrairement à lui, je pensais que nous n’avions plutôt rien à craindre de ce côté là.
A la fin de la petite fête, alors que chacun regagnait son lit et que je prenais congé de Nyann pendant que Orun faisait de même avec les souverains, j’avais eu la surprise de voir le prince Issa nous rejoindre, délaissant sa toute nouvelle promise. Il était venu me confier son regret de ne pas avoir pu prendre le temps d’échanger avec moi à cause des préparatifs pour la promesse et la grande curiosité qu’il ressentait à propos du monde dont j’étais originaire. Il avait conclu en me certifiant que, si tout ne se passait pas comme je l’espérais au terme de mon voyage et que je devais rentrer à Nashda avec son frère, il se ferait une joie de corriger cette erreur. Au vu de ses yeux pétillant de curiosité et de son entrain à l’idée que je lui fasse découvrir un tout nouvel univers, je n’avais pu que lui promettre de prendre le temps de lui parler de mon monde autant qu’il le voudrait si je revenais à Nashda. A défaut, je lui avais juré d’en parler un maximum à Nyann pendant notre voyage, qui serait ensuite chargé de lui rapporter mes paroles.
Tout à mes souvenirs de cette fin de soirée, je ne fis pas particulièrement attention à la route que j’empruntais, et encore moins aux dangers qui nous entouraient. Aussi, je fus très surprise lorsque Nyann m’attrapa brusquement par le coude pour m’éloigner de la trajectoire d’un cheval, lancée à toute allure derrière nous et dont le cavalier ne semblait n’avoir rien à faire de la vie des pauvres bougres qui devaient se déplacer à la seule force de leurs jambes.
L’injure qui m’échappa choqua mon compagnon de voyage.
— Je n’avais encore jamais entendu une femme jurer de cette façon ! s’exclama-t-il, moitié scandalisé, moitié amusé.
— Il va falloir vous y faire, le prévins-je alors que nous reprenions notre route. J’en connais plein. Sur mon monde, les gens de mon âge les utilisent continuellement. Et pas forcément par méchanceté d’ailleurs. Disons plutôt que c’est rentré dans le langage de tous les jours.
— Vous n’en aviez utilisé aucun lors de notre voyage depuis Dorca, souligna-t-il.
Je pris un temps de réflexion, avant de lui expliquer :
— A ce moment-là, je devais cacher qui j’étais réellement, ne rien laisser paraître de mes origines. Orun me l’avait demandé alors je faisais attention. Mais maintenant que vous savez que je ne suis pas Cinq-Ilienne, je peux me laisser aller à ma vraie nature, au moins dans une certaine mesure. Est-ce que ça vous dérange ?
Nyann secoua lentement la tête, comme s’il hésitait encore sur sa réponse, alors même qu’il était en train de me la donner.
— Du peu que vous allez laisser transparaître, votre monde a l’air tellement différent du nôtre … Je comprends que mon frère soit fasciné.
Nyann esquissa ensuite un sourire et ajouta :
— Si cela avait été possible, il aurait aimé le voir de ses propres yeux.
J’imaginais déjà d’ici la tête qu’aurait fait le Cinq-Ilien qui aurait eu l’occasion de poser le pied sur Terre : j’étais certaine qu’il aurait frôlé la crise cardiaque ! Ou, tout du moins, qu’il aurait fait une belle crise de panique.
— Sur ce point, Issa ressemble beaucoup à notre oncle, poursuivit Nyann. Tout comme lui, mon frère aime découvrir et apprendre de nouvelles choses.
Dans un flash, je revis la silhouette de l’homme aux longs cheveux, dont j’avais surpris l’échange avec le roi Fitz, quelques jours plus tôt.
— Morann, c’est bien cela ? demandai-je à mon compagnon, qui confirma avec surprise d’un signe de tête. Je l’ai déjà aperçu au château. Je suis tombée sur une conversation que je n’aurais sans doute pas dû entendre : il se disputait avec votre père à propos d’un livre si j’ai bien tout saisi.
Nyann lâcha un profond soupir avant de préciser :
— Je vois de quel livre vous parlez. C’est une dispute récurrente entre eux. Il s’agit du Livre, celui que tous les membres du culte prennent pour seule parole véritable. Malheureusement, mon oncle s’est laissé embobiner, il croit tout ce que disent les portes-paroles du culte.
— Et que dit ce Livre ?
— De ce que j’en sais - c’est à dire pas grand-chose - le culte déclare que nous sommes tous les descendants d’une forme de vie toute puissante qu’ils appellent la Prima et que les dragons seraient ses Prophètes, envoyés pour nous guider.
— Les dragons ? relevai-je, ahurie, en sourcillant.
— Vous comprenez pourquoi c’est difficile à croire, conclut-il en coulant un regard en biais dans ma direction.
Plutôt oui. Mais ce culte, qui ressemblait quand même beaucoup à une secte de mon point de vue, n’avait sans doute pas les arguments les plus loufoques jamais inventés. En creusant un peu, j’étais sure qu’on pouvait trouver pire sur Terre.
— Je comprends oui. Mais quel est le rapport avec le souhait de votre oncle de creuser ?
Nyann attrapa le devant de sa longue chemise pour la secouer, comme à la recherche d’un peu de fraîcheur. Le soleil était accablant, je le sentais, et je m’étonnais de visiblement mieux le supporter que le prince, moi qui avait souffert des hautes températures depuis notre arrivée à la capitale. Fallait-il croire que je commençais à m’y habituer ?
— Il est persuadé qu’en menant des fouilles assez profondément dans le sol de notre pays, à certains endroits présélectionnés, il arrivera à trouver des vestiges de ce passé dont parle le Livre, prouvant du même fait à tout le monde sur Cinq-Iles que le culte n’est pas dans le mensonge.
J’acquiesçai d’un signe de tête, alors que nous croisions un couple de personnes âgés qui nous saluèrent d’un signe de tête. Nyann le leur rendit avec amabilité alors que je m’étonnais de découvrir que le prince Morann était peut-être le précurseur de l’archéologie sur ce monde.
— C’est une idée saugrenue, conclut mon compagnon en secouant la tête d’un air affligé.
— Je n’en suis pas si sûre, contrai-je. Il a raison en disant qu’en creusant dans la terre, on peut trouver des traces de son passé. Chez moi, l’archéologie a permis de compléter nos connaissances au sujet de nos ancêtres, sur qui nous n’avions que des histoires et des souvenirs racontés de père en fils. On a même retrouvé les vestiges de cités entières !
Le reste de la journée se déroula sur le même principe. Nous échangions sur le monde qui nous entourait, j’y relevai les différences avec le mien et Nyann ouvrait grand les oreilles à propos de tout ce que je savais. Je n’oubliai pas cependant de lui préciser que je ne connaissais pas tout, mon monde et son histoire étaient trop vastes pour que je puisse tout lui raconter dans les moindres détails, mais il me certifia pouvoir se contenter de ce que j’aurais à lui offrir.
Le soir-même, à la fin de cette longue journée de marche et de discussion, alors que le soleil commençait à disparaître derrière l’horizon, Nyann prit la décision de faire halte dans un petit bois, à l’écart de la route et des dangers qu’elle pouvait amener. A force d’avoir parlé en continu depuis notre départ, nous avions bien entamés nos réserves d’eau, aussi, nous fûmes ravis de constater la présence d’un minuscule ruisseau qui traversait la trouée dans laquelle nous avions décidé de nous établir pour la nuit.
En guise de repas, nous nous contentâmes de grignoter du pain avec un peu de fromage et quelques fruits, l’occasion pour moi de commencer à parfaire les connaissances de mon compagnon de voyage à propos des spécialités culinaires françaises, et notamment la pâtisserie, mon pêché mignon, inexistante sur Cinq-Iles à mon grand désarroi.
Ensuite, Nyann s’éloigna de quelques pas pour commencer ses exercices d’entraînement, ce rituel que j’avais oublié. Livrée à moi-même et sans autre occupation possible, je le regardai faire pendant de longues minutes, assise sur ma couverture, appréciant les mouvements secs et décidés et le bruit de la lame tranchant l’air.
Nyann cessa sa séance plus vite que je ne croyais. En sueur, il laissa retomber la main qui tenait son épée et se tourna vers moi.
— Comme tu as certainement déjà pu le constater, les femmes n’apprennent pas le maniement des armes sur Drïa, déclara-t-il sans autre forme de préambule. Ce n’est pas une activité à laquelle leur éducation les encourage à penser puisqu’elles ne se retrouveront jamais sur un champ de bataille - exception faite, bien entendu des magiciennes, mais l’Académie se charge de leur formation sur ce point aussi.
Tout comme avec Orun, notre journée de marche en tête à tête avait été l’occasion d’abandonner ce vouvoiement horripilant que j’avais eu de plus en plus de mal à respecter. Nyann ne s’en était pas offusqué et avait suivi le mouvement, sans faire de remarques. Cela m’avait plu parce que je trouvais très étrange de vouvoyer une personne de mon âge.
Nyann effaça sa petite digression d’un signe de la main et poursuivit, sous mon regard interrogateur :
— Vu que tu as déjà été victime de plusieurs attaques et que je suis persuadé que nous nous retrouverons tôt ou tard de nouveau face à tes assaillants, je me disais que je pouvais t’enseigner les bases du combat, au moins pour que la prochaine fois que tu te défendes, tu évites de briser une autre partie de ton corps.
Je ne suis pas quoi répondre. En même temps, je n’avais jamais envisagé la possibilité d’apprendre à utiliser une arme, quelle qu’elle soit. Et la longue et lourde épée que Nyann tenait en main ne m’attirait pas du tout. Je ne me voyais pas réussir à brandir cet objet à la seule force de mes bras.
— L’idée semble bonne, répondis-je. Moi aussi, j’aimerais pouvoir me défendre un peu plus efficacement. Quand j’ai frappé ce type avec ma tête à Paset, j’ai vu trente-six chandelles pendant un long moment, et si je ne l’avais pas assommé par la même occasion, il en aurait sans aucun doute profité pour finir ce qu’il était venu faire. Je n’aurais pas toujours cette chance. Par contre, je ne pense pas parvenir à faire quoi que ce soit avec une arme comme ton épée, peu importe le temps que tu passeras à m’entraîner.
Nyann sourit puis déclara :
— Pour le maniement des armes, nous allons attendre un peu. D’abord, j’aimerais que tu apprennes à parer des coups sans te faire mal. Ce sera déjà un bon début.
Ca me semblait raisonnable. Décidée, je me levai et le rejoignis pour ma première leçon d’autodéfense.
Nous y consacrâmes tellement de temps que, lorsque Nyann cessa de tenter de faire entrer violemment son poing en contact avec mon visage, une forte pénombre avait envahi notre camp. Nous avions tout juste assez de luminosité pour rejoindre nos couchages.
Je m’écroulai sur la mienne, essoufflée par cette activité physique dont je n’avais pas l’habitude, et tâtai ma joue droite du bout des doigts, y réveillant une douleur significative : j’allais certainement arboré un joli hématome dès le lendemain.
Bien entendu, je n’avais pas pu éviter tous les coups envoyés par mon adversaire et, malgré que Nyann avait pris soin de doser sa force et de retenir son poing quand je loupais ma garde, l’un d’entre eux avait fini par se produire. Je revoyais encore la grimace qui avait immédiatement barré le visage du prince et l’affolement avec laquelle il s’était précipité sur moi pour s’assurer qu’il ne m’avait pas fait trop mal. J’étais persuadée que son éducation de prince lui avait plus souvent appris à sauver les demoiselles en détresse qu’à leur coller des gifles magistrales.
— Ta joue est très douloureuse ? s’enquit-il d’ailleurs, en remarquant certainement mon mouvement.
— Rien que je ne puisse supporter, le rassurai-je. Mais je vais quand même me faire une compresse froide avec l’eau du ruisseau, ça m’évitera peut-être d’avoir la joue bleue demain matin.
Je m’exécutai aussitôt. Une fois ma compresse prête, fabriquée à partir du chiffon qui avait contenu notre pain du jour, je revins m’allonger sur ma couverture et calai le tissu entre ma joue et le sol pour le garder en place. Ce n’était pas très confortable, certes, mais je ne comptais pas dormir avec.
— Demain, nous nous arrêterons plus tôt, m’apprit Nyann alors que je l’entendais s’allonger à son tour. Ma mère m’a demandé de prendre sa suite et de continuer à t’enseigner notre langue. Elle dit que tu apprends vite.
J’étais flattée du compliment, même si j’estimais ne pas avoir beaucoup de mérite vu que leur langue n’avait rien de très difficile à appréhender : sur la forme, elle ressemblait beaucoup à l’anglais, avec peu de conjugaison et d’accords en genre ou en nombre. Ce n’était presque qu’une histoire de vocabulaire.
Et je détestais ça.
— Très bien. De touta façon, j’imagine que je n’ai pas le choix, soupirai-je avant de fermer les yeux.
Lorsque j’aperçus la lumière tremblotante au détour du virage, un frisson de soulagement parcourut tout mon corps.
Nous marchions sous la pluie depuis le matin-même, les lourds nuages noirs qui encombraient le ciel ne semblant pas vouloir nous laisser un instant de répit. J’en avais marre, j’étais glacée jusqu’aux os et je ne rêvais que de m’installer au coin du feu. Alors, cette maison qui sortait de la pénombre alors que la soirée tombait, et avec elle l’heure pour nous de s’arrêter pour la nuit, avait presque des allures de mirage.
Je me tournai vers Nyann, pleine d’espoir. Lui aussi était dégoulinant de pluie. Nos capes n’avaient pas été conçues pour résister à la tempête qui nous était tombée dessus sans prévenir, alors l’eau avait fini par s’infiltrer jusque sous nos vêtements.
Mon compagnon me rendit mon regard.
— Si c’est une auberge, on s’arrête pour la nuit, me confirma-t-il tout tremblotant.
Je ne cachai pas ma joie et lâchai un petit cri de joie, me retenant presque de le serrer dans mes bras pour le remercier.
Revigorée par cette excellente nouvelle et croisant les doigts pour que ce ne soit pas une simple ferme esseulée, je pressai le pas en direction de la bâtisse, presque indifférente aux gouttes glacées qui ruisselaient sur mon corps et au vent violent qui tentait de m’ôter ma capuche toutes les cinq secondes.
Nous étions sur les routes depuis plus d’une quinzaine de jours à présent. Jusqu’à Paset, nous avions eu de la chance : les journées avaient été ensoleillées, nos pauses récompensées par des zones boisées où nous avions souvent découvert des points d’eau, et nous avions même pu compter à plusieurs reprises sur la communauté des nomades, dont certain de ses membres nous avaient proposé de faire un bout de chemin à l’intérieur de leur carriole, ce qui avait raccourci la durée initiale de notre voyage.
Une fois arrivés à la ville, en milieu de journée, nous avions fait quelques achats, de quoi remplir nos sacs des denrées que nous avions épuisés, puis nous avions aussitôt repris la route. J’avais bien émis le souhait de passer au moins une nuit sur place, histoire de profiter d’une demi-journée de tranquillité et d’un sommeil plus réparateur, allongée dans un lit. Mais Nyann avait objecté qu’il était plus prudent d’économiser nos ressources et je m’étais rangé à son avis, un peu à contrecœur. Avec le recule, j’aurais sans doute dû insister d’avantage.
Parce qu’après notre escale à Paset, notre chance avait tourné. Nous avions passé notre première nuit sans abri, au bord de la route, ce qui avait causé un sommeil entrecoupé, angoissés que nous étions à l’idée d’être aussi vulnérable et à découvert. Nous avions repris la route au petit jour, exténués et sans réelle motivation, dans un silence lourd, le premier depuis notre départ. J’en voulais à Nyann de ne pas s’être rangé à mon idée de dormir sur Paset, ruminant pendant un long moment à ce propos.
Puis, en milieu de matinée, la pluie avait commencé à tomber. Cela avait débuté par un petit crachin, un peine dérangeant. Le vent s’était ensuite levé, les gouttes s’étaient durcis et multipliés et, arrivés à midi, nous n’avions plus d’autres choix que de nous envelopper solidement dans nos capes pour ne pas attraper la mort à cause de l’eau glaciale que les nuages semblaient vouloir lâcher inlassablement sur nos têtes.
Du coup, l’apparition inespérée de cette maison construite au bord de la route que nous avions empruntés était un ravissement. J’espérais vraiment que c’était une auberge.
Nous l’atteignîmes très vite, courant pour arriver le plus rapidement. Lorsque nous fûmes à moins de dix pas de la porte, la musique et les bruits de discussions me réchauffèrent le cœur. Je me jetai sur la porte comme la misère sur le monde.
En repoussant ma capuche avec soulagement, je jetai un rapide coup d’œil sur l’intérieur. La pièce s’étirait en largeur, accueillant plusieurs longues tables accompagnés de bancs, dans une ambiance plutôt rustique. Le comptoir se trouvait tout au fond, séparant la salle à manger de l’ouverture fermé par un rideau qui semblait cacher les cuisines.
— Je suis tellement trempée que je crois qu’il va me falloir au moins deux décennies pour sécher, dis-je à Nyann quand il eut refermé la porte derrière nous.
Tout comme moi, il agita ses vêtements dans tous les sens pour les débarrasser de toute l’eau accumulée dans la journée. Une grosse flaque commença à se former à nos pieds, que le sol en terre battue se chargea de boire bien vite.
— Eh ben, mes pauvres, vous v’là bien mouillés ! s’exclama soudain une voix rauque à notre droite.
Elle avait pour propriétaire un grand gaillard au ventre proéminent et aux bras épais comme des bébés phoques. Il avait le crâne nu et les mains chargés de plateaux remplis à ras bord de pintes de bière.
— Allez donc vous installer près du feu, j’arrive tout d’suite ! ajouta-t-il ensuite en désignant d’un signe de la tête l’immense cheminée qui décorait tout le mur de gauche.
Nous ne nous fîmes pas prier. Je balançai ma cape sur le banc le plus proche de l’âtre et m’y collai aussitôt, mains en avant. La douce chaleur se répandit très vite dans mes veines, réanimant mes terminaisons nerveuses. Je ne m’éloignai pour m’installer à table qu’une fois que ma peau me brûla désagréablement, rejoignant Nyann en m’essorant les cheveux.
Un énorme coup de tonnerre ébranla l’établissement quand l’aubergiste revint vers nous, comme promis. Il déposa bière et ragoût de mouton sur la table en nous demandant :
— B’soin d’une chambre pour la nuit ?
— De deux, plutôt.
— Désolé, m’sieur, il ne m’en reste plus qu’une. Comme vous pouvez le voir, la tempête a amené du monde !
D’un signe de la main, il désigna la pièce dans son dos où, effectivement, il y avait foule. Il devait y avoir quelques habitués du coin vu que nous avions croisés quelques corps de ferme sur la route, mais j’observais aussi un groupe d’hommes enjoués à l’autre extrémité de la pièce et une silhouette encapuchonnée et esseulée au bout de notre table.
L’aubergiste repartit en sens inverse. Nous dînâmes en silence, exténuée par notre route et le temps que nous avions dû supporter. De toute façon, ce n’était pas comme si nous aurions pu échanger sur nos sujets de prédilections : mes véritables origines étaient toujours soumises au plus grand secret.
A la fin du repas, repue et curieuse, je m’intéressai d‘un peu plus près à ce qu’il nous entourait. La salle possédait un haut plafond avec poutres apparentes où étaient accrochés deux énormes lustres bourrés de chandelles qui nous éclairaient faiblement. Je repérai rapidement le système de poulie et de corde qui permettaient de les faire descendre afin de les recharger en bougies. Sur notre droite, une double porte devait mener à une autre partie du bâtiment - certainement les chambres vu qu’il n’y avait pas d’étage - quant au sol, il était aussi collant que comme notre table, signe d’une hygiène passable. De manière général, l’auberge ne semblait pas dans le meilleur état possible. Un peu comme sa clientèle, maintenant que j’y prêtais attention.
A part le groupe d’homme qui chantait et riait joyeusement, faisant à eux seuls l’animation, les autres clients était silencieux, comme désireux de se faire oublier. Il n’y avait guère que notre compagnon de table pour attirer l’attention, malgré qu’il était aussi taciturne que les autres et vêtu de noir de la tête aux pieds, telle une ombre souhaitant se fondre parmi les siens. D’ailleurs, même Nyann faisait comme les autres hommes de la pièce, coulant à intervalles réguliers des regards soupçonneux sur la haute et fine silhouette.
— Il y a un problème ? demandai-je en me penchant vers lui pour qu’il soit le seul à entendre le son de ma voix.
— Pas pour le moment.
Je n’aimais pas trop sa réponse. J’espérais que c’était plus par prudence que par réelle conviction qu’il doutait de notre sécurité.
— Je serais d’avis d’aller nous coucher. Profitons de la nuit confortable qui nous attend.
Nyann afficha clairement un visage dubitatif. Je l’ignorai et pris les devants, ramassant mes affaires et prenant la direction du comptoir où notre hôte était occupé à remplir de nouvelles pintes. En le voyant faire, je croisai les doigts pour que notre chambre soit la plus loin possible de la salle à manger parce que certains semblaient bien partis pour faire la fête aussi longtemps que possible.
En passant derrière la silhouette encapuchonné qui avait dîné à la même table que nous, je trébuchai sur son sac, laissé au sol. Heureusement, elle me rattrapa à temps pour m’empêcher de m’étaler lamentablement sur le banc et me remit d’aplomb d’un geste assuré.
— Merci, soufflai-je, soulagée.
En relevant la tête, je croisai son regard d’un marron si clair qu’il en paraissait ocre et restai pantoise un instant en scrutant l’ovale du visage encadré par quelques mèches rousses qui s’échappaient de sous la capuche. Mon regard s’attarda plus particulièrement sur sa joue gauche, où une vilaine brûlure en voie de guérison s’étalait. Mon air dû être très éloquent puisque ma sauveuse me relâcha brusquement et s’éloigna d’un pas vif, sans que je n’ai eu le temps de réagir à mon incroyable rencontre.
— Tout va bien ? s’inquiéta Nyann qui avait fait le tour de la table pour me rejoindre.
J’acquiesçai de la tête, encore sous le choc d’avoir croisé ma meilleure amie de manière si inattendue et suivant du regard la silhouette qui sortait de l’auberge. J’étais si indécise sur ce que je devais faire à ce moment-là que Nyann dû me secouer pour me ramener à lui.
— Tu es sûre que tu vas bien ? insista mon compagnon, sourcils froncés par l’inquiétude.
