Summary:
La nuit tombée, Jade s'élance dans les couloirs du château pour une course contre la montre. Le plus vite possible, elle arpente corridors et escaliers, à la recherche de quelque chose - ou quelqu'un. Car la jeune fille le sait : ce soir sera sa dernière chance.
– Texte ayant participé à l'AT Oiseaux de Nuit –
Image
libre de droits (Luigi Boccardo sur Unsplash)
Categories: Romance,
Tragique, drame,
Fantasy Characters: Aucun
Avertissement: Aucun
Langue: Français
Genre Narratif: Nouvelle
Challenges: Series: Oiseaux de nuit – Textes non-retenus
Chapters: 1
Completed: Oui
Word count: 3006
Read: 1585
Published: 20/08/2019
Updated: 22/08/2019
1. Chapitre unique by Seonne
Chapitre unique by Seonne
Author's Notes:
Avec un peu de retard, je me décide enfin à poster ce texte écrit pour l'AT Oiseaux de Nuit, qui n'a pas été retenu :)
Écrit sur un coup de tête, le jour de la deadline, il faut bien avouer qu'il n'avait pas beaucoup de chances !
J'espère malgré tout qu'il vous plaira... Bonne lecture !
Lorsque les derniers rayons du soir disparurent à l’horizon, Jade s’agita. Dans un soupir fatigué, elle répéta une fois de plus son rituel. Elle épousseta les plis de sa robe sombre, et secoua la tête comme pour remettre ses pensées en place. Elle sauta au pied de l’estrade sur laquelle elle se trouvait, attrapa l’un des flambeaux et l’alluma dans le brasier de la cheminée. Profitant de la faible lumière des flammes, elle se pencha face à l’unique miroir de la pièce. Le verre abîmé par le temps ne lui rendait pas son reflet le plus fidèle, mais elle savait bien qu’il s’agissait du seul à sa disposition.
Elle arrangea ses cheveux raides et pinça ses joues trop pâles. Même les lueurs chatoyantes ne parvenaient à colorer son teint grisâtre. Elle pinça les lèvres, mais s’interdit de s’apitoyer sur son sort. Elle n’avait pas le temps de se perdre en considérations esthétiques.
Elle se précipita vers l’une des portes, et colla son oreille contre le trou de la serrure. Dans le silence nocturne, seul lui parvint le bruit de sa propre respiration. Cela la surprenait presque, parfois. La légèreté du mince filet d’air qui gonflait ses poumons pouvait sembler si assourdissante, une fois la nuit tombée. Rassurée d’être seule, elle poussa lentement le battant qui s’ouvrit dans un faible grincement, semblable à une plainte étouffé. Jade resserra son châle autour de ses épaules. D’un pas décidé, elle s’avança dans le couloir sombre. Elle tourna la tête de droite à gauche, de gauche à droite, et marqua un temps d’arrêt. Il s’agirait de son dernier moment de répit, jusqu’à la fin de la nuit. Elle prit une profonde inspiration, et s’élança dans le dédale qu’était le château.
Ses doigts crispés sur les pans de sa jupe, elle courrait d’un pas léger mais hâtif. Suffisamment silencieuse pour déjouer la surveillance des gardes qui patrouillaient, suffisamment rapide pour déjouer le temps qui jouait contre elle. Ses jambes connaissaient le chemin par coeur, et c’était à peine si elle réfléchissait à l’itinéraire qu’elle empruntait. Ses pensées divaguaient, et son coeur battait à tout rompre. Elle devait se concentrer. Elle n’avait pas le droit à l’erreur. Pas ce soir.
Elle tourna une fois à droite, deux à gauche. Alors que des bruits de pas lui parvenaient de l’autre côté du corridor, elle se glissa derrière l’une des tapisseries, dans un renfoncement du mur. Le claquement des talons de deux sentinelles résonnèrent sur les dalles de pierre alors qu’ils passaient devant elle. Une main plaquée sur sa bouche, la jeune femme étouffait le moindre son susceptible de trahir sa présence. Elle ne pouvait se permettre d’être vue. Elle n’osait pas imaginer les conséquences si on la surprenait à se promener la nuit. Mais elle avait pris l’habitude de se faire plus discrète qu’un fantôme. Après tout, c’était ce qu’elle était devenue.
