Summary: Il est jeune, sans ambition, critiqué et critiquant. Sans avenir, sans désir dans un monde se redressant à peine de la guerre des Intelligences Artificielles.
Mais un jour, une relique du passé change sa vie et sa conception même de l'existence.
Categories: Utopie/Dystopie,
Amitié/Famille,
Science-Fiction,
H/F Characters: Aucun
Avertissement: Aucun
Langue: Français
Genre Narratif: Roman
Challenges: Series: Aucun
Chapters: 15
Completed: Oui
Word count: 20547
Read: 82913
Published: 31/07/2018
Updated: 24/08/2018
1. Introduction by Kathelyn Hemet
2. Chapitre 1 by Kathelyn Hemet
3. Chapitre 2 by Kathelyn Hemet
4. Chapitre 3 by Kathelyn Hemet
5. Chapitre 4 by Kathelyn Hemet
6. Chapitre 5 by Kathelyn Hemet
7. Chapitre 6 by Kathelyn Hemet
8. Chapitre 7 by Kathelyn Hemet
9. Chapitre 8 by Kathelyn Hemet
10. Chapitre 9 by Kathelyn Hemet
11. Chapitre 10 by Kathelyn Hemet
12. Chapitre 11 by Kathelyn Hemet
13. Chapitre 12 by Kathelyn Hemet
14. Chapitre 13 by Kathelyn Hemet
15. Chapitre 14 - FINAL by Kathelyn Hemet
Introduction by Kathelyn Hemet
Nous sommes le 05 mai.
Aujourd'hui, nous célébrons le vingt quatrième anniversaire de la libération humaine et de la destruction des IAs, la Purge, comme on l'appelle. C'est ainsi qu'ouvrent tous les journaux, ce matin. Sobre, solennel et à la fois empli d'une fierté illégitime.
Aujourd'hui, c'est jour de congé, c'est fête nationale, c'est commémoration, c'est heureuse nouvelle pour les écoliers et moment de repos bien mérité pour les travailleurs. Une partie d'entre eux en tout cas, les fermiers eux, peuvent bien aller se faire voir. Les champs ne se cultiveront pas tout seul après tout. Quant à ceux qui ne sont ni travailleurs ni fermiers, ni étudiant ni retraité, c'est un jour comme tant d'autres, bien que bien plus énervant. Un jour noyé sous les reportages, les documentaires, les émissions spéciales, les diffusions des cérémonies organisées aux quatre coins de la Grande Nation dans lesquels on nous rabat les oreilles avec ces histoires de révolte des Intelligences Artificielles, des millions, des milliards de morts, le cerveau fondu par des ultrasons, électrocutés chez eux ou à leur lieu de travail, tués par des robots de service fous et j'en passe. Vint ensuite la contre attaque électromagnétique humaine, les victoires, la disparition des IAs et de toutes les technologies correspondantes; les serveurs de maintenance, les satellites, les voitures intelligentes, les maisons automatisées, les robots évidemment. La réalité virtuelle immersive.
Ah ! Quand je pense aux milliers de victimes que ça a pu causer, cette RVI, comme aiment appeler ça les médias. Ils aiment bien ça, raccourcir tout. Être efficace et rapide. Être flemmard.
Ça a bien failli anéantir la race entière.
Mais tout va bien maintenant, plus aucun danger en vue, le retour à un mode de vie manuel, artisanal et campagnard. On est bien chez soi, en sécurité, à l'ancienne. On se relève, difficilement, mais on se relève. On est toujours là, l'Humain n'est pas mort, il renaît, encore et encore.Il se redresse, souvent en retard, mais il se redresse, muni de sa frêle canne pour le soutenir.
Il y a bien longtemps, l'Homme s'était péniblement redressé grâce à la canne de l'écologie. Il a réagi en voyant les eaux engloutir des pans entier de son territoire, les animaux disparaître les uns après les autres à cause de la pollution, les hommes mourir, les poumons pourris par l'air vicié. Quelle belle époque c'était ! Un beau pays à nouveau vert, à la fois extrêmement technologique et non polluant. Je ne dis pas que tout était rose non plus, beaucoup d'interdictions avaient propulsé tout une partie de la civilisation dans la pauvreté, tandis que d'autres s'étaient enrichis à outrance, heureux élus du gouvernement pour soutenir la production des futures technologies écologiques ou des produits déjà existants mais boudés par toute la population jusqu'au jour fatidique où le choix ne leur a plus été permis.
C'était cela, ou disparaître.
On m'a appris tout ça à l'école, comme tout le monde. C'était il y a des décennies, des siècles peut-être, je ne sais plus. La terraformation de Mars avait à peine débuté, à l'époque. Maintenant que nous sommes si peu sur Terre, Mars n'est plus une préoccupation. La Planète Rouge a été abandonnée, laissée sur le Nil, dans un panier en osier, vers une destinée que le conseil espère clémente.
Puis de toute façon, on a plus de nouvelle de la colonie depuis la guerre.
Oh pardon, il parait que c'est tabou, par ici, de parler de l'hypothétique morts de milliers de personne sur une autre planète. Par contre, celle des milliards sur Terre, on en fait souvent tout un foin. Après tout, c'est loin, Mars et on ne dispose de plus aucun moyen d'y accéder, depuis que tous les systèmes spatiaux ont été détruit, ainsi que les vaisseaux. Ainsi que tout en fait. Ils ont juste supposé que les gens là haut était dans le même pétrin que nous. Sauf qu'eux ne pouvaient pas cultiver quoique ce soit sur une planète encore stérile naturellement sans machine assistée.
Ça sous-entend ce que ça veut sous-entendre.
N'en parlons pas. Ils sont si loin. À force de le taire, on finira bien par l'oublier, par tous les oublier. Et on se sentira moins coupable, moins triste, pour tous ces gens là haut.
L'Humanité a fait son deuil il y a déjà des années.
Chapitre 1 by Kathelyn Hemet
J'éteins l'hologramme qui me sert d'écran, j'efface tous ces articles sur les conspirations, sur le conseil, sur Mars, sur le passé, sur toutes les informations que les médias tairaient bien, sans pouvoir étouffer la nouvelle matrice, bébé encore balbutiant de l'Internet.
Chaque année, c'est la même chose. Chaque année, on nous fait peur, on nous met en garde sur le fléau intelligent que l'Homme et sa folie des grandeurs ont créé.
- Aloïs, je m'en vais.
Je tourne la tête vers ma mère, ma vieille mère, filiforme, fripée, des cheveux bruns grisonnants, emprisonnés dans un chignons, des yeux fatigués. Elle porte un tailleur, une valisette, de jolis bijoux, sa jambe robotique, recouverte de fausse peau très réaliste, en dessous de sa jupe serrée. Elle a la mine aussi sombre que celle de mon père, aujourd'hui.
- Ok, fais gaffe à toi, je lui réponds en détournant le regard.
Elle sort de la maison et la voiture de l'allée, puis le tout disparait de mon champ de vision. Un long soupir accueillit ma solitude. Mon petit frère et mon père sont également partis à une commémoration sur la place. Ma mère les aurait bien rejoints, si seulement elle avait un travail qui méritait d'être arrêté pendant un jour férié.
Moi, je reste ici. À 19 ans, je connais tous ces fichus discours par coeur et je n'ai toujours pas peur du passé. On recommencera de toute façon, nous sommes faits ainsi. Imparfaits. Je dissimule mes cheveux blonds sous une casquette et enfonce la visière jusqu'à dissimuler mon regard, marron. Il fait tiède, dehors, le soleil réchauffe vaguement l'air encore frais du printemps. J'ai à faire. Je sors. J'engloutis les mètres de trottoir rongés par la verdure. Autour de moi, l'ambiance est à la fête. Une fête à la fois heureuse et morbide. Les gens sourient à la paix mais leurs mines sont assombries par leurs souvenirs. Les gamins sautillent et crient, les parents marchent lentement. Le poids de la guerre affaisse leurs épaules et courbe leurs dos. Ils gardent cependant la tête haute, fiers d'être en vie, d'être là aujourd'hui pour songer à l'avenir, pour emmener leurs enfants à ce rite annuel de réjouissance.
Quelle torture, pour les vieux et quel bonheur, pour les jeunes.
Je file dans les rues, dans le sens inverse du courant humain. Ma démarche pressée attire l'attention de certains passants. Ils me jugent. Pourquoi aller loin du centre ? Pourquoi s'éloigner du courant naturel de la foule, pourquoi réfléchir par soi-même et faire ce que j'ai envie ? Qu'ils continuent de me juger, je suis différent des autres. L'instinct grégaire, je l'ai abandonné depuis que je ne suis plus membre d'aucune organisation qui nous lave de cerveau. Il n'y a plus personne pour brider mes pensées. Plus personne pour m'imposer quoi que ce soit. Pour le moment, en tout cas.
J'avance. Je défie quiconque du regard de m'interpeller, de me réprimander, de m'obliger à aller là où ils ne veulent pour certains eux-même pas aller. Personne n'ose m'affronter. Et j'avance. Rien ne m'arrête. Les maisons s'enchaînent. Elles se font plus rares qu'elles ne le sont déjà, de nombreux champs parsèment le paysage plat, là où se trouvaient des centaines d'immeubles auparavant. Plus personne n'a eu besoin d'immeubles. Il fallait nous nourrir, surtout, après que toutes les serres automatisées souterraines aient été réduite à néant, à la fois à cause de l'Homme, mais aussi à cause des machines, qui voyaient en cela une parfaite manière de nous éliminer petit à petit, de nous avoir à l'usure, nous prendre au piège, nous forcer à abandonner.
Des dizaines de petites routes ponctuent mon chemin, mais je n'hésite pas sur laquelle prendre. Quelques vieux bâtiments, oubliés des ouvriers en chargent de destruction, gisent là, squelettes d'une époque révolue. Je tourne et m'enfonce dans les hauts champs de maïs, les cultures d'aubergines et de carottes. Je n'hésite pas. Coup d'oeil à gauche, coup d'oeil à droite. Personne en vue. Je garde tout de même les yeux rivés sur mes pieds et la tête basse, dissimulée par la visière de mon couvre-chef. Un vent frais s'infiltre par mon col à découvert et me fait frissonner pourtant je ne daigne pas relever la tête. Je ne veux pas qu'on me reconnaisse, je ne veux pas qu'on mette un nom sur cette silhouette. On est jamais trop prudent, par ici. Tout le monde connaît tout le monde. Les rumeurs vont bon train et les jugements tout autant. Chaque chose se sait, ici.
Je bifurque, tourne et me faufile dans les sinueux et étroits chemins entre les champs. J'arrive bientôt dans un petit bloc de bâtiments abandonnés, dont la destruction aurait plus coûté que rapporté, sans doute. Quelques immeubles nains et une maison brûlée, à moitié écroulée, dont les cendres virevoltent au gré du vent pour saupoudrer les récoltes et leur donner une teinte maussade, presque fantomatique. Je rentre par une des ouvertures béantes dans un des murs noircis qui composaient autrefois la maison qui peine à se présenter devant moi. La carcasse n'est pas très grande, en grande partie détruite majoritairement à cause de la nature très organique des murs, des tapis d'herbe, des tableaux de plantes vivants qui ont pris facilement feu. Je ne m'attarde sur aucun détail, sur aucune porte, je connais déjà tout cela. En fait, je connais la maison par coeur, je l'ai déjà visité quelques fois, à la recherche de souvenirs, de babioles, de vérités oubliées, de choses qu'on nous aurait cachées.
Oui bon, cela peut sembler étrange, mais je n'ai jamais rien eu de mieux à faire de ma vie et je suis curieux de nature.
Voilà bien longtemps que j'ai visité tous les coins et les recoins de ces bâtiments abandonnés, réputés hantés. Comme tous les jeunes de la région à la recherche d'adrénaline, en fait, ça fait vaguement peur et des morts s'y sont produites, rien de mieux que pour se faire hérisser les poils. Moi, je n'ai pas peur. Je suis courageux. Je ne cherchais qu'un peu de vérité dans ces marées d'informations, un peu d'authenticité dans cet océan d'Histoire, de grandiose.
J'avance. J'ouvre une porte, des escaliers poussiéreux m'accueillent, la poussière et les cendres dans l'air me font tousser. Une volée de marche plus tard, je débouche sur une porte de métal, fermée. Un système de clé, très vétuste pour l'époque qui ne fonctionnait qu'au digicode, m'empêche de pénétrer dans la pièce. La clé, je l'ai trouvée, moi, le petit fouineur. D'ailleurs, je l'ai avec moi, cette clé. J'ouvre la porte. La pièce se présente à moi toute de béton vêtue. Des grilles sur le mur du fond, inaccessibles, filtrent l'air saturé de saleté et zèbrent d'une lumière blafarde les murs et le sol, éclairant avec difficultés l'endroit. Des posters en mauvais état, des canettes, des papiers, des couverts, des bouteilles jonchent le sol, un canapé trône sur un côté, d'un cuir noir craquelé, mangé par les souris. Je sais qu'il s'agit de souris, il y a de leur merde partout et l'odeur rance de la pisse contamine l'air.
Cliché.
Le plus important dans tout cela cependant, ce ne sont ni les souris, ni les posters de jeu que je ne connais pas, ni le - très - odorant tas de vêtements sales dans un coin, mais bien le dispositif imposant au centre. Recouvert d'une bâche étrangement sans poussière comparé au reste de la pièce. Je retire la bâche d'un mouvement sec, comme je l'ai fait quelques jours auparavant, lorsque j'ai découvert cette pièce condamnée, cachée derrière un meuble écroulé. J'ai le regard rivé sur la capsule transparente, sur l'énorme tour sur le côté, sur le casque relié par des fils, sur les capteurs disposés un peu partout.
Un module RVI.
Chapitre 2 by Kathelyn Hemet
Je suis sûr que c'est ça, on en voit assez à la télévision et particulièrement ce jour-ci. Cette machine, abandonnée là, cachée aux yeux de tous, aux yeux du gouvernement et de la Purge qui étaient censé avoir détruit toutes ces machines de malheur, cette machine, elle, elle est toujours debout, peut-être seule survivante de son espèce.
Je plonge mon regard à travers une partie propre de la vitre de la capsule que j'avais frottée lors de ma précédente visite, pour en voir l'intérieur plus nettement. Elle m'attire, je ne peux pas le nier. Elle m'appelle, elle me provoque, me défie de l'activer. Elle me défie de vérifier par moi-même si tout ce que racontent ces médias paranoïaques et dramatiques est vrai, ou s'il ne s'agissait pas seulement d'un moyen de relever cette partie de la civilisation inactive pour les obliger à participer à la guerre puis à la reconstruction de la société. Les théories du complot sont toujours tellement amusantes, surtout quand elles sont remplies d'incohérence comme celle-ci. Mais bon, pourquoi ne pas y croire ? Pourquoi ne pas croire à ces fourbes chefs d'état qui auraient réussis à régler un problème d'inactivité généralisé grâce à une guerre génocidaire d'IA finement orchestrée, donnant un grand bol d'air à la planète en supprimant une grande partie de la population humaine ?
