Summary: Tom se réveille doucement d'une nuit agité. Il s'est promis, avec son colocataire de chercher du travail au lever du jour.
Mais une guerre implicite s'installe entre les deux...
Categories: Témoignages, Biographies,
Humour,
Contemporain,
Société, Textes engagés Characters: Aucun
Avertissement: Aucun
Langue: Français
Genre Narratif: Nouvelle
Challenges: Series: Aucun
Chapters: 1
Completed: Non
Word count: 4163
Read: 1486
Published: 19/12/2018
Updated: 01/01/2019
1. Chapitre 1 by Frimousse
L’histoire se déroule un matin de printemps grisâtre et morne. Le ciel était encore sombre et les oiseaux ne chantaient pas. Comment peuvent-ils chanter un lundi matin ? Ne sont-ils pas comme nous autres, à vouloir retarder le plus possible le lever douloureux en appuyant constamment sur le bouton qui repousse de cinq minutes l’infortune des travailleurs ? J’en ai l’intime conviction, les piaffes non plus n’aiment pas se lever de bonne heure. Et encore nourrir les gosses, encore chercher des brindilles parce que les petits exigent un minimum de confort, encore bouffer cette nourriture infâme sur le sol goudronneux quand les fins de mois se font difficiles, encore… et encore.
Appelons ce matin de printemps lundi. Oui, lundi, personne ne l’aime de toute façon. Le soleil se faisait encore languir et prenait tout son temps pour se lever. Petit à petit, il montrait le bout de son nez. Oh bien sûr, il retardait l’échéance au maximum, lui n’avait pas d’obligations, lui n’avait pas à se précipiter hors de son lit pour ingurgiter son café, se brosser les dents, s’habiller et partir bosser. Non, lui aimait à narguer les autres de sa désinvolture.
Peut-être que j’exagère me direz-vous. Peut-être qu’à l’instar du Soleil, étant le maître sur ce que je veux bien illuminer de mes rayons, je prends tout mon temps et ai mes propres caprices mégalomaniaques du Roi Soleil. Mais passons, car j’entends déjà lundi dire que je lui fais une mauvaise presse. Peut-être que je suis de mauvaise foi, c’est vrai, je l’admets bien volontiers. Mais tout de même, ce n’est pas un jour de la semaine que personne n’aime qui me dira ce que je peux penser de lui et comment je peux écrire sur lui. Lundi, personne ne t’aime, et tes objections n’auront que faire de mes sentiments à ton égard.
C’était un lundi matin de printemps dans la collocation où j’habitais à Strasbourg. Était-ce un lundi ou un mardi ? N’était-ce pas dimanche ? Au chômage de toute façon, tous les jours sont des lundis, il suffit de réussir à les changer soi-même.
Bref, les alarmes du matin sonnaient tous les jours depuis plusieurs mois sans aucune synchronisation. Comme des alpinistes en train de gravir la montagne de la vie adulte il y avait toujours les premiers de cordée et ceux à la traine.
Pierre, le premier colocataire était le premier de cordée. Toujours le premier levé, le premier habillé et le premier parti, c’était lui le travailleur le plus régulier de l’appartement. Il se levait quotidiennement au rythme du soleil, tandis que les deux autres, Julien et moi dormions encore à poings fermés. Alors, dans cet appartement encore endormi, il procédait au même rituel quotidien, tout comme son voisin du dessous, et du dessous du dessous probablement, et du voisin de l’autre immeuble, et du voisin du dessous de l’immeuble d’en face également.