Quand le silence retomba sur cette aile vide du château, elle bondit hors de sa cachette et reprit sa course. Deux croisements, quelques marches, et elle se trouva au sommet d’un escalier qui liait sa prison dorée et déserte au reste du château. Ce passage était délicat, elle le savait. Plusieurs étages à descendre, et pas la moindre chance de s’éclipser si quiconque croisait son chemin. Elle s’arrêta de nouveau, et compta lentement jusqu’à dix. Si ses pieds connaissaient par coeur le labyrinthe qu’était le château, son esprit savait précisément quelle ronde inspectait chacun des couloirs et à quel moment.
La patience n’avait jamais été son fort, mais l’enjeu était trop grand pour qu’elle prenne le moindre risque. Son décompte fut achevé, elle sauta de marche en marche dans l’escalier en colimaçon, une main posée contre la colonne au centre pour ne pas perdre l’équilibre. Le contact des pierres irrégulières glaçait ses doigts. Elle se concentra sur le reste de son corps, pour ne pas laisser le froid l’envahir. Les nuits d’hiver lui avaient toujours semblé insurmontables. Mais il était hors de question de rebrousser chemin pour se réfugier face au foyer tranquille qui réchauffait sa chambre vide.
Une fois la descente terminée, elle ne perdit pas un instant et s’engagea dans les couloirs plus fréquentés du bâtiment principal. Les candélabres s’alignaient entre les tableaux, et la lumière soudainement intense lui piqua la rétine. Mais elle ignora les tâches étincellantes qui dansaient devant ses yeux et poursuivit son chemin. Sa respiration s’accéléra. Ici, elle était en danger, elle le savait. À tout instant, elle risquait de tomber face à quelque badaud qui aurait voulu se dégourdir les jambes. Une goutte de sueur perla sur son front, et elle crispa davantage ses doigts sur les plis de ses vêtements, pour empêcher ses mains de trembler. Elle se sentait fébrile, et pourtant plus déterminée que jamais.
Elle sautait d’un passage à l’autre en évitant soigneusement les grandes galeries, sans s’attarder à vérifier si elle se trouvait seule. Véloce et furtive, elle était une véritable ombre qui se faufilait entre les ténèbres nocturnes. Tout se déroulait sans accroche, et cela lui semblait presque trop beau. Plus elle se rapprochait de son objectif, plus le soulagement l’étreignait.
Et l’allégresse relâcha sa vigilance.
Il le lui restait qu’une soixantaine de mètres à parcourir. La porte était face à elle, et semblait l’appeler. Elle doubla la cadence, se moquant du martellement de ses talons qui résonnait dans le silence des coursives ensommeillées.
- Qui va là ?
Le cri parvint d’une des artères qui donnaient sur sa gauche. Épouvantée, elle sentit son coeur manquer un battement. Elle aurait voulu courir plus vite encore, mais ses jambes menaçaient de se dérober sous elle. Des pas répondirent à l’écho des siens, et se rapprochèrent à une vitesse fulgurante, accompagnés d’un vacarme qui ne pouvait être que celui d’une épée que l’on tire de son fourreau. Elle donna toutes ses forces pour échapper à celui qui devait être un des patrouilleurs, mais sa mauvaise fortune la rattrapa. En quelques secondes, l’homme se trouvait face à elle, son arme pointée dans sa direction.
- Qui va… Princesse Jade ? Comment… Qu’est-ce que…
Elle ne lui laissa pas le temps de formuler la fin de sa question. Dans sa stupeur, il avait baissé sa garde, et elle se jeta sur lui. Son coeur étouffé par les regrets, elle ferma les yeux alors qu’elle posait une main sur le front de son assaillant. Une détonation retentit, suivie par le bruit sourd du corps qui heurta le sol. Elle continua d’avancer, les paupières closes, et ne se retourna pas. Elle n’avait pas besoin de le voir pour savoir.
Elle reprit sa course et franchit les derniers mètres qui la séparaient de la porte. Son coeur était sur le point d’exploser, à mi-chemin entre l’horreur de ce qu’elle venait de faire, et la délivrance qu’elle s’attendait à ressentir. Elle ferma ses longs doigts fins sur la poignée glaciale et frissonna. De sa main libre, elle plongea sa main sous le col de sa chemise pour récupérer la clef accrochée autour de son cou. D’un coup sec, elle la décrocha du collier, et déverrouilla la porte. Cette dernière s’ouvrit sans un bruit. Le souffle court, elle s’engouffra à l’intérieur et claqua le battant derrière elle.
Il fallut quelques secondes à ses yeux pour s’habituer à la pénombre de la pièce qui tranchait avec l’éclairage des couloirs. Malgré le foyer qui crépitait dans l’âtre, la fraîcheur de la brise qui s’infiltrait entre les murs mordit sa peau sous ses épais vêtements. Mais tout cela n’avait plus d’importance.
