Summary: Les animaux se rassemblèrent dans la forêt autour de Tête de Cochon. Ce dernier fit l'appel, secoua sa ramure, agita ses queues de renard.
- Et le gamin ? Il sèche encore le sabbat ?
Les animaux se regardèrent, certains gênés, certains narquois.
- Il croit que c'est une hallucination, fit enfin le chat.
- Un ramassis de superstitions, précisa la corneille.
- Il a une vengeance sanglante à perpétrer et des horaires de travail décalés, comment veux-tu qu'il croie en toi si tu ne peux pas l'aider en dehors des heures consacrées ? railla la salamandre.
Tête de Cochon médita ces réponses.
- Si la foi ne marche pas, peut-être que l'ironie le fera.
Categories: Roman noir Characters: Aucun
Avertissement: Discrimination (racisme, sexisme, homophobie, xénophobie), Violence physique, Violence psychologique
Langue: Français
Genre Narratif: Roman
Challenges: Series: Aucun
Chapters: 20
Completed: Oui
Word count: 53812
Read: 69589
Published: 24/09/2018
Updated: 18/05/2019
Story Notes:
Résidu récréatif du nano de l'année dernière, histoire qui ne voulait pas s'écrire sans une dose de désinvolture et accumulation de mes travers habituels, c'est sûrement du roman noir, peut-être du fantastique, je ne le classe pas comme ça et c'est un parti pris. Faites vous votre idée et commentez si vous aimez.
1. Chapitre 1 - Andy by litsiu
2. Chapitre 2 - Paul by litsiu
3. Chapitre 3 - Andy by litsiu
4. Chapitre 4 - Paul by litsiu
5. Chapitre 5 - Andy by litsiu
6. Chapitre 6 - Paul by litsiu
7. Chapitre 7 - Andy by litsiu
8. Chapitre 8 - Mathias by litsiu
9. Chapitre 9 - Andy by litsiu
10. Chapitre 10 - Paul by litsiu
11. Chapitre 11 - Andy by litsiu
12. Chapitre 12 - Mathias by litsiu
13. Chapitre 13 - Andy by litsiu
14. Chapitre 14 - Paul by litsiu
15. Chapitre 15 - Andy by litsiu
16. Chapitre 16 - Paul by litsiu
17. Chapitre 17 - Andy by litsiu
18. Chapitre 18 - Mathias by litsiu
19. Chapitre 19 - Andy by litsiu
20. Chapitre 20 - Mathias by litsiu
Chapitre 1 - Andy by litsiu
J'ai quitté la chemise blanche, en bataillant un peu avec les attaches. La robe noire est posée en tas sur le bord du lavabo. Elle sent la fumée et la sueur, mais on ne voit pas qu'il y a du sang dessus. C'est pas le mien. J'ai un haut-le-coeur. Je voudrais jeter ce truc ou plutôt le brûler mais je ne peux pas rentrer chez moi en slip. Ma peau frissonne au contact du tissu quand j'enfile la robe. Elle est rêche et rigide par endroits, comme du carton. Je frotte mes yeux avec le coton imbibé de démaquillant donné par l'infirmière, mais malgré mes efforts j'ai toujours l'air d'un panda. Finir au savon n'était pas une bonne idée, mais ça me donne un prétexte pour chialer un bon coup. L'infirmière ressurgit pour me faire gentiment dégager de la chambre. Elle me demande si je veux le voir, et je dis non. Pas que j'aie peur de voir un macchabée, on en voit pléthore dans mon métier, mais je trouve de très mauvais goût de débarquer à la morgue habillé en femme. C'était une soirée déguisée, je précise. Elle a une expression bizarre, je sais pas si elle est triste ou si elle me fait le coup de l'empathie, et d'ailleurs je m'en fiche. Je lui dirais bien de pas se casser la tête avec de la compassion mal placée et de faire comme si elle était garagiste. Je fais ça avec les vieux de la maison de retraite et c'est aussi bien. Mais moi je n'espère pas les voir ressortir de là vivants, alors qu'elle, si, alors peut-être qu'on peut pas vraiment comparer.
C'est paradoxal mais hier soir je me débrouillais mieux avec les talons, malgré l'alcool, du moins jusqu'à un certain point parce que mes genoux esquintés m'indiquent que j'ai dû tomber, et pas qu'une fois, même si je m'en souviens pas. Quelques hommes me disent bonjour d'une façon dont j'ai pas l'habitude et que je ne suis pas certain d'apprécier. Je réponds d'un hochement de tête et d'un sourire - un peu crispé, le sourire, parce que je ne veux pas qu'on me tienne la jambe, d'autant plus que si je parle je vais me faire griller, et mon seul but dans la vie, actuellement, c'est atteindre la cabine téléphonique du rez-de-chaussée. Je ne veux pas me laisser distraire.
Le vieux met une éternité à répondre. Je lui donne rendez-vous sur un parking, parce que je sais qu'il n'aime pas conduire et encore moins en ville, et pour retarder le moment où il apprendra que j'étais à l'hôpital. Même si ça implique de raconter des salades à l'accueil de l'hôpital parce qu'ils ne sont pas trop disposés à me laisser partir seul, puis de me traîner le long des trottoirs, les jambes à l'agonie. Il fait froid, les rues sont vides. Elles sont peu fréquentées habituellement, mais là c'est le désert. Personne ne part en quête d'une boulangerie le premier janvier. Personne pour me voir m'arrêter tous les dix mètres, lutter contre l'envie de m'asseoir par terre et attendre qu'on me ramasse. J'essaye de me souvenir de l'accident mais rien ne me revient. L'infirmière m'a dit qu'il a été éjecté. Pourquoi est-ce qu'il n'avait pas sa ceinture ? Je n'arrive pas à imaginer une raison valable pour ça. Je réalise que je me suis arrêté. Mes genoux tremblent et j'ai la nausée. J'en peux plus de ces talons. Je les abandonne sur le trottoir et je continue pieds nus dans mes bas filés. Un connard a dû inventer les escarpins pour torturer les femmes, j'ai pas à me sentir concerné.
Le vieux m'a regardé de haut en bas, il a marmonné un truc dans sa barbe, mais il ne m'a pas posé de questions. Je suis monté dans la voiture et j'ai rien dit jusqu'à la maison. Quand il coupe le moteur, j'espère bien m'en tirer sans explication et je me dépêche d'ouvrir ma portière, mais il m'attrape par le bras pour me ramener sur mon siège. Je me rassois comme si j'avais jamais eu d'autre intention. Il a de la poigne.
- C'était à ta mère, ce manteau.
Je ne réponds pas. Je doute qu'il me demande ce que je porte dessous si je n'en parle pas, même s'il a bien dû voir que je n'avais pas de chaussures. Le silence s'étire, il tripote sa barbe de Père Noël qui contraste avec son crâne chauve comme un caillou, mais là il porte un bonnet gris avec des brins de paille accrochés dedans.
- Je vais faire du café, ajoute-t-il.
Pas de questions, pas de reproches. C'est une façon presque délicate de m'ordonner de venir le voir, si on y réfléchit bien. C'est ce que j'aime chez mon grand-oncle. La plupart des gens auraient consommé une énergie dingue et balancé au moins deux mille mots pour en arriver là. Je hoche la tête, m'extirpe de la voiture et file dans ma maison me changer. Le café, on la prendra dans la sienne quand je serai prêt. On a chacun notre maison, même si on prend la plupart de nos repas ensemble. Mais ce serait presque bizarre de ne pas s'étaler alors que nous sommes deux à vivre dans un hameau qui compte une dizaine de bâtiments.
Enfin quatre, si on compte les nouveaux.
Sous la douche, j'admire les belles couleurs que j'ai prises cette nuit, toutes ces nuances de bleu et de violet, ça en jette. Les débris de la vitre passager m'ont à peine égratigné la tempe, comme la capuche bordée de fourrure du manteau de ma mère m'a protégé. Ma chance est indécente.
Je fais tout au ralenti, absorbé par l'intense exercice qui consiste à recoller ensemble les morceaux de la soirée dont je me souviens à peine. Quand ma main se pose sur la boîte de café, je me rappelle que le vieux voulait me voir. Les chats sont sur le pas de la porte, ils me regardent passer d'un air outragé parce que je ne prends pas le temps de les nourrir.
- On va chez Simon. Il a du thon.
Le roux et le tigré m'emboîtent le pas, mais pas le noir. Il est sceptique et puis, il n'aime pas trop le vieux. Il se trouvera une souris, je ne m'en fais pas pour lui.
Le feu ronfle dans le poêle, et il fait bon dans le bar. Je suis le seul client du bistrot et le patron me fait même pas payer. Mais Simon joue plus à être barman qu'il ne l'est vraiment. Quand il était môme il rêvait de prendre la suite de son père, et il le voulait tellement fort qu'il n'a jamais envisagé autre chose, même si le moment venu ça ne valait plus tellement la peine, il ne restait plus personne dans ce bled. Mais entre ses allocations, le fait qu'il ne dépense rien et que je m'occupe de tout, il n'a pas besoin de travailler, alors il peut bien se faire plaisir. Et depuis que des nouveaux sont là, Simon est heureux. Il fourrage dans sa barbe, les yeux dans le vague, en attendant que le voisin se pointe et lui demande de lui raconter des histoires sur le village. Question folklore local, le vieux est une pointure, et quand il se rappelle pas, il invente. Je pense qu'il a un peu raté sa vocation. C'est lui qui devrait être écrivain, pas l'autre tâche de néo-rural bobo. Son plus grand mérite est d'avoir motivé le vieux à faire le ménage dans son bar. Cela dit, c'est déjà un petit exploit en soi.
Installé au bar, j'essaye d'avaler un peu de café, malgré mon estomac retourné. Je me demande si c'est l'accident qui me fait me sentir aussi mal, ou simplement la gueule de bois. C'est compliqué de différencier deux sources de malaise quand les effets se superposent de cette façon. Les images de la nuit dernière reviennent au compte goutte. J'hésite. Pas que je veuille charger un mort mais il me semble bien qu'à la base j'étais pas emballé par la façon dont les choses se passaient.
- C'était l'idée de Mathias, la robe. Il avait peur qu'on puisse pas entrer si on se pointait comme deux mecs, alors qu'un couple hétéro ça passerait. C'était une boîte de nuit, y'avait plein de monde, des potes à lui et ça me gonflait donc j'ai beaucoup bu. Et lui aussi, sauf qu'il devait conduire, il a bu quand même et on s'est planté.
Une bonne part de suppositions et encore plus d'approximations, mais le vieux a besoin d'explications simples. Et certaines choses sont particulièrement délicates à lui annoncer. Je cherche une formulation appropriée pour lui dire que Mathias s'en est pas sorti, parce que même si le vieux n'avait pas spécialement d'affinité avec lui, il l'a vu plusieurs fois, et il s'attache facilement. Mais Simon reste de marbre, pour autant que je peux en juger derrière sa grande barbe, malgré le silence qui s'éternise. Peut-être que ses yeux sont plus tristes que d'habitude. Il me tend le journal. Un article parle de l'accident comme d'un drame du nouvel an et c'était si banal quand ça arrivait aux autres. Je suis sûr que les journalistes ont des textes types pour ce genre d'occasion et ils ne changent que les noms des gens qui se sont envoyés dans le décor. Puis je tique sur la date du journal.
- On est le deux ?
- T'es resté deux nuits à l'hôpital. Ton père est venu te voir hier. T'étais conscient mais tu fixais pas, il a dit. Il a eu peur que tu sois resté perché. Mais il a pas dit perché sur quoi...
C'est bien son style de prendre au pied de la lettre une expression de ce genre. Habituellement, ça me fait rire, mais là pas vraiment, parce que ça veut dire que les toubibs ont remarqué que j'avais pas pris que de l'alcool. Ceci dit, ce n'est qu'un détail, parce que j'ai beau retourner l'article dans tous les sens, je ne vois le nom de Mathias mentionné nulle part. Pourtant on dirait bien sa voiture sur la photo qui accompagne l'article. Elle est posée contre une clôture, en équilibre sur le flanc, le côté passager sur le sol, le pare brise est en miettes et on distingue nettement la peluche koala accrochée au rétroviseur. J'ai un choc en apprenant que je me trouvais dans la voiture au moment où elle a pris feu et qu'on m'en a sorti in extremis. Personne ne m'a rien dit à l'hôpital. Je lis trois fois l'article pour m'imprégner des détails, sans qu'ils n'évoquent la moindre image. C'est comme si tout était arrivé à un autre.
- C'est qui ce Benjamin ? demande le vieux.
- Figure-toi que j'en sais rien.
Misère. Est-ce que le journaliste s'est planté de prénom ? Et si ce n'est pas le cas, que faisait ce type dans la voiture de Mathias à la place de Mathias ?
Je presse mes doigts sur mes paupières. Je ne sais pas si j'ai envie de rire ou de pleurer. Les deux mais dans quel ordre...
Le vieux m'a fait allonger sur le canapé et j'ai dormi, un peu, et fait semblant, beaucoup. Mathias ne répond pas au téléphone mais je ne veux pas en tirer de conclusion hâtive, cette fois. Simon a refusé catégoriquement de me ramener à l'hôpital pour que je puisse vérifier qui se trouve réellement à la morgue, donc je reste dans le flou. Ou plutôt dans une panique complète.
C'est pas tant pour la caisse qu'on a pliée, ni pour ce Benjamin que ne suis assez sûr de ne pas connaître. Ce n'est pas non plus une histoire de sentiment. Même si j'ai beaucoup pardonné, il restait clair que Mathias n'était pas le bon candidat pour un second rôle dans ma vie. Rien que la peur que je ressens à l'instant suffirait à m'en persuader. Quand il s'agissait de le croire mort, je me sentais vraiment désolé, mais maintenant que j'ai un doute, je le suis nettement moins. Les choses ont clairement dérapé pendant cette soirée, même si je n'en me souviens pas.
Je voudrais me souvenir, histoire de savoir quoi ne pas raconter aux flics quand ils viendront me voir. Je m'inquiète de ce que j'ai pu lâcher devant les infirmières et les médecins pendant la journée que je n'ai pas imprimée.
Et surtout, j'aimerais savoir à quel point j'ai mis Mathias en rogne, cette fois, et de quelle façon il compte me le faire payer.
Chapitre 2 - Paul by litsiu
Un an plus tôt.
« Déjà-Vu est un village pittoresque niché au fond d'un écrin de verdure. L'architecture de ses dix maisons, dont seulement trois sont encore habitées, témoigne de la rigueur des hivers de cette région de semi-montagne. Un ruisseau tempétueux descend vers le hameau, enjambé par un pont de pierre datant du XVème siècle. Il disparaît sous les frondaisons après la dernière maison, plus haute que large, perchée sur un affleurement de roche. Ses murs épais soutenus par des contreforts lui donnent l'air d'un château en miniature, montant la garde contre une forêt bien décidée à reprendre ses droits. Un escalier taillé dans la pierre descend du petit jardin entouré de murs, jusqu'à un remarquable lavoir ancien. Des hellébores et des fougères envahissent le jardin plongé dans l'ombre la plupart du temps. De fait, la maison semble avoir poussé en hauteur pour chercher le soleil. Il est difficile d'en juger, mais il s'agit peut-être d'un ancien moulin (demander confirmation auprès de son petit con de propriétaire). La maison domine une place centrale circulaire qui est la particularité de ce hameau. Les pavés de couleurs différentes, mélange de basalte et de grès, forment un motif remarquable qui transpire l'ésotérisme latent caché dans chaque recoin... »
- Tu écris un guide touristique ?
- Non, Hélène. Je plante le décor.
- Ah oui ? Depuis quand on écrit « pittoresque » dans un roman ? S'il y a des mots interdits, je suis sûre que pittoresque en fait partie. « Remarquable » aussi, et soit dit en passant, tu l'as mis deux fois.
Paul soupira.
- Je prends note. Merci pour ta contribution. Et maintenant, est-ce que tu veux bien arrêter de lire par dessus mon épaule ? Ça me bloque.
- Et sinon, c'est réaliste, ce que tu écris ? Déjà-Vu est un tas de ruines plantées dans la boue, ça colle mieux, je crois.
Paul trouvait cette mauvaise foi presque charmante. La neige couvrait la boue depuis deux semaines, et le sol était dur sous l'épais manteau blanc. La difficulté consistait à quitter le village. Renonçant à descendre en voiture le chemin de terre qui menait au hameau, ils la laissaient à présent au bord de la route, vers la boîte aux lettres. Hélène râlait avec ferveur et obstination, sans doute pour qu'il n'oublie pas sa promesse d'échanger leur berline contre un 4x4. Paul aurait aimé que sa compagne prenne l'hiver comme il venait, voire - pour cette fois et uniquement pour cette fois - qu'elle prenne exemple sur le gamin qui habitait la fameuse maison qui ressemblait à une tour. Paul le voyait chaque matin monter vaillamment la côte à pieds pour aller au travail, une lampe de poche dans la main. Hélène, elle, attendait que la neige fonde et ne s'aventurait dehors que pour aller faire des courses. Évidemment, personne ne la plaignait, malgré, ou à cause, de toutes les photos du splendide paysage enneigé qu'elle jetait sur internet comme autant de bouteilles à la mer. Tous leurs amis rêvaient d'un Noël blanc, tout en n'ayant que de vagues connaissances théoriques à ce sujet.
Paul en rêvait depuis longtemps, en connaissance de cause. Tout comme il rêvait de cette sorte de retour au pays. Un pays dont il n'avait profité que pendant les vacances de son enfance, mais cela suffisait à colorer ses meilleurs souvenirs.
- Il n'y avait pas de basilic au supermarché.
- Ce n'est pas la saison, ma belle.
- Je suis au courant, mais je trouve ça dingue qu'on ne puisse pas faire une petite exception pour Noël. Je trouve des fraises, des fruits exotiques mais pas de basilic ? C'est quand même pas possible d'avoir autant de choix sur le n'importe quoi et de ne pas trouver les basiques...
- Ce sera fabuleux. Tout ce que tu cuisines est fabuleux. Prends la chose comme un petit challenge, même pas à la mesure de ton art.
Et laisse moi travailler, ajouta-t-il mentalement. On pouvait passer sa vie en joutes verbales avec des gens qui aiment se plaindre de tout, mais rien ne l'y obligeait.
- Si tu veux je peux aller voir Simon et lui demander s'il a des aromates locaux et originaux à te proposer.
- Et parler pendant trois heures de tes histoires de sorcières ? Avec, juste au hasard, un petit vin chaud ? Essaye au moins de rentrer avant le dessert.
Paul sourit, s'habilla chaudement, et, par mesure de prudence, glissa une lampe torche dans la poche de son manteau.
Simon n'avait pas bougé de son bar pour le réveillon, aussi Paul ne s'étonna pas de le trouver derrière le comptoir en ce jour de Noël, les yeux rivés sur l'écran de télévision posé dans un coin de la pièce. Paul se demandait à quoi le vieux pouvait bien occuper ses journées. A l'arrière de la maison se trouvait un jardin bien entretenu, avec des plates bandes soigneusement paillées, des haies taillées, et même un buis en forme d'écureuil. Mais en hiver, il y avait peu à faire dehors. Le vieux lisait parfois le journal, clignant des yeux comme une chouette, mais les informations ne s'imprimaient pas suffisamment dans sa mémoire pour qu'il puisse tenir une conversation sur les sujets d'actualité. Ou peut-être qu'il avait décidé que cela ne valait pas la peine d'en parler. Cette idée plaisait à Paul, qui souhait par dessus tout voir dans cette lenteur délibérée la confirmation du bien-fondé son choix. Un citadin venait à la campagne pour ralentir.
Mais si son manuscrit pouvait accélérer la cadence grâce aux histoires du vieil homme, il n'allait pas se priver de l'interroger. De plus il ferait une bonne action en lui tenant compagnie.
Le jour tomba rapidement pendant qu'il écoutait Simon lui raconter des histoires de la région, seul sujet pour lequel il semblait capable de faire des phrases de plus de cinq mots. Paul espérait ramasser quelques pépites dans ce ramassis de ragots et de superstitions. Dans l'ensemble ces histoires de sorcières étaient assez banales, on avait après tout brûlé des sorcières dans toute l'Europe - à ceci près que l'une d'entre elle avait trouvé sa sinistre fin dans les années soixante.
- Le village s'est vidé, après. Il a perdu une personne chaque année. Il ne restait plus que moi. Enfin jusqu'à ce qu'Andy arrive, et ensuite y'a eu vous. Les maisons sont toutes à quelqu'un, il y a des Hollandais, ils viennent en été, vous les avez pas encore croisés.
Le vieil homme s'embarqua sur la description minutieuse de tous les changements de propriétaires du village avec un luxe de détails que Paul trouvait tout à fait superflu, et il tenta de le faire revenir au fait divers qu'il avait à peine mentionné.
- Vous n'avez pas des journaux de l'époque ?
- Quelle époque ?
Simon cilla, pris au dépourvu.
- La fille dont vous avez parlé, précisa Paul avec un brin d'impatience.
- Madeleine.
Paul se maudit pour avoir ramené la conversation sur ce sujet, mais le vieux avait tellement bien caché son émotion en mentionnant l'affaire. Maintenant, il paraissait profondément meurtri, comme s'il venait juste de se rappeler qu'il avait connu cette personne pour de vrai et pas seulement entendu son histoire.
- Désolé, si ça vous dérange d'en parler...
- C'est que je me souviens pas très bien. Mais c'était dans les journaux. Avec tous les détails.
Il resta un moment à regarder dans le vide.
- Je chercherai ça pour vous. Je les ai gardés. Quelque part.
Paul le remercia, puis chercha quelque chose à dire pour remplir le silence devenu pesant. Toutes les possibilités lui paraissaient maladroites. Il finit par prendre congé. Une fois sur le seuil, il se rendit compte que non seulement il faisait nuit, mais il n'avait même pas pensé aux herbes d'Hélène. Cela dit, elle se doutait bien que ce n'était qu'un prétexte, donc elle ne lui en voudrait pas trop.
Il descendit les marches glissantes tout en cherchant sa lampe dans la poche, et trébucha sur un obstacle qui n'aurait certainement pas dû se trouver au bas des escaliers.
Le gamin avait le nez en sang, ce qui émouvait moins Simon qu'un drame vieux de cinquante ans. Un peu de neige l'avait recouvert pendant le temps où il était resté allongé sur le sol, et Paul était persuadé que les choses auraient pu mal finir s'il ne lui était pas tombé dessus, mais le gamin, peu disposé à lui montrer de la gratitude, l'ignorait royalement.
- Tu t'es battu avec ton frère ? demanda Simon.
Paul songea qu'avec un tel ton de banalité on pourrait s'enquérir de la météo, et pas de la raison pour laquelle un gosse à peine majeur se trouvait à moitié mort de froid dans la neige un soir de Noël - et d'ailleurs quel âge avait-il, en réalité ? Il était trempé, ses yeux cernés et vitreux dénotaient d'une certaine alcoolémie, et avec ses cheveux blonds et ses hématomes, il évoquait un poussin passé à la machine à laver. Mais à aucun moment il ne s'était départi de sa morgue.
Petit con, songea Paul, et pas pour la première fois depuis qu'il l'avait ramassé. Puis le gamin le prit par surprise.
- Je suis vraiment désolé. Je suis en train de vous retarder alors que vous vouliez retrouver votre femme, non ?
Il lui fallut quelques instants pour réaliser que sous le ton devenu sirupeux, le gamin était en train de lui dire gentiment de foutre le camp. Sans doute parce qu'il avait une histoire navrante à raconter. Paul se fit un plaisir de ne pas comprendre.
- Oh non, on n'est pas marié.
Le gosse lui lança un regard assassin. Il se tourna vers le vieux comme si Paul n'existait plus.
- Comme d'habitude. J'ai eu droit aux allusions merdiques pendant tout le repas, et les insultes homophobes au dessert. Dès qu'il a eu des grammes il a même plus cherché à se retenir.
Il s'étira avec nonchalance mais son sourire tenait plus de la grimace.
- Je lâche l'affaire. J'y retournerai plus. De toute façon mon père m'a mis dehors parce que c'est moi qui ai déclenché la bagarre. Les insultes, ça compte pas, mais si je lève la main sur ce gros tas qui fait deux fois mon poids, ça ne va plus. Cherchez l'erreur.
Paul le pris en pitié quelques secondes jusqu'à ce que le garçon se tourne vers lui et lui balance d'un ton venimeux.
- Alors, content ? Vous voulez plus de déballage d'intimité ? Savoir si je suce ? Allez, cassez vous, maintenant.
- Andy, il t'a trouvé dehors... fit Simon d'un ton très patient.
Paul ne s'attendait plus à des remerciements à ce stade. A vrai dire, il se savait plus du tout à quoi s'attendre. Certainement pas à voir deux grosses larmes couler sur les joues pâles du gosse qui continuait à le fixer avec rage. Il se leva et sortit en retenant de justesse des excuses, et grommela un « bonne soirée » inopportun à la place.
Hélène prit la chose avec un flegme agaçant.
- Voilà ce qui arrive quand on fourre son nez dans le linge sale des gens. Je l'ai vu tout de suite qu'il était perturbé, ce gamin. Le pauvre...
- Ouais, le pauvre. Il faut vraiment plaindre les gens qui vous font presque vous excuser de leur avoir sauvé la vie.
Hélène lui adressa un sourire mi-compatissant, mi-moqueur, et entreprit de lui décrire son menu dans le détail avec un formalisme de maître d'hôtel. Paul fit semblant d'oublier l'incident de la soirée. Hélène n'était pas dupe, il le vit à son air attendri quand il bougonna, après le dessert :
- C'est un petit con même s'il est gay.
Paul fut réveillé par un raclement de pelle. Le soleil filtrait à travers les volets depuis un moment, mais il préférait l'ignorer. C'était un jour parfait pour écrire tranquillement au coin du feu. Mais allumer un feu impliquait d'aller chercher du bois dans la remise, donc sortir en vue de la personne qui déblayait, et pas en pyjama de préférence. Il soupira. Tout était plus compliqué dans cette maison. La plupart du temps cela ne le dérangeait pas, mais ce matin, si. Il attendit un moment pour voir si Hélène allait se bouger avant lui, renonça, prit une grande inspiration et se leva d'un coup pour se glisser le plus vite possible dans ses vêtements.
Il prit son temps pour nettoyer le foyer. On n'entendait plus la pelle dehors, il se dit qu'il pouvait sortir sans risquer de croiser ses voisins. Il empoigna le panier à bois, ouvrit la porte d'entrée avec fougue. Le gamin se trouvait sur le seuil, la main levée pour frapper à la porte, et il recula d'un pas, les yeux écarquillés. Paul se confondit en excuses.
- Refaites ça avec des témoins de Jéhovah et ils vous emmerderont plus jamais... fit le gosse avec un sourire gêné. Mais je voulais vous amener une lecture moins biblique.
Paul prit l'enveloppe de papier kraft que le garçon lui tendait.
- Et je vous prie de m'excuser pour hier, aussi, j'étais bourré mais c'est pas une raison.
- C'est pas grave. Qu'est-ce que c'est ? demanda Paul en agitant l'enveloppe.
- Les articles que vous vouliez voir. Sur le meurtre de Madeleine. Vous pouvez faire des copies mais je veux récupérer les originaux. C'est personnel.
Intrigué, Paul le fixa, attendant la suite. Le gamin détourna le regard. Le changement d'attitude était appréciable mais Paul se demandait ce qu'il signifiait.
- Je peux vous montrer les endroits, répondre à vos questions et tout ce qu'il vous plaira. Mais ne demandez plus au vieux. Pour vous c'est du fait divers, c'est folklorique et tout, mais lui il a vécu tout ça. C'est douloureux pour lui de se replonger là-dedans. Donc si on pouvait éviter de déclencher trois mois de TOC en remuant la vase, ça m'arrangerait.
- Mais c'est lui qui en a parlé...
- Je sais.
Le gamin haussa les épaules, mais c'était un geste d'impuissance.
- Il voulait vous faire plaisir et vous raconter plein de trucs, comme il voit pas grand monde, et ça lui a sans doute échappé. Habituellement il en parle pas.
- OK. Compris. Je les scanne et je te les rends ce soir.
- Plutôt demain. Je bosse du soir donc je pars vers quatre heures et je dors chez un pote.
Paul hocha la tête. Le gamin prit congé, sans se départir de son air embarrassé. Paul, malgré sa propre gêne, ressentait un certain soulagement. Il faudrait sans doute du temps pour briser la glace mais au moins le garçon ne semblait pas le détester. Puis il se dit qu'il faudrait qu'il se souvienne enfin de son prénom.
- C'est Andy, son prénom, lui rappela Hélène. C'est le petit neveux de ton papy préféré. Laisse-moi te dire qu'à eux deux ils possèdent pratiquement toute la vallée.
- Ah oui ? Comment tu sais ça ?
- J'ai demandé au notaire. Il y a une trentaine d'hectares de forêt et de marécage, rien d'affriolant.
- Tu ne l'as pas encore vue en été.
- J'ai hâte, répliqua Hélène en frottant ses mains devant le feu.
Chapitre 3 - Andy by litsiu
Je ne me souviens que d'un seul Noël qui ait été agréable. J'avais quatre ans et la grippe. On m'avait laissé dans mon coin pour éviter que je contamine mon petit frère tout neuf. J'espérais que le père Noël allait le remplacer parce quelque chose d'un peu plus marrant, et je m'étais fait plein de films là-dessus. La fièvre me faisait délirer, c'était pas si mal de flotter dans mon lit pendant que toute la famille rassemblée faisait un bruit de fond rassurant et pour une fois que j'étais pas obligé de rester à table pendant une éternité...
Mais se dire que son meilleur Noël, c'était au lit avec la grippe, ça fait largement pitié.
Hier soir, après que mon paternel m'a sorti de la réunion familiale en me tenant par le col avant de me jeter dehors en pleine nuit, c'était pourtant à ce Noël que je pensais. Je ne sais plus trop à quoi j'ai pensé à part ça, en traversant le bois pour rentrer à la maison, pourtant ces quatre kilomètres m'ont paru longs. Surtout quand ma lampe m'a lâché.
Le téléphone sonne au rez de chaussée mais j'ai pas envie de me lever.
Simon se pointe un peu plus tard. Il entre sans frapper, ouvre les volets, allume le feu dans la cuisinière. Je peux dire tout ce qu'il fait d'après le bruit. Ce miaulement, c'est le noir qui s'est fait marcher dessus. Quel abruti, ce chat. Il monte précipitamment dans ma chambre, me regarde d'un air furieux. Il sait très bien que c'est de ma faute si le vieux envahit notre espace. Simon le suit peu après. Il marche lourdement dans l'escalier.
- Ton père a appelé. Je lui ai dit que t'étais bien rentré.
Ça me met en colère que cette enflure se soit soucié de moi seulement ce matin, et encore plus en colère qu'il se soit soucié de moi tout court. Comment ose-t-il avoir des remords ?
- Tu as les journaux ? Les articles qui parlent de Madeleine...
Le brusque changement de sujet me surprend au point que j'en oublierais presque mon père. Simon ne parle jamais de cette histoire, pourquoi veut-il se replonger là-dedans ? Inquiet, je le regarde se balancer d'un pied sur l'autre.
- C'est dans une pochette dans mes papiers.
- Ah, bien. C'est pour Paul. Il fait des recherches.
Simon a un regard vague qui ne me plaît pas du tout.
- Tu veux lui montrer ? T'es sûr ?
- Non, je ne veux pas lui montrer. Toi.
Le vieux cherche ses mots, se débat avec quelque chose de trop compliqué pour lui, et me regarde d'un air navré. J'ai très envie de tuer l'écrivain qui vient remuer toutes ces choses qui le perturbent, mais ce que veut Simon est tout à fait évident.
- OK. Je vais m'excuser pour hier et lui filer la pochette. Autre chose ?
- Tu déblayes ? Mal au genou.
Je retiens un soupir exaspéré. J'ai bien assez pataugé dans la neige la veille. Simon ouvre les volets et le soleil se déverse dans ma chambre. Au moins ça ne sera pas trop désagréable.
J'ai déblayé la neige, filé la paperasse à l'écrivain, puis fait en sorte de me rendre présentable avant de partir au boulot. Ce n'est pas la première fois que je dois planquer des hématomes, et une amie m'a appris à faire un camouflage décent avec du fond de teint et de la poudre. Même s'il y a des fuites sur la bagarre d'hier - il y en a toujours, Eliott aime tellement faire savoir à la terre entière que je suis un aîné irresponsable - au moins personne ne m'arrêtera dans les couloirs avec un air faussement compatissant juste pour entendre les ragots de première main.
Ma voiture est couverte de trois jours de neige, je passe un bon moment à la dégager. J'arrive pile à l'heure au travail. Mon estomac descends de cinq centimètres dès que je passe la porte. Je hais ce job. Mais l'alternative c'est d'abattre ma forêt pour me faire des thunes, et c'est hors de question. Je préfère voir des vieux tomber plutôt que mes arbres. Mon estomac refait un saut périlleux quand j'aperçois un paquet de dentelles noires au bout du couloir. Je sais très bien qui se sape comme ça, et je l'aime d'amour, mais je déteste la voir ici.
- Tu as oublié ta faux ?
Roxane se retourne dans un bruissement de tissu et me sourit. Le 31 octobre, avec elle, c'est toute l'année, mais en ce moment il y a un peu de paillettes dans le noir qu'elle s'étale abondamment sur la figure. C'est plus festif. Je ne sais pas si elle bosse pour des pompes funèbres à cause de son goût pour tout ce qui est morbide, ou si c'est l'inverse, mais je suis certain que peu de macchabées peuvent se targuer d'avoir été ramassés par une aussi jolie croque-mort.
- Triste Noël, sale mioche. Tu as été gâté-pourri, j'espère ?
- Absolument. Mon frangin m'a offert un pain.
On s'échange quelques vannes d'un ton joyeux, à voix basse, parce qu'il y a peut-être de la famille éplorée dans les parages. On fait de notre mieux pour se blinder contre ce genre d'événements. On dit des choses horribles, on s'entraîne à détester les gens qui vont mourir pour pas être trop tristes quand ça arrive.
Je suis un peu ailleurs. Toutes ces têtes blanches penchées sur leur dîner, ça me fait penser à des moutons. Peut-être que je pourrais me lancer dans l'élevage, à la place. J'y songerai. Mais je dois faire quelque chose avant d'entamer de vrais projets pour l'avenir.
Une voix familière me sort de ma rêverie. Je me doutais que j'allais recroiser ma famille sous peu, mais j'espérais avoir plus de temps. Mon père, sa femme et mon demi-frère sont à l'autre bout de la salle. Ils viennent voir le grand-père de papa, et le voilà qui me fait de grands signes du bras. Je réponds avec un enthousiasme feint, je fais semblant de ne pas avoir compris qu'il veut que je les rejoigne et je saisis le premier prétexte pour sortir du réfectoire.
Quand je quitte la maison de retraite, il fait nuit noire. Ma lampe est rechargée à fond, il faut bien vu l'endroit où je vais. Je laisse ma voiture sur un parking de randonnée, à côté de celle de Roxanne qui m'a précédée, et je prends le chemin qui n'est pas balisé. Dans les bois, le silence est absolu, ma respiration fait un potin d'enfer et la neige crisse sous mes pas. Je croise le renard, on échange un regard. S'il parlait il dirait salut, ça fait un bail. Il me suit quelques minutes puis se barre dès qu'il sent l'odeur des chiens. Ils sont à la chaîne mais un renard ne prend pas de risques inutiles.
La caravane de Lukas est éclairée d'une lumière orange, de loin on dirait une grosse citrouille. Une odeur de feu de bois flotte autour. Je laisse mes chaussures sous l'auvent et je frappe à la porte avant d'entrer.
L'antre de Lukas est raffiné et confortable. La sobriété de son mode de vie tranche avec l'accumulation décadente de noir de Roxane, blottie comme une araignée dans ses dentelles. Un siècle plus tôt, Lukas serait devenu moine, je pense. Il prend un réel plaisir à ne rien posséder. Je pose mes affaires près du poêle pour qu'elles sèchent et les rejoins autour de la minuscule table basse. Lukas me sourit.
- Partant pour un bain ? J'ai allumé le feu sous la baignoire.
- Carrément.
Roxane lâche platement que nous sommes timbrés. A vrai dire ça m'arrange qu'elle nous laisse tranquilles, il n'y a pas vraiment la place pour trois. On boit beaucoup, on mange un peu, on fume quelques clopes sous la véranda. Lukas et moi finissons la soirée dans la baignoire d'eau brûlante posée au milieu du verger, au centre d'une flaque de neige fondue. Des flocons à peines perceptibles dans la pénombre nous tombent dessus. Une chouette se pose sur la branche d'un pommier, juste au dessus de nous, et hulule pendant une éternité. Quand elle repart, Lukas se racle la gorge, comme pour faire une annonce délicate.
- Tu sais quoi ? Je vois toujours plein d'animaux quand je suis avec toi. Quand on était môme, je pensais que c'était normal mais j'ai demandé à plein de gens depuis et en fait non. C'est vraiment toi qui les attire.