Il devait se lever avec difficulté, comme tous les autres, prenait ses vêtements pliés la veille sur sa chaise et se dirigeait vers la salle de bain, sursautant à la sensation du carrelage froid empoignant la plante de ses pieds. Il allumait d’abord l’eau chaude et laissait ensuite glisser l’eau délicate sur sa peau comme un substitut des caresses de la personne qui partage votre lit et qui, pour vous soulager de ce réveil non désiré, vous effleure délicatement et vous embrasse nonchalamment par un réflexe amoureux inconscient. Seulement, quand le lit est froid une fois que l’on se retourne et qu’il n’y a personne pour nous soutenir et nous caresser le bras, la joue ou les cheveux, pour vous embrasser sur vos lèvres sèches, il n’y a que la douche chaude pour se soustraire à la solitude. Alors comme les autres jours, il sortait de la douche avec une certaine mélancolie, s’habillait sans grande conviction, fumait une clope et buvait un café s’il en restait de la veille et sortait de la maison en claquant la porte. Était-ce un acte de résistance ? De révolte ? Pourquoi ne fermait-il pas la porte doucement, pour ne pas faire de bruit ? Peut-être en avait-il marre d’être le seul à se lever, peut-être que par ce geste de résistance il voulait dire « moi aussi je veux dormir ! » ou bien « Quelqu’un pour me remplacer ? Pour prendre les rênes ? S’il vous plait, je fatigue ».
Mais dans le silence de la maison, personne ne lui répondait. Alors, il partait pour son travail et rejoignait ses camarades des transports en commun, de ceux à vélo, de ceux en voiture qui jalonnent les routes pour arriver à l’endroit prévu. Et alors que le monde s’agitait et s’activait, le Soleil lui, comme pour encourager les petites bêtes terrestres, mettait de la couleur dans les paysages. Un beau bleu un peu taché de blanc dans le ciel, de l’orange qui se reflète sur les vitres des immeubles, un vert délicat sur les montagnes au loin. Et un noir sombre et opaque dans ma chambre et celle de Julien dont les volets encore fermés empêchaient les moindres rayons insultants du soleil de nous réveiller.
Le premier de cordée s’en allait ainsi en claquant la porte et laissait derrière lui les indices d’un monde qui se lève tôt. Oui, les gestes du quotidien que l’on fait machinalement représentaient des présages concrets sur le monde du travail qui m’était devenu inaccessible. Une serviette humide et des gouttes d’eau sur le sol carrelé de la salle de bain, une légère odeur de cigarette qui embaume le salon quand on franchit la porte, la tasse de café ou de thé encore tiède posée sur la table à manger, sans dessous de verre qui laisse un cercle d’humidité sur la table. Pierre devait tenter de nous aider et c’est sans doute pour cela qu’il laissait trainer derrière lui avant chaque départ les indices du monde du travail qui semblait délaisser les endormis.
Comme un fil d’Ariane, il déposait derrière lui les résidus et les espoirs déchus des derniers de cordées. Il ne pouvait pas nous porter à notre place, il fallait qu’on grimpe nous-mêmes, lui ne pouvait que nous guider, que nous donner la bonne direction.
Mais les réveils ne sonnaient jamais avant onze ou douze heures, et alors que Pierre était parti tôt le matin et que je me levais en second et julien en troisième, il ne restait plus qu’une négligeable trace des indices parsemés par Pierre. De trop longues heures se sont écoulées et le fil d’Ariane s’était enfui pour y retrouver son maître qui recommencerait le lendemain, et le surlendemain dans l’espoir que ces camarades puissent le retrouver.
En ce jour de printemps gris et morne, nous avions décidé Julien et moi de synchroniser nos réveils, de mettre à l’unisson nos alarmes respectives pour nous lever dans un ballet d’enthousiasme et de bonheur.
Je m’étais encore endormi très tard dans la nuit à regarder des vidéos sur internet d’internautes qui vulgarisent la science de façon très pédagogique et convaincante et qui essaient d’expliquer aux méfiants des derniers jours, oui aujourd’hui même, pourquoi la Terre n’est pas plate. J’aimais bien ces vidéos, elles me stimulaient, et dans cette chambre où la solitude régnait parfois d’une chape de plomb, je trouvais un réconfort éphémère chez mes amis si proches et si lointains, intouchables, chimères numériques.
