Onze ans. Cela fait onze ans qu'il est mort.
Onze ans qu'elle vit sans lui.
Onze ans qu'elle se réveille seule, qu'elle mange seule, qu'elle se promène seule, qu'elle parle seule.
Onze ans qu'elle continue à penser à lui à chaque instant, qu'elle s'attend presque à le voir passer la porte ramenant des légumes du jardin ou des fleurs des champs. C'est long, très long, onze ans à se reprendre, à devoir étouffer ses illusions, calmer ses espoirs. Mais face à cinquante trois ans de mariage, ces onze ans ne pèsent pas bien lourd et ne sont pas suffisants pour créer des habitudes dont elle refuse l'existence.
Onze ans, un déménagement, quatre arrière-petits-enfants, un nouveau président, un changement de monnaie : elle fait la liste de ce qu'ils n'ont pas vécu ensemble pour pouvoir en parler après. Elle n'avait jamais eu foi en une vie après la mort, mais maintenant il ne pourrait en être autrement ; elle refuse de penser qu'après avoir enduré onze ans, trois mois et vingt-deux jours sans lui, ils ne puissent pas être de nouveau réunis. Ils ont survécu à la guerre nom de nom, pourquoi devoir endurer tant de souffrance maintenant ? Pourquoi est-ce tombé sur elle ? Pourquoi est-ce à elle d'enterrer tous ceux qu'elle a connu ? Elle est maintenant la doyenne du village, celle qui a résisté aux ans, mais ne se rendent-ils pas compte, tous ces gens qui l'envient de vivre aussi longtemps, qu'elle ne vit plus depuis onze ans ? La belle affaire !
Onze ans que son esprit, son âme sont morts. Son corps tient encore parfaitement la route, même s'il montre quelques signes de faiblesse, qu'elle accueille avec joie. Chaque chute la rapproche de sa fin et donc de lui. Elle attend d'une impatience presque honteuse LA chute, celle dont elle ne pourra pas se relever, celle qui lui sera fatale.