- Vraiment ?
- L'autre fois un renard nous a collé aux basques pendant une heure, quand on cherchait des champignons. Tu te souviens ?
- Ouais. Il nous espionnait pour voir nos coins, ce bâtard.
- Moque toi de moi. Sérieux, à moins que t'aie eu un steak dans la poche, je me l'explique pas.
- Peut-être que tu y fais plus attention quand je suis là. Il y a toujours des bestioles partout qui s'intéressent à ce qu'on fait.
- Peut-être.
Il semble vouloir ajouter quelque chose mais reste silencieux. Lukas n'est pas le premier à me faire cette réflexion sur les animaux, mais je ne lui dis pas. Je pense que les gens ne regardent pas ce qu'il y a autour d'eux, tout simplement.
Ce n'est pas la première fois qu'on passe la nuit tous les trois ensemble dans cette caravane, alors je me demande vraiment pourquoi, cette fois, Roxane s'attendait à ce qu'il se passe un truc particulier avec Lukas. Je démens fermement.
- Alors c'était quoi cette affaire de bain ensemble ?
- On prend des bains ensemble depuis qu'on est gamins. C'est juste normal. On est comme frère et soeur.
- J'arrive pas à croire que tu aies dit ça.
Elle s'arrête, me regarde d'un air furieux. Elle souffle comme un boeuf dans la dernière montée, ses joues sont rouges, ce qui ramène un peu de vie dans son visage blafard.
- C'est juste une expression.
- C'est une expression à ne pas employer quand tu parles de lui, je crois.
- Roxane, je sais très bien ce qu'il est, et ça m'a échappé, c'est tout. On va pas se flageller à chaque fois qu'on fait un petit lapsus. Puis si je me réfère à l'époque où il portait des robes et où on jouait ensemble à la Barbie, il était comme ma soeur, c'est un fait.
Elle hausse les épaules et lâche l'affaire. On reste silencieux jusqu'au parking, puis on prend un moment pour souffler, adossés à nos voitures respectives. Roxane allume une clope qui la fait tousser.
- Je pensais vraiment qu'il y avait quelque chose entre vous. Pas que je veuille vous maquer ensemble, mais vous vous entendez si bien que ça paraissait couler de source.
- Non. Il a des décisions à prendre et moi j'ai des choses à faire. Donc c'est pas trop le moment.
Elle grimace, comme si mon discours faisait trop frimeur pour être honnête, alors que c'est sans doute la chose la plus honnête que j'ai dite pendant la dernière décennie.
- Si je me mets en couple avec lui, ce serait avec une vision un peu plus claire de ce qui vient, parce qu'il tergiverse beaucoup. C'est OK de se chercher, mais c'est aussi correct de ma part de savoir précisément ce que je veux, non ? Je dis pas qu'il n'y aura jamais rien mais c'est pas d'actualité.
- Parce que tu as des choses à faire, comme tu dis, fait remarquer Roxane avec une curiosité évidente.
- Tout à fait.
- Comme quoi ? Mener une vie débridée et collectionner les plans culs ?
- Par exemple.
- Magnifique, tu commences quand ?
Je me force à rire, pour ne pas lui montrer à quel point ça me vexe. Mon boulot n'est pas l'endroit idéal pour draguer, quand on ne fait pas dans la gérontophilie, quant à mon patelin, on ne peut pas dire qu'une foule s'y bouscule. Je n'ai pas envie non plus de m'encombrer d'une relation régulière, j'ai ce qu'il me faut pour de l'occasionnel, et la situation me convient à peu près.
- Il ne te reste plus qu'à vendre ta virginité sur internet, sale mioche.
- On est en zone blanche à Déjà-Vu.
- Tu y mets de la mauvaise volonté. Tu veux que je te présente des mecs ?
- Que je n'aurais pas déjà rencontrés à l'école, de préférence.
- Je ne t'infligerais pas ça, tu me connais. Orientation sexuelle vérifiée et garantie. Et de ton âge.
Je lève les yeux au ciel. Roxane est sans doute animée par de bons sentiments mais elle n'a pas l'air de percuter que cette conversation est vaguement humiliante pour moi. J'aimerais lui faire comprendre que cette façon de se mêler de ma vie privée me gonfle, mais je sais très bien qu'il vaut mieux aller dans son sens que perdre son temps à se justifier.
- Ça marche. Envoie moi CV et dimensions par mail, je sélectionnerai un candidat.
Elle m'adresse un sourire radieux, puis on reprend chacun notre voiture.
Chapitre 4 - Paul by litsiu
Après lecture des articles de presse, Paul se voyait mal demander au gamin une visite guidée de Déjà-Vu. Ni même sortir de chez lui. Il comprenait à présent la réaction d'Andy, celle de Simon, et s'en voulait d'avoir sauté à pieds joints dans le plat avec un manque de tact caractérisé. En particulier en ce qui concernait Simon. Mais comment aurait-il pu deviner que la fameuse Madeleine, dix-sept ans, brûlée vive comme sorcière, était la soeur du pauvre homme ?
Au terme d'un long mois de janvier passé aux prises avec sa culpabilité, Andy le sortit de son dilemme en venant de lui-même parler de cette affaire. Il proposa à Paul de l'emmener faire un tour dans la forêt et de lui montrer les endroits mentionnés dans les articles. Paul trouvait cette soudaine ouverture un peu étrange et se demandait s'il devait s'attendre à ce que le gamin exige une contrepartie. Personne ne fait rien gratuitement, de cela il était persuadé, mais comprendre les signaux subliminaux des gens lui donnait des maux de tête.
Après s'être rejoints sur la place, ils quittèrent le hameau en direction du cimetière. Andy marchait d'un bon pas devant lui. Il portait plutôt élégamment un jean serré et un blouson aviateur en cuir râpé. Ses chaussures de randonnée élimées, par contre, prenaient sans doute l'eau, vu la façon dont il évitait les flaques de neige fondue. Paul se surprit à s'interroger de nouveau sur la vie qu'un jeune homme pouvait mener dans un endroit si solitaire.
- Tu as quel âge ?
- Vingt-deux ans. Et vous ?
- Tu fais moins. Moi, et bien, je vais sur mes cinquante-six.
- Vous faites plus.
- C'est parce que tu n'arrêtes pas de me vouvoyer.
Andy eut un petit rire, et se retourna brièvement pour le regarder. Paul se sentit un peu gêné.
- Pour que les choses soient claires, vous n'êtes pas mon genre, lâcha le gamin. Trop vieux. Je préfère vous le dire au cas où vous auriez l'idée de me faire le coup de l'hétéro embarrassé par son propre charme ravageur. Je n'ai pas besoin de sauter sur toutes les bites qui passent, merci.
- Tu as dû remarquer que j'étais en couple, non ?
- Comme si ça changeait quoi que ce soit. Même les petits vieux de la maison de retraite arrivent encore à s'embarquer dans des histoires d'adultère.
- Alors pour que les choses soient claires, tu n'es pas mon genre non plus. Trop blond.
Andy rit franchement cette fois.
- Bon, on commence par le cimetière, si ça vous va.
Ils firent une brève halte devant les grilles en fer forgé fermant une grande arche de pierre aux sculptures usées au point d'en devenir méconnaissables. Andy le laissa admirer l'entrée, puis tira une des grilles, laissant de profondes traînées dans l'herbe haute. L'endroit devait être peu fréquenté.
- Simon et moi, on se charge d'entretenir le chemin et les allées, et la mairie envoie quelqu'un de temps à autre balancer de l'anti-mousse à droite et à gauche. J'ai réussi à les empêcher d'utiliser du désherbant, contre la promesse que je passerai la tondeuse dedans. Vous n'imaginez même pas le foin qu'ils m'ont faits, mais à force de les emmerder, ils ont fini par accepter. Il y a des tritons marbrés dans le coin, même si on est un peu plus en altitude que leur zone de prédilection. Et des salamandres terrestres, évidemment.
Paul fouilla des yeux la pelouse épaisse qui poussait entre les tombes, là où dans les cimetières usuels, on aurait trouvé de mornes étendues de graviers, mais ne vit aucun batracien. En revanche, des corneilles peu farouches se promenaient en nombre sur les murs d'enceinte, et sautillaient d'un monument à l'autre. L'une d'elle alla jusqu'à se poser sur l'épaule d'Andy. Le garçon sortit de sa poche un sachet plastique et lui donna quelque chose que Paul ne put pas identifier mais que la corneille se hâta de saisir.
- Elles sont très familières. Dès qu'on commence à les nourrir, on ne s'en débarrasse plus. Mais je les aime bien.
Paul observa, fasciné, la corneille se laisser donner la becquée, tandis qu'une foule d'oiseaux se rassemblaient autour d'eux, sans être aussi hardis.
- Celle-là je l'ai recueillie quand elle était petite. Elle a mis du temps avant de rejoindre les autres. Elles ont une organisation complexe, c'était dur pour elle de s'intégrer. Faites le tour des tombes si ça vous chante, pendant que je les occupe.
Paul se demanda s'il sous-entendait que les corneilles auraient interféré d'une façon ou d'une autre avec sa visite, mais ne releva pas. Il traversa le cimetière, essaya de lire les inscriptions. La plupart des tombes étaient en granit, simples monolithes rendus anonymes par le temps. Quelques fleurs synthétiques déparaient plus qu'elles n'ornaient les caveaux plus récents. Il ne vit aucun mort de moins de dix ans. Il repéra enfin un caveau au nom de la famille d'Andy, et la fameuse Madeleine. Une autre jeune femme avait été enterrée après elle. Paul observa longuement l'inscription. Celle-là n'avait eu que vingt-cinq ans.
- Ma mère.
Paul sursauta. Andy s'était approché dans son dos en silence, la corneille toujours perchées sur son épaule.
- Ne faites pas cette tête, je sais que Simon vous en a parlé. J'ai grandi avec l'idée que ma mère était morte comme d'autres avec l'idée que leur mère est institutrice ou infirmière. Le temps de comprendre ce que ça signifiait vraiment, c'était déjà devenu abstrait. Et ma belle-mère est quelqu'un de bien, c'est pas comme j'avais pas eu de maman.
- Je vois.
Ce qu'il voyait surtout, c'est que le garçon était triste et meurtri et qu'il faisait semblant que non.
- C'était un accident con. Elle a glissé dans la baignoire et elle s'est cogné la tête. Mon père était pas là et je suis resté toute la journée seul avec le cadavre, jusqu'à ce qu'il rentre en fait. Il était sur une foire aux bestiaux.
Andy s'avança vers le caveau, la tête penchée de côté et les yeux fixés sur un point précis situé au delà du monument, mais Paul se demandait ce qu'il regardait réellement. Le garçon lui faisait penser à un rapace, à cet instant. Concentré mais inexpressif.
- Je me souviens pas vraiment d'elle, j'avais même pas deux ans. En fait je pense qu'on m'a raconté des trucs après et que je me suis comme fabriqué un souvenir d'elle, parce qu'il y a peu de chance que j'aie imprimé quoi que ce soit, en réalité.
- Je suis vraiment navré, Andy.
Le garçon haussa les épaules.
- On crève tous. Puis c'est pas la pire histoire que j'ai à vous raconter aujourd'hui, l'écrivain. Je me fume une clope et on repart, si ça vous va. Faites des photos si ça vous amuse, je serai pas offensé.
Paul prétexta un manque de lumière pour éviter de sortir son appareil. Le gamin avait le don de donner des autorisations d'une façon qui interdisait de faire quoi que ce soit. Andy s'assit sur une tombe et roula une cigarette. Il fuma pensivement. Les corneilles se chamaillaient un gros morceau de quelque chose, plus loin. Celle d'Andy se lissait les plumes, perchée sur un pot de fleurs. Quand il eut terminé sa cigarette, Andy écrasa cavalièrement son mégot au milieu des roses en plastique et se releva. Paul lui emboîta le pas, et il quittèrent le cimetière.
Ils suivirent le ruisseau, passèrent dans l'ombre de la maison d'Andy, et continuèrent sur un sentier forestier proprement découpé à travers un fouillis de houx et de noisetiers.
- Je sais pas ce que vous avez retiré comme impression, après avoir lu tous ces articles... commença Andy.
- Le journaliste s'est un peu planté de vocation, je pense. La sorcellerie au XXème siècle, c'est un peu anachronique.
- Madeleine n'est pas morte parce qu'elle était une sorcière. Elle a envoyé bouler un type et il s'est vengé. Ma mère, c'était pas de l'immaculée conception.
Paul réalisa qu'il n'avait pas dit que Madeleine n'était pas une sorcière, juste que ce n'était pas la raison pour laquelle elle était morte. Il en fit la remarque, et s'attira un ricanement.
- C'est quoi une sorcière, d'après vous ? fit Andy. C'est quelqu'un qui connaît les plantes et lance des sorts en jouant sur les peurs des gens.
- Des sorts ? Tu es sérieux ?
- Des prophéties auto-réalisatrices, si vous préférez. C'était un truc bien ancré dans les campagnes, et dans ce patelin ils avaient même inventé une subtilité amusante. Tout ce qui est arrivé ici arrive une seconde fois. D'où ce nom de Déjà-Vu. Une fois que les gens s'étaient fourrés cette idée dans le crâne, ils n'arrivaient pas à s'en défaire et ils inventaient des liens entre des choses qui n'étaient que des coïncidences. C'était pas compliqué de les encourager à se monter la tête tout seuls.
- Donc elle avait cette réputation à cause de coïncidences ?
- C'était plus que ça. Il y avait un terreau de superstition assez fertile et elle savait en jouer. Madeleine était une manipulatrice. Simon ne veut pas me le dire clairement, mais je l'ai entendu de la bouche de pas mal de monde. Un diable en jupon, indépendante et beaucoup trop belle pour son propre bien. Quant à sa relation avec ce type, ce qui est sûr c'est qu'elle l'a rejeté alors qu'il voulait assumer sa paternité, mais la raison pour laquelle elle préférait élever son enfant seule n'est pas du tout claire. Possible que ça n'ait pas été consenti à la base et qu'il ait voulu acheter son silence.
- Et le meurtrier, qu'est-ce qu'il est devenu ?
- Les juges se sont montrés assez indulgents, on a qualifié ça de crime passionnel, comme si c'était une excuse. Il a purgé sa peine et il est revenu dans la région. Il a eu le temps de refaire sa vie, de fonder une famille. Même pas honte. Enfin, il a quand même pas poussé le bouchon au point de revenir au village. Je pense que Simon lui aurait fendu le crâne à coups de pelle.
Au bout de la forêt, le chemin débouchait sur une tourbière tandis que le ruisseau se perdait entre les joncs. Un ponton traversait la zone humide. Ils firent une halte à mi chemin, et Paul photographia les joncs séchés et les gouttes d'eau qui perlaient sur la mousse. La brume s'épaississait et le froid s'insinuait dans ses vêtements. Il prit encore quelques clichés, y compris du garçon quand il ne regardait pas. Ils traversèrent la tourbière, débouchèrent sur un chemin de randonnée bordé de murets. Andy lui montra un pré en friche, au milieu duquel se dressait un bâtiment en ruines. Ils firent en silence le tour de la grange brûlée où la grand-mère du garçon avait trouvé la mort, bataillant pour passer entre les ronciers qui envahissaient le pré, comme si plus personne n'avait osé s'approcher de l'endroit depuis le drame. Paul trouvait la scène surréaliste, et fut presque reconnaissant en entendant le bruit d'une voiture. En fait, la route passait cinquante mètre plus loin. Le monde réel existait toujours au delà du brouillard. Puis Andy lui suggéra de rentrer se réchauffer au bar. Ils parlèrent de tout et de rien sur le chemin du retour, même si c'était un peu bizarre après avoir abordé des sujets aussi graves.
- Vous allez écrire sur toutes ces choses ? demanda finalement Andy.
- Pas directement, fit Paul après une seconde d'hésitation. Je fais des recherches, ça veut dire que je m'imprègne des histoires de la région, mais pas que je vais les utiliser telles quelles sans changer les noms.
- OK. Tant mieux. J'aime pas tellement être au centre de l'attention, et vous n'imaginez même pas à quel point les gens d'ici peuvent faire une montagne d'une taupinière.
- Je prends note.
Paul soupira intérieurement. Comme à l'accoutumée, les gens souhaitaient se confier, tout en sachant que tout se répétait, mais comptaient quand même sur la discrétion des autres. Écrire un roman inspiré des histoires locales pourrait bien devenir un polar grandeur nature, et sa tranquillité une victime collatérale.
- Et sinon, dit-il plus pour lui-même qu'autre chose, la science fiction, c'est pas mal non plus.
Andy ne commenta pas, pour la bonne et simple raison qu'il venait de s'immobiliser sur le chemin, tellement brusquement que Paul manqua lui rentrer dedans.
- Il se passe quoi ?
- Rien du tout.
Paul l'observa avec curiosité, mais Andy restait sur place, les sourcils froncés. Au bout d'un moment il repartit et Paul lui emboîta le pas. Le sentier ne tarda pas à être envahi de ronces.
- Tu es sûr que c'est le même chemin qu'à l'aller ? demanda Paul, vaguement inquiet.
- Probablement.
- Tu es sûr que c'est vraiment un chemin où on peut passer ?
- Si on y passe, c'est que c'est un chemin, par définition.
Paul songea que cette remarque avait sans doute un sens plus psychologique que géographique. Il ne reconnaissait pas le paysage, et après quelques tours et détours, perdit tout sens de l'orientation. Des ronces s'agrippaient à ses pieds avec l'intention manifeste de le faire tomber et regarder devant lui devenait bien trop hasardeux. Avaient-ils traversé ce bosquet de houx ? Il s'en serait certainement souvenu, les feuilles trouvaient le moyen de le piquer même à travers sa parka. Toute idée de sentier avait complètement disparu et Andy ne disait rien, ce qui commençait à créer un certain malaise.
- On est perdu, c'est ça ?
Le gamin ne répondit pas, mais sortit son paquet de cigarettes et s'assit sur une pierre ronde qui ressemblait à une meule. Que faisait une meule en pleine forêt, Paul n'en avait pas la moindre idée.
- Mais non. Ca va me revenir.
Il examina ses chaussures mouillées et son jean boueux et n'ajouta plus rien jusqu'à ce que sa cigarette se soit entièrement consumée. Paul quant à lui commençait à ressentir une certaine panique. Comment le gamin pouvait-il se perdre dans son propre bois ? Il lui tourna le dos et sortit discrètement son portable, mais le réseau ne passait pas, évidemment. Le soir tombait et ils allaient passer la nuit dans la forêt. Froide perspective.
Puis un coq chanta, à quelques mètres d'eux à peine. Paul se retourna, sidéré. Le village se trouvait juste dans leur dos.
- Ah oui. On est arrivé en fait.
Le garçon se donnait beaucoup de peine pour ne pas sourire, mais la commissure de ses lèvres tremblait, de façon presque démoniaque de l'avis de Paul.
- C'est une plaisanterie ?
- Ca dépend de quoi vous parlez.
- On n'a jamais été perdu.
- Vous, oui, lâcha le gosse avec aplomb. Moi, pas.
Puis il éclata de rire.
Quel petit con, songea Paul, sans doute pas pour la dernière fois.
- Vous fâchez pas. Vous n'avez jamais été en danger. Je voulais juste vous illustrer ce que je voulais dire. A propos de la façon dont les gens se montent la tête tout seuls.
Il se releva et prit d'un pas assuré une direction à laquelle Paul ne se serait pas attendu. Il le suivit néanmoins dans la pente raide. Ils débouchèrent sur un sentier qui menait au village et atteignirent le pont moins d'une minute plus tard.
- Si vous êtes perdu, descendez. Vous arrivez toujours au ruisseau, tôt ou tard, et il vous ramène à la maison. Facile, non ?
Paul se demanda s'il devait le remercier pour le conseil ou lui en vouloir pour la façon dont il l'avait donné.
Chapitre 5 - Andy by litsiu
Roxane m'a envoyé une demi douzaine de noms avec une brève description. Je passe un bon moment à lire ses commentaires mordants, c'est à se demander si elle n'a pas un peu oublié le but premier de sa manoeuvre. Je m'en inspire pour faire la conversation au vieux dans la voiture, sans trop de détail, de façon à ce qu'il pense que j'ai une vie sociale, parce que ma solitude l'inquiète. Je lui répète souvent que je ne suis pas seul, juste isolé. J'ai des collègues, Roxane, Lukas... Et invariablement il me redemande qui est Lukas. Il y a des choses qu'il n'imprime vraiment pas.
- Je vais te laisser chez le médecin. J'irai voir Roxane en attendant. Tu veux me rejoindre chez elle après ?
- Non. Je veux aller au café.
Je sais très bien de quel café il parle.
- Ce serait bien, des tulipes pour maman.
Il ne répond pas, tripote sa barbe en regardant ailleurs. Je l'emmène jusque dans la salle d'attente du médecin, qui est bondée, comme tous les samedi matin. La secrétaire promet de m'envoyer un texto quand il ressortira. Je le laisse après avoir pioché dans la pile un magasine qui lui conviendra, je sais qu'il se débrouillera très bien tout seul pour la suite.
Je file chez Roxane, en retournant dans ma tête quelques phrases d'esquive destinées à calmer ses velléités matrimoniales. Je regrette de ne pas avoir mit fin à son délire de façon ferme et définitive.
La cage d'escalier habituellement silencieuse résonne d'un métal hargneux. Voilà qui doit plaire aux résidents. Je m'attarde devant les portes pour voir qui écoute ce genre de musique. J'ai comme un fourmillement dans les doigts qui s'intensifie à mesure que j'avance. C'est bizarre. Ce n'est pas la première fois que ça me le fait, ça doit être l'excitation... Je ne sais pas pourquoi je suis aussi tendu, d'un coup.
Je m'arrête quand le picotement devient presque douloureux, et je regarde autour de moi.
C'est bien le nom. Ce n'est pas lui, c'est sûr, mais ça pourrait être son fils. Je sais qu'il a à peu près mon âge. Le nom est assez courant dans la région, il faudra investiguer, mais une personne qui écoute ce genre de musique et vit dans un studio a probablement l'âge qu'il faut. Ca vaut le coup d'aller jusqu'au bout de cette piste. Je contemple un moment le carton punaisé à la porte, puis je me détourne et frappe à celle d'à côté. Je ne peux pas y aller comme ça, il me faut un prétexte.
Roxane m'ouvre, toute en noir comme toujours. Je désigne avec un sourire moqueur ses bouchons d'oreille orange fluo.
- Tais-toi, sale mioche. Sauf si c'est pour me dire que t'as du cyanure avec toi.
Je lui fais la bise sans rien dire, et la suis à l'intérieur. Dans ses conditions, difficile de parler d'autre chose que de son nouveau voisin, ce qui est fort commode. Un jeune, comme je le pensais, mais Roxane n'en n'a pas beaucoup plus à dire. Il ne reçoit personne et n'a pas l'air de travailler. Il joue à des jeux vidéos de guerre ou peut-être avec des zombies et matte du porno gay. Et il ronfle.
- T'as fait connaissance que par nuisance interposée ?
- Pas envie de tailler le bout de gras avec lui. Il a l'air glauque, ce type.
Je me demande ce que glauque peut bien vouloir dire dans ce contexte, surtout venant d'une employée des pompes funèbres dont il faut se méfier d'une invitation à « prendre l'apéro autour d'une bière ».
- C'est peut-être juste un bisounours incompris.
Roxane lève les yeux au ciel mais me propose gentiment un café.
- Ça va, il écoute pas la musique trop tard, en journée je peux pas vraiment me plaindre. On entend tout dans cet immeuble de toute façon. T'as de la chance, tu connais pas ce genre de problème, toi.
- Je ne pourrais pas supporter ça quand je travaille de nuit.
- Et pour notre affaire, t'en es où ?
- Nulle part. Je sais pas trop. C'est pas spontané, ça me gène.
- Mais d'où tu sors ? Personne n'est spontané de nos jours, c'est fini, ça. Si tu ne fais pas ton marché sur internet ou que tu ne demandes pas à quelqu'un de t'arranger un rencard, tu finiras ta vie tout seul avec tes chats.
Je roule une clope, plus pour me donner contenance que par réelle envie. Je la pose sur la table sans y toucher. Je viens d'avoir une idée et je préfère ne pas puer le tabac pour la mettre en application.
- La spontanéité, ça marche. C'est juste que les gens n'y croient plus, en général.
Roxane me lance un sourire narquois.
- Je peux même te le prouver à l'instant. Reste là.
Je lui rends son sourire, me lève, et sors de son appartement pour aller frapper à la porte de son voisin bruyant. J'insiste un moment - peut-être qu'il est du genre bourru et qu'il ne veut pas répondre, mais peut-être aussi qu'il n'entend simplement pas avec la musique. Mais la porte finit par s'ouvrir sur un type banal en T-shirt et caleçon, enveloppé d'une bouffée de fumée piquante.
- Tu repasses ce soir pour me parler de tapage nocturne, lâche-t-il.
Le moins qu'on puisse dire c'est que les cigarettes censées faire rigoler ne le rendent pas spécialement avenant. Je force mon sourire le plus décérébré.
- Hein ? Non, rien à voir, c'est juste que je me demandais, c'est quoi le nom du groupe ? Je kiffe.
Il marmonne un truc que je ne comprends pas.
J'inspire profondément.
Il va me falloir une certaine patience.
Quinze minutes plus tard, je me retrouve chez Roxane. Ce laps de temps m'a parut être un bon compromis entre l'expression d'un intérêt sincère et ce que je pouvais supporter du bonhomme. L'important, c'est que j'ai confirmé qu'il s'agissait bien de lui. Le fils du vieux cafard.
Roxane a l'air perturbée et j'espère qu'elle ne remarque pas la haine qui transpire par tous les pores de ma peau. J'ai du mal à tenir ma seconde tasse de café tellement mes mains tremblent.
- Je lui ai donné mon numéro.
- T'as des goûts bizarres.
- C'est juste histoire de parler. Son père a une maison dans mon bled.
Laquelle est restée longtemps inhabitée, mais Mathias a carrément mordu à l'hameçon quand je lui ai suggéré d'aller la « visiter ». Vu le foutoir de sa piaule, ce gars a clairement perdu pied et se jettera sur la moindre occasion de se faire de la thune. Ce sera un levier pratique pour le manoeuvrer. Mais j'ai presque honte de m'en approcher, surtout si Roxane se fait des films. Elle a l'air carrément sceptique quand je lui explique que je voulais juste lui démontrer que la spontanéité existe toujours, il faut simplement oser aller vers les gens. Elle me connaît assez pour flairer la grosse imposture dans mon discours, mais elle m'aime suffisamment pour me dire très gentiment :
- Je suis ravie que tu voies les choses de cette façon, sale mioche. C'est un bon début de se faire des connaissances. Je pensais que tu allais laisser ton gène de bouseux infréquentable s'exprimer et finir vieux garçon comme ton oncle.
- En parlant de Simon, faut que je le récupère. S'il m'attend trop longtemps, il va paniquer.
Je n'ai pas encore reçu le message de la secrétaire du médecin, mais j'ai vraiment envie de prendre l'air. J'encaisse encore quelques vannes et je m'en vais.
La musique est un peu moins forte dans le couloir. Je passe devant la porte de Mathias sans même la regarder.
Quand mon portable vibre dans ma poche, je suis déjà dans le café. Assis près de la baie vitrée, je scrute la rue pour voir ce que Simon va faire. Il marche lentement, je le vois faire quelques pas hésitants sur la place, puis à ma grande déception, il se dirige vers le café. Je m'abstiens de lui rappeler que je voulais des fleurs. Ou plutôt non, je voulais qu'il aille chez la fleuriste. Même s'il est un peu simple, ou compliqué, suivant le point de vue, cette adorable veuve a un faible pour lui. Il n'aurait qu'à la cueillir. Mais s'il n'ose pas même quand je lui donne un prétexte, je ne peux rien faire pour lui. Je ne suis pas Roxane, à fourrer mon nez là où je ne dois pas.
- J'ai oublié tes tulipes, dit-il.
Il se tape le front de la main d'un geste théâtral, si persuadé de sa crédibilité que c'en est presque mignon.
- Tant pis. Maman préfère les perce-neige de toute façon.
Je lui ai donné rendez-vous chez moi, et il est arrivé presque à l'heure. Il a l'air un peu plus frais que l'autre jour, même si je ne peux toujours pas dire que je le trouve beau. Aucune chance. Mais ce n'est pas pour cette raison que je l'ai abordé, donc ça n'a vraiment aucune importance. Il regarde autour de lui d'un air intéressé pendant que je sors des bières du frigo. La maison est bien restée dans son jus, et elle est propre. Aucune restauration hasardeuse n'a gâché son charme médiéval. La pierre est apparente partout, j'ai enlevé toutes les décorations superflues, mais j'ai laissé un certain nombre d'objets choisis pour leur bizarrerie. Le salon ressemble encore, comme ça a toujours été le cas, à un cabinet de naturaliste, entre les papillons dans leurs boîtes et les crânes d'oiseaux classés par taille. Je n'ai enlevé que les animaux empaillés, j'avais du mal à les supporter. Un jour je les ai tous portés dans un caveau du cimetière. S'il sert à nouveau, quelqu'un aura une belle frayeur, et moi le couronnement de ma blague à retardement. Mathias s'attarde devant la bibliothèque. Je ne pensais pas qu'il était du genre à lire, je l'observe en silence. Puis il se tourne vers moi et suggère que nous allions fouiller la maison avant que la nuit tombe complètement. Je hoche la tête, et lui tends une de mes lampes de poche.
- Comment t'as eu les clés, d'ailleurs ?
- Je ne les ai pas.
Il me regarde avec stupeur quand je soulève un pied de biche et une perceuse. Puis il éclate de rire.
- OK, tu me plais, toi.
Pour éviter l'écrivain et son insatiable curiosité, je suggère de faire un détour par les bois. On revient en traversant des jardins en friche. C'est un jeu que j'aime bien, j'ai fureté dans tous les recoins de Déjà-Vu à mesure que les maisons se vidaient. J'évite celle des Hollandais. Mathias louche dans sa direction et je prétends qu'il y a une alarme. Il ne manquerait plus qu'il se prenne au jeu et m'entraîne dans des cambriolages en série.
On force la porte de sa maison familiale, ce qui ne va pas sans peine. La baraque est restée fermée pendant plus de quarante ans, et son état de délabrement fait peine à voir. Les papiers peints jaunis se décollent des murs et de la moisissure se développe sur les boiseries. Les meubles béants et les chaises renversées montrent que quelqu'un a déjà dû se servir, sans trop d'égards pour le mobilier. Mathias semble déçu, mais je trouve vite un moyen de lui remonter le moral.
- Allons voir la cave. On doit pouvoir trouver des trucs intéressants dedans.
- Qu'est-ce qui te fait croire qu'elle aura pas été pillée aussi ?
- Une intuition.
La porte de la cave est fermée à clé, et s'avère encore plus difficile à forcer que l'entrée. Pendant que Mathias s'escrime en vain avec le pied de biche, je cherche une façon plus subtile de procéder.
- Vu la taille de la serrure, la clé doit être monumentale. Pas le genre de clé qu'on met dans sa poche. Elle est sûrement accrochée dans un coin.
Je passe mes mains dans tous les recoins sombres. Mes doigts embarquent des toiles d'araignées tellement anciennes que même leurs propriétaires n'en voulaient plus. Ça me picote les doigts tellement c'est répugnant. Le buffet n'est pas collé contre le mur, et j'ai soudain la certitude qu'il a quelque chose à cacher. Des choses s'enfuient à mon contact...
- Ah ouais ? Ben si tu la trouves, je veux bien...
Ma manche s'accroche à un clou et on entend un tintement clair. Après quelques tâtonnements, je retire une clé de derrière le meuble. Elle se présente exactement comme je l'avais imaginée.
- Bordel. Un vrai pro. Fais voir...
Mathias tend la main pour me prendre la clé, mais je la mets hors de sa portée.
- Tu as dis quoi, à l'instant ? Si tu la trouves, je veux bien... quoi ?
- Et bien, partager avec toi !
- Ça allait un peu de soi, à la base, non ?
- Donne ça... grogne-t-il. On sait même pas s'il y a un truc valable à trouver.
Il me prend la clé des mains avec brusquerie. Je n'aime pas ses manières, mais je ne relève pas. Il ouvre la porte et se précipite à l'intérieur, laissant la clé sur la serrure. Un rictus involontaire me soulève la lèvre quand je m'imagine l'enfermer ici. Tentant.
- T'avais raison, y'a des tas de bouteilles. C'est quoi, d'après toi ?
- De la gnôle si on a de la chance, du blanc bouchonné si on n'en a pas.
- T'es du genre à avoir de la chance habituellement ? demande-t-il en essayant d'ouvrir un bouchon enduit de cire avec une lame à la courbure vicieuse.
Pris au dépourvu, je fixe le couteau de chasse monumental qu'il manie avec nonchalance. C'est une excellente question.
- Ça dépend.
Au bout du compte, je n'ai pris qu'une seule caisse sur les quatre. Les alcools forts, c'est pas tellement mon truc. Ravi, Mathias a tenu à m'inviter à dîner. Une façon honnête de se faire aider à transporter les bouteilles. On a plus bu que mangé. La pizza surgelée arrosée avec de la prune va sans doute avoir ma peau, vu comme j'ai mal à la tête, ce matin.
Si c'est bien le matin.
Il fait jour et je suis nu entre des draps froissés et fort odorants. Si ça ne m'a pas dérangé la veille, c'est la preuve s'il en est besoin que j'étais dans un état d'ébriété avancé. Mathias dort à côté de moi, aussi peu vêtu. Je ne sais pas trop ce que j'en pense. Les choses ne sont pas allées dans la direction que j'escomptais. Vraiment pas. Il m'a parlé de ses difficultés familiales, j'y ai trouvé un écho des miennes, je me suis laissé aller à compatir, comment on en est venu à coucher ensemble, j'en sais rien, ça ne paraissait pas absurde sur le coup, maintenant, si. J'ai carrément honte. Mais retourner la situation à mon avantage est toujours possible.
Sans le réveiller, je fouille dans mon blouson et en retire mon portable. Il n'est que onze heures, à mon grand soulagement. Je retourne dans le lit. Je cadre quelques photos de façon à ce qu'on reconnaisse Mathias, qu'on voie qu'il est en compagnie d'un garçon, mais qu'on ne voie pas mon visage. Ces photos n'auront pas une grande durée de vie mais on ne sait jamais. Puis je me lève et m'habille. Il n'a toujours pas bougé, ivre mort comme il doit l'être encore. Je ne me sens pas beaucoup plus vivant que lui cela dit. J'aurais dû garder à l'esprit que je bossais ce soir, au lieu de me laisser entraîner dans une débauche imprévue.
Je ne me donne pas la peine de le réveiller, mais je lui laisse un mot. On est venu avec sa voiture, et je ne peux visiblement pas compter sur lui pour me ramener. Je vais donc être obligé de m'organiser autrement, même si ça risque d'être assez humiliant.
Roxane n'est pas chez elle, mais elle n'est pas difficile à trouver. J'entre dans la boutique des pompes funèbres, gêné de puer la cuite et la sueur, par chance il n'y a pas de client. Roxane range des plaques commémoratives. J'ai du mal à éluder la raison pour laquelle j'ai besoin qu'elle me reconduise chez moi.
- Je veux bien mais je peux pas fermer la boutique avant midi.
- C'est pas un problème.
- Comment ça se fait ? T'es en panne ?
- Non, enfin...
Bordel, c'était une magnifique excuse, mais mon hésitation m'a fait louper le coche. Ma cervelle fonctionne au ralenti.
- Je pense que j'ai encore des grammes. Puis ma voiture est chez moi de toute façon, je suis venu avec quelqu'un.
- T'as fait la fête sans me le dire ? T'es grave sans coeur... T'étais avec qui ?
- Euh... Ce gars, Mathias.
Roxane prend une expression si atterrée que je manque de me retourner pour voir s'il n'y a pas quelque chose de louche derrière moi. Un flic, un terroriste, un alien, il faut bien un truc de ce calibre pour expliquer la tronche qu'elle tire.
- Dis moi que c'est pas ça que j'ai entendu.
- De quoi tu parles ?
- Mes murs sont en carton-pâte, Andy.
- Ah. J'étais bourré...
- Oh merde, Andy, t'étais consentant au moins ?
- Ben... Je... Pourquoi, c'était si terrible que ça ?
- J'ai un peu hésité à appeler les flics, à vrai dire.
Mortifié par sa réaction, je ne trouve rien à répondre. Je n'étais pas dans le gaz au point de ne pas savoir ce que je faisais, et mon mal de crâne est certainement plus lié à la mauvaise qualité de la gnôle qu'à la quantité que j'ai bue, même si l'alcool m'a sans doute bien encouragé à me lâcher. Il me semble bien que tout ce que Mathias m'a fait, je l'ai voulu. Que j'aie des remords est un tout autre problème.
- Andy, franchement, qu'est-ce que t'as foutu ?
- Putain, t'es pas ma mère, OK ? C'est rien. C'était peut-être un peu hardcore mais je me suis pas fait cogner ni rien. Je sais pas ce que tu vas imaginer...