— Oui, bien sûr, répondis-je après m’être raclé la gorge. J’ai juste cru …
Je laissai ma phrase en suspens. Que pouvais-je bien lui dire ? Que celle qui avait dîné à notre table était le copier-coller parfait d’une connaissance de mon monde ? Qu’elle n’était pas la première personne dans ce cas que je rencontrais ? Pour cela, il aurait fallut que je lui parle d’Anthony et de sa propre ressemblance plus qu’étrange avec le Terrien, mais je n’en avais pas la force.
Comme nous nous tenions toujours debout au milieu de la salle à manger sans faire mine de vouloir bouger, nous finîmes par attirer l’attention des autres clients sur nous, y compris celui du groupe bruyant, ce qui voulait tout dire.
— Allons à la chambre, dis-je enfin. J’ai besoin de dormir.
— Il t’a fait quelque chose ? m’interrogea Nyann à mi-voix en m’emboîtant le pas.
— Pas du tout, le rassurai-je.
Comme je n’ajoutai rien de plus et que je le laissai dans le flou total sur ce qu’il s’était produit, Nyann garda les sourcils froncés et plaça même la main sur le pommeau de son épée durant toute notre traversée de la pièce. Cela ne dû pas échapper aux clients qui nous suivaient du regard.
Au comptoir, l’aubergiste nous réclama la somme dû pour notre repas puis nous conduisit vers la chambre. C’était une petite pièce qui ne contenait qu’un lit double poussé dans un coin de la pièce et un petit meuble de rangement avec une bassine vide en étain.
Quant l’aubergiste nous avait annoncé qu’il ne restait qu’une seule chambre de libre, je n’avais pas compris qu’il sous-entendait que nous devions partager le lit. Je m’étonnai d’ailleurs qu’il ne se soit pas inquiété de notre lien avant de nous laisser seuls dans la pièce : ce n’était pas dans les habitudes des Drïannais.
— Tu peux prendre le lit, céda galamment Nyann en posant son sac dans un coin de la pièce, une fois seuls dans la chambre.
— On peut le partager, ça ne me dérange pas, répondis-je en imitant son geste.
Ce n’était pas tout à fait vrai. J’étais gênée à l’idée de partager mon lit avec un garçon - enfin, un homme. Mais je lui faisais confiance et je me doutais qu’il avait tout autant besoin que moi d’une bonne nuit réparatrice, ce qu’il n’aurait pas s’il la passait sur le sol de la pièce.
Bien entendu, Nyann ne resta pas sans réaction : il me regarda avec ébahissement, en oubliant de continuer à déplier la couverture qu’il s’apprêtait à déposer sur le plancher.
— Tu comptes me faire quoi que ce soit sans mon consentement ? lui demandai-je ensuite en haussant un sourcil interrogateur.
— Bien sûr que non! S’offusqua-t-il aussitôt.
— Alors, pas besoin d’en discuter toute la nuit : on peut dormir ensemble. Je ne suis pas Drïannaise, à partir du moment où tu ne me touches pas, je ne vois pas de problème au fait de partager un lit avec toi. De toute façon, ce n’est pas comme s’il y avait une grande différence avec nos autres nuits à la belle étoile, sans personne pour nous surveiller.
Mon point de vu exprimé, j’ôtai mes chaussures, exigeai de mon compagnon qu’il me tourne le dos et me changeai, troquant mes vêtements humides contre une tenue sèche, avant de me glisser dans le lit, me collant contre le mur pour laisser la partie proche du bord à Nyann. Je m’installai aussitôt en position fœtale, tournant le dos au reste de la pièce et fermai les yeux.
Je résistai à l’envie de quitter la chambre et l’auberge, et de partir à la recherche du double d’Alicia. Je n’aurais pourtant rien eu à dire à cette pauvre fille si je lui avais mis la main dessus, mais entrevoir un visage amicale m’avait fait du bien, presque comme si je m’étais soudainement retrouvée chez moi. Un chaud espoir s’était nichée dans mon corps, j’espérais presque que c’était un signe de la vie, un indice m’annonçant que le retour à la maison était tout proche. J’en voulais encore.
Du mouvement dans le lit m’apprit que Nyann avait cédé et s’était rangé à mon avis. Il s’agita un moment, cherchant sans doute sa position pour s’endormir en prenant bien soin de ne jamais faire entrer nos corps en contact, puis il s’immobilisa.
Paupières closes, je finis par m’endormir rapidement.
Chapitre 14
Les pieds dans la boue, je m’étirai avec délice. La nuit avait été bonne - même si le matelas aurait gagné à être un peu plus ferme - j’avais l’estomac plein et la journée s’annonçait radieuse. Comme quoi, il ne fallait parfois pas grand chose pour rendre la vie plus belle.
Tout en essayant de rester discrète, je lorgnai la haute silhouette de la jeune femme qui sellait son cheval à la robe couleur chocolat. J’avais remarqué avec bonheur qu’elle n’avait pas encore quitté l’auberge, et je fouillai mon cerveau à la recherche d’une idée lumineuse pour l’aborder. Ma vie me manquait trop pour laisser passer l’opportunité de faire semblant d’être en présence de ma meilleure amie, ne serait-ce que quelques secondes.
Autour de nous, les autres clients de l’auberge, levés eux aussi aux aurores, quittaient tout à tour les lieux. Une partie de mon cerveau s’étonnait du temps qu’il fallait à Nyann pour régler notre séjour dans l’établissement, mais tout obnubilée par le sosie d’Alicia, je l’ignorai facilement.
La jeune femme avait certainement remarqué mes regards insistants parce que lorsqu’elle eut terminé de préparer sa monture, elle fit volte-face et s’avança vers moi d’un pas décidé.
J’eus un bref moment de panique en la voyant foncer dans ma direction, les sourcils froncés, mais elle prit la parole avant que j’ai pu penser à dire ou faire quoi que ce soit :
— Si vous avez une question, posez-la.
J’en avais évidement aucune, mais puisque la vie me facilitait les choses, il aurait été idiot de laisser passer ma chance. Alors en désignant son visage, qu’elle gardait caché sous sa capuche, je dis :
— Votre blessure a l’air grave. Avez-vous besoin d’aide pour la soigner ?
— Je suis en route pour rejoindre un ami qui saura s’en occuper, répondit-elle sèchement.
Je n’avais rien à répondre à cela.
Nous restâmes quelques secondes à nous regarder en chien de faïence, chacune attendant visiblement que l’autre dise quelque chose, mais j’ignorais totalement ce que la jeune femme espérait m’entendre dire. Alors, je me contentai de la dévisager, espérant secrètement avoir la possibilité de revoir son double terrien au plus vite.
— N’avez-vous pas un service à me demander ? finit-elle par dire brusquement, accentuant le froncement de ses sourcils. Une aide quelconque à réclamer ? Votre compagnon de voyage est peut-être menaçant ?
J’avais du mal à comprendre où elle voulait en venir. Et pourquoi pensait-elle que Nyann pouvait être un danger potentiel pour moi ?
— Euh …
— Je pratique des tarifs abordables, et tant que vous n’exigez pas de moi que je donne la mort, je peux m’adapter à vos besoins.
Je restai coite. J’étais loin de m’attendre à une chose pareille. Quel travail exerçait-elle pour vivre au juste ?
Ce ne fut qu’à ce moment-là que je fis l’effort de regarder sa tenue et de remarquer enfin ce qui avait certainement induit Nyann en erreur la veille au soir, quand il l’avait prise pour un homme.
Sous son manteau long, elle portait une chemise rouge sang à col large, proche du corps et soulignant ses formes généreuses, avec des bretelles en cuir et glissée dans un pantalon noir de même matière. Une épaisse ceinture garnie de dagues rutilantes et une paire de bottes montantes complétaient sa tenue. Je fus instantanément sous le charme.
Et jalouse.
— Je veux la même, lâchai-je dans un souffle.
La jeune femme pencha la tête sur le côté, comme interpellée, puis ouvrit la bouche mais la voix de Nyann qui me hélait me fit me retourner, l’interrompant avant qu’elle n’ait pris la parole. L’air un peu fâché, il s’approcha de nous.
— Nous pouvons y aller.
Il ne remarqua mon interlocutrice qu’à ce moment-là. Son visage afficha un mécontentement encore plus grand et il se glissa entre elle et moi, faisant écran de son corps, avant de poser une main sur mon bras. Les deux se regardèrent aussitôt avec animosité.
— Qu’est-ce qu’il y a ? m’étonnai-je, mon regard naviguant entre l’un et l’autre, sans comprendre ce qui était en train de se passer.
— Rien, répondit sèchement mon compagnon. Nous avons encore beaucoup de route à faire, mettons nous en route sans perdre de temps.
Il fit volte-face et se servit de sa prise sur moi pour me tirer derrière lui. Abasourdie, je m’exclamai :
— Tu pourrais peut-être me laisser le temps de dire au revoir, non ?
Il se contenta de continuer à me tirer par le bras pour m’obliger à le suivre, sans répondre. Je regardai derrière moi ; la jeune femme avait posé la main sur l’une des dagues accrochée à sa ceinture et semblait hésiter à s’en servir. Elle faisait peser un regard noir sur la silhouette de Nyann, mais sa main finit par retomber sans s’emparer de son arme et elle se retourna pour rejoindre son cheval.
Je regardai de nouveau mon compagnon qui continuait à froncer des sourcils.
— Ce que tu viens de faire était vraiment malpoli. Je peux savoir ce qu’il t’a pris ? m’exclamai-je en me secouant vivement pour lui faire lâcher sa prise.
Nyann poussa un lourd soupir avant de me répondre :
— Cette fille était habillée comme un homme et portait des armes. Tu sais déjà que ce n’est pas dans les habitudes de mon peuple de permettre à une femme de telles extravagances.
— Oui et je le regrette chaque jour qui passe, dis-je en ayant une pensée émue pour mon jean plié bien sagement dans le fond de mon sac. Mais je ne vois pas bien en quoi ça explique ton attitude.
— Je ne connais que deux catégories de personnes qui peuvent se montrer ainsi : les nomades et les mercenaires. Et je n’ai pas vu la marque sur ses doigts.
— Tes suspicions sont sans fondements, elle porte un manteau aux manches longues et évasées qui cachent la base de ses doigts. Rien ne dit que …
Je me tus alors en repensant à ses drôles de questions. Puis, je demandai, pensive :
— Un mercenaire, c’est bien quelqu’un qui exécute des tâches que l’on ne veut pas faire soi-même en échange d’argent, n’est-ce pas ?
Nyann confirma d’un signe de tête en évitant une flaque de boue. Gênée, je me grattai la base de l’oreille en lui rapportant :
— Elle m’a proposé ses services contre un tarif abordable, d’après elle du moins. Mais elle a aussi précisé qu’elle ne donnait pas la mort.
Nyann sourcilla.
— Drôle de mercenaire dans ce cas. Et ce ne sont pas les services que tu aurais pu lui demander qui m’inquiètent, mais plutôt les contrats qu’elle aurait déjà accepté. Rien ne nous dit que tes assaillants de Dorca aient bel et bien abandonnés leurs projets envers toi. Il vaut mieux être prudents.
Je frissonnai.
— Tu crois qu’elle pourrait être là pour moi ?
Nous nous étions suffisamment éloignés de l’auberge et des ses clients pour que les épaules de Nyann se détendent. Son pas se fit moins pressé. Je me calquai sur son nouveau rythme, légèrement essoufflée par départ précipité auquel mon corps ne s’attendait pas.
— Pour toi ou pour quelqu’un d’autre, va savoir. Dans tous les cas, évite de côtoyer ces gens : ils ne sont pas de ceux dont on peut se faire des amis.
La mercenaire nous dépassa peu de temps après notre départ, juchée sur son cheval qu’elle menait au trot. Cependant, elle ne daigna pas nous adresser un regard. Tout comme elle, d’autres personnes nous passèrent ensuite devant, aidés de montures que nous n’avions pas la chance de posséder, dont six des hommes qui avaient formés le groupe joyeux de l’auberge et qui avaient semblé bien moins en forme que la veille - la faute sans doute aux trop grandes quantité d’alcool absorbés ainsi qu’à une nuit trop courte.
Après cela, cette nouvelle journée de marche fut bien plus agréable que la précédente. Le soleil estival nous baigna de sa chaleur tout le jour, terminant de sécher nos vêtements à même notre peau et transformant la gadoue sous nos pied en boue sèche, plus praticable.
Puisque nous avions entamés la dernière partie de notre voyage, celle qui nous mènerait à Dorca en moins d’une semaine, je me sentais d’humeur plus légère. J’admirais avec plus d’acuité le décor qui m’entourait et appréciais les hautes herbes qui bordaient notre chemin, ainsi que les bois légèrement à l’écart qui nous procuraient de l’ombre quand nous nous arrêtions pour boire un peu d’eau. Nous reprîmes nos discussions, ragaillardies par le temps clément, malgré les premières heures que Nyann avait passé à surveiller nos arrières, jusqu’à ce que plus personne ne croise notre route.
Mais lors des quelques moments où le silence s’installa entre nous, je ne pus empêcher mon esprit de s’égarer du côté d’Alicia et de son double cinq-ilien. Cela menait maintenant à trois le nombre de mes rencontres avec des personnes à visages identiques. Je doutais de plus en plus que ce soit une coïncidence et commençais à me demander si Cinq-Iles ne pouvait pas être un univers parallèle.
J’avais passé beaucoup de temps à scruter le ciel lors de nos nuits à la belle étoile et j’avais déjà constaté que la lune de ce monde était identique à celle que j’avais pu observer toute ma vie. Après, je n’étais pas une experte en astronomie donc je ne pouvais pas en être complètement certaine, mais les différente ombres de l’astre m’avaient semblé être aux mêmes emplacements. Quant aux étoiles, je ne pouvais pas dire si il y avait la moindre ressemblance : à mes yeux, une tâche de lumière dans le firmament ne se distinguait pas des autres.
— Nous allons nous arrêter ici pour aujourd’hui, annonça soudain Nyann, rompant le silence qui s’était installé entre nous depuis presque une heure.
Trop obnubilée par mes pensées, je n’avais pas prêté attention à notre environnement. Je découvris que mon compagnon avait choisi comme lieu de repos pour la nuit l’entrée d’un immense bois dont les arbres les plus proches étaient de taille classique, envahis de lierre et de mousse. Au loin, j’observai le reste de la forêt, habitée par des arbres si hauts et si serrés les uns contre les autres qu’ils formaient comme une montagne biscornu et feuillu qui barrait l’horizon.
Nyann s’enfonça sous le couvert des arbres, nous plongeant aussitôt dans l’ombre des feuilles. Plus nous avancions à la recherche d’une clairière ou même d’une trouée où nous installer, et plus je ressentais comme un sentiment d’oppression, de tension, qui émanait de la forêt elle-même.
Je me rapprochai du prince, peu rassurée, et résistant à l’envie de m’accrocher à son bras comme une gamine apeurée.
— L’atmosphère est pesante ici, lui confiai-je à mi-voix.
— C’est normal, nous sommes à l’orée de la forêt de Dolimo. Il ne faut pas nous aventurer trop loin ou nous entrerons sur le territoire des centaures.
Je déglutis avec appréhension, me souvenant d’un discussion avec Orun au sujet de cette forêt imprégnée de magie et de ses habitants, un peuple farouche qui ne laissait repartir aucun des aventureux qui avaient osé foulé leur territoire.
— Ne serait-il pas plus judicieux de passer la nuit ailleurs ? m’enquis-je.
Nyann m’offrit un sourire rassurant.
— Tant que nous restons en dehors du marquage des centaures, nous ne risquons rien. Essaye d’ignorer l’ambiance et considère cette forêt comme une autre. A la différence prêt qu’il vaudrait mieux n’avoir aucun geste menaçant envers quoi que ce soit de végétal, la forêt pourrait ne pas apprécier.
J’ouvris des gros yeux, peu sûre de la manière dont je devais prendre cette mise en garde. Était-il sérieux ou s’essayait-il à un humour douteux ?
Au bout de quelques minutes de recherche, nous jetâmes notre dévolu sur une clairière garnie de petites fleurs aux multiples teintes. Nous posâmes nos sacs près d’un rocher recouvert de mousse et Nyann décida de commencer notre soirée en ramassant quelques branches pour le feu. Comme à l’accoutumée, nous nous séparâmes, avec l’injonction de toujours rester à portée de voix, juste au cas où. Je pris tranquillement la direction de l’ouest, pendant qu’il s’éloignait vers le nord.
En quelques minutes, je réussis à obtenir un paquet de branches généreux, sans doute largement suffisant si Nyann réussissait à en ramener autant. J’arrêtai donc ma recherche et jetai un regard d’envie à la petite étendue d’eau que j’apercevais entre les arbres et qui me tendait les bras, m’offrant la possibilité d’un bain rafraîchissant dont je rêvais depuis des jours. De plus, la journée passée sous la pluie n’avait pas arrangé la sensation que j’avais d’être d’une saleté sans précédents.
Finalement décidée, je rebroussai chemin et découvris que Nyann était déjà occupée à délimiter un âtre à l’aide de pierre, un amoncellement de branche deux fois plus gros que le mien à ses côtés.
— J’ai trouvé une mare un peu plus loin, lui appris-je en déversant mon tas de bois près du sien. Je rêve d’un bain depuis des jours, tu vois à inconvénient à ce que je m’éloigne le temps de me débarbouiller un peu ?
Sans même quitter sa tâche des yeux, il secoua la tête mais prit le temps de me prévenir :
— Sois très respectueuse envers les lieux. Je ne plaisantais pas tout à l’heure. Même si les arbres de l’orée sont moins imprégnés de magie que ceux qui constituent le territoire des centaures, ils peuvent être une menace. Et reviens vite.
J’acquiesçai d’un signe de tête et récupérai de quoi me laver et me changer dans mon sac avant de disparaître de nouveau entre les arbres. Une fois de retour près de la mare, je me débarrassai prestement de ma robe et ne gardai que ma culotte que je continuais à porter, mal à l’aise à l’idée de me retrouver entièrement nue sous mes jupes. Je me glissai ensuite avec délice dans l’eau tiède et étonnement claire de la mare.
Je sentis aussitôt mes muscles se détendre et un poids s’envoler de mes épaules alors que je m’allongeais et me laissais flotter sur l’eau, décidée à profiter de l’instant paisible. Des yeux, je parcourus la frondaison sombre au dessus de ma tête, m’interrogeant sur les origines des mouvements des branches et des feuilles. Il y avait de la vie là-haut, pas de doute. Et ça s’agitait beaucoup. Mais la forêt était tellement dense et les arbres si rapprochés les uns des autres qu’ils n’offraient aucun espace suffisamment dégagée qui aurait pu me permettre d’observer les créatures vivant là. Je ne pouvais qu’imaginer quels animaux s‘agitaient là-haut et espérer qu’aucun d’eux ne me prendrait pour une menace.
Une fois satisfaite de mon temps passée à dériver sur l’eau, je posai pied à terre et revins vers le bord de la mare pour récupérer mon savon que j’avais déposé sur un tapis de feuilles. Je me récurai de fond en comble, ravie d’avoir enfin la possibilité d’ôter toute la saleté qui me collait à la peau, puis me plongeai toute entière dans l’eau pour me rincer. Je m’extirpai ensuite de la mare, rinçai mes pieds plein de vase et essorai au mieux mes cheveux, avant d’enfiler ma chemise et ma jupe propres, celles offertes par la nomade.
Ce fut alors que je m’employais à nettoyer ma robe bleu qui avait pas mal souffert du voyage que j’entendis que les mouvements au dessus de ma tête s’intensifiaient. Intriguée, je levai la tête mais je ne vis rien d’autre que les feuilles s’agiter dans tous les sens, comme si elles devaient subitement supporter un poids bien trop conséquent. Un frisson me dégringola le long du dos, l’appréhension m’englobant. Nyann m’avait demandé de me méfier et de me presser. Peut-être n’avais-je pas suffisamment écoute ses directives.
Je décidai subitement que ma tenue pouvait se contenter d’un nettoyage sommaire et m’empressai de rassembler mes affaires pour rejoindre le campement au plus vite.
Quand je me remis debout, je sentis un bras venir s’enrouler autour de ma taille et la pointe d’une arme se glisser sous mon menton. Je lâchai aussitôt ce que je tenais et cessai de respirer.
— Allons ma jolie, fais-moi plaisir, crie pour moi, glissa une voix masculine, tout près de mon oreille.
Cela m’était impossible, j’étais tétanisée.
J’entendis un peu de bruit derrière moi, m’apprenant que l’homme n’était pas seul. Je tentai tant bien que mal de contrôler les tremblements de peur de mon corps et mes halètements.
— Allons, juste un petit cri, m’encouragea l’homme qui me tenait solidement contre lui. Je veux seulement que tu appelles ton compagnon. Quel homme ne viendrait pas au secours de sa gente dame, n’est-ce pas ?
Je déglutis nerveusement. Mes sens en alerte captèrent que les branches au dessus de moi bougeaient encore, comme si elles étaient vivement secouées. La lame qui me menaçait s’approcha un peu plus de moi, entaillant légèrement la peau fragile de mon cou. La voix de mon agresseur se fit plus pressante, plus menaçante.
— Allez, ma jolie, un petit effort. Crie.
Je commençai à reprendre mes esprits.
Si ce type avait été un simple meurtrier, j’aurais rapidement été un cadavre au sol ; s’il avait voulu me violer, il aurait déjà été en train d’accomplir sa sale besogne ; et s’il avait souhaité me voler, mon collier placé bien en évidence aurait été entre ses mains depuis longtemps. Mais il s’obstinait à vouloir de moi que j’appelle Nyann. Je n’étais donc visiblement pas la cible, seulement l’appât. Mais cela ne voulait pas dire que je cessais d’être en danger - on laissait rarement la vie sauve à un témoin gênant - seulement que j’avais un sursis.
Alors que j’en étais là de mes réflexions, j’entendis un bruit d’étranglement. Il n’y a pas que moi que cela surprit, vu les réactions diverses qu’il y eut dans mon dos. Celui qui me tenait éloigna très légèrement son couteau de ma gorge et j’entendis au moins deux voix différentes émettre des bruits de surprise horrifiées. Mon assaillant m’obligea à me retourner, pour que lui aussi puisse voir ce qu’il se passait. Je découvris alors qu’il était accompagné de cinq hommes, dont l’un d’eux convulsait au sol, une lame plantée dans la gorge.
Un sifflement retentit alors et une seconde lame fendit l’air. Elle se planta dans le torse d’un second homme, juste à l’emplacement de son cœur, trouvant un passage entre deux côtes.
— Ca venait des arbres ! s’écria l’un des types, qui tenait une épée courte et regardait la frondaison avec effroi.
L’un des hommes banda un arc et chercha sa cible au milieu des branches.