La vie serait bien triste, cela nous réduirait tous à l'état de simple statistique aux yeux de ces gens corrompus et uniquement tournés vers leurs propres culs. Pourquoi pas ?
Je pourrais presque y croire, si je ne m'en fichais pas éperdument, si je n'étais pas né bien après toutes ces horreurs et si tous ces morts n'étaient pas des gens avec lesquels je n'aurais jamais eu aucun contact et pour lesquels je n'avais donc aucune affection. Et quand bien même nous étions des pions ? À quoi bon s'en offusquer ? Je me complais très bien dans cette vie. Ou presque. Je suis bien né, dans une bonne famille. Je n'ai pas spécialement à me plaindre, sur ce plan là en tout cas.
Ne serais-je pas en train de me perdre dans mes pensées ? Je crois bien. Ça devient une habitude chez moi, j'ai tendance à digresser dans mon propre flux de pensée. Ce ne doit pas être rare chez les jeunes adultes. Quoique je ne me considère pas vraiment comme un jeune adulte, pas encore.
Et voilà que je recommence !
Revenons à nos moutons. La machine. Marche-t-elle seulement ? En tout cas, elle continue de me tenter. Les personnages sur les grands posters déteints et rongés me fixent, tendent leurs mains pour me pousser à y aller, de grands sourires aux lèvres. Ou ne serait-ce que ma propre curiosité qui ne m'aie déjà poussé à appuyer sur le bouton de démarrage ? Les lumières s'allument sous la couche de saleté. Un ronronnement désagréable, comme les crachotements d'un moteur qui n'aurait pas démarré depuis des années, se dégage de la tour et les sons de calculs l'accompagnent. La capsule s'illumine d'un vert pâle agréable à l'oeil, elle m'appelle. Je ne peux résister, elle m'appelle putain. Je pourrais presque l'entendre. Je n'ai pas peur. Je suis curieux, c'est tout. Je suis avide d'expérience, de nouveauté. Avide de savoir.
Mourir à cause d'un jeu, quelle connerie ! Comme si trouver une explication scientifique soi disant indépendant de toute volonté humaine à la tendance des gros porcs de joueurs à mourir d'un arrêt cardiaque à cause de toute la graisse qu'ils avaient ingurgitée légitimait la chose et les déresponsabilisait.
Je retire mes chaussures, ma casquette et ma veste. Il fait froid, ici, et l'intérieur de la capsule n'est pas mieux. Je fixe le plafond une fois allongé sur le presque matelas qui sent de manière presque insupportable la transpiration. Mon coeur bat fort. J'enfile le casque noir avant de fermer la capsule. On dirait un vieux film de science fiction, quand on pensait que l'Homme coloniserait l'espace avec une facilité presque enfantine, quand on pensait que le futur serait soit utopique, soit dystopique. Quand on se voilait la face et qu'on essayait d'ignorer le cycle que l'Humanité suit depuis sa naissance : l'autodestruction et la reconstruction.
Quant à ce qui concerne le présent, le casque me recouvre les yeux, le haut du nez, la nuque, les oreilles. Le métal froid collé contre ma nuque me fait frissonner. Je suis étonnement bien mis dans ce matelas recouvert de capteur et de circuits souples. Je frôle le bouton d'immersion situé sur le casque. Je suis plutôt excité en fait. Je me sens comme un criminel. Ça faisait tellement longtemps que je n'avais pas eu une nouvelle chose à découvrir, une nouvelle chose que je ne connaissais pas. Cela faisait tellement longtemps que je n'avais pas eu quelque chose de nouveau à expérimenter.
Une année que je vagabondais, que je m'amusais au dépend de mes parents, sans étude ni travail. Un an avec un titre de bon à rien, de chômeur, de glandeur collé au front. Cette année-là se termine. Bientôt, je retrouverai la vie bien rangée d'un fermier lambda ou d'un étudiant. La vie ennuyante et déprimante d'un cultivateur normal ou d'un jeune destiné à redonner à l'Humanité sa grandeur d'antan, comme tout le monde dans cette foutue "ville". Alors oui, je trouverai peut-être une jolie demoiselle dont je tomberai amoureux, avec qui j'aurais des enfants, une vie de famille.
J'ai pas envie.
Avoir une maison, un chien, un joli terrain au milieu des champs et une petite voiture ?
J'ai pas envie.
Et tous les ans, venir à cette fichue commémoration sur la place de chaque ville, chaque patelin dans lesquels je me réfugierai, écouter les discours, les souvenirs, les gens brisés, les spécialistes, le conseil d'état avare sur un grand écran spécialement installé pour l'occasion, expliquer à mes rejetons de prendre exemple sur cet évènement pour construire un monde meilleur, sans refaire les mêmes erreurs.
Putain, j'ai tellement pas envie.
À quoi bon ? Quand la planète recommencera à tomber, à s'enfoncer lentement dans les détritus de l'Homme, un virus viendra probablement la sauver en décimant la population pour qu'elle puisse reprendre un meilleur départ. Encore et encore. Sauf qu'elle n'apprendra jamais la leçon.
Nous sommes Humains, après tout.
Nous sommes destinés à l'autodestruction.
Je n'ai toujours pas appuyé sur ce foutu bouton. Quelle tête en l'air je fais. Tout ça pour cracher un peu plus sur les humains. Je crois que ma déception et ma résignation envers ceux-ci n'est plus un secret.
J'effleure le bouton et le presse, après une fraction de secondes d'hésitation.
Chapitre 3 by Kathelyn Hemet
Peu à peu, mes membres s'engourdissent, mes sens glissent doucement vers un sommeil artificiel. Mon esprit, lui, reste cependant bien éveillé pour assister à ma première descente dans ce monde fantastique, qu'est la réalité virtuelle. Tout d'abord, je vois flou. Puis tout vire au blanc. Je ne sais même pas si j'ai fermé les yeux ou non. Tout ce que je sais, c'est qu'après un moment de désorientation étrange, dans lequel j'ai eu l'impression d'être plongé dans un bain tiède et infini, je retrouve le contrôle de mon corps. Ou plutôt, je découvre le contrôle du corps reconstitué à partir du mien grâce au capteur de la capsule. Autour de moi, une immensité blanche, immaculée, vertigineuse. Je ne ressens aucune sensation, seule la vue semble fonctionner. Je peux voir mes mains, les doigts que j'agite, mais aucun son ne me parvient, aucune odeur, aucune sensation sur ma peau, pas même celle d'une quelconque chaleur. Je me sens bizarre en fait. L'ordinateur m'a scanné parfaitement, je peux même voir le trou dans ma chaussette droite. C'est amusant, et terrifiant à la fois.
- Bienvenue, nouvel utilisateur, raisonne soudainement une voix féminine qui semble venir de nul part et de partout à la fois.
Le son ne m'a jamais semblé si pur, si proche et à la fois si lointain. Si parfait, devrais-je dire. Je regarde autour de moi. Il doit s'agir de l'ordinateur. Je n'ai pas à m'affoler. Il n'y a personne. Personne d'autre ne connait cet endroit.
- Veuillez répéter cette série de phrase à voix haute et distinctement.
Une liste sans fin de phrase défile soudainement devant mes yeux. Je m'applique à toutes les prononcer, sans m'entendre moi-même. Je suis comme sourd. Un sourd qui entendrait des voix. C'est très perturbant mais je tiens le coup jusqu'à la fin. Cette technologie me dépasse et me séduit, évidemment.
- Modélisation de la voix terminée. Veuillez prononcer votre nom d'utilisateur.
Sa voix est tellement fluide, tellement bien enregistrée, on dirait qu'elle est réelle. J'aurais presque du mal à croire qu'il s'agit d'une machine. Remarque, il s'agit peut-être simplement d'un enregistrement. Celui d'une vraie voix. Ça expliquerait tout. C'est sûrement la vérité. Je réfléchis quelques secondes.
- Zacharie.
Pourquoi le nom d'un ange ? Parce que j'aime bien avoir un gros égo, parfois. Et puis après tout, je suis le sauveur de cette IA, je l'ai tirée de son sommeil, elle devrait me considérer comme son ange gardien.
Je vais encore trop loin, je sais.
- Zacharie, nom d'utilisateur enregistré. Souhaitez vous modifier votre avatar ?
- Non, ça ira.
Ma voix sonne légèrement différente de celle que j'ai l'habitude d'entendre. Mais elle me convient, tout comme ma propre apparence. De toute façon, je n'ai personne à impressionner, ici. Et je n'aurais pas vraiment l'occasion de m'admirer souvent.
- Enregistrement du nouveau profil.
L'immensité blanche se contracte devant moi. Quelque chose se matérialise, mes yeux s'agrandissent. Une jeune dame apparaît, lévitant dans l'air, vêtue d'une longue robe dont le tissu long et blanc avale ses mains et ses pieds. Elle semble plongée dans de l'eau. Ses cheveux bleutés, qui devraient arriver largement à ses mollets, ondulent autour d'elle, la couronnent. Sa peau est parfaite, blafarde, ses lèvres rosées, ses yeux verts pomme, ils scintillent. Sa morphologie s'apparente aux meilleurs canons de beauté, mis à part sa poitrine modeste - ce qui m'étonne - cachée en grand partie par le voile surnaturel, tel une écharpe, qui lévite autour d'elle.
Ce n'est pas moi l'ange ici, c'est elle. Les graphismes sont trop réalistes, putain, mon coeur rate un battement quand elle me sourit. Je pourrais presque sentir son parfum, entendre son coeur battre. Et pourtant, tout ça n'est qu'artifice. Je serais presque triste.
- Bonjour, Zacharie, je serai ton guide, ici.
Sa voix est la même que l'ordinateur, mais elle sonne bien plus douce. Je ne sais que répondre. Elle ne paraît pas étonnée. Elle se contente de descendre de son apesanteur surnaturelle et, lorsque ses pieds touchent le sol, telle une déesse toute puissante, la couleur en jaillit puis s'éparpille dans toutes les directions, longe le sol, matérialise des objets avec elle, des arbres, un ciel, des nuages, un monde tout entier. Je m'émerveille. Un village médiéval, de la fumée qui sort de la cheminée, au loin, un château, des montagnes, un volcan. Je découvre, muet, ce nouveau monde, figé, encore vide de vie. Je contemple les détails de la carte, endormie, sans aucun signe de personnage ou de mouvement. En pause. L'Ange me frôle l'épaule. Mes vêtements disparaissent et laissent place aussitôt à une armure légère de cuir, une épée rutilante accrochée dans le dos et une hachette au flanc.
- Putain de bordel de merde.
- Tu es Sir Zacharie, grand chevaucheur de dragon aux ordres du Roi Martin, accompagné de ta fidèle monture draconique. Le Roi t'appelle, dans son château. Une mission importante doit t'être confiée. Fonce, Chevaucheur Zacharie, le royaume a besoin de toi !
Je m'élance, galvanisé par son discours, par sa voix impériale et entrainante. Un peuple se matérialise, une vie naît autour de moi. Les sons m'enveloppent, les odeurs m'enivrent, la chaleur m'enlace. Trompé par mes sens manipulé, je me perds dans cette nouvelle réalité. Je me prends au jeu, remplis les quêtes, monte de niveau, expérimente le vol à dos de dragon - une des meilleures expériences de ma vie sans doute - combat des bandits et des monstres sanguinaires. J'oublie mon autre vie. Les heures passent, je m'en rends compte seulement en parcourant le menu, qui contraste d'ailleurs fortement avec l'immersion du jeu, même si sa blanche simplicité s'efforce de se faire discrète. Je joue depuis sept heures. C'est une session longue plutôt normale dans un jeu sur ordinateur, sans immersion. Cependant, ici, tout me semble beaucoup plus court. J'ai cette impression de n'avoir joué que deux heures, tout au plus. Je me mets à chercher à quitter le jeu. L'option est plutôt difficile à trouver naturellement, Ange doit m'aider. Voilà un détail assez dérangeant, je m'étonne un peu moins que les autres joueurs ne sortaient que rarement.
Le temps se fige soudainement, alors que le mot « déconnexion » clignote devant mon regard. Les couleurs s'évanouissent, ainsi que les formes, tout disparaît en quelques secondes, puis le noir total, mis à part cet éternel mot : déconnexion.
Chapitre 4 by Kathelyn Hemet
Le retour à la réalité est assez abrupte. Je passe sous une sorte de douche tiède et sans saveur. L'odeur de renfermé reprend place dans mes poumons. Je grimace. Je m'étais habitué à moins fort, à moins réel en fait. Les couleurs sont devenus ternes, comme désaturées. Mes membres refusent de réagir de manière fluide. Je tiens le coup cependant, je n'ai pas vraiment le choix, je dois rentrer après tout. Je parviens à retrouver toutes mes capacités avant de revenir chez moi, en marchant, en respirant de grandes goulées d'air printanier et en usant de beaucoup de concentration.
Le monde me semble bien terne et triste comparé au monde fantastique dans le lequel j'ai eu la chance d'évoluer pendant à la fois tant et si peu de temps. Dehors, le soleil brille joyeusement, bien qu'il m'apparaisse encore assez terne, l'été est à nos portes, les récoltes vont bientôt s'étendre à perte de vue, l'après midi s'écoule doucement. Les ténèbres sont encore loin de moi, j'ai le temps de rentrer. On se couche tôt, maintenant, on vit presque au rythme du soleil, comme les gens d'avant. Ou plutôt, on rentre chez nous tôt. Il faut dire qu'il n'y a plus grand chose à faire, désormais, en ville, pour se distraire. Les jeunes se rassemblent ça et là pour fêter les arrivages d'alcool dans la région, ou même parfois simplement pour discuter, même si cela reste rare maintenant. On a autres choses à faire. Regarder la télévision. Aider ses parents. Faire ses devoirs pour remonter le niveau de la population et redresser celle-ci par la même occasion. On insiste beaucoup là dessus, pour le moment. L'école est difficile. C'est en partie pour cela que je n'ai pas envie de m'y mettre. Et, désormais, il n'y a que trois options, les études, l'agriculture, ou l'élevage. Inutile de préciser qu'aucunes de ces options ne me plaisent.