- J'ai pas besoin d'imaginer, j'ai entendu, lâche-t-elle d'un ton qui me coupe instantanément toute velléité de justification.
C'est typique de Roxane. Après avoir décidé que j'avais besoin d'une vie sexuelle, elle se figure qu'elle doit aussi m'indiquer avec qui et comment. Discuter de ça avec elle est juste une grosse perte de temps.
D'autant plus que si on se dispute, je n'aurai plus qu'à rentrer en stop.
- A vrai dire, t'as raison, Rox, dis-je d'une voix morne. C'était pas vraiment ce que j'attendais. Je voulais juste te prouver que je pouvais ramasser n'importe qui. Pour le coup, c'est réussi. C'est un pauvre type.
Je baisse la tête et regarde mes chaussures en soupirant. Des larmes me montent aux yeux tellement j'enrage, mais elle se méprend sur leur cause. Elle s'approche de moi et me prend dans ses bras.
- Pauvre chaton... C'est ma faute, je t'ai provoqué, je suis trop nulle. T'avais pas besoin de faire ça. Allez, tu vas prendre un mug de café dans l'arrière boutique et à midi je te ramène chez toi. Après une bonne douche, tu te sentiras mieux. Quant à ce gros con, je vais glisser des tarentules sous sa porte jusqu'à ce qu'il déménage, OK ?
J'étouffe un petit rire dans son col en simili cuir. La vague de colère est passée, je me sens vidé.
Trente minutes s'écoulent au ralenti dans l'arrière boutique. Roxane est terriblement enjouée, pour me remonter le moral, je suppose.
- J'ai envie de proposer au patron de vendre des objets déco, qu'est-ce que t'en dis ? Faut qu'on se diversifie, ils vendent des plaques en marbre au supermarché. Juste à côté des sodas. On pourrait mettre une affiche sur la vitrine, « ici on décore les vivants et les morts ». C'est un alexandrin ?
Elle compte sur ses doigts chargés de bagues en remuant silencieusement les lèvres, tandis que je m'étrangle avec mon café. Roxane a le don pour me rappeler qu'avec une certaine dose de désinvolture on peut aimer n'importe quel métier. Et j'aurai peut-être l'occasion d'apprécier le mien, très bientôt.
Habituellement, on me tient loin de ce client. Parmi mes collègues, peu de gens sont au courant. Les résidents, eux, savent tous. Mais ils n'ont pas envie d'en parler.
Donc je respecte l'omerta, j'évite de faire des vagues.
Mais parfois le manque de personnel fait que je suis bien obligé d'y aller. Je ne lui parle pas, du moins tant qu'il y a des gens à portée d'oreille.
Ce soir, c'est vraiment le bazar et on court dans tous les sens pour mettre tout ce beau monde au lit.
Je profite donc de cinq minutes seul avec le père de l'assassin pour lui montrer mes photos.
- Papy, regarde. Ton petit-fils profite de la vie. C'est cool, hein ?
Il crispe ses mains sur les accoudoirs de son fauteuil.
- Ah oui, je me souviens. Tu n'as pas vu Mathias depuis un bail, et ça ne risque pas d'arriver, vu qu'il s'est fait jeter sur le trottoir comme un chien. Vous n'aimez pas les pédés dans la famille, n'est-ce pas ? Ni les femmes libres. Bon, et bien sache que ta lignée s'arrête là, comme il va pas se reproduire et moi non plus. Tant mieux, hein ? Imaginer que ton sang coule dans mes veines, espèce de sale porc...
J'inspire profondément parce que j'ai du mal à rester calme, je le regarde dans les yeux. Il n'a même pas la décence d'avoir la trouille, ce vieux cafard. Il me hait de toutes ses forces. Sur ce point, au moins, on se comprend.
- J'ai envie de me jeter d'un pont rien que d'y penser. Mais pas avant de vous avoir tous enterrés. Toi en dernier. On s'amuse tellement, ici...
J'efface les photos, puis je fais mon boulot de façon à ce qu'il n'ait pas matière à se plaindre. Il est si décati que je peux le faire partir à tout moment et m'en tirer à bon compte. Avec une erreur de médication, ou juste la force de ma haine. Je le sais, il le sait, et pour l'instant, ça me suffit.
Chapitre 6 - Paul by litsiu
Certains matins lui faisaient regretter la facilité des appartements modernes, où tout vient en appuyant sur un bouton, ou en appelant le syndic. Hélène, heureusement, trouva la raison pour laquelle le compteur électrique s'obstinait à disjoncter, avec du bon sens et la bonne vieille méthode empirique. Paul abandonna donc son idée de faire la cuisine pendant que la machine à laver tournait, éteignit un radiateur électrique, puis se trouva désoeuvré, mais avec la lumière.
- On n'a plus qu'à aller faire un tour, proposa Hélène.
La randonnée n'était pourtant pas sa passion, surtout l'hiver, mais le printemps envoyait des signaux discrets annonçant son retour. Paul sourit en la voyant multiplier les épaisseurs de vêtements. Bras dessus, bras dessous, ils prirent la direction du pont. Le brouillard s'accrochait avec obstination à la vallée quand le vent soufflait depuis le nord, mais sur les hauteurs, on pourrait apercevoir le ciel bleu entre deux lambeaux de nuages.
En passant devant le cimetière, Hélène s'arrêta net.
- Pauvre gosse, il est encore là ?
Paul s'abstint de lui dire qu'en plus de nourrir les corneilles, Andy prenait certains caveaux pour des annexes de ses placards, vu le foutoir qu'il y avait découvert. Cette habitude inconvenante lui paraissait incompréhensible. Que pouvait-on bien avoir dans le crâne pour transformer un caveau en musée de la taxidermie ? Paul avait cru faire un infarctus en se trouvant face à une créature sortie tout droit des enfers. Après un instant horrible où cette vision n'avait eu aucun sens, il avait compris qu'il s'agissait d'un amas de renards empaillés surmontés d'une tête de sanglier, elle-même couronnée d'une ramure de cerf. Mais en parler à quiconque revenait à avouer qu'il fouinait dans les dernières demeures d'autrui, et cela n'arriverait pas.
Le garçon fumait une cigarette, assis sur une tombe. Au grand désarroi de Paul, Hélène entra dans le cimetière pour le saluer. Il aurait préféré passer son chemin comme si de rien n'était.
- Ce sont des perce-neige ? demanda Hélène. C'est magnifique.
Le garçon sourit, hocha la tête.
- Vous en voulez ? Il y a en a plein en ce moment.
A la demande d'Hélène, il lui expliqua où trouver les fleurs. Ils parlèrent de tout et de rien pendant quelques minutes, mais Paul ne participa pas vraiment à la conversation. Il songeait que le discours du gamin s'accordait mal avec ses actes. Il n'y avait rien d'abstrait dans le fait de recouvrir la tombe de sa mère de tant de fleurs qu'il avait sans doute fallu une brouette pour les transporter.
Ils quittèrent le sentier pour s'enfoncer dans les bois, essayant de suivre les indications du garçon, ou plutôt le compromis entre leurs deux interprétations de ses explications nébuleuses. Le bois en pente raide était praticable, mais traître.
- Bon, essayons de ne pas tomber, ou on va rouler jusqu'en bas. Les raccourcis font les longs détours à l'hôpital. Quoique si on est vraiment malchanceux, on roulera jusqu'au cimetière.
Hélène rit, et lui prit la main. Ils s'aidèrent pour monter tant bien que mal la côte, puis débouchèrent sur un plateau où les arbres étaient plus clairsemés. A la lisière du bois, ils trouvèrent les premiers perce-neige, en touffes fournies. Une fois chargés de fleurs, ils comprirent vite la difficulté que présenterait la descente s'ils s'y risquaient sans pouvoir s'aider de leurs mains. Paul suggéra de longer le bois jusqu'à rejoindre un chemin. La forêt paraissait grande, vue d'en haut. Il trouvait hasardeux de s'aventurer au petit bonheur la chance sans aucun point de repère.
- C'est fou, on ne voit même pas les maisons d'ici, fit remarquer Hélène.
- Avec cette purée de pois, ça ne risque pas.
Après avoir marché pendant un si long moment qu'il lui semblait qu'ils avaient dû se perdre, ils débouchèrent enfin sur un chemin. Sur leur droite, il s'enfonçait dans la forêt, et sur leur gauche, il menait à une ferme. Un sentier s'ouvrait en face d'eux. Une pierre de taille se dressait au croisement. Hélène en fit le tour, pensant qu'il s'agissait d'une borne ou d'un monument chrétien, et hoqueta de surprise.
- Il y a une inscription derrière ! C'est une tombe... Comme c'est glauque...
Paul la rejoignit et lut le texte fortement érodé.
- Anne-Marie, morte à dix-neuf ans. Priez pour elle.
- Il n'y a même pas de dates.
- C'est bizarre. Soit ils ont pris ça dans un cimetière pour je ne sais quelle raison, soit ils ont vraiment enterré quelqu'un ici.
- Peut-être que c'était un suicide ?
Paul pensait plutôt qu'il s'agissait d'une autre sorcière, mais n'avait bien sûr aucun moyen de le savoir, sauf en demandant à Andy. Pour une raison obscure, il n'avait pas réellement envie de le faire. Il décida de chasser ce nouveau mystère de son esprit pour le moment.
- On avance ? J'aimerais bien voir la ferme.
Ils continuèrent sur le chemin. Il s'élargissait et se creusait d'ornières boueuses à mesure qu'ils approchaient des bâtiments. Le lieu-dit s'appelait le Cornouiller, mais le panneau se trouvait devant une prunier bizarrement torturé.
- J'ai lu un truc à ce sujet, dit Paul. C'est un champignon parasite, ça s'appelle un balai de sorcière.
Décidément, les sorcières ne voulaient pas le lâcher.
- Et ça, c'est la ferme du père d'Andy, non ?
- Euh, oui, je crois. On va peut-être rentrer, non ?
Il savait pertinemment que si Hélène croisait quelqu'un, elle engagerait la conversation et on n'en finirait pas.
- Regarde, ils font de la vente directe ! On peut faire nos courses ici !
- Tu râles quand on doit laisser la voiture en haut du chemin et tu veux traverser le bois pour faire les courses ?
- Tu es bête ou tu le fais exprès ? Il doit bien y avoir une vraie route qui vient ici. Puis quand on aura notre beau 4x4, ce ne sera pas un problème...
Paul soupira.
Hélène tint à acheter des oeufs, et Paul se trouva chargé de plus de perce-neige qu'il pouvait en tenir, mais le paysan lui donna un sac supplémentaire pour les emballer, et la sève baveuse cessa de lui couler sur les doigts. Hélène mentionna évidemment le fait qu'ils habitaient à Déjà-Vu, et l'homme leur demanda des nouvelles d'Andy. Paul ne se mêla pas à la conversation, et fit le tour des rayonnages en bois. Les légumes terreux dans les cagettes étaient frais et lui faisaient envie, mais l'idée de les porter jusqu'à la maison le dissuada de se charger plus encore. Il espéra qu'Hélène en finirait vite. Il faisait glacial dans cette remise.
- Vous ne l'avez pas vu depuis Noël ? s'étonna Hélène.
Le père d'Andy haussa les épaules.
- Il est obstiné, ce gamin. Très rancunier. On dirait pas comme ça.
Paul sourit, pensant à leurs premiers contacts, mais ne dit pas au père du garçon qu'il s'y était abondamment piqué.
- J'ai cru comprendre qu'il ne s'entendait pas trop avec son demi-frère, dit Hélène d'un ton neutre.
- Voilà ce qui se passe quand on croit réparer. On rafistole d'un côté et ça se déchire de l'autre. C'est un bon garçon, dans le fond. Il s'occupe de son grand-oncle parce qu'il veut pas qu'on le place. Pourtant il a peut-être mieux à faire de sa vie. Mais voilà, comme je vous disais. Obstiné.
Il y eut un raclement de botte à l'entrée du local. Paul se retourna. Un adolescent se tenait là, en cote de travail boueuse, un sac sur l'épaule. Plus large d'épaules qu'Andy, brun de cheveux et sombre de regard, la ressemblance était pourtant là.
- Putain, mais tout tourne autour de lui, encore, lâcha-t-il.
- C'est bonjour que t'es censé dire aux clients, Eliott, fit son père. Pas putain.
Le visage du garçon prit une teinte rouge vif, plus de colère que de honte sans doute, et il salua Paul et Hélène avant de disparaître par la porte du fond. Le paysan sembla sur le point de faire un commentaire, puis se ravisa. Sans doute n'avait-il pas envie de critiquer son fils devant des étrangers, même s'il y avait matière à le faire, mais ça le démangeait trop.
- Excusez-le. C'est pas facile de reprendre une ferme et ils s'en seraient mieux sortis à deux. Mais bon, voilà. Ils sont pareils. Obstinés.
Ils redescendirent vers Déjà-Vu un peu plus chargés que Paul l'avait espéré. Mais le chemin était large et aisé.
- On évitera les raccourcis, la prochaine fois, fit Paul.
- Oui. Tiens, prends les oeufs, si je tombe ça va faire une omelette. Tu sais qu'Andy a fait un CAP d'électricien avant d'embrayer sur aide-soignant ? Il l'a pas terminé mais il se débrouille bien, d'après son père. On peut peut-être lui faire regarder notre installation, ce sera toujours moins cher que de prendre un artisan.
- Oui, peut-être, fit Paul, un peu sceptique. Mais si on le fait bosser au black, on sera pas couvert par l'assurance.
- J'étais sûre que tu dirais ça.
- Déformation professionnelle.
Il garda son souffle jusqu'à la maison, pendant qu'Hélène en trouvait encore en abondance pour parler.
L'obscurité tombait dans la vallée, bien qu'il ne soit pas si tard. En passant devant la maison abandonnée voisine de la leur, Paul eut l'impression de voir des lumières s'agiter à l'intérieur. Il s'immobilisa. Les volets fermés et le silence prouvaient pourtant bien que la maison était vide. Après une hésitation, il s'avança et tenta d'ouvrir la porte d'entrée. Elle était fermée, comme il s'y attendait.
- Qu'est-ce que tu fais ?
- Rien, j'ai crû voir... Un reflet, sans doute.
Une fois les courses rangées, il se posta à la fenêtre de la chambre, sans allumer de lampe. Des lumières dansaient bel et bien derrière les volets clos de cette maison censée être abandonnée depuis des décennies. Il se monta la tête pendant un moment sur des histoires de farfadets, puis entendit une porte claquée et un rire très humain. Deux silhouettes apparurent en lisière de forêt quelques instants après. Il soupira et rit tout bas. Juste des jeunes qui s'amusaient, rien de plus. Il prit note de verrouiller ses portes dorénavant. Si ce lieu tranquille ne l'était pas tant que ça, on n'était jamais trop prudent.
Chapitre 7 - Andy by litsiu
J'ai regardé mes deux citadins s'enfoncer dans les bois. A présent je ne peux qu'espérer qu'ils ne vont ni rebrousser chemin, ni se rendre compte qu'en fait, des perce-neige, on en trouve dans mon jardin. Je regarde l'heure sur mon portable. Cet âne est en retard, mais je ne comptais pas sur lui de toute façon, comme je ne pouvais pas prévoir quand les voisins s'absenteraient. Cela dit un peu d'aide m'aurait arrangé. Je ne peux pas demander à Simon. Le fait qu'il soit calé devant son émission de télé préférée n'est que la seconde raison. Je prends mon sac et je me dirige vers le hameau. Le manteau rouge de la femme est visible à mi-pente. Ils ont l'air motivé, ça me laisse trente minutes, peut-être.
La porte d'entrée n'est même pas verrouillée. Ils ne doutent vraiment de rien. J'enlève mes chaussures pour ne pas laisser de traces de boue, et je me glisse à l'intérieur. Ce que j'ai à y faire ne sera pas long. Je ressors au bout de dix minutes. Le temps me file entre les doigts, il va falloir carburer.
A peine ai-je posé mon échelle contre le mur que des bruits de pas me font sursauter. Ils viennent de la route. Je jette un oeil au coin de la maison, juste à temps pour voir Mathias passer, un sac de sport sur l'épaule. Je le siffle et lui fait signe de me rejoindre.
- T'as déjà commencé ?
- Ouais, ils sont partis en balade, donc j'ai sauté sur l'occasion, mais je ne sais pas quand ils vont revenir. Faut se grouiller. Fait le guet.
- C'est con, ton idée de diversion était trop bien. On pourra la faire quand même ?
- Une autre fois.
Tandis qu'il se poste un peu plus loin, je monte à l'échelle, et je commence à démonter la lampe accrochée en façade.
- J'ai shunté l'interrupteur pour que ce soit tout le temps allumé. Donc il ne reste plus qu'à remplacer l'ampoule qui marche par une ampoule grillée et me piquer dessus. Ensuite on fixe le fil discrètement et on le remonte contre celui du téléphone, pour l'envoyer de ton côté. C'est du fil de récup, ce sera exactement comme s'il avait toujours été là.
- Attends, ça veut dire que t'as le jus dans les fils que tu tripotes, là ? Fais gaffe.
- T'inquiète, ça ira.
Mathias me regarde plus qu'il ne surveille le chemin, et je suis obligé de le rappeler à l'ordre. Accrocher le fil en le cachant dans le lierre qui grimpe au mur me prend pas mal de temps, et je suis en sueur quand j'ai terminé. Mes deux tourtereaux ne sont pas encore en vue. Plus qu'à s'assurer qu'il ne reste rien dans la pelouse.
- Merde, j'ai fait tomber une vis. Cherche, aide-moi !
On passe un moment à quatre pattes mais peine perdue.
- C'est bon, Andy, si on la retrouve pas, il va pas tomber dessus non plus.
- J'espère... Bon allez, on se casse.
Mathias se moque de moi quand j'essaye de redresser un peu les brins d'herbes là où les pieds de l'échelle les ont écrasés. Puis on remballe tout et on file dans la maison abandonnée.
J'ai plus transpiré que je ne le pensais pendant cette petite opération, et le froid devient vite pénible. Il reste plein de choses à faire pour me garder en mouvement. Je prolonge mon câblage jusqu'à la cave pendant que Mathias déballe son matériel. Je termine par une prise. On y branche une multiprise, puis un convecteur, une pompe, enfin on installe sa lampe sur un minuteur. C'est un cauchemar électrique, mais ça fonctionne. Au pire la baraque prendra feu, ce qui m'indiffère totalement. La cave ne représente qu'un petit volume, mais elle est très froide. Je grelotte dans un coin tandis que Mathias installe ses pots, repique ses plants et dose son engrais avec soin. Il bricole des réflecteurs avec du carton et de l'aluminium, puis contemple son oeuvre avec amour.
- Si on pouvait se barrer avant qu'ils reviennent, ce serait cool. J'ai pas envie de passer la nuit ici.
- Parce que t'as surveillé la baraque ? Qu'est-ce que t'en sais s'ils sont pas déjà revenus ?
Il marque un point.
- On va pas rester là comme des cons, de toute façon.
- Non, il faut que je ferme la porte pour garder la chaleur. On n'a qu'à aller à l'étage.
- C'est pas du tout ça que je voulais dire. Je veux rentrer chez moi, je me caille.
- T'inquiète, je vais te tenir chaud.
Mon manque d'enthousiasme doit sauter aux yeux, du moins il sauterait aux yeux de n'importe qui, mais Mathias est tellement content de sa petite plantation en hydroponie et de mon piratage de courant qu'il ne remarque pas que je me rétracte à son contact. Il prend mon esquive pour une invitation au jeu, et me plaque au sol quand j'essaye de remonter l'escalier.
- Arrête ça...
- Allez, je veux juste te remercier, je pensais pas que t'accepterais, et en plus t'as tout fait. Un vrai génie du crime organisé.
Je soupire avec dédain, ce qui ne va pas sans mal avec sa masse qui me comprime les poumons. Pas de chance, il est plus lourd que moi, je ne vais pas pouvoir le virer de force. Immobile, j'attends qu'il se lasse de mon manque de répondant. Il enlève plus vite que je ne l'espérais ses mains terreuses de sous mon T-shirt et se relève.
- Vient, on va s'en rouler un.
Même pas une once de déception dans sa voix. Il est vraiment bouché ou alors il s'en fiche. Peut-être qu'il pense qu'il m'aura à l'usure. J'essaye de me souvenir de ce que j'avais en tête en le rappelant. L'idée était de voir comment je pouvais lui attirer des ennuis, pas m'en attirer à moi.
Qu'est-ce que je fabrique ?
J'en sais rien.
Je me laisse entraîner parce que c'est plus facile. Il a amené des bières, ça descend tout seul. Il parle, j'écoute distraitement. Sous le drap qui le protégeait, le lit est resté dans un état décent, mais j'ai préféré m'asseoir sur le plancher pendant qu'il s'y vautrait en me regardant du coin de l’oeil. Au bout d'un moment il est revenu s'asseoir en face de moi. Il roule un joint à la lueur de sa lampe frontale, l'allume. On se le fait passer en silence. Du coup on entend bien les voisins revenir, le rire haut perché de la femme. Mathias ne peut pas s'empêcher d'aller voir à la fenêtre, un sourire idiot sur le visage.
- Éteins ta lampe !
J'ai parlé le plus bas possible, mais peut-être un peu trop fort dans la panique. Mathias se tourne vers moi et tâtonne pour trouver le bouton. On reste figé sur place, parce qu'à travers le simple vitrage on entend bien que l'écrivain s'est arrêté, et qu'il s'avance vers la porte, essaye de l'ouvrir, et sa compagne qui lui demande...
- Qu'est-ce que tu fais ?
- Rien, j'ai crû voir... Un reflet, sans doute.
Ils repartent. Je soupire de soulagement, et quand leur porte d'entrée se referme, Mathias s'autorise un petit rire.
- Tu es un boulet, dis-je.
- Désolé.
- Bon, écoute, faut vraiment qu'on se casse. La porte de derrière est défoncée et s'il lui prend l'envie de venir ici vérifier, je sais vraiment pas ce que je vais lui raconter.
Mathias acquiesce, on remballe nos affaires, et on descend précipitamment l'escalier. Quand on sort, il se met à rire.
- La porte de derrière est défoncée, c'est un message subliminal ou quoi ?
Mais qu'il est lourd...
Je ne me donne pas la peine de répondre et on file vers le bois.
Je l'ai laissé dans le salon avec une autre bière et je suis allé prendre une douche. La porte de la salle de bain ne ferme pas à clé, et son intrusion ne me surprend même pas.
- Désolé, je peux tirer de l'eau pour me laver les mains ? Elles sont pleines de terre.
- Oui, vas-y.
- Je peux aussi te rejoindre...
- Non, merci.
J'ai répliqué d'un ton aigre, j'espère qu'il a pigé cette fois. Il se lave les mains et sort sans un mot.
Agacé contre moi-même, je regarde l'eau s'écouler dans le siphon pendant un moment. Prendre une douche avec quelqu'un, c'est le genre de chose que je mettais sur des listes dans un coin de sa tête, avec tous les trucs que je voulais faire dans ma vie, et là j'ai une occasion de cocher une case, sauf que c'est pas avec ce gars que j'aimerais la cocher.
Mais la vie est très très courte.
Si je le fais maintenant, est-ce que ce souvenir gâchera la prochaine fois, mettons, si un jour j'ai un mec potable sous la main ?
Un que j'aurai pas envie de détruire...
Après la douche on a fini au lit et c'était même pas si mal. A part ses commentaires.
- Je savais bien que t'allais changer d'avis.
C'est un fait. Il se planquait juste derrière la porte quand je l'ai rappelé.
Je ne me donne pas la peine de répondre. Couché contre ce mec que je déteste par principe et qui ne fait pas des tonnes d'efforts pour se faire aimer, je pense à ce que Roxane dirait, et ça m'énerve au plus haut point. Elle n'a pas la moindre idée de mes impératifs.
- Qu'est-ce qui va pas ?
Surpris, je regarde Mathias, qui semble d'un coup sincèrement inquiet.
- Je veux dire, tout à l'heure tu voulais pas, puis t'as changé d'avis, et je crois bien que t'as kiffé, mais là tu refais la gueule, alors j'aimerais bien savoir si c'est à cause de moi et ce que j'ai fait de travers.
Je ne sais pas quoi répondre, la seule chose qui me vient, c'est une phrase toute faite que je pourrai sortir à Roxane si elle me tanne à propos de cette relation, du moins si elle l'apprend, parce qu'il n'est pas dans mes intentions de lui en parler.
Ce sont les gens qui ont le plus de mal à se faire aimer qui en ont le plus besoin.
C'est sans doute une phrase que m'a sorti Lukas un jour, ça ressemble au genre de philosophie en solde qui lui plaît, sauf que le fait de penser à Lukas alors que je suis au lit avec un autre gars me met assez mal à l'aise et je ne suis pas sûr de comprendre pourquoi. La confusion a au moins le mérite de court-circuiter ma colère.
Je soupire, me colle à Mathias, mon visage contre son cou pour pas le voir.
- J'ai la haine en ce moment, mais c'est pas ta faute.
Pour noyer le poisson, je lui parle de mon demi-frère qui me méprise, de ma belle-mère qui ne m'a pas appelé depuis Noël, et même si moi non plus j'ai pas pris de nouvelles j'espérais qu'elle le ferait et son silence me blesse. Je comprends, je suis pas son fils, c'est logique qu'elle favorise le sien, mais elle m'a élevé. Elle pourrait au moins se donner la peine de m'engueuler.
Quand je me réveille, il fait déjà jour. On a dormi comme des masses. Mon ventre me fait mal tellement j'ai faim - avec toutes ces émotions, on a carrément oublié de manger hier soir. Mathias n'est pas là et je me demande s'il est déjà parti. C'est possible, j'ai fait la même chose l'autre jour. Je repense à notre conversation d'hier. C'est difficile de croire qu'il ne sait vraiment rien de rien, mais il semblait sincère. Et si on y réfléchit, ça paraît crédible qu'un père raconte à son fils qu'il était militaire de carrière pour lui cacher qu'il a fait de la taule.
Ça voudrait dire qu'il ne sait rien de moi. Je me demandais s'il n'avait pas fait le rapprochement ou s'il s'en moquait, mais il ne sait pas que son père a tué ma grand-mère en l'incendiant comme un putain de taliban, ni que je suis le petit-fils de la sorcière. Il ne sait pas qu'on est apparentés, ni que par définition, on est ennemis.
Ennemis.
Le mot paraît ridicule, on n'est pas dans un film. Il y aurait des méchants et des gentils et je suis pas sûr que je postulerais du côté de ces derniers, d'ailleurs. Parce qu'un gentil se venge en mettant à jour les saloperies des méchants, et le seul crime que Mathias a commis, à ma connaissance, il l'a fait sous ma supervision. En plus, il ne prendra pas cher s'il se fait prendre. Un flic va lui faire les gros yeux et lui coller, quoi, une amende ? Sauf s'il en arrive au stade de dealer. Conclusion à laquelle il viendra tout seul, avec ses trente pieds de cannabis dans la cave, donc je ne sais même pas pourquoi je me donne la peine.
Je soupire. Lukas me sortirait une citation bouddhiste à la noix, du genre assis-toi au bord de la rivière et tu verras passer les cadavres des gens qui t'ont offensés.
Un tintement de vaisselle vrille tous mes nerfs. Ce con n'est pas parti, il fait juste comme chez lui. Agacé, je me lève et j'enfile les premières fringues qui me tombent sous la main, avec une seule envie : lui botter le cul pour qu'il dégage de chez moi.
Il est bien dans la cuisine, une tartine de pain de mie à la main. Ébouriffé et banal à en pleurer. Il se tourne vers moi et me sourit gaiement, cet idiot.
- T'avais du beurre, petit cachottier ! Du beurre... Ça fait des siècles que j'en ai pas mangé. Par contre il a un goût bizarre.
Perplexe, je fixe la tartine et la chose verte qu'il a collée dessus. Il en a pris une belle bouchée. Puis j'identifie ce qu'il vient de s'enfiler par mégarde.
- Recrache. Oh merde, recrache !
- Quoi ?
- C'est pas de l'herbe, ce que tu bouffes !
- Ah ouais ? C'est quoi ?
- C'est... d'autres plantes...
- Quoi comme plantes ?
Il avale sa bouchée, me regarde d'un air stupide. Je me passe la main sur la figure. C'est un cauchemar.
- Belladone, jusquiame, stramoine, et deux trois autres truc... Dans du saindoux.
- Du saindoux ? Mais c'est dégueulasse !
Un rire étranglé m'échappe. Je lui prends la tartine des mains et la jette à la poubelle. Il ne proteste pas, mais me regarde toujours d'un air ahuri.
- C'est la pâte à voler des sorcières. On la prend en percutané, on l'avale pas. En aucun cas. Ce mélange est hyper concentré en alcaloïdes.
- Ça veut dire quoi ?
- Va te faire vomir, pauvre cloche, si tu veux pas mourir !
Je lui ai crié dessus, et il se réveille enfin, se précipite dans les toilettes, et essaye de régurgiter son bout de tartine. Il déclare qu'il n'y arrive pas mais que c'est pas grave parce qu'il se sent bien, et se vautre dans le couloir avant d'avoir fait trois pas.
J'ai quand même eu le temps de lui expliquer ce qui allait se passer avant qu'il décolle pour de bon. Allongé sur le canapé, il n'a même pas l'air trop angoissé. Il se met vite à halluciner. J'ai utilisé cette pâte plein de fois, j'ai une idée de ce qu'il vit, mais en être témoin est assez perturbant. Je ne sais pas s'il va s'intoxiquer avec le peu qu'il a ingéré. Appeler les secours serait la chose la plus prudente à faire, mais je ne peux pas m'y résigner. J'aurais des ennuis. J'en aurai encore plus s'il y reste, cela dit. Mais ici ou à l'hôpital, ça ne changera pas grand chose.
Penché vers son visage couvert de sueur, j'essaye de poser un pronostique. Puis je laisse tomber pour aller me faire un café et ranger ma pâte à voler en lieu sûr.
Après tout, on s'en fout.
J'emmurerai son cadavre dans la cave de sa maison familiale s'il en crève.
Chapitre 8 - Mathias by litsiu
Il planait plus qu'il ne volait, puisqu'il n'avait pas conscience de bras ou d'aile ni du reste de son corps, au dessus d'une forêt plongée dans l'obscurité, et sous les arbres noirs, le sol bleuâtre et luminescent pulsait comme un battement de coeur. Des corbeaux volaient autour de lui, et l'un d'entre eux lui criait avec la voix d'Andy qu'il n'avait rien à faire ici. Mais il ne savait pas quelle frontière il avait outrepassée, ni comment partir, alors le corbeau lui mangea les yeux et il tomba comme une masse vers le sol, en tournoyant comme une toupie, jusqu'à ce que la bile lui remonte dans la gorge. Il s'écrasa doucement sur le sol spongieux, et la mousse éclaboussa les alentours en jetant de vives lueurs, en étincelles visqueuses. Il espérait reprendre son souffle, mais un grondement le força à se relever. Un renard de la taille d'un cheval et entièrement noir s'approcha de lui et lui dit encore, avec la voix d'Andy, qu'il avait franchi la limite. Il se releva, essaya de fuir, ses jambes étaient lourdes et le portaient à peine, malgré sa démarche hésitante et ses chutes répétées le renard ne semblait pas pouvoir le rattraper. Peut-être qu'il se contentait de le diriger dans la forêt comme un chien de berger. Il se rattrapa à des troncs lisses et tièdes couverts de peau comme des membres humains, et parfois des branches le rattrapaient à leur tour, des branches avec des doigts. La couche de feuilles couvrant le sol se fit plus épaisse, elle lui arrivait jusqu'aux genoux, il chuta lourdement et ne vit plus rien. La fatigue était trop forte, il ne désirait plus avancer, il allait rester là... Mais quelque chose le déterra, le secoua violemment entre ses mâchoires jusqu'à ce qu'il oublie l'idée d'abandonner, et l'emporta au loin, de plus en plus vite, jusqu'à une maison de pierre tarabiscotée au bord d'une rivière rouge, et toujours porté par la chose inconnue, il fonça à vive allure vers une des minuscules fenêtres et se glissa à l'intérieur, se faufila douloureusement à travers le cadre étroit jusqu'à croire qu'il allait y rester bloqué, avant de tomber sur le plancher. Il continua à ramper, sa vision obscurcie, à travers la maison, puis s'affala sur le canapé. Un feu ronflait dans la cheminée, avec des flammes vertes. Il avait l'impression de se trouver au fond d'un étang. Une chose noire et jaune avec une tête ronde disproportionnée grimpa sur le dossier, et lui parla avec la voix d'Andy, mais il ne comprit pas ce qu'elle disait. Puis la chose s'installa sur le fauteuil et le regarda fixement. Il lui rendit son regard, et resta si fasciné par les yeux verts et les pupilles fendues qu'il ne remarqua pas que la lumière revenait, et que son esprit s'éclaircissait, comme une eau trouble qui décante.
Enfin il se rappela qui il était.
Mathias écouta son propre souffle suffisamment longtemps pour se convaincre qu'il était réel et vivant, puis demanda au chat noir qui n'avait pas bougé.
- Andy, c'est toi ?
- Non, abruti, c'est un chat.
Andy, le vrai, le garçon aux cheveux blonds, se tenait à la porte du salon, un mug fumant à la main, arborant comme toujours ce mélange d'arrogance et de flegme que Mathias trouvait à la fois agaçant et attirant.
- Tu es en train de redescendre mais reste tranquille quand même. T'as froid ou ça va ?
- J'ai un peu froid, maintenant que tu le dis.
Le blond posa son mug sur le rebord de la cheminée et sortit un plaid d'une armoire. Il le déplia d'un geste ample au dessus de Mathias.
- Tu étais avec moi, dit Mathias. Tu étais un corbeau, puis un renard gros comme un poney, et après je sais pas, puis un truc noir et jaune, comme un lézard avec une grosse tête...
- Une salamandre.
- Et après tu étais le chat. Et tout est redevenu normal d'un coup donc j'ai cru être encore dans... enfin, dedans, quoi.
- J'étais pas avec toi, pauvre naze, j'étais dans la cuisine, à me demander si j'appelais le 15.
Mathias songea qu'il n'avait pas spécialement l'air d'avoir connu des affres de désespoir pendant que lui-même hallucinait sur le canapé. Le blond reprit sa tasse, regarda le chat noir, qui le regarda en retour.
- Et je dois rester debout, évidemment, soupira Andy.
- J'étais là en premier, dit le chat.
Mathias se frotta les yeux, même si c'était ses oreilles qui déconnaient.
Andy lui donna de l'eau, et Mathias eut fort à faire pour se retenir d'en boire des litres d'un coup.
- C'est normal, expliqua Andy. Tu transpirais beaucoup, c'est pour ça que je t'ai pas couvert d'ailleurs. Mais ta température restait correcte donc je me suis pas affolé.
- T'as pris ma température ?
- Évidemment, une occase pareille de te foutre un thermomètre au cul, j'allais pas la louper...
Il éclata d'un rire éraillé, et Mathias se demanda s'il devait rire aussi.
- Non, je déconne, j'ai pas fait ça. Mais tu l'aurais bien mérité. Faut quand même être débile pour aller manger n'importe quoi dans un frigo qu'on connaît pas. Un pot sans étiquette ni rien, et tu pioches dedans sans te poser de question ? Sérieux, qu'est-ce qui cloche chez toi ?
Il semblait encore en colère, et Mathias supposa qu'il s'était inquiété, même s'il faisait mine que non. Il en fut plus heureux qu'il n'aurait aimé se l'avouer.
- Dans un frigo, normalement, on range de la bouffe. Pas des trucs shamaniques hallucinogènes. C'est dément, ce machin, c'est quoi ?
- Je te l'ai déjà dit. Des plantes médicinales. Mais on les avale pas normalement, c'est trop toxique.
- On fait comment alors ?
- On met un peu de baume sur la peau et les muqueuses, et on frotte. Les substances hallucinogènes passent à travers et vont tout doucement dans la circulation sanguine, mais les plus toxiques passent plus lentement que les autres, me demande pas pourquoi, je sais pas. Enfin, le principal c'est que ça évite le bad trip cauchemardesque que t'as dû avoir, ou même d'y rester.
- Sur les muqueuses ? Tu veux dire... demanda Mathias en désignant son entrejambe.
- Oui, ces muqueuses.
- Punaise, c'est pervers.
Le procédé le laissait perplexe. Comment pouvait-on avoir l'idée de faire une chose pareille ? Mais Andy ne voulut pas en dire plus, ni sur la recette, ni sur la façon dont il l'avait apprise. Cette résistance l'intriguait vivement. On ne peut pas inventer un rituel aussi élaboré, Mathias en était convaincu. Andy s'énerva carrément quand il lui demanda s'il pourrait réessayer, une autre fois.
- C'est pas fait pour amuser des idiots en quête de sensations fortes, tu piges ? Alors tu fumes tes joints, tu picoles, enfin tu fais ce que tu veux, mais tu m'oublies avec ça.