Il était là.
Il lui tournait le dos, mais elle aurait reconnu sa silhouette entre mille. Jade se sentit défaillir. Après d’innombrables nuits de recherches passées à fouiller les moindres recoins du château, elle l’avait enfin retrouvé. Il ne semblait pas avoir changé ; comme s’ils s’étaient quittés la vieille et non une dizaine d’années auparavant. Il restait aussi immobile qu’une statue. Elle sentit une bouffée d’angoisse monter en elle. Pourquoi ne se retournait-il pas ?
- Alan ?
Il sursauta lorsque sa voix troubla le silence, et pivota vers elle. Ses yeux s’éclairèrent lorsqu’ils se posèrent sur le visage de la jeune fille.
- Tu m’as retrouvé, murmura-t-il dans un souffle avant de la prendre dans ses bras.
Elle aurait voulu prendre le temps de profiter de leurs retrouvailles, mais savait qu’ils ne pouvaient se le permettre.
- Il faut qu’on parte, murmura-t-elle avec précipitation.
- Comment ? Qu’est-ce que tu… Cela fait si longtemps, tu dois avoir tant à me raconter, et…
- Il faut qu’on parte, répéta-t-elle. Ce soir. Maintenant.
- Pourquoi ce soir ?
Elle se mordit la lèvre. La culpabilité broyait ses entrailles. Elle hésita un instant. Après tout, il méritait bien de savoir ce qu’il adviendrait de son sort. Mais elle sentit son courage s’évaporer avant que le moindre mot n’ait franchit ses lèvres. Alors elle articula un dernier mensonge.
- Ils veulent me déplacer. Si on ne s’enfuie pas, qui sait si je pourrai te revoir un jour, murmura-t-elle avec tristesse.
- Je ne… Très bien. J’imagine qu’on pourra se raconter nos dix dernières années plus tard.
Elle se força à lui accorder un rire nerveux. Sans perdre une seconde, Jade posa sa main sur la fenêtre, dont les carreaux se brisèrent par sa simple volonté. Ils dégagèrent le rebord pour ne pas se blesser, et y grimpèrent tous les deux. Main dans la main, ils restèrent immobiles au-dessus du vide quelques secondes. Elle l’attira dans ses bras pour le serrer contre elle.
- Tu es sûre de toi ?
- Plus que jamais. Il fut un temps où tu croyais davantage en mes talents que moi-même, plaisanta-t-elle.
- Je te fais confiance, coupa-t-il.
- À trois. Un… deux… trois.
Ils sautèrent. Le vent sifflait à leurs oreilles et gelait les larmes qui pointaient dans leurs yeux. Jade ferma les paupières et se concentra. Ce n’était pas compliqué. Elle l’avait déjà fait. Elle en était capable. Elle n’avait jamais cru en ses capacités, mais Alan l’avait toujours encouragée à en tirer le meilleur. À ses côtés, elle était invincible. Elle en était capable.
Lentement, leur chute se ralentit. Ils se stabilisèrent un instant avant que la jeune fille ne les amène jusqu’au sol. Ils atterrirent quelque part dans les forêts qui bordaient le château, hors des murs d’enceinte.
- On l’a fait. On l’a fait !
Le jeune homme, incrédule, se laissa tomber au sol, et rit à gorge déployée. Soulagée, Jade se joignit à lui. Un instant de frivolité alors que ses remords menaçaient de la noyer.
- Je n’arrive pas à y croire, murmura-t-il. Dix ans que… Dix ans que je suis enfermé là-haut, à attendre la nuit… À attendre la mort.
- J’ai tout tenté pour te retrouver. Je désespérais d’y arriver un jour. J’ai cru que je t’avais perdu pour toujours.
- Comment as-tu fait ?
- Ma chère soeur me rend parfois visite pour m’exposer combien la vie est belle, maintenant que je suis hors d’état de nuire, expliqua Jade, amère. Toujours de jour, pour s’assurer que je ne puisse pas me défendre. Une de ses épingles à cheveux est tombée sans qu’elle ne le remarque, une fois. J’ai forcé la serrure, et j’ai commencé mes recherches. Chaque nuit un peu plus loin, en volant quelques clefs aux gardes assoupis.
Un mensonge de plus. Les premiers temps, elle avait catégoriquement refusé l’idée même de le chercher. Elle s’était persuadée qu’elle l’avait perdu pour toujours, et s’était laissé dépérir. Puis elle s’était reprise et avait arpenté chaque rayon de la bibliothèque en quête d’un sortilège qui puisse briser leur malédiction.