Cette action inattendue m’offra quelques secondes de répit pour réfléchir. Je doutais que ce soit Nyann qui lançait des couteaux de cette manière, quelqu’un d’autre que lui était donc venu à mon secours. Et si une personne de plus pouvait intervenir, cela augmentait nos chances de s’en sortir.
Alors, j’appelai Nyann à pleins poumons, comme l’avait gentiment exigé mon assaillant un peu plus tôt, m’entaillant au passage la gorge sur la lame qui me menaçait toujours. Mon cri surprit les trois adversaires que je pouvais voir, mais le quatrième qui me tenait encore fermement contre lui n’eut pour seule réaction que de glisser sa lame plus haut, vers mon oreille, comme pour engager un mouvement pour m’égorger.
Je compris trop tard que ma réaction, qu’il avait tant attendue, signait mon arrêt de mort.
Heureusement, mon mystérieux sauveur, lui, avait été plus perspicace que moi. Une troisième lame perça la frondaison au moment où je prenais conscience de mon erreur et se planta dans le bras qui me menaçait. Mon assaillant poussa un cri de douleur et lâcha sa prise. Une flèche fila en direction de là où le couteau avait jailli. J’espérais que mon sauveur avait réussi à l’éviter.
Une fois libérée, je me laissai tomber à terre et roulai sur le dos, prête à me défendre face à un nouvel assaut. Mais les ridules sur la mare m’apprirent que mon attaquant avait sauté à l’eau et s’était enfui, abandonnant ses acolytes. Je me concentrai alors sur les trois hommes restants.
L’un d‘eux continuait à cribler la frondaison de flèches, sans succès puisque personne ne dégringola des arbres. Les deux autres, épées au poing, semblaient ne pas savoir quoi faire, scrutant les feuillages avec attention.
Je me redressai, attirant l’attention de l’homme le plus proche. Il se rua dans ma direction, son épée levée haut et poussant un cri de rage. Je reculai de quelques pas, surprise par sa réaction, glissai sur une pierre moussue et atterris dans l’eau dans un grand bruit d’éclaboussure. J’en sortis, haletante, à temps pour voir l’homme qui m’avait rejoint sans hésiter et qui abattait violemment sa lame sur moi. Je sautai sur le côté, mais pas assez vite ; je sentis l’épée transpercer la peau de mon flanc.
Quand je me redressai, je découvris que mon assaillant rebroussait chemin pour prêter main forte à l’un de ses amis, dorénavant engager en combat contre Nyann. Il gérais facilement son adversaire mais je doutais que, toute fine lame qu’il était, il puisse s’en sortir avec deux hommes armés contre lui - sans compter le type avec son arc qui pouvait à tout moment décider d’abandonner sa traque à travers les branches. Je m’élançai à la poursuite de mon attaquant et ramassai une petite lame, abandonnée au milieu des feuilles, même si j’ignorais encore ce que j’allais en faire.
Mettant à profit les soirées passées avec Nyann à apprendre à me défendre, je balayai les jambes du type, le faisant tomber avant qu’il ne puisse mettre mon ami plus en difficulté qu’il ne l’était déjà. J’hésitai à utiliser mon arme, peu sûre de savoir quoi en faire, et il en profita pour se relever et revenir à moi.
Un bruit sourd sur ma gauche attira alors notre attention. Une silhouette fine qui venait de se laisser tomber des arbres se rua sur l’homme et, un éclair argenté plus tard, la gorge de mon adversaire s’ouvrit en deux, laissant échapper un flot de sang.
Je reculai de deux pas, épouvantée, alors que ma sauveuse partait engager un combat contre l’un deux derniers hommes encore vivants, celui avec l’arc. Les jambes coupées par l’horreur, incapable de lâcher du regard la scène qui se jouait sous mes yeux, je tombai sur les fesses. Devant moi, l’homme était à genoux, les yeux fous et ses mains tentant en vain de retenir la vie qui lui échappait. Toute tremblante, j’assistai, impuissante, à sa mort.
J’ignore combien de temps je restai ensuite à fixer le cadavre, mais ce fut le visage de Nyann, s’interposant entre la vision et moi, qui me ramena à l’instant présent. D’une main douce, il m’incita à lâcher la dague que je tenais toujours en main, puis il m’obligea à me remettre debout.
— C’est terminé, m’apprit-il d’une voix prudente, comme s’il avait peur de ma réaction. Tout va bien maintenant.
Chapitre 15
Quand Nyann m’obligea à m’asseoir auprès du petit feu qu’il avait allumé en mon absence, je tremblais encore. Ce fut sans doute pour cela qu’il s’empressa de m’enrouler dans l’une de nos couvertures et de me servir une tasse du thé qui chauffait au dessus des flammes. Je le remerciai du bout des lèvres, à moitié absente, mon esprit encore près de la mare, mes yeux toujours en train d’assister à cette mise à mort sanglante.
— Elle est en état de choc, diagnostiqua une voix féminine.
— Je le vois bien, riposta aussitôt la voix sèche de Nyann, qui s’était assis à côté de moi.
Je me tournai lentement vers lui. Il semblait perdu, ignorant de ce qu’il pouvait faire pour m’aider.
Je me tournai ensuite vers ma sauveuse qui avait repoussé sa capuche, découvrant son visage partiellement brûlé et ses longs cheveux roux, parsemés de petite tresses et ramenés en chignon. L’air inquiet qu’elle faisait peser sur moi me rappela aussitôt Alicia, me donnant l’illusion qu’elle était là, avec moi. Cela suffit à me faire reprendre pied.
Je fermai les yeux, pris une grande inspiration et soufflai lentement par la bouche, tentant par là de chasser de mon cerveau les images traumatisantes qui tournaient en boucle comme une vieille rengaine.
Puis je rouvris les yeux et bus une gorgée de mon thé avant de m’adresser au double cinq-ilien de mon amie d’enfance :
— Merci d’être intervenue. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans votre aide.
Je préférais ne pas m’attarder sur cette idée : aucun des scénarios qui se présentaient à mon esprit ne finissaient bien pour Nyann et moi.
— Inutile de me remercier, je n’ai fait que ce qui me semblait juste, répondit-elle en restant debout, sans faire mine de vouloir se mettre à l’aise. Six hommes s’attaquant à une femme sans défense … il faut vraiment être plus bas que tout pour agir de la sorte, ajouta-t-elle ensuite en grondant à moitié.
J’étais ravie d’apprendre que les valeurs de cette femme allaient dans mon sens.
— Il faut faire quelque chose pour ta gorge, m’annonça alors Nyann en tournant mon visage vers lui et en soulevant mon menton pour pouvoir mieux observer les coupures dont j’avais oublié la présence jusqu’à ce qu’il fasse sa remarque.
Mon compagnon de voyage s’empara de mon sac qui contenait les produits de premier secours et en sortit un petit pot de terre cuite qui contenait une crème verdâtre. Il en appliqua une couche généreuse sur chacune de mes coupures.
— Et si vous nous disiez votre nom ? demandai-je alors à ma mystérieuse sauveuse.
Elle nous observait, poings sur les hanches et sourcils froncés. Elle semblait indécise sur la conduite à tenir.
— Ilaïc, finit-elle quand même par nous apprendre au bout de quelques secondes.
— Enchantée de faire votre connaissance, répondis-je en faisant fi du regard assassin que Nyann m’envoyait. Moi, c’est Myriam.
Nyann pinça des lèvres, en signe évident de sa réticence à être aimable.
Je ne comprenais pas pourquoi il s’obstinait avec son comportement. Même si elle était une mercenaire, nous avions la preuve qu’elle ne nous voulait aucun mal, puisqu’elle ne nous avait pas laissé nous faire massacrer sans rien dire.
Face au silence obstiné du prince, j’ajoutai :
— Mon compagnon, quant à lui, répond au nom de Nyann.
Ilaïc fit un bref signe de tête dans sa direction, gardant son visage austère. Je voulais la dérider, lui faire tomber ce que jugeais être un masque, mais j’ignorais comment m’y prendre. Après tout, je ne connaissais rien d’elle.
— Une chance que vous vous soyez trouvée au bon endroit, au bon moment, continuai-je, alors que Nyann rangeait le pot là où il l’avait pris.
— Rien à voir avec la chance, je vous surveillais.
Je sourcillai de surprise. Nyann, lui, se mit aussitôt sur pied, main sur la garde de son épée et les yeux flamboyant de colère. En réponse, la jeune femme leva deux mains en signe d’apaisement et expliqua rapidement :
— Seulement parce que votre amie ressemble à une personne que l’on m’a chargé de retrouver. Je vous ai suivi parce que je voulais être sûre de moi avant d’intervenir, mais la jeune femme que je recherche a les yeux marrons, ce qui n’est pas le cas de cette demoiselle.
Son explication stoppa Nyann mais il ne lâcha pas pour autant son arme, conservant un air suspicieux. Ilaïc comprit qu’elle devait être plus précise. Elle lâcha un soupir exaspéré et poursuivit :
— Un couple d’haïmenois a perdu leur fille sur cette île, il y environ trois lunes de cela. Avant de repartir pour leur royaume, ils m’ont engagé pour la retrouver ou, à défaut, savoir ce qui lui est arrivé. Tout ce qu’ils m’ont donné, c’est une description orale de leur fille et un point de départ pour mes recherches. En vous voyant à l’auberge, j’ai pensé que ma cible avait peut-être faussé compagnie à ses parents pour choisir l’homme avec qui elle voulait faire sa vie, et c’est pourquoi je vous ai surveillé. Je sais à présent que vous n’avez rien à voir avec l’individu que je recherche et je m’excuse pour ma méprise.
J’étais convaincue. Je connaissais par cœur le visage d’Alicia et les mimiques qu’elle adoptait lorsqu’elle mentait : si Ilaïc avait le même défaut lorsqu’elle émettait des mensonges, son histoire était l’entière vérité.
A la façon dont les épaules de Nyann se détendirent lorsqu’elle eut finit de parler, je sus qu’il était du même avis que moi.
— Nous vous croyons, dis-je alors. Et vous n’avez pas à vous excuser, votre présence nous a certainement sauvé la vie à tous les deux.
Je tirai sur la manche de la tunique de Nyann, resté debout, pour l’inciter à se rasseoir près de moi. Je trouvais que ce manque de désinvolture donnait l’impression que nous nous méfions d’elle, ce qui n’était pas le cas - du moins, pour moi.
Nyann obtempéra, non sans m’adresser un regard qui me suppliait de faire quand même preuve de prudence. Il me montrait ainsi qu’il me faisait suffisamment confiance pour prendre des décisions qui nous impliquaient tous les deux et j’en étais heureuse.
— Pour vous remercier, fis-je ensuite, accepterez-vous de partager notre repas et notre compagnie ? Nous voyageons seuls tous les deux depuis plus d’une quinzaine de jours, la présence d’une tierce personne nous ferait du bien.
Ilaïc nous jaugea. Je pouvais presque voir les rouages de son cerveau s’activer, se demandant si c’était une bonne idée d’accepter ma proposition. Elle semblait du genre méfiant, mais pas méchant. Impossible pour une personne qui avait protégé une inconnue, comme elle l’avait fait avec moi, d’avoir mauvais fond. Après tout, elle aurait pu rester cacher dans les frondaisons, sans intervenir, mais elle avait fait le choix inverse : pour moi, c’était la preuve d’un cœur généreux.
— J’accepte, finit-elle par déclarer, son corps se détendant presque imperceptiblement. J’ai laissé mes affaires un peu plus au nord. Je vais les chercher et je vous rejoins.
J’acquiesçai d’un signe de la tête pour lui signifier qu’il n’y avait aucun inconvénient à ce qu’elle fasse les choses de cette manière et elle disparut entre les arbres. Nyann eut la politesse d’attendre quelques secondes de plus, en profitant pour commencer à préparer notre souper, avant d’attaquer :
— Tu es sûre de toi ? Nous ignorons tout de cette personne, en dehors du fait que c’est certainement une mercenaire. Et on ne peut pas faire confiance à une personne qui accepte de donner la mort en échange d’argent, quelles qu’en soient les raisons.
— Si on suit ta logique, je ne peux donc pas non plus faire confiance aux soldats alors.
Nyann m’envoya une œillade indignée. Je soupirai.
— Je veux juste souligner le fait que son travail ne fait pas d’elle la personne que tu crois. Elle a donné la mort ce soir et n’a rien exigé en contrepartie.
Je frissonnai encore, rien que d’en parler. Je me demandai combien de temps il allait me falloir pour digérer cette scène, cette mise à mort brutale qui avait pourtant été nécessaire à ma protection. Je le savais pourtant : à ce moment-là, c’était lui ou moi.
— Pas encore. Mais rien ne dit qu’elle ne réclamera pas un paiement pour ses services à la première occasion.
— Je suis sûre qu’elle n’est pas comme ça.
Mes certitudes mirent fin à la discussion. Nyann se contenta ensuite de faire rissoler des champignons et cuire des cailles chassées en chemin, laissant un silence confortable s’installer entre nous. Malheureusement, ce n’était pas ce dont j’avais besoin à ce moment précis ; les images revenaient tourner dans mon esprit, me torturant un peu plus à chaque fois. Je ne pouvais m’empêcher de me demander si quelqu’un attendait le retour de ces hommes, quelque part.
Secouant la tête, je me forçai à penser différemment. Ces personnes avaient attenté à ma vie et à celle de Nyann - sans compter Ilaïc, une fois quelle avait fait comprendre sa présence. Ils étaient certainement au courant des risques qu’ils encourraient en agissant de la sorte. Je ne devais pas m’apitoyer sur le sort de ces types qui n’avaient pas semblé avoir eu de remords à l’idée de nous faire du mal.
Une fois notre repas prêt, Nyann posa ses ustensiles au sol et revint s’installer près de moi. Il remonta la couverture sur mes épaules, l’air pensif, puis me demanda :
— Pourquoi lui fais-tu autant confiance alors que tu la rencontres pour la première fois ?
— Je ne sais pas, éludai-je en collant mon regard sur les flammes de notre feu.
— Tu en es sûre ?
Je mordillai ma lèvre inférieure, pas vraiment certaine de ce que je devais répondre.
— J’ai vu la façon dont tu l’as observée après être tombée sur elle à l’auberge, poursuivit-il. Si tu n’avais pas été originaire d’un autre monde, j’aurais juré que tu la connaissais.
Je gardai le silence. Nyann se tut à son tour. En coulant un regard dans sa direction un peu plus tard, je constatai qu’il était perdu dans ses pensées, sourcils froncés. Il choisit ce moment pour reprendre la parole :
— Je me souviens que tu as aussi eu une réaction inattendue lors de notre rencontre. Tu m’as confondu avec un autre, si mes souvenirs sont exacts.
Je me repassai la scène : l’auberge de Siam et Reddi, l’attroupement de jeunes filles, les soldats et leurs montures. De dos, j’avais cru que Nyann était Anthony et je m’étais jeté sur lui sans réfléchir. Je n’aurais jamais pensé qu’il se souviendrait de cet épisode, que j’aurais cru anecdotique à ses yeux.
— Nous sommes les seuls personnes avec qui tu as eu ce genre de réaction, comme si nous t’étions familiers.
Avec un soupir, je passai une main agacée dans mes cheveux. A la façon dont Nyann me dévisageait, je compris qu’il ne me lâcherait pas si facilement. Il avait mis le doigt sur quelque chose, et il le savait. Je le détestais d’être aussi observateur.
— Ilaïc ressemble presque trait pour trait à ma meilleure amie, Alicia, cédai-je alors. Je la connais depuis mon enfance. J’imagine que c’est idiot de croire que, parce qu’elle est le portrait caché d’une personne que je connais depuis dix ans, Ilaïc ne me fera aucun mal mais c’est ainsi que je ressens les choses. Et je décide de faire confiance à mon instinct. Ca m’a plutôt porté chance jusqu’à présent.
Nyann acquiesça d’un signe de tête, apparemment plus troublé par autre chose ques mes décisions très arbitraires.
— Et pour moi ? voulut-il savoir après un petit temps de silence. Qui est la personne qui me ressemble ?
— C’est un garçon dont j’ai fait la rencontre récemment, nous commencions tout juste à faire connaissance lorsque j’ai quitté mon monde, lui répondis-je. C’est aussi la dernière personne que j’ai vu avant d’arriver sur Cinq-Iles, d’où ma réaction lorsque je t’ai croisé à Dorca. J’ai cru qu’il lui était arrivé la même chose qu’à moi.
— Tu as dû être déçue en comprenant que ce n’était pas le cas.
J’acquiesçai d’un signe de tête avant de me rendre compte de son manque de réaction, le front plissé par la curiosité :
— Je trouve que tu prends cette histoire de double avec beaucoup de calme. Comment tu fais ? Moi, ça me perturbe encore.
Nyann esquissa un sourire moitié amusé, moitié perplexe.
— Tu dis venir d’un monde où des engins de métal volent dans le ciel et où tu peux parler à une personne qui se trouvent à des jours de voyages de toi grâce à un objet qui fait la taille de ta main. Alors savoir qu’il existe quelque part, quelqu’un qui me ressemble, ne me semble pas si extraordinaire en comparaison.
Un point pour lui.
Lorsque je m’éveillai le lendemain de mon agression, c’était le petit matin. Le soleil peinait à transpercer à travers les frondaisons et à nous arroser de ses rayons réconfortants. Je remarquai que Nyann, qui s’était couché près de moi la veille, s’était rapproché pendant son sommeil, débordant de son couchage. De l’autre côté du feu éteint, Ilaïc était emmitouflée dans sa couverture, roulée en boule. J’étais apparemment la seule déjà réveillée, ce qui n’était pas dans mes habitudes. Je m’interrogeai sur ce qui avait bien pu mettre fin à ma nuit à une heure si matinale.
Décidée à replonger entre les bras de Morphée, je m’agitai pour trouver une position plus propice pour me rendormir. Une douleur cinglante m’étira aussitôt le flanc gauche, terminant de m’éveiller. Le cri qui m’échappa arracha Nyann à sa léthargie. Il se redressa prestement, le regard alerte, avant de constater qu’il n’y avait aucun danger et de se détendre. La tête que je tirais, mes mains plaqués contre mon ventre, l’interpella ensuite.
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit-il aussitôt avec inquiétude.
— J’ai mal, lâchai-je dans un souffle douloureux.
Je repoussai ensuite ma couverture et soulevai ma chemise, révélant une entaille boursouflée et purulente d’une dizaine de centimètres de long en travers de mon flanc.
— Oh merde.
Nyann ne s’offusqua même pas de ma vulgarité.
— Pourquoi tu n’as rien dit hier ? s’écria-t-il en se mettant debout pour se précipiter sur mon sac, à la recherche de quoi me soigner.
— Je ne l’ai pas senti, expliquai-je, en fouillant dans ma mémoire à la recherche d’une quelconque sensation pendant le dîner mais ne trouvant rien. J’aurais pourtant dû …
Le bruit que nous faisions finit par réveiller Ilaïc, qui émergea de sous sa couverture, l’air un peu perdu. Elle se frotta les yeux et demanda ce qu’il se passait. Quand mon ami lui expliqua ma blessure et son aspect peu rassurant, elle se leva vivement pour venir vérifier par elle-même.
— C’est infecté, diagnostiqua-t-elle sans hésiter, à genoux près de moi, sa main voletant au dessus de ma peau. Les eaux de la forêt de Dolimo ont des vertus calmantes, ce qui explique que vous n’ayez pas senti votre blessure hier soir. Vous ne vous souveniez pas avoir été blessée ?
Je secouai la tête. Au milieu de tout ce qu’il s’était passé, le coup d’épée que j’avais reçu dans la mare m’était complètement sorti de l’esprit. Je ne m’en étais souvenue qu’en voyant ma plaie.
— Il lui faut un guérisseur, dit Nyann, le nez toujours dans le sac à la recherche de ce qu’il voulait. Nous n’avons que des baumes utiles en cas de petites blessures, mais rien pour ce genre de cas.
Ilaïc se releva en soupirant avant d’esquisser un petit sourire amusé.
— Vous avez vraiment de la chance tous les deux, s’exclama-t-elle avec incrédulité avant que Nyann ou moi n’ayons pu nous offusquer de son amusement face à la situation. Je suis en chemin pour rejoindre un ami guérisseur. Il doit déjà m’attendre au village d’Anior, qui se trouve à moins d’une journée de marche, à l’est d’ici. En partant dès à présent, nous pourrons y être avant la tombée de la nuit.
Nyann cessa aussitôt de mettre le bazar dans mon sac.
— Il saura la soigner ? s’enquit-il.
— Bien entendu, assura Ilaïc.
Il n’en fallut apparemment pas plus pour convaincre Nyann qui s’empressa de ramasser nos affaires. Ilaïc me tendit la main pour m’aider à me remettre debout et, se faisant, me laissa découvrir les fins cercles noirs qui enserraient la base de ses doigts. Un sourire ravi s’épanouit sur mes lèvres quand je compris qu’elle faisait parti des nomades.
La position debout envoya alors des éclairs de douleurs dans toute la partie gauche de mon torse. Je serrai les dents, jugeant inutile de me mettre à jurer dans tous les sens dès que j’avais mal puisqu’il semblait que j’en aurais pour la journée. Je tentai ensuite d’avancer d’un pas, histoire de voir si marcher était à ma portée. C’était douloureux, mais pas impossible. Il me suffirait de souffrir en silence pendant les douze heures qui suivraient.
Je me mis à faire les cents pas autour du campement, dans l’espoir de m’habituer à la douleur, sans résultat. Plus je posais le pied à terre, plus les élancements étaient violents - et plus je grimaçais.
— Je retourne à la mare, annonça Ilaïc après avoir roulé mon couchage et le sien. Il serait sans doute préférable d’utiliser ses vertus apaisantes pour soulager votre douleur : vous ne tiendrez jamais jusqu’à Anior vu les grimaces que vous faites.
Je soupirai de soulagement en la voyant se fondre entre les arbres. Heureusement qu’elle y avait songé car, tout à ma douleur, je ne parvenais à penser à rien d’autre.
Je profitai de son absence pour signaler à Nyann, essoufflée :
— Si ça peut te rassurer au sujet d’Ilaïc, elle porte la marque des nomades. N’est-ce pas une excellente raison de lui faire confiance ?
Il ne cacha pas sa surprise lorsqu’il commença à se charger de nos sacs.
— J’ignorais que les nomades étaient versés dans l’art du combat, s’étonna-t-il. Ca explique peut-être qu’elle n’en ait pas parlé hier soir, alors que cela aurait été une excellente manière d’attiser notre confiance.
— Comment ça ?