- OK, cool, pas la peine de criser...
- La seule chose qui me retient de te foutre dehors c'est que je sais que t'es pas en état de conduire pour le moment, alors arrête de me les casser.
Il redevenait agressif, à la grande déception de Mathias. A un moment il avait senti la glace se briser. Il se demanda, et pas pour la première fois, ce qu'Andy lui voulait, en vrai.
- Andy, t'es pas net et va falloir qu'on s'explique. Ton petit jeu, là, « je t'allume puis je te repousse comme une merde », ça va cinq minutes.
Le blond ne répondit pas tout de suite. Sa mâchoire était crispée. Quand Mathias s'apprêta à parler, pour dire quoi, il ne le savait pas vraiment lui-même, Andy finit par avouer d'une voix plus calme.
- J'ai peur... de m'engager. Parce que tu vas faire comme tout le monde. M'abandonner. Tout le monde me laisse toujours tomber.
Il se leva, le visage lisse, et déclara qu'il allait faire à manger. Mathias resta silencieux, même s'il avait envie de signaler qu'avec une attitude pareille, le blond ne pouvait pas s'étonner qu'on le fuie. Au bout d'un moment passé à ruminer sur le canapé, il décida de tester la position assise. Son champ de vision tournoya un peu. Il se leva, fit quelques pas précautionneux jusqu'à la cuisine. Au dehors, le ciel s'assombrissait déjà.
- T'as raison, je vais pas pouvoir conduire. Je peux rester cette nuit ? Je dormirai sur le canapé, si tu veux...
- Oui, ça vaut mieux. Que tu restes ici, je veux dire, fit Andy avec un sourire contrit. C'est ma faute, ce qui s'est passé. Désolé.
- C'est rien. Je te demanderai avant de toucher à quoi que ce soit la prochaine fois. C'est bien de la moutarde ?
Il désigna un pot dûment étiqueté sur la table.
- Non, de la confiture de cervelle de singe.
Globalement, le blond n'était pas trop en veine de conversation, et Mathias crut y voir le contrecoup du choc. Il lui parla un peu de sa propre vie, du divorce de ses parents, de son beau-père, pas pour se plaindre mais pour faire comprendre à Andy que d'autres que lui avaient matière à se sentir abandonnés et n'en faisaient pas tout un plat. Il pensait combler le silence, mais constata qu'Andy l'écoutait avec un réel intérêt.
- Donc tu vois plus ton père ?
- Pratiquement pas. Je suis allé le voir pour qu'il me lâche des thunes et il m'a traité de bon à rien, vachement sympa. S'il avait assumé pour mon BTS je serais pas resté le bec dans l'eau sans diplôme, et des jobs de merde pour payer mon loyer. Il voulait pas me payer des études, il voulait que je m'engage dans l'armée, mais franchement, vu comme il fait le traumatisé du Vietnam à chaque fois qu'il en parle, j'ai pas envie. Puis c'est un peu moi qui décide, non ?
- T'auras plein de thunes, bientôt. Tu pourras te les payer, tes études.
- J'ai pas besoin d'études si j'ai de la thune.
- Je me doutais que tu dirais ça.
Il y avait un certain dédain dans la voix d'Andy et Mathias ne sut pas quoi répondre. Un silence assez inconfortable s'installa.
Mathias le brisa maladroitement en parlant de ses hallucinations, surtout pour retenir les lambeaux de ce rêve particulier dans sa mémoire, un rêve où les choses semblaient toutes avoir un sens. Andy, de son côté, accepta de parler de ses propres expériences, plutôt gratinées selon l'avis de Mathias. Il semblait toujours aussi réfractaire à l'idée de le laisser recommencer dans les règles de l'art, et Mathias ne réussit pas à lui arracher une promesse. Malgré tout, l'ambiance se dégela progressivement, il réussit même à faire rire Andy.
Mais évidemment il fallait toujours que quelqu'un vienne tout gâcher, du moins il eut cette impression dans un premier temps, lorsqu'un imposant 4x4 noir se gara devant la porte.
- Merde. C'est mon vieux.
Mathias attendit dans la cuisine, le temps qu'Andy ouvre la porte. Il ne savait pas trop comment se présenter, autant laisser le blond décider de ce qu'il voulait dire à son père. Il fut surpris de voir qu'Andy le faisait entrer, puisqu'aux dernières nouvelles ils étaient en froid. De fait, Andy ne se montrait pas plus chaleureux avec son père qu'avec lui, mais pas tellement plus désagréable non plus. Il présenta Mathias comme son ami, quoi que cela veuille dire. Ils échangèrent quelques banalités, le vieux lui posa les questions d'usage - Mathias parla de la mission intérim qu'il venait de finir, six mois plus tôt - avant d'en arriver au vif du sujet.
- Viens manger à la maison, dimanche midi. Faut qu'on parle. Ton frère sera pas là.
- S'il le faut.
- Et bien on fait comme ça, fit le père d'Andy. Très bien, je vous laisse.
La porte d'entrée se referma derrière ce bonhomme bourru mais sympathique, de l'avis de Mathias. Et fort embarrassé par la situation, bien qu'il ne sache pas si sa présence était plus en cause que le passif qu'il avait avec son fils.
- Ce vieux roublard, commenta Andy. Comme s'il pouvait pas téléphoner pour me dire ça. A tous les coups il a vu ta caisse et il est venu voir qui tu étais.
Mathias haussa les épaules.
- Au moins il est venu.
Andy se laissa tomber sur une chaise.
- T'es du genre optimiste. Je sais pas encore ce qu'il a à me dire.
- C'est évident qu'il veut se réconcilier avec toi. Et c'est cool. Moi je pense pas que mon vieux ferait le premier pas.
- Et tu le ferais, toi, le premier pas ? répliqua Andy en lui lançant un regard pénétrant.
- Oui, bien sûr. Enfin, j'y pense.
- Que du vent.
- Et même que je comptais y aller avec toi, dit Mathias, piqué au vif.
A sa grande surprise, Andy lui rendit un large sourire.
Chapitre 9 - Andy by litsiu
J'ai bossé toute la semaine avec deux choses en tête.
D'abord l'accident avec la pâte à voler, qui a au moins le mérite de m'éclairer sur ce que je suis capable de faire ou pas. Force est de constater que je ne suis pas taillé pour l'homicide involontaire, donc par extension, je pense être disqualifié pour le meurtre. La terreur que j'ai ressentie en voyant qu'il ne respirait plus, même si ça n'a duré que quelques secondes, m'a ouvert les yeux. Je m'aime un peu plus pour avoir fait ce constat.
Je n'ai pas seulement eu peur des conséquences au pénal, d'aller en taule, de jeter l'opprobre sur ma famille. Il y a de ça mais ce n'est pas vraiment aux suites que j'ai pensé pendant que j'attendais qu'il se réveille.
Ma conscience ne veut pas s'alourdir d'un tel acte, et je me sens plus léger de le savoir.
Par contre je ne sais pas ce qui m'a retenu de lui parler du terrible moment que j'ai passé assis par terre à écouter sa respirations chaotique, à me crisper à chaque apnée.
Je ne sais vraiment pas pourquoi je n'ai rien dit. Peut-être que j'étais en colère, non seulement contre moi-même, mais aussi contre lui, pour m'avoir forcé à m'inquiéter comme ça.
Et l'autre chose...
C'est ce déjeuner avec mes parents tout à l'heure.
Une broutille, comparée à la première, mais je me demande quand même ce que ça signifie.
Je me suis pointé à la ferme après le travail. En passant par la route elle se présente de façon complètement différente. Et à chaque fois que je viens, elle a un peu changé. Je dois au moins reconnaître ça à mon frère. Il bosse comme un dingue pour développer l'activité. C'est lui qui a convaincu mon père de se convertir en bio et de faire de la vente directe - pas tellement par conviction, je pense, mais parce qu'il y voyait un bon créneau. Mes parents et lui se donnent tous les trois à fond pour être rentables, finir de rembourser les crédits de mon père, et enfin être libérés des banques.
Quant à ma contribution dans tout ça...
Je me suis barré au fond de la vallée quand j'ai hérité de plein droit les forêts et la maison de ma mère, et l'ambiance s'est apaisée à la maison en mon absence. Ce n'est pas si mal, dans un sens.
J'ai acheté le dessert dans une bonne pâtisserie, et il me fait très envie, alors pour une fois, je vais garder mon sang-froid et rester assez longtemps pour en manger. Contrairement à Mathias, je suis persuadé que mon père m'a fait venir pour me demander quelque chose, et s'il se montre conciliant avec moi, ce sera uniquement dans le but d'obtenir ma pleine et entière coopération.
La voiture de mon frère n'est pas là, et je suis soulagé. Je ne croyais qu'à moitié à son absence.
L'intérieur de la maison aussi a changé depuis ma dernière visite, pourtant elle ne remonte qu'à Noël. Ma belle-mère a rénové la maison à sa façon, et sa façon inclut beaucoup de blanc, d'abattage de cloisons, et de charme anglais. Je ne garde qu'un vague souvenir de la maison telle qu'elle était quand j'étais tout petit. Plus sombre, plus fermée, comme recroquevillée sur elle-même.
Elle me fait la bise avec encore plus de chaleur que d'habitude, je ne peux m'empêcher de me demander si ça cache quelque chose.
- T'as changé les rideaux, non ? C'est classe.
- Enfin quelqu'un qui les remarque ! Ton père est passé devant pendant une semaine sans les voir.
Elle me parle de sa décoration d'intérieur, un peu, et de la gestion de la ferme, beaucoup, je me contente d'écouter et je reste souriant, même si je suis fatigué. Je me suis levé à quatre heures du matin pour aller bosser. Mon père me propose un verre, je décline.
Je me suis promis de rester patient et calme, et l'alcool ne va pas m'y aider.
Du coup il ne boit pas non plus.
Je savais bien qu'il avait un truc désagréable à me dire.
On n'aborde pas le sujet à table, mais au café, quand ma belle-mère nous laisse seuls.
- J'ai vu le notaire, dit mon père avec brusquerie.
Maintenant qu'on entre dans le vif du sujet, il prend un air de businessman. Finies les circonvolutions.
- Comme ton frère et toi êtes incapables de vous entendre, j'ai pensé que régler la succession maintenant serait le mieux.
Il fait une pause, guette ma réaction.
- Je suis d'accord avec toi, dis-je simplement.
Je n'ai besoin de rien venant de lui, mais il tient à être équitable. Il s'est pris la tête de façon continue toute l'année dernière pour faire un partage équilibré, mais là où le bât blesse, c'est que mon frère a besoin à la fois des terres et de la trésorerie, et que si je fais preuve de mauvaise volonté, je risque de mettre la ferme en péril. Ni mon frère ni moi ne voulons entendre parler d'indivision. Mon père se trouve donc dans la délicate posture de devoir me déposséder sans me léser, autant dire que l'affaire est compliquée.
Ça m'agace de devoir l'aider à arranger mon frère en priorité, mais je suis suffisamment lassé de nos disputes pour tout lâcher.
- J'ai pas besoin de liquidités. En fait j'ai besoin de rien. Tu peux me mettre quelques pâtures dans le partage, si t'es obligé de me laisser quelque chose. Je lui louerai, pas de souci. C'est pas comme si ça allait le ruiner. Mais il peut toujours se gratter s'il veut les terrains de ma mère. Personne ne coupera la moindre branche de mes arbres.
Mon vieux trouve ça absurde, tout le monde trouve ça absurde, d'ailleurs, mais j'y tiens, et je m'y accrocherai quel qu'en soit le prix. Il faudra me passer sur le corps pour toucher à ma forêt.
Pour les gens ce n'est que du bois à couper, du fric sur pied.
Mais pour moi, la vallée est comme une personne. Je ne serais même pas capable d'expliquer pourquoi.
- De toute façon c'est pas le sujet, grommelle mon père. Tu fais bien ce que tu veux de tes bois.
Dans l'ensemble, il est heureux de mon attitude constructive. Peut-être qu'il pensait que j'allais lui mettre des bâtons dans les roues juste pour le plaisir d'embêter mon frère, mais il se trompe. J'ai bien mieux à faire. Je l'écoute me faire le détail de toutes les parcelles et tergiverser sur ce qu'il veut attribuer à chacun d'entre nous. De temps en temps j'exprime ma préférence. En gros je choisis surtout les mauvais terrains, ceux en pente, ceux en friche, trop caillouteux ou trop humides. Mon frère pourra toujours choisir de s'en faire l'économie s'il ne veut pas m'être redevable, ça ne le pénalisera pas, et il y a dans le lot quelques bouts de lande magnifiques.
Surtout ceux battus par les vents, avec des myrtilliers et des cailloux.
- Je veux celui avec le menhir, dis-je enfin. C'est non négociable.
Mon père sourit.
- Je sais, dit-il simplement.
Avant de partir, je dis à ma belle-mère tout le bien que je pense du travail de mon frère, elle en a les larmes aux yeux. Mon père est content aussi. Il me prend à part quand je m'en vais.
- Ce que t'as hérité de ta mère, c'est bien plus que des bois et des marais.
- Je sais.
En vérité, je ne suis pas certain de savoir ce à quoi il fait allusion. Je me suis toujours demandé pourquoi il l'avait choisie. Il fallait du courage pour épouser la fille de la sorcière. S'il s'est remarié avec une Anglaise, cela dit, c'est peut-être parce qu'il s'en est rendu compte, après coup.
- C'est ton petit ami, ce Mathias ?
J'hésite. La question me dérange plus que je ne le pensais. Pas parce que c'est Mathias, mais parce que je ne m'attendais pas à ce que l'omerta sur mon orientation sexuelle soit brisée de façon presque nonchalante au détour d'une conversation. Personne n'en parle à part Eliott, et quand il le fait, en général, c'est pour m'insulter. Mais pas tout le temps. A-t-il demandé à mon père de lâcher du lest là-dessus ? Eliott a des moments d'indulgence avec moi, parfois, du moins quand je ne suis pas là...
Puis je réalise que mon père attend toujours une réponse.
- Je sais pas trop. C'est récent.
Il me dévisage bizarrement et je me sens rougir. Est-ce qu'il va me demander de préciser si c'est juste pour le sexe ou si je fais des plans pour un avenir commun ? Il ne pousserait pas le bouchon jusque là quand même...
- Je sais que j'ai pas été correct avec toi quand tu m'as dit. Mais y'avait le contexte. Comme tu abandonnais ton CAP à cause de ça et tout. Et je croyais que tu sortais encore avec cette fille, Lucie, avec qui t'étais tout le temps fourré depuis la maternelle. On s'y attendait pas.
- On se voit toujours. En amis. Je veux dire, avec... Lucie.
Comme ça m'écorche la gueule de ne pas dire Lukas. Je m'excuse mentalement. Mes parents ne sont pas au courant. Que suis-je censé dire ?
Je soupire.
- OK, excuses acceptées. Je m'en vais, maintenant. Je bosse du matin demain, faut que je me couche tôt.
Quand j'arrive enfin chez moi, la vallée encaissée est déjà plongée dans le crépuscule, alors qu'un rayon de soleil couronne les cimes des arbres, en haut des pentes. Je suis épuisé et une courte nuit m'attend. Je jette mes fringues sur une chaise et je me couche directement.
Mathias a de la suite dans les idées. C'est une qualité qu'on peut lui concéder. Il vient régulièrement jardiner dans sa cave, comme je refuse de m'en occuper - je me suis déjà bien assez mêlé de ses petits projets - et forcément, à chaque fois il vient voir si je suis chez moi. Avec n'importe qui d'autre, j'aurais posé des limites très claires. Mais les questions de mon père m'ont donné des idées.
Parce que je suis rendu compte de quelque chose de fondamental.
Je lâchais la proie pour l'ombre.
Mathias n'est qu'un pauvre type dont le père ne s'est pas beaucoup occupé. Il n'a aucune idée de ce que son vieux a fait, en lieu et place de sa prétendue carrière dans l'armée. Il n'était pas très âgé quand ses parents ont divorcé. Sa mère a déménagé avec lui en ville. Ce qui explique qu'on ne se soit jamais croisé auparavant. On aurait pu à la rigueur se rencontrer au lycée si j'avais continué dans la filière générale au lieu d'embrayer sur un CAP. Mais la vie s'est chargée de nous tenir à distance, alors que nous sommes, techniquement, si proche, que ce soit par le sang, ou par les circonstances. Elle attendait le bon moment, sans doute. Cette peste.
Je l'écoute me bassiner sur son vieux. Il aimerait qu'on aille le voir ensemble, j'élude. Il ne pense pas être très bien accueilli, de son propre aveu, et je n'ai pas envie d'en faire les frais, du moins c'est ce que je prétends dans un premier temps.
Je me fais prier, déjà parce que c'est assez marrant. Plus je refuse, plus ça l'obsède. Mathias est vraiment une créature simple. Dommage qu'il tende à appliquer ce même schéma au sexe. Je finis par accepter d'aller voir son père.
Je n'ai pas de plan très précis. Ce serait stupide de faire quoi que ce soit de concret, tout le département sait que je suis la personne qui a un mobile. Mais on n'a pas besoin de toucher les gens pour les atteindre. Tout ce que j'ai hérité de ma mère lui sautera aux yeux, j'en suis certain.
Je veux qu'il sache que rien n'est pardonné, rien n'est oublié.
Après une longue semaine d'appréhension, pendant laquelle j'aurai souvent joué avec mon portable en me demandant si je ne devrais pas appeler Mathias et tout annuler, on se retrouve au pied du mur.
Ou plutôt devant le portail de la maison de son père, une banale construction des années soixante dans un lotissement où toutes les maisons ont poussé en même temps. Elle est tellement mal entretenue qu'elle a l'air abandonnée, et c'est bien le plus grand charme qu'elle possède.
Je m'attendais à ce que la maison d'un meurtrier soit plus sinistre que ça. Dans le jardin, il y a un nain de jardin et un portique avec une balançoire qui pend de guingois. Un caniche se met à japper quand il nous voit. Quel genre d'assassin adopterait un caniche ? La maison a l'air vide. Je me tourne vers Mathias.
- Il est pas là ?
- Il sort pas des masses normalement. Avec son genou en kit...
- Ça veut dire que tu l'as pas prévenu ?
Il a un sourire d'excuse, et j'enrage. Il n'a aucune idée de ce que ça me coûte d'être là.
Non, forcément il ne sait pas. Je ne lui ai rien dit.
- Bon, et bien on a qu'à repartir...
A peine ai-je fini de prononcer ces mots que la porte s'ouvre. Un homme se tient dans l'encadrement, la soixantaine bien entamée, en robe de chambre, appuyé une béquille. Il n'a pas l'air mécontent de voir Mathias, il esquisse même un sourire, puis son regard se pose sur moi, et il se fige, la bouche ouverte dans une expression d'horreur.
Je me fige moi aussi.
J'ai l'impression qu'un flot de haine vient de me traverser et je ne peux plus respirer. Envolées, mes piques narquoises soigneusement préparées. Le vieux se met à gueuler qu'il va chercher le fusil si je ne dégage pas tout de suite. Suffoqué, je ne peux m'empêcher de reculer d'un pas.
- Depuis quand t'as un fusil, vieux débris ? braille Mathias.
Il semble prêt à démarrer une dispute en bonne et due forme, quitte à rameuter tout le quartier, mais je ne veux pas de ça. Je ne veux pas rester ici. Quant à savoir si le vieux est armé ou non, j'en sais rien et je ne veux pas prendre le risque. Inutile également de retourner dans la voiture où je ferai une cible facile.
Alors je me détourne et je pars le long de la route, en me faisant violence pour marcher, histoire de conserver un semblant de dignité. Mathias me hèle, mais ne me suit pas. Il crie sur son vieux, et je ne comprends plus les mots une fois arrivé au bout de l'allée. Dès que je suis hors de vue, je me mets à courir.
Sans trop savoir où je vais.
Jusqu'à ce que mes poumons soient en feu.
Quand l'adrénaline commence à refluer, je me trouve sur un chemin de terre, assez désorienté. Mathias ne m'a pas suivi, peut-être qu'il a essayé mais il est parti trop tard et ne m'a pas rattrapé. J'enrage parce que j'ai détalé comme un lapin effrayé, alors que je m'attendais bien à une réaction de ce genre. J'aurais dû être capable de l'encaisser.
Et là, je suis paumé au beau milieu de nulle part. Bien fait pour ma gueule, il ne me reste plus qu'à marcher. Je longe la départementale pendant un moment, puis un type me prend en stop, un trentenaire avec des cheveux longs et une barbe, plutôt beau mec. Il n'aurait pas volé une douche, cela dit. Il me bassine sur un projet de barrage et la convergence des luttes, je fais des remarques qui n'engagent à rien pour l'encourager à parler, et mon coeur qui cognait si fort dans ma poitrine se calme lentement. Quand je pars dans un fou rire sur une boutade même pas si drôle, l'anar me regarde d'un air médusé. Mais ce qui me fait rire, en fait, c'est de constater à quel point le père de Mathias a réagi comme je l'espérais, comme si je m'étais pointé avec une pancarte « je suis le petit-fils de la sorcière ». Avec un peu de chance, toute cette excitation lui vaudra un infarctus, qui sait ?
Chapitre 10 - Paul by litsiu
Paul alluma son ordinateur, et pendant que Son Altesse Obsolescence Programmée réveillait doucement ses circuits, il se prépara un café. Il ouvrit le document où il compilait ses notes, ainsi qu'une belle et prometteuse page blanche.
- Allez, Paul, tu peux le faire. Motivé, motivé...
Le téléphone sonna, et il figea ses doigts au dessus du clavier. Pour une fois qu'Hélène ne se trouvait pas dans ses pattes...
- C'est Andy. Désolé de vous déranger, mais Simon ne répond pas au téléphone.
Paul soupira de soulagement. Ce petit problème serait vite réglé.
- Rassure-toi, il est juste dans son jardin.
- Ah... OK. S'il-vous-plaît, vous pourriez lui dire de venir me chercher ? Je suis à l'Encre Verte. C'est un café à Rozeille, il connaît. Dites lui que c'est le café en face de la fleuriste, il a un peu de mal avec les noms.
Paul cogita quelques instants. Un petit arrangement ferait gagner du temps à tout le monde. Simon pourrait continuer à jardiner, lui, se mettre à écrire, et Andy aurait son moyen de transport.
- Hélène est là-bas. Enfin, pas au café, chez le coiffeur. Je peux lui envoyer un message et si tu n'es pas trop pressé, elle te ramènera.
- Je veux bien. Merci beaucoup.
Le soulagement dans la voix du garçon intriguait Paul. Il organisa son rapatriement avec Hélène, plus que ravie de rendre service, ou plutôt d'avoir de la compagnie à abreuver de paroles dans la voiture au retour, et s'apprêta à se rasseoir devant son ordinateur.
Il réfléchissait à la tournure de la première phrase, l'esprit encombré par des considérations sur l'importance de ladite première phrase, et à quel point elle conditionnait le lecteur, ou peut-être que ce n'était pas si grave s'il ne commençait pas par LA première phrase mais juste une phrase, pendant que LA première phrase entrerait dans sa phase de gestation pour surgir tel un phénix dans un... crissement de pneu ?
Une voiture venait de descendre le chemin à vive allure et freiner sur les pavés. Une chance qu'elle se soit arrêtée, se dit Paul, un peu plus, Andy aurait eu une belle surprise encastrée dans sa porte d'entrée. Un jeune homme taillé comme un rugbyman en sortit, tambourina à la porte, hurla le nom d'Andy - réalisait-il qu'il n'était pas seul dans le coin, difficile à dire. Paul se demanda s'il venait lui faire la peau ou s'il était désespéré, toujours est-il que le garçon mit une bonne dizaine de minutes à se rendre compte qu'il n'obtiendrait rien de cette façon, et certainement pas qu'un bon samaritain comme Paul sorte de chez lui pour lui expliquer qu'Andy n'était pas là. Après tout, il était occupé.
Très occupé.
Donc...
Il se reposa sur sa chaise de bureau, s'étira, écouta le moteur de la voiture tandis qu'elle faisait demi-tour et remontait le chemin, puis, curieusement, restait plantée à mi-côte.
- Je parie qu'il téléphone, et qu'il ne pouvait pas y penser avant de repartir, évidemment, grommela-t-il. L'essence n'est pas assez chère. Bon...
Il s'apprêtait à se jeter bille en tête dans un début qui serait sans doute moisi mais sur lequel il reviendrait, parce que l'important c'était de se lancer, quand l'écran devint noir.
Paul se cacha le visage dans les mains.
- Cette journée est maudite.
Il descendit au rez-de-chaussée, ouvrit le placard où se trouvait l'antique compteur électrique, remonta le bouton poussoir. Le courant revint et Paul remonta l'escalier. Une fois assis sur sa chaise, il relança Son Altesse Obsolescence Programmée, la laissa scanner le disque dur et se plaindre de l'arrêt intempestif, ouvrit son document, patienta pendant que le traitement de texte le récupérait, ouvrit Firefox, regarda sa souris se figer en se demandant s'il n'avait pas été un peu trop pressé, puis quand tout fut à nouveau fonctionnel, Son Altesse poussa un soupir et l'écran s'obscurcit à nouveau.
Paul redescendit, coupa un convecteur, vérifia qu'il avait bien éteint la cafetière, fit le tour de la maison. Aucun appareil gourmand ne fonctionnait plus quand il remonta le bouton, en espérant que cette fois, ce serait pour de bon. Il resta quelques minutes à côté du compteur, le défiant de recommencer ses facéties. Il se planta à la fenêtre pour se calmer. Rien n'était plus irritant que la modernité quand elle s'avisait de ne pas fonctionner. Il relança son ordinateur, puis se prépara un thé dans la cuisine le temps que la machine se remette de ses émotions, sans oser allumer d'ampoule et en chauffant l'eau sur le gaz.
Tandis qu'il s'absorbait dans la contemplation d'un rouge-gorge, son thé à la main et sa première phrase envolée, il vit le garçon qui tambourinait un peu tôt à la porte d'Andy, non pas frapper quelque part, cette fois-ci, mais sortir de la demeure voisine par une porte qui donnait sur le jardin en friche. Le jeune homme regarda à droite et à gauche, puis longea la maison, avant de regagner sa voiture et repartir en projetant du gravier à la ronde.
Paul but son thé tranquillement. Assouvir sa curiosité prit le pas sur la quête du parfait commencement. Il y avait anguille sous roche. Son instinct d'ex-assureur et futur écrivain le lui disait.
- Allez, je regarde et je m'y mets. L'inspiration est partout.
Il s'équipa d'une lampe de poche, et marcha d'un pas vif jusqu'à la maison d'à côté, prétendument abandonnée. La porte par laquelle était sortie l'inconnu pendait sur ses gonds. Un bout de fil de fer la tenait en place et une tuile la calait par en dessous pour éviter qu'elle claque, sans doute, puisque la ruine qui constituait autrefois sa serrure ne risquait pas de remplir son office. Il entra, assez réjoui. Tout ceci était fort intéressant. Son enthousiasme retomba vite. La maison délabrée ne contenait absolument rien qui soit digne d'intérêt. Il allait renoncer quand il remarqua un vrombissement, très léger mais insistant. Il suivit la source du bruit et se retrouva devant une porte de bois massive, profondément entaillée par des outils, mais dont la serrure, elle, était intacte. Un rai de lumière filtrait sous la porte et une légère odeur flottait dans l'air. Odeur qu'il n'eut aucune peine à identifier.
- Magnifique. Une plantation de cannabis. Dans la maison à côté de la mienne. Tout va bien.
Il s'amusa de la situation. Cela ne le dérangeait pas. Il pourrait se distraire à regarder les allées et venues des jeunes à qui appartenaient cette installation. Mais une fois rentré chez lui, face à Son Altesse Obsolescence Programmée qui lui tendait ses circuits imprimés pour qu'il se mette enfin à écrire, il se demanda.
- Mais attends, le courant, il vient d'où ?
Hélène rentra deux heures plus tard, Andy sur ses talons. Sans surprise, elle ne voulait pas le lâcher, lui proposa du thé, des biscuits, une écoute attentive... Le gamin salua Paul avec une note de désespoir dans la voix, les remercia chaleureusement pour leur aide, et battit en retraite, comme poursuivi par tous les chiens de l'enfer. Paul, qui avait passé une bonne heure à fulminer, et une seconde heure à décider de ce qu'il allait faire, porter plainte, botter les fesses de ce petit con hypocrite, ou les deux, et dans quel ordre, en était au stade où on cherche une ouverture pour planter ses dents et ne plus lâcher sa proie, mais se sentait par ailleurs assez calme.
Mis à part le désagrément d'avoir manqué son rendez-vous avec son manuscrit, l'affaire n'était pas si dramatique. C'était même plutôt cocasse.
Il rattrapa le gamin sur le seuil - après avoir félicité sa dame pour sa nouvelle coupe de cheveux, et sa ou plutôt ses nouvelles couleurs, mèches et dispendieux frisottis - et ferma la porte derrière lui. Il ne voulait pas la mettre au courant, du moins pas tout de suite.
Andy le regarda avec lassitude.
- Oui, je vous revaudrai ça, bien sûr.
- J'y compte bien, répliqua Paul. Tu pourrais commencer par m'éclairer sur la petite customisation de mon installation électrique, celle qui se trouve dans le lierre, là ?
Andy jeta un bref coup d’oeil au lierre en question, et son visage se décomposa. Paul le regarda batailler pour reprendre contenance.
- Je vois pas de quoi vous parlez.
- Ne te moque pas de moi. A qui dois-je envoyer ma facture ? A ton copain qui est venu tout à l'heure bichonner ses cultures ?
Andy ne chercha même pas à démentir. Visiblement cette information reléguait sa défense au second plan.
- Il est venu ? Seul ou pas ?
- Seul. Il a hurlé devant ta porte pendant dix minutes avant de venir ici.
- Mais quel blaireau...
- Et les plombs ont sauté. C'est comme ça que j'ai remarqué.
- C'est votre abonnement qui suffit pas, ou alors y'a une masse quelque part...
- Andy, ne te moque pas de moi, je ne suis pas débile. C'est ce qui s'appelle se faire prendre la main dans le sac.
Le garçon se passa la main sur le visage.
- OK. C'est moi qui a fait ce piquage. Je suis désolé. C'est juste qu'il a besoin de thune, alors je voulais l'arranger.
- Pourquoi ne pas installer tout ce matériel chez toi, dans ce cas ?
- Je voulais pas l'arranger à ce point...
- J'ai très envie de t'en coller une, là. Une gentille, rassure-toi, je ne voudrais pas que tu aies un hématome sur ta belle gueule quand je t'emmènerai aux flics.
C'était du bluff, évidemment, et sa première erreur. D'une façon ou d'une autre, Andy comprit que les choses n'iraient pas jusque là. C'était tellement dommage, il avait plus peaufiné cette phrase que celle par laquelle était censé commencer son manuscrit. Andy lui lança un regard de chaton perdu.
- Soyez compréhensif... Son beau-père l'a jeté dehors, il est dans la merde, et son père... Et bien on est allé le voir, mais ça s'est pas bien passé. Enfin bref...
- Bref rien du tout. Tu vas me raconter toute l'histoire dans les détails. Parce que j'ai toujours pas compris ce qui justifiait que tu me voles mon courant.
- OK, d'accord... Je vous explique. Je vais juste chercher ma caisse à outils, pour débrancher.
- Explique avant, on verra après si on débranche.
Andy haussa un sourcil, perplexe. Il recommença son explication, sans que Paul soit vraiment en mesure de déterminer s'il s'agissait de la vérité ou d'une belle salade misérabiliste destinée à l'attendrir.
- Bon, pour résumer, c'est ton copain, il n'est plus le bienvenu chez lui parce qu'il est gay, donc tu l'aides, mais « pas à ce point ». Tu n'es pas un très gentil garçon, tu sais ?
Le gamin n'eut même pas la décence de paraître embarrassé. Paul le trouvait impressionnant d'égoïsme.
- Si j'avais été comme toi, j'aurais évité bien des déconvenues dans la vie. Enfin bon, ce n'est pas le sujet. On va s'arranger. J'espère que c'est bien clair dans ta tête que pour les négociations, la balle est dans mon camp, hein ?
- Oui, m'sieur.
- Donc je ne dis rien à personne, et en échange, quand vous aurez récolté, tu referas mon installation électrique à neuf. Tu en profiteras pour virer ce piquage, et on sera quitte.
- C'est réglo, je suppose... Mais qui payera les fournitures ?
- Ton pote et toi, parce que vous aurez les moyens, non ?
- Vous voulez financer vos travaux avec l'argent de la drogue ? Vous êtes un vrai mafieux ! Moi qui vous prenait pour un type bien...
- Euh... Oui, bon, on verra ça plus tard.
Paul se dit qu'il mettait peut-être son nez là où il ne fallait pas. Mais il restait trop contrarié d'avoir été pris pour un pigeon pour se soucier des conséquences.
- En attendant, je n'ai rien vu et je ne sais rien.
Andy ricana.
- Vous m'avez bien enculé... Et vous me sortez des répliques de films policier à la con, maintenant. Quelle journée de merde.
Paul hocha la tête. Il trouvait pour sa part qu'il ne s'en était pas si mal tiré.
Chapitre 11 - Andy by litsiu
La créature à la tête de sanglier apparaît toujours dans le même coin de la pièce. Elle est là quand j'atterris, les renards grouillant sous elle, et sa ramure touchant presque le plafond. Je ne sais pas quand j'ai commencé à la voir, je crois que dès mes premiers voyages, elle se trouvait déjà là. Je l'ai reconstituée dans un caveau du cimetière quand j'ai dégagé la taxidermie du salon, pour rire.
Du moins, pour essayer d'en rire.
Ce n'est qu'une invention. Un résidu de mon enfance, bercée de dessins animés de Miyazaki et d'histoires de sorcières, s'est frayé un chemin jusque dans mes hallucinations sous cette forme délirante. J'en ai fait mon totem, si on veut. Dans le fond ce n'est qu'un rêve récurrent qui, en plus de me hanter, possède une utilité particulière.
La chose répond à mes questions en piochant des réponses issues de mon inconscient - si tant est que l'inconscient existe. Elle ne peut dire que des choses que je sais déjà, mais que je n'avais pas clairement exprimées.
Du moins c'est de cette façon que je la conçois, parce que je suis rationnel. Je sais qu'il est très facile de verser dans le fantasme le plus complet quand on voyage de cette façon. Ces visions sont si puissantes qu'il est tentant de croire qu'on est habité par une révélation alors qu'on est juste un genre de toxico un peu sophistiqué. Un digne descendant des sorcières, à ceci près que je ne me fais pas avoir, à confondre délire et réalité.
Je hais ces superstitions, je ne les laisserai pas m'influencer. Reste que ce truc me fout vraiment les jetons.
- Va-t-en, Tête de cochon, dis-je à la chose dans le coin de la pièce.
- C'est moi que tu traites de tête de cochon ?
Lukas est assis sur le parquet à côté de moi. Il me regarde d'un air vaguement réprobateur, et comment lui en vouloir vu mon état négligé. Comme toujours, je me suis suffisamment agité pendant mon voyage pour me découvrir complètement.
- Ouais, t'es carrément un porc pour me mater comme ça.
- T'es pas trop à ton avantage, là.
Je le conçois sans peine. Trempé de sueur, luisant de gras, gisant sur un vieux matelas dans une pièce vide, avec tous ces motifs peints sur les murs avec une peinture brune dégueulasse... Je dois être aussi beau à voir qu'un coq décapité après un rituel vaudou. Je tâtonne à la recherche des pans de mon peignoir pour me couvrir un peu. Espérons que Lukas n'a pas remarqué qu'en plus de tout ça, il y a du sperme sur ma cuisse.
- Comment t'es entré ? J'avais mis le verrou.
- Simon donne la clé à n'importe qui.
- Tu n'es pas n'importe qui.
- Je parle pas de moi, je parle de ce type, Mathias.
Mon estomac se contracte comme si j'avais reçu un coup.
- Il est ici ?
- En bas. Je suis arrivé juste après lui, t'inquiète, il t'a pas vu. Je voulais le mettre dehors, mais il s'est mis à chouiner que tu l'aimais plus, c'était pitoyable. Alors je l'ai laissé rester à condition qu'il se tienne tranquille dans le salon et qu'il ne mette pas le bazar.
Je soupire. Simon va m'entendre. Mais à cet instant ce sont des pas lourds dans l'escalier que j'entends. Me redresser en position assise me demande quelques efforts. Je jette un oeil au coin de la pièce. La chose est partie se cacher, il ne reste qu'une queue de renard qui gigote au sol.
Je suppose que je suis en état de tenir une conversation avec Mathias.
- Tu veux que je le dégage ? demande Lukas.
- Ça ira, je vais lui parler. Tu peux nous laisser ?
- OK. Hurle si t'as besoin d'aide.
Je le rattrape par la manche quand il se relève.
- Au fait, pourquoi t'es venu ?
- Roxane m'a dit que t'avais une embrouille avec ce gars, et qu'il n'arrêtait pas de te laisser des messages complètement hardcore. Elle m'a téléphoné y'a deux heures, pour me dire qu'il allait venir, et elle avait l'air assez inquiète. Du coup je suis venu en moto en coupant par les bois, et je l'ai choppé juste quand il est entré.