Alors que nous étions toujours loin derrière Pierre, les réveils se déclenchaient et le réveil était difficile aussi bien pour Julien que pour moi, et ni l’un ni l’autre n’avions envie de nous lever. Les minutes passaient et je tendais l’oreille pour être à l’affut du moindre bruit dans la chambre adjacente. Aucun son, aucun bruit, aucun mouvement. J’étais dans un dilemme insurmontable. Je savais que son réveil avait sonné tout comme le mien, vu que nous nous étions organisés comme ça.
Alors que la deuxième alarme retentissait et que je me réveillais d’un second sommeil, le doute et la suspicion s’installaient en moi : « Et s’il allait me trahir ? » me disais-je. « Et s’il me la faisait à l’envers ? » Pensait-il la même chose que moi ? Comment savoir ? Comment pouvais-je faire pour connaitre les intentions de l’autre ? Voulait-il continuer à dormir ? Voulait-il se lever ? S’était-il rendormi ? Qu’attendait-il pour toquer à ma porte ? Pourquoi ne gueule-t-il pas pour qu’on se lève ? Et s’il voulait continuer à dormir parce qu’il n’était pas bien ? Et si je me lève et que lui ne se lève pas, je serais forcément le mec pénalisé dans ce dilemene moderne du prisonnier.
Chacun dans une pièce séparée sans aucun moyen de communication et sans aucune perception auditive, il fallait soit trahir le pacte scellé la veille, soit le tenir. Comment faire confiance à l’autre ? Si l’on se lève tous les deux en même temps nous serions gagnants. Si seulement l’un de nous deux se lève, l’autre serait bien plus pénalisé et vise et versa. Par contre, si nous décidions de ne pas nous lever, seule une honte indéfinissable envahirait nos esprits pour y faire place, lors des premières prises de paroles, d’un déni réciproque. « Alors bien dormi ? » « Oui, oui, et toi ? », « Oui j’avais besoin d’une grasse mat, j’avais du sommeil en retard », « Moi aussi ! Ça fait du bien ». Et voilà comment l’on se dédouane quand les deux partis se savent en tort, amis la veille, ennemis le lendemain.
10 h 30, personne ne bouge, personne ne parle. Je pris l’initiative d’allumer mon téléphone et d’aller sur Facebook. Je vis mon compatriote, que dis-je mon collègue, mon colocataire, mon frère d’armes connecté. « Yo, t’es réveillé » dégainai-je en premier. Avant que je n’obtienne la réponse, je vis les trois petits points s’afficher en bas de la conversation. Je connaissais la suite des évènements. « Oui, et toi ? ». Réponse idiote. « Oui ». Quelques secondes de pauses, comme si l’un attendait de l’autre qu’il fasse le premier pas. C’est finalement moi qui pris les devants « On s’bouge ? ». Trois petits points « Oui ». Quelques secondes d’attente, « tu prépares le café et j’arrive ». « OK ».
Ainsi certain que ni moi ni lui ne nous trahirons, j’enfilai difficilement un t-shirt qui était parfaitement enroulé et froissé sur mon lit, puis enfilai un survêtement qui était tout aussi parfaitement désarticulé sur le sol. Souffrait-il ? Je ne m’en souciais qu’une fraction de seconde avant de l’abandonner à son triste sort. Je me dirigeai d’abord vers la salle de bain pour m’y rincer le visage. Eau stagnante sur le sol froid qui mouillait mes pieds. Légère odeur de cigarette…
Je pris une casserole et la déposai sur la plaque à induction. Pendant ce temps, Julien me retrouvait dans la cuisine, en caleçon blanc et les grains de beautés dilapidés sur le corps comme seul habit.
L’eau commençait à bouillir et je posai, comme à mon habitude, une question bête, une question de cerveau endormi
J’enlève l’eau du feu ?