Nyann prit le temps de finir de se charger de toutes nos affaires, dédaignant les mains que je tendais dans sa direction pour récupérer ce qui était à moi, avant de m’expliquer le fond de sa pensée :
— De ce que l’on sait des nomades, ce sont des gens du spectacle, parcourant Cinq-Iles pour offrir au monde ce qu’ils savent faire de mieux : divertir les autres. Ilaïc ne semble pourtant pas verser dans les arts du divertissement. Elle ne souhaite sans doute pas être la source de mauvaises rumeurs au sujet de sa communauté, du coup, elle ne dévoile pas son appartenance à leur groupe. Je pense qu’il n’était pas intentionnel de sa part de te dévoiler ses marques.
— Alors, il vaudrait sans doute mieux faire comme si je n’avais rien vu ? demandai-je.
— Je pense, oui. Mais sache qu’apprendre qu’elle est une nomade n’écarte pas la possibilité qu’elle soit aussi une mercenaire : les deux ne sont pas incompatibles.
Je fis la moue. J’étais pourtant persuadée que lui dire qu’elle portait la marque des nomades effacerait sa méfiance.
Ilaïc revint peut de temps après la fin de notre échange, sa gourde de cuir pleine d’eau. Elle se chargea elle-même d’en faire couler une partie sur ma plaie avant notre départ. Le soulagement fut immédiat et la douleur disparut en quelques instants, nous permettant de nous mettre en route plus vite que je ne l’aurais cru.
Au vu de mon état, il fut décidé que je serais celle qui monterait sur le cheval d’Ilaïc, qu’elle avait récupéré la veille à son campement, en même temps que le reste de ses effets personnels. Quand je lui fis part de ma méconnaissance totale en matière d’équidé, elle m’assura que sa monture à la robe couleur chocolat était d’une douceur et d’une patience sans égal et que je n’avais rien à craindre. Cela ne m’empêcha pas de ressentir un certain malaise quand je me retrouvai perchée à califourchon sur la bête aux muscles puissants. Vu la hauteur du machin, je craignais plus de périr d’une chute mortelle que des suites d’une septicémie au cours de la journée.
Nous voyageâmes à vitesse tranquille, Ilaïc tirant son cheval par les rênes et nous ouvrant la voie, et Nyann marchant à mes côtés, chargé comme une mule. Je lui proposai bien à un moment de se défaire d’au moins un des sacs qu’il pouvait me confier, mais il refusa. Je ne compris pas vraiment pourquoi, puisque c’était la monture que le poids supplémentaire allait fatiguer et non moi. Et encore … le sac qui contenait seulement mes habits terriens ne pouvait pas être si lourd.
Nous nous arrêtâmes régulièrement pour baigner ma plaie avec l’eau miraculeuse récupérée dans la forêt, quand je ne supportais plus ma douleur. Nous en profitions aussi pour boire et manger un peu puisqu’il avait été décidé que nous ne ferions pas de pause déjeuner en milieu de journée, histoire d’arriver plus vite au village.
Une fois passé midi, je commençai à somnoler sur le cheval. Quand Nyann me voyait dodeliner dangereusement de la tête, il me donnait un coup dans la jambe pour me réveiller. Je savais pourtant que, même si je n’avais pas mal, les effets de l’infection se répandaient dans mon corps et qu’il m’était donc vivement déconseillée de m’endormir. Mais c’était plus fort que moi. Je résistais difficilement à l’appel du sommeil …
Je finis très certainement par perdre cette bataille.
Sans même pouvoir me souvenir d’avoir perdu connaissance, je m’éveillai à un moment, allongée sur un couchage moelleux et une couverture montée jusque sous le menton, en admirant les mouvements lents d’une toile beige bercée par le vent au dessus de ma tête. Il me fallut un peu de temps pour remettre les connexions neuronales en place.
Une fois parfaitement consciente, je me redressai précipitamment, un peu paniquée et brièvement étourdie par mon mouvement, avant de m’apercevoir que Nyann se trouvait à quelques pas de la tente sous laquelle je dormais, assis près d’un feu ronflant en compagnie d’Ilaïc et d’un homme à la peau sombre. Aucun d’eux ne remarqua mon réveil.
J’en profitai pour repousser la couverture à mes pieds et soulever ma chemise déchirée et tachée de sang afin de regarder ma plaie. Il n’y avait plus qu’une ligne fine et rosée, signe d’une cicatrisation en cours, et aucune trace de l’infection qui m’avait fait tourner la tête des heures durant, perchée sur le cheval d’Ilaïc. J’en déduisis que nous étions arrivés au village dans les temps et que l’homme de haute stature qui se trouvait plus loin devait être le guérisseur que nous recherchions.
Mon ventre se mit à gargouiller quand une bonne odeur de viande rôtie parvint jusqu’à mes narines. Vu les nœuds que faisaient mon estomac, j’avais dû rester inconsciente quelques jours.
Prudemment, je tentai de me relever. Le monde tangua un instant avant de retrouver sa stabilité et je pus rejoindre le petit groupe à l’extérieur de la tente. L’inconnu étant installé face à elle, il fut le premier à remarquer mon approche. Il se mit aussitôt sur pied et se précipita vers moi pour m’apporter son soutien.
— Ravi de vous voir sur pied, dit-il avec un sourire soulagé. Pendant un temps, j’ai craint qu’on ne vous ait amené à moi trop tard.
Je lui rendis son sourire et il m’aida à m’asseoir entre Nyann et Ilaïc, sur un tas de tapis et de larges coussins, avant de découper un morceau du lapin qui rôtissait au dessus des flammes. Il l’accompagna de pomme de terre roses, typiques de Cinq-Iles, et me tendit l’assiette que j’acceptai avec reconnaissance.
— Je suis Dalyn, se présenta-t-il ensuite.
— Myriam, répondis-je d’une voix enrouée d’avoir été forcée au silence trop longtemps.
— Oui, je le sais. Votre compagnon s’est déjà chargé des présentations.
J’aurais sans doute pu le deviner moi-même, mais mes capacités de reflexion étaient légèrement émoussées à cause de la faim et de mon état global assez peu reluisant.
Nyann me tendit ensuite un verre d’eau fraîche que j’avalai d’une rasade avant d’attaquer mon repas. Je constatai qu’eux-même était en plein milieu de leur dîner, si j’en jugeais au crépuscule qui nous entourait.
— Tu m’as fait une belle peur, me confia Nyann après m’avoir laissé le temps d’avaler tranquillement quelques morceaux. Tu t’es évanouie alors que nous n’étions plus qu’à une heure de marche d’Anior. Tu as failli tomber de cheval. Heureusement qu’Ilaïc a d’excellents réflexes.
Je levai mon verre en direction de la nomade, en signe de remerciement. Elle me répondit d’un petit signe de la tête, accompagnée d’un sourire en coin que j’estimais soulagée. Je supposais qu’elle l’aurait eu mauvaise de me voir rendre l’âme après avoir risquer sa peau pour sauver la mienne. Moi, en tout cas, c’est comme cela que j’aurais vécu la chose.
Je remarquai que son visage était débarrassé de la vilaine brûlure ; j’en déduisis que Dalyn avait aussi œuvré sur elle. Comme les habitants de mon monde aurait adoré avoir des guérisseurs pour les débarrasser de toutes leurs vilaines cicatrices !
— Comment vous sentez-vous ? s’enquit soudain Dalyn en engouffrant son dîner par portions gigantesques.
— Faible, répondis-je sans mentir. J’ai la tête qui tourne un peu.
— C’est normal, vous avez besoin de reprendre des forces : vous êtes restée alitée trois jours entiers. Je vous conseille de vous reposer toute la journée de demain et de ne reprendre votre route vers le nord qu’ensuite. Cela me permettra aussi de vérifier que tout va bien avant de vous laisser repartir ; j’ai à cœur de faire mon travail correctement.
Souriante, j’acquiesçai d’un signe de tête. Prendre une journée de repos ne me semblait pas être du superflu. De plus, avec un peu de chance, Ilaïc resterait elle aussi, me permettant de prolonger ce sentiment de confort et de familiarité si plaisants.
Chapitre 16
Depuis la colline où nos amis nomades avaient établis leurs camp, nous avions une vue parfaite sur le village d’Anior, construit dans un vallon et traversé par une seule et unique route qui se poursuivait jusqu’à l’océan - du moins, selon les dires du guérisseur Dalyn.
Comme j’avais reçu comme consigne de rester allongée le plus possible durant cette journée de repos forcée, j’en avais profité pour discuter un peu avec l’ami d’Ilaïc, pendant que, chacun de leur côté, Nyann et la nomade pratiquaient leurs exercices d’entraînement.
Au delà du champ de collines, à l’horizon, on pouvait apercevoir des reliefs sombres qui annonçaient l’approche du massif montagneux au pied duquel le village de Dorca avait été bâti. Nous n’étions donc plus très loin de notre destination et - toujours d’après Dalyn - nous n’en avions plus que pour quelques jours de marche avant de l’atteindre.
Tout en continuant à regarder l’horizon, je me rhabillai tranquillement quand le guérisseur me fit signe qu’il avait terminé de m’ausculter.
— Comme prévu, vous devriez pouvoir reprendre la route demain matin. Votre blessure cicatrise bien, d’ici deux ou trois jours, ce ne sera plus qu’un mauvais souvenir.
Je le remerciai d’un signe de tête. Agenouillé sur le tapis épais qui recouvrait entièrement le sol de l’abri qu’ils avaient montés à l’aide d’une immense toile beige accrochée à la roulotte du guérisseur, il plongea ses mains dans une bassine d’eau pour les nettoyer de la crème cicatrisante dont il avait enduit ma plaie pour accélérer le travail déjà orchestré par mon corps.
— Est-ce que je dois m’attendre à des risques de complication ?
Dalyn releva la tête, étonné, et fit peser sur moi ses deux prunelles noires, emplies d’interrogations.
— Je ne comprends pas votre question, avoua-t-il en toute honnêteté.
— Est-ce que l’infection peut revenir par exemple ? Ou la plaie se rouvrir si j’en demande trop à mon corps avant qu’il ne soit totalement remis ?
Sourcils foncés, il secoua la tête en s’essuyant les main sur un tissu propre qu’il avait auparavant pris soin de poser près de la bassine.
— Bien sûr que non, m’assura-t-il. Est-ce la première fois que vous vous blessez de la sorte ? Vous ne semblez pas avoir l’habitude des guérisseurs.
Ca, c’était le moins qu’on puisse dire !
— Ah, à moins que … fit-il ensuite, semblant soudain gêné. Bien sûr, pardon, je n’y avais pas pensé … vous n’avez sans doute pas les moyens de faire appel à leurs services en temps normal. Pardonnez-moi, en temps que nomade, j’oublie souvent que pour les sédentaires, l ‘accès aux soins est souvent lié à leur bourse.
Je fus intriguée par ce que venait de m’appendre Dalyn. A aucun moment je ne m’étais interrogée sur l’égalité des chances sur Cinq-Iles. J’aurais pourtant dû, vu que j’avais vécu plus d’un mois avec Siam et Reddi qui avaient eu l’air bien moins aisés que pouvait l’être Orun - et je ne parlais même pas de Nyann et de sa famille. Je n’aurais jamais pensé que la possibilité de faire appel à un guérisseur soit soumis au nombre de pièce d’or que l’on possédait, j’avais naïvement imaginé que tout le monde pouvait le faire, que c’était aussi simple pour les cinq-iliens de faire appel aux dons de guérison d’un magicien que ça l’était pour moi, en France, de s’octroyer les services d’un médecin.
Je gardai cette information dans un coin de mon cerveau, me promettant de la ressortir à Nyann à la première occasion pour en apprendre un peu plus sur le mode de vie des cinq-iliens.
Pendant notre voyage, je m’étais découvert une véritable curiosité à propos de ce monde, presque aussi grande que pouvait l’être celle de Nyann et de son frère envers le mien, et je ne me privais pas pour lui poser toutes les question qui me passaient par la tête dès que l’occasion me le permettait.
Alors que Dalyn s’éloignait pour ranger ses affaires à l’abri dans sa roulotte, je me relevai du couchage sur lequel j’étais installée depuis le lever du soleil, de nombreuses heures plus tôt, pour faire quelques pas et tester ma résistance. Je semblais reprendre du poil de la bête plus vite que je ne l’aurais jamais cru : ma plaie ne me faisait plus du tout mal et même les étourdissements de la veille au soir étaient passés ! Il ne me restait plus qu’une légère raideur dans les membres inférieurs qui, je n‘en doutais pas, disparaîtraient dès que nous aurions repris la route.
A quelques pas de la tente, je pouvais apercevoir Nyann exécuter les mêmes mouvements d’entraînement qu’à l’accoutumée, débarrassé de sa chemise qu’il avait laissé tombé dans l’herbe sèche. La chaleur extrême et inattendue de cette journée d’été faisait naître des perles de sueurs partout sur lui. J’étais bien contente d’être obligée de rester à l’ombre.
Un peu en retrait, Ilaïc s’amusait à lancer des couteaux sur des cibles de sa propre fabrication, gravées dans l’écorce de vieux et épais morceaux de bois. Elle faisait mouche à chaque fois et m’impressionnait par sa dextérité.
Importunée elle aussi par la chaleur, elle s’était débarrassée de son long manteau et ne portait plus que son pantalon à bretelles et sa chemise rouge. Ses cheveux étaient détachés et dansaient autour de son visage à chacun de ses mouvements, tel un feu incontrôlable. Je sentis revenir la pointe de jalousie qui ne manquait pas de me piquer le cœur à chaque fois que je faisais face à la beauté insolente d’Alicia.
Ilaïc dut sentir mon regard sur elle car elle se tourna soudain vers moi. Je lui fis un petit signe de la main, qu’elle me rendit rapidement, presque timidement, après un moment d’hésitation. Plus je l’observais et plus la jolie nomade me faisait penser à un animal farouche qu’il fallait apprivoiser, comme si elle n’avait pas l’habitude de côtoyer des gens au comportement amical.
Au bout de quelques minutes passées à les observer, Nyann m’aperçut à son tour. Il laissa retomber son épée et me fit signe de retourner m’allonger, le regard autoritaire. Puisque je sentais que mes jambes ne demandaient que ça, j’obtempérai sans rechigner.
Alors que je m’étendais sur les douces couvertures prêtés par Dalyn, ce dernier sortit de sa roulotte et me rejoint, s’installant sur un coussin long, épais et coloré qu’il avait mis près du couchage pour pouvoir me tenir compagnie. Histoire de s’occuper, il commença à éplucher toutes sortes de légumes - certainement en prévision de notre dîner. Mon regard se fixa alors sur ses doigts, cerclés des mêmes traits fin et noirs que ceux d’Ilaïc.
— Vous connaissez Ilaïc depuis longtemps ? lui demandai-je soudain, portée par la curiosité que j’éprouvais envers la mystérieuse nomade.
— Depuis qu’elle est enfant, répondit-il. C’est moi qui l’ai élevé après la mort de ses parents. Pourquoi cette question ?
Il posa un regard interrogateur sur ma personne. Je haussai des épaules d’un air désinvolte, comme si j’avais posé ma question plus pour meubler le silence que par réelle envie - ce qui n’était absolument pas le cas.
— C’est juste qu’elle est un peu étrange, même pour une nomade. Nyann est persuadé que c’est une mercenaire.
Dalyn lâcha un éclat de rire bref et identique à l’aboiement d’un chien, ce qui ne manqua pas de me surprendre.
— Il est vrai que son choix de vie est curieux et qu’il peut pousser à croire qu’elle a embrassé la cause de ces crapules, mais ce n’est pas le cas, je peux vous l’assurer. Ilaïc possède une grande bonté d’âme, elle ne peut pas rester inactive lorsqu’elle sait que quelqu’un a besoin d’aide, alors elle a décidé de mettre ses aptitudes au service des autres. Plus jeune, elle s’était découvert un attrait pour les cabrioles en tous genres et elle a suivi l’entraînement des acrobates nomades. Comme elle était adroite avec des projectiles, elle a aussi été formée au lancer de couteau - un spectacle dont beaucoup raffolent sur Cinq-Iles d’ailleurs. Et puis, au bout de quelques années, elle s’est dit qu’elle pouvait utiliser ces connaissances pour faire autre chose que divertir les gens : voilà comment elle en est venue à proposer des contrats à ceux qui pourraient avoir besoin des services qu’elle propose, mais sans rejoindre la guilde des mercenaires.
Je souris en imaginant Ilaïc parcourir Cinq-Iles sur son cheval, à la recherche de la veuve et de l’orphelin à secourir. Ca correspondait plutôt bien avec ce que j’avais cru deviner au cours des dernières heures à propos de sa personne et j’étais heureuse d’apprendre que je n’avais pas fait fausse route.
— C’est bon à savoir, dis-je. Je saurais vers qui me tourner en cas de besoin.
Ce ne fut qu’à la fin de ma phrase que je me rendis compte que j’avais parlé - et pensé - comme si je n’étais pas déjà en route pour quitter Cinq-Iles. Troublée, je caressai distraitement mon collier à travers le tissu de ma robe - dernier vêtement intact qu’il me restait.
Mains passées sous la tête, allongée près du feu où ne dansaient plus que des petites flammes, j’admirai le ciel étoilé et la pleine lune qui illuminait les collines. La fournaise qui avait sévit toute la journée avait laissé place à une nuit agréable, bercée par une brise tiède qui permettait de se passer de couvertures. Ilaïc était silencieusement étendue près de moi, Nyann et Dalyn dormaient de l’autre côté du feu de camp. Les légers ronflements du guérisseur animaient le silence ambiant.
J’étais la seule encore éveillée, la faute certainement à la sieste impromptue que j’avais faite en fin d’après-midi, pendant que Nyann était descendu au village pour compléter les provisions qui nous restaient après notre dernière escale. Je profitai de ce moment seule à seule avec moi-même pour réfléchir à ce sentiment qui m’avait troublé toute la journée, suite à ma discussion avec Dalyn.
Sans même m’en rendre compte, petit à petit depuis quelques temps, j’avais commencé à m’imaginer un avenir sur Cinq-Iles, notamment en compagnie de Nyann, dont j’appréciais de plus en plus la présence à mes côtés. La rencontre avec Ilaïc, un lien dont je soupçonnais la possible existence mais qui était encore à créer avec elle, me poussait aussi à vouloir prolonger mon séjour dans ce monde. J’en venais à espérer qu’au terme de notre voyage, ce ne soit pas l’opportunité de rentrer que l’on m’offre, mais celle de rester encore un peu.
Et j’en frissonnais.
Je me surprenais aussi à penser que ces quelques mois passés ici n’avaient pas été aussi désagréables que je voulais bien le croire. Je ne cessais de me souvenir du visage d’Orun lorsqu’il m’avait certifié qu’il y aurait une place chez lui pour moi au besoin, au regard brillant du prince Issa lorsqu’il avait émis l’hypothèse que je pourrais revenir à Nashda pour lui raconter mon monde, à la douce gentillesse d’Alphina ou au regard noisette de Nyann qui ne manquait presque jamais de me troubler.
Je me tournai sur le côté et fléchis les genoux, serrant ma poitrine dans l’étau de mes bras. Je n’aurais jamais cru que, la fin du voyage approchant, je prendrais soudain conscience que partir serait plus compliqué que prévu. Je devais renoncer à ses attaches que j’avais commencé à forger sans même le vouloir, autrement, je risquais de souffrir inutilement. Pourquoi avait-il fallu que le peu de temps passé sur Cinq-Iles soit plus riche et plus exaltant que les dix-sept années que j’avais vécu sur Terre ? Pourquoi me sentais-je plus vivante dans ce monde dur et rempli de danger que chez moi, en sécurité sur Terre ?
Je fus soudainement arrachée à mes pensées lorsque, du coin de l’œil, j’aperçus le mouvement d’une ombre qui montait la colline. Mon cœur cessa aussitôt de battre, puis repartit au triple galop. Le rythme de ma respiration s’accéléra en conséquence mais je réussis à faire en sorte que cela ne s’entende pas : si la silhouette était mal intentionnée, il valait mieux lui faire croire que tout le monde dormait profondément.
Paupières à demi-closes, je la suivis du regard quand elle s’approcha prudemment, pliée en deux dans l’intention manifeste de se faire la plus discrète possible. Au vu de sa forme et de son gabarit, je déduisis que c’était un homme.
Doucement, presque de manière imperceptible, je décroisai mes bras et glissai tranquillement une main sous mon oreiller, les oreilles assourdies par le tintamarre que faisait mon cœur qui s’accélérait à l’idée de ce que j’allais faire. Mes doigts trouvèrent et se refermèrent autour du manche en fer froid de la dague que j’avais caché dans mon couchage pendant que tout le monde regardait ailleurs.
Je me doutais que Nyann aurait refusé que j’ai une telle arme à portée de main, sans savoir réellement m’en servir, mais cette précaution me rassurait. J’avais trop souvent été la victime d’attaques surprise pour accepter de rester vulnérable. Et ce n’était pas les quelques cours d’autodéfense pris avec Nyann qui allaient me servir efficacement - la preuve lors de notre altercation à la mare. Au moins, avec une arme à portée de main, je me sentais protégée. Et presque menaçante.
La silhouette continua son avancée et s’arrêta à la lisière de la lumière diffusée par le feu qui s‘éteignait. Elle s’approcha ensuite tranquillement, sans un bruit, de la couchette de Dalyn. Entrant dans la lumière orangée des flammes, je distinguai des épaules étroites, un visage jeune et une tignasse sombre et bouclée.
Je resserrai ma prise sur la dague, prête à la dégainer et à bondir de mon lit quand l’homme se pencha vers le visage de Dalyn. Mais il se redressa très vite et recula, avant de passer au couchage suivant, celui sur lequel Nyann dormait d’un sommeil profond. Indécise et perdue, je fronçai des sourcils.
Pourquoi la silhouette n’avait-elle donc rien fait au guérisseur ? Était-elle à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un en particulier ? Pouvait-elle être sans danger, simplement curieuse de notre petit groupe ? Cela me semblait peu probable. Du moins, c’était comme ça que j’avais appris à analyser ce monde.
L’homme se pencha cette fois sur le visage de Nyann. Il se redressa ensuite légèrement et, contrairement à plus tôt avec Dalyn, il passa la main dans son dos. Je le vis sortir de sous sa chemise une longue lame, à mi-chemin entre la dague et l’épée, qu’il brandit mortellement au dessus du corps de mon compagnon.
Puisque j’étais sur le qui-vive, je réagis aussitôt qu’il se fit menaçant. Je me redressai brusquement en hurlant pour réveiller les autres, puis je me précipitai sur la silhouette en brandissant ma dague. Mais avant même que j’ai terminé de m’extirper de mon lit, Nyann avait réagit à son tour. D’un coup de pied, il étala son adversaire à terre.