Je dois donc l'intervention de Lukas à la minceur des cloisons de l'appartement de Roxane. Magnifique, je n'ai aucune vie privée. Le manque de discrétion de Mathias a ses bons côtés, cela dit. Je ne sais pas ce qui lui serait passé par la tête en me trouvant nu, dans les vapes, et bien enduit de gras. Ou plutôt je le sais, et j'en frémis rien que d'y penser. J'aime bien être conscient quand on m'enfile. Puis je me rappelle que sa balourdise va aussi me coûter quelques jours de travaux bénévoles chez l'écrivain-fouineur.
Il entre timidement dans la pièce, regarde autour de lui, impressionné. Les peintures faites à même le plâtre couvrent les murs et le plafond, cassant toute perspective. Il s'agit d'une peinture à l'eau, à base de pigments naturels, probablement minéraux, parce qu'ils n'auraient pas tenu aussi longtemps à la lumière, autrement. En tout cas ce n'est pas du sang.
- C'est quoi ces peintures ?
- Un truc que je me suis amusé à faire.
- C'est africain ?
- Maori, plutôt.
La vérité c'est que je n'en sais rien, elle étaient déjà là quand je me suis installé dans la maison. Même Simon ne sait pas de quand elles datent. Mais je n'ai aucune envie de me lancer dans une discussion sur ce sujet. Celui ou celle qui a décoré cette pièce possédait un sens artistique indéniable, mais je préfère passer cette énigme sous silence.
- C'est classe... Et tu fais quoi, dans cette pièce ? Tu médites ?
- On peut dire ça.
Je l'observe, assis en tailleur sur le matelas. Il fait froid et j'ai besoin d'une douche, j'aimerais qu'il s'active un peu et qu'il crache le morceau, qu'on en finisse.
- Ton pote fait la taille d'une demie pomme à genoux, mais la clé de bras, je l'ai sentie passer.
Cette remarque me tire un sourire. Lukas compense comme il peut son petit gabarit. Mathias a de la chance de ne pas s'être fait péter le nez.
- Je sais que j'aurais pas dû entrer chez toi comme ça, mais je m'inquiétais, comme tu répondais pas à mes messages. Pourquoi tu t'es barré comme ça ? Je t'assure que mon père t'aurais rien fait.
- Tu crois que j'allais gentiment attendre de voir s'il me flinguait ou pas ? Mets-toi à ma place.
- Il s'est trouvé con, il t'a pris pour quelqu'un d'autre...
Il persiste à défendre le vieux cafard, ce qui m'agace prodigieusement. Mais si je lis correctement entre les lignes, le vieux s'est non seulement abstenu de lui dire qui j'étais, mais ne devrait pas chercher à me nuire d'avantage. Son mensonge est en danger s'il le fait. Il n'a sans doute aucune envie que son fils en sache trop sur lui. Je me suis affolé pour rien. Mais on n'écrit pas des faits divers sur les gens qui se sont affolés pour rien. On en écrit sur ceux qui se sont fait buter parce qu'ils sont restés sur place la bouche ouverte.
- Quoi qu'il en soit, il a assez bien pris le fait que je sorte avec un mec.
- Il savait pas ?
- Non, vu ce que je m'étais pris dans la tronche après avoir fait mon coming out à ma mère et à mon beau-père, j'avais pas pris de risque avec lui.
Vu comme il irradie de satisfaction, je brûle d'envie lui gâcher sa bonne humeur. Peut-être en lui disant que Paul a découvert sa plantation. Mais j'aimerais éviter que Mathias prenne des initiatives stupides vis à vis de l'écrivain. On ne sait jamais.
Je ne lui fais pas confiance. C'est un fait.
Mais je viens de prendre un recul considérable vis à vis de toute cette histoire. Mathias est le fils d'un assassin, mais l'assassin en question tient à lui, dans le fond. Même s'il n'est pas un bon père. Utiliser ce sentiment pour lui faire du mal serait facile, mais qu'est-ce que ça ferait de moi ? Je me suis trop investi personnellement, trop mouillé jusqu'au cou. Je n'ai rien à gagner à persister dans cette voie.
C'est la tête de cochon qui me l'a dit.
J'écoute toujours la tête de cochon, même si elle n'existe pas.
Le vieux cafard ne mérite pas de rester en paix, ni d'être heureux, mais après avoir vu la misère dans laquelle il vit, je pense que ce n'est pas tellement le cas. Rien que me voir l'a mis dans tous ses états. Il n'a pas oublié.
Alors je regarde Mathias, qui prend mon calme pour un encouragement, vu comme il sourit comme un con.
- Écoute, je veux qu'on fasse un break. J'ai besoin de réfléchir.
Quelle phrase toute faite merdique, me dis-je en le regardant se liquéfier. J'aurais pu trouver mieux, s'il ne m'avait pas pris au dépourvu, ce bâtard. J'explique gentiment que je le laisserai finir sa petite culture sans interférer, mais qu'il n'y aura plus de sexe. Son attitude n'est pas correcte, voire violente, et j'ai trop longtemps ignoré les mises en garde de mes amis. J'ai ouvert les yeux. Il faut qu'il se remette en question.
Il m'écoute lui balancer tous mes reproches, le visage fermé comme s'il prenait des gifles.
- Je pensais pas que tu voyais les choses comme ça. Tu m'as rien dit.
- C'est vrai. J'aurais dû.
Je ne m'excuse pas - il ne faut pas exagérer non plus. Il a l'attitude typique du mec dont la brutalité muselle sa victime, mais qui va ensuite se plaindre qu'elle ne l'a pas prévenu qu'il allait trop loin. La belle affaire.
La tête de cochon a toujours raison. Poser les limites maintenant, ou y laisser des plumes sérieusement.
- Je peux passer te voir ou tu veux vraiment plus voir ma tronche ?
Je réfléchis quelques instants à ma réponse. Fermer la porte ou la garder entrouverte ?
- C'est moi qui t'appellerai. Alors arrête de pourrir ma messagerie.
- T'as écouté au moins ?
Il est plein d'espoir, cet idiot. La vérité c'est que non, et si Roxane a envoyé Lukas à la rescousse, c'est que ça devait envoyer du lourd, donc j'ai sûrement bien fait.
Je soupire.
- Je suis fatigué. Va-t-en, maintenant.
Roxane débarque deux heures plus tard. J'ai eu le temps de me rendre présentable et de me réveiller un peu. Lukas reste tranquille dans son coin avec un bouquin, au point que j'avais presque oublié sa présence. Il n'a rien dit quand j'ai parlé de prendre momentanément des distances avec Mathias. Il respecte les gens suffisamment pour ne pas donner son avis de façon intempestive, autrement dit quand on ne le lui demande pas. Contrairement à Roxane, qui me pourrit abondamment pour ne pas avoir largué ce mec correctement. Ses remarques me font bouillonner à l'intérieur.
Ça déborde et on s'engueule. Je lui balance des horreurs, en appuyant là où ça fait bien mal. Dire que j'avais réussi à me retenir d'en venir là avec Mathias... Elle a le chic pour faire ressortir les pires aspects de mon tempérament.
Lukas ne s'en mêle pas, il compte les points peut-être.
Elle finit en larmes, et je me sens coupable une fois que la vapeur s'est un peu dissipée. J'essuie la marée noire que le maquillage a formé sur son visage, on se réconcilie, elle pleure encore dans mes bras. Un déluge d'émotions à la Sarah Bernhardt. Une fois Roxane calmée, on s'apprête à passer une soirée tranquille, et Simon débarque pour nous inviter à dîner au moment où on ne l'espérait plus. J'exhume une bouteille de vin de ma cave pour aller avec le pot-au-feu.
On passe une excellente soirée au bar. Simon a capté notre humeur morose, avec ses espèces d'antennes invisibles, parce qu'il parle peu mais ressent beaucoup, alors il nous allume des bougies et nous passe ses meilleurs vinyles de blues. Des choses qui n'existent pas s'incrustent parfois dans mon champ de vision, et je passe beaucoup trop de temps à m'absorber dans la contemplation des reflets de la lumière à travers mon verre de vin. Mais se retrouver entre nous me fait du bien. Simon aussi est heureux, je l'avais un peu négligé, et sa bonne humeur est contagieuse.
Ce n'est que le lendemain, en préparant le petit déjeuner, que je me rends compte que ma pâte à voler a disparu. Sans doute l'ai-je égarée, à moins que Lukas l'ait mise en lieu sûr pour m'empêcher de recommencer. Il m'a bien assez reproché de faire ce genre d'expériences seul, sans personne pour m'assister en cas de problème. Mais comme Roxane est là, je m'abstiens de lui demander.
L'autre explication, qui me vient aisément à l'esprit, est que Mathias s'est servi. Plus j'y pense, plus ça me paraît probable.
Et bien, je ne serai pas là pour lui sauver la mise s'il fait n'importe quoi. Cette fois, je m'en lave les mains.
Chapitre 12 - Mathias by litsiu
Son cagibi lui paraissait de plus en plus exigu, à force de le comparer aux cinq niveaux de la maison d'Andy, et il s'y trouvait enfermé en bien mauvaise compagnie, autrement dit avec lui-même.
Mathias se détestait cordialement, en cet instant. Il détestait la terre entière, la pouffiasse gothique d'à côté qui se mêlait de ce qui ne la regardait pas, son père pour sa réaction exacerbée si lourde de conséquences, et aussi la masse indéfinie des gens heureux. Ceux qui n'ont pas trouvé le moyen de s'enticher d'un beau blond bien foutu mais cruellement distant.
Quant aux reproches d'Andy sur son attitude, il avait bien du mal à s'en dépêtrer. Tout cela lui paraissait très subjectif. Les fantasmes de violence mal assumés du blond, ajoutés au fait que ce dernier ne disait jamais clairement quand la limite était franchie, auraient flanqué une migraine à n'importe qui. Mathias comprenait surtout qu'il faudrait amadouer l'amazone en noir s'il voulait revenir dans les bonnes grâces d'Andy, puisque l'avis de la fille comptait tant pour lui. Quant au petit aïkidoka, il paraissait plutôt sympathique, tant qu'on gardait avec lui une certaine distance de sécurité. En le touchant on déchaînait l'enfer, il suffisait d'être averti. Améliorer ses relations avec la première serait sans doute facile, il pouvait commencer par faire moins de bruit. Même si se déplacer comme un ninja dans son propre appartement l'agaçait prodigieusement, il était prêt à tout pour récupérer Andy. Il irait jusqu'à écouter de la musique au casque, s'il le fallait. La fille dirait au blond que Mathias faisait des efforts, il en était certain. Quant au second, il n'avait pas la moindre idée d'où le trouver. Il se nota d'engager la conversation s'il le croisait en ville, et de lui donner une meilleure impression. Ce petit gars semblait sensible à sa situation, un optimisme raisonnable était de mise.
Mais pour l'heure il avait plus important à faire. A savoir, trouver un moyen de rentabiliser la pâte verte d'Andy. Sa concentration et ses effets démoniaques lui permettraient de bâtir un empire de la drogue, oui, rien qu'avec ce petit pot. Du moins s'il l'utilisait correctement. Comme tout futur baron de la drogue qui se respecte, il commença donc par faire une recherche sur Pinterest.
Armé d'une connaissance étendue en recettes de cuisine pour Halloween pour avoir lancé une recherche sur « pâte » et « sorcière », Mathias se voyait bien animer une soirée à thème, mais il était encore loin de pouvoir faire planer les gens en toute sécurité. Le but étant de les garder conscients. Les boîtes de nuit étaient pleines de gens déterminés à gober n'importe quoi, à condition de rester debout sur la piste de danse. Dans le cas contraire on les piétinerait. Logique.
Se posait donc la question du dosage, point sur lequel internet n'était pas bavard. Plus il diluerait, plus il produirait de cachetons, et des cachetons inoffensifs qui plus est. Il s'attaqua à ses essais avec méthode et courage - ou inconscience, diraient certains, vu qu'il était son propre cobaye. Il passa de longues soirées inerte sur son lit, à contempler un plafond animé de couleurs et de formes avant de trouver le bon dosage, celui qui lui permettait d'apprécier l'effet du produit - la « chatoyance » comme il l'appelait - tout en étant capable de se mouvoir et d'interagir avec son environnement en ne déclenchant pas plus de catastrophes que quand il était ivre. Ensuite, il s'interrogea sur la présentation. La pâte verte ne se diluait que dans du gras, et de ce fait, il ne pouvait pas la présenter comme un comprimé, et il était bien évident qu'il n'allait pas proposer des tartines. Il avait besoin d'une présentation qui claque, et qui mette l'accent sur un effet qu'il n'avait pas remarqué la première fois, comme il n'était pas en état : la pâte verte d'Andy était aphrodisiaque, et pas qu'un peu.
Peut-être était-ce la raison pour laquelle pour laquelle le blond était si frigide, se dit-il. Une fois qu'on avait pris l'habitude d'avoir un peu d'aide, il devenait compliqué de s'en passer. Donc ce n'était pas de la faute de Mathias. Andy aurait très bien pu le mettre au courant de sa petite perversion. Ils se seraient bien amusés.
Pinterest lui donna l'idée, finalement, en lui dégueulant d'autres confiseries à l'aspect non comestibles. Mathias investit donc dans des moules silicone en forme de coeur, dilua la pâte verte dans du beurre de cacao, et l'agrémenta d'un colorant rouge.
Le scrapcooking au service du crime.
Mathias regretta beaucoup de ne pas pouvoir montrer le fruit de ses expérimentations à Andy, le fait qu'il se servait de la pâte qu'il lui avait volée n'étant que la seconde raison à cela. Andy avait dit qu'il l'appellerait, et Mathias savait que s'il faisait le premier pas, il se ferait envoyer sur les roses. Il tenait à sa dignité, déjà bien égratignée par le blond. Il proposa donc un échantillon gratuit à quelques copains d'école avec lesquels il restait en contact sporadiquement. Le succès fut au rendez-vous, il reçut quelques commandes, améliora sa recette au gré des commentaires, incorporant un arôme fraise, puis remplaçant le beurre de cacao par du chocolat blanc, plus pratique à trouver et meilleur au goût. On l'invita à nouveau à des soirées, et il profita un temps de sa nouvelle popularité.
A présent qu'il était à nouveau quelqu'un, il pouvait mettre en branle la phase B du plan.
La voisine se maquillait même le dimanche quand elle restait chez elle, il n'en comprenait pas l'intérêt.
Et elle ne le tenait toujours pas dans son coeur. C'était le second constat.
- Attends, mon gars. J'apprécie tes efforts pour être un bon voisin, mais te pointer en m'offrant de la défonce, tu penses pas que ça sort un peu du cadre, là ?
Mathias se contenta de sourire, et lui tendit un petit coeur joliment emballé dans un sachet de cellophane. La fille tordit la bouche, visiblement prise par un dilemme intérieur.
- J'ai déjà goûté un de ces machins. Où tu l'as eu ?
- C'est moi qui les fait.
- Sérieux ?
Son expression changea radicalement. Elle tendit une main avide, et il posa le coeur dedans, envahi par un éblouissant sentiment de victoire.
- Alors comme ça tu as des talents cachés...
Elle plissa les yeux.
- Je te remercie. Et aussi pour le bruit. J'apprécie le calme, c'est super. Mais rassure-moi, tu ne fais pas tous ces efforts juste pour que j'en parle à Andy, quand même ?
- Et bien... si, en fait. Carrément.
Mathias n'avait jamais eu l'intention de s'en cacher. Il lui expliqua qu'il voulait récupérer le blond, par n'importe quel moyen - et s'il pouvait aussi mettre la main sur plus de pâte verte, ce serait la cerise sur le gâteau, mais il n'en parla pas à la fille, évidemment. Il embraya sur ses sentiments, la façon dont le charme mystérieux d'Andy le faisait fondre, et elle se mit à rire.
- Le petit côté mystique, évidemment. Ça fait craquer tous ceux que ça ne fait pas partir en courant.
Mathias n'était pas certain de comprendre ce à quoi elle faisait allusion, mais ce n'était pas important. Le principal, c'était de briser la glace avec elle, et d'obtenir un nouveau ticket d'entrée auprès du blond.
- OK, faut qu'on ait une discussion à ce sujet, annonça-t-elle. Entre. Mon prénom c'est Roxane.
- Je sais, c'est marqué sur ta porte.
L'appartement était conçu sur le même modèle que le sien, tout en longueur. On entrait par la cuisine, qui donnait sur une salle de bain minuscule et sans fenêtre, et un étroit couloir menait à la pièce à vivre proprement dite, quinze mètres carrés de salon surmontés d'une petite mezzanine qui faisait office de chambre à coucher, et sur laquelle on devait se déplacer à quatre pattes. Mais contrairement à son propre meublé, le mobilier était neuf. Roxane lui expliqua qu'elle était propriétaire.
- C'était pas très cher, puis comme j'ai un job stable, j'ai pu avoir un crédit. Quand je voudrai plus grand, je pourrai louer celui-ci.
Mathias se demanda s'il pourrait acheter son propre logement. Si oui, pouvait-on payer un appartement avec une mallette de petites coupures ? Ou cela risquait-il d'attirer l'attention ?
Il pensa avec amour aux liasses de billets rangées dans son sac de sport, dans son placard, avec son stock de coeurs. En attendant, il pouvait payer son loyer, donc la vie était belle.
Il retournait à Déjà-Vu régulièrement pour s'occuper de ses plants mais n'avait jamais réussi à croiser Andy. Une fois la récolte effectuée, il l'avait séchée sur place - l'odeur dans son appartement aurait alerté tout le quartier - et revenait contrôler le processus, guetter d'éventuelles formations de moisissures. Mais une fois l'herbe emballée et pesée, il se trouverait à court de prétextes pour venir fureter dans le coin.
Lors de ce qui devait être sa dernière visite, il vint armé d'une balance et d'une soudeuse sous vide. Un copain lui assurait que c'était la meilleure façon d'éviter la reprise d'humidité et lui prêtait l'appareil pour l'occasion. Mathias, sceptique, sortit l'appareil et les rouleaux de plastique du carton, et se rendit compte qu'il n'avait pas emporté de ciseaux.
Difficile d'aller voir l'écrivain pour ça. Il se résigna donc à frapper à la porte d'Andy, espérant que ce dernier comprendrait qu'il s'agissait d'un véritable oubli. A son grand soulagement, quand Andy ouvrit la porte, il n'avait aucun objet contondant à la main, et même pas l'air trop agacé de le voir.
- J'ai besoin de ciseaux, tu peux me dépanner ? Je récolte et je conditionne, après tu me verras plus dans le coin.
Andy le fixa quelques instants, l'air de réfléchir.
- OK. Je viens t'aider.
Mathias n'en espérait pas tant, mais à la réflexion, il fallait bien qu'Andy récupère sa part, comme convenu. Le blond le suivit en silence jusqu'à la cave. Mathias resta également silencieux, ne fit aucune allusion de quelque nature que ce fut, même si se trouver près d'Andy lui donnait des frissons. Juste copains, jusqu'à ce qu'Andy se décide. Roxane le lui avait conseillé, prise d'un élan de pitié, sans doute. D'après elle, le blond aimait garder l'initiative et tout contrôler.
Une fois dans la cave, Andy siffla d'admiration.
- Je pensais pas que ça ferait autant.
- J'ai été hyper patient, fit Mathias d'un ton modeste.
La vérité, c'est qu'il n'aurait plus eu de raison de venir à Déjà-Vu sans ses cultures, donc il ne s'était pas pressé pour couper les plants, évitant ainsi de laisser sa précipitation habituelle gâcher la qualité de sa récolte.
- Y'a plein de résine, c'est parfait. Bon, on emballe avant, on teste après.
Mathias en avait des sueurs froides, parce que la patience commençait à lui faire défaut, mais il acquiesça comme s'il n'avait jamais eu d'autre intention. Il passèrent l'heure suivante à trier, peser, emballer, souder. La résine lui imprégnait les doigts, Mathias pouvait à peine les décoller quand il les posait l'un contre l'autre. L'odeur lui montait à la tête presque autant que la proximité du blond. Andy parlait peu, mais pas comme quelqu'un qui n'a rien à dire, plutôt comme quelqu'un qui n'en a rien à faire de combler les silences. Mathias se lassa vite de monologuer, même si l'excitation menaçait de le faire imploser.
C'était une foutue belle récolte, et il possédait déjà un bon vivier de clients potentiels. Avec l'excédent, il pourrait même faire des promos et des offres d'appels.
- Tu t'y crois complètement, fit Andy avec un ricanement quand il lui fit part de ses réflexions.
- Je veux faire les choses correctement, répliqua Mathias. Je suis pas de la racaille qui deale, je mets de l'animation dans des soirées avec des gens biens.
Andy rit encore plus fort.
- Oui, Roxane m'a parlé de ton génie pour le marketing. Je me demande ce que tu mets dans tes petits coeurs, hein ? Vraiment, je me le demande...
Sa voix se réduisit à un murmure doucereux. Il avait l'air d'une mangouste prête à bondir.
- Il n'y a pas eu de mort pendant que tu faisais tes petits essais, j'espère ? Pas de cadavre sous le tapis ?
- J'ai testé sur moi !
Mathias était perplexe. Andy ne semblait pas aussi en colère que prévu.
- C'est pas grave. Il était temps que je me calme avec ça de toute façon.
Il y eut un silence que Mathias ne savait pas trop comment briser. Pouvait-il prendre le risque de redemander de la patte verte ? Mais Andy le coupa au moment où il ouvrait la bouche, anticipant sa question.
- Non, je ne veux plus en refaire, ni avoir les ingrédients chez moi. Te fatigue pas à m'en demander plus. Et je ne veux même pas avoir de ça non plus. Tu peux tout garder.
Il souleva négligemment un paquet d'herbe.
- Elle a l'air excellente, mais si j'en ai à la maison, je vais être tenté et passer mon temps dans le brouillard, sauf que moi, je bosse, tu vois. Avec des petits vieux qui ont tous des prescriptions à s'arracher les cheveux. Je ne peux pas me permettre de faire une erreur. Donc garde-le, quand je voudrai fumer je saurai à qui demander.
Roxane ne se trompait pas, le blond craignait vraiment la perte de contrôle. Ceci dit, son attitude arrangeait fortement les affaires de Mathias. Il repartit avec un sac bien chargé, tellement satisfait qu'il se rendit compte qu'il n'avait abordé aucun sujet plus personnel avec Andy.
Ce dernier lui avait à nouveau signifié qu'il prendrait l'initiative du contact, tout en se fabricant un prétexte pour venir le voir. Il ne savait vraiment plus quoi penser.
Chapitre 13 - Andy by litsiu
Dès que Roxane m'a parlé de ces fameux chocolats, j'ai pris les devants. Cet âne m'a subtilisé ma pâte à voler, ce qui est déjà bien assez agaçant en soi, mais l'idée qu'il la diffuse partout me donne des sueurs froides. Un jour ou l'autre, les flics vont mettre la main dessus, l'envoyer à un labo, en extraire tous ses composants, atropine, scopolamine... ce qui mettra la puce à l'oreille de n'importe quel toxicologue. Ce n'est pas comme si les plantes des sorcières étaient un mystère de nos jours. Ensuite, quelle probabilité pour que les flics recoupent les conclusions d'un expert et les ragots du coin ? Je n'en sais rien, et je n'ai pas l'intention de m'en remettre à la chance.
J'ai nettoyé chaque pièce de la maison, en commençant par les étages et en descendant jusqu'à la cave. J'ai brûlé le matelas antique rempli de paille, et ciré le parquet de ma piste de décollage. Même si cela ne suffit pas à éliminer les traces de drogue, la térébenthine du cirage pourrait bien rendre impossible les analyses. Du moins c'est l'idée. J'ai lavé tous les textiles, nettoyé le canapé en cuir, porté tous les tapis en déchetterie, récuré chaque centimètre carré de la maison, avec une attention particulière pour la douche. Puis j'ai vidé la cave, brûlé les plantes sèches près du ruisseau, en restant loin de la fumée - il y aurait de quoi mettre un taureau dans le coma. J'ai jeté les bocaux, et tout ce qui était trop compliqué à nettoyer, puis lavé, relavé, aspiré chaque grain de poussière, sur le sol, les murs, les plafonds, et fait tourner ma machine à laver non stop pendant trois jours.
Une fois ce nettoyage terminé, je me suis laissé tomber dans le canapé avec un soupir.
La maison devrait être, du point de vue de la police scientifique, celle d'un type relativement clean sur le plan toxicologique, et totalement maniaque sur le plan ménager. On ne peut guère faire mieux sans l'incendier.
Et maintenant, se pose la question du carnet.
Mon précieux.
Celui qui renferme toutes mes recettes, ou plutôt celles de ma grand-mère. Celle de la pâte à voler, celle de la potion qui fait dormir, celle de la potion qui fait dormir pour de bon... Parfois je me dis que si le destin a été si cruel envers elle, c'est parce qu'elle a osé rompre avec la tradition orale et mettre sur papier ce qui ne devait pas être écrit. Je me méprise pour ces accès de superstitions, d'ailleurs. C'est juste un carnet. Il contient des recettes à base de plantes médicinales et des croquis plus ou moins réussis, comme celui de la tête de cochon, avec ses renards et sa ramure et ce regard vide qui me donnait des cauchemars quand j'étais petit. Et une excellente recette de mousse au chocolat, allez savoir pourquoi.
C'est une sacré pièce à conviction mais également une partie de mon héritage, il est hors de question de le détruire. Je l'emballe dans plusieurs épaisseurs de plastique, en regrettant de ne pas avoir la soudeuse de Mathias sous la main, avant de le cacher dans le caveau familial. Les flics ne profanent pas les tombes, normalement.
Je me sentais apaisé après ce grand nettoyage. Je ne risquais plus grand chose, tant que je me tenais éloigné de la source du danger, du moins c'est ce dont j'essayais de me convaincre pour me rassurer. Mais il ne fallait pas compter sur ce gros balourd Mathias pour me laisser tranquille.
Pendant tout l'été je me suis arrangé pour ne pas le voir à Déjà-Vu, mais seulement en passant voir Roxane, ou plus précisément pour passer la chercher avant d'aller chez Lukas. Je sonnais chez Mathias, pour ma satisfaction personnelle et pour le garder au chaud dans un coin, on fumait un joint, puis je partais avec Roxane après avoir dit non au moins quinze fois à une sollicitation pour une soirée vraiment trop cool avec ses nouveaux potes trop géniaux. Je me retenais de lui dire que sa nouvelle vie de rêve prendrait fin avec son pot de pâte verte, il devait bien s'en douter lui-même. Il trouverait autre chose, sans doute, mais ce n'était plus mon problème. Je l'interrogeais régulièrement pour savoir s'il jacassait sur la provenance de son produit, il m'assurait que non, et je le croyais, dans la mesure où j'étais persuadé qu'il voulait se garder tout le mérite pour lui même.
Donc je ne me sentais absolument plus concerné.
Jusqu'à ce qu'il débarque à la fin de l'été, bien amoché.
Je ne l'ai pas entendu entrer, pour la bonne et simple raison que je dormais.
Se coucher tôt est un grand bonheur.
Fortement entaché par l'obligation de se lever à quatre heures.
Pour m'endormir facilement, je fabrique une teinture-mère de plantes, nettement plus efficace que tout ce qu'on trouve en pharmacie. C'est le seul mélange que je n'ai pas pu me résigner à jeter, parce que j'en ai désespérément besoin. Tranquillement assommé par mon sédatif, je dérive dans un sommeil ininterrompu pendant sept heures, plein de rêves surréalistes sans être dérangeants, et j'arrive frais au boulot, quel que soit le décalage de mon emploi du temps merdique. C'est merveilleux.
Mais pour gérer une urgence, c'est une autre affaire.
Quelque chose m'a saisi par l'épaule et me secoue violemment. Un peu comme un chien secouerait un lapin pour lui briser la nuque. D'ailleurs pendant quelques minutes je suis persuadé d'être un lapin, encore trop englué dans mon rêve pour me rendre compte qu'il se passe quelque chose au delà de ce que j'ai devant les yeux. A savoir une prairie, ou la mer, ou les deux. C'est plein d'herbes mouvantes et c'est bleu.
J'entends qu'on m'appelle, mais impossible d'émerger.
Ce n'est pas comme si j'en avais envie.
Puis mon cerveau se rebranche, j'ouvre les yeux, j'essaye de faire le point. Pour me retrouver face à un visage gonflé au point d'en être méconnaissable.
- Putain, t'as le sommeil lourd, toi... T'as des pansements ? Peut-être de l'arnica ?
Quelle galère. Je tiens à peine debout, et il ne doit qu'à mon état d'engourdissement de ne pas se faire botter le cul jusqu'en bas des escaliers pour avoir osé me déranger en pleine nuit. Voilà ce qui arrive quand on ne ferme pas sa porte. Mais il me semble moins fatigant de l'aider que de discuter, pour le moment. Je l'emmène à la salle de bain, sors ma trousse à pharmacie. Puis je reste momentanément déconfit devant la blessure qu'il me demande de soigner en priorité, une longue balafre bien nette sur le bras. Elle est profonde, vu comme sa manche est imbibée, mais comme le saignement s'est déjà calmé, je suppose qu'aucune artère n'a été touchée.
- C'est net comme avec un scalpel. Comment t'as fait ça ?
- Je me suis coupé.
- Sans déc. Tout seul ?
Il ne répond pas mais prend un air embarrassé. Comme si les bleus qu'il a sur la figure ne parlaient pas d'eux-mêmes.
- Faudrait recoudre. T'as de la chance, j'ai des strips. Ça suffira peut-être.
- T'es prévoyant. Comme d'habitude.
- Un jour Simon s'est blessé en coupant du bois. Il a fallu l'emmener aux urgences, je te raconte pas le cirque. Il aurait recousu lui-même avec du fil dentaire pour éviter d'aller à l'hôpital. Mais il avait pas de fil dentaire non plus.
- J'ai vu ça dans un film.
- Lui aussi. A mon avis c'est pas un bon plan. La menthe, ça doit piquer. En tout cas, maintenant j'ai ce qu'il faut.
Une fois la blessure nettoyée et pansée, la salle de bain ressemble à une scène de crime. Je le laisse étaler de la pommade à l'arnica sur son visage, pendant que j'essuie sommairement la faïence et mets la serviette et ses vêtements tâchés de sang à tremper dans une bassine d'eau froide. Lui trouver quelque chose à sa taille dans mes affaires me prend un bon moment. Je finis par exhumer un sweater et un T-shirt oversized datant de ma période hip-hop du collège. Quand on a terminé, il est trois heures du matin. Je ne sais même pas si ça vaut la peine de me recoucher.
- Tu es sûr que personne ne sait où tu es ?
- Absolument sûr. J'ai rien dit à personne sur toi.
- Ça m'étonne, mais c'est très bien.
- Je voulais pas qu'on me double en allant te demander de ta pâte verte en direct...
Je soupire. Il vaudrait mieux rire de sa stupidité sans fond, mais je n'ai pas trop l'énergie pour ça. Au moins il est sincère, on peut lui reconnaître cette qualité.
- Il me faut du café pour me remettre d'aplomb avant d'aller bosser. T'en veux ?
- Je peux rester là ?
- Au point où on en est.
- Quoique...
Il semble hésiter. Je le laisse cogiter, on descend à la cuisine et je prépare un seau de café bien fort.
- Toute ma thune est chez moi alors c'est peut-être mieux si je rentre, dit-il. On sait jamais.
- Tu l'as pas cachée ?
- Ben, c'est dans un sac de sport dans mon armoire, alors ça se voit pas trop, mais c'est pas une planque infaillible non plus.
- C'est pas une planque du tout, gros naze.
- Je sais, mais j'ai pas trouvé mieux, mon appart est minuscule.
Au final, il reste dans mes jambes et je dois endurer sa gratitude jusqu'à l'heure de partir au boulot.
Ce moment d'égarement, il y a six mois, où je voulais absolument lui attirer des ennuis ?
Quelle connerie.
Il y arrive très bien tout seul.
Chapitre 14 - Paul by litsiu
- Il n'y a pas d'échec. Il n'y a que des succès différés.
Paul mâchonnait un stylo dont il n'avait pas besoin, puisqu'il écrivait sur son ordinateur, mais pour une raison obscure, il lui fallait un stylo pour écrire. Et pour une autre raison obscure, le moto des sevrages tabagiques ne semblait pas s'appliquer à l'écriture.
- Il n'y a pas d'échec. Il n'y a que des putains de pages blanches.
En vérité il écrivait. Des bouts de documentation, des plans et des résumés. Quand il travaillait, il parvenait aussi à écrire. Des nouvelles, des articles, des mails désopilants pour ses collègues. Mais prendre du temps pour se consacrer exclusivement à une oeuvre aussi sérieuse qu'un roman tranchait complètement avec tout ce qu'il avait pu faire jusqu'à présent. Écrire devenait un métier, une technique, une projection vers un avenir rempli d'éditeurs et de séances de dédicaces, de salons littéraires et d'espaces culture de la FNAC.
Il lui manquait l'inspiration. Il lui manquait la foi.
Sans parler de tout ce qui se mettait en travers de son chemin.
Comme l'alarme incendie.
Paul soupira.
- Hélène, qu'est-ce que tu fais cuire encore ?
Il attendit une réponse, puis se leva pour éteindre la galette infernale, scotchée au plafond comme une soucoupe volante, prête à s'indigner avec hargne au moindre fumet d'entrecôte grillée.
- Je ne cuisine pas, je...
Hélène poussa un hurlement.
- Ça brûle ! Pour de vrai !
Paul se précipita dans les escaliers, prêt à la pousser dehors avant que le feu se propage, et surtout l'empêcher de prendre des risques pour récupérer ses affaires. Il se figea à mi-trajet, pensant à son ordinateur, et perdit de précieuses secondes, avant de repartir en jurant. Ce n'était pas comme s'il y avait un début valable à sauver. Il se précipita vers le hall enfumé, pour trouver Hélène, l'extincteur à la main.
- Comment on dégoupille ce truc ?
Paul tenta de l'aider, la goupille partit au plafond en lui frôlant la tempe, puis il chercha la source de toute cette fumée. Tout en donnant quelques coups de semonce au hasard avec l'extincteur, il se rappela d'un vieil exercice incendie.
- Hélène, coupe le courant au disjoncteur !
- Voilà, c'est fait !
- Maintenant appelle les pompiers !
- Comment je fais ? J'ai coupé le courant...
- Ah. Merde. Où est mon portable ?
- Je sais pas !
- Tant pis, ouvre les fenêtres et sors, puis va voir Simon ! Je m'occupe de ça !
- Les femmes et les enfants d'abord ? Mais c'est quoi cette manière de jouer les héros !
Paul ne répondit pas, ou plutôt il essaya et se mit à tousser. Il vida l'extincteur, puis tenta de trouver la sortie, penché près du sol. Le porte était juste devant. Il rampa à quatre pattes, visage au sol en quête d'air frais, ou moins épais, puis il prit une douche.
- Mais t'es folle ? Si c'est un feu électrique on va s'électrocuter !
- Tu m'as fait couper le jus.
- Ah oui...
Ils arrosèrent le départ de feu copieusement, et après quelques minutes de courant d'air, ils commencèrent à y voir plus clair. Le sinistre se réduisait à une tâche noircie sur le mur, autour de interrupteur de l'éclairage extérieur. Ou du moins ce qu'il en restait.
- Ça va, soupira Hélène. Plus de peur que de mal.
- Tu as appelé les pompiers ?
- C'est plus la peine...
- Si ça s'est mis dans les poutres, ça peut repartir à tout moment. Va chez Simon, je reste là à surveiller.
Les pompiers arrivèrent une heure plus tard, insistèrent pour attendre le technicien d'astreinte qui débrancherait la maison du réseau électrique, puis arrosèrent abondamment pour éviter un nouveau départ de feu. Paul se demanda s'il devrait signaler tout ceci à son assurance en tant qu'incendie, ou en tant que dégât des eaux.
A vrai dire, devait-il déclarer le sinistre tout court ? Il se trouvait avec un sacré problème sur les bras. L'interrupteur défectueux suivant la version officielle, c'était celui trafiqué par Andy dans la version officieuse. Ce que l'expert ne manquerait pas de constater. Il déroulerait les fils jusqu'à l'installation pirate, et impossible de prévoir les conséquences, tant sur le plan de l'indemnisation que sur le plan judiciaire.
A part la très prévisible irritation d'Hélène, qui dirigerait son ire sur Andy, mais aussi sur Paul, pour ne pas avoir remarqué le piquage s'il s'obstinait à lui mentir, ou pour lui avoir menti s'il lui disait la vérité.
Il valait mieux ne pas se précipiter et rester calme.
Le technicien ne voulait pas rebrancher le courant tant que la maison serait détrempée, donc il furent obligés de déménager. Hélène emballa le minimum vital, Simon l'aida à porter ses sacs dans le bar, et l'invita à s'y installer comme chez elle. Elle se posa sur un tabouret dix minutes, pendant lesquelles les deux hommes la regardèrent du coin de l’oeil sans oser faire le moindre bruit, puis elle lâcha le bottin sur la table avec un geste sec.