Non, non laisse toute l’eau s’évaporer dit-il ironique
J’t’emmerde !
Nous rigolâmes tous les deux joyeusement. Mais bientôt s’en étaient terminé des formules de politesses, de cette amitié faussement jouée, faussement sincère. Assis l’un en face de l’autre, une tasse dans chaque camp, le café prêt à être servi, j’attendais patiemment le premier service.
Julien prit les devants et servit le café dans les deux tasses dont l’exactitude, et la précision du geste ne laissait aucun doute. Il n’était pas un débutant et devait donc ne pas être pris à la légère.
Les cafés étaient servis, mais ils étaient bien trop chauds pour pouvoir être bu immédiatement. Je pris précautionneusement ma tasse du bout des doigts et soufflai à plusieurs reprises sur le dessus de l’eau brulante pour tenter de la refroidir. Julien lui, ingurgita une gorgée de café comme s’il était insensible à la douleur.
Je guettais de mon regard impressionné les moindres signes de douleur que pouvait émettre Julien. Mais celui-ci, reposant sa tasse avec un soupir exagéré de soulagement, ne montrait rien. Ni grimace, ni hurlement, ni rougeur instantanée sur le visage. Rien, seul un regard de défit vers moi, comme pour me dire que je lui arrivais pas à la cheville. « Bon sang ! » me disais-je, tentant vainement d’approcher mes lèvres trop sensibles.
Tandis que je n’avais pas encore réussi à avaler la moindre gorgée de café, Julien entama une discussion. Celle-ci n’était nullement intéressante, pur produit de l’éducation qui exige d’avoir une discussion avec celui qui partage votre table.
Ah oui, je vois bien, dis-je faussement intéressé.
Certes ! dit-il ensuite
Très intéressant, continuai-je
Je l’admets bien volontiers, poursuivit-il
Hum hum, réfléchis-je,
Hum… insista-t-il plus longuement pour montrer faussement qu’il s’intéressait à l’idée que j’apportai sans conviction au débat.
Nous continuâmes ainsi de longues minutes jusqu’à ce que je me rende compte que ni lui ni moi ne nous écoutions. Peu importe, ce n’était pas là l’important. La discussion n’était qu’un artefact, une norme à respecter, un détail de noblesse.
Les verres s’enchainaient les uns après les autres, et alors que la cafetière se vidait a vu d’œil, que mon cœur palpitait de plus en plus vite et qu’un stress et une angoisse s’installaient progressivement dans mon corps, Julien fit une envolée et me prit par surprise.
Tu veux une clope ?
Je ne fume pas le matin, rétorquai-je, amer et bien conscient de sa stratégie à peine dissimulée.
C’était un coup bas, mais toléré. Cependant, pendant qu’il fumait sa clope, Julien ne pouvait boire son café, et je saisis l’occasion pour me relancer dans la course de peur de me faire distancer. J’avalais coup sur coup des tasses de café tièdes et rattrapais ainsi mon retard sur Julien.
Mais le destin me prit de court, et scella ma défaite pour de bon.
Bon, c’est l’heure de chier, dit Julien en se levant de la table, tapant sur le table de ses deux mains, triomphalement.
Je le regardais plein de stupeur et de haine. Allait-t-il gagner comme ça ? À la déloyale ? Non, je voulais me précipiter sur lui, renverser sa chaise et bousculer Julien sans scrupule, m’enfermer dans les toilettes et crier victoire à travers la porte fermée à double tour.
Mais bon perdant je n’en fis rien et laissai Julien aller, triomphant et désinvolte, vers son trône.
À mis chemin, Julien fit volteface, il semblait tétanisé et apeuré par je ne sais quelle vision qu’il a eu dans sa tête. Comme des parents qui se rendent compte qu’ils ont oublié leur enfant sur le parking de la piscine, il s’arrêta un instant l’air horrifié et se précipita dans la cuisine en toute hâte ou je continuais à boire le café amer de la défaite tout en l’observant avec curiosité.