Surprise, ne m’attendant pas à ce que mon compagnon se défende aussi vite, je m’arrêtai en plein mouvement et restai debout sur ma couche, comme une idiote, tenant maladroitement ma lame à deux mains devant moi, alors que Nyann se redressait avec vivacité et se mettait en garde.
Dalyn, réveillé par mon cri, sauta hors de son couchage et s’éloigna de quelques pas quand il s’aperçut de la présence de l’intrus. Une fois suffisamment éloigné du danger à son goût, je le vis brandir ses deux mains devant son visage, paumes en avant. Sa position me rappela brièvement quelque chose, mais avant que je n’ai pu me souvenir réellement de quoi, Ilaïc se posta près de moi, couteaux en main.
Notre attaquant était clairement en mauvaise position. Il avait escompté sur l’effet de surprise pour accomplir ce qu’il voulait faire, mais son plan tombait à l’eau. A sa place, j’aurais tenté de prendre la fuite.
Sa décision fut toute autre.
Le visage haineux, il se jeta sur Nyann. Mon ami étant désarmé, il passa les premiers instants de son duel à éviter les larges coups de lames qui fendaient l’air, dans l’attente d’une ouverture pour contre-attaquer. Il dut sauter en arrière ou sur les côtés de nombreuses fois, acculer par la véhémence de son adversaire, avant d’arriver à l’attraper par le poignet pour l’obliger à lâcher son arme. L’homme poussa un cri de douleur quand Nyann tordit sa main, puis tomba à genoux. Le prince lui colla ensuite à puissant coup de genou dans le visage qui me fit grimacer, et l’homme s’écroula au sol, sonné.
Le combat étant visiblement terminé, je m’approchai rapidement, suivie par Ilaïc. Nyann s’agenouilla près de son adversaire. Ce dernier se redressa alors rapidement et colla un coup de poing magistrale dans la joue de mon ami qui tomba en arrière. L’homme profita du fait que son adversaire était hors d’état de nuire momentanément pour récupérer sa lame tombée au sol.
Seulement, il avait oublié la présence d’Ilaïc. Libérée du risque de blesser Nyann, elle lança l’un de ses couteaux qui se planta dans la jambe de sa victime. Un puissant cri de douleur mêlé de rage échappa à l’homme lorsqu’il s’écroula à terre. Déterminé, il jeta alors sa lame en retour, mais pas sur la nomade. Il l’envoya sur Nyann, qui eut tout juste le réflexe de l’éviter en se jetant au sol d’une drôle de façon. La courte épée termina sa course loin derrière mon ami, en se plantant dans l’herbe.
Ilaïc se précipita sur notre assaillant. Je la suivis, m’arrêtant au passage pour aider Nyann à se relever. Il avait une main posée sur sa joue, le visage plissé de douleur.
— Est-ce que tu vas bien ? m’enquis-je.
— Je crois qu’il m’a cassé une dent, mais ça ira.
Nous rejoignîmes ensuite Ilaïc et Dalyn, qui avaient allongés l’homme dans l’herbe, et que la nomade gardait sous son contrôle au moyen de la menace de son second couteau. Installé sur le flanc, on distinguait parfaitement le manche du premier qui sortait de l’arrière de sa cuisse.
— Je le reconnais, dit alors Ilaïc. C’est le type qui s’est enfuit lors de l’attaque à la mare.
Je frissonnai en me rappelant l’étau du bras qui s’était glissé sous ma poitrine et la froideur de la lame qui avait touché ma gorge. Je serrai les poings en scrutant le visage juvénile de celui qui avait failli me tuer, emplie d’une colère sans précédents. Je mourrais d’envie de lui faire payer ses actes.
— Drôle de coïncidence, fit alors Dalyn, le regard soupçonneux et les mains toujours levés, mais en direction de notre prisonnier cette fois.
— Ce n’en est pas une, déclarai-je alors, m’attirant le regard furibond du type allongé au sol, tenant toujours sa jambe avec une grimace douloureuse. A la mare, il a exigé de moi que j’appelle Nyann pour qu’il nous rejoigne et ce soir, il s’est d’abord approché de Dalyn à qui il n’a rien fait, avant de se pencher sur Nyann et de l’attaquer.
Je me tournai vers mon ami pour conclure :
— Tu es sa cible. Il cherche à te tuer.
Je vis le visage de Nyann se plisser lorsqu’une myriade d’interrogations envahit certainement son esprit. Ilaïc, elle, s’agenouilla pour glisser son couteau sous la gorge de l’intrus, lui signifiant par là qu’au moindre geste indésirable, elle n’hésiterait pas à en finir avec lui.
— Elle dit vrai ? l’interrogea-t-elle. Ce jeune homme est ta cible ?
L’intrus se contenta de rester muet et de regarder le feu mourant, qui à présent peinait à nous éclairer. Tous concentrés sur son visage et la réponse que l’on attendait de sa part, nous ne vîmes qu’au dernier moment le geste qu’il opérait : il frappa vivement le dessous de son menton avec la paume de sa main, faisant bruyamment s’entrechoquer ses dents. Nous sursautâmes tous les quatre, surpris par son mouvement.
— Qu’est-ce que …
L’interrogation étonné qui échappa à Dalyn mourut lorsque notre intrus commença à se tordre de douleur sur le sol, de l’écume rougeâtre apparaissant à la commissure de ses lèvres. Ilaïc s’écarta vivement, remplacée par le guérisseur qui se précipita sur l’homme, l’air inquiet. Il voulut le forcer à ouvrir sa bouche, mais les violentes convulsions l’empêchèrent de desserrer l’étau des mâchoires. Très rapidement, l’intrus cessa de bouger et je compris au manque de mouvement de sa poitrine qu’il était mort.
Étonnement, cela ne me fit ni chaud ni froid. Il fallait croire qu’en absence d’hémoglobine, je supportais plutôt bien l’approche de la faucheuse.
— Du poison, lâcha Dalyn en se relevant avec un air défait.
Je sourcillai de surprise.
— Un mercenaire donc, annonça Ilaïc en retour en récupérant son couteau, toujours planté dans la jambe de l’intrus.
Je me tournai vers Nyann. Il l’avait trouvé finalement son mercenaire …
— Une idée de qui aurait pu mettre un contrat sur votre tête ? poursuivit Ilaïc en posant un regard aigu sur la silhouette de mon compagnon.
Nyann se contenta de pousser un long soupir et de croiser les bras. J’imaginais facilement qu’en tant que prince - même s’il n’était pas l’héritier de la couronne - il devait avoir une multitude d’opposants près à mettre le prix pour le savoir six pieds sous terre. Peut-être même parmi les membres de sa propre famille, si j’en referais aux quelques séries et films que j’avais déjà vu à ce sujet.
— Ne laissons pas ce type ici, je n’ai pas envie de dormir à côté d’un cadavre, déclara Dalyn. Nyann, vous m’aidez à le déplacer un peu plus loin ?
Nyann se baissa aussitôt pour attraper les jambes de l’homme, alors que le guérisseur empoignait ses bras. Ils s’éloignèrent avec leur charge, descendant la colline.
Ilaïc s’approcha alors de moi et posa sa main sur celle des miennes qui tenait toujours ma dague, me rappelant ainsi sa présence.
— Est-ce que vous savez vous servir de ça au moins ? me demanda-t-elle en récupérant l’arme.
— Pas vraiment.
— Alors vous devriez éviter de les manipuler. Entre des mains inexpérimentées, une arme peut faire plus de mal que de bien. Vous pourriez vous blesser, ou blesser un de vos amis.
Je louchai sur les deux couteaux qu’elle avait encore en main. Elle sembla comprendre le sous-entendu.
— Je pratique le lancer de couteaux depuis que j’ai dix ans.
— Les cibles en bois et les hommes ne sont pas tout à fait la même chose, rétorquai-je.
— Cela dépend du point de vue.
Je lui lançai un regard interrogateur, qu’elle se contenta d’ignorer. Elle s’éloigna ensuite pour retourner se coucher. Je jetai un coup d’œil sur le bas de la colline, où Dalyn et Nyann se chargeaient toujours de déplacer le corps de notre intrus, mais sans réussir à percevoir quoi que ce soit.
Les yeux piqués de fatigue, je décidai alors de ne pas attendre leur retour et d’imiter Ilaïc. Je ne trouvai cependant pas le sommeil avant d’entendre les deux hommes revenir en silence et se glisser à leur tour dans leurs couchages.
Chapitre 17
Gênée par un énième caillou qui s’était glissé dans ma tennis en fin de vie par l’intermédiaire d’un trou, je m’arrêtai un instant pour me débarrasser de l’indésirable. Devant moi, Nyann continuait à réfléchir en scrutant le décor.
— Honnêtement, je ne vois toujours pas. Comme on dit chez toi, je crois que je vais donner ma langue au chat.
Un sourire m’échappa en l’entendant reprendre l’une de mes expressions terriennes. Ma chaussure libérée de la petite pierre, je le rattrapai ensuite et lui montrai le ciel dégagé d’un geste de la main.
— Univers ! clamai-je d’un ton vainqueur.
Comme à chaque fois que j’utilisais un mot qui n’avait aucune traduction dans la langue des drïannais, je le prononçai en français. Nyann afficha un air dubitatif.
— Qu’est-ce que c’est que ça encore ?
— Chez moi, c’est le nom que l’on donne à tout ce qu’il se trouve au delà du ciel, lui expliquai-je.
— Il n’y a rien derrière le ciel, objecta-t-il avec beaucoup de conviction.
— C’est ce que tu crois. Mais d’où viennent le soleil, la lune et les étoiles alors ?
Nyann fronça les sourcils et prit un peu de temps pour réfléchir.
— Je ne crois pas que qui que ce soit ce soit déjà posé la question, m’avoua-t-il au bout d’un moment - j’avais meublé cette attente en ramassant des fleurs sur le bord du chemin. Ils sont là, c’est tout.
Mon bouquet de coquelicots, marguerites et bruyères à la main, je lui appris donc :
— Sache que le monde sur lequel tu vis est un immense rocher parfaitement rond, suspendu dans le ciel et tournant autour du soleil. On appelle cela une planète, et en même temps qu’elle voyage autour du soleil, elle tourne sur elle-même, ce qui …
Je me tus brusquement, l’esprit envahi d’informations tellement nombreuses et diverses pour lui expliquer comment fonctionnait le cosmos et les mouvements des astres que j’étais démotivée par avance. De plus, Nyann affichait clairement la tête de celui qui prenait son interlocuteur pour un fou. Ce n’était sans doute pas la peine d’aller plus loin sur ce thème.
— Laisse tomber, lâchai-je alors dans un soupir. C’est trop compliqué à expliquer.
— Ou tu viens tout juste d’inventer ce mot et tu ne sais pas quoi dire pour ne pas dévoiler ton mensonge.
Je m’insurgeai bruyamment contre son manque flagrant de confiance et lui administrai un petit coup de coude dans les côtes. Il fit semblant d’avoir mal un quart de seconde, exagérant la chose, et nous fit rire aux éclats avant de retrouver son sérieux.
— A mon tour, dit-il ensuite, avant de réfléchir quelques secondes aux trois mots qu’il allait utiliser. Éternel, cendre, emblème.
— Quoi ? m’insurgeai-je. Mais ces mots n’ont absolument aucun rapport entre eux !
— Ils n’en ont pas pour toi. Mais n’importe quel habitant de Drïa saurait à quoi je fais référence.
J’affichai l’air de celle qui doute sincèrement ; Nyann se contenta d’adopter un sourire suffisant.
— Ce n’est pas juste, m’offusquai-je. Tu sais pertinemment que je ne connais pas la réponse à cette énigme.
— Toi, tu as bien essayé de me faire deviner le mot « univers » !
Je fus surprise de l‘entendre aussi bien répéter un mot qu’il entendait pour la première fois de sa vie, mais cela ne m’empêcha pas de riposter :
— J’ignorais que ce mot n’existait pas dans ta langue avant de le prononcer. Ce n’était pas un piège volontaire. Contrairement à toi !
Nyann roula des yeux sans pouvoir empêcher un sourire amusé de fleurir sur son visage.
— Du coup, quelle est la réponse à ton énigme ? demandai-je, résignée à l’idée d’avoir perdu cette manche.
Avant que Nyann ait pu me répondre, un bruit de sabots résonna derrière nous. D’un même mouvement, nous nous retournâmes pour regarder une vieille charrette avancer dans notre direction, tirée par un canasson qui avait certainement connu des jours plus glorieux. Nous nous décalâmes sur le bord de la route pour laisser le champ libre au véhicule mais, contre toute attente, celui-ci ralentit une fois à notre hauteur.
Installé sur le banc, un homme d’une quarantaine d’années au teint bronzé par des heures passées à travailler sous un soleil de plomb et aux cheveux blonds foncés grisonnant, mâchonnait un bâton verdâtre, un fruit qui ne poussait que sur ce monde et qui avait un arrière goût aigre. Je grimaçai rien qu’en le voyant faire, ayant la désagréable impression que le fruit en question lâchait toutes ses douteuses saveurs sur ma propre langue.
— Bonjour jeunes gens, nous salua-t-il avec amabilité. On croise rarement des voyageurs par ici. Où allez-vous par une si belle journée ?
Je regardai d’un peu plus près la silhouette longiligne et la barbe fournie qui cachaient une bonne partie du visage du nouvel arrivant, en me demandant où j’avais déjà pu voir cet homme.
— Nous nous rendons à Dorca, répondit Nyann.
— Quelle chance ! s’exclama l’homme en esquissant un sourire ravi. Je vais aussi là-bas. Montez donc à l’arrière, vous y serez plus vite ! Et puis, j’aurais droit à un peu de compagnie.
Le souvenir me revint à ce moment-là.
— Vous êtes Thar, le maréchal-ferrant ! m’écriai-je alors.
L’homme sourcilla, surpris, avant de me scruter attentivement. Il me reconnut alors à son tour.
— Ah, mais oui, tu es la petite protégée de Siam et Reddi ! Je te croyais partie avec son cousin là, celui qui vit à la capitale. Tu sais, Reddi a quitté le village après l’incendie. Tu ne le trouveras pas là-bas.
— Je le sais oui, mais nous venons voir Merrine, en fait.
Le cheval piaffa comme pour montrer son impatience face à cet arrêt impromptu de la part de son maître.
— Elle est partie aussi.
Je sentis mon visage perdre toutes ses couleurs et mon cœur tomber dans mon estomac.
Comment ça, "partie" ? Où ? Quand ? Pourquoi ?
C’était. Quoi. Encore. Cette. Foutue. Arnaque ?
Il était hors de question d’avoir supporté trois semaines de marche intensive sous un soleil de plomb ou sous des pluie diluviennes pour faire chou blanc ! Alors ça, non, hein !
Indifférent au chamboulement émotionnel que j’étais en train de vivre, Thar poursuivit :
— Elle est revenue le lendemain de l’incendie mais elle n’est restée que quelques jours avant de retourner dans les montagnes. Depuis, on ne l’a pas revue.
Je me mis à respirer de nouveau normalement. Je fus même un peu essoufflée, mon cœur s’étant emballé sous le coup de l’émotion.
Bon au moins, on n'avait pas perdu sa trace. Juste que notre voyage s’allongeait un peu, vu que nous allions visiblement devoir fouiller les montagnes à la recherche de l’ensorceleuse.
— Vous voulez toujours aller à Dorca du coup ?
Nyann me jeta un coup d’œil. Je lui fis un signe de la tête pour lui confirmer que je voulais continuer vers le nord, comme prévu. Alors il accepta l’invitation du maréchal-ferrant, qui nous laissa nous installer tranquillement à l’arrière de son chariot avant de donner l’ordre à sa monture de se remettre en route.
Le plateau était bourré à craquer de sacs en toile. Nous dûmes tout déplacer sur les côtés et en empiler les uns sur les autres pour s’aménager un petit coin où s’asseoir, serrés l’un contre l’autre. Ce n’était pas très confortable, mais c’était toujours mieux que marcher, surtout pour moi dont les chaussures n’avaient quasiment plus de semelles.
— Nous serons au village bien avant le soir, nous annonça Thar depuis son banc. Une bonne nouvelle pour vous, non ? Au rythme où vous alliez, vous seriez arrivés après la fermeture des portes et vous auriez dû passer la nuit à l’extérieur.
Nous n’étions plus à une nuit près honnêtement.
— Un établissement pourra-t-il nous accueillir pour dormir une fois à Dorca ? se renseigna Nyann.
— Ah non, navré, Siam et Reddi étant partis, nous n’avons pas donné la priorité à la reconstruction de l’auberge. Mais je peux vous faire un coin dans mon écurie si vous avez besoin. Ce ne sera pas le grand confort mais, au moins, s’il pleut, vous serez à l’abri.
Nous le remerciâmes pour son offre et Nyann et lui entamèrent une discussion animée sur ce qui avait déjà été reconstruit à Dorca. Je n’écoutai que d’une oreille, bercée par les roulis du chariot. Mes paupières tombèrent bien vite et je m’endormis avant même de m’en rendre compte.
Aussi, quand je me réveillai brusquement au terme de ma sieste imprévue, j’eus la surprise de constater que nous étions arrivés à Dorca.
Comme l’avait dit Thar, une partie seulement de la ville s’était relevée. Le mur d’enceinte faisait partie des premières constructions à avoir été réparés, ainsi que quelques unes des échoppes et des maisons. Mais dans l’ensemble, il manquait encore un bon trois-quart des bâtisses du village.
— Enfin réveillée ? fit soudain la voix de Nyann, toute proche de mon oreille.
Surprise, je sursautai et pris conscience que j’avais passé ma sieste la tête posée sur son épaule, si j’en jugeais à l’auréole sombre que ma transpiration avait laissé sur sa tunique rouge. Je me relevai rapidement en me répandant en excuse qui n’eurent pour effet que de le faire rire. Au moins, il le prenait bien. Si les rôles avaient été inversés, pas sûre que cela aurait été mon cas.
Le corps fourbu comme si j’avais passé beaucoup de temps dans un endroit trop étroit pour moi, je m’étirai longuement sans parvenir à me débarrasser de cette drôle de sensation.
Thar nous conduisit jusque chez lui, près de la sortie nord du village, au plus près des montagnes. Pour le remercier de nous avoir épargné de nombreuses autres heures de marche sous un soleil harassant, nous l’aidâmes à décharger son chariot et à empiler ses sacs dans son écurie. Puis, une fois fait, il nous invita de nouveau à passer la nuit sur la paille de ses boxes.
— C’est gentil à vous mais nous allons continuer notre route, déclinai-je aussitôt, sans même demander son avis à Nyann. Si Merrine se trouve dans les montagnes, nous avons encore quelques heures de jour devant nous pour la trouver. Ce serait dommage de les gaspiller.
A peine eus-je fini de parler que le regard de Thar glissa sur mon ami. Je compris alors que mon avis ne comptait pas à ses yeux et que, pour lui, c’était à l’homme de prendre la décision finale. Je sentis la moutarde me monter vivement au nez, mais me contentai de grincer des dents en me retenant de lui exprimer le fin fond de ma pensée.
— Nous allons faire comme ma compagne l’a dit, c’est une très bonne idée, confirma Nyann.
— Comme vous voudrez, répondit Thar en nous laissant seuls dans la rue pour rentrer chez lui.
Nous récupérâmes nos sacs posés au sol et prîmes la direction de la sortie.
Avant de me mettre en marche, je ne pus m’empêcher de regarder en arrière, là où se tenait auparavant l’auberge de Siam et Reddi. A son ancien emplacement, il n’y avait plus que des tas de débris brûlés, dont les habitants ne s’étaient pas encore occupés. Mon cœur se serra en imaginant revoir la silhouette généreuse et le sourire avenant de Siam, debout sur le palier de ma chambre, comme à chaque fois qu’elle venait me réveiller. J’avais encore du mal à réaliser que sa mort ne remontait qu’à huit semaines.
Arrachée à mes souvenirs par l’interpellation de Nyann, déjà arrivé près des portes nord du village, je me dépêchai de reprendre pied dans l’instant présent et de le rejoindre.
Il nous fallut sans doute moins d’une demi-heure pour arriver au pied des montagnes, à leurs chemins quasi inexistants et escarpés et à sa végétation luxuriante. Nous allions devoir crapahuter au milieu des arbres et des fourrés en nous fiant à notre seul instinct. J’espérais que celui de Nyann était bon, parce que je doutais sérieusement des capacités du mien, émoussé par ma vie douillette de citadine.
Mon compagnon de voyage partit en tête sans une once d’hésitation ; je le suivis avec bien moins de motivation, alors que c’était moi qui avait eu l’idée de nous atteler à la recherche de Merrine sans même nous octroyer une bonne nuit de repos au préalable.
Alors que nous crapahutions au milieu des pins et des sapins, toujours plus haut, fouillant les moindre recoins qui auraient pu servir de campement, mes pensées s’égarèrent facilement, remontant le temps jusqu’au jour où nous avions quitté Ilaïc et Dalyn.
Comme prévu, nous avions repris la route le jour suivant la mort du mercenaire. Nyann et le guérisseur avaient laissé son corps près du village, assez proche pour qu’on le retrouve facilement, mais assez loin pour que nous ayons le temps de lever le camp avant que ce soit le cas.
Puisque les nomades poursuivaient leur route vers l’ouest, nous avions fait un bout de chemin ensemble, prolongeant le plaisir de leur compagnie d’une journée presque entière. J’en avais profité pour tenter de dérider Ilaïc, essayer une approche amicale. J’avais cru n’être parvenue à rien, jusqu’au moment de nous quitter. Pendant que Dalyn et Nyann échangeaient une poignée de main et des dernières paroles, la nomade m’avait offert l’un de ses couteaux.
— Je croyais que j’étais trop inexpérimentée pour avoir le droit d’utiliser une arme, avais-je dit.
Ilaïc avait un peu penché la tête sur le côté, repoussé ses cheveux détachés derrière son oreille d’un air pensif, puis avait répondu :
— Je suis certaine que ton ami ne verra aucun inconvénient à t’apprendre à t’en servir. Après tout, il t’a bien appris à te défendre, non ?
— Comment tu le sais ? m’étais-je étonnée.
Ilaïc avait alors émis son premier rire depuis notre rencontre à l’auberge crasseuse. Un rire qui avait illuminé tout son visage, comme il le faisait aussi chez Alicia.
— Je n’avais qu’un doute, que tu viens de confirmer. Lui et toi, vous avez une relation plutôt … étrange. C’est la première fois que je vois des gens comme vous sur cette île. C’est peut-être un bon présage.
J’avais alors accepté le couteau qu’elle m’offrait, une arme à la lame immaculée et au manche de bois magnifiquement travaillé, sculpté de volutes de feuilles et de fleurs volumineuses. On aurait dit un objet d’apparat plutôt qu’une arme réellement dangereuse. Pourtant, quand j’avais passé la pulpe de mon doigt sur le fil de la lame, j’avais senti son tranchant.