- Vivre sans internet, c'est bien joli, mais c'est quand on a des emmerdes que ça manque. Je vais à la bibliothèque, y'a le wi-fi. J'emprunte ton ordinateur, si je dois faire ça sur mon téléphone, y'aura des morts. Appelle l'assurance, puisque c'est ton truc. Briefing dans deux heures.
La tempête en manteau rouge quitta le bar, et Paul soupira. L'adrénaline retombait, et le laissait sans la moindre énergie.
- Vous pouvez loger ici, dit lentement Simon. Ou chez Andy. C'est plus grand.
Paul n'était pas certain que le jeune homme apprécie qu'on fasse une telle proposition en son nom, mais il lui fallait justement un prétexte pour aller le voir. Sans qu'Hélène soit dans les parages, de préférence.
- C'est une très bonne idée. Je vais lui demander.
Le garçon ne se trouvait pas chez lui, mais sa voiture était là, il ne devait pas être bien loin. Mais il pouvait passer des heures à fureter dans la forêt, à regarder la mousse pousser ou papoter avec les corneilles. Paul tourna un peu dans le village, bien conscient que chaque minute le rapprochait du retour d'Hélène. Puis il aperçut le gamin, sortant du bois un panier à la main. Il attendit, bien en vue. Andy marchait d'un pas rapide, puis il s'arrêta net. Paul le rejoignit et se retourna.
- Ah oui. C'est bien moche vu d'ici.
- Pourquoi de la flotte coule sur votre façade ?
Paul le lui expliqua, en gardant son calme, même si sa colère commençait à s'amonceler comme des cumulus avant un orage. Le fait que le gamin ne paraissait pas ému par la situation n'y était sûrement pas étranger. Quand Andy se mit à rire, les émotions contenues débordèrent.
Paul prit quand même le temps de vérifier que personne ne les observait avant de balancer une gifle bien sentie dans la figure du gamin.
Andy lâcha son panier sous le coup de la surprise, et recula d'un pas, le regard flamboyant. Paul eut la certitude qu'il allait lui rendre la claque. Il carra les épaules, déterminé à encaisser, mais Andy ne bougea pas. Il se contenta de le fixer froidement. Paul se sentit presque embarrassé, le temps que le garçon se décide à briser le silence, du ton très calme de la dignité offensée.
- Bon, vous m'en mettez une autre ou vous m'expliquez ?
Et voilà, il ne savait plus où se mettre. Il prit sur lui pour ne pas s'excuser, même si ce genre de débordement ne lui ressemblait vraiment pas. Tout ceci n'était vraiment pas de sa faute, à moins que l'excès de gentillesse puisse être considéré comme une faute. Il essaya également d'adopter un ton calme, mais ferme.
- Comme je viens de te le dire, le feu a pris sur l'interrupteur que tu as bricolé. Donc je ne peux pas appeler l'assurance, à cause de tes petites magouilles. A moins que tu n'aies envie de voir les flics débarquer chez toi.
- Ils n'ont aucun moyen de savoir que c'est moi, fit Andy sans se démonter, et il n'y a plus rien dans la cave. Je ne risque rien du tout.
- Je peux tout leur dire.
- Leur dire quoi ? Que vous saviez depuis des mois ? Et que vous avez attendu que ça vous retombe dessus pour vous plaindre ?
Andy se frotta la joue, puis ramassa le contenu de son panier renversé sur le sol. Paul le regarda faire, grignoté par un sentiment d'impuissance. Le gamin avait parfaitement raison. Paul s'était mis dedans jusqu'au cou.
- Pourquoi tu ramasses des amanites tue-mouche ?
- Pour rien.
Le gamin soupira. Il souleva un champignon qui, d'après Paul, paraissait très toxique, rien qu'à voir sa couleur orange vif, et l'examina avec soin.
- Je suis désolé. J'ai merdé. Je vais trouver le moyen de vous arranger ça. Il vous faut quoi dans l'immédiat ?
- Un logement. Simon nous a proposé, mais Hélène va criser, côté hygiène.
- Sans blague. Je suppose que c'est pour moi, alors.
- C'est propre, chez toi ?
- Vous inquiétez pas pour ça.
- A vrai dire je m'inquiète surtout pour ce que tu vas nous cuisiner, répliqua Paul en désignant le panier.
- Ça c'est une amanite des Césars. Comestible. Ça c'est une amanite tue-mouche. Pas comestible.
- Pourquoi tu l'as ramassée alors ?
- C'est pas pour moi.
De toutes les réponses vagues et à côté de la plaque, celle-ci méritait une distinction. Sans doute devait-il traduire par « ça ne vous regarde pas ».
- Bon, reprit Paul, je suis censé appeler l'assurance, ce que je ne vais pas faire. Ensuite il me faudra des devis d'artisans pour les réparations, et je ne sais pas pour combien j'en aurai. Et je ne sais pas non plus comment expliquer à Hélène que l'expert ne veut pas se déplacer...
- Un expert, c'est juste un mec avec une mallette et un costard, non ?
- Pas forcément un costard. Il est censé expertiser, pas défiler.
- Bref, un type qui va se pointer, regarder partout, prendre des notes et des photos, dire bonjour, au revoir, je vous tiens au courant, c'est ça ?
- Oui, en gros...
- N'importe qui peut faire ça. Je vous en trouverai un, d'expert.
- Ah. Très bien.
- Pour la thune et l'élec, considérez que c'est réglé. Demandez des devis pour le reste, je vous laisse gérer.
Décidément, le gamin avait de l'aplomb. Et il assumait ses erreurs. Restaient quelques zones d'ombre dans ce projet.
- Comment tu vas faire, pour l'argent ?
- Vous occupez pas de ça.
- Si c'est illégal, j'aimerais le savoir, parce qu'il y a des limites...
- Je vais voler un voleur qui m'a volé, coupa Andy d'un ton sec. Je considère que c'est un juste retour des choses. Ça entre dans les limites de votre morale ?
Paul tortilla la phrase dans tous les sens, sans vraiment pouvoir dire si effectivement, les délits s'annulaient. Il haussa les épaules.
- Parfait, fit Andy.
Il grimaça un sourire. Paul lui trouva un air prédateur assez inquiétant. Mais au point où il en était...
- Désolé pour la baffe, dit-il à toutes fins utiles. La panique, puis Hélène aurait pu être blessée, enfin tu comprends...
- Vous en faites pas, je comprends. J'ai rien senti, de toute façon. Vous devriez faire du sport.
Paul soupira.
Quel petit con.
Hélène revint d'une humeur de chacal, pour les trouver tous deux au bar avec Simon, ce qui n'arrangea pas son humeur. Elle ne fit pas de remarque spécifique pour les bières, surtout que Simon se hâta de lui en servir une, qu'elle liquida à moitié en quelques secondes, mais ne se retint pas d'égratigner les locaux.
- C'est le trou du cul du monde mais ils pratiquent des tarifs de région parisienne. Devine le prix d'une chambre d'hôtel merdique à Plouc-ville !
Paul la laissa vider son sac, et quand son taux de juron revint à la normale, signe que le pire était passé, lui annonça qu'il avait trouvé un logement gratuit. Hélène grommela un peu - Paul la soupçonnait d'avoir envie de changer d'air - mais finit par accepter l'offre d'Andy, pour le bien de leurs finances.
Ils n'avaient encore jamais eu l'occasion de visiter la maison, et leur humeur remonta d'un cran en entrant. Andy prenait des airs grand prince avec Hélène, en lui faisant faire le tour du propriétaire, mais Paul le rappela à l'ordre avec un regard noir. Ce petit con ne devait pas oublier qui faisait une faveur à qui. Andy ajusta son comportement si vite qu'on aurait dit un acteur qui change de masque. A moins qu'il ait enfilé une blouse métaphorique d'aide soignant et les gère comme des petits vieux de sa maison de retraite, avec attention mais réserve. Il leur montra trois chambres au deuxième étage, et les laissa choisir pendant qu'il redescendait à la cuisine pour préparer le dîner.
Hélène se laissa tomber sur le lit de la plus grande chambre. Elle se releva si vite qu'on aurait dit qu'elle avait seulement testé l'élasticité du matelas, et fureta dans tous les coins de la pièce.
- Ça sent le propre. Et pas un brin de poussière. Même sous le lit, regarde ! C'est spectaculaire. Et cette baraque est vraiment immense ! Par contre les toilettes sont au rez-de-chaussée, c'est pas pratique. Il y aurait sans doute moyen de faire une salle de bain à l'étage, tu penses pas ?
Paul la laissa refaire l'agencement des lieux et s'approcha de la fenêtre. La maison était plus haute qu'il n'y paraissait, et il avait une vue plongeante sur le village. Le motif des pavés de la place, alternance de grès gris pâle et de pierre volcanique noire, ressortait nettement, et raviva un souvenir fugace, mais il ne sut pas l'identifier.
Curieusement, ce dessin semblait conçu pour être vu du haut de cette maison précisément, et n'avoir aucun sens quand on se trouvait au ras du sol. Il mit longtemps à comprendre par quel procédé. Non seulement l'artiste avait joué sur des différences de couleurs plus subtiles qu'il n'y paraissait à première vue, mais il avait aussi utilisé des pavés de formes différentes. Peut-être que le motif se verrait encore mieux quand la lumière rasante de la fin de l'après-midi créerait des ombres portées... Mais est-ce qu'un coffre au trésor s'ouvrait quand le soleil frappait la place en un jour particulier ?
- Tu m'écoutes ?
- Oui. Il faudrait prendre sur l'autre chambre et en faire un dressing et une salle de bain.
- Quelque chose comme ça. Qu'est-ce que tu regardes ?
- La place. C'est carrément mystique, non ?
Hélène vint regarder avec lui, en passant son bras autour de sa taille.
- On dirait un simple pentagramme vu d'en bas mais vu d'ici on dirait qu'il se superpose à une carte des étoiles. En tout cas y'a une Grande Ourse. Ça t'inspire ?
- Je sais pas.
- Je vais ranger nos affaires. Tu devrais aider Andy à faire la cuisine. Ça me gênerait qu'on s'impose sans l'aider.
Paul acquiesça avec ferveur. D'autant plus qu'il voulait s'assurer qu'il y aurait autre chose au menu que ces champignons oranges terrifiants.
Chapitre 15 - Andy by litsiu
J'ai la poisse. C'est un fait avéré maintenant. Dire que je vais devoir voler l'argent que Mathias s'est fait en me volant ma pâte verte... Le destin se fout ouvertement de ma figure. Je n'ai pas le choix, j'en ai besoin. Peut-être que Mathias me le donnerait si je lui expliquais. Mais en échange de quoi ? Je vais me servir et négocier après. Au téléphone. Si on compare nos masses musculaires, je perds, mais je peux le mettre KO avec un peu de rhétorique, du moins je l'espère.
L'écrivain m'a tendu ses devis pour que je lui dise ce que j'en pense.
- Partez sur celui-là. Il prend souvent des chantiers à la maison de retraite et je sais qu'il est réglo.
- C'est le plus cher, ça ira ?
- Qu'est-ce qu'on s'en fout, c'est pas ma thune.
Il fait la grimace, et je me retiens de rire.
Pour être honnête, Paul et Hélène ne sont pas désagréables à vivre. Elle jacasse beaucoup, mais elle est marrante, et lui, il est cultivé et intéressant, et tellement bonne pâte qu'on peut le charrier autant qu'on veut. Il prend un air un peu vexé mais il n'est pas rancunier. Heureusement, parce que je ne dois mon salut qu'à ce trait de caractère.
Mais j'ai perdu l'habitude de vivre avec des gens. J'exhume quelques réserves de patience insoupçonnées en ce qui concerne la salle de bain, avant de me résigner à utiliser celle de Simon. En la lavant d'abord, avec des frissons d'horreur. L'aseptisation de mon lieu de travail doit me déteindre dessus. Il me regarde frotter, en sueur, désespéré de retrouver un jour l'éclat de la faïence.
- Je vais être à la bourre avec ces conneries.
- Hum.
Le vieux a un regard rêveur.
- C'est comme ça que tu fais ?
- Je connais pas d'autre façon.
- A la télévision, ils disent que y'a pas besoin de frotter.
- C'est normal, c'est de la pub.
J'essaye de m'imaginer dans une publicité, pour voir si c'est plus facile psychologiquement, mais même si je me foutais à poil, je ne pense pas que le consommateur serait très aguiché par le produit, vu comme je galère.
- Je ne veux plus jamais rattraper un merdier pareil. Dis-le si tu n'y arrives pas. On trouvera bien moyen d'obtenir une aide à domicile.
- Tu as un rendez-vous ?
- On peut dire ça.
Je ne développe pas, et il se contente de ma réponse. Il hoche la tête, le regard vague. Je suis obligé de le pousser hors de la salle de bain quand j'ai terminé, sinon il resterait là pendant que je me douche.
Une fois sous le jet, j'essaye de me détendre.
Je ne suis pas ravi de ce rendez-vous. Mathias fait de plus en plus souvent des sous-entendus en dessous de la ceinture, mais si je pouvais le dévaliser sans coucher avec lui, ça ne me dérangerait pas. Pas que je n'aie pas envie de m'envoyer en l'air, et lui ou un autre, quelle importance... Mais il va se faire des films et redevenir collant. Cela dit, la preuve de ma perfidie devrait le refroidir. Peut-être même que baisser mon froc limiterait les risques de cassage de figure quand il se rendra compte que je l'ai allégé d'une quantité considérable de sa thune mal acquise. Je risque de finir défiguré s'il me tombe dessus avec ses gros poings, et c'en sera fini d'user de mon charme, il ne me restera plus qu'à cacher ma trogne déformée dans ma baraque et vieillir seul avec mes chats mais au moins pour un sorcier j'aurai la gueule de l'emploi.
Typique, vraiment.
J'ai fait le malin devant Paul et maintenant j'ai la trouille.
Après ma douche je me suis équipé. Une lampe frontale, un sac en tissu choisi pour ne pas faire de bruit, avec des anses assez longues pour que je puisse le passer autour de mon cou et le cacher sous mon blouson. Mon opinel - pas que je pense pouvoir rivaliser avec son couteau de chasse monstrueux si je me fais prendre en flagrant délit, mais si j'ai besoin d'ouvrir des sacs en plastique, il fera l'affaire.
Et, bien sûr, mon plan A, à savoir mon flacon de potion pour dormir.
Après quelques instants de réflexion, j'ajoute quelques capotes et mon flacon de lubrifiant. Si j'en viens au plan B, je préfère ne pas m'en remettre à lui pour les fournitures.
Mais pour être honnête, je devrais parler de plans B et C, parce que le plan A, c'était le cambriolage avec effraction.
Je me suis cassé les dents, non pas sur la serrure, mais sur le voisinage.
Quand je suis arrivé devant la porte de Mathias après avoir attendu pendant deux heures au café qu'il sorte de chez lui, j'ai sorti le pied de biche et cherché un angle d'attaque, assez fébrile parce que faire ça en pleine journée, c'est assez risqué, mais au moins le bruit se noie dans le fond ambiant et les gens ne s'offusquent pas pour quelques travaux. Mais j'ai quand même réussi à attirer l'attention d'une vieille de l'immeuble - que je connais bien d'ailleurs, elle vient souvent voir sa soeur jumelle à la maison de retraite. Roxane, également familière avec leur cas, pense qu'elles font des échanges, de temps en temps, parce qu'il y a des moments où elle déraille plus que d'autres. La question est de savoir si elles le font exprès.
- Mais c'est-y pas le petit Andy ? clame-t-elle d'une voix triomphale.
Elle a surgi comme un ninja et j'ai manqué faire un arrêt cardiaque. Je me suis retourné en cachant l'outil dans mon dos.
- Madame Pinsonnet...
Je passe en mode automatique. Sourire figé, mode conversation inepte, si je me fie à sa réaction, elle n'a pas remarqué ce que j'étais en train de faire. Sinon, il ne me reste plus qu'à la pousser dans l'escalier et faire passer ça pour un accident.
- Et comment va ton père ? Bien ? C'est très bien... Ton ami n'est pas là je crois, il vient de partir. Tu ne veux pas boire le thé en l'attendant ?
- Ah, ouais... C'est pas de chance, mais je veux pas m'imposer, je repasserai...
Elle me tire jusqu'à chez elle par la peau du cou. Dès qu'elle a le dos tourné, je range le pied de biche dans mon sac, à défaut de lui encastrer dans le crâne. Mes doigts me picotent tellement ça me démange.
Je la hais. Qu'elle crève. J'avais une occasion en or et elle vient de me la faire louper.
Elle me bassine avec des ragots désolants et des biscuits mous jusqu'à ce que Mathias revienne. Elle qui n'avait pas l'oreille pour mes tentatives d'évasions, elle l'entend parfaitement déverrouiller sa porte. Elle me met dehors, et je me trouve sur le palier, face à un Mathias fort surpris de me voir là en pleine journée.
- Il frappait à votre porte, je lui ai dit que vous n'étiez pas là et qu'il pouvait attendre chez moi...
Saleté.
Je ne peux même plus prétendre autre chose.
On se tait, jusqu'à ce que Madame Pinsonnet comprenne qu'elle est de trop et rentre chez elle. Mathias joue avec ses clés et je jette un oeil à la serrure pour voir si j'ai laissé des traces sur le bois avec mon pied de biche. Je remarque surtout que c'est une serrure trois points. J'aurais pu m'acharner dessus longtemps. Il n'y en a pas chez Roxane, cette enflure a dû la faire changer récemment, peut-être même que je lui ai suggéré l'idée en lui parlant de planquer sa thune. Comme quoi, il m'écoute, parfois. Changeons de tactique.
- J'ai plus trop le temps de rester, maintenant... Mais je peux repasser ? Disons, demain soir ?
Mathias est tout content et quand je lui fais la bise c'est encore pire, il prend la tronche enfarinée d'un gagnant du loto. On entend un bruit feutré derrière la porte de la vieille peau et je suis sûr qu'elle nous espionne. Je m'esquive avant qu'il m'attrape par la taille, elle a eu assez de distractions comme ça. Je descends l'escalier en courant comme une écolière effarouchée. Je n'ai même plus assez de maîtrise de mes nerfs pour faire une sortie digne de ce nom, avec ce que m'a fait endurer la vieille.
Qu'elle pourrisse en enfer.
Il est seul quand j'arrive, comme je m'y attendais. Malgré tout ce que j'ai dit et répété, il ne peut pas s'empêcher de me coller au mur pour m'embrasser.
Ce n'est pas si désagréable de temps en temps.
Passons pour cette fois.
Quand il commence à devenir un peu insistant, j'essaye de calmer le jeu.
- Tu veux pas boire un verre avant ?
- Après.
Chiotte. Et bien s'il insiste pour me peloter, je peux insister pour boire un verre aussi.
- Je suis desséché.
Il lâche ma braguette et recule.
- Désolé, je suis pas poli.
S'il savait à quel point.
Je lui sors un grand sourire faux, et je le suis dans le salon. Je me retrouve assis sur le canapé, un truc trop moelleux dont il est difficile de s'extirper, avec l'impression d'être un renard pris au piège. Il parle trop, fanfaronne sur les cocktails qu'il a appris à faire, j'accepte de bon coeur d'écouter sa science toute neuve dans ce domaine. Je pose des questions pour le relancer, tout en tâtant le flacon de potion dans ma poche. Il garde les yeux rivés sur moi, et à aucun moment je n'ai d'occasion d'en verser dans son verre.
Il est tout fier de lui, il jubile, on dirait un gosse. Cela dit je dois admettre que tout cela a une autre gueule qu'une défonce à la bière.
- Sympa, c'est joli et c'est bon. J'espère que tu forces pas trop sur le rhum, quand même. Je suis censé conduire après.
- Tu peux rester.
Ça sonne plus comme une supplique qu'une proposition. Il se lève, et s'approche, avant de se mettre à genoux devant moi. Il m'écarte les cuisses, et plante ses yeux dans les miens. Je m'attendais à ce qu'il soit direct mais pas à ce point. La situation ne manque pas de sel.
Mais bordel, à quoi je pense...
- Andy, s'il te plaît. Je sais que t'avais dit non, mais j'agonise, là.
Sidéré, je suis incapable de bouger. Il pose ses mains sur mes hanches, me regarde par en dessous avec des yeux de cocker.
Qu'est-ce qu'il est en train de me faire ? Il continue à me fixer, et j'attends qui me la déballe. Mais non.
- Je t'en supplie. Il faut absolument que tu me fasses de la pâte verte.
Tiens, je ne m'attendais pas à celle-là. Douloureusement conscient du fait que mon jean devient un peu trop serré, je réplique avec plus d'agacement que je ne voulais.
- T'as remarqué qu'on est en octobre ? L'automne, la végétation au repos, ça te dit quelque chose ?
- T'as rien pour en faire, c'est ça ? C'est pour cette raison que tu peux pas ?
Je hoche la tête, perplexe. Il sourit triomphalement.
- Ça veut dire que t'es pas contre, en principe !
- J'ai pas dit ça !
- J'en ai pas besoin tout de suite. Il me reste de quoi faire des centaines de doses, et je me fais un max de thune ! Mais j'anticipe pour la saison prochaine. T'as des trucs différents, histoire de varier un peu ?
Ulcéré, j'essaye de me relever, mais peine perdue, je suis coincé dans les plis du sofa. Il a vite fait de contrecarrer mes efforts. Je ne sais pas comment, je me retrouve coincé sous lui.
- Allez, sois cool, fête ça avec moi ce soir...
Bien.
Vu comme ça...
Passons au plan C.
J'aurais dû monter une combine avec Roxane. C'est ce que je me suis dit après coup. On aurait convenu d'un signal, pour qu'elle sonne à la porte au moment opportun, et que je profite de la diversion pour verser la potion dans le verre de Mathias. J'ai réussi à le faire sans aide, mais pas avant d'être passé à la casserole, avoir enquillé trois autres cocktails, et goûté un de ces machins en forme de coeur. Quelle perte de temps. Ensuite on est revenu au sexe, forcément. Je ne pensais pas que l'effet aphrodisiaque serait si puissant avec cette dilution. C'est un miracle que je ne sois pas en train de dormir.
Heureusement qu'il ronfle comme un porc.
Le sac de sport est toujours là où il me l'a dit, dans le placard. A la lueur de ma frontale, je l'ouvre en faisant glisser la fermeture éclair avec une lenteur insoutenable. Je soupire quand je vois le bordel indescriptible qui règne dedans. A-t-il seulement compté sa thune ? Je fouille le sac, à la recherche de billets noyés dans une marée de petits coeurs roses en sachets de cellophane. Et je réalise qu'en fait, les liasses, elles sont au fond.
Ce bâtard.
Je ne veux même pas savoir combien il a réussi à se faire, mais j'enrage à l'idée que pendant qu'il s'en met plein les poches à mes dépends, je me retrouve obligé de faire la pute pour lui piquer de quoi dédommager l'écrivain. Sans parler des heures que je vais passer à tirer des fils et installer des prises.
Ma petite ponction ne le laissant guère appauvri, j'emballe mes affaires et je quitte son appartement.
J'ai quelques remords une fois dans la rue. Je ne suis vraiment pas en état de conduire. Mais sa porte ne s'ouvre pas de l'extérieur, je suis coincé dehors.
Impossible de rentrer à Déjà-Vu, je dormirai dans le fossé avant d'y arriver. Je me contente de conduire très lentement jusqu'à la sortie de la ville, en serrant les fesses, parce que si je tombe sur les flics, mon permis va voler.
Lukas ne vit pas très loin, mais je ne me vois pas descendre le chemin à pied et débarquer à quatre heures du matin complètement torché. Ses chiens vont probablement m'étriper avant que j'aie pu dissiper le malentendu. Je me gare sur le parking de randonnée, aussi loin que possible de la route, puis je ferme les yeux le temps de reprendre mon souffle.
Il doit y avoir un plaid dans le coffre. Sûrement.
C'est Lukas qui me réveille le lendemain matin, en grattant ma vitre couverte de givre.
- Pourquoi tu as foutu ta caisse dans les fourrés ? demande-t-il quand j'ouvre la vitre. Tu voulais la rendre à la vie sauvage ?
Ankylosé par une longue station assise encore plus que par le froid, je mets un moment à m'extraire de la voiture. La portière racle contre un buisson de jeunes frênes et je prends trois branches dans la figure avant de pouvoir me tenir debout, bien qu'un peu vacillant.
- Merde. J'ai pas vu que j'étais si loin. Je vais pouvoir sortir, tu penses ?
- Si t'es entré, y'a pas de raison que tu ressortes pas.
Quel optimisme. Je jette un oeil sous la voiture. Aucune souche en vue, et je ne sens pas d'odeur d'huile non plus. Lukas me suggère de garer ma voiture correctement, puis de descendre chez lui. J'hésite. J'ai très envie d'une douche et de retourner me coucher. Mais mes muscles frigorifiés manquent de coordination. Il me prend les clés des mains et fait la manoeuvre pour moi. Je l'arrête quand il quitte son blouson pour me le passer.
- Arrête, faut pas pousser...
- T'as les lèvres bleues.
Je me souviens de l'existence du plaid, le plie en triangle pour m'en faire un genre de poncho, et on descend le chemin en direction de sa caravane. Je m'arrête deux fois pour vomir.
- Ça faisait longtemps que tu t'étais pas pris une cuite, fait-il remarquer.
- J'ai fait des mélanges.
Je sens le poids de la pochette de fric sous mon blouson, qui me rappelle pourquoi j'endure tout ça. J'espère que j'étais encore en état de compter hier soir.
Lukas m'installe près du poêle, sous l'auvent.
- J'ai pas encore allumé à l'intérieur, je le fais que le soir, ça devient vite un four, sinon. Mais dis-le si ça te suffit pas.
- Ça ira. Je vais décongeler ma viande sans faire de choc thermique.
Je le regarde allumer la gazinière, mettre du café dans sa cafetière italienne. Mon crâne pulse douloureusement.
- Allonge-toi. T'as pas l'air bien.
Quand je me réveille, le soleil est haut dans le ciel. Ma migraine a bien diminué. Il fait chaud sous l'auvent, je me sens presque vivant. Lukas est dehors, il taille ses fruitiers, et ses chiens courent partout. Il m'a laissé le café au chaud sur le poêle, il a un goût de brûlé mais dans mon état, c'est médicamenteux donc je ne fais pas le difficile. Les chiens me sautent dessus joyeusement quand je sors fumer une clope, en essuyant leurs pattes pleine de terre et de pomme pourrie sur mes affaires, et je renverse un peu de café par dessus. J'essaye de faire comme si de rien n'était parce qu'ils me font flipper. Curieusement, les chiens sont les seules bestioles avec lesquelles je n'ai strictement aucune affinité.
Je n'ai pas pu éluder longtemps la raison pour laquelle je me trouve dans cet état. Et tant qu'à faire, je raconte tout. Lukas écoute en silence, et réfléchit longuement avant de parler. Pas tant pour me faire bénéficier de ses lumières que s'attarder sur un point de détail qui m'indiffère.
- Donc en gros, ce Mathias, c'est le demi-frère de ta mère. Techniquement, c'est ton oncle ? Demi-oncle ? Y'a un mot spécial pour ça ?
Je hausse les épaules.
- On s'en fout. Le crime annule les liens familiaux.
- Quel crime ? Il n'a rien fait, et il n'est même pas au courant.
Quelle poisse. Il remue encore le couteau dans la plaie.
- En fait, continue Lukas, je comprends que tu sois perturbé...
- Perturbé ?
- Me coupe pas. Je comprends que tu sois, disons, bouleversé ? Ça te va ? Mais dans le fond c'est toi qui te conduis mal.
Furieux, je cherche une ligne de défense, mais l'inspiration me fait défaut. Lukas profite de mon silence.
- T'es comme ça avec tout le monde. Peu importe que ce soit parce que t'es blessé par ton histoire familiale, dans le fond ce qu'on retient, c'est que t'es un foutu hypocrite. T'as joué avec moi, j'y ai laissé des plumes. Je pardonne, tu vois. Je sais tout ce qui pèse sur tes épaules. T'es pas le seul à traîner des casseroles et des difficultés. Alors je comprends. Mais quand on sortait ensemble au collège j'y croyais sérieusement. Je croyais que tu t'acceptais et que t'acceptais mon identité, mais en fait tu donnais juste le change pour les autres, on faisait le couple hétéro pour la galerie, mais nous deux, c'était du vent.
Mortifié, je ne sais même pas quoi répondre. Il y aurait une branche à laquelle se raccrocher, je pourrais prétendre l'avoir voulu libre de prendre ses décisions sans être influencé par moi mais nous savons tous les deux que ce serait un énorme mensonge. Je ne voyais pas si loin à l'époque.
Je ne voyais rien du tout en vérité.
- Je ne t'en veux plus parce que je sais que t'étais aussi paumé que moi. Reste que t'es assez toxique dans tes relations. T'as toujours une bonne raison de le faire, en plus. Mais c'est de la complaisance, à force. Sois un peu sincère une fois dans ta vie. Arrête de jouer avec ce type. Dis-lui ce qu'il en est vraiment.
- Tu crois qu'il aura pas deviné, là ?
- C'est pas pareil que d'entendre la vérité de ta bouche, crois-moi.
- J'ai besoin de la thune.
- Ça n'a rien à voir. Garde la si tu veux. Enfin, si tu peux...
Garder mes griffes sur ses billets me semble le problème le plus facile à régler, pour le moment, et je le repousse dans un coin de ma tête pour me concentrer sur le sujet présent. Que suis-je censé annoncer à Mathias ? Raconter la vérité, mais laquelle ? Quelle dose de vérité ? Lukas ne semble pas disposé à m'éclairer sur le sujet.
- Être sincère, ça ne veut pas dire que tu dis tout ce que tu penses, mais que tu penses tout ce que tu dis.
- Encore un truc bouddhiste ?
- Je sais plus. En substance, ça signifie que tu dois lui dire ce qu'il doit savoir mais t'arrêter là où tu pourrais le blesser.
Ce que je pensais bel et bien avoir fait, mais si ça ne transparaît pas dans ce que j'ai raconté à Lukas, alors l'information n'a sans doute pas traversé le crâne épais de Mathias non plus.
- Je m'en fiche de le blesser ou pas. C'est même un peu le but de tout ça.
Il me regarde avec condescendance. Je dois admettre que je ressemble de plus en plus à un gosse qui boude.
- Elle t'a apporté quoi, ta vengeance, jusqu'à maintenant ? constate simplement Lukas.
Je soupire. Je sais bien qu'il a raison, que justice a été faite, et que si ça ne me suffit pas, alors je devrais trouver un moyen plus constructif de rétablir les choses. Persister m'a juste attiré des ennuis et cet abruti, lui, s'en sort plutôt bien.
La Tête de Cochon m'avait dit d'arrêter les frais. Je ne l'ai pas écoutée. Mais j'ai l'impression d'avoir mis le doigt dans un engrenage et que cette histoire ne s'arrêtera pas avec de bons sentiments et une dose de dialogue à coeur ouvert comme avec Lukas.
- Au fait, si tu avais besoin d'argent, pourquoi tu ne lui as pas simplement proposé de lui vendre de ta pâte verte ?
Je fixe Lukas, sidéré.
- Je... Je n'y ai même pas pensé.
C'était pourtant évident. Mathias me l'a demandé et je n'ai même pas su rebondir là-dessus. Que dois-je en penser ? Que je voulais inconsciemment que les choses se passent de cette façon ? Ou que je suis un abruti, tout simplement ? Lukas éclate de rire devant mon expression déconfite.
- Quel génie du crime tu fais, Andy.
Je repars avant la nuit, et dès que je retrouve le réseau, des messages de Mathias s'affichent sur mon portable. Je le rappelle immédiatement, histoire de crever l'abcès tant que j'en ai le courage. Au ton jovial de sa voix, je comprends immédiatement qu'il n'a pas encore remarqué le vol. Il m'en tartine une bonne couche sur le plaisir qu'il a pris à passer une soirée avec moi, bien qu'il ne comprenne pas pourquoi je suis encore parti sans le réveiller. J'esquive encore, par réflexe. Je me filerais des baffes...
- Je voulais pas te déranger.
Il me parle de futilités tandis que ma cervelle bouillonne. Les paroles de Lukas encore bien présentes à l'esprit, j'essaye de lui dire les choses telles qu'elles sont, que je n'éprouve aucun sentiment pour lui, mais impossible de tourner cette phrase de façon logique. Je jette l'éponge. A vrai dire, Mathias n'est pas un si mauvais gars. Rien de ce que j'ai fait n'a l'air de l'avoir blessé, il en redemande. Peut-être que je vais juste continuer à me laisser porter. Et j'ai encore besoin de lui pour quelques projets.
- Tu connais un gars qui a un costard ?
- Je connais plein de gars qui ont des costards.
- Enfin non, il a pas besoin d'un costard, juste d'avoir l'air sérieux. Je veux dire, pas un type avec de la barbe et des dreads.
- C'est pour un plan à trois ?
Décontenancé, je mets un moment à réagir. Puis j'éclate de rire, et je mets un moment à m'arrêter.
C'est nerveux. Sûrement.
Quand j'ai repris mes esprits, je me lance dans une longue explication. Il est temps de faire savoir à Mathias tous les ennuis qu'il m'a attirés. Lukas m'a dit d'être sincère, alors commençons par les aspects faciles à assumer.
- Merde, je suis désolé, c'est de ma faute. T'as besoin de thune pour les travaux, du coup ?
Nous y voilà. J'effectue mentalement une longue glissade sur la glace très très mince sur laquelle je me trouve, à la recherche d'un point solide pour reprendre pied. Mais rien ne me vient et le silence s'éternise. Lukas en a de belles, avec sa sincérité à la noix. Si je me fais casser la gueule, ce sera de sa faute, et je ne me gênerai pas pour lui faire savoir.
- Et bien... Je sais pas... Comment dire... J'ai déjà pris ce qu'il me fallait.
Il y a un autre silence, pendant qu'il absorbe l'information, emmagasine de l'énergie pour m'engueuler, ou que sais-je.
- T'avais qu'à demander, dit-il d'un ton meurtri.
- Désolé.
- C'est pas grave. Si t'en veux plus, tu me le dis, dit-il. Et t'as pas besoin de coucher pour ça.
Je le prends comme un coup dans l'estomac. Ma gorge se serre, l'air ne passe même plus. Honte et soulagement se mélangent et c'est pire que du rhum sur de la tequila. Qu'il me pardonne le vol, après tout, c'est un peu normal, il s'est fait toute cette thune avec la pâte verte qu'il m'a volée en premier lieu. Mais sa remarque me fait mal. Je me sens d'autant plus minable que je ne m'attendais pas à ce qu'il voie clair dans mon jeu. On dirait que je l'ai sous-estimé.
- Andy, ça va ? demande-t-il au bout d'un moment.
- Ça va. Écoute...
- Non, laisse tomber. T'es pire que compliqué, mais ça me dérange pas. Je trouve ça cool qu'on ait eu cette discussion. Je peux passer te voir ?
- Oui. Mais je suis pas encore rentré. Et je suis crevé. Demain, plutôt.
- Tu veux que j'amène un truc ?
Il parle sans doute de défonce ou d'alcool, mais mon estomac malmené en crie d'horreur rien qu'à l'idée. Après quelques instants de réflexion, je lui demande de m'amener un objet particulier. Ma demande le laisse perplexe, mais quand je lui explique, il rit beaucoup.
Je sais que c'est encore un plan foireux...
Mais je crois que je suis voué à rendre les gens heureux en leur cherchant des noises.
Chapitre 16 - Paul by litsiu
Certains cadres sont plus propices que d'autres à l'écriture, songeait Paul. L'atmosphère jouait pour beaucoup. Le calme aussi. Autrement dit l'absence d'une moitié supportant son projet avec enthousiasme, au point de l'accompagner pendant son année sabbatique en mettant sa propre carrière de côté, mais prenant un peu trop souvent la liberté de lire par dessus son épaule.
Pendant qu'Hélène s'attaquait aux travaux de la maison en faisant enfin tout le bruit qu'elle voulait, il pouvait écrire au kilomètre dans la demeure d'Andy, rarement dérangé par qui que ce soit. A part, peut-être, le chat noir, la bestiole la plus soupe au lait qu'il lui ait été donné de rencontrer. Car souvent les chats passent, indifférents et discrets, parfois intéressés par un reposoir chaud et quelques caresses, mais aucun ne se comportait comme celui-là. Paul était persuadé que le chat noir le surveillait. Il le suivait dans chaque pièce, fixait ses yeux verts sur lui en permanence, dormait - ou faisait semblant - sur son lit pendant que Paul écrivait, son ordinateur posé sur la petite table qu'Andy avait installée dans la chambre pour que l'écrivain puisse travailler à son aise. Parfois, l'animal levait la tête, regardait partout d'un air furieux, et sautait sur le rebord de la fenêtre pour grogner, comme un chien, après toute personne qui passait dehors, même Simon, auquel il aurait pourtant dû être habitué. Paul se demandait comment le félin se comportait vis à vis de parfaits inconnus, mais de telles occasions étaient déjà rares en été, autant dire qu'en hiver, le chat n'avait qu'un choix limité de personnes sur lesquelles déverser son irritation.