J’ai failli oublier mon téléphone. À tout, me dit-il, sans pincettes.
Et il repartait soulagé en direction des toilettes. Pris d’une peur panique quelques instants plus tôt, il était maintenant d’une étrange légèreté, presque indécente, comme si, soulagé d’un poids immense, il flottait dans l’espace cloisonné de l’appartement, me narguant de toute sa désinvolture.
Le verrou de la porte des toilettes se fit entendre, et, à ce moment précis, je savais qu’il allait se passer un temps long avant de pouvoir y accéder. C’est alors que mon intestin rugit, qu’il exprima son mécontentement, que le café ingurgité quelques instants plus tôt faisait bien son effet et qu’il était inutile de résister. Mais que pouvais-je faire ? Les toilettes étaient occupées, Julien était sur son téléphone et aucun moyen de pression n’était efficace dans ces situations-là. Sans doute s’était-il enfermé à double tour.
Je devais tromper mon esprit, anéantir toute forme de protestation dans mon intestin. Pour combien de temps en avait-il ? Nul ne le savait, car une fois que l’on est pris dans cet endroit sans impératif temporel, sans être soumis à une autorité extérieure, le téléphone connecté à internet dans la main, la distorsion temporelle s’exerçait. Restera-t-il cinq minutes ? Une heure ? Une journée ? Une semaine ? Une vie entière ? Seul l’espoir pouvait me faire tenir dans une situation aussi indécise et dramatique.
Et comme une secouriste venue me récupérer dans les profondeurs de l’oubli, je vis sur mon téléphone mon amie Léa qui était connectée sur les réseaux sociaux. Ni une ni deux je lui écrivis, demandai des informations, cherchai par tous les moyens à oublier ma condition de rescapé. J’usai de toutes les formules d’usage me permettant ainsi de lui montrer que mes intentions étaient louables et non pas qu’une simple stratégie de distraction pour moi afin de tromper ma peur.
Tu viens au bar aujourd’hui ? dit-elle par la suite
Oui j’attends que Julien termine de faire caca, puis j’attends que la cuvette refroidisse puis je viens, lui écrivis-je
ah, mais c’est une superbe info Tom, merci pour les précisions.
Pourquoi était-elle sarcastique ? Ne comprenait-elle pas dans quelle situation j’étais ? N’était-elle pas au courant ? Je me devais de vérifier.
Enfin Léa, tu sais bien qu’on ne peut pas s’assoir sur une cuvette de toilette chauffée ? On est bien d’accord là-dessus ?
Bah pourquoi ?
J’étais déconcerté par autant d’ignorance.
Comment ça pourquoi ? Enfin tu sais bien que c’est très difficile de s’assoir sur une cuvette chaude.
Explique-moi pourquoi ?
Je n’en revenais pas de ce que je lisais. Elle qui se battait pour l’abolition des privilèges faisait semblant d’ignorer les siens. Privilège de celle qui vit seule, de peur d’affronter la vérité.
J’essayai d’expliquer à Léa, comme mes amis youtubeurs, l’évidence de la situation et l’absurdité de son raisonnement. Elle était sans doute adepte de la théorie du complot et sans doute qu’elle devait croire que la Terre était plate, j’en avais l’intime conviction.
Mais voyons Léa, écrivis-je furieux sur mont téléphone, les toilettes c’est ce qui touche à l’intime, c’est le secret, c’est l’endroit où l’on cache notre animalité. L’Homme s’est battu pour réussir à se distinguer tant bien que mal de l’animal. C’est pour ça qu’il a inventé la serviette de table, les couverts, les assiettes et les fourchettes, la bienséance et enfin les toilettes qui se ferment à clé.
Hum, d’accord, mais en quoi la cuvette chaude est un problème ?
Elle était de mauvaise foi.