— Il est magnifique. Je te remercie.
— Garde-le toujours sur toi, c’est une arme d’excellente manufacture. Je ne doute pas qu’elle saura te sortir de certaines situations.
Elle s’était ensuite rapprochée de moi pour me murmurer à l’oreille :
— Et si un jour tu estimes que tu mérites un peu plus de liberté, cherche les nomades, ils sauront ce que signifie le couteau.
J’aurais aimé continuer notre échange en la cuisinant sur ces mystérieuses indications, mais Ilaïc s’était rapidement effacée pour laisser la place à Dalyn qui m’avait à son tour fait ses adieux, non sans oublier de m’adresser quelques recommandations de guérisseur.
Je repensais longuement à chaque bref instants passés avec Ilaïc, mélangeant parfois mes souvenirs d’elle avec ceux d’Alicia, lorsque je vis soudainement Nyann s’accroupir pour observer le sol de près. Je ne pris conscience qu’à ce moment-là que nous avions atterris sur une espèce de vieille route pavée quasiment invisible à cause des hautes mauvaises herbes qui la cachaient. Elle semblait serpenter sur les flancs de la montagne, s’enfonçant de plus en plus à travers les arbres.
Je regardai derrière moi ; la végétation avait tellement envahie ce vieux chemin qu’il était sans doute impossible de le trouver si on ne tombait pas dessus par le plus grand des hasards.
Je revins à Nyann et m’abaissai à côté de lui, passant mes mains sur les vieilles pierres recouvertes de mousses et usées, éclatées par le temps.
— Cette chaussée mène où ? demandai-je à mon ami, curieuse de savoir quels secrets pouvait détenir ce massif montagneux.
Nyann se releva, le regard troublé, et me répondit :
— Je l’ignore. Aucune de nos cartes ne fait mention d’une route traversant les Montagnes Rougeoyantes.
Je suivis la direction de son regard. Ses yeux semblaient vouloir percer la barrière végétale qui empêchait de progresser plus avant sur le chemin au bout de quelques mètres. Un enchevêtrement d’arbres aux troncs épais et de buissons épineux rendaient impossible de continuer sur cet itinéraire. Il aurait fallut contourner l’obstacle jusqu’à une trouée plus praticable, avant de chercher à tomber de nouveau sur la route aux pierres abîmées.
— On ne pave pas un chemin de cette manière pour aller nulle part, dis-je alors. Il y a forcément quelque chose au bout. Peut-être qu’en cherchant sur des cartes plus anciennes que celles que vous utilisez actuellement, tu pourrais trouver quelque chose.
Je sentais l’intérêt et la curiosité suinter par tous les pores de la peau de Nyann. Il mourait d’envie de suivre la route pavée et de découvrir ce qu’il se cachait au bout. Je comprenais ce qu’il ressentait ; moi-même, certainement dans une moindre mesure, j’étais intriguée par notre découverte et avide de connaître où elle menait.
Mais nous n’étions pas là pour ça.
— Remettons-nous en route, décidai-je alors d’une voix forte pour arracher mon ami à sa fascination. Il ne doit pas nous rester beaucoup de temps avant de devoir nous arrêter et j’aimerais que nous le fassions dans un coin où nous serons en sécurité, à défaut d’être confortable.
Nyann inspira profondément, visiblement déçu de ne pouvoir assouvir sa curiosité.
— Tu sais, si tu ne trouves rien dans vos archives, rien ne t’empêche de revenir un jour pour découvrir ce que cache la montagne, tentai-je de le consoler alors que nous nous remettions en route, grimpant sur le flanc de la montagne en nous aidant des branches basses et des rochers. Tu seras peut-être ainsi le tout premier archéologue de Cinq-Iles, qui sait !
Nyann me rattrapa et se mit à ma hauteur, m’offrant par là la possibilité de voir son visage plissé par une intense réflexion.
— Quelque chose te perturbe ? demandai-je.
— Je repense à ce que tu m’as dit quand nous avons quitté Nashda, à notre discussion sur le passé et les fouilles que les tiens ont faits pour en apprendre plus sur le leur. Morann n’a peut-être pas tort dans le fond.
Je sourcillai de surprise.
— Tu crois que le Livre du culte a raison ?
— Bien sûr que non, ne sois pas absurde ! se défendit-il aussitôt. Je dis juste qu’essayer de connaître et de comprendre nos ancêtres peut-être intéressant. Mon oncle n’est peut-être pas dans le faux quand il estime que nous devons nous intéresser au passé.
Nyann marqua une pause avant de reprendre :
— Sais-tu que l’histoire de mon peuple ne remonte pas à plus de huit cents ans ?
— C’est impossible ! m’exclamai-je aussitôt. Vous avez certainement dû évoluer de la même manière que nous, et dans mon monde, on estime que l’Homme a plusieurs milliers d’années d’existence. Pourquoi vous n’en auriez que huit cents ?
A moins que … L’idée ne m’avait jamais effleurée jusqu’ici mais, était-il possible que les humains de Cinq-Iles soient originaires de la Terre ? Après tout, nos légendes parlaient bien de magie et de créatures fantastiques, comme celles qui vivaient ici. Venaient-ils tous de mon monde ? Avaient-ils subis un exode massif ?
— A ton avis, cette route, quel âge peut-elle bien avoir ?
Je revins à l’instant présent lorsque Nyann formula sa question.
— Aucune idée. Pour moi, l’archéologie n’est pas vraiment une passion. Je n’en connais que les bases les plus élémentaires, ce qu’on nous enseigne à l’école. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’elle avait vraiment l’air très vieille.
Notre discussion à ce sujet s’arrêta là et ce fut dans le silence le plus profond que nous poursuivîmes nos recherches.
Cela faisait près de trois jours que nous crapahutions à travers la montagne quand nous finîmes par trouver des traces signalant que quelqu’un vivait bien dans le massif. Dans une grotte, nous découvrîmes un campement, dont le feu de camp était éteint et froid, mais le matériel laissé là était encore en excellent état, signe que leur propriétaire se trouvait encore ici peu de temps auparavant. Malheureusement, il était dressé pour trois personnes, peu de chances donc que nous soyons enfin tombés sur la piste de Merrine.
Nous ressortîmes de la grotte plus abattus que ravis par notre découverte. Un rayon de soleil qui perça entre les branches des arbres m’éblouit un instant et je dus me protéger les yeux avec ma main. J’étirai ensuite ma nuque et bougeai les épaules pour me débarrasser de cette continuelle sensation de raideur. Toujours en vain.
A côté de moi, Nyann s’était assis pour se soulager un instant du poids de son sac et en profita pour boire un peu. Je repensai alors à ma propre gourde quasi vide et au dernier point d’eau que nous avions croisés au tout début de notre arrivée dans les montagnes. Il nous fallait trouver rapidement de quoi boire si nous ne voulions pas finir déshydratés. Dommage que le soleil ne se décidait pas à faire un peu de place au nuages et à la pluie, cela nous aurait bien servi pour une fois.
Nyann se releva assez rapidement et nous reprîmes notre route, la motivation et l’envie ayant totalement désertés nos corps fourbus.
Je n’aurais jamais imaginé que trouver Merrine aurait été aussi compliqué, ni que des montagnes pouvaient paraître à ce point interminables. Je regrettais sincèrement de ne pas avoir plutôt soumis l’idée de camper à Dorca, jusqu’à ce que l’ensorceleuse daigne revenir de sa retraite. Au moins, dans la plaine, nous aurions bu et mangé sans soucis, sans compter les nuits plus reposantes auxquelles nous aurions pu prétendre. Ici, nous ne dormions que d’un œil, continuellement dans la crainte qu’un éboulement ne nous ensevelisse, comme cela avait bien failli être le cas lors de notre première nuit. Même Nyann commençait à vouloir rebrousser chemin. Je le sentais à la manière dont parfois il se mettait à soupirer ou à regarder en arrière d’un air fatigué. Je ne lui en voulais pas ; j’étais dans le même état d’esprit.
Je percutai soudain mon ami, que je suivais scrupuleusement depuis notre départ de la grotte, m’arrachant brusquement à mes pensées.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je.
Je me décalai d’un pas sur le côté pour voir ce qu’il regardait et sentis un grand frisson me dégringoler le dos quand je compris pourquoi il s’était stoppé de manière si inattendue.
Devant nous, la forêt était coupée en deux par une zone entièrement brûlée, comme si on avait pris un lance-flamme géant et tirée au hasard. C’était impressionnant.
Et effrayant.
Nyann repartit alors en direction d’un petit monticule, à peu près au centre de la zone morte. Je lui emboîtai le pas.
C’était trois corps calcinés. Impossible pour moi de me tromper, je revoyais encore parfois dans mes cauchemars les malheureux qui avaient péris dans l’incendie de Dorca.
— Qu’est-ce qui s’est passé ici ? lâchai-je dans un souffle, sans pouvoir arracher mon regard du trio de malchanceux.
Nyann s’accroupit auprès des corps et les tâta prudemment.
— Ils sont froids, déclara-t-il en se relevant. Ils sont morts depuis longtemps.
— Comment c’est possible ? m’exclamai-je en désignant la forêt luxuriante qui reprenait à quelques mètres de nous. Toute la forêt aurait dû brûler !
— Il a sans doute plu.
J’étais sceptique.
Le campement que nous avions trouvé un peu plus tôt appartenaient certainement à ceux qui avaient péris par le feu, et l’état dans lequel nous l’avions trouvé ne trahissait pas un abandon de longue date. Hors, la dernière pluie remontait à plusieurs jours, bien avant la date probablement estimée de la mort des brûlés.
Nyann fit signe de repartir, inconscient de mes réflexions, et nous reprîmes nos recherches. Maintenant, je craignais que nous ne soyons arrivés trop tard et que, ce qui était arrivé à ces pauvres bougres ne soit aussi arrivé à Merrine.
Quelques heures de marche plus tard, nous finîmes enfin par atteindre un plateau, croisant même une fine rivière qui dévalait d’entre les monts. Nous n’attendîmes pas une seconde de plus pour nous désaltérer tout notre soûl et refaire le plein d’eau.
— Je propose que nous suivions la rivière, proposa Nyann en se redressant et me montrant le cours d’eau qui serpentait entre les rochers et les touffes d’herbes.
Je n’avais pas vraiment d’avis sur la direction à prendre alors j’acquiesçai sans un mot, trop occupée à m’étirer pour me débarrasser de l’étrange et désagréable sensation d’étroitesse qui ne cessait de s’accentuer de jour en jour.
En suivant l’idée de Nyann, nous restâmes sur le plateau, entourés par les pics enneigés et majestueux du massif. Et avec un réel bonheur. Le fait de ne plus avoir à se casser les chevilles sur des montées parfois abruptes étaient tellement reposant que nous reprîmes mêmes nos discussions animés d’avant l’arrivée dans les montagnes.
Nous avions repris depuis peu notre jeu de devinette à trois indices lorsque Nyann m’indiqua de la main une grotte que nous avions failli rater, puisqu’elle se trouvait en hauteur, juste derrière un promontoire.
— Vérifions avant de continuer, décida mon compagnon.
— Alors, je ne sais pas pour toi, mais moi en tout cas, je n’ai jamais appris à voler !
Je réussis à dérider Nyann, signe que notre humeur s’améliorait vraiment. Malgré ma remarque, je le suivis lorsqu’il commença à grimper, glissant prudemment mes pieds et mes mains aux endroits exacts où il avait posé les siens juste avant. Il me guida avec bien plus de patience que je n’en aurais jamais eu et, grâce à ses conseils, nous atteignîmes rapidement le promontoire.
Au début, la grotte ne fut qu’un tunnel large, assombri par la lumière déclinante de la fin de journée. Mais, au bout de quelques pas, nous eûmes la surprise de découvrir une bifurcation et, au terme de celle-ci, la lueur orangée caractéristique d’un feu.
Je sentis mon cœur se gonfler de joie à l’idée que nous avions peut-être enfin atteint notre but. Je pressai le pas.
Mais lorsque j’atteignis la fin du tunnel et l’entrée de la caverne, je pilai brusquement, stoppée dans mon élan par la découverte de l’occupant.
La créature endormie qui était étalée sur le sol possédait quatre énormes pattes griffues, une longue queue enroulée sur elle-même, et deux imposantes ailes de cuirs étalés autour de son immense poitrail bercée par le rythme de sa respiration.
Derrière moi, Nyann prit une brusque inspiration puis m’attrapa par le coude.
— Recule tout doucement, m’intima-t-il à voix très basse.
Je n’obéis pas, trop fascinée par le dragon aux écailles dorées qui dormait à quelques pas de moi. Pour une espèce censée avoir disparu, je trouvais ce représentant plutôt bien portant.
— Myriam !
L’interpellation impérieuse de Nyann, pourtant émise dans un chuchotement, dut être trop forte.
Le dragon s‘éveilla et ouvrit des yeux rouge sombres qui brillaient comme des rubis sous la lumière des flammes, figeant mon sang dans mes veines. Derrière moi, j’entendis le son de la lame que fit l’épée de Nyann quand il la sortit de son fourreau. Une voix caverneuse, imposante, se glissa alors entre les méandres de mon cerveau.
— J’avais perdu espoir, fille d’ailleurs. Mais te voilà enfin de retour.
Je clignai des yeux une fois.
Puis deux.
Et trois.
Un frisson me dégringola le long du dos lorsque je compris.
— Merrine ?!
Chapitre 18
— Oui, c’est bien moi.
A ma droite, Nyann avança d’un pas, épée en avant. Son regard décidé ne m’annonça rien qui vaille alors, plus par prudence qu’autre chose, je levai mon bras pour lui barrer la route et le retenir près de moi.
— Merrine ? Je ne la vois pas. Où est-elle ? demanda-t-il d’un ton pressant.
Il scruta la caverne d’un œil vif, sans laisser son regard trop longtemps loin du dragon, toujours calmement installé au sol.
— Elle est juste là ! m’exclamai-je, confuse à cause de sa question.
Nyann observa à nouveau la caverne dans tous les sens, sans paraître comprendre que le dragon qui nous regardait maintenant avec beaucoup d’intérêt était la femme que nous recherchions.
— Il ne m’entend pas, intervint alors la voix de la créature alors que cette dernière se redressait légèrement, étendant son large cou jusqu’à monter ses yeux à hauteur de nos têtes.
Si le dragon se trouvait à plusieurs pas de nous, son corps était tellement imposant - j’aurais dit dans les six ou huit mètres de long - que même de loin, le voir mettre sa gueule à notre niveau était effrayant. Il aurait pu nous avaler en moins de deux secondes si l’envie lui en avait pris.
— Quoi ? Comment ça ? lâchai-je, sans vraiment me rendre compte que j’engageais de fait une discussion avec un machin de la taille d’un poids-lourd.
— Comment quoi ? répéta Nyann, l’air encore plus perdu que moi. Je n’ai rien dit !
— Ce n’est pas à toi que je parle, c’est à Merrine ! lui dis-je, exaspérée, en roulant des yeux.
Le regard de Nyann fut sans équivoque : il me prenait pour une maboule.
— Il n’y a personne d’autre que nous ici ! Enfin, à part le …
Il ne termina pas sa phrase. Il préféra regarder la créature magique d’un œil nouveau : un peu perdu et complètement affolé.
Voilà, comme ça, nous étions deux !
— Le dragon est Merrine ! confirmai-je d’un ton fort, un brin paniquée par cette découverte qui passait difficilement.
— C’est … Mais tu as dit que nous cherchions une femme, contra-t-il en retour, ses yeux noisettes emplis d’interrogations stupéfaites.
— Parce que c’était une femme quand je l’ai rencontré il y a deux mois !
Nyann ne répondit pas, trop occupé à enregistrer l’information sans doute, et laissa ainsi tout le loisir au dragon d’intervenir :
— Et j’aurais volontiers repris ma forme humaine pour vous éviter tous ces chambardements émotionnels, mais malheureusement, je suis trop faible pour cela. Vous allez devoir vous contenter de ma réelle apparence.
Je cessai de faire face à mon ami pour tourner en direction de la créature - de Merrine, donc. Son corps étincelait telle une immense statue d’or malgré la pénombre de la caverne que les torches peinaient à repousser, et ses immenses yeux rouge sombre, aux pupilles semblables à celles des chats, brillaient comme des pierres précieuses : j’arrivais à reconnaître l’ensorceleuse sous cette apparence, sans vraiment comprendre comment. Peut-être grâce à ses iris, dont la teinte n’avait pas changé ? Ou bien à ses écailles qui rappelaient le blond de son cheveu sous sa forme humaine ?
— Je ne comprends pas, fit alors Nyann. Le dragon te parle ?
— Merrine nous parle à tous les deux, en fait. Mais apparemment, toi tu ne l’entends pas. Enfin, c’est ce qu’elle m’a dit. D’ailleurs, comment c’est possible ? demandai-je à la dragonne.
— Lorsque je parle, vois-tu ma bouche bouger ?
Elle soulignait une évidence. Effectivement, sa gueule ne faisait aucun mouvement. Et pourtant, je l’entendais. J’étais perplexe.
— Nous les dragons, ne communiquons pas de la même manière que les humains. Nous projetons nos pensées vers ceux avec qui nous voulons échanger. Dans ton cas, tu es réceptive donc tu m’entends. Mais ton ami a l’esprit complètement fermé alors mes pensées ne l’atteignent pas.
J’avais besoin de m’asseoir. Vite.
Heureusement, une pierre plate toute proche offrait une possibilité d’assise non-négligeable. Je titubai jusqu’à elle, abandonnant Nyann à l’entrée du tunnel, et me laissai tomber sur la roche dur. Mon fessier ne me remercia pas.
— Je vais avoir besoin d’un peu de temps pour … digérer … accepter … ce que vous êtes en train de me dire.
— Je comprends. Prends tout le temps que tu jugeras nécessaire.
Je lâchai ensuite une longue et lourde expiration, mains sur les cuisses et buste penchée en avant. J’avais la tête qui tournait. Je n’avais jamais fait de crises d’angoisses de ma vie mais j’estimais que la première était probablement sur le point de voir le jour.
Comment était-ce possible ? Comment un dragon, représentant d’une espèce censé avoir disparue depuis des dizaines d’années et rejetée, voire peut-être persécutée, par les hommes de ce monde, pouvait-il rester là à nous parler avec un calme olympien ? Pourquoi ne nous chassait-il pas, juste histoire de se protéger, alors que Nyann tenait toujours son arme et qu’il ne semblait pas vraiment sur le point de s’en séparer ? Et comment est-ce que l’ensorceleuse humaine, adorée par les habitants de Dorca depuis des années, pouvait être cette immense créature ?
Mes interrogations tournèrent en boucle dans ma tête, jusqu’à ce que je finisse par accepter la réalité des choses et que je comprenne que le seul moyen d’avoir des réponses était de demander à la principale intéressée. Après tout, elle semblait toute disposée à discuter. Et puis, elle restait la seule personne qui était susceptible de m’en apprendre un peu plus sur les raisons de mon voyage jusqu’à Cinq-Iles.
Alors que je me décidais à interroger la dragonne, Nyann finit par bouger. Prudemment, sans lâcher la créature du regard, il vint jusqu’à moi et s’installa à son tour sur la pierre, gardant son épée à porter de main. J’imaginais que c’était sa manière à lui de se rassurer. Difficile d’effacer toute une vie de de terreur au sujet d’un ennemi ancestral.
— C’est le collier qui te permet de le comprendre ? me demanda-t-il.
— D’après elle, non. Ce serait seulement une question d’ouverture d’esprit. Les dragons semblent communiquer en envoyant leurs pensées vers la personne qui doit entendre ; ensuite, cela dépend du destinataire : soit il accepte, soit il refuse. Dans ton cas, c’est la seconde réponse.
— Il me suffirait donc d’accepter de parler avec lui - enfin, elle - pour l’entendre ?
Je regardai Merrine pour avoir confirmation. Elle agita délicatement sa tête de bas en haut. Même Nyann comprit ce signe universel.
Il lâcha un souffle brusque, sa seule main de libre serrant fortement la pierre, puis ferma les yeux pour se concentrer. Je l’entendis même marmonner :
— Ouvre ton esprit. Accepte sa parole. Elle ne t’a pas encore brûlé vif, c’est bon signe, non ?
Un petit rire m’échappa. Comme en écho, un espèce de craquement, à peine perceptible, résonna entre les parois de la caverne. La queue enroulée de la dragonne sembla se resserrer. J’espérais que la grotte n’était pas sur le point de s’écrouler.
— En attendant que Nyann trouve comment ouvrir son esprit, est-ce que vous pouvez commencer à répondre aux dizaines de questions que nous aimerions vous poser ?
— Bien entendu. Mais avant cela, j’aimerais au moins connaître vos noms.
— Moi, c’est Myriam. Et mon compagnon s’appelle Nyann.
— Enchantée de faire votre connaissance. Et de faire véritablement ta rencontre Myriam. J’aurais aimé que cela se fasse plus tôt.
Comme si cela la fatiguait de tenir sa tête trop longtemps, elle choisit cet instant de notre échange pour de nouveau poser sa tête au sol, entre ses pattes. Je vis un frisson secouer aussi ses ailes, comme si elle agitait des muscles endormis. Cela me rappela qu’elle avait annoncé ne pas être en forme.
— Vous avez dit tout à l’heure, vous sentir trop faible pour reprendre une apparence humaine. Que vouliez-vous dire par là ?
Merrine lâcha un soupir.
— J’ai été attaquée et blessée il y a quelques jours. Je suis mourante. De fait, ma magie ne m’obéit plus autant que je le voudrais. Et me métamorphoser en humaine me demande un contrôle total, sans compter que le poison agirait plus vite si je devais revêtir l’apparence des hommes.
— Blessée ? m’étonnai-je. Comment peut-on parvenir à vous faire du mal ?
J’accentuai mon étonnement avec un geste de la main en direction de son corps imposant et recouvert d’écailles de la taille de ma paume. Elle semblait inatteignable. Indestructible.
— Des chasseurs de dragons ont réussi à m’acculer. Cela faisait plusieurs lunes qu’ils me pourchassaient et leur acharnement a fini par payer. L’une de leurs flèches a réussi à m’atteindre alors que je me trouvais sous ma forme humaine.
Sur ces mots, elle leva son aile gauche, révélant un morceau de chair dorée à nue, là où aurait dû se trouver une écaille. Une plaie de plusieurs centimètres de diamètre suintait d’un liquide blanchâtre qui n’augurait effectivement rien de bon.