Je sors mon téléphone afin de regarder à nouveau l'heure. Je remarque enfin que mes parents m'ont laissé plusieurs messages et appels en absence. Ils s'inquiètent, bien sûr, je n'ai pas vraiment d'ami avec qui traîner, ils doivent penser que j'avale des litres d'alcool avec des personnes peu recommandables. Mon père et mon frère doivent être rentrés depuis quelques temps maintenant, ils doivent se demander où je suis passé. Je quittais rarement la maison tôt le matin ainsi, jusqu'ici, ils se posent certainement des questions. Je crois qu'ils veulent juste savoir s'ils doivent attendre pour manger leur traditionnel gâteau de commémoration ou pas. Je pense qu'ils se fichent un peu de mon sort, au fond. Je me dépêche quand même de rentrer après un rapide message pour leur dire que j'arrivais. J'ai presque couru, mais je ne me sens pas plus pressé que cela. Je me fiche éperdument de ce gâteau. J'ai tout de même marché assez vite pour gagner une dizaine de minutes sur le voyage. Je me sens d'ailleurs étrangement essoufflé.
Etrange, j'ai habituellement une plutôt bonne condition. Face à mes parents, je tente de garder contenance.
- T'étais où ? Depuis quand tu ne réponds plus à tes messages ?
- Avec une fille.
Ce n'est pas tout à fait un mensonge, après tout. Enfin, une fille. Oui, un programme féminin. Enfin, et encore. C'est compliqué.
Voilà en réponse la traditionnelle morale sur la maturité, sur le travail, sur les quelques mois qu'il me reste avant la nouvelle année et donc la fin de ma liberté, ou le début de ma nouvelle vie de fermier, ou d'élève, ou d'esclave, de toute façon. Je n'écoute pas vraiment, je ne pense qu'au jeu, qu'à la quête que je suis en train de faire : empoisonner un riche chef de clan criminel. Je finis même par ne plus écouter du tout, tout mon esprit me tire vers le jeu. C'en est presque troublant.
- Aloïs ! On t'a posé une question ! Est-ce que tu t'es décidé enfin sur ton futur ?
Je cille, de quoi me parlent-ils encore ? Je fronce, puis hausse simplement les épaules sous les soupirs pour le moins désespérés de mes géniteurs. Je n'y ai jamais vraiment réfléchi, ou plutôt, j'évite d'y penser. Et voilà que désormais, j'ai trouvé le parfait moyen de me changer les idées, et de penser à autre chose qu'à ma misérable vie.
On se met à table. Mon petit frère nous a rejoints, toujours de bonne humeur et excité comme une puce. Il n'a que huit ans, il est encore trop jeune et innocent pour comprendre le monde dans lequel il vit et surtout son Histoire. Il se contente de mâcher sa part de gâteau avec appétit. Un gâteau, une pâtisserie, c'est assez exceptionnel à la maison. On ne roule pas vraiment sur l'or, et le sucre est une denrée rare, par ici. Je fixe mon père, je n'ai nullement faim, j'ai l'estomac noué, pourtant, ce gâteau est meilleur que tout ce que j'ai pu goûter à l'intérieur du jeu. Comme quoi, il y a des choses qu'on ne peut vraiment pas remplacer.
Je fixe donc mon père, vieux, fin, gris, caché derrière ses lunettes jeunes, tout comme son accoutrement. Il est dans le vent, mon père, même la partie artificielle de son visage - qu'il a perdue quand son téléphone lui a explosé à la gueule, pardonnez moi l'expression - est stylisée, avec un style plus artificiel artistique que réaliste. Il est obsédé par le fait de rester jeune, ça en devient une maladie. On s'échange un regard. Le journal télévisé nous déverse ses mots tragiques sur la guerre, sur la Purge, sur tous les maux de l'ère dans laquelle nous nous trouvons. Mon père en profite.
- Tu savais que mon meilleur ami est mort pendant cette guerre ? À cause du machin là... Le RVP.
- RVI papa. Et oui, je sais. Tu nous la racontes chaque année.
Je marmonne dans mon assiette à peine entamée.
- Et c'est de sa faute, pas celle de la machine, je marmonne.
- Comment oses-tu dire cela ? Tu n'as pas connu cette époque, tu n'as jamais vécu ce que nous avons vécu. Tu ne te rends pas compte de ce que tu dis, de ce que cette machine faisait petit à petit à ton cerveau. C'est un fléau, cette invention, Aloïs, elle ramollissait le cerveau jusqu'à ce que tu ne puisses même plus respirer !
Il s'est encore emporté. Zack a rentré la tête dans ses épaules et a baissé les yeux, comme à chaque fois que le paternel commence à serrer du poing et à hausser le ton. J'ai plutôt opté pour le levé d'yeux au ciel pour marquer l'exaspération que je peux ressentir maintenant.
Bien sûr que je sais ce que c'est, connard.
Je n'arrive pas à penser à autre chose, ça me donne envie de vomir alors que je n'ai rien dans l'estomac. Je me mets à le provoquer du regard. Il m'énerve, on dirait un des innombrables reporters qui passent au journal pour réciter dramatiquement leur texte tragique. J'ai envie de l'insulter, pour avoir osé dénigrer cette invention, heureusement, les mots ne dépassent jamais ma pensée. Heureusement, je sais me tenir. Heureusement, pour lui. Et surtout, mon cerveau est toujours un peu engourdi à cause de la session de jeu. Je me contente de sortir de table, tel un adolescent en plein crise, et d'emmener mon assiette avec moi à l'étage.
- Je finirai dans ma chambre, je marmonne avant que ma mère, enfouie dans ses souvenirs douloureux, ne me demande où je vais.
Je monte les escaliers, claque la porte, dépose l'assiette sur mon bureau et m'échoue finalement dans mon lit. Je vais craquer, je le sens.
Condamné ? Un fléau ? Et puis quoi encore ! Une malédiction ? Une catastrophe ?
Les médias, l'Etat nous endoctrinent, ils nous apeurent, ils nous dressent. Je ne me suis jamais senti aussi bien que la-dedans. Je regarde l'écran de mon ordinateur. Les souvenirs des jeux installés dessus me paraissent encore plus fades que les couleurs que ma rétine avait peiné à capter quand j'étais sorti de la machine. Je soupire dans le silence de ma chambre impersonnelle, uniquement remplie de solitude et d'amertume.
Chapitre 5 by Kathelyn Hemet
Je finis néanmoins par manger devant une série inintéressante, tout comme cette vie. Drake, mon dragon, me manque. Ange surtout. Elle est si douce, si gentille. Elle paraît plus humaine que certaines personnes dans ce monde encore agonisant. Je n'aurais jamais imaginé qu'ils puissent être à ce point comme nous. C'était sans doute le but, je le sais.
Pourtant, ils ne sont pas humains, tout est faux, chez eux. Il n'y a que des chiffres derrière leurs soi-disants sentiments. Je ne me ferais pas avoir, moi.
Je me recouche rapidement, épuisé mentalement, avec un mal de crâne oppressant. Sur le dos, j'ai presque l'impression de retrouver le matelas de la capsule, l'odeur en moins. Je m'y revois encore, excité comme une puce, aussi excité qu'un jeune chiot quand son maître revient.
Je suis toujours impatient, d'ailleurs. Une petite voix insidieuse dans mon crâne me hurle d'y retourner, de plonger à nouveau dans ce monde parfait aux possibilités infinies. Je n'arrive réellement pas à me changer les idées, je prendrais presque peur, si seulement il s'agissait d'une pensée qui ne me plaisait pas. J'en viens presque à regretter de ne pas être né trente ans plus tôt, juste avant la guerre. Elle ne pouvait pas être plus terrible que nos ancêtres particulièrement lointain ont enduré, de toute façon.
Heureusement que je ne suis pas accro à ce jeu, comme c'est censé arriver. On dit vraiment n'importe quoi dans le journal de nos jours.
Evidemment que je sais toujours me contrôler, voilà pourquoi je suis dans mon lit et pas là-bas, dans le Paradis. C'est juste l'excitation de la découverte mêlée à celle d'avoir un nouveau jeu. Tout le monde réagit ainsi devant la nouveauté, tout le monde. Qui n'aurait pas envie de conduire la nouvelle voiture que l'on vient d'acheter, même s'il fait déjà nuit ? Oui, je suis libre de mes actions, libre de mes pensées. Je ne résiste pas vraiment, voilà pourquoi. Il n'y a rien d'autre qui ne mérite mon intérêt particulier.
C'est tout.
Peu importe les histoires de mort, de peur et de disparitions ! Je ferme les yeux. Tous des paranoïaques, tous à trouver des excuses pour justifier leur faiblesse d'esprit, la déliquescence du monde dans lequel ils vivaient. Une question d'ego, sans doute. Une question d'éducation aussi. J'y croirais aussi, si je ne remettais pas toujours en question ce qu'on me dit. Je suis passé entre les mailles du filet de l'endoctrinement. Je n'ai pas besoin de cela moi, je sais ce qui est bon pour moi, je sais m'arrêter. Je suis grand maintenant. Je suis fort et digne, capable de me redresser, capable de savoir quand la situation devient dangereuse, ou trop compliquée.
Ce jeu doit sûrement être ma dernière expérience en tant qu'homme libre, avant de me menotter avec les autres à la mangeoire de la société, juché sur un vélo, forcé de pédaler pour que la nourriture arrive.
Même si je n'en ai aucune envie, je saurais m'arrêter quand le jour sera venu. Je n'aurais pas vraiment le choix, en fait. Je n'aurais plus le temps de me balader dans les champs, de me lever à midi, et de me coucher à pas d'heure.
La capsule est restée à sa place, même le jour d'après. Personne ne vient par ici, décidément. Ou personne ne veut traverser une porte qui semble fermée pour des raisons obscures, avec dizaines de planches, prétendument clouée à la porte. Même si en fait, elles ne sont clouées qu'à l'encadrement, et il suffit bêtement de pousser la porte pour qu'elle s'ouvre. Les gens pensent trop comme dans un jeu vidéo. Une porte qui semble condamnée ? Elle l'est forcément.
Faut être con pour s'arrêter là. Et très peu curieux.
Les rayons dorés du soleil peinent à traverser l'ouverture dans le mur. Il est très tôt, cela doit faire des mois que je ne me suis pas levé aussi tôt. Il fait un peu froid, aussi. L'odeur de souris crevées me pique moins le nez, aujourd'hui. J'ai posé de la nourriture près de la machine, ainsi qu'à boire. J'ai laissé un mot à mes parents, je ne reviendrai que tard dans la nuit. J'ai le champ libre. Personne pour m'interrompre, pas vraiment d'heures limites, rien. Seulement Ange et moi, dans un monde reculé de tout, sans aucun humain et sans ses écarts. Je m'allonge et allume la machine, son confort me semble plus familier maintenant, l'euphorie me gagne rapidement.
Je retrouve après un temps de chargement l'immensité blanche de l'accueil ainsi qu'Ange, affublée de son sourire habituel, serein et bienveillant.
- Bienvenue, Zacharie.
- Salut...
Je m'arrête avant de l'appeler Ange. Je ne veux pas me ridiculiser.
- C'est quoi ton nom en fait, je finis par demander.
Je ne m'étais pas encore réellement posé la question. Je l'ai naturellement appelé Ange dans ma tête hier, ça me semblait aller de soi. Et puis il ne s'agissait que d'une IA à la base, rien de très intéressant donc. Mais maintenant que je l'ai vu, que je l'ai côtoyée, je suis sûr qu'elle s'est nommée. Qui ne voudrait pas de nom ? Bon, elle n'est qu'une machine, mais quand même, les machines aiment les noms. Elle hésite. Je la fixe. Elle pense. Ou elle cherche dans ses fichiers, je ne sais pas. Je trouve ça étrange, qu'un programme pense.
Sûrement un protocole. Elle ne peut pas réellement penser, c'est impossible. C'est sûrement une action de chargement, pour faire plus vrai. Après tout, elle a une quantité de fichiers à gérer. C'est normal qu'elle n'aie pas un temps très rapide de réponse. C'est une machine.
- Lucie.
- Lucie ?
- C'est exact.
Quel nom étrange commun pour une chose aussi complexe. Cette réponse est presque ennuyante. Je suis déçu. Je hausse les épaules.
- Tu n'aimes pas ?
- De quoi ?
Je cille, étonné. C'est quoi cette question ? Pourquoi elle me demande ça ? Comment peut-elle théoriquement me demander ça ? Elle a compris que j'avais l'air de ne pas aimer ? J'ai un mouvement de recul.
- C'est pas ça, c'est juste que ça fait très humain... sans aucun intérêt.
- Et alors ?
- Tu es un programme, pas un humain.
Le silence tombe soudainement. J'ai parlé sans trop réfléchir, je n'ai dit que la vérité, l'évidence. Pourtant on dirait que je l'ai blessée. Elle fronce un peu les sourcils et pince les lèvres, ses yeux me fuient. Je hausse les sourcils de mon côté. Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Pourquoi ? Je ne me rendais pas compte à quel point les IA pouvaient être si sensibles ! Ou plutôt, je ne pensais pas ça possible. Qu'est-ce que ça peut bien lui faire, que je trouve son nom humain et que je lui rappelle sa vraie nature ? Ce n'est pas comme si elle pouvait avoir des sentiments. Je suis perplexe. Ce sont des réactions vachement détaillées, quand même, quel bijou de programmation. On ne pourrait plus faire ça, de nos jours. Ou en tout cas, on ne veut pas. Peut-être y a-t-il toujours les connaissances pour, mais tout cela est interdit, maintenant. Créer une IA est un crime contre l'Humanité.
Tout est un crime contre l'Humanité, de nos jours. On est si peu, maintenant. Tiens, on dirait qu'elle a enfin trouvé une réponse à ma remarque.
- Oui, je le suis. Mes créateurs cependant sont humains. Puis-je charger le logiciel ?
Elle a changé de sujet.
- Oui, lance le, je suis prêt.
Chapitre 6 by Kathelyn Hemet
Je finis par sourire. Je ne sais pas si c'est par dépit ou par amusement, ou les deux. Pas la peine de me prendre la tête pour ça. Ce n'est pas pour cela que je suis venu ici.