Non, mais tu le fais exprès ? tapais-je de plus en plus nerveusement sur l’écran tactile, Les cuvettes chaudes Léa, c’est un blasphème, une faute, une intrusion. C’est comme si on te regardait faire caca ! Tu n’es pas à l’aise !
Tu racontes n’importe quoi !
Mais pas du tout ! Pourquoi on se cache quand on fait pipi ou caca ? Pourquoi c’est difficile de chier dans des toilettes publiques ? Parce qu’on veut cacher le fait que nous sommes des animaux, que nous sommes des humains dans leur splendide banalité. Un humain qui fait caca.
Hum…
La cuvette chaude Léa, c’est montrer qu’on est comme les autres, que rien ne nous différencie et notre égo fait en sorte qu’on pense être unique et différent, qu’on vaut mieux que les autres. La cuvette chaude c’est remettre son égo à sa place. C’est fini le « moi je, moi je » comme si chacun de nous était l’Élu, l’unique parmi tous les clones. Les cuvettes chaudes, c’est le « nous » qui triomphe, c’est l’égalité, la reconnaissance de l’autre comme mon semblable. Pourquoi crois-tu que les riches chient dans des toilettes séparées ? Tu penses vraiment qu’ils posent leur cul sur la même cuvette que leurs servants ? Leurs domestiques ? Leurs ouvriers ou employés ? Bien sûr que non, ils ne peuvent pas se permettre de voir la réalité en face Léa, il faut maintenir cette distinction sociale et cela s’opère à travers des toilettes séparées.
Hein ?
T’es Sociologue, tu devrais comprendre non ! ? Alors Imagine juste un instant qu’un chef d’entreprise qui exploite bien comme il faut sa main-d’œuvre va aux chiottes et s’assoit sur une cuvette chaude. Ça en serait terminé pour lui, fini, plus d’entreprises, plus de super richesses, plus de travail, plus de dividendes, plus d’actions, plus rien ! Nada ! que chi !
T’es en plein délire là ?
Mais non ! Réfléchis ! Comment pourrait-il continuer à exploiter la main-d’œuvre ouvrière, s’enrichir sur leurs dos, détruire l’environnement sans scrupule, polluer les sols, ne pas payer d’impôts, s’il se rend compte qu’il est comme nous ? Non Léa, si un chef d’une multinationale s’assoit sur des cuvettes de toilettes chaudes, c’est la fin assurée du Capitalisme. C’est pour ça que les grands patrons, personne ne les voit, ils ne peuvent pas se permettre de prendre le risque, alors ils délèguent les tâches à des subalternes.
T’es complètement barjot mec.
Bien sur que non, vous tous qui manifestez dans la rue, à faire du bruit, ça ne sert à rien. La vérité, Léa, c’est que la chute du Capitalisme se fera dans l’intimité d’une cabine de WC
Le verrou des toilettes se fit entendre, et je n’attendais pas la réponse de Léa qui aurait vraisemblablement dénué de toute logique la laissant ainsi elle et son voile d’obscurantisme sur le canapé puis me précipitais aux toilettes sans attendre que les cuvettes ne refroidissent.
Julien, toujours aspiré sur son téléphone, sortait de la pièce pour se diriger vraisemblablement vers la salle de bain, sans se rendre compte un instant de l’évènement historique qui se produisait à quelques mètres à peine de lui.
Je surmontais mon dégout à m’assoir sur ces cuvettes chauffées, forçant mon esprit à ne pas développer des images de celles et ceux ayant déjà posé leurs fesses là où les miennes étaient posées et méditais sur les propos formulés à Léa quelques instants auparavant et, malgré une remise en question, je ne pouvais qu’être d’accord avec mon diagnostique.
Mais ils comprendraient forcément tous ces gens, s’ils s’asseyaient sur les mêmes chiottes que nous, ils seraient forcés de comprendre…murmurai-je
Les cuvettes chaudes étaient la solution à un monde plus égalitaire, j’en étais persuadé.
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