— Ils avaient recouverts la pointe de leur flèche d’un poison, sans doute pour s’assurer que je me relève pas. Ainsi, même si je parvenais à leur échapper malgré ma blessure, il pouvait toujours espérer retrouver mon corps.
La dragonne ferma les yeux un moment, affaiblie. Mon cœur se serra en la voyant accepter sa fin avec autant de sérénité. J’ignorais si elle le prenait aussi bien parce qu’elle était un dragon ou tout simplement parce qu’elle était elle.
— Ces chasseurs de dragons, ils n’étaient pas trois par hasard ? Fit soudain Nyann d’une voix dure, les sourcils froncés, preuve qu’il comprenait enfin notre conversation. Vous vous êtes vengée, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Mais au moment même où je m’insurgeai, outrée par son accusation, je me souvins des trois corps carbonisés découverts dans la forêt.
— Ton ami a raison Myriam. Je suppose que vous les avez vu au cours de votre ascension. Mais, contrairement à ce que vous pourriez penser, je ne me suis pas vengée. Mon espèce n’est pas de ce genre-là.
— Pourquoi les avoir brûlé dans ce cas ? exigea de savoir Nyann.
— La blessure m’a affaibli pendant quelques instants, ils en ont profité pour me dérober ce qu’ils convoitaient avec tant d’acharnement. Quand j’ai repris le dessus, le poison faisait déjà effet et je n’avais plus la maîtrise totale de mon corps, ni de ma magie. Je voulais seulement les empêcher de partir, mais mon feu ne m’a pas obéi aussi bien que je l’aurais voulu et je les ai tué. J’en suis profondément navrée.
La voix de Merrine était empreinte d’une telle tristesse que je ne pouvais que la croire. Mon compagnon, lui, restait hermétique, le visage froissé par la colère. Je posai ma main sur la sienne pour le calmer un peu.
— Accordons-lui le bénéfice du doute, lui dis-je. Après tout, elle ne nous a rien fait alors que nous sommes des êtres humains et que, d’après ce que j’ai pu comprendre, c’est bien l’une des rares fois où un dragon peut communiquer calmement avec des représentants de notre espèce. Elle aurait eut toute légitimité de nous tuer dès qu’elle nous a vu, rien que pour se préserver.
Mon raisonnement sembla faire effet. Le visage de Nyann se dérida un peu et il me pressa la main pour me faire comprendre qu’il me faisait confiance. Je pris ensuite un peu de temps pour mettre de l’ordre dans mes idées et décider par quelle question poursuivre. La plus évidente semblait être un bon point de départ.
Je glissai ma seule main de libre sous le col de ma robe et dévoilai le collier. Le médaillon était exactement de la même couleur que les écailles de Merrine.
— C’est vous qui l’avez créé, n’est-ce pas ? Le médaillon a été taillée dans l’une de vos écailles.
— Effectivement, confirma-t-elle. Sans cela, tu n’aurais jamais pu faire le long voyage qui a été le tien.
Trop de question se bousculèrent dans mon esprit. Comment connaissait-elle l’existence de mon monde ? Pourquoi avoir créer un bijou capable d’un tel prodige ? En quoi l’écaille était importante pour ce voyage ? J’ignorais à laquelle donner la priorité.
— Je vois bien que tu es perdue, reprit la dragonne. Tu as trop de questions et, si vous êtes arrivés jusqu’à moi, c’est qu’au moins une petite partie d’entre elles ont trouvé réponses. Mais pas toutes, et tu as besoin d’être éclairée. Si vous commenciez par me dire comment tu m’as retrouvée ? Quand je t’ai vu partir après l’incendie, j’ai cru que tout espoir était perdue et que jamais nous nous reverrions.
— Je n’aurais pas dû quitter Dorca, n’est-ce pas ? devinai-je.
— Disons plutôt que ce n’était pas ainsi que j’imaginais les événements se dérouler. Mais je ne sais pas tout et, le fait que tu sois ici en face de moi finalement, peut signifier que tout se passe comme cela devrait l’être.
Mon cœur s’emballa. Son discours faisait naître un peu de peur en moi. Elle semblait sous-entendre qu’elle m’attendait, qu’elle savait quelque chose. Mais quoi ?
Toute à la pagaille qui s’agitait dans mon cerveau, Nyann dut s’occuper de raconter notre aventure. Il lui expliqua pourquoi j’avais quitté Dorca pour la capitale, et comment nous avions retrouvé sa trace ainsi que celle du collier dans les écrits d’un magicien décédé. Il ne mentionna aucune de nos mésaventures, aucune des attaques que j’avais essuyé, que ce soit avant ou après mon départ du village. Pourtant, en écoutant Nyann parler et à la lueur des nouvelles informations offertes par Merrine, je voyais se dessiner une nouvelle vision des diverses agressions dont j’avais été la victime. Notamment celles qui s’étaient déroulés à Dorca.
— Les chasseurs de dragons qui vous ont blessé, demandai-je brusquement, interrompant Nyann avant la fin de son récit. Ils n’étaient pas six à la base ?
— Si, s’étonna Merrine. Comment le sais-tu ?
Je me tournai vers Nyann, toute excitée parce que je comprenais enfin ce qu’il s’était passé. Il sourcilla de surprise.
— Les types qui s’en sont pris à moi à Dorca quand nous nous sommes rencontrés, ils étaient six, expliquai-je un peu précipitamment, emballée par ma découverte. L’un d’eux à péri dans l’incendie du village, deux autres nous ont suivi jusqu’à Paset où nous avons perdus leurs traces. C’étaient les chasseurs qui poursuivaient Merrine ! Quand ils ont vu mon collier, ils ont compris que c’était une écaille de dragon et ils ont voulu me le voler. C’était tout ce qu’ils voulaient ! Enfin non, ils voulaient aussi le…
Je me tournai vers Merrine en me souvenant brusquement de l’œuf qu’elle avait confié à Siam et dont j’avais pris soin jusqu’à son retour de la forêt. Je m’étais demandé ce que l’ensorceleuse pouvait bien faire avec ce drôle d’œuf, et pourquoi elle semblait vouloir en prendre grand soin, comme l’avaient attestés ses recommandations et la manière dont elle avait pris garde à le conserver au chaud dans un besace ensorcelée. Les réponses à ces questions commençaient à prendre forme, sans que je n’ai besoin que je les formule.
D’un geste rapide, je balayai la caverne du regard. Mais je n’aperçus aucun éclat mauve. Du moins, jusqu’à ce que Merrine déroule légèrement sa queue, comme si elle devinait la teneur de mes pensées, et qu’elle mette ainsi à jour le sommet d’une forme arrondie et violet sombre qu’elle gardait au centre de la circonvolution.
— Vous allez avoir un bébé, dis-je dans un souffle abasourdi.
Je sentis Nyann se tendre pour voir ce que je regardais.
— Mais vous allez …, repris-je ensuite en tournant de nouveau mon attention sur Merrine. Qu’est-ce qu’il va devenir quand vous ne serez plus là ?
— C’est pour cela que je t’ai fait venir.
— Quoi ?
— C’est toi qui t’occuperas d’elle quand je serais morte. C’est de toi dont elle aura besoin.
J’en restai coite. Avais-je bien entendu ? La dragonne était-elle sérieuse ? Apparemment oui, si j’en jugeais à son air sérieux.
La panique commença à monter en moi, mais je tentai de la juguler pour parler d’un ton posé :
— Je suis humaine, je ne peux pas m’occuper de votre bébé. Il vous faut un dragon pour ça.
— C’est toi qu’il me faut, s’entêta Merrine. C’est ainsi que cela doit se passer.
Je levai les mains au ciel, énervée par ma propre impuissance et son entêtement. Puis, je me tournai vers Nyann, hargneuse.
— Et toi, tu ne peux pas m’aider à la raisonner ?
Il semblait prendre la nouvelle bien que mieux que je le faisais. En tout cas, il conservait tout son calme, se contentant de regarder Merrine et l’œuf partiellement découvert, les bras croisés et avec plus d’intérêt que de crainte.
— Nous sommes venus jusqu’ici pour découvrir pourquoi on t’avait arraché à ton monde et fait venir dans le nôtre. Et c’est exactement ce qu’elle est en train de faire.
Bon, je ne pouvais clairement rien attendre de ce côté-là. Je me mis donc de nouveau face à Merrine, me levant pour donner plus de poids à mes paroles.
— Mais enfin, pourquoi vouloir aller chercher un humain dans un autre univers ? Il y a tout ce qu’il vous faut ici ! Vous ne pouviez pas juste choisir un cinq-ilien et …
Je m’interrompis moi-même, interpellée par la bêtise de ce que j’étais en train de dire.
— Oui bon d’accord, c’est vrai que les gens d’ici seraient plus enclin à transformer votre œuf en omelette.
Même pour moi, l’image était un peu gore. Je secouai la tête pour la faire disparaître avant de reprendre :
— Ce que je veux dire, c’est que je ne peux pas vous aider. Si je suis venue jusqu’ici, c’est pour que vous m’expliquiez comment rentrer chez moi.
Il y eut un silence, pendant lequel Merrine déroula un peu plus sa queue et dévoila l’œuf jusqu’à la moitié. Je jouais alors de nouveau des épaules pour me débarrasser d’une nouvelle sensation d’étroitesse, me sentant comme à l’exigu dans ma propre peau. Le futur bébé dragon s’agita, secouant vivement son œuf qui ne tomba pas, seulement parce que la queue de Merrine le gardait sous bonne garde.
— Je suis navrée mais je peux pas t’aider à ce propos.
— Comment ça ? C’est bien vous qui m’avez fait venir, non ?
— Effectivement, c’est bien ma magie qui t’a fait venir.
— Alors vous pouvez me renvoyer !
— Non, je ne peux plus. Comme je l’ai dit plus tôt, ma blessure ne me permet pas d’être au maximum de mon potentiel. Dans mon état actuel, tenter de te renvoyer chez toi serait mettre ta vie en péril. Je m’y refuse.
La nouvelle me coupa les jambes. Heureusement, le rocher se trouvait juste derrière. Je me trouvais de nouveau assise dessus.
— Je suis coincée ici ?
— Jusqu’à ce qu’elle soit assez grande pour te ramener, nuança Merrine en tournant la tête vers son œuf.
— Ca prendra combien de temps ?
— Quelques années, tout au plus.
J’étais dévastée. Je n’arrivais à penser à rien d’autre qu’à l’avenir qui m’attendait, incertain, flou. Peut-être dangereux, si tout continuait comme cela avait commencé. Empli de menaces de morts et d’attaques en tous genres.
Abattue, je baissai la tête.
— Pourquoi moi ? geignis-je, au bord des larmes, sentant la main de Nyann serrer la mienne en un geste de consolation.
Merrine s’agita un peu, comme pour gagner du temps, avant de me répondre :
— Je t’ai vu.
Je fronçai des sourcils, peu sûre d’avoir vraiment compris ce qu’elle voulait dire par là.
— Comment ça, vous m’avez vu ?
Merrine s’agita de nouveau. Les muscles de son dos roulèrent et ses ailes battirent légèrement, créant un souffle dans la caverne. Puis, elle se décida à être plus expansive.
— En de très rares occasions, les membres de mon espèce peuvent avoir un aperçu de l’avenir, nous confia-t-elle dans un soupir, preuve de sa réticence à l’idée d’aborder le sujet. C’est ce qu’il m’est arrivé. Je t’ai vu, dans quelques années, près d’une dragonne aux écailles mauves et au regard d’or. Votre lien était fort, puissant. Votre entente, parfaite. Je vous ai entendu parler, échanger sur ce que vous aviez vécu. Vous m’avez mentionné, moi, la mère de cette dragonne. Vous avez mentionné tes origines. J’ai alors compris ce que je devais faire.
De nouveau, un silence. Le temps pour moi de digérer l’information.
Des créatures douées de prémonition. Il ne manquait plus que ça. De quelles autres prodiges les dragons étaient-ils donc capables ? Je coulai un regard sur Nyann qui semblait rester imperméable à tout ce qu’il se passait dans la caverne. Mais je savais que c’était impossible : tout son univers, tout ce qu’il croyait savoir sur les dragons était en train de fondre comme neige au soleil. Personne ne pouvait rester insensible face à ce genre de chamboulement.
— Vous voulez dire que je suis destinée à prendre soin de votre petit ?
Merrine cligna des yeux.
— C’est une façon de voir les choses. Mais, rien ne t’y oblige véritablement. Si l’envie t’en prenait, après ma mort, tu pourrais très bien lui ôter la vie. Ou laisser quelqu’un de ce monde le faire.
Je frissonnai rien qu’à cette perspective. Je pouvais vivre avec l’idée d’avoir rendu les coups que l’on m’avait asséné, mais tuer ou même laisser mourir une vie innocente et sans défense ? Jamais. Impossible.
Sans compter que ce serait me tirer une balle dans le pied. En dehors de la créature en devenir, qui d’autre pourrait me ramener chez moi après la disparition de Merrine ?
Je reportai mon regard sur l’œuf. Les torches donnaient un petit effet irisé à sa coquille, le rendant presque magique. Je me levai ensuite et m’en approchai. Merrine ôta alors totalement sa queue protectrice, me permettant de m’approcher au plus près possible. Il n’avait pas changé depuis la dernière fois que je l’avais vu.
— Comment avez-vous fait pour doter le collier du pouvoir de voyager entre nos deux mondes ? demanda Nyann, alors que j’avançais une main pour toucher l’œuf.
Au contact, la coquille violette était chaude. Elle s’agita d’ailleurs, comme dérangée par mon toucher. J’enlevai alors ma main et m’étirai, à nouveau assaillie par cette drôle de sensation.
— Le collier forme un lien avec moi, je ne lui ai pas donné spécifiquement ce pouvoir. Comme il est fait à partir d’une écaille de mon propre corps, il donne accès à son porteur à la totalité des mes propres capacités.
— Vous êtes donc capable de voyager entre les mondes ? m’étonnai-je en revenant m’asseoir. Mais comment vous l’avez su ? Vous êtes déjà venue ?
— Pas moi, non. Mais il y a plusieurs siècles de cela, l’un des nôtre a voyagé par erreur jusqu’à ton monde. C’est ainsi que nous avons appris son existence. Il avait même ramené un homme avec lui à son retour, c’est aussi comme ça que j’ai su que je pouvais te permettre de venir, sans danger.
Apprendre qu’un de mes congénères - même s’il était mort depuis belle lurette - avait vécu la même aventure que moi me laissa perplexe pendant un bref instant. Je me demandais si quelque part, il existait une trace écrite du voyage et de la rencontre extraordinaires qu’il avait fait. Certainement, car je ne voyais pas comment on pouvait garder une telle expérience sous silence.
— Cet homme est-il resté vivre sur Cinq-Iles ? demandai-je alors. Ou le dragon l’a ramené chez lui ?
— Il est retourné dans son monde. Nafhr, le dragon qui l’avait ramené sur Cinq-Iles sans le vouloir, n’a pas eu d’autre choix que de raccompagner l’homme sur sa terre natale.
— Ah bon ? Pourquoi ?
Merrine bailla ostensiblement, faisant presque trembler les parois de la caverne. Elle ne répondit pas à ma question et annonça plutôt :
— Mes jeunes amis, je suis navrée mais vos autres interrogations vont devoir attendre. Je suis épuisée, il me faut dormir.
— Vous n’allez pas mourir maintenant ? m’exclamai-je, sentant poindre un début de panique à cette seule idée.
Merrine émit un petit rire.
— Non Myriam, ce n’est pas pour aujourd’hui, je te rassure. Je vais seulement me reposer un peu. Pendant ce temps, n’hésitez pas à prendre vos aises dans la caverne si vous le souhaitez. Installez-vous, prenez vous aussi un peu de repos, je ne doute pas que vous en ayez besoin. Nous aurons tout le temps de reprendre cette formidable discussion à mon réveil.
Ses paupières s’abaissèrent à peine eut-elle terminée sa phrase. En quelques secondes, le son de sa respiration profonde envahit la caverne, comme le bruit d’une brise légère.
Avec Nyann, nous échangeâmes un regard. Il y avait tant à dire, à discuter, à partager. Mais Merrine avait raison, nous étions épuisés. Il y avait eu trop d’émotions au cours de cette journée.
— Faisons comme elle a dit, proposa Nyann. Mangeons un peu et allons dormir.
Il se leva et je le suivis jusqu’à un petit espace dans la caverne, à hauteur de la queue de Merrine qui s’était de nouveau enroulée autour de l’œuf pour le cacher. Nous nous installâmes en silence, chacun perdu dans ses pensées. Nous aurions bien assez le temps à notre réveil, une fois tout cela digéré, pour en parler.
Chapitre 19
Au cours de la nuit, Merrine avait déroulé sa queue. L’œuf, désormais privé de son habituelle protection maternelle, tenait debout seul. Du moins, quand il n’était pas secoué par son occupant.
Je l’observai depuis mon réveil, quelques instants plus tôt. Même en l’ayant sous les yeux, preuve que tout ce qui s’était passé la veille n’avait pas été un rêve, je n’arrivais toujours pas à accepter ce qu’on attendait de moi. Cela me semblait trop. Trop de responsabilité, trop de danger, trop d’inconnu, trop de… tout, en fait. Je n’étais qu’une humaine, à peine adulte. J’aurais déjà bien été en peine de m’occuper d’un bébé de ma propre espèce, alors celui d’un dragon !
Refusant de laisser de nouveau la place à des pensées moroses, je décidai de me lever. Merrine dormait encore - elle se trouvait toujours parmi nous, comme l’attestait son poitrail qui se soulevait à intervalles réguliers - et Nyann avait quitté la grotte peu de temps après que j’avais ouvert les yeux, pour s’entraîner à l’extérieur. Après avoir avalé une tasse de thé froid et un morceau de pain rassis, je le rejoignis.
— Tu vois un inconvénient au fait de laisser un peu de place à une camarade de jeu ? lui dis-je pour annoncer ma présence, une fois sur le promontoire.
Nyann cessa de frapper le vide de son épée, un peu essoufflé, pour m’inviter à le rejoindre d’un signe de la tête. Il déposa son arme près de l’entrée de la grotte et entrepris de continuer mon entraînement.
Sans vantardise, j’apprenais vite. Il fallait croire que la marche intensive, combinée à un régime alimentaire sain avait débarrassé mon corps de tout ce qui l’alourdissait d’ordinaire et m’empêchait de briller en cours d’EPS. Si mon prof de sport m’avait vu, il aurait cru halluciner en me voyant aussi agile et volontaire en seulement quelques semaines de pratique. J’étais très loin d’être au niveau de Nyann, bien entendu, mais je savais qu’à la prochaine agression que je subirais, je serais en mesure de me défendre correctement.
Enfin, si je n’étais pas de nouveau tétanisée par la peur.
— Que penses-tu de toute cette histoire ? interrogeai-je Nyann au bout d’un long moment passé à échanger des coups en silence.
Il ne répondit pas tout de suite. Il choisit d’abord de tester mes réflexes en visant mon visage, puis en utilisant son autre poing pour tenter d’atteindre mon estomac en traître. Je parai les deux, même si ce fut de justesse et avec bien moins de grâce que lorsque c’était lui qui le faisait.
— J’ai encore du mal à l’accepter, répondit-il ensuite. Toute ma vie, j’ai été persuadé que tout le monde disait vrai en racontant que les dragons étaient des animaux sauvages extrêmement dangereux, animés par la seule ambition de détruire tout ce qu’ils voyaient. Pourtant, Merrine est la preuve qu’ils sont bien différents de nos histoires.
Trop concentrée sur ses paroles, je ne vis pas son pied qui se tendit pour me tacler. Je m’écroulai lamentablement et douloureusement au sol, avant de me redresser et de me mettre à nouveau en garde.
— Je te remercies d’avoir été aussi ouvert d’esprit. A ta place, j’ignore si j’aurais réussi à donner sa chance à Merrine, surtout au vu de ce que l’on t’a raconté depuis ta naissance.
— Ce n’est pas comme si je l’avais vraiment décidé, m’expliqua-t-il. Tu as bien vu quelle taille elle fait ? Tu crois vraiment que j’aurais pu lui faire le moindre mal avec mon épée ?
— Pourquoi l’as-tu brandi à notre arrivée dans ce cas ? m’étonnai-je en tendant le bras pour attraper le poignet de Nyann - en vain.
— Je comptais te donner le temps de t’enfuir dans le cas où elle se serait montrée menaçante.
Je fus touchée de l’attention. Mais aussi furieuse qu’il n’ait pensé qu’à cette solution suicidaire.
— Une chance pour nous qu’elle était la personne que nous recherchions alors. T’es au courant que tu serais mort dans cette caverne si les dragons avaient été comme tu le croyais ?
Nyann se glissa brusquement dans mon dos et me ceintura, me prenant par surprise puisque c’était la première fois qu’il s’essayait à cet exercice. Je tentai de lui écraser fortement l’un des pieds et balançai ma tête en arrière pour lui administrer un coup de boule. Il évita facilement les deux avant de revenir me faire face et de me féliciter de mes choix de défense. Puis, il reprit le cours de notre conversation :
— Je comptais sur ma taille et ma rapidité pour quitter la caverne sans me faire blesser, une fois que tu aurais été en sécurité. Je te rappelle que je t’accompagne pour te protéger. Si j’étais rentré chez moi après t’avoir laissé mourir, quelle image ma famille aurait-elle eu de moi ? Qu’aurais-je pensé de moi jusqu’à la fin de mes jours ? Je n’ai jamais été un lâche, et je ne compte pas le devenir un jour, quelles qu’en soient les raisons.
Il y eut de nouveau un instant de silence qui dura certainement plusieurs minutes, pendant lequel nous continuâmes à échanger coups et tentatives de mises à terre. Puis je finis par lui poser la question qui me tracassait :
— A ton avis, que devrais-je faire ?
Nyann lâcha un petit rire médusé.
— Je ne pense pas que ce soit à moi de prendre cette décision. C’est toi que Merrine a été cherché dans un autre monde, toi qu’elle a vu dans sa vision et encore à toi qu’elle demande l’inconcevable. Tu es la seule à même de pouvoir décider.
— Tu ne m’es pas d’une grande aide là, tu le sais ?
Nyann lâche un soupir en s’arrêtant momentanément d’essayer de me mettre hors d’état de nuire.
— Tout ce que je peux te dire, c’est que si tu acceptes la tâche qu’elle souhaite te confier, ta vie va devenir très compliquée. Toi et moi sommes les deux seuls personnes à connaître la vérité - ou au moins une partie - sur ce que sont réellement les dragons alors, à moins que tu ne décides de rester dans cette caverne pour élever ce petit, tu vas devoir te préparer à subir bien des désagréments.