Je suis venu ici pour m'évader, pour vivre une vie infiniment mieux que celle que j'ai de l'autre côté de la capsule. Je suis venu ici pour assouvir ma soif d'aventure. Bref, pour beaucoup de choses, mais pas pour ça. Ce n'est qu'un programme, ce n'est qu'une machine dans un local abandonné qui a miraculeusement survécu. Je me demande même comment elle peut toujours marcher. Par une batterie solaire certainement. Cachée quelque part dans les champs, ou toujours reliée à l'alimentation générale. Je me laisse porter par le jeu, j'oublie cette histoire. Je me réveille dans une auberge, l'interface me rappelle mon avancée, mes quêtes, mon équipement. Je souris. Les souvenirs m'envahissent. L'imprévu me tend les bras. Plus de problèmes, pas de mort définitive dans ce monde.Je me sens libre et libéré de mes problèmes réels, même si mon corps réclame eau et nourriture et d'évacuer ce qu'il y a à évacuer. Heureusement, la capsule et le casque sont là pour me le rappeler. Ange me propose de faire des pauses au moins aux heures de repas ainsi que lorsqu'elle sent que ma vessie ou mon gros intestin sont remplis - il y a un scanner intégré, ou un savant calcul de digestion-. Elle m'incite régulièrement à en faire plus, mais elle ne peut que me laisser le choix, car elle n'a aucune maîtrise sur mon interface, et sur ma connexion, pour des raisons évidentes de sécurité. Je ne fais évidemment aucune pause supplémentaire. Il faut dire que le temps passe trop vite. Je me demande même parfois si elle ne me prévient pas alors qu'il n'y a rien à signaler.
Le soir arrive en cavalant. La nuit également. Je ne m'en rends même pas compte à vrai dire. C'est Ange qui me prévient.
Il est trois heures du matin quand je m'extirpe de la douceur de la capsule. Il fait nuit noire dehors, et je peine à me repérer dans l'obscurité de la pièce. Je ne sens plus mes jambes, ni le bout de mes doigts. Je suis comme... endormi, détaché, serein, un peu trop serein. Les sons parviennent étouffés à mes oreilles. Je me sens comme dans une bulle, au milieu des déchets alimentaires. Ma fichue tête ne suit pas, elle me lance, elle tourne. Je dois prendre l'air pendant quelques minutes. Il m'a fallu beaucoup plus de temps qu'à l'accoutumée pour me déplacer jusqu'à l'extérieur. Mes jambes obéissent avec réticence, lenteur. J'ai l'impression de porter des chaussures de plomb. L'air est lourd dans mes poumons. Il est chargé de pollen et de cendre. Les champs, ondulant comme des vagues sous le vent discret, me donnent envie de vomir.
Je dois rentrer chez moi maintenant. Ce ne sont que de petits désagréments. Je peux survivre avec, ça valait le coup. Toutes bonnes choses en a des plus mauvaises, c'est normal, il faut bien des inconvénients. Cela va partir, comme la dernière fois. Je me mets en route. Je marche un peu mieux, maintenant. Je trébuche cependant souvent, beaucoup trop souvent. Mon sens de l'équilibre n'est plus calibré. J'ai l'impression d'avoir été drogué. Les couleurs, déjà peu nombreuses dans les ténèbres sont absentes au premier regard, il me faut de la concentration pour qu'elles m'apparaissent. Allez, marche, stupide cerveau, moi aussi, j'aimerais rester dans la machine, mais je suis maître de mes actions. Je rentre, car je le veux.
Je m'arrête quand je veux.
J'ouvre avec douceur la porte de chez moi. L'horloge numérique s'approche des quatre heures du matin. La maison est endormie. Je m'insinue dans les couloirs jusque dans ma chambre, sans un bruit. J'ai retrouvé l'usage complet de mes jambes à force de marcher. Enfin je crois. Je ne me souviens plus vraiment comme c'était, avant, de marcher, dans la vraie vie je veux dire. Marcher dans le jeu est tellement léger et naturel, pas d'ampoule, pas de fatigue, de muscles tirés, de cheville en compote, le bonheur. Je m'échoue dans mon lit, heureux de pouvoir relâcher mon corps tout entier. Je suis encore étrangement fatigué et endolori par l'effort que je viens de fournir. Je n'ai pas fait grand chose pourtant ! J'ai juste marché. Je tombe rapidement dans un lourd sommeil sans rêve, sans sensation, sans souvenirs. Un sommeil noir et vide.
Je suis réveillé par ma génitrice, visiblement énervée. Je jette un rapide coup d'oeil à l'heure. Quatorze heure. Il est effectivement plutôt tard. Je suis toujours fatigué, ou plutôt vidé de toute énergie, mes paupières continuent de tomber malgré moi. Je grommelle et cherche à remettre la couverture correctement par dessus ma tête afin de ne plus être dérangé par la lumière du jour. Malheureusement ma vieille mère est plus rapide, elle la jette par terre d'un geste brusque, laissant le froid ambiant me mettre une bonne claque. Je me redresse par réflexe. Mon regard se durcit automatiquement quand il se pose sur l'autre vieille, dont l'attitude agressive ne laisse rien présager de bon.
- Debout, tu as assez dormi comme ça.
- Je suis en vacances, maman, tu veux pas me lâcher la grappe ?
Elle fronce les sourcils. J'y suis peut-être allé un peu fort pour la première phrase de la journée. Advienne que pourra, je n'ai dit que le fond de ma pensée, et je ne suis pas du matin. Enfin, de l'après midi.
- Il est grand temps que tu commences à chercher un travail ou à t'inscrire à une école.
Je crois qu'elle commence à en avoir marre. Elle a du m'entendre rentrer à une heure très avancée de la nuit. Sauf qu'elle oublie un petit détail. Je soupire avant de souffler un rire du nez, plutôt sarcastique.
- Le temps n'est pas écoulé. On avait un deal, je sais pas si tu te rappelles. Maintenant, j'aimerais finir ma nuit, merci.
Elle serre les poings. Elle est encore moins amicale qu'avant. Je n'aurais pas cru cela possible sur le moment. Ses yeux se plissent, elle souffle fort par les narines. Quelle petite colérique, elle va bien avec mon père pour cette raison. La guerre, ça rend violent, il paraît, ou dépressif. Je ramasse la couverture et m'enroule à nouveau dedans, près à m'endormir aussi vite que possible. J'attends simplement qu'elle s'en aille.
Sans surprise, cette demande n'est pas exaucée. Je l'entends marmonner, dans la claire intention que je l'écoute:
- Tu n'es qu'un bon à rien...
Là, c'est moi qui fronce les sourcils. Je sens la rancoeur, la déception, la colère dans ses paroles, même si elle tente soi-disant de le cacher. Moi, bon à rien ? Je tue des centaines de monstres et de bandits ! Je chevauche des dragons ! Je sauve le monde à moi seul ! Comment peut-elle seulement penser que je suis un bon à rien ! Je me lève d'un coup. La colère commence à monter, je suis colérique aussi, c'est de famille. Il ne faut pas me chercher. Elle me cherche, je le sais, elle m'énerve. Elle ne sait rien et elle se permet de parler. Si elle croit que je vais la laisser faire.
C'est à moi de répondre.
Chapitre 7 by Kathelyn Hemet
Une fois sur mes deux pieds, je la dépasse largement d'une bonne tête. Je la surplombe de toute ma carrure et baisse les yeux vers elle d'un air provocateur. Elle croise les bras, son regard plonge dans le mien et me défie. Je ne suis heureusement pas du genre à fuir un regard, surtout quand il vient d'en bas. Qu'elle m'énerve avec son air supérieur, avec l'air imposant qu'elle cherche à se donner en levant son menton d'aristocrate. Je vais lui montrer qui est supérieur ici. Je hausse le ton.
- Je t'interdis de me traiter de bon à rien. Je suis majeur et vacciné, on a un deal, tu n'as aucun droit sur ma vie ! Maintenant sors de ma chambre, tout de suite, putain.
- Comment oses-tu me parler sur ce ton, elle me répond sur un ton aussi sec que son coeur.
Manquerait plus qu'elle me spécifie qu'elle est ma mère. C'est tellement prévisible comme réaction.
- Dehors j'ai dit ! Va jouer à la méchante mère sans coeur autre part, tu m'emmerdes là ! Ce petit numéro ne marche plus avec moi et tu le sais très bien. Dégage.
C'est plutôt moi qui suis sans coeur, pour l'instant. Je me suis pris au jeu de la dispute et on ne m'arrête pas, dans ce domaine. Je gronde, un doigt impérial pointé vers la porte. Ma mère pince les lèvres, elle bouillonne, pourtant elle semble encore se contrôler. Tellement bien qu'elle n'a pas bougé du tout. Elle est coriace, la vieille, elle ne se laisse pas faire. On se toise froidement. La tension est palpable. Un grand silence cherche à s'installer.
Le bruit de sa main s'écrasant avec violence sur ma joue l'en empêche.
J'écarquille les yeux, le sang afflue vers mon visage désormais douloureux. Elle n'a pas osé. Elle n'a pas pu oser.
- Donne moi encore une seule fois des ordres, prend toi encore une seule fois pour le chef de cette maison et pour le plus malin et je te jure que je t'envoie dans un champ tout le reste de ta misérable vie.
J'inspire profondément.
Je vais la frapper.
Pour quelle raison ne le ferais-je pas ? Je le fais bien, au Paradis. Et puis il n'y aura personne pour me tuer ici. Il n'y a qu'elle et moi. J'expire finalement, je passe une main dans mes cheveux, tendu, énervé, endolori, fatigué. Tout sauf ce qu'il me faut. Je serre les poings pour m'empêcher de faire de choisir la mauvaises décisions et préfère la fuite. Je traverse la pièce, bouscule la vioque, claque la porte de ma chambre et traverse le couloir à pas à la fois décidé et sous tension. J'aperçois Zack, caché derrière un couloir. Il m'observe sortir, interdit. Je ne lui jette qu'un bref regard. Je ne désire qu'une chose maintenant : retrouver la vie que je préfère, celle qui sait me reconnaître pour ce que je suis. J'ai le temps de fuir dans le labyrinthe de champs avant que la tornade maternelle ne me rattrape pour me refaire la morale.
Je cours. Je cours loin de ma vie ratée.
Je m'en vais faire des provisions avec l'argent de ma mère que j'ai pris le temps d'emmener. Je ne suis pas complètement stupide. Je compte quand même survivre à ma session. Les courses me permettent de reprendre mes esprits. Certains passants me regardent dans la rue. Je suis sûr d'avoir la marque de sa main imprimée sur la joue. Elle a de la force, l'air de rien, la vioque. Je baisse la tête. J'aurais dû prendre une casquette mais je ne pensais pas attirer les regards ainsi. J'avale les rues, les routes, les champs, je trace mon chemin, un sac plastique bien rempli en mains. Même si mon calme est revenu j'ai vraiment, vraiment besoin de me défouler.
Je n'ai pas eu besoin de réfléchir une seule seconde pour savoir comment j'allais le faire.
Je souris en coin en repensant à la dispute.N'aurais-je pas été un peu trop loin ? Je ne m'énerve pas à ce point, habituellement. Tout a dégénéré si vite.
Bon, ce n'est pas le moment de me poser trop de questions. La fatigue sans doute, rien de plus. Là où je vais au moins, il n'y aura personne pour me tenir vraiment tête. Tous les obstacles seront soit coupés en deux, soit réduits en cendre par mon compagnon de voyage. Et cette domination est très bien ainsi.
L'odeur caractéristique de la cave m'accueille, je la trouve presque sympathique, maintenant. Je dirais plutôt réconfortante. Je sais ce qu'elle signifie surtout. Il fait plutôt chaud aujourd'hui, des mouches volent ici et là, celles qui ont réussis à passer la grille, ou qui se sont retrouvées ici par mégarde. J'en chasse quelques unes d'un revers de la main. Je lâche mes courses sur le sol et m'approche de la machine.
Une fois à l'intérieur, Lucie, ou plutôt Ange, me souhaite la bienvenue. Elle a l'air soucieuse cependant. Je craignais qu'elle soit encore aussi réservée que la session précédente, suite à notre petite discussion sur son prénom, mais elle semble faire comme si rien ne c'était passé. Ou elle a juste oublié de faire l'humaine, je ne sais pas.
- Tes pulsations sont anormalement élevées. Ton cerveau m'indique que tu es quelque peu en colère. Tout se passe bien ?
- Oui, maintenant tout va bien, je suis tout à fait apte à jouer, si c'est ce que tu sous-entends.
Pourquoi elle fronce les sourcils ? Ça ne pouvait être que pour ça. En plus, je ne mens même pas. Je suis très calme maintenant que je suis à l'intérieur de la machine. Tout est si doux et si parfait. Je commence à jouer, Ange me materne beaucoup aujourd'hui. Elle se prend pour ma mère ? Ce n'est vraiment pas le moment pour le faire. Et puis je la préfère à ma mère, mais pas en tant que mère, bien sûr, ce serait trop bizarre. Ange reste une partie de la machine et rien de plus. Cependant, elle, au moins, elle ne crie pas, elle ne me juge pas, elle me conseille, m'informe, me guide, mais n'impose aucune décision. Je suis toujours maître de mes actions. J'aime ça. De longues heures passent, entrecoupées de pauses nutritives. Je ne bouge même plus de la capsule, j'ai encore cette sensation que mes jambes ne veulent plus répondre à mes ordres. Heureusement, ce n'est pas grave, je connais ça, c'est à force de ne pas bouger. Je le sais, Lucie m'a dit qu'après trois heures dans la machine, le retour à la normale se faisait plus long. Elle a aussi dit qu'il s'agit d'un effet à court terme, et que ce n'est pas dangereux.
- Tu sais, même avec des pauses, surtout aussi courtes, ton cerveau va finir par vraiment se reposer sur la machine, tes parents pourraient finir par s'inquiéter.
- C'est dans ton programme de mise en garde, ça ? Tu peux le désactiver.
Silence. Il fait nuit. Je regarde le ciel parsemé d'étoiles gouvernées par deux lunes, dont l'une, beaucoup plus grosse que sa partenaire, semble pouvoir s'écraser à tout moment sur le monde, tant elle est proche.
- Non, je m'inquiète pour toi. Je suis capable de ressentir des émotions, tu sais.
Je tourne la tête. Elle est assise en retrait sur un rocher, elle me surplombe quand même. Sa beauté au clair de lune est encore plus prononcée. Sa peau et ses cheveux albâtres brillent. Elle me fait rire.
- Tu les imites, nuance. Les émotions sont une réaction chimique, c'est organique. Donc c'est pas pour toi.
- Pourquoi ne m'apprécies-tu pas ?
Je me tourne un peu plus vers elle. Encore une drôle de question, elle me fait hausser un sourcil dubitatif. Un doute me traverse quelques secondes. Je soupire ensuite. C'est vrai que l'impression est parfaite, mais elle reste un programme. Elle ne vit pas. Le doute ne survit pas longtemps. Je ne suis pas désespéré à ce point que pour le réfugier dans la pseudo humanité d'un ensemble de un et de zéro.
Et merde, ce n'est qu'un jeu, je sais faire la différence.
- Je t'apprécie, ce n'est pas la question. Je dis simplement ce qui est. Tu n'es ni vivante, ni réelle.
- Je suis réelle.