Mais elle avait lamentablement échoué. Elle les avait condamnés. Alors elle s’était juré de le retrouver, avant la fin. Et le temps pressait.
- Viens dans mes bras. Dix ans que je n’ai pas touché d’être humain.
Elle obéit sans discuter. Blottie dans ses bras, elle se sentait de nouveau comme l’adolescente inconsciente qu’elle avait été. La princesse qui s’était hasardée à trop expérimenter sa magie. La sorcière qui s’était brûlé les doigts à trop jouer avec le feu.
- J’ai cru devenir fou.
- Tout est de ma faute, s’excusa-t-elle. Je n’ai jamais eu de chance de te le dire. Je m’excuse, même si cela ne suffira jamais. Je suis si désolée, je...
- Ils n’ont jamais voulu te comprendre, contredit-il. Ce n’est pas de ta faute.
- J’ai ruiné ta vie.
- Tu es la plus belle chose qui me soit arrivée. Je t’aime, Jade.
- Et regarde où cela t’a mené. Nous sommes maudits, Alan.
- Peu m’importe d’être maudit, tant que je suis à tes côtés.
Muette, elle fut incapable de lui répondre. Elle n’avait jamais eu son romantisme, ni sa passion. Dans ses sentiments, elle restait désespérément terre-à-terre.
- Je serai à tes côtés pour toujours, bredouilla-t-elle.
Elle perçut son sourire, et son coeur se serra. En omettant la vérité, elle faisait pire que lui mentir. Ils étaient bien plus maudits que le jeune homme n’en avait conscience, comme le lui rappelait douloureusement le sablier autour de son cou qui s’allégeait alors que les derniers grains quittaient l’enveloppe de verre.
Au loin, les premiers rayons du jour se dessinaient au-dessus de la cime des arbres.
- L’aube arrive. Il faut qu’on se cache, marmonna le jeune homme en se relevant.
- Ce n’est plus la peine.
- Qu’est-ce que tu racontes ? S’ils nous trouvent ici, ils nous enfermeront à nouveau, à double tour cette fois. Ta soeur comprendra tout de suite. On ne se retrouvera peut-être jamais, cette fois – et imagine…
- Fais-moi confiance. Une dernière fois. Ce n’est plus la peine de se cacher.
- Je ne comprends pas. Est-ce que… Tu as levé la malédiction ? Tu…
- Ne cherche pas à comprendre, chuchota-t-elle. Crois-moi, c’est tout. Allonge-toi avec moi. Je veux profiter d’un vrai lever de soleil à tes côtés.
Elle admira en silence tout le courage dont il fit preuve en obtempérant. Il la serra plus fort contre lui. Le regard embué de larmes de Jade se perdit dans les nuages. Elle avait refusé sa dernière chance d’être honnête avec lui. Elle acceptait d’être damnée pour l’éternité, elle acceptait le pire châtiment imaginable : les regrets. Il s’agissait du prix à payer pour qu’Alan profite d’un dernier lever de soleil paisible. Après tout ce qu’il avait enduré pour elle, il méritait mille fois plus.
Lentement, le soleil paresseux s’éleva à l’horizon. Ses rayons percèrent à travers les branches dépouillées de feuillage. Jade crispa ses doigts entre ceux d’Alan, une dernière fois.
Alors que la lumière réchauffait sa peau pâle, elle sentit ses membres se raidirent. Elle parvint à étirer ses lèvres en un sourire. Avec le temps, elle s’était habituée à la douleur. Un froid glacial s’abattit sur ses extrémités, alors qu’elles se figeaient pour toujours. Elle garda le regard fixé sur le ciel grisâtre, refusant de regarder sa peau se changer en pierre. Dix ans qu’elle se transformait, chaque matin, en cette statue qu’elle haïssait de tout son coeur. Dix ans que cette sorcière aux services de sa soeur jalouse les avait maudits, elle et son compagnon.
Elle pensait sombrer dans une mer de désespoir, pourtant, elle se sentait paisible. Elle ne sentait plus les doigts d’Alan entre les siens, mais elle ressentait toujours sa présence à ses côtés. Et cela lui suffirait bien pour le reste de l’éternité. La paralysie remontait avec une langueur placide le long de ses bras et de son tronc, comme un doux courant d’eau prêt à la submerger. Elle avait cru conjurer le sort, et les avait condamnés. Un lent et long décompte. Le dernier grain de sable s’évapora du sablier alors que ses poumons s’arrêtaient.
Pour la première fois depuis dix ans, ce fut en un sourire que son visage s’immobilisa. Pour toujours.
End Notes:
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