Il avait raison, bien entendu. Mais je n’avais pas encore songé à cette évidence, alors même que je savais déjà que je ne ferais aucun mal au petit dragon. Ce n’était qu’un bébé qui était sur le point de voir le jour et dont la mère se préparait déjà à mourir, ne comptant que sur moi pour prendre le relais.
Nous mîmes fin à notre séance d’entraînement alors que j’en étais là de mes pensées, et retournâmes dans la grotte pour récupérer de quoi nous débarrasser de notre sueur et de notre poussière. La rivière qui serpentait sur le plateau menait à un lac, visible un peu plus loin et scintillant sous les rayons du soleil. Il nous offrait un excellent point d’eau où nous rafraîchir.
Toujours étendue de tout son long dans la caverne, Merrine était réveillée, sa queue avait retrouvé sa place autour de l’œuf, mais ses écailles semblaient s’être ternies pendant le peu de temps que nous avions passé à l’extérieur.
— Vous ne semblez pas en forme, dis-je en m’approchant d’elle, me mettant à hauteur de son museau.
— Sans doute parce que c’est le cas. Mes forces me quittent, je le sens. Il ne me reste plus beaucoup de temps.
Je frottai mes mains, gênée et indécise.
— J’imagine que vous n’avez pas changé d’avis ?
— A propos de ma décision de te confier la vie et l’éducation de mon dragonneau après mon trépas ? Effectivement, non, je n’ai pas changé d’avis.
C’était bien ce que je pensais.
En vrai, si j’étais parfaitement honnête avec moi-même, ma décision était déjà prise. Quoi que je décide, Merrine était condamnée, et je ne pouvais pas, en mon âme et conscience, laisser à l’abandon un être innocent. Sans compter que, en fin de compte, ce dragonneau était ma seule chance de pouvoir rentrer un jour chez moi. J’avais déjà passé un trimestre sur Cinq-Iles, cela s’était passé sans trop de désagréments et j’avais un point de chute à Nashda, gracieusement offert par Orun, ce qui me permettrait d’être un peu plus à l’abri qu’en restant sur les routes.
Même si ce n’était pas l’idéal, rester plus longtemps sur ce monde était une solution viable.
— Quelques années vous avez dit, avant que votre bébé atteigne l’âge où il pourra me ramener chez moi, c’est bien ça ?
— C’est ce que j’ai dit. D’ici un an, deux tout au plus, elle pourra te renvoyer dans ton monde.
Je m’étais attendue à ce qu’elle m’annonce plutôt une attente de près d’une dizaine d’années, c’était donc une heureuse surprise.
— Dans si peu de temps ? m’étonnai-je.
— Les dragons ne grandissent pas à la même vitesse que les humains. Bien que nous vivions bien plus longtemps que les hommes, nous atteignons l’âge adulte bien avant aussi. Tu ne devras t’occuper d’elle que jusqu’à ce qu’elle soit en mesure de se protéger elle-même des hommes, et de rejoindre ceux de son espèce.
Je sourcillai. A cause de tout ce que j’avais entendu dire, je pensais que Merrine était la dernière de sa race.
— Il y a d’autres dragons ?
Je vis Nyann se rapprocher de nous, l’air profondément intéressé par la question.
— Oui, nous sommes encore quelques uns.
Une pensée censée m’effleura alors.
— Pourquoi ne pas confier le dragonneau à son père alors ? Il doit bien se trouver quelque part !
Le rire de Merrine, bas et grave, résonna dans toute la caverne.
— Le mode de reproduction et la façon de vivre des dragons ne ressemblent pas aux vôtres. Elle n’a pas de père. Juste moi.
Incrédulité et désappointement firent leur apparition. Puis, je relevai enfin le détail qu’elle n’avait cessé de me donner depuis le début, sans que je ne m’y attarde.
— Vous n’arrêtez pas dire "elle" en parlant de votre petit. Pourquoi ?
— Certainement parce que c’est une fille.
Logique. J’imaginais qu’elle le savait grâce à sa vision.
— Je suis de nouveau fatiguée, m’apprit-elle en papillonnant des yeux. Je vais me reposer encore un peu.
J’échangeai un regard avec Nyann. Merrine était restée éveillée moins d’une demi-heure. Ce n’était vraiment pas bon signe qu’elle fatigue aussi vite.
— On vous laisse dormir dans ce cas. Nous allons jusqu’au lac pour nous laver, nous reviendrons juste après.
Merrine ne répondit pas, déjà repartie dans les bras de Morphée, alors nous récupérâmes nos affaire et nous éclipsâmes. Avant de quitter la caverne, je glissai un coup d’œil sur l’œuf.
Ma décision était prise, j’en étais à présent sûre : j’élèverais le dragonneau qui attendait encore patiemment de sortir de sa coquille.
Maintenant, j’espérais juste que Merrine tiendrait le coup suffisamment longtemps pour que je puisse en apprendre assez sur son espèce, afin de remplir au mieux ma tâche.
Le lac était une immensité d’un bleu si pure que j’hésitais un moment avant de m’y glisser. Cela laissa tout le loisir à Nyann de sauter sans tergiverser, troublant ainsi le calme des eaux. Il disparut dans un concert d’éclaboussure, avant de réapparaître au bout de quelques secondes en s’ébrouant, dans un immense éclat de rire.
— Du coup, je te laisse te laver en premier, lui dis-je.
Il accepta d’un signe de tête et je m’éloignai de quelques pas pour lui laisser un peu d’intimité. J’attendis qu’il ait terminé en m’installant derrière un gros rocher, allongée dans l’herbe pour profiter des rayons du soleil. D’après mes estimations, nous approchions de la fin de l’été, je tentais donc d’emmagasiner le plus de chaleur possible avant l’arrivée de la saison froide de ce monde, dont j’ignorais tout des rigueur.
Nyann m’appela assez vite pour me signaler qu’il avait fini. Quand je revins sur les rives du lac, il était déjà hors de l’eau. Je lui indiquai de la main où je m’étais posée, un endroit parfait pour se faire sécher au soleil. J’expédiai ensuite ma propre toilette, voulant profiter du lac pour nettoyer ma robe, mais sans passer trop de temps loin de la grotte. J’étais consciente que Merrine s’affaiblissait d’heure en heure et je ne voulais pas restée éloignée d’elle plus de temps que nécessaire. J’estimais qu’elle avait le droit de ne pas être seule au moment où elle s’éteindrait.
Quand je fus propre à mon tour, je retournai auprès de Nyann.
— Nous pouvons retourner à la grotte, déclarai-je.
Sans ouvrir les yeux, il me demanda :
— Tu ne veux pas sécher d’abord ?
— Pas besoin, je me suis changée.
Interpellé, il ouvrit alors un œil. Puis les deux, quand il vit que je portais mes vêtements terriens. Il me scruta de la tête aux pieds.
— Ces vêtements sont plus surprenant encore lorsque tu les portes.
Je tirai sur le tissu de mon débardeur que j’avais toujours porté plus ample qu’exigée par la mode à cause de mes rondeurs. Dorénavant, il paraissait un poil trop grand, et même mon jean aurait mérité une ceinture pour éviter de glisser. Je ne prenais conscience que maintenant que j’avais sans doute perdu le poids que ma mère s’était acharné à essayer de me faire perdre pendant des mois, quand je m’étais arrondie quelques années auparavant, perturbée par la relation mourante de mes parents et n’arrivant à trouver du réconfort que dans les sucreries.
— Ils n’ont rien d’extravagant par chez moi, dis-je. Et je crois me souvenir qu’Ilaïc portait un peu le même style mais en plus seyant.
— Ilaïc n’avait pas autant de …
Il désigna son torse pour finir sa phrase sans employer le mot pensé, qui semblait le mettre mal à l’aise.
— Décolleté ? terminai-je pour lui. D’habitude, ce n’est pas mon cas non plus, mais j’ai perdu du poids depuis que je suis arrivée, du coup, mon débardeur est devenu un peu large.
Il haussa des sourcils puis se releva en me demandant :
— Pourquoi avoir remis les vêtements de chez toi ?
— Pourquoi pas ? Après tout, nous ne sommes pas prêts de croiser qui que ce soit ici, et c’est la seule tenue de rechange qu’il me reste en attendant que ma robe sèche.
Il attendit ensuite que nous ayons quitté le lac et fait quelque pas avant de me confier :
— Je crois que cette tenue te va bien. En tout cas, je te préfères avec ces vêtements. Sans doute parce que tu t’y sens plus à l’aise.
Je le remerciai d’un sourire. J’appréciais le compliment.
Nous étions à mi-chemin de la grotte lorsque je pris conscience que mon collier, et plus particulièrement le médaillon, commençait à devenir froid. C’était bien la première fois depuis que je le possédais. Je me rappelai alors qu’il faisait encore partie intégrante de Merrine, reliée à elle par la magie, et j’eus un mauvais pressentiment.
Poussés par ma peur, nous parcourûmes la reste du chemin au pas de course.
Dans la caverne, la dragonne n’avait pas bougé depuis notre départ et le son de sa respiration était sifflante, inquiétante. Sa tête reposait sur le sol, elle d’ordinaire nichée entre ses pattes avant. Je me précipitai à ses côtés.
— Merrine ! Est-ce qu’on peut faire quoi que ce soit pour vous aider ?
Elle ne répondit pas, se contentant de bouger sa queue mollement, découvrant entièrement son œuf. Il s’agitait violemment et des bruits de craquement résonnaient entre les parois : il était sur le point d’éclore.
J’étais partagée entre mon envie d’assister à la naissance du dragonneau, et le devoir que je ressentais envers Merrine de ne pas la délaisser. Nyann était déjà près de l’œuf, même s’il restait à bonne distance, et se préparait à assister à son éclosion avec fascination.
— Merrine ? répétai-je.
Elle souleva une paupière avec difficulté. Sa respiration se fit hiératique.
— Je pensais avoir plus de temps … Pardonne-moi de t’en avoir dit si peu …
Elle prit une profonde inspiration apparemment douloureuse puis poursuivit :
— J’ai encore une chose importante à te confier … C’était dans ma vision … J’ignore si c’est important mais … au cas où ce serait le cas … Tu dois retrouver la princesse disparue …
Je fronçai des sourcils, peu sûre d’avoir bien entendu.
— Une princesse ? Quelle princesse ?
Merrine ne répondit pas. Pire, elle avait refermé ses yeux. J’eus un instant de panique et empoignai mon médaillon, à peine tiède. Je sentais la vie la quitter par le biais de ce morceau d’écaille que je possédais. C’était une expérience bouleversante.
— Myriam ! m’appela alors Nyann d’un ton pressant.
Je me détournai de la dragonne pour le voir m’intimer de le rejoindre d’un geste de la main. Je me relevai et courus jusqu’à l’œuf, dont la coquille se lézardait dans tous les sens. Je me laissai tomber à genoux au moment où le chapeau se désolidarisa du reste. Aussitôt, deux cornes mauves apparurent, poussant le morceau de coquille. Puis, avec un violent coup, une patte antérieure fit voler un autre éclat. En moins de dix secondes, le dragonneau fit craquer entièrement son œuf, éparpillant les restes tout autour de lui.
Et soudain, la sensation d’oppression omniprésente que je subissais depuis des jours disparut, remplacée par une forme de soulagement, de libération. Dans un frisson, je compris que cette sensation ne m’avait jamais appartenue.
J’entendis Nyann lâcher une exclamation abasourdie lorsque le dragonneau se redressa, enfin libéré de sa cage. Il tourna en rond deux ou trois fois avant de s’immobiliser face à moi et de plonger son regard dans le mien.
Il avait les yeux aussi dorés que les écailles de sa mère. Son corps, contrairement à ce à quoi je m’attendais, n’était pas recouvert des mêmes écailles que Merrine mais d’une épaisse fourrure mauve, identique à la couleur qu’avait son œuf. Sur sa tête, deux minuscules cornes pointaient entre ses oreilles en triangle, et sa gueule était déjà dotée de crocs acérés. Ses ailes étaient collés à son abdomen, encore recouvertes de la substance gluante qui le recouvrait de partout. Sa queue de cuir, presque aussi longue que son corps, se terminait en flèche.
Je ne me rendis pas compte du temps qui passait alors que nous nous contemplions l’une l’autre. Nous étions toutes entières à notre fascination, à notre découverte de celle qui était en face de nous.
De celle qui avait été partie intégrante de nous pendant tout ce temps, sans que l’on s’en rende compte.
Je comprenais enfin que je la sentais en moi depuis des semaines, sans savoir que toutes les bizarreries que j’avais ressenties depuis mon arrivée n’avaient jamais été miennes, mais siennes. Je pouvais sentir sa surprise et sa peur en expérimentant pour la première fois les sensations hors de l’œuf, comme si je naissais moi-même une seconde fois. C’était grisant.
Ce fut Nyann qui me ramena à l’instant présent. D’un regard, il me désigna Merrine. Je me retournai rapidement. Elle avait réussi à se déplacer légèrement, suffisamment pour voir sa fille naître. Elle avait rouvert les yeux et couvait son enfant du regard.
Le dragonneau trottina maladroitement jusqu’à elle, venant frotter son museau contre celui de sa mère. Une unique larme coula des yeux de Merrine alors que, dans son ultime souffle, elle eut la force de nommer sa petite :
— Kimophelia.
Pour notre retour, nous avions décidé de prendre le même chemin qu’à l’aller. C’était ce qui nous avait semblé le plus prudent, étant donné que ni Nyann, ni moi ne connaissions suffisamment les montagnes pour pouvoir tenter un autre itinéraire sans danger.
Nous avions quitté la grotte rapidement après que Merrine se soit éteinte, peu désireux de rester dans ce qui serait dorénavant son tombeau. J’avais laissé Nyann se charger de sortir nos affaires de la caverne pendant que j’étais restée me recueillir un instant près de la dragonne. Kimophelia était restée avec moi, prostrée près de sa mère, comme si elle avait déjà compris ce qu’il s’était passé. Grâce à notre étrange lien, elle avait semblé ressentir mon chagrin, créant ainsi le sien en écho, et en retour, j’avais pu comprendre qu’elle était perdue. Elle n’avait pas compris ce qu’il se passait, et je n’avais pas jugé bon de le lui expliquer. De toute manière, je n’étais même pas sûre qu’elle puisse me déjà me comprendre.
Derrière Merrine, dans un renfoncement de la caverne que son imposant corps de dragon nous avait caché, nous avions découverts toutes les affaires humaines qu’elle avait entassé là avant d’être blessée. Nous avions trouvé entre autres un couchage, des vêtements de rechange, de quoi manger et se réchauffer et quelques affaires qu’il ne m’avait pas semblé nécessaire d’emporter pour une retraite dans les montagnes. J’en avais déduit que c’était sans doute les objets que Merrine, sous son identité de magicienne, s’était préparée à ensorceler pour soulager la vie quotidienne des habitants du village.
Parmi tous ces objets, j’étais tombée sur la besace dans laquelle j’avais promené l’œuf de Kimophelia quand il était en ma possession. Je l’avais récupéré, jugeant qu’il serait pratique pour transporter le dragonneau qui faisait à peu près la même taille que son œuf pour le moment. Il n’avait plus sa fonction de chauffage interne cependant, puisque à la mort de Merrine, il avait perdu ses vertus magiques, comme certainement tout le reste des affaires qu’elle avait ensorcelé.
Troublée par mes souvenirs, j’effleurai des doigts mon collier désormais froid alors que je suivais Nyann à travers le plateau où on avait trouvé l’antre de Merrine, nous rapprochant peu à peu des montagnes que nous allions devoir redescendre. Si les sorts de Merrine n’étaient plus actifs, qu’en était-il de mon collier ?
— Nyann ! interpellai-je alors mon compagnon qui marchait deux pas devant. Est-ce que je parle toujours ta langue ?
Il se retourna, surpris.
— Bien entendu. Pourquoi cette question ?
Je lâchai un soupir de soulagement.
— Je pensais qu’il avait perdu ses pouvoirs, comme tous les autres objets créés par Merrine.
Nyann s’arrêta un instant. Kimophelia, que je portais dans la sacoche, en profita pour glisser un œil curieux vers l’extérieur.
— Je ne pense pas que ton collier perdra ses pouvoirs dans l’immédiat. Certes, comme l’a dit Merrine, tu ne pourras pas te servir des dons propres aux dragons maintenant qu’elle n’est plus là, mais son écaille reste un réservoir phénoménal de magie qui devrait suffire à alimenter les sorts . Pourquoi crois-tu que la guilde des chasseurs de dragons existe encore, alors que mon peuple estime que l’espèce s’est éteinte il y a presque un siècle ?
— Je ne m’étais pas vraiment posé la question, avouai-je.
Nyann entreprit alors de m’expliquer :
— Nous savons tous que les restes de dragons conservent la magie, même après leur mort. Les chasseurs de dragons se sont alors mis à en faire un trafic intensif, permettant ainsi à leur guilde de survivre dans le temps. Aujourd’hui encore, ils parcourent Cinq-Iles à la recherche de ses reliques, même si elles se font de plus en plus rare puisqu’ils ont sans doute déjà plus ou moins tout ramassé.
Je coulai un regard en arrière, vers la grotte où nous avions laissé Merrine en l’état, incapable que nous étions de lui offrir une sépulture - si tant était que cela faisait partie de la culture des dragons.
— Nous devrions peut-être sceller la caverne dans ce cas, non ? Pour que les chasseurs de dragons ne profanent pas sa dépouille.
— Je ne crois pas que ce soit nécessaire. Qui viendrait jusqu’ici ? Sans compter qu’il faudrait avoir l’idée de grimper jusqu’au promontoire. Je pense que Merrine est en sécurité.
Je décidai de le croire sur parole.
Nous reprîmes notre route. Dans le sac, Kimophelia s’agita brusquement. Je glissai un coup d’œil à l’intérieur et eus la surprise de constater qu’elle s’installait pour dormir, s’enroulant sur elle-même. Avant de fermer les yeux, elle croisa mon regard. Je sentis qu’elle se sentait en sécurité avec moi.
J’espérais de tout mon cœur qu’elle avait raison.
Épilogue
La porte claqua violemment derrière l’intendant, un homme aux cheveux aussi blonds que les blés. Ses bottes en cuir à talons épais résonnaient entre les murs du château aux pierres sombres alors qu’il remontait le couloir vers sa destination. Il coula un regard vers les fenêtres. En contrebas, il pouvait apercevoir les ouvriers qui s’activaient à poursuivre la construction du nouveau palais royal d’Evy.
Arrivé devant les hautes et épaisses portes du bureau du roi, il frappa deux coups secs et attendit. Au bout de quelques instant, la voix basse et rauque du souverain l’invita à entrer. Il inspira profondément pour se donner du courage, puis se faufila rapidement entre les battants.
Il pénétra dans un bureau richement décoré. Devant lui, un imposant bureau encombrés de document en tous genres occupait principalement l’espace. Un siège à haut dossier l’accompagnait et des multitudes d’étagères en bois et de meubles vitrés terminaient d’habiller les murs. Derrière le bureau, une immense vitre en ogive aux carreaux de losanges colorés donnaient sur la cour intérieur du château où un jardin luxuriant s’épanouissait en toute impunité.
Et regardant à travers cette vitre, les mains croisés dans le dos, l’homme le plus puissant du pays.
L’intendant s’inclina brièvement avant de se relever et d’annoncer :
— Un pigeon vient d’arriver. Le maître de guilde nous informe que le poison a été administré sans problèmes au prince Issa. Cependant, l’autre contrat a pris du retard. Le mercenaire qui devait se charger du prince Nyann est mort avant d’avoir pu l’honorer. Le maître de guilde ajoute qu’il a déjà un autre homme sur l’affaire.
La nouvelle causa un long et profond soupir contrarié chez le roi.
— Répondez-lui en lui rappelant que le prince Nyann doit mourir en premier. Si le prince Issa devait trépasser avant son frère cadet, le roi Fitz augmenterait la sécurité autour de son fils survivant. Cela contrecarrerait mes plans. Que le mercenaire honore son contrat avant que le prince Nyann soit de retour à Nashda. C’est impératif.
— C’est compris, votre majesté, je vais envoyer un pigeon de ce pas au maître de guilde. Par ailleurs, nous avons aussi reçus des nouvelles de Liponimus.
Le roi se retourna à cette annonce.
Le visage ridé par le temps, les cheveux épais et blancs, le regard bleu glacial, il possédait encore les traces d’une beauté fanée et affichait le port altier de celui qui a du pouvoir et qui le sait. Les mains toujours jointes dans son dos étiraient son manteau de velours verts sombre déboutonné, découvrant ainsi une chemise à jabot d’un blanc immaculé. Sur sa tête était posée une couronne en or épaisse et haute de trois pouces, aussi imposante que la présence de son possesseur.
— Le message vient de l’intendance du palais de Sélidam, poursuivit l’intendant. Vous êtes cordialement convié au couronnement de la future impératrice Louria.
Le sourire qui étira les lèvres fines du roi aurait donné des sueurs froides à n’importe qui. L’intendant ne fit pas exception à la règle, mis il se garda bien de le montrer.
— Quelle joie, déclara alors avec ironie le souverain, en contournant son bureau pour se rendre près de la bibliothèque la plus proche de la fenêtre, emplie de livres et de parchemins traitant du passé de Cinq-Iles. Répondez-leur que le mage Machil s’y rendra pour me représenter.
L’intendant inclina la tête en signe d’accord. La décision ne le surprenait pas, il savait déjà qu’il allait répondre ainsi. Le souverain de Micone ne sortait plus de son royaume depuis des années, laissant les obligations externes liées à sa fonction à son mage.
— Et pour ce qui est de la mort de l’empereur ? Où en est l’enquête ? interrogea ensuite le roi.
— Nous n’avons pas de nouvelles pour le moment, votre majesté.
— Parfait. Je ne doute pas que cette affreuse chute de cheval sera considérée comme un malheureux accident.
Un nouveau sourire étira la bouche du roi, arrachant encre une fois un frisson à son intendant. Puis, il ajouta :
— Si c’est tout, vous pouvez disposer.
L’intendant s’inclina devant son souverain puis sortit de la pièce. Une fois dans le couloir, il lâcha le souffle qu’il avait retenu tout le long de son entrevue avec son roi. Comme à chaque fois, il eut une pensée pour son prédécesseur, disparu dans des circonstances troublantes, et ferma les yeux en souhaitant ardemment n’avoir commis aucune erreur qui le condamnerait à subir le même sort.
Puis, une fois remit de ses émotions, il prit la direction du pigeonnier. Tout le long du chemin, il ne cessa de penser que, plus le temps passait, et plus il avait hâte de voir le prince Norias atteindre sa majorité et pouvoir enfin remplacer son père.
Si tant était que le jeune homme parvenait à rester en vie jusque là.
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