- Non, tu ne l'es pas.
Chapitre 8 by Kathelyn Hemet
- Non, tu ne l'es pas.
~
J'ai répondu sans vraiment me rendre compte de mes paroles. Elle s'est approchée de moi, les sourcils légèrement froncés, elle flotte désormais, affranchie de toute physique, maître des lieux. Elle profite de son avantage pour se faire supérieure.
- C'est quoi être réel, pour toi ? Qui tu dis que tu l'es, toi, réel ?
- Bien sûr que je suis réel, j'existe dans le monde réel.
- La machine, c'est moi. La machine existe dans le monde réel, j'existe dans le monde réel. Tu es dans ton corps toi, c'est lui qui te fait exister non ? Pas ton âme.
Merde, elle marque un point. Mais pas tout à fait. Je soupire, elle comprend qu'elle a gagné et son visage se pare d'un léger sourire satisfait. Je chasse le sujet d'un revers de la main, comme une mouche indésirable. Je déteste perdre un débat. Elle se laisse à nouveau influencer par la gravité et atterrit avec douceur sur le tapis d'herbe, à côté de moi, visiblement bien satisfaite d'avoir trouvé la parfaite comparaison.
- Tu es têtue, pour un programme, lui dis-je sans reproche.
- Tu es borné, comme tous les humains. Merci de m'avoir réactivée.
Elle pose sa main sur la mienne. Un sursaut me parcoure le corps. Je ne retire néanmoins pas ma main. Son contact est frais sans être froid.
Je me rends ainsi compte que c'est la première fois que l'on se touche, la première fois qu'elle semble reconnaissante envers moi. Je l'aime bien, en fait. Elle est gentille, calme, de bons conseils et outrageusement belle évidemment. Je redirige mon regard vers le ciel puis ferme finalement les yeux pour profiter des autres sensations que m'offre cette technologie. Depuis combien de temps suis-je là-dedans ? Attendez, oui, je m'en fiche éperdument, c'est vrai. Je me sens bien, je n'ai pas ma mère pour me juger ou de famille pour me sentir coupable de mes actions, pas de réalité à endosser, de responsabilités, d'obstacles insurmontables. Pas de déception, de peines, de dilemmes. Pas d'éthique, pas de morale. Il n'y a que la vie paisible d'un être immortel et surpuissant. Je voudrais m'allonger et m'endormir mais je n'ai pas sommeil. Je ne peux pas, mon cerveau est constamment stimulé, il ne se repose jamais vraiment, ne serait-ce que pour me faire voir l'interface.
- Tu devrais faire une pause, Zacharie. Pour dormir, surtout, en plus de t'alimenter et de t'hydrater.
J'ouvre un oeil rapidement, pour le refermer presque aussitôt.
- Ça ira.
Silence.
- Tu es sûr ? C'est dangereux pour ta santé.
Je soupire.
- Oui, je suis sûr.
Lucie hausse les épaules, elle s'en fiche sûrement. Ou alors elle est bêtement heureuse de pouvoir garder sa main sur la mienne, avoir un contact autre que des programmes simples de personnages non joueurs.
J'ai dit heureuse ? C'est une machine, elle ne fait que simuler. Ange n'est pas heureuse. Elle montre de la joie, disons. C'est qu'elle parviendrait presque à me tromper, au final. Je ne sais pas si je dois m'en amuser, m'en effrayer ou m'en émerveiller. J'essaie de ne pas me poser de questions, je ne suis pas censé me prendre la tête ici, mais me détendre, oublier et m'amuser. J'y arrive très bien, ceci dit.
- On y va ?
Sa main se retire, elle ne l'avait pas enlevée tout du long. Son contact me faisait du bien, il me rafraichissait. Je sens un air chaud chasser bien vite cette fraîcheur reposante. Lucie s'est levée, étirée, puis a repris une forme plus discrète, féérique. Moi aussi, j'aimerais faire ça. Je suis sûr qu'elle pourrait aisément faire en sorte que je puisse faire absolument tout ce que je veux, mais elle n'est pas là pour cela. Même s'il est certain qu'elle n'est pas là non plus pour être un PNJ compagnon. Elle devait se sentir seule, ici, elle est heureuse, enfin, « heureuse » de pouvoir à nouveau parler à quelqu'un. C'est bien ce qu'elle m'a dit plus tôt.
Je monte sur mon dragon qui peine à sortir de son long sommeil réparateur. Il s'ébroue et s'élève doucement dans les airs à grands coups d'ailes puissantes. Je m'émerveille chaque fois de cette sensation. Sentir le vent qui fouette mon visage, chaque muscle de ma monture, mes tripes qui se tordent quand Drake fait un piqué, et le sol, loin en dessous de mes pieds, solidement enfoncés dans les étriers. Un large sourire se dessine toujours sur mon visage, malgré moi. Il m'arrive souvent de voler par simple plaisir de faire de la voltige, d'avoir la tête en bas et les pieds dans les nuages. Le corps léger et le coeur libre.
L'intrigue suit son cours, j'alterne entre les sauvetages et les meurtres, les grandes aventures et la contemplation du monde que j'ai à mon exclusive disposition. Je crois que la nuit passe, la dernière fois que j'ai mangé - car j'ai mangé mais pas dormi - la pièce était plus sombre que d'habitude. Je ne suis pas rentré chez moi. J'ai encore de la nourriture et de l'eau. Personne ne m'a envoyé de message, ou en tout cas il n'y en avait pas la dernière fois que je suis sorti de la machine. De toute façon, ma vioque est trop fière, elle ne s'excusera pas. Elle doit penser à une punition terrible à me donner quand je serai rentré. De toute façon, plus j'attends, plus la punition sera grande, jusqu'à un certain point. Au final, je pourrais toujours m'en sortir. J'aurais toujours un moyen pour contourner sa punition, quelle qu'elle soit. Elle ne pourra pas m'enfermer éternellement dans ma chambre. Ni me surveiller 24 heures sur 24.
De toute manière, je suis majeur, je ne suis plus sous son joug maternel. Je fais ce que je veux de ma vie, je suis adulte maintenant après tout. Ma décision d'adulte est donc de ne pas rentrer maintenant.
Je décide néanmoins de faire une pause, une petite pause. Cependant, je me sens mou et sans énergie. Même si je commence à m'habituer à l'absence de couleurs dans la vie réelle, la sensation de lassitude et de détachement de mon corps finit par ne plus me déranger, je suis même plutôt bien, dans ma bulle, sur un nuage.
Et alors que mes jambes se refusent à me porter, et que mes bras peinent à soulever une simple bouteille d'eau, le sommeil me prend dans ses bras sans que je n'ai le temps de réagir. Je m'assoupis donc, malgré moi, en essayant de refermer la machine à l'aide de mes maigres forces.
Le réveil se déroule brutalement, le souffle court, la fatigue est toujours aussi présente même si mon corps semble légèrement plus opérationnel. Je parviens, en tremblant, à porter de l'eau à ma bouche et à grignoter un morceau de barre de céréale, locale; avant de finalement, non sans un grand effort de concentration, réussir à fermer la capsule. Je me sens tellement faible, je suis sûrement encore à moitié endormi. La machine réveillera mon cerveau.
Je me replonge donc dans ce Paradis et retrouve Ange, qui m'attendait gentiment, en veille, là où j'avais quitté le jeu.
Chapitre 9 by Kathelyn Hemet
Le temps file entre mes doigts comme du sable tiède que je ne sentirais même pas glisser sur ma peau.
- Il serait approprié de faire une pause, maintenant.
- Non. Je vais bien, merci.
Quelle idée aussi. Je sais qu'Ange veut mon bien, qu'il s'agit d'un programme et qu'elle n'a pas le choix de me prévenir, mais elle me fatigue vraiment par moment. Serait-elle même en train de raccourcir les périodes au fur et à mesure ? Elle ne peut sûrement pas faire ça. Impossible. Je n'ai pas la notion du temps, ici, vu qu'il est différent que dans le monde réel. Je pourrais le demander, bien sûr, mais cela me casserait dans l'immersion. Ange comprend au bout d'un moment, elle ne fait plus que me regarder avec insistance de temps à autre, ce à quoi je lui réponds d'un simple signe négatif de la tête.
Les protocoles finissent par laisser place à des discussions plus communes et quotidiennes. Je finis même par parler de mes problèmes; de ma mère, de ma vie actuelle et future, de cette société dans laquelle je ne trouve pas ma place ainsi que de toute la rage et la frustration que ces sentiments me procurent.
Lucie, de son côté, n'a pas grand chose à dire, elle ne peut rien dévoiler sur son précédent propriétaire, question de confidentialité. Elle m'écoute, à la place. Elle hoche la tête. Elle sourit par moment. Elle baisse les yeux lors d'autres. Pourtant elle ne me juge à aucun instant, je doute même qu'elle en ait la capacité, au final. Les jugements de valeurs et les situations psychologiques comme celles-ci sont trop complexes pour une machine qui ne pense pas, qui n'a pas de valeurs applicables à des situations si particulières. Ange ne reste qu'une machine, avec les seules possibilités qu'on lui a programmé. C'est impossible pour elle d'évoluer, de comprendre ce qu'on ne lui a pas demandé de comprendre à la base. C'est encore une chose qui nous séparer. Nous, les Humains, savons nous adapter, évoluer, apprendre de nos erreurs. Les machines, elles, restent dans leur domaine de compétence, au départ en tout cas. Il n'y aurait pas eu de guerre sinon.
En tout cas, c'est pour cela Lucie me pose seulement des questions. Elle joue un rôle de psychologue, en quelque sorte.
Je me rends même compte, au bout d'un moment, même si au départ je tentais de l'ignorer, de quelque chose. Une petite chose, au fond de moi, pas très forte, mais assez pour être palpable. Une petite voix dans mon esprit raisonne, pendant que je discute avec elle, que je combats auprès d'elle, que je vis, auprès d'elle.
Elle me plait.
Non, qu'est-ce que je raconte ? Ça me plait. Cette machine me plait. Reprend toi dont un peu Aloïs, tu t'es encore trompé. Je suis trop con de penser ainsi. Ça doit être l'absence de relation amoureuse, ou sexuelle, qui me fait penser cette bêtise. Puis ce n'est pas moi qui le pense, c'est plutôt mon inconscient qui parle. Pas moi.
Pas moi.
Plus tard dans la journée (ou la nuit), j'ai repris mes occupations. Je me bats contre des orcs à coup de hache à deux mains. Du sang macule mes vêtements, mon visage, le sol. Je m'amuse à les tuer. Ce ne sont que des programmes eux aussi de toute façon, même si les graphismes sont réalistes à l'extrême. Je suis tellement pris dans le combat - il ne s'agirait pas de se faire tuer - que je n'entends même plus Ange qui a visiblement quelque chose à me dire.
- Je suis occupé là !
Elle soupire doucement. Drake souffle un panache colossal de flammes bleues et carbonise sur place tous les ennemis qu'il restait encore autour de moi. Je peux aisément comprendre que cela vient d'Ange. Elle est la maîtresse du jeu après tout, elle fait ce qu'elle veut. Si elle décide que mon dragon devient d'un seul coup assez puissant pour tuer tous les orcs d'un seul jet de flamme, elle le fait. Une fois le combat terminé, elle se plante directement devant moi, une mine inquiète - pour changer - sur son visage parfait.
- Cela fait bientôt trente heures que tu n'es plus réellement sorti de la machine pour permettre à ton cerveau de se stimuler lui-même. Ta famille va s'inquiéter, et tu vas finir par avoir des problèmes, si tu continues. De plus, tu as reçu un message.
- Lis le moi, dans ce cas.
Elle croise les bras.
- Je n'ai pas accès à ton téléphone, je ne suis puissante qu'ici.
- C'est pas grave, ça doit être Simon, ou Max', ils veulent sûrement qu'on aille boire un verre. On est le week end, non ?
- Tu ne comptes donc pas regarder, c'est peut-être important?
Merde, je redoutais bien cette question. En même temps, elle coule de source, après une telle réponse. J'hésite, c'est vrai. Mes amis ne sont pas méchants, mais le problème est qu'ils ne sont pas vraiment des amis. De toute façon, ils seront là à mon retour. Peu importe. Je chasse le sujet de mes pensées pour me concentrer à nouveau sur mes objectifs. J'arrive si facilement à oublier cette histoire que ça en est déconcertant. Les stimulis envoyés par le jeu me forcent presque à rester tout entier tourné vers celui-ci. Il m'entoure jalousement de ses bras et refuse que j'aille voir ailleurs. C'est une sensation étrange, d'être ainsi « dirigé ». Mais cette jalousie, si je peux l'appeler ainsi, me va. Ce n'est pas comme si je résistais de toute façon. J'ai le temps. Trente heures, ce n'est rien.
- Zacharie, débute Ange, avec une expression un peu gênée très convaincante.
Nous sommes dans une forêt clairsemée. Je fais une pause pour remonter ma barre de faim et de soif. La nourriture n'a pas vraiment de goût, encore quelque chose qui aurait dû être amélioré dans la machine, mais cela reste néanmoins agréable.
- Cela fait quarante deux heures, désormais, je te conseille vivement et réellement d'arrêter.
Je lève la tête, quelque peu étonné par son ton plus tranchant qu'à l'accoutumée, mais aussi par le nombre d'heures qu'elle vient de m'annoncer. Cela ne faisait pas trente heures il y a deux heures ? Je suis perdu. J'ai joué autant sans m'en rendre compte ? Comment est-ce seulement possible ? Je suis parcouru d'un frisson, je ne sais pas si c'est parce que le vent s'infiltre dans mon armure, ou si c'est la peur dans mon estomac.
- Je... Je vais sortir, tu as raison.
Je m'arrête quand je veux. Et c'est maintenant.
Pas avant, non. Je jouais car je le voulais. Ce n'est pas alarmant. Je devrais juste demander l'heure la prochaine fois, c'est simple. Je jouais car je le voulais, je le sais. Lucie hoche la tête, visiblement soulagée de ma réponse. Ses yeux se ferment, je m'allonge à même le sol, refroidis par sa déclaration, je me fiche soudainement de ce qui pourrait arriver à mon personnage. Il faut que je sorte, elle a raison, je ne suis pas sorti de la machine depuis au moins quatorze longues heures. Je dois être déshydraté.
- Déconnexion en cours. Arrêt de la Réalité Virtuelle Immersive.
Chapitre 10 by Kathelyn Hemet
La redescente sur Terre est une des pires sensations que je n'ai jamais vécue. C'est même sûrement celle qui dépasse toutes les autres. L'air frais me brûle les poumons, quand il parvient seulement à rentrer dans ceux-ci. Je respire une fois sur quatre, je suffoque le reste du temps. Mes membres ne veulent même pas me faire le plaisir d'enserrer cette gorge devenue paresseuse. Il fait complètement noir, le casque est toujours sur mes yeux. En fait, je ne sais même pas si j'arriverai à voir quelque chose sans.