Pour l'instant, il grognait après un garçon que Paul avait déjà vu. Un type assez large d'épaules qui faisait passer Andy pour une crevette. Paul savait bien que ce n'était pas le cas, vu la propension du gamin à se promener en débardeur chez lui malgré la saison, peut-être pour narguer Paul avec ses muscles secs et sa peau soyeuse. Hélène, elle, se rinçait bien l’oeil, à défaut de disserter sur le Marcel, pièce de vêtement dégoûtante ou sexy en fonction de la personne qui le portait, ce qu'elle faisait en abondance jusqu'à ce que Paul la supplie de cesser de gonfler un ego déjà bien dilaté.
En bas sur la place, le garçon taillé comme un rugbyman enlaça Andy dans une étreinte d'ours, puis glissa une main sur sa nuque et l'autre sur ses fesses. Paul cessa de les observer, gêné, et tenta de se concentrer sur son manuscrit, pendant que le chat continuait à grogner. Quelques instants plus tard, il y eut des bruits de portière et de matériel déchargé, puis le calme revint.
Hélène rentra à la nuit tombée, couverte de poussière blanche.
- J'ai commencé les saignées pour les câbles, comme Andy m'a montré.
- Il ne t'aide pas pour ça ? Son copain est là, en plus.
- Si, bien sûr. Ils finissent le salon, et ensuite ils viennent s'occuper du dîner. Je voulais me doucher avant de manger, le plâtre ça donne un goût, c'est terrible. Sinon, Mathias a ramené un plein caddie de matériel et ils vont passer à la déchetterie demain avec sa camionnette. Enfin c'est celle de son père. Donc si on a des trucs à jeter c'est le moment d'en profiter.
Elle fit un long laïus plein d'éloges sur ces garçons si serviables, pendant que Paul se mordait la lèvre pour ne pas lui dire qu'ils ne faisaient que réparer leurs bêtises. Le lui avouer ne lui aurait pas donné le beau rôle pour autant.
Il se replongea dans l'ambiance de son polar horrifique, dans la lumière déclinante de cette soirée brumeuse.
Ni éclairage public, ni goudron n'avaient encore trouvé leur chemin jusqu'à Déjà-Vu. Aussi Paul trouva étrange d'être réveillé par de la lumière en pleine nuit. Une lueur vacillante filtrait à travers les rideaux. Mais peut-être était-ce le grondement bas du chat qui l'avait réveillé. Il maudit l'animal et tenta de se rendormir. Le feulement bas continuait avec obstination, comme si le chat accompagnait de sa voix le manège des lueurs verdâtres qui dansaient contre le mur.
Paul se leva, soudain mal à l'aise en pensant au récent incendie.
En bas, des petites flammes brûlaient sur les pavés, en suivant le dessin en forme de pentagramme. Surpris, Paul scruta les coins d'ombre de la place, mais ne vit personne susceptible de les avoir allumées, même s'il se doutait, évidemment, de l'auteur de cette plaisanterie. Il descendit l'escalier à pas de loups. Il ne pouvait guère ouvrir la chambre des garçons pour vérifier s'ils étaient bien là, mais en collant son oreille au panneau, il entendit clairement un bruit sans équivoque. Ils étaient bien couchés, et fort occupés qui plus est.
Atrocement gêné, il hésita à remonter dans sa propre chambre, mais la curiosité fut plus forte. Il marcha très lentement jusqu'à la porte d'entrée, et l'entrouvrit. Les flammes qui brûlaient sur la place redoublèrent d'intensité. En fait, un second cercle s'allumait à son approche. Paul n'avait pas vraiment peur. Tout ceci avait pu être préparé par les garçons à l'avance - et planifié par Andy, qui aimait les histoires de sorcières. Donc il se concentra sur cette idée très rationnelle.
Il était plutôt impatient de voir la suite.
Il s'avança dans le cercle, regrettant de ne pas avoir pris son portable pour faire quelques photos. Une vague odeur d'essence flottait dans l'air.
Puis il vit la chose s'approcher.
Et la rationalité s'en alla de l'autre côté.
Il s'en voudrait plus tard d'avoir claqué la porte et couru comme un lièvre effarouché pour se glisser sous sa couette, comme si revenir à sa situation antérieure allait annuler l'étrange et terrifiante vision d'une créature impossible. Car il savait d'où provenait cette tête de sanglier montée sur des corps de renard et couronnée de bois de cerfs. Et si cela n'avait pas été le cas, il aurait certainement fait un infarctus.
Partagé entre un reste de peur stupide et un agacement sans fin dirigé contre les deux jeunes idiots qui jouaient avec sa santé, Paul resta allongé dans son lit, à écouter Hélène dormir comme une bienheureuse, n'ayant rien remarqué du tout. Il se demanda qui bougeait les animaux empaillés si les garçons étaient dans leur chambre, et l'irrationalité lui suggéra en sourdine que les bestioles se réveillaient la nuit. A moins qu'ils se soient tous les deux trouvés dehors, un quelconque film porno jouant dans la chambre pour donner le change. Tout ceci était outrageusement stupide. Il se força à penser à son manuscrit pour se distraire. Le temps perdu n'existait que si on le permettait.
Il s'endormit finalement, et se réveilla assez vaseux. Il descendit déjeuner. Hélène bavardait avec les garçons quand il fit son entrée dans la cuisine, avec l'impression de ne pas être en phase avec le reste de la maisonnée. Pour une fois, Andy n'exhibait pas plus de peau qu'il était raisonnable par de telles températures, mais en contrepartie, un petit sourire narquois sur la figure que Paul rêvait d'effacer.
Il préféra faire comme si de rien n'était. Comme d'habitude, les bonnes répliques lui viendraient au chapitre suivant. A sa grande surprise les garçons non plus ne dirent rien. Paul se doutait qu'il fallait une grande retenue pour ne pas se vanter d'une telle blague après coup. Il se demandait ce qui viendrait ensuite quand Hélène poussa un cri strident.
L'instant d'après elle éclata de rire.
- Ils sont hyper bien faits. C'est répugnant !
Paul écarquilla les yeux en la voyant piocher un doigt humain momifié dans une boîte métallique et le porter à sa bouche.
- C'est même plutôt bon. C'est du sablé aux amandes ?
Mathias hocha la tête, ravi.
- Depuis quand tu fais des biscuits ? demanda Andy, surpris.
- C'est juste des trucs qu'on m'a demandés pour une soirée d'Halloween. J'en avais gardé un peu. Ils sont cool, hein ?
- Oui, mais ils sont... normaux ?
- Oui, oui, t'inquiète.
Paul se demanda ce qui pouvait permettre de qualifier un biscuit d'anormal, et comment un biscuit façonné suivant la forme d'un doigt coupé pouvait être qualifié de normal à la base.
- Y'a juste un peu d'herbe dedans.
Hélène se figea, son deuxième biscuit à moitié mangé. Quand à Andy, il eut l'air sincèrement affligé, Paul devait bien le reconnaître.
- Ma chérie, recrache...
- Non, c'est vraiment très bon.
Hélène termina le biscuit.
- J'ai pas fait ça depuis la fac. C'est fou comme la vie est drôle, parfois, tu penses que certaines expériences sont passées pour de bon, et hop, une seconde jeunesse t'arrive livrée sur un plateau. J'en reprends un ou c'est pas raisonnable ?
Les deux garçons se regardèrent, puis éclatèrent de rire.
- C'est pas raisonnable.
Paul eut toute la journée pour confirmer la véracité de cette affirmation. Cela dit, dès l'après-midi, les fous rires s'estompèrent et Hélène se mit à dormir. Les garçons, quant à eux, montrèrent un peu plus de résistance, mais produisirent plus de nuisances sonores. Une fois le silence revenu, Paul écrivit un peu, avant de se lever pour aller faire un tour, estimant qu'on pouvait livrer tout ce beau monde à lui-même. Il couvrit sa moitié d'une couverture en souriant avec indulgence.
Il sortit dans le jardin pour se dégourdir les jambes, fureta au milieu des allées propres et des massifs soignés, admirant l'originalité de ce jardin plongé en permanence dans l'ombre de la forêt ou de la maison. Un chat roux sortit d'une touffe de fougère, une chose allongée dans la gueule. Paul crut reconnaître un des biscuits en forme de doigt, et s'inquiéta du fait que le chat pourrait l'ingérer. Il tenta d'attirer l'animal, mais ce dernier lui fila entre les jambes. Paul le suivit à l'intérieur, et le trouva en train de mâchonner la chose. Il batailla un peu avec le chat, réussit à lui subtiliser le biscuit, pour le lâcher aussitôt.
- Oh mon dieu !
Le coeur battant, il fixa la chose sanguinolente sur le sol.
Ce n'était qu'un bout de couenne, roulé sur lui-même, avec de la viande au milieu, et peut-être qu'il y voyait la forme d'un doigt uniquement à cause des biscuits. Mais Paul ne croyait vraiment plus aux coïncidences.
Maudissant la perversion du responsable de cette blague vaseuse au plus haut degré, il attrapa le bout de couenne et la jeta à la poubelle. Puis il retourna devant son ordinateur, seul endroit de la maison où il commençait à se sentir en sécurité.
Curieusement, il se sentait plus inspiré dans l'adversité.
Chapitre 17 - Andy by litsiu
Tout le mois de décembre est passé dans une frénésie épuisante, entre les travaux et les préparatifs de Noël à la maison de retraite. Je suis toujours réquisitionné pour aider le gars de l'entretien à accrocher les guirlandes, comme monter sur un escabeau lui est compliqué avec sa bedaine. Sans parler des branchements électriques qu'il pratique en dilettante. Au bout de la cinquième guirlande, agacé de le voir rester en bas à se tourner les pouces tout en me donnant des conseils dont je n'avais pas besoin, je lui ai suggéré d'échanger nos jobs et d'aller torcher des vieux à ma place.
Ce qui me vaudra de bosser le jour de Noël comme il s'est plaint de mon insolence auprès de la directrice. Moi qui cherchait une excuse pour ne pas voir mon frère, c'est réglé.
Avant que je parte au travail, on a organisé une petite inauguration. C'est l'idée d'Hélène mais j'ai participé, un peu pour m'excuser auprès de Paul de toutes les blagues qu'on lui a faites avec Mathias. Même s'il a soigneusement fait semblant de les ignorer.
Leur porte d'entrée est couverte de couronnes de houx et de branches de sapin, on a accroché un ruban en travers, et même trouvé un coussin rouge pour poser des ciseaux. Hélène a préparé un petit buffet, Mathias a ramené du champagne, et j'ai géré le raccordement électrique et le passage du consuel. Le certificat de conformité est dans une jolie enveloppe. Nous n'avons rien dit à Paul, qui croit encore qu'il va squatter chez moi jusqu'au printemps. Bien sûr il reste plein de travaux à faire, mais j'ai réparé ma boulette. Cerise sur le gâteau, Simon va avoir un semblant de vrai Noël, même si ça ne dure qu'une heure ou deux. De toute façon, il passera le réveillon devant la télévision, comme à son habitude. Je n'ai jamais réussi à l'en décoller, même si mes parents l'auraient volontiers accueilli. On lui a trouvé un bonnet rouge, c'est dingue comme il lui va bien.
Paul est ému aux larmes, même s'il me regarde du coin de l’oeil, méfiant.
- Tu n'as rien préparé de vicieux ? Pas de bestiole empaillée dans mes placards ?
- Non, promis. Je ne le ferai plus.
- Bien. Mais c'est pas si grave, tu m'as donné plein d'idées.
Il rayonne, me félicite pour tout mon travail, Hélène en remet une couche et je suis gêné, elle est intarissable. Je n'ai pas l'habitude de recevoir autant de remerciements, ni d'être dans un groupe dont je ne serais pas le mouton noir attitré.
Mais j'aime.
J'aime vraiment.
Parfois on croit connaître les gens, puis on se retrouve à bosser avec eux, et on les découvre sous un nouveau jour. Et c'est ce qui est arrivé entre Mathias et moi. On s'est trouvé des affinités et des points communs. On aime le boulot bien fait. Lui qui est si bordélique, il devient minutieux quand il est concentré sur quelque chose et fait des merveilles de ses grosses paluches.
Mais ce qu'on n'a pas en commun du tout, c'est le fait d'être amoureux.
Il me fait flipper.
Il me passe tout, et j'en viendrais presque à envisager de me pardonner moi-même. Je pensais pas que je me sentais si seul. Mais je suis déchiré parce que ça ne peut mener nulle part. Pas parce que je suis le petit-fils de la sorcière et lui le fils de l'assassin, non, c'est tellement plus simple.
L'absence de sentiment rend caduc tout ce qu'on pourrait construire à partir de maintenant. Quand j'ai décidé de ne plus chercher à le couler - quand Lukas m'a dissuadé de le faire - un poids est tombé de mes épaules. Je commence à l'apprécier pour sa constance, à rire de sa candeur criminelle, à être patient vis à vis de ses défauts, à canaliser sa brusquerie, mais il manque cette étincelle, cet éblouissement qui me ferait dire que oui, c'est le bon. Mais la dernière fois que j'ai ressenti ça c'était pour le type qu'il fallait vraiment pas et j'ai foiré mon année d'école sans parler du scandale qu'il a fallu étouffer. Alors je me méfie des mes élans du coeur, maintenant.
J'ai raconté tout ça à Mathias, pendant qu'on tirait des câbles. Ça l'a soufflé, et pas qu'un peu.
- Ton premier mec c'était ton prof ?
- J'étais un gamin sorti de ma cambrousse, tu parles... Il en fallait peu pour m'impressionner. Et ce type avait vraiment la classe. J'en étais raide dingue.
- Ouais, mais paye ton détournement de mineur...
J'ai souri amèrement.
- C'est aussi ce que l'administration et mes parents ont pensé mais comme j'étais pas d'accord pour qu'on me traite en victime, on nous a débarqué tous les deux. Il a quitté l'éducation nationale et j'ai changé de voie.
- Il fait quoi maintenant ?
- Il vit à Limoges. Il bosse comme agent immobilier.
- Tu l'as pas revu depuis ?
- Disons que c'est un plan cul très occasionnel mais il est en couple donc faut rester discret. Il m'appelle de temps en temps quand il veut mais j'ai pas le droit de lui téléphoner, à cause de son mec.
Mathias m'a regardé avec des yeux exorbités.
- T'as pas l'impression de te faire utiliser ?
- Et toi ? j'ai rétorqué.
Il m'a regardé avec pitié puis il m'a serré dans ses bras et j'ai chialé parce que j'ai tellement attendu cette tendresse de la part de l'autre sans jamais rien obtenir et la vie n'en finit pas de me balancer son ironie en pleine gueule. On s'est retrouvé sur le lit de Paul et Hélène sans oser faire grand chose comme elle était dans la pièce en dessous.
C'est comme un résumé de notre relation. L'intention est là mais quelque chose d'inamovible s'est mis en travers du chemin. On butera dessus et ça n'ira pas plus loin.
Ce que j'aime pas dans Noël c'est que c'est une période si dure pour les gens seuls, et c'est pas justifié, parce que quand on voit les gens se rassembler et reprendre leur petites guéguerres ça fait pas envie du tout. Je suis passé voir mes parents en sortant du boulot avec des cadeaux pour tout le monde, même mon frère, il ne m'a pas cherché de poux dans la tête mais je suis parti assez vite quand même. Tout ça n'était qu'un mauvais moment à passer, pas que je ne les aime pas mais je ne me sens plus à ma place avec eux. Mathias m'a promis une vraie soirée de nouvel an, et là encore je reste méfiant. Mais j'ai dû accepter puisque Lukas et Roxane m'ont laissé en plan pour aller chez des potes gothiques de Roxane, chez qui je ne suis pas le bienvenu. Cette façon de me mettre de côté sent le reproche à peine déguisé.
Quand il a débarqué, j'ai ri, j'étais bien obligé.
- C'est quoi ce costard ?
- Te moque pas. J'ai de la thune, j'ai pas besoin de rester pouilleux comme toi. Tiens, mets mon manteau quelque part où tes chats ne se coucheront pas dessus.
Son look lui monte à la tête, il me donne des ordres.
- Les gants en cuir, rien que ça.
Il les quitte, les agite d'un air menaçant, et pendant une seconde j'ai peur qu'il me baffe avec, parce que même pour rigoler ça pourrait faire mal. Mais il se contente de les poser par dessus le manteau, et il m'attrape le menton pour m'embrasser en profitant du fait que j'ai les mains prises.
- Bon, maintenant on va s'occuper de toi.
Il me tends un sac de fringues et je regarde dedans.
- Tu te moques de moi ? Hors de question que me mette ça.
- Sérieux, Andy... J'ai bien peur qu'on entre pas dans la boîte sinon. J'ai des potes qui se font toujours refouler là-bas, y'a pas moyen si tu ramènes pas des filles. C'est naze mais c'est comme ça.
- C'est pas le problème. Je veux bien me saper en meuf, mais pas en pute ! C'est trop court, trop décolleté, trop voyant.
Mathias gratte son semblant de barbe, qui ne lui donne pas l'air plus viril mais plutôt l'air mal rasé.
- On fait quoi alors ? Faut absolument qu'on entre, j'ai une commande à livrer...
- Livre-la sur le parking au pire, mais je mets pas ça.
- Je veux faire la fête aussi !
- On ira ailleurs.
On se chamaille pendant un moment puis il me vient une idée de compromis.
- D'accord pour les fringues de meuf, mais je vais mettre autre chose.
L'armoire d'une des chambres est pleine d'affaires qui appartenaient à ma mère. Ma vraie mère.
Je n'ai jamais pu me résigner à les jeter. Quand j'étais môme je les sortais pour les renifler mais elles ne sentent plus que l'odeur de vieux placard, maintenant. Sauf une robe qui a été lavée récemment, parce que Lukas me l'a empruntée, pour un repas de famille où il fallait qu'il se déguise en fille.
Récemment veut quand même dire l'année passée, mais avec un peu de parfum, ça ira.
Je défroisse le tissu, enfile la robe.
- C'est sobre, commente Mathias.
- C'est le but. Une petite robe noire, c'est ça que les filles portent au nouvel an. Pas de paillettes, pas de fanfreluches, ni de décolleté au ras du nombril.
- Je connais des tas de filles qui portent des décolletés plongeants.
- Des filles avec des seins, j'imagine. Si je dois m'en fabriquer des faux, il vaut mieux que ça ne déborde pas trop, sinon ce fera pas naturel.
Il a l'air sceptique. Agacé par ses commentaires, je lui demande d'aller prendre l'air, le temps que je me prépare.
Une heure plus tard, j'ai exhumé des bas, des chaussures à talon, un manteau, du maquillage qui sent un peu le rance, et combiné l'ensemble. Par chance je suis plutôt mince, et les filles adeptes du fitness sont de plus en plus nombreuses. Je me demande quand même ce que Lukas dirait s'il me voyait. Je me rappelle qu'il m'avait parlé des différences d'implantation capillaire entre homme et femme, je donne un coup de rasoir sur mes pattes et je me coiffe différemment.
Quand Mathias revient, je suis fin prêt. Il a l'air impressionné, me fait lever et tourner sur moi-même.
- Pas mal du tout, j'aurais pas cru. T'avais raison, c'est très crédible comme ça. Les petits seins ça va bien avec les épaules carrées.
- Parfait. C'est parti. On prend ta caisse, je peux pas conduire avec des talons.
- T'as déjà essayé ?
- Ta gueule.
Pendant que la ventilation s'acharne sur la buée du pare-brise, il me montre la commande qu'il doit livrer. On cale les coeurs dans mon sac à main. Il ouvre ensuite un sachet en papier.
- C'est un essai que j'ai fait.
- On dirait des pralinés que t'achètes en supermarché...
- C'est ce que c'est, mais je les ai garnis à la seringue avec de la pâte verte. C'est pour changer le look, les gens aiment bien les nouveautés.
Je soupire, considérablement blasé de porter sa came sur moi.
- T'inquiète, les coeurs, on les donnera dès qu'on trouvera notre gars, puis les pralinés, je les distribuerai à des potes. On aura rien sur nous en ressortant.
- Ni rien dans nous, c'est clair ? J'ai pas envie de lancer ma culotte sur le DJ.
Mathias se marre comme une baleine.
Arrivé à la route goudronnée, il s'arrête et serre le frein à main.
- Bouge pas, je veux faire un truc.
Il descend, et je me tortille sur mon siège pour essayer de voir ce qu'il fabrique. Il a ouvert le coffre et en sort un objet particulièrement encombrant, le pose sur le bord de la route et revient dans la voiture.
- C'est quoi ?
- Une blague. Tes voisins vont à une soirée, ils le verront en rentrant.
- C'est ce que je pense ?
Il a l'air tellement heureux que je ne lui dis pas que j'avais promis à Paul de ne plus déconner avec Tête-de-cochon. L'écrivain va m'en vouloir à mort.
Les boîtes de nuit, c'est tellement pas mon truc...
Une fois allégé du paquet de coeurs que Mathias devait livrer, je me suis trouvé un peu plus tranquille, mais je ne peux pas dire que je me sente à l'aise non plus. Si je me base sur le nombre de mains aux fesses que je me suis pris depuis qu'on est entré, mon déguisement est très réussi. C'est franchement insupportable. Mathias ne se rend compte de rien, ou alors il s'en fiche, il fanfaronne auprès de tous les gens qu'il connaît et qu'il croit pouvoir considérer comme des potes alors qu'il est juste leur dealer. Ils s'agglutinent autour de lui, la langue pendante, dans l'espoir qu'il leur lâche un truc bon à manger, et je me sens carrément délaissé. Je bois un peu trop. Le client de Mathias a réservé une table et commandé des bouteilles. Un type assis à côté de moi remplit mon verre régulièrement et essaye de faire la conversation mais je n'entends rien avec le bruit.
Au bout d'un moment Mathias remarque ma morosité et m'entraîne dans les toilettes. Il me pousse dans une cabine et j'entends un gros rire gras quand il ferme la porte. Je dois être franchement pénétré de mon rôle parce que j'ai honte, d'un coup.
- Qu'est-ce que tu me fais ? dit-il d'un ton agacé.
- Je veux rentrer...
- Ça commence à peine ! Allez, arrête de faire la gueule. Prends en un, ça te détendra.
Il sort un de ses pralinés de mon propre sac et je secoue la tête. J'ai pas envie d'être défoncé au milieu de tous ces inconnus.
- Je ne te laisserai pas gâcher ma soirée, Andy...
Mathias a l'air vraiment en colère, maintenant. Il m'attrape par le menton avec rudesse et m'enfonce le chocolat dans la bouche d'autorité. Je le croque et l'avale à contre-coeur.
- Putain, tu t'es même pas lavé les mains... dis-je entre mes dents. Les poignées de porte de chiotte ça doit avoir des hépatites, au moins.
Il ne dit rien, il essaye de capter mon regard mais je me détourne résolument. Il me prend par le bras et me ramène à la table, avec des attitudes de macho qui me donnent envie de lui défoncer l'entrejambe à coups de talons. Je retrouve ma place sur la banquette rouge et le type qui remue inlassablement des lèvres, et Mathias disparaît à nouveau dans la foule.
Chapitre 18 - Mathias by litsiu
Parmi la foule des visages inconnus ou familiers, il y en avait un qui sortait du lot, et Mathias se serait bien passé de le voir. Lors de leur précédente rencontre, l'affaire s'était fort mal terminée, et il s'était retrouvé chez Andy, plutôt qu'aux urgences, mais cela uniquement parce qu'il avait eu de la chance, une constitution robuste, et la force de se déplacer par ses propres moyens malgré une bonne raclée. Le type se trouvait seul cette fois, mais cela ne voulait pas dire que sa bande ne traînait pas quelque part dans le coin.
Mathias ressentait le même écoeurement que s'il avait trouvé un ver dans une part de gâteau délicieuse, après en avoir mangé un bon morceau. On ne pouvait que se demander si on n'avait pas avalé d'autres trucs répugnants sans s'en rendre compte et s'il ne valait pas mieux arrêter les frais. Quant à savoir si le type l'avait vu, il ne subsistait aucun doute. L'autre le fixa droit dans les yeux avec insistance, avant de passer son pouce sur sa gorge dans un geste sans équivoque.
Il était temps d'évacuer les lieux.
Mathias était déçu de devoir quitter la soirée sans avoir encore distribué un seul de ses rochers en chocolat, mais quand il trouva Andy assis sur les genoux d'un type, sa langue dans sa bouche, il changea d'avis. Il faudrait sans doute revoir le dosage à la baisse avant de les diffuser. Que le blond se mette à frétiller comme une anguille sur les genoux du premier venu n'était pas seulement vexant. Si le type n'avait pas encore remarqué que ce qu'il tenait dans ses bras n'était pas une fille, ça n'allait pas tarder. Les robes moulantes font mauvais ménage avec les érections.
- Pardon, mais c'est à moi, ça, gueula Mathias à l'oreille du type.
Il se demanda s'il avait réussi à couvrir la musique, mais l'autre releva un visage barbouillé d'écarlate.
- Ah, désolé... Mais t'es pas gay, toi ?
Mathias grimaça un sourire, se nota de rappeler à Andy que les vraies filles enlèvent leur rouge à lèvre avant de rouler des pelles, et releva le blond tant bien que mal. L'autre remarqua enfin ce qui clochait avec Andy, sembla hésiter sur la conduite à tenir, et finalement prit le parti d'en rire. Il fallut quelques minutes pour stabiliser le blond en station debout et lui faire comprendre que non, ce n'était pas un autre jeu à caractère sexuel. Mathias, de plus en plus empêtré dans une affection inédite, jura avec véhémence, mais il n'entendit même pas ses propres mots.
C'était quand même du vice de trouver Andy dans le bon état au mauvais moment.
Il fendit la foule, tenant fermement le bras du blond pour éviter qu'il coule au fond de la marée humaine. Avec des requins dedans.
De quoi devenir claustrophobe.
Il déboucha enfin dans l'air frais du hall d'entrée. Il fit une pause avant de pousser la porte. Personne ne semblait l'attendre à la sortie. Une file de gens essayaient encore d'entrer, mais le vigile ne faisait plus passer qu'au compte-goutte.
Il inspira profondément, et s'engagea sur le parking.
Andy tomba deux fois avant d'arriver à la voiture. Mathias le prit par la taille après la seconde chute, et ils crapahutèrent sur le parking. Il déverrouilla la portière passager, puis tenta de faire enfiler son manteau à Andy.
- J'en veux pas, j'ai chaud.
Mathias insista, batailla avec la coordination hasardeuse du blond, parvint à l'habiller, l'assit sur le siège et attacha sa ceinture. Il contourna la voiture au pas de course et au moment où il allait ouvrir sa portière, un truc dur s'enfonça dans son dos.
- Tu pars déjà ? Quel dommage, moi qui voulait avoir une conversation avec toi.
Mathias se figea. Quelle poisse.
- Allez, ouvre lentement la portière et installe toi, je passe à l'arrière. Pas de conneries, hein ? Je voudrais pas faire de trou dans un si joli costard.
Le type se cala au milieu de la banquette, un coude sur chaque dossier, exhibant le flingue qu'il avait dans la main droite. Il avait des répliques et une attitude de gangster de cinéma, mais le flingue ressemblait à un vrai flingue. Mathias se demanda s'il pourrait lui prendre l'arme des mains, mais le type paraissait sur ses gardes. Il se tourna vers Andy. Le blond, affalé contre la portière et agité de soubresauts, semblait à des années lumières de remarquer ce qui se passait à côté de lui.
- Elle est bourrée, ta copine ?
- Pas que...
- Je vois. Bon. T'as encore ramené ton cul là où fallait pas, on t'avait pourtant prévenu la dernière fois.
Mathias songea que le type était seul et plus léger que lui et ne se retenait de se pisser dessus que parce qu'il était armé. Avec un peu de diplomatie, il pouvait s'en sortir sans y laisser de plumes ou d'os.
- Je savais pas que cette boîte était dans votre secteur, dit-il calmement. Je suis juste là pour passer une bonne soirée.
- Tu partais précipitamment, quand même.
- T'as vu son état ? Pas envie qu'il se fasse violer.
- Il ?
Mathias se serait donné des baffes. Quel délire d'agressivité pouvait déclencher cette révélation ? Le type se pencha, tira sur la capuche d'Andy, le dévisagea un moment.
- Mais je le connais ! On était au collège ensemble. Ça m'étonne même pas de lui. Hé, Andy, tu me remets ? Benjamin...
Les yeux d'Andy ne fixaient pas. Benjamin lui colla quelques tapes sur la joue, puis ramena la capuche d'Andy sur sa tête en riant.
- Complètement parti. Bon, tant pis. Dis-moi, d'où tu le connais, toi ?
- On s'est rencontré à Rozeille par hasard.
Mathias se demanda si rester évasif mènerait quelque part, puisque ce type connaissait Andy personnellement. Mais ce que Benjamin avait à en dire souffla tout autre considération de son esprit.
- D'accord, je comprends mieux d'où tu tiens ta recette magique. Allez, démarre. Vaut mieux se casser de là avant que les autres rappliquent pour te botter le cul. On va parler business.
Mathias démarra, essuya la buée sur le pare-brise et la sueur sur son front, et sortit lentement du parking.
- On va où ?
- Peu importe. On va ramener Andy chez lui, tiens. Il vit seul dans un coin paumé, je crois ? Ce sera parfait.
Partagé entre inquiétude et soulagement, et douloureusement conscient de l'arme qui se baladait à cinquante centimètres de sa tête, Mathias s'engagea sur la route qui menait à Déjà-Vu. En roulant lentement pour gagner du temps, dans l'espoir qu'une idée géniale lui viendrait pour se tirer de ce mauvais pas.
- Qu'est-ce qui te fait dire que c'est la recette d'Andy ?
- C'est le petit-fils de la sorcière ! T'en as jamais entendu parler ? D'où tu sors ? Tout le monde sait ça, dans le coin.
Tout s'éclairait. Le succès de Mathias faisait des envieux, et la bande qui l'avait dégagé de son territoire la première fois convoitait désormais la clé de son succès. Ce type l'avait identifiée au premier regard. Emmener Andy en boîte était une erreur monumentale. Pouvait-il encore rattraper le coup ? Benjamin cognait avant de discuter quand il était avec sa bande, mais tout seul, son cerveau se remettait à fonctionner. Il restait une chance de trouver un arrangement. Mais Andy lui en voudrait d'avouer si facilement sa part de responsabilité et il serait dommage de perdre l'exclusivité sur la pâte verte.
- Sorcière ou pas, Andy n'a rien à voir avec ça, tenta Mathias sans conviction.
- En troisième il a amené un space cake à une boom. J'ai vu des iguanes noirs et jaunes pendant deux jours.
- Ouais, bon, OK... Andy a tout à voir avec ça.
S'il était impossible de laisser Andy en dehors de cette histoire, il ne restait plus qu'à négocier. Il fallait protéger le blond, pour commencer.
- Je connais pas sa recette. Il est le seul à savoir. Donc arrête d'agiter ton flingue près de sa tête, tu veux ? Un accident est vite arrivé.
- T'inquiète pas, y'a le cran. Tu connais pas sa recette ? Pourquoi ?
- Il veut pas la donner.
- Ça m'étonne pas. Mais s'il est d'accord pour te fournir, c'est pas grave.
- Justement... on était en train d'en discuter, mais...
Benjamin se pencha en avant, avec l'expression d'un gosse qui va déballer un cadeau de Noël.
- Cette petite pute se fait prier ? Je vais le soigner. Il va tout nous dire, je te le garantis...
- Tu veux lui faire quoi ? Tu vas pas le torturer quand même !
- T'es dingue ! Je suis pas un monstre ! Je vais juste le ligoter à poil sur une chaise et lui foutre la pression...
- C'est un peu de la torture, quand même.
- C'est de la torture psychologique si tu veux pinailler, dit l'autre avec décontraction. Mais je vais pas lui casser les doigts. Enfin, j'ai jamais eu besoin d'en arriver là.
- C'est très rassurant, fit Mathias entre ses dents.
Benjamin se recula et se tut pendant un long moment, et Mathias se concentra sur la route, l'esprit encombré par tout sauf ce qui pouvait l'aider. Le trajet semblait terriblement plus court que d'habitude. Il fallait réfléchir vite, à présent, parce qu'une fois passé le virage il entrerait dans la dernière ligne droite qui montait jusqu'à au hameau, et que faire une fois sur place ? Il ne pouvait pas laisser Benjamin malmener Andy, quand même... Profiter du moment où il serait occupé pour rameuter de l'aide ? Qui pouvait-il appeler ? Pas la police évidemment. Lukas ? Est-ce qu'il ferait le poids face à un type armé, même avec ses techniques de combat ? Et s'il essayait de sauver Andy lui-même ? En agissant au bon moment il pouvait tout avoir, la recette de la pâte verte et le costume du héros. Andy l'aimerait forcément après ça...
Le blond s'agita et marmonna quelque chose.
- Qui c'est qu'il traite de tête de cochon ? fit Benjamin avec irritation.
Il se sentait visé, mais Mathias s'inquiéta.
Parce que si Andy commençait à voir la créature à tête de sanglier qui hantait ses cauchemars, il devait halluciner correctement, ce qui signifiait que le chocolat était mal dosé, et mal dosé à quel point, là était la question.
Puis il la vit.
Ce n'était pas un tas de bestioles empaillées sanglées à un caddie de supermarché, cette fois.
La Tête de cochon vint à lui sous la forme d'une créature monstrueuse, dévalant la pente à leur rencontre, gueule ouverte, queues de renards volant au vent, et il la vit braquer son regard furieux sur lui pendant une longue seconde, quand elle entra dans la lueur des phares de la voiture.
Il eut juste le temps d'anticiper l'impact. Et par réflexe, donna un grand coup de volant à droite.
Mathias mit un long moment à reprendre ses esprits. La verticalité semblait problématique. Puis il réalisa que la voiture était couchée sur le côté. Suspendu à sa ceinture de sécurité et empêtré dans l'airbag, il eut quelques difficultés à trouver une position stable. Il regarda autour de lui. Les phares fonctionnaient encore, ils éclairaient une clôture de barbelés dans laquelle pendait un corps suivant un angle peu naturel. Mathias ne voyait pas son visage mais il portait un pantalon donc il s'agissait forcément de Benjamin. Quant à Andy, il ne l'entendait pas remuer et ne distinguait qu'une silhouette sombre sur le siège passager.
Mathias batailla avec la portière, parvint à la déverrouiller mais pas à l'ouvrir, elle était trop lourde dans cette position. A moins de prendre un meilleur appui, mais il ne voulait pas marcher sur Andy qui se trouvait en dessous. Sa manoeuvre eut au moins le mérite de ramener un peu de lumière dans l'habitacle. Mathias regarda ce qui se trouvait à ses pieds avec appréhension.
Andy était suspendu à sa ceinture, sa tête reposait sur la vitre brisée en étoile, la capuche du manteau toujours rabattue jusqu'aux yeux, et Mathias ne pouvait voir s'il était conscient ou pas. Il ne voyait pas de sang. Il se tortilla pour atteindre le blond, repoussa la capuche. Andy, les yeux fermés et la bouche entrouverte, ne se réveilla pas, même quand Mathias appela son nom et le secoua, avant de se rappeler qu'il risquait d'aggraver de potentielles blessures. Mais il était vivant, son souffle formait des petits nuages de buée dans l'air glacé.
Mathias ne voyait pas d'inconvénient à le laisser dans la voiture, il y serait certainement plus au chaud que dehors. Et de toute façon il ne voyait pas comment l'en sortir. Ses membres lui paraissaient mous comme du saindoux, il n'était pas sûr de pouvoir s'extirper de là lui-même.
Il tenta encore de soulever la portière, abandonna quand il remarqua que le pare-brise manquait, et rampa hors de l'habitacle. Il s'approcha du corps suspendu aux barbelés.
Benjamin avait les yeux ouverts mais vides. Le flingue avait disparu, et Mathias le chercha dans l'herbe pendant plusieurs minutes, le temps d'assimiler et de se mettre à paniquer. Quand il reconnecta ses neurones, la voiture se trouvait plusieurs centaines de mètres derrière lui.
Il se rappela qu'il devait appeler les secours.
Puis raccrocha au bout de deux sonneries.
Les chocolats était toujours dans le sac d'Andy, avant toute chose il fallait les récupérer avant que les pompiers ou les flics ne tombent dessus.
Il retourna en courant à la voiture et rampa à nouveau à travers le pare-brise. Le blond devait rêver, ses paupières s'agitaient. Il n'avait pas l'air de souffrir.
Mathias prit le sac et s'en alla à travers champs. Il voulut rappeler les pompiers, mais une voiture s'arrêtait déjà. Deux hommes et une fille en descendirent, sortirent téléphone, triangle et gilets. Ils semblaient compétents. Mathias rangea son téléphone et resta près de la lisière de la forêt pour s'assurer que les choses se passeraient bien pour Andy. Il regarda sa voiture accidentée prendre feu et les deux types en sortir le blond in extremis, lui volant son occasion de jouer les héros. Il resterait l'abruti qui avait abandonné son amoureux blessé sans même penser à l'éventualité d'un incendie. S'il y avait une possibilité même infime pour qu'Andy passe l'éponge sur le chocolat surdosé fourré de force dans sa bouche, espérer qu'il pardonne une telle lâcheté revenait vraiment à croire au Père Noël.
Les pompiers arrivèrent, chargèrent Andy sur une civière, et la pâleur de son visage était si choquante à cette distance... Quand les flics débarquèrent, Mathias préféra s'en aller. Il traîna sa misère à travers les bois jusqu'à tomber sur une route.
Au petit jour et malgré l'état de sa tenue, il parvint à se faire prendre en stop. C'était un petit vieux assez dégueulasse, Mathias devait largement entrer dans ses critères. Deux chiens de chasse se trouvaient à l'arrière de la camionnette, en compagnie d'un sanglier mort.
- Salut, Tête de Cochon, murmura Mathias. Nargue-moi encore.
Chapitre 19 - Andy by litsiu
Depuis mon retour de l'hôpital, une foule de gens sont venus me rendre visite. Les deux gars qui m'ont sortis de la voiture, que j'ai remerciés en chialant, j'ai complètement craqué, c'était embarrassant... L'un des gars s'est même blessé en me sauvant, son bras est couvert de points de sutures. Ca explique tout le sang que j'avais sur moi. Les voisins sont venus aussi. Simon passe régulièrement sous des prétextes divers, mais ne mentionne jamais l'accident et quand d'autres en parlent, il fixe le plafond, complètement en panne. Mes collègues m'ont amené plein de sucreries, prélevées sur leurs cadeaux de Noël sans doute. C'est un défilé incessant. Tous compatissants, tous prêts à aider, et tous plus curieux les uns que les autres. Roxane et Lukas sont venus, bien sûr - Lukas est resté dormir à la maison la première nuit comme il fallait que quelqu'un veille sur moi, et ensuite... il est resté aussi.
Ces situations extrêmes ont le don de libérer la parole des gens. Tout se précipite avec la discussion que j'ai avec ma belle-mère, le premier soir. Je lui demande un peu d'aide pour me passer de la pommade à l'arnica, bien qu'il serait peut-être plus simple d'en verser un seau sur une bâche et de me rouler dedans.
- Oh, boy... soupire-t-elle quand elle voit mes ecchymoses.
- Désolé.
- Tu n'as pas à t'excuser. Avec ton père on voyait que tu n'allais pas bien et rien n'a été fait. Il faut que ça change. Parle nous. Parle moi.
Avec son petit accent anglais qui rend ce ton de supplique irrésistible.
Puisqu'elle m'y autorise, je balance sur mon mal-être, sur ce job qui m'épuise moralement même si ce n'est que la partie émergée de l'iceberg. Je ne peux pas parler du reste. Elle m'écoute jusqu'à la fin, ce qui est déjà admirable, puis elle sourit avec son air de marraine la bonne fée qui a déjà une solution toute prête pour moi.
- Tu sais que ton frère a besoin de ton aide, n'est-ce pas ?
- Je ne crois pas qu'il me l'a demandée.
Le bref soulagement que j'ai ressenti en vidant mon sac est immédiatement balayé.
Nous avons déjà eu cette discussion un million de fois.
- Et si je te la demande ?
Surpris, je me tourne vers la porte de ma chambre. Eliott est là, les bras croisés, un air renfrogné sur le visage, mais il y a quelque chose d'inédit dans son attitude. Il ne me regarde pas dans les yeux mais un peu plus bas et je suppose que ce sont mes bleus qui retiennent son attention. Pour m'en avoir souvent infligé, il doit savoir quelle violence il faut pour en faire d'aussi impressionnants.
- J'ai besoin de quelqu'un pour les animaux parce que je m'en sors pas, ça me prend trop de temps. Alors que toi, les vaches, tu les siffles et elles font des numéros de cirque.
- C'est une vaste exagération.
Il hausse les épaules et ma belle-mère sourit.
- Non, il a raison, tu as un feeling avec les animaux.
- Mais pas avec les gens, ajoute mon frère.
Je me disais bien que ça lui arrachait la gueule de me faire un compliment. Eliott s'avance et après une hésitation pose sa main calleuse sur mon épaule.
- Écoute, je suis content que tu t'en sois sorti sans trop de dommages. Et c'est sérieux, si tu en as marre de ton job, tu as ta place à la ferme. Tu l'as toujours eue.
- Merci, dis-je. Je vais y réfléchir.
J'ai la gorge un peu serrée parce que les démonstrations d'affection ne sont pas tellement du registre d’Eliott habituellement. L'idée de travailler en famille ne m'enchante pas spécialement, mais un peu de changement serait peut-être salutaire. On change de sujet, jusqu'à ce que mes parents repartent. Je sens qu'ils resteraient bien encore un peu mais des montagnes de travail les attendent, alors je les rassure comme je peux. Lukas saura très bien s'occuper de moi.
On réchauffe le boeuf en sauce que ma belle-mère a amené et on regarde un film. Après, je n'ai pas envie d'aller me coucher, même si je dors debout. Lukas me pousse gentiment mais fermement jusqu'à mon lit. Pour gagner du temps, je lui parle de la proposition d’Eliott.
- Ce qui me gêne c'est que je dois presque crever pour qu'il se rappelle que dans le fond, malgré tout, il m'aime bien, alors je sais pas ce que ça va donner une fois que tout ça se calmera...
- Et lui, il doit faire quoi pour que tu te rappelles que tu l'aimes bien ? Dans le fond et malgré tout ?
Je ne sais pas quoi répondre. Lukas borde ma couverture comme si j'étais un gosse et je me retiens de le traiter de mère poule.
- Je pense juste que c'est le choc, et qu'une fois l'accident oublié, le naturel reviendra au galop. Je suis pas sûr qu'il me donne vraiment une seconde chance. Et moi... je voulais plus rien avoir à faire avec la ferme à cause de nos engueulades mais j'aimais bien m'occuper des animaux... Je sais pas quoi faire.
- Tu te prends trop la tête. Personne ne te demande de décider dans la minute. Vous devriez en parler à tête reposée.
Lukas baille. Il a l'air un peu fatigué, et surtout il a l'air plus vieux. On s'est très peu vus ces dernières semaines, finalement. Toujours en stress, toujours en coup de vent. Mais le changement me saute aux yeux.
- C'est quoi, ces poils sur ton menton ?
Il sourit, l'air vaguement agacé, et chasse ma main quand j'essaye d'y toucher. Il ne dit rien, il sait très bien que j'ai compris. Il a décidé d'entamer sa transition, et il ne m'en a même pas parlé, ce fumier. Et il sait très bien de quoi je parle quand je lui pose une autre question.
- Est-ce que j'aurai droit à une seconde chance ?
- C'est sérieux ou tu vas fuir à nouveau quand le choc de l'accident sera passé ?
- A ta place je profiterais de mes dispositions d'esprit actuelles qui ne t'engagent à rien. Tu pourras même te faire le plaisir de me larguer comme une merde si je redeviens con.
- Je ne suis pas convaincu, désolé.
J'aurais dû prévoir qu'aborder la chose avec ironie ne fonctionnerait pas... Il se détourne, avec l'expression du gars à qui on refait une vieille blague dont il s'est fortement lassé, mais je n'ai pas l'intention de lâcher l'affaire. Ça fait des semaines que je retourne dans ma tête ce que je veux lui dire. Si je n'étais pas passé si près de la mort, j'aurais peut-être continué à y penser sans le faire, mais maintenant je sais que je n'ai rien à perdre. Je peux même être sincère. En tout cas je crois que je le suis. Ou je vais l'être. Vraiment.
- Non, c'est moi qui suis désolé. On était ensemble pour de mauvaises raisons et quand je t'ai lâché, c'était encore pour de mauvaises raisons, mais ça restait quand même une bonne décision. On devait tous les deux grandir, rencontrer d'autres gens, à commencer par nous mêmes. Je regrette pas. Mais j'aimerais vraiment que tu me redonnes ma chance, maintenant qu'on sait un peu plus ce qu'on veut. Moi je veux un mec capable de voir clair à travers mes mensonges, et de quand même croire en moi. Et toi, tu veux quoi ?
Il me regarde avec surprise. Je le vois ravaler plein d'émotions et forcer un sourire moqueur à la place.
- Un beau blond un peu pervers sur les bords, j'imagine que c'est ce que tu veux entendre ?
- Tu veux que je me sape en fille, c'est ça ? Je ferai tout ce que tu voudras. J'arrêterai la défonce et j'irai traire les vaches. Je te ferai une salle de bain rien que pour toi. Hélène me fera des plans, elle a plein d'idées pour reconceptualiser ma baraque, comme elle dit. Ah oui, et un dressing aussi.
Lukas rit franchement, cette fois.
- Bien, c'est d'accord. Un dressing, ça ne se refuse pas. A peine frustrant cela dit, vu que ton état ne présage pas une grande performance.
- Personne n'a dit que j'allais être dessus.
- Parfait... Mais j'attendrai que tu sois moins bleu. Je kiffe pas spécialement les schtroumpfs.
Il hésite, puis m'embrasse, tout en retenue, comme s'il avait peur de me faire mal ou de se faire mal, si j'en venais à le rembarrer malgré tout ce que je viens de lui dire.
- Je suis vraiment sérieux, mec, dis-je à voix basse contre ses lèvres. Je vais m'accrocher à toi comme une moule à un rocher. Tu as toujours été mon point d'ancrage d'une façon ou d'une autre.
- Tu as peur.
- On est deux, alors.
- J'ai failli te perdre, idiot, comment tu crois que je me sens ?
Je le serre contre moi, j'en ai les larmes aux yeux tellement c'est douloureux, mais je ne le lâche pas.
M'en suis-je sorti sans trop de dommages, comme Eliott l'a dit ? Je ne sais pas. Il est difficile d'évaluer quelle va être l'étendue des dégâts, étant donné le trou dans ma mémoire. Je ne m'inquiète pas tellement pour ma santé, même si je peine encore à marcher.
Plutôt pour mon casier judiciaire.
Les flics sont passés le lendemain de ma sortie de l'hôpital, et m'ont demandé de les accompagner au poste pour faire une déposition, mais ils ne m'ont pas passé les menottes, c'est plutôt bon signe, je suppose. Dans l'ensemble ils sont très aimables, l'officier chargé de m'interroger me fait asseoir, me propose un bonbon au citron comme si j'étais un gosse, mais je refuse. Je me méfie un peu.
Je n'ai rien à gagner à faire le caïd alors je réponds aux questions avec autant de sincérité que je peux me le permettre. Je dois reconnaître que le flic joue assez franc-jeu avec moi. Quand on aborde la question de l'état dans lequel je me trouvais, et que j'hésite sur la conduite à tenir, il me fait savoir que quelqu'un a vu Mathias me faire avaler un truc de force. Je bénis le gros porc qui a regardé par dessus la cloison des toilettes à ce moment là, dans l'espoir de nous voir faire des cochonneries. Même si ça me dépasse un peu qu'il soit allé voir les flics pour leur raconter ça.
Le flic, un peu embarrassé, a même la gentillesse d'éclaircir ce point de détail.
- Je ne devrais pas te le dire, mais on a arrêté ce type avec de la défonce sur lui. Ces petits coeurs qui sont à la mode en ce moment, tu en as peut-être déjà vu. Bref, il est passé par ce bureau et nous a raconté plein de choses.
Il doit avoir raconté sa vie, effectivement. La scopolamine est réputée pour délier la langue. Mais je ne dis rien, inutile de se faire remarquer avec des connaissances un peu trop pointues sur le sujet. La chose à retenir, c'est qu'ils ne savent pas encore que Mathias est le gars qui vendait les petits coeurs, ou alors ils le savent et ils essayent de me piéger. Autant leur faire croire que je n'ai aucune idée de quoi on parle. Je lui signale que je n'ai pas pris d'ecstasy, mais un chocolat. A sa demande, je lui décris précisément l'aspect des chocolats, l'emballage, et le sac.
- Tu avais ce sac quand tu es monté dans la voiture ?
- Je me souviens pas.
Bizarre qu'il me pose cette question. Est-ce que ça signifie qu'ils ne l'ont pas retrouvé ? Un seul de ces chocolats m'a envoyé au tapis, deux m'auraient tué à coup sûr, alors je ne suis pas du tout à l'aise à l'idée qu'ils se promènent dans la nature, et visiblement, le flic non plus.
- D'après l'hôpital, tu aurais pu y rester. Tu ne sais vraiment pas ce que c'était ?
- Non, je sais pas. Mathias me l'a peut-être dit, mais je me souviens de rien, après le moment où il m'a coincé dans les chiottes.
- Coincé dans les chiottes ? Tu peux préciser de quelle façon ?
Devant mon silence, le flic prend un air très concerné, puis me demande si Mathias avait l'habitude d'être violent avec moi, et je n'aime pas la façon dont on dérive du sujet. On dirait que quelqu'un leur en a raconté des vertes et des pas mûres. Je parie que c'est Roxane. Cette peste s'est bien abstenue de m'en parler.
Humiliant mais fort pratique. Je passe carrément pour la victime. Moins j'en raconte, plus j'ai l'air traumatisé.
- Tu veux porter plainte ?
J'hésite, puis je refuse. Je sens que c'est pas la peine d'en rajouter. Mathias est déjà dans la merde jusqu'au cou. Les flics vont bien finir par le ramasser et à ce moment là, j'espère qu'il me laissera en dehors de ça, mais j'en doute, parce qu'il m'a abandonné dans la voiture en flammes.
Ce qui me briserait le coeur, si je n'étais pas si occupé à flipper.
Il y a une partie complètement irrationnelle dans cette peur même si j'ai du mal à l'admettre. J'ai failli brûler vif à cinquante mètres à vol d'oiseau de l'endroit où ma grand-mère est morte et c'est la faute de Mathias. C'est peut-être juste un hasard mais cette coïncidence me donne envie d'aller me cacher sous une couverture anti-feu et de ne plus en sortir. Du moins jusqu'à ce que Mathias soit sous les verrous. Les vieux diraient que l'histoire s'est répétée, comme toujours à Déjà-Vu.
J'essaye de repousser ces craintes superstitieuses, parce qu'objectivement, j'ai de vraies raisons de m'en faire. Je ne sais toujours pas ce qui a causé l'accident et pourquoi Benjamin était là. J'ai pas vu ce type depuis des années. C'est absurde. Je dois absolument découvrir ce qui s'est produit. Je me souviens vaguement m'être retrouvé sur les genoux de quelqu'un, après avoir pris le chocolat, et on a flirté, je crois qu'il m'a embrassé, peut-être que c'est allé plus loin et que Mathias a fait une crise de jalousie, en tout cas j'ai dû dire ou faire quelque chose qui l'a énervé, et ça devait envoyer du lourd, pour qu'il m'en veuille au point de me laisser crever de cette façon horrible.
C'était forcément intentionnel. C'est inconcevable qu'il ait pu avoir la présence d'esprit de prendre le sac mais pas de me sortir de là.
Sans parler de toutes ces ecchymoses. Est-ce qu'elles sont uniquement dues à l'accident ? Plein de scénarios aussi scabreux les uns que les autres me viennent à l'esprit.
Les questions en disent aussi long que les réponses, et j'en pose sans doute trop, mais ça ne leur met pas la puce à l'oreille. Les flics n'ont rien à retenir contre moi pour le moment, et ils me laissent partir. On me recommande de faire attention, d'éviter de rester seul chez moi, et de téléphoner si Mathias essaye d'entrer en contact avec moi.
Une fois à la porte du commissariat, sur des genoux flageolants, j'essaye de me passer la conversation en revue pour voir si j'ai fait une erreur, tout en attendant que Lukas vienne me chercher.
J'ai l'impression d'entendre Tête de cochon qui murmure du poison dans mon oreille. Il me dit que je n'ai cherché à mettre le grappin sur Lukas que parce que je ne supporte pas d'être seul et que je veux quelqu'un pour me protéger, et que Lukas me protégera, oui, de moi-même, surtout. A moins que tout nous explose à la figure et dans quoi l'ai-je entraîné...
Lukas arrive en moto, silhouette androgyne en cuir et en jean, et je tique un peu en constatant que ce n'est pas sa bécane habituelle, mais une chose noire et effilée qui évoque nettement plus l'adrénaline que sa vieille trial.
- Sexy...
Au même moment, un type dans la rue siffle dans notre direction, ce qui me vaut de prendre le casque qui m'est destiné dans les côtes, et avec un peu plus de vigueur que nécessaire.
- La moto, je veux dire !
- Une bonne occase. Mon cadeau de Noël en retard, fait Lukas. Monte.
Son ton est autoritaire et une demi douzaine de répliques sarcastiques me passent par la tête comme un mécanisme d'auto défense bien rodé, mais je ne dis rien. Si j'ai l'air assez rétabli pour qu'il cesse de me materner, autant en profiter.
En lisant les journaux j'apprends que Benjamin n'était pas très net. J'ai fini par me rappeler qui il était, à savoir un camarade de classe au collège avec lequel je n'avais pas d'affinité particulière, mais pas d'animosité non plus. S'il trempait dans le trafic de drogue, le lien avec Mathias est vite fait, mais je voudrais comprendre où je me situe dans cette histoire. Reconstituer la soirée m'occupe pendant tout le temps de mon arrêt de travail.
Du moins, quand je n'ai personne sur le dos pour vérifier que je me repose comme je suis censé le faire.
Je suis allé voir les parents de Benjamin pour présenter mes condoléances. Ils étaient si heureux de me voir sur pieds, ça m'a fait mal au coeur. J'ai promis de venir à l'enterrement, et je me suis renseigné sur ses fréquentations. Ils m'ont appris que les flics ont déjà fouillé sa piaule et embarqué son ordinateur. Ça sent vraiment mauvais. Mais le bon côté de tout ça, c'est que les flics ont plein de pistes à dérouler, ça devrait les occuper. Peut-être même qu'ils vont m'oublier.
J'ai les noms de gens qui étaient au collège avec nous et qu'il voyait encore. J'en appelle quelques uns, sous prétexte de participer pour les fleurs. Il s'en trouve bien un pour m'insulter et me mettre sur le dos la responsabilité de l'accident, mais les autres restent corrects. Visiblement je suis grillé dans tout le département avec mon affaire de déguisement, aucun d'entre eux n'était avec lui dans la boîte le soir du nouvel an, mais ils ont tous entendu des ragots et ne se privent pas pour me les répéter. On me demande si j'ai vraiment sucé un type dans les toilettes, et je réponds par provocation : non, pas cette fois.
Du moins je l'espère. Il était grand temps que je me fasse dépister de toute façon.
J'examine les lieux de l'accident dans l'espoir de me rappeler les événements. On voit les traces de pneus sur la route, l'impact de la voiture en contre-bas, et le muret doublé d'une clôture de barbelés, contre lequel elle a finit sa course. La route forme une belle ligne droite en montée. Comment Mathias a-t-il pu se planter là ?
S'il était bourré et qu'il roulait trop vite, il serait plutôt sorti dans le virage juste avant... J'en déduis qu'il a voulu éviter quelque chose. Un animal, ou une autre voiture qui aurait pris la fuite. Perplexe, je marche le long de la route, dans un sens, puis dans l'autre, à la recherche d'autres traces de pneu.
La cervelle en ébullition parce qu'une partie très irrationnelle de moi tient à me faire savoir que l'endroit a une signification et que ce n'était pas un accident. Mais je refuse de l'écouter. Il y a forcément une explication.
En revenant à la voiture que j'ai laissée un peu plus bas, je remarque ce que personne d'autre n'a vu.
Quelque chose est sorti de la route dans l'autre sens, pour finir sa course profondément enfoncé dans un roncier, pas au niveau de l'accident mais plus loin, dans le virage.
C'est un caddie rempli de taxidermie.
Je suis allé chercher Paul. Je ne peux pas soulever ce truc tout seul dans l'état où je me trouve, et encore moins le sortir des broussailles, mais ce n'est que la seconde raison.
Ma cervelle n'est pas grillée au point d'oublier à quel endroit Mathias a laissé Tête de cochon le soir de l'accident. Juste en haut de la pente, pour faire une blague à Paul.
L'écrivain aura une raison de plus de bien fermer sa gueule. Cela dit je lui fais confiance sur le point de la discrétion. Mais s'il pouvait attendre un peu pour mourir d'un excédent de remords sur sa conscience, ça m'arrangerait.
Il hyperventile.
- Oh mon dieu. Oh mon dieu.
Comme un disque rayé.
- C'est le diable, pour les sorcières, je lui dis gentiment. Allez, me faites pas un infarctus, faut virer ce truc de là avant qu'on nous voie.
Je suis si content de comprendre l'origine de l'accident que je veux bien lui pardonner le fait qu'il l'a provoqué. On hisse Tête de cochon dans la camionnette que Mathias m'a prêtée et on le ramène au hameau. Personne n'est passé sur la route. Il ne reste plus qu'à faire disparaître cette horreur.
Le pauvre écrivain semble complètement essoré par l'effort. A moins que ce soit le stress. Pas facile d'apprendre qu'on a causé un accident mortel, même si ce n'était pas volontaire.
- Je suis tellement désolé, Andy. J'ai juste donné un coup de pied dedans, et il est parti le long de la route... Je n'ai pas pu le rattraper.
- C'est pas grave.
- Ce garçon qui est mort... à cause de moi... c'est horrible.
- Putain, c'est pas de votre faute ! Vous n'avez pas fait exprès de balancer Tête de cochon dans la pente, alors que nous, on a bien fait exprès de le laisser là en premier lieu. On est largement plus coupables que vous. Puis ce Benjamin c'était un foutu dealer, il vendait de la merde à des gamins, pensez à toutes les vies que vous avez sauvées, si ça se trouve.
Il semble hermétique aux arguments raisonnables. Je le laisse chialer. On dirait qu'il ne va jamais s'en remettre. Mais cette histoire va certainement beaucoup l'inspirer donc je m'en fais pas trop pour lui. Il est bien parti pour nous gagner un prix littéraire avec sa culpabilité.
Quand je me lasse, je le secoue un peu.
- Allez, reprenez-vous, le boulot n'est pas fini.
J'ai décidé de brûler Tête de cochon. Pas là où ma grand-mère est morte, ce serait de mauvais goût. Plutôt près de la rivière, dans un coin tranquille.
Je construis un bûcher au dessus du cours d'eau, en équilibre sur les rochers. Paul m'aide comme il peut. J'explique mon plan.
- C'est pour que les cendres tombent dans l'eau, et on aura qu'à tout balancer à la flotte, après. Comme ça personne ne verra que quelque chose a brûlé là.
Paul est impressionné par mon « génie criminel ». Je ne sais pas comment je dois le prendre.
- Hélène vous a vu faire ? Elle saura rester discrète ?
Paul me regarde d'un air inquiet comme si à présent j'allais suggérer de faire disparaître les témoins gênants.
- Je lui fais confiance, dit-il avec conviction.
Il ne me reste qu'à faire de même. De toute façon la cause de l'accident est tellement saugrenue que personne ne la croirait, et la preuve est en train de partir en fumée.
Les animaux brûlent vite, avec toute la paille dont ils sont farcis, mais l'odeur de poil brûlé est assez insupportable. Je reste quand même à côté jusqu'à la fin. D'une certaine façon, je brise la malédiction.
Pour ce qu'elle vaut.
Le quatre janvier, j'ai su, pour la garde à vue de Mathias.
C'est Roxane qui me l'annonce. Allongé sur mon canapé, et elle assise sur le fauteuil, j'ai un peu l'air d'un patient avec son psy.
- Il risque quoi ?
- Aucune idée, me dit-elle. L'important c'est que je n'ai plus besoin de me faire du souci pour toi.
La situation n'a pas l'air de la perturber outre mesure. Elle rayonne, et je ne suis pas stupide, je sais bien qu'elle est ravie que Mathias soit hors jeu. Elle vient s'asseoir sur le bord du canapé, les yeux brillants, me surplombe avec sa grosse meringue de tulle noir, on dirait une mariée en négatif, et elle m'embrasse sur les lèvres très chastement.
- Fais pas ça, dis-je sans conviction.
- Mon petit sorcier... dit-elle avec tendresse. Je suis au courant, Lukas m'a tout raconté. Je suis jalouse mais félicitations quand même.
- J'ai pas l'impression d'avoir réussi un truc brillant. C'est Lukas, le mec constant, pas moi.
- La patience de notre moine shaolin est légendaire. Mais toi, sale mioche, tu as réussi à toucher son coeur et c'est un exploit, parce que je te garantis qu'il avait réellement tiré un trait sur toi.
- J'ai tout foiré, à part ça.
- Tu n'as pas reçu ta lettre d'admission à Poudlard, c'est vrai. Mais pour le reste, tu t'es bien débrouillé.
Elle agite les doigts dans le vide, comme si elle tirait sur les fils d'une marionnette ou qu'elle lançait un sort, difficile à dire. Je penche plutôt pour la seconde option. Mon héritage familial l'a toujours fascinée. Ou plutôt l'idée qu'elle s'en fait. Plus je nie, plus elle se monte la tête. Elle aimerait tant être à ma place. Je la lui céderais volontiers si je pouvais.
Il n'y a rien de plus bouché que les gens qui veulent croire.
Moi je regarde les choses en face.
Mathias s'est retrouvé dans la merde au moment où j'ai commencé à m'y attacher, et le vrai criminel, à savoir son enflure de paternel, court toujours. Sur ses trois pattes, mais libre. Alors on ne peut pas dire que ma « magie » soit très efficace.
Chapitre 20 - Mathias by litsiu
Author's Notes:
Dernier chapitre !
1er janvier
Mathias atteignit son appartement vers midi. Il sortit de la voiture du vieux qui l'avait pris en stop avec une forte nausée, à cause de l'odeur de sanglier crevé, et peut-être que le choc de l'accident commençait à se faire sentir. La ville aussi semblait morte en ce premier janvier, d'autant plus que ce début d'année sentait la fin. La fin de son rêve d'argent facile, la fin de sa relation avec Andy.
Ou le début des emmerdements, selon le point de vue.
Impossible d'évaluer le temps que les flics mettraient à le retrouver, alors il prit juste le temps de se changer et de prendre son sac de sport. Cachette pourrie ou pas, au moins tout son argent et son matériel se trouvaient au même endroit. Il fut prêt à partir en moins de cinq minutes. Il sonna à la porte de Roxane. Il eut un mouvement de recul quand elle ouvrit. Elle se s'était pas démaquillée avant de se coucher, et ressemblait à un panda. En plus féroce.
- Qu'est-ce que tu veux ? grogna-t-elle. Tu peux pas attendre une heure décente pour souhaiter la bonne année ?
- Je peux te parler cinq minutes ? Faut que je te dise deux mots à propos d'Andy.
Elle le dévisagea avec méfiance, puis lui fit signe d'entrer. Elle ferma la porte et croisa les bras.
- Vas-y.
- Et bien... comment dire... Peut-être que les flics vont venir te poser des questions.
- Qu'est-ce que vous avez foutu ?
- Je. Qu'est-ce que j'ai foutu. Dis-leur qu'Andy n'a rien à voir avec mon business.
- Formulé comme ça il va finir en taule direct. Tu peux préciser, que je le fasse à ma manière ? Avec subtilité, je veux dire ?
Dépité, Mathias se força à se calmer. Il ne pouvait évidemment pas dire à Roxane qu'Andy se trouvait à l'hôpital, à l'heure qu'il était, du moins si le chocolat ne l'avait pas tué. Elle lui aurait arraché la tête. Et il l'aurait bien mérité.
- Alors dis leur, je sais pas, que je suis un sale type.
- Ce n'est pas le cas ?
- Mais non ! Je veux juste qu'ils pensent que quoi qu'Andy ait pu faire, je l'y ai obligé.
Roxane eut un rictus qu'il espérait ne plus jamais voir sur un visage de fille, ou alors seulement si c'était une hyène.
- Sans vouloir te faire de peine, là encore, est-ce que ce n'est pas le cas ?
Mathias ne sut pas quoi répondre. Il voulait protéger Andy, maladroitement peut-être, à retardement sans doute, mais poussé par un amour sincère, alors qu'est-ce que cette garce mal baisée ne comprenait pas là-dedans ?
- Bon, d'accord, je vais te charger, continua-t-elle, l'air de sucer un bonbon. Dire que t'es un mec violent et qu'Andy est fragile psychologiquement. Que tu l'as cogné, retourné comme une crêpe et...
- OK, c'est bon, ça ira. Super. Merci.
Mathias voulut lui donner une liasse de billets en guise de dédommagement, mais elle refusa.
- Il pue, ton fric. Et je veux pas autant de liquide chez moi, ça craint trop. Imagine qu'ils viennent fouiner ici aussi.
- Ah oui, t'as raison. Où est-ce que je pourrais cacher de la thune ? T'as pas une idée ?
- J'ai l'air d'une banque pour dealer ?
- S'il te plaît... Il faut que je me débarrasse de tout ça avant que les flics me tombent dessus...
Roxane réfléchit quelques instants.
- Si t'as rien contre le fait de profaner une tombe quand tout ceci sera réglé, j'ai une cachette en or massif pour ta thune. Enfin, en marbre.
Elle lui donna quelques indications, et vingt minutes plus tard, elle le rejoignait dans l'arrière cour du magasin de pompes funèbres, démaquillée et habillée de façon totalement inhabituelle, en jean et sweat-shirt gris, capuche relevée sur la tête.
- Les gens ont l'habitude de me voir en grand noir alors je suis forcément quelqu'un d'autre, là. D'ailleurs, pour ta gouverne, Lukas était chez moi.
- Il a tout entendu ?
- Oui, et il veut cinq mille balles pour son silence. Ou pour dire à qui veut l'entendre que tu es une sous-merde, c'est comme tu préfères.
- Il est plus pragmatique que toi.
- Il a une mammectomie à financer.
A ce stade, plus rien ne le choquait. Mathias extirpa la somme du sac et Roxane la glissa dans une urne. Puis elle ouvrit les cercueils sans autre préambule.
- Emballez c'est pesé. Ta thune va avec la mamie qui se trouve là, retiens bien le nom. Pinsonnet, Mathilde. C'était notre voisine, tu te souviens ? Elle aura un enterrement chrétien et un cercueil haut de gamme. Et ta came, on l'enterre ou on l'incinère ?
- On l'incinère.
- Oui, t'as raison, ce serait dommage qu'elle prenne un goût. Fraise-macchabée, c'est moyen, je pense.
La nausée revenait au grand galop, mais l'affaire fut vite expédiée. Roxane bourra les poches de trois cadavres avec les petits coeurs, arrangea les vêtements pour que l'ajout ne se voie pas, avec une décontraction qu'il avait du mal à imiter.
- T'as de la chance, les fêtes de fin d'années ont été fastes.
Elle referma les cercueils, fit le tour de la boutique pour vérifier que rien ne traînait. Ils quittèrent les lieux séparément. Elle eut même la gentillesse de le laisser partir le premier.
Mathias jeta le sac de sport vide dans une poubelle choisie au hasard, et se mit en quête d'un moyen de locomotion pour aller chez son père. Il voulait lui parler d'une chose très importante tant qu'il en avait l'occasion. Peut-être qu'il trouverait aussi le courage d'aller lui-même à la police. Prendre les devants était la meilleure chose à faire.
Puis il réalisa qu'il portait encore en bandoulière le sac à main d'Andy, avec les chocolats. Mais il était trop tard pour les ramener à Roxane.
Roxane prit le temps de fumer une cigarette, seule au milieu des cercueils. Puis elle rouvrit celui de Madame Pinsonnet, et préleva deux liasses.
- Ce serait dommage d'oublier ma commission, quand même, lui dit-elle. Puis vous avez l'air d'avoir pris deux tailles. Ça va se remarquer.
Elle hésita, puis sourit, de son sourire de hyène.
- Vous voulez maigrir encore plus ?
Mathias atteignit la maison de son père à la nuit tombée. Il n'avait pas osé venir jusque là en stop, de peur d'attirer l'attention, et son trajet incluait plusieurs heures de marche le long de la route. Il eut largement le temps de réfléchir à ce qui s'était produit et à ce qu'il voulait demander.
S'il pouvait en placer une, parce que le vieux avait plein de choses à dire au sujet de la camionnette qu'il ne lui avait toujours pas ramenée. Mathias finit élever la voix, à bout de nerfs.
- On s'en branle, de ta putain de camionnette, tu peux même pas la conduire de toute façon ! Je suis venu pour que tu me parles du petit-fils de la sorcière.
- Qui ça ?
- Arrête ton char. Tout le monde sait ça dans le coin. Sauf moi. Alors explique-moi. Allez, dis-moi pourquoi t'as pété un plomb quand Andy est venu.
Le vieux se fit encore tirer l'oreille pendant un moment mais quand il comprit que Mathias ne s'en irait pas, ni ne cesserait de gueuler jusqu'à ce qu'il ait lâché le morceau, il s'assit à la table de la cuisine, les mains tremblantes.
- La soit-disant sorcière, c'était Madeleine. Une fille du village. Son père tenait le café de Déjà-Vu. Sa mère était morte jeune et il lui passait tout. Et ce n'était pas une sorcière, si elle avait le diable quelque part, c'était dans la culotte, si tu vois ce que je veux dire. Elle s'est trouvée en cloque, le père c'était un hippie, un type avec des cheveux longs, tu vois, ils habitaient à Déjà-Vu si on peut appeler ça habiter. Et j'ai voulu faire bien, pour sa réputation. J'ai dit à tout le monde que c'était moi le père, quand j'ai vu que le bon à rien ne serait pas fichu d'assumer, et je voulais épouser Madeleine. Mais elle n'en avait rien à faire. Cette peste. Elle continuait à voir le type. Et j'étais bien désolé pour la gamine qui avait une mère pareille. Alors j'ai attendu.
- Attendu quoi ?
- Quelle change d'avis, pardi ! Je la suivais partout pour qu'elle comprenne qu'elle pouvait pas laisser passer l'occasion de se rendre respectable. Mais elle voulait rien savoir, elle me disait de ces horreurs... Que j'étais un porc et que j'étais aveugle, qu'on aurait pu me crever les yeux que ça ferait aucune différence. Ce sont des choses à dire à quelqu'un, tu crois ? Ça me rendait malade. Un soir qu'elle était avec son hippie dans une grange, j'ai mis le feu à la paille pour leur faire peur. Il est sorti mais pas elle. Il a paniqué et l'a laissée là, et ensuite la fumée était trop épaisse, on pouvait plus entrer.
Mathias, atterré, secoua la tête.
- C'était un accident, si on veut, mais le hippie a dit au juge que je la harcelais et que j'avais fait exprès de déclencher un incendie pour la tuer, et au bout du compte j'ai pas voulu dire que non, parce que c'est mieux de passer pour un assassin que pour un crétin.
Mathias ferma les yeux. Cette histoire lui donnait envie de pleurer.
Tout ça pour ça.
- Donc t'as prétendu que c'était une sorcière ? Pour que ce soit encore plus pitoyable ? Ou pour passer pour cinglé et éviter la taule ?
- Non, bien sûr que non ! C'est son demeuré de frère qui le disait à tout le monde, aux journaleux et tout ! Il lui a toujours manqué une case. Et c'est de sa faute à elle, elle lui racontait qu'elle volait grâce à une recette magique et qu'elle parlait aux animaux et il gobait tout, le pauvre.
Mathias n'avait même plus l'énergie d'engueuler le vieux. Il resta assis à table, en face de son père, sans réussir à savoir si ce dernier éprouvait des remords. Cette histoire expliquait bien des choses concernant le comportement d'Andy. Mathias se demandait ce que le blond savait ou croyait savoir, et si lui raconter cette version aboutirait à quelque chose. Mais l'histoire venait de s'enrouler sur elle-même et il venait de tout faire pour passer pour le connard, comme son imbécile de père.
- T'es un abruti fini, dit-il, autant pour le vieux que pour lui-même.
Ils restèrent l'un en face de l'autre sans dire un mot jusqu'à ce que deux gendarmes en uniforme sonnent à la porte.
Le vieux resta assis longtemps à table après le départ de son fils, sous l'ampoule poussiéreuse qui jetait une lumière livide sur la toile cirée. Le sac à main de femme était resté sur la table, comme une anomalie dans la pièce. Mathias l'avait posé là et n'y avait plus touché. Pour s'occuper, plus que par curiosité, il le fouilla. Le sac ne contenait rien d'autre qu'une dizaine de chocolats dans un sachet en papier.
Sans doute un cadeau pour son vieux père, se dit-il. Il était bien gentil, son gamin, dans le fond. Quel dommage qu'il soit allé s'enticher du petit Andy - le portrait craché de sa grand-mère, et pas seulement pour le physique. Une sale petite vipère qui n'attirait que des malheurs.
Il avait la flemme de se faire à dîner, alors il mangea les chocolats jusqu'au dernier.
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