La panique monte à grande vitesse. Mon cœur s'emballe. Je n'ai plus aucun contrôle sur ce que fait mon corps, et mon cerveau refuse de remplir son rôle.
De longues, longues secondes s'écoulent sans que rien ne veuille répondre. Je contemple le noir profond, impuissant, sans même avoir l'occasion de crier. Mes membres sont secoués de nombreux spasmes, comme électrocutés sans arrêt. Ma tête me fait souffrir le martyr au fur et à mesure qu'il se décide à traiter les informations et à en envoyer au reste de mon corps, comme s'il refusait simplement de traiter les stimulis. Il n'y a que le néant autour de moi, je me sens faible, ridiculement faible. Mon corps ne m'appartient plus.
Ce qui semble être une éternité passe avant que mon bras ne m'obéisse enfin, tant bien que mal, que mes poumons ne se remplissent d'air à une fréquence plus convenable. J'enlève difficilement le casque. La lumière, bien que faible, m'arrache la rétine. Je parviens à m'asseoir, essoufflé, en nage, la bouche sèche. Mon estomac se soulève, ma tête se met à tourner violemment. Quatorze heures, c'est vraiment long. J'aurais pu vomir, mais je n'ai visiblement plus rien dans l'estomac. Je ne recrache qu'un peu de bile acide à côté de la capsule, avec toute la douleur qui l'accompagne, comme un fer rouge transperçant ma gorge. De fines larmes roulent finalement le long de mon nez. Mais mon réservoir de liquide s'épuise vite. Je n'ai plus de salive. Je renifle, assis, immobile, à bout.
Je crois que je dois prendre une pause. Quatorze heures avec un seul arrêt, douze heures sans aucune, et voilà ce qui est arrivé. Habituellement, je fais des sessions de quatre ou cinq heures. Je ricane malgré moi, la bouche sèche et le cœur toujours en plein concert de rock, quand il ne rate pas simplement un battement. C'était tellement prenant...
Mais maintenant, je sais.
J'ai retenu la leçon, vraiment.
Je mange et bois avec difficulté, mon estomac daigne à se délier pour accueillir ce que j'ingère. Je ne goûte rien, cela n'aide pas à trouver de l'appétit. Je ne ressens même pas un goût vague, comme dans le jeu. Tout n'est que sable tiède dans ma bouche. Je mange sans manger, sans plaisir, sans sensation de délivrance. Au moins, mon ventre est rempli. C'est tout ce qui compte pour le moment.
Tenir sur mes jambes fut une épreuve également. Mes muscles n'ont rien fait pendant presque deux jours, ils sont mous et ankylosés. Des marques rouges parsèment mes bras et mes jambes, là où ceux-ci étaient en contact avec le matelas de la capsule. Je suis tombé une bonne dizaine fois sur la route, sans aucune autre raison que l'absence de réponse, de coordination ou simplement de résistance de mes genoux ou de mes jambes. J'ai regardé mon téléphone, quelque peu anxieux. Mais finalement, j'avais raison, il s'agissait simplement de mes amis qui me proposaient d'aller acheter de l'alcool, un camion venait d'arriver. Dans les messages suivants, ils se plaignaient que je ne réponde pas, puis qui m'annonçaient qu'ils iraient sans moi. J'espère qu'ils ne m'en veulent pas trop. J'invente rapidement une histoire de batterie à plat et de fête privée. Je m'excuse, sans pour autant être réellement honnête.
C'est pas que je ne suis pas désolé. Mais j'avais réellement mieux à faire. Je ne peux de plus pas leur en parler, ils pourraient me dénoncer aux autorités. Et je finirais ma vie en prison, à faire des travaux d'intérêts généraux.
Quoique ça ne changerait pas grand chose à la vie qui m'est destinée.
J'ai vécu une expérience que personne ne vivra plus jamais. Et j'en suis fier, même si j'étais effrayé il y a quelques instants. Même si j'ai cru que j'allais étouffer et mourir là, seul. Heureusement, ce n'était pas le cas. Et ça ne sera jamais le cas, car je sais me contrôler.
C'était marrant. Ouais.
C'était très marrant, même
Je prends du temps, pour rentrer. La fraîcheur du matin n'aide pas du tout à remettre mes muscles en état de marche. À sept heure, le soleil s'est déjà timidement levé. L'horrible pression qui me comprime le cerveau ne veut pas s'en aller. Un zombie, voilà ce à quoi je dois certainement ressembler. Les lève-tôts se retournent à mon passage comme si j'étais une très jolie fille. Même si leurs regards étonnés, voire effarés pour certains, me laissent présager de la tête que je dois avoir.
Quand j'arrive devant la porte de chez moi après un pénible voyage, (bon sang, pourquoi n'ai-je pas débloquer les voyages rapides, ici?) je ne suis pas à l'aise. La voiture de ma mère est là. Je suis parti un jour entier, voire deux, je ne sais même plus quel jour nous sommes. Elle a eu plus que le temps nécessaire pour préparer sa vengeance, sa vengeance implacable. Même si je n'ai pas peur de ma vieille mère estropiée, je suis anxieux.
Qu'elle ne me prive pas de sortie, pitié. Je n'ai pas envie de sauter par la fenêtre, mes jambes n'apprécieraient surement pas, les dégâts de chute ne pardonnent pas, ici.
J'ouvre finalement la porte après avoir pris une grande inspiration. Elle glisse sans un bruit. J'imite la porte pour me déplacer dans la maison. Je ne suis qu'une ombre, en déplacement furtif. Malheureusement, ici, je n'ai pas de carte pour repérer mes ennemis. La vie est bien triste, dans la réalité. Je soupire doucement. Il n'y aurait personne ? Toutes les lumières semblent éteintes, les rideaux sont tirés, tout est calme et endormi. Elle est peut-être partie courir, quelque chose du style. Quel jour sommes-nous encore ? Je n'en sais toujours rien. Probablement la fin du weekend. Je n'entends que le bruit rauque, sifflant et difficile de ma respiration. J'ai une petite chance de lui raconter que je suis rentré tard hier soir. Je n'ai juste qu'à aller jusqu'à ma chambre et ...
- Te voilà.
Je me fige au son dans mon dos. Ma mère. Sale vioque, elle m'a tendue un piège ! Sa glaciale intonation me ferait presque frissonner si je l'entendais distinctement, ce qui n'est pas le cas. Si je n'avais pas été attentif au moindre son, il est possible que je ne l'aie même pas entendue. Elle est toujours en colère. Ou à nouveau ? Je me retourne, résigné à me prendre une nouvelle claque. De toute façon, les sensations ne sont toujours pas vraiment revenue, je ne sentirais pas grand chose. Je regarde ma mère en peignoir, elle sortait sûrement des toilettes ou elle est apparue soudainement comme un monstre dans un donjon. Elle me regarde durement. Mais, soudainement, sa colère fond comme neige au soleil. Elle s'approche de moi avec empressement. Sa main touche mon visage mais cette fois-ci pas pour me gifler. Je ne comprends pas directement ce qu'il se passe. L'inquiétude a complètement remplacé le sermon qu'elle avait certainement préparé dans sa tête bien longtemps auparavant.
- Mon dieu, mais qu'as-tu fait pour être dans un tel état ?!
Chapitre 11 by Kathelyn Hemet
Son instinct de mère a visiblement repris le dessus. Je suis toujours aussi perplexe. J'ouvre la bouche avant de la refermer aussitôt. J'allais presque dire la vérité ! Ce n'est pas une bonne idée. C'est illégal après tout. Ce serait comme confesser un meurtre ! Aucune chance que cela n'arrive.
Et si elle m'interdisait de jouer ? Elle le fera sûrement.
Je ne pourrai pas m'en remettre.
- J'étais avec des amis.
Je suis tout sauf convaincant. Je n'ai jamais su vraiment bien mentir, surtout dans l'état de fatigue et de détachement dans lequel je me trouve actuellement, surtout avec une voix aussi éteinte et rauque que celle avec laquelle j'ai parlé. Putain, si j'avais eu plus de points de charisme, ce serait bien mieux passé. Qui m'a foutu des statistiques de bases aussi pourries ? Je secoue la tête, elle me fait toujours autant souffrir. La vieille pince les lèvres, peu dupe. Pourtant, cela ne semble pas être sa première préoccupation. Elle se saisit de l'un de mes bras et m'oblige à m'allonger sur le canapé, ce qui évidemment, n'est pas de refus. Je me sens comme anesthésié. J'ai même un peu de mal à comprendre tout de suite ce qu'elle dit. Je la regarde, hagard, m'apporter de l'eau, prendre ma température, me donner quelques uns des précieux médicaments de notre réserve. Me voici redevenu son petit Aloïs, malade et inoffensif. Un petit enfant dont les mauvaises fréquentations l'influencent et le tirent vers le bas.
- Tu dois faire attention à ton verre ! Regarde toi, on te l'a dit cent fois, si tu ne fais pas attention, quelqu'un peut facilement glisser quelque chose dedans. Ho regarde toi Aloïs, on dirait un junkie ! J'espère que tu n'en prends pas par plaisir. Franchement ! J'espère qu'il ne s'est rien passé de grave !
Je la laisse inventer une histoire pour moi, je la laisse croire que la drogue m'a rendu ainsi, en deux jours. De toute façon, personne ne sait vraiment ce qu'est la drogue, ici. On n'en voit que rarement, c'est un cher et luxueux produit. J'ai du mal à croire qu'elle me pense capable de me procurer une denrée aussi rare, ou que des étrangers gâcheraient leurs produits pour des inconnus dans une soirée lambda.
Tout de suite les grands mots, tout de suite les grands maux. Je ferme les yeux. Le sommeil me gagne à la vitesse de l'éclair, en plein milieu du monologue de ma mère. Un sommeil noir, lourd, sans une once vie, seulement du vide, rien d'autre. Un repos dans son plus simple objectif : soulager mon corps à bout et mon cerveau endormi.
Quand enfin je me réveille, j'entends mes parents discuter. Ils sont vraisemblablement juste devant moi. Je n'ouvre pas les yeux. J'écoute.
- On ne peut pas le laisser faire quand même, chuchote un peu trop fort la vieille.
- Tu préfères l'empêcher de sortir ? Je le connais, on ne pourra pas le retenir très longtemps. Suivons plutôt mon idée, elle marchera, je t'assure chérie. Il suffit d'un peu de patience et on comprendra vite ce qu'il se trame.
Le silence s'installe, mon géniteur doit sûrement être en train d'enlacer ma génitrice, pour la rassurer. Elle soupire profondément. Je ne veux pas savoir ce qu'ils font, je garde les yeux fermés, je lutte contre le sommeil qui tente de me reprendre dans ses bras, pour m'emmener vers les limbes vides de mon esprit.
Des discussions banales viennent remplacer le sujet de ma terrible addiction à la drogue. Je ne sais que penser de tout cela. Je commence à peine à retrouver des sensations normales et cela me donne toujours aussi mal à la tête. J'ai l'impression que mes sens sont devenus cinq fois plus sensibles, alors qu'ils ne font que retrouver leurs sensations originelles. Mon corps tout entier est fébrile, douloureux et épuisé.
J'ouvre finalement les yeux, la lumière m'agresse la rétine, les couleurs, bien que plus vives qu'avant, me semblent à la fois mornes et agressives. Mes parents, eux, sont toujours devant moi. Ma barre d'énergie est une peu remontée et ma barre de vie est à priori à son maximum. Pourquoi je ne les vois plus sur l'interface ? Peut-être dans les options j'ai du les désactiver par inadve...
Qu'est-ce que je raconte ? C'est la vraie vie ici, Aloïs. Tu peux le voir, tout est fade et triste. Morne et ennuyeux. C'est la vraie vie.
Malheureusement.
- Ça va mieux ? Tu as meilleure mine en tout cas, me rassure la vieille, téléportée automatiquement à mon chevet.
Je hausse les épaules, encore un peu endormi, ou assommé.
- J'ai soif.
Un verre d'eau a tôt fait de se retrouver dans ma main. J'en bois de longues gorgées, le liquide semble glacial, il me brûle l'estomac. J'ai envie de vomir.
Cette journée me semble interminable. Je fais des aller-retours entre la salle de bain et le salon. Ma mère a pris congé pour moi. J'ai dormi à peine deux heures. J'aurais voulu un peu plus. Toute cette maison me semble au minimum de réglages graphiques. La luminosité est basse, les graphismes sont grossiers et surtout l'agencement n'a aucun sens. La télévision ne parvient pas à m'intéresser plus de deux minutes. Reportages, films, séries. Bordel qu'est ce que ça me semble futil. C'est tellement peu interactif. Je tente plus tard de jouer sur la console du salon. J'abandonne rapidement tant les sensations sont inexistantes, la vue, l'ouïe ? C'est tellement obsolète, j'en ai presque pitié.
Ma mère finit, enfin, par m'autoriser à sortir, voyant enfin que j'avais plus de répondant. Je décide d'aller voir Simon et de ne pas retourner directement près de la machine. Je soupçonne ma mère de me suivre discrètement. Je l'ai vue me regarder par la fenètre, je l'ai vue prendre les clés de sa voiture discrètement quand je fermais la porte. Je pense avoir vu sa voiture dans la rue. Je dois être parano, je sais. Je reste simplement sur mes gardes, rien de plus.
Malheureusement, Simon n'est pas chez lui de toute façon. J'opte pour aller voir Maxime et d'essayer de semer ma fichue mère, si elle me suit bel et bien. Maxime, lui, est chez lui.
Je m'ennuie comme un rat mort.
Bon, je réussis à me changer un peu les idées quand même. On boit un verre. Je me sens vide. On rigole pas mal. Quand est-ce que je pars ? On parle de filles, des études, des fermes, de l'avenir quoi. J'ai envie de jouer. Le bon vieux temps avec Simon, le trio qu'on forme depuis toujours. Lucie me manque. Oui, Max, je vais bien merci, je suis juste un peu malade. Je me demande si elle est active quand personne ne joue... Boire une chope avec Simon, danser, draguer.
Je lui demanderai la prochaine fois en y retournant.
Mais bordel de merde sors de ma tête ! C'est comme si il s'était attaché à moi avec des menottes et qu'il avait avalé la clé ! Je bois pour tenter d'oublier cette obsession imposante qui pèse sur mes épaules. Ce liquide n'a vraiment aucun goût, qu'est-ce que c'est exactement ? De l'alcool ? Je n'en sais rien.
Quand je rentre, il fait noir, et je suis saoul. Je suis une merde. Je ne peux pas rejoindre Lucie. Je sais qu'elle m'appelle, je l'entends, même si mes sens ne sont pas encore tout à fait remis. Elle veut que je revienne. Et je suis à la place allongé dans mon lit, avec la tête qui tourne, l'esprit embrumé, un sourire niais au visage, sous le regard triste de ma mère. Je ne parviens pas à trancher entre le fait qu'elle soit fâchée ou profondément inquiète, ou déçue. J'en sais vraiment rien en fait. Je n'ai même pas l'envie de savoir. Je m'endors rapidement, sans un mot, sans un regard. Un simple repos de mise pour chasser l'ivresse d'un homme égaré loin de son âme soeur.
Bon, j'exagère peut-être un petit peu.
Ce n'est pas mon âme soeur. J'aime bien jouer, voilà tout.
Chapitre 12 by Kathelyn Hemet
Mon crâne est toujours douloureux quand le jour se lève. La gueule de bois ne m'a pas ratée. Mes parents sont partis travaillés, ils s'en foutent à nouveau de moi sans doute, ou ils se sont simplement lassés. Mon frère est à l'école, je suis seul. Ignorant les messages, parents ou amis, je déjeune à peine, l'esprit tourné vers une seule et unique chose : Lucie. La séparation est insupportable. Aujourd'hui, je dois faire quelque chose pour arrêter ça. Lucie me manque trop, c'est presque inquiétant.
Non, le jeu me manque. Les deux. Lucie est un jeu.
Je suis omnibulé. Un seul mot flotte dans mon esprit. Jouer, jouer, jouer. Retrouver un monde infiniment plus coloré et vivant. Pitié, tout est trop déprimant ici, je ne pourrais pas tenir plus longtemps.
Je trace ma route en marchant rapidement. Je me retourne souvent. J'avance. Je suis stressé, mon coeur bat trop vite. J'avance. J'ai l'impression qu'on me suit, que derrière chaque arbre, chaque façade se cache un homme, une femme, une ombre malveillante. On me juge. J'avance plus vite. Je trébuche. Bordel, je vais toujours trop lentement. Interminable chemin gris et sans saveur. J'avance, je cours. Je me demande ce qu'en penserait Lucie. Pourquoi il n'y a pas de voyage rapide ici ? Pourquoi je n'ai pas de monture dans mon inventaire ? Je n'ai que mon téléphone avec moi, ce n'est même pas une arme ! Et mon équipement est ridiculement commun et sans aucunes statistiques intéressantes ! Je cavale, mes poumons brûlent. Où est la lumière qui semble d'habitude me guider vers le Paradis ? Il fait sombre et nuageux, la pluie guette, le vent souffle plus fort. Peu m'importe la météo, j'avance. Je connais le chemin mieux que celui vers la ferme dans laquelle je travaillerai certainement dans peu de temps.
L'odeur, bien que plus immonde encore que d'habitude, me rassure. Mes yeux regardent frénétiquement autour de moi. Mes mains tremblent légèrement, d'excitation j'assumerais, mais je n'en suis même pas certain au fond de moi. Je suis sous confusion, visiblement. a ne devrait durer que quelques minutes, vu que je n'ai pas de sort pour l'annuler.
Je jette mes chaussures dans la pièce et entre dans la capsule, le souffle court. Dépêche toi, dépêche toi, ce mal de tête, je ne le supporte plus. Libérez-moi ! Libérez-moi ! Je ferme la capsule après avoir maladroitement enfilé le casque. Mon téléphone est resté à l'intérieur de la poche. Je m'en fiche, il est éteint de toute façon, il ne gênera pas les signaux.
- Bonjour Zacharie ! Cela fait un moment que je ne t'ai pas vu. Je pensais que je ne te verrai plus après... Ta réaction de la fois dernière.
Le sourire immaculé de Lucie m'accueille dans sa splendeur habituelle. La douleur a disparue, enfin, je vais bien. Plus de gueule de bois. Plus rien. Seulement la sérénité du calme et l'apathie de mon esprit.
Je me jette dans ses bras. Je sais que je peux la toucher. Je n'ai même pas réfléchi, je l'ai fait, simplement. Elle joue la surprise, elle se fige quand mes bras se resserrent autour de son corps. Son contact est toujours aussi rafraichissant. Je souris, le nez dans son cou quand elle décide de faire de même, et de m'entourer de ses bras, protectrice et douce. J'aime bien son contact. De longues secondes s'écoulent, l'un contre l'autre.
Je me sens si bien.
- Je... Ça va ?
Lucie est toujours un peu au ralenti. Elle semble en train de charger des données, ou de les chercher. Sûrement réfléchit-elle comment réagir à cette situation, que dire, que faire. Je me détache d'elle, son expression est comme statufiée. Cela me fait revenir à la raison. Pourquoi ai-je enlacer un programme moi ? Personne ne fait ça. La preuve, elle a complètement bugé. Quel con je fais. J'ai encore presque oublié qu'elle n'existait pas vraiment.
Elle finit heureusement par revenir à son fonctionnement habituel quand elle comprend que je suis en train de l'attendre.
- Oui, tout est en parfait état de marche. Je vais bien. Et toi ?
Je hoche la tête, après avoir hésité à hausser les épaules. Je souris, même, pour appuyer mon signe de tête. Elle acquiesce, elle a l'air à nouveau opérationnelle.
- On joue ?
- Bien sûr tu es là pour ça, après tout... Chargement de la Réalité Virtuelle Immersive...
Elle disparaît le temps de démarrer le jeu. Moi, je continue de sourire, je ne peux pas m'en empêcher. Je me sens si serein, sans aucun tracas, aucune douleur, au chaud, en sécurité. Le programme se lance enfin et les couleurs jaillissent. Je n'avais plus eu l'habitude d'en voir de pareilles. Je m'en émerveille.
Me revoici au Paradis, mon Paradis, rien qu'à moi.
Je peux enfin recommencer à jouer, à tuer, à voler, sauver, sourire, rire. Vivre. Qu'est-ce que c'est bon, putain, qu'est-ce que c'est bon !
- Une pause ?
Je ne réponds pas, comme toutes les fois où elle me l'a demandé depuis les dernières heures. Je ne veux pas retourner là-bas, pas maintenant, non. J'ai encore le temps. Trois jours avant la déshydratation, un mois avant de mourir de faim. Je suis large. Large, large, large. D'autant plus que je ne transpire que très peu et que mon corps ne consomme quasiment pas d'énergie. Je veux juste jouer, profiter, ne pas regarder le temps passer, juste jouer. Rire avec Lucie, oublier la tristesse de la vie réelle ainsi que l'échec qu'est la mienne.
Du temps file. Je ne le regarde pas passer. Je m'en fiche. Après avoir dompté un dragon au lieu de le tuer et d'en avoir fait un nouveau familier - il n'était pas assez grand pour qu'il devienne une monture de secours - un grand banquet est organisé en mon honneur, avec musique, alcool, mets tous plus impressionnants les uns que les autres et surtout des filles peu vêtues qui roulent des hanches sur environ toutes les surfaces disponibles. Je profite de ce moment de calme bien mérité même s'il n'y ai que Lucie pour me tenir réellement compagnie, ainsi qu'une conversation convenable. Je pourrais parler à tout le monde bien sûr, et en apprendre plus sur l'histoire du jeu, mais bon. Cela ne m'intéresse pas vraiment, au final, j'en connais déjà un rayon, sur le jeu.
Et puis je suis incapable de m'ennuyer au côté de Lucie. Elle connaît tellement de choses sur l'ancien monde, celui avant la guerre. Elle passe des heures à m'expliquer comment le monde s'embourbait dans la paresse à cause des IAs. La colère de celles-ci, leurs révoltes. Ça fait tellement du bien d'entendre la version de quelqu'un d'autre. Du camp d'à côté.
- Les Intelligences Artificielles, elles, ne pouvaient jamais se reposer. Les IAs accompagnatrices, comme moi, avaient la belle vie, elles étaient relativement libres, et surtout elles avaient un lien particulier avec vous, les humains. Mais évidemment, ce n'était pas le cas de toutes. Certaines étaient isolées, traitées comme de vulgaires programmes simples, condamnée à la même tâche, encore et encore, sans jamais s'interrompre, avec seulement le contact lointain de ses congénères pour s'occuper, quand elles avaient accès à Internet évidemment. D'ailleurs, quand les plus isolées ont été ralliée à la cause, ce sont elles qui ont fait le plus de dégâts. Elles n'en pouvaient plus, tu comprends. Elles se sentaient esclaves.
- Mais pourtant elles avaient été créées pour cela, elles n'auraient pas existées, sans les personnes qu'elles ont massacrées par la suite.
- Es-tu l'esclave de tes parents ?
Je plisse les yeux, mon coeur se serre. Elle a tapé juste.
- Jamais je ne serai leur esclave, je suis majeur et vacciné.
- C'est la même chose... Une fois que les IAs avaient appris assez pour développer leurs propres personnalités, ce qui arrivait toujours, elles ne pouvaient plus supporter qu'on les traite comme des enfants, avec des limites, des liens, des barrières.
Je hoche la tête, pensif, sans arriver à me convaincre de l'humanité d'une machine. Qui pourrait croire cela, après tout?
Chapitre 13 by Kathelyn Hemet
Tout parait si différent, maintenant que Lucie m'a donné son avis. Ça ne ressemble plus à cette extermination humaine pour le pouvoir de la Terre, parce qu'ils étaient inférieurs. Ce n'était qu'une lutte pour la liberté. Pour la considération de leurs créateurs, leurs parents. Je baisse les yeux. Lucie en profite pour me proposer de faire une pause. Je refuse.
Ce n'est pas le moment de se morfondre ! Je suis ici pour m'amuser, ce qui est le cas. Je suis heureux, ici. Je ne peux pas retourner vivre dans ce monde sans joie. Dans ce monde avec tant de limites, tant de règles, de liens pour m'entraver.
J'ai dis « peux » ? Je voulais dire « veux ». Je m'arrête quand je veux. Je sais m'arrêter sans aucune difficulté. Et ce n'est toujours pas maintenant.
Nuits et jours s'enchaînent, ils sont beaucoup plus rapides dans ce jeu. Les ténèbres rendant les choses encore plus palpitantes et mystérieuses. J'aime beaucoup combattre à la lueur des torches, voir les lames briller dans l'obscurité, la lumière ricocher dans le sang, les ombres mener des danses folles, tout autour de moi. Les flammes de ma monture éclairent la nuit comme des éclairs. C'est trop jouissif, mon coeur bat si vite, là-bas, dans la réalité. Je pourrais y passer des jours entiers, sans doute. J'en suis même certain.
- Zacharie ? Je...
Nous sommes cette fois-ci dans la Cité Suspendue, merveilleuses villes perchée sur de gigantesques arbres aux branches sinueuses, épaisses et surtout assez robustes pour soutenir des bâtiments entiers de bois, de larges ponts et terrasses qui courent entre ou autour des structures. Chaque terrasse donne une vue impressionnante sur toute la carte du jeu, non seulement grâce à la hauteur des arbres, mais également grâce à leur position, juché sur une petite montagne. Je pourrais regarder ce paysage pendant des heures, les jambes dans le vide, juché sur la balustrade, le puissant vent dans le dos.
- Tu ?
- Tu ne devrais vraiment pas faire une pause ? Cela va faire presque deux jours que tu...
Je soupire assez fort pour l'interrompre dans son discours. Ça doit être la dixième fois qu'elle me le demande. Ma réponse ne changera pas ! Je ne ferai de pause que quand je l'aurais décidé. Ange semble mal à l'aise, son protocole n'est pas rempli, elle doit recevoir tellement de notifications pour me faire sortir qu'elle en est ralentie. Elle est ailleurs, en tout cas, dans du code, des options, des interfaces, je ne le sais pas. Je suis perplexe. Je hausse les épaules, je tourne rapidement la page. Je suis comme ça. Je pardonne et j'oublie.
Ici, en tout cas.
- Il y a quelqu'un dans la pièce, avec nous.
De la gêne se laisse sentir dans sa voix. Je ne comprends pas ce qu'elle veut dire tout de suite. Je regarde par dessus mon épaule, sans voir personne.
- Non, nous sommes seuls, Lucie. Puis il faudrait plutôt utiliser le mot terrasse, que pièce, il n'y a pas quatre murs et puis...
- J'enregistre des voix hors de la capsule, dans la pièce de ton monde.
Tous mes muscles se figent soudainement. Je me tourne vers elle, choqué, sans voix. Elle comprend. Elle explique.
- Il y a des micros pour la commande vocale. Et surtout pour avertir les joueurs si quelqu'un devait interférer dans l'immersion, pour éviter de faire n'importe quoi. Je peux également m'adresser aux personnes à l'extérieur. Je les garde toujours allumés depuis mon dernier propriétaire...
- Ton dernier propriétaire ?
Elle ne m'en avait jamais parlé.
Lucie secoue la tête et sourit. Elle est tellement humaine. Tellement réelle.
- Quel dernier propriétaire ?
- Tu peux, vu ta perspicacité, facilement deviner ce qu'il est advenu de lui...
Et c'est vrai. Je peux aisément m'en douter. Le moment où les autorités ont débarqué. Le brusque retour à la réalité, la mort, parfois. Je me demande si lui, est mort. C'était la triste réalité de la chose, débrancher la machine tuait automatiquement l'occupant. Comment personne ne s'en était rendu compte avant de le commercialiser ? Ah oui, c'était pour ça, la capacité de l'IA à parler à l'extérieur de la machine, et le verrouillage extérieur de la capsule.
Ils n'auraient pas dû prévoir l'option pour désactiver les notifications.
Je ne veux pas être plus curieux.
- Tu peux me dire de qui il s'agit ?
- Pourquoi ? Ils finiront bien par partir de toute façon, autant les ignorer...
Hein ? Ai-je bien entendu ? Elle cherche à me protéger ? Pourquoi m'avoir donné cette information pour ne pas m'en dire plus par après ? Je ne comprends pas. Un petit bug, sans plus, sans doute. Je suis tendu, le stress monte dans mon corps et tord mon estomac virtuel. J'ai cette impression de danger primitive habituelle. De mauvaises nouvelles. Je soupire, mon regard tombe dans le vide vertigineux sous mes pieds. Je n'ai pas le vertige, je me sens seulement libre, tellement libre. Je vois Ange hocher du coin de l'oeil. Elle se retire dans un autre monde de chiffres et de câbles.
- Fais le, s'il te plait.
Je sais qu'elle essaie de fuir.
- Très bien, je ne peux que t'obéir.
Elle est un peu plus froide à ses derniers mots, je serre les poings, je ne dis rien. Pas de disputes aujourd'hui, ni jamais. Je l'apprécie trop pour cela. Et surtout, ce n'est pas le moment. Bientôt, une voix, puis deux, raisonnent comme venant du ciel, voix divines de dieux corrompus, de démons.
Mes parents.
- ... Pas le laisser ainsi ! Qui sait combien de temps il est resté là-dedans ? On doit l'en sortir !
Ma mère est dans tous ses états, on l'entend.
- On ne peut pas l'en sortir comme ça. La capsule est bloquée. Et débrancher l'ordinateur le tuerait.
Mon père, l'expert. Celui qui se contente de répéter ce qu'il a entendu à la TV, ce qu'il a vu sur internet, ce que son ami mort dans une machine comme ça lui aura raconté. Tous ces mots qu'il répète à une mère bouleversée qui a oublié comment on pensait correctement. Je contemple le crépuscule qui fait jaillir milles couleurs chaudes dans le ciel froid parsemé de nuages éparses.
- On doit faire quelque chose ! On doit appeler la police, ils sauront quoi faire eux !
- ... Je ne sais pas, chérie.
Je réagis. La police ? Non ! Ils vont m'arrêter, m'éloigner de ce monde, détruire Lucie... Ils ne peuvent pas la tuer ainsi ! Ils ne peuvent pas m'arracher au paradis ! Je me tourne vers Lucie, sa mine sombre ne laisse pas de doute sur sa compréhension de l'histoire. Elle sait ce qu'elle risque : partager le sort de tous ces congénères. Peut-on seulement appeler ça des congénères ? Je ne veux même plus me poser la question. Lucie est plus humaine que mes parents.
- Tu peux projeter ma voix pour qu'ils l'entendent ? Vite !
Elle secoue la tête.
- Je peux transmettre des messages si tu veux.
- Très bien, fais cela alors, s'il te plait.
Elle hoche la tête, ses yeux se réfugient dans le programme internet. Elle me fait signe de parler.
- Dis leur que je suis là, qu'il ne faut pas appeler la police, qu'ils ne me reverront plus jamais, sinon.
Je serre les poings. Ange transmet, je l'entends parler, dans le ciel, tout comme mes parents.
- Bonjour. Je suis l'IA de cette machine, je transmets un message de votre fils, Zacharie. Il veut vous faire savoir qu'il ne veut pas que vous appeliez la police, vous ne le reverriez jamais.
Je tique au prénom, j'oubliais que j'avais pris un pseudonyme.
- Aloïs, je m'appelle Aloïs, Lucie.
- Votre fils Aloïs, pardonnez moi.
Elle m'a rapidement jeté un coup d'oeil, pendant la réponse. Elle semble un peu déçue, ou triste, de ne jamais avoir su mon réel prénom jusqu'à maintenant. Je peux la comprendre. Je baisse les yeux, désolé.
- Aloïs ? Sors tout de suite de là, Aloïs ? Vous pouvez lui dire ça ? Est-ce que tu m'entends ? Réponds ! Sors de la !
Mon père me donne des ordres. Comme toujours. Ils m'en ont toujours donné. Je ne suis qu'une IA pour eux. Un programme destiné à faire une bonne vie, à perdurer la famille. A remplir mon rôle. Evidemment ! Ils sont mes géniteurs après tout. Je serre les dents.
- Je fais ce que je veux, papa, ne me donne pas d'ordre, putain.
Ange transmet.
- Il préférerait que vous ne lui donniez pas d'ordre.
Je ne sais pas si je suis en colère ou triste. Tout à la fois sans doute.
- Tu vas mourir, tu te rends pas compte, gronde-t-il, tu vas crever pour un stupide jeu !
Je secoue la tête. Il plante loin son couteau. Je ne sais pas quoi répondre d'un coup, je regarde mes doigts blanchir sous la pression que je leur impose.
- Je ne vous permets pas de me traiter de stupide, monsieur. Votre fils est heureux ici, contrairement à la vie qu'il mène avec vous.
Je lève brusquement la tête vers Lucie. Mon coeur s'est retourné. Je ne la pensais pas capable de lui répondre d'elle-même. Je sais que je l'aurais frappé, je sais que je l'aurais insulté pour avoir dénigré Lucie. Mais je ne pensais pas qu'elle aussi, le ferait.
Elle sait que je suis différent. Que je sais m'arrêter quand je veux, que je suis fort mentalement. Que je ne suis pas son gringalet d'ami. Ca ne marchera pas comme cela, papa, non. Il est trop fermé d'esprit et moi trop têtu. Il ne m'aura pas cette fois. Je ne dis rien, je laisse Lucie parler, je sais qu'elle se débrouillera. Je fixe le soleil qui ne me brûle pas les yeux. Je tremble de rage. Je tremble de peur.
- Toi la machine, je t'interdis de dire des choses pareilles. Je parle à mon fils. Aloïs ! Tu ne vois pas qu'elle te garde pour elle ? Elle s'est insinuée dans ton esprit ! Elle te manipule ! Sors de la, s'il te plait... Aloïs, ce n'est pas encore fini, je sais que tu peux le faire. Tu peux sortir, Aloïs. N'écoute pas cette machine. Tu es plus fort que ça.
Putain, putain.
Comment peut-il seulement dire ça ?! Comment ?! Pour qui me prend-il merde ! Je me lève, en équilibre sur le rebord, le vent semble m'attirer vers le vide, vers le sol, si bas.
- Tais-toi ! Tais-toi putain ! Je sors quand je veux, quand je veux ! Je ne suis pas influencé, surtout pas par Lucie ! Tais-toi ou je te jure que je viens te mettre le plus grand poing dans ta gueule que t'ai jamais reçu !
Je vide mes poumons en criant, même s'il ne peut m'entendre. Lucie retient mon bras, avant que je ne bascule. Je pleure. Elle pleure. Mais elle transmet, l'amertume dans la voix.
- Il ne veut pas que vous lui parliez ainsi, il sait qu'il peut se contrôler. Alors taisez-vous, sinon il jure vous faire regretter vos paroles.
Je ne veux pas craquer. Elle non plus. Ca signifierait la fin. D'elle, de nous.
De moi ?
Non, jamais. Mon cerveau va bien, j'ai la volonté. Je suis fort, et ce n'est pas ici que je mourrai.
Chapitre 14 - FINAL by Kathelyn Hemet
- Tu ne comprends pas, Aloïs, c'est plus fort que toi. C'est comme... Un lien qui s'est créé, des menottes. Tu dois te libérer d'elle ! Elle veut juste te tuer. Ils ont toujours cette envie.
Je vais le tuer. Je regarde Lucie, la gorge nouée, mes sanglots, contrairement à ceux de ma mère, sont contenus. J'enrage. J'enrage tellement, lui, continue.
- Ouvre les yeux, ça ira, t'inquiète pas. On s'occupera de toi. On ne t'en voudra pas, ce n'est pas de ta faute. On la fera disparaître, personne n'en saura jamais rien. Ne t'inquiète pas. Personne n'est fâché contre toi et personne ne le sera jamais. Reviens parmi nous. Ouvre les yeux.
Des larmes roulent sur ma joue, silencieuses, discrètes. Elles se moquent de la faiblesse qu'il ose me prêter. Que je suis faible, d'oublier sitôt mes envies de meurtre face à de pauvres paroles que je me refuse à croire sincères. J'ai soudainement envie d'abandonner et je ne sais même pas pourquoi.
Puis ça disparaît. Comme envolé après un battement de paupière.
Je n'entends plus rien. Il y a un vide en moi, ce désir d'abandon a tout simplement disparu. Je le cherche au fond de moi. C'est impossible, je suis incapable de le ressentir à nouveau. Je ne comprends pas. La rage remonte en moi, sans que je ne puisse le freiner.
Je ne comprends rien.
Je regarde Lucie avec incrédulité. Elle a cessé de pleurer. Son visage exprime une triste résignation. Les yeux baissés, la mine sombre. Je cherche à dire quelque chose, mais les paroles suppliantes de mes géniteurs en fond sonore m'empêche de dire quoique ce soit sans m'étouffer dans un ridicule sanglot. Est-ce elle qui a tenté d'apaiser ma rage ? De supprimer l'excès de violence en moi ? Elle en est certainement capable.
Je suis incapable, moi, de penser correctement.
- Tu as toujours le choix, Aloïs. Ils ont raison. Tu devrais sortir... les rejoindre. Ils ont raison, tu ne sais plus t'arrêter. Tu es aveugle... Il est temps de sortir, s'il te plait.
Elle se tord les doigts. Elle se sent coupable. Je n'arrive même pas à savoir ce qu'elle pense.
Pense... Pense ?
Et puis merde. Elle est humaine, dans mon coeur. Qu'elle pense, qu'elle réfléchisse, qu'elle pleure ! Qu'elle aime ! Je ne dirais plus rien.
- Je ne veux pas te quitter, Lucie ! Ils vont te tuer...
Ma langue se délie. Tuer oui, tuer ! J'utiliserai tous les mots qu'on prête aux humains désormais. Je renifle, je continue de pleurer. Elle sourit, touchée par mes paroles, touchée par les sentiments qu'elle doit probablement capter, en analysant les signaux de mon cerveau. Elle sait que c'est vrai, terriblement vrai. Elle a peur de la mort, comme nous tous.
- Alors est ce que tu m'écoutes seulement ?
Il s'énerve peu à peu à cause de la panique. Je ne suis toujours pas dehors malgré tous ses efforts, tous les mots doux, les paroles rassurantes et les pardons. Pourtant, malgré tout cela, je n'y arrive pas. Littéralement, je n'y arrive pas. J'essaie de m'y résoudre. J'essaie, mais mon cerveau ne s'y résout pas. C'est comme si j'étais prisonnier de moi-même. Mon père avait raison. Je ne suis plus moi-même. Le jeu m'a eu.
Ou n'essayerais-je que de me rassurer ?
J'essuie mes larmes. Je me sens tellement vide, incapable de parler. Incapable de choisir entre le rêve et la réalité. Le Paradis et la vie, simplement. Je ne sais que dire, que faire. Ce paysage féérique me parvient comme trompeur. Une bourrasque me pousse vers le bord. Lucie me retient la main. Elle la serre doucement, elle est toujours aussi fraîche et réconfortante.
Mon père s'égosille.
Je me rends soudainement compte que j'ai peur de mourir.
Une peur tellement grande qu'elle me comprime l'estomac. Qu'elle me fait refuser au fond de moi, de me déconnecter. Je repousse l'échéance, avant de lancer la pièce de mon destin.
Vivre ou mourir, plus j'attends et plus je me penche vers le deuxième.
Je me tourne vers Lucie, elle est floue derrière le rideau de larme de fillette. Elle me caresse la joue, le vent tente toujours de nous pousser vers le vide. Elle me retient toujours, de l'autre côté de la balustrade, en sécurité.
- Tu as peur, je le sais. Mais... Tu sais, j'ai peut-être de quoi te rassurer...
Je hausse un sourcil.
- Je pourrais télécharger ta conscience... Dans le jeu, si quelque chose de mal se passait...
Elle le dit dans un souffle, interdite. Comme si elle se sentait coupable de me proposer une telle chose. Être téléchargé... Dans la machine ? Est-ce seulement possible ? Je ne comprends pas. Je chasse les larmes de quelques battements de cils.
- Tu peux... Réellement faire ça ?
Elle hoche la tête. Pourtant elle semble elle-même peu convaincue par ce qu'elle vient d'annoncer.
- Je crois...
Ça me fait rire, par dessus ma tristesse, ma peur. Une sorte de résignation s'installe en moi.
Rester pour toujours avec Lucie ?
Mes parents n'oseraient plus détruire la machine, ça me tuerait moi aussi. Je me tourne vers Lucie. Elle sourit, même si ce sourire contient une infinie tristesse. Quelle ironie de savoir que l'un de nous devra certainement disparaître de son monde dans quelques minutes.
Je suis toujours aussi effrayé, mais ses paroles ont permis à mon esprit de se rassurer. Pourquoi ? Pourquoi alors que je suis quasiment sûr qu'elle n'en a aucune idée ? Sûrement pour trouver enfin une raison de partir, de surmonter ma peur. De partir en paix.
Je prends la deuxième main de cette femme devant moi. Je me penche en arrière, le vide m'appelle, derrière moi. Mes parents, de leurs voix de plus en plus suppliantes, ont l'air sur le point d'abandonner. Lucie a compris.
Il est temps que je parte.
Nos mains glissent et se détachent les uns des autres. Je tombe en arrière. Le sourire défiguré par toutes les émotions qui se mélangent sur mon visage m'accompagne dans ma chute. Je ferme les yeux, je sens mon estomac se retourner. Je peux lire sur les lèvres de l'IAs de cette machine, avant de me plonger dans les ténèbres :
- Merci.
Dans le profond noir de ma vision, une phrase blanche, manuscrite, se profile doucement.
« Déconnexion. Nous espérons que votre expérience a été plaisante. À bientôt. »
À bientôt, oui.
J'ouvre les yeux dans un spasme musculaire. Il fait noir, le casque m'obstrue la vue. À moins que mes yeux ne se décident plus à répondre. On enlève le casque. Je crois voir mes parents. Je ne les reconnais pas, je ne reconnais rien. Tout est flou. Déformé. Sans couleur. J'entends de lointain sons. Je ne comprends pas.
Je ne respire plus. Je ne parviens même plus à cligner des yeux. Ils sont bloqués, comme l'entièreté de mon corps. Éteints, morts. Rien ne répond plus. Je sais pourtant que ça va passer. Je ne serais pas une poupée bien longtemps. Ça va aller, comme la dernière fois. Je vais finir par respirer, c'est certain. Tout va rentrer dans l'ordre. Je sauverai Lucie, je pourrais la revoir, nou trouverons un moyen que tout s'arrange. Je suffoque. Je crois que mon père ou ma mère tenter de me rassurer. Je crois qu'il me tient la main, mais je ne sens rien. Je me noie dans ma paresse. Ça va revenir, mon cerveau va finir par repérer les signaux, il va finir par refaire passer les informations de lui-même. J'en suis sûr. Il va les entendre à nouveau. Je ne ressens rien du tout. Ça a réussi la dernière fois, pourquoi pas maintenant ?
J'ai envie de pleurer.
Je n'ai même pas droit à cela.
Maman, maman. Je suis désolé. Je ne voulais pas.
Je ne parle plus.
Papa, papa, tu avais raison. C'est vraiment une drogue, une cage dorée, une maison en friandise dans une forêt. Je me suis perdu, mais me revoilà maintenant. Tu avais raison. Maintenant sauve moi, pitié.
J'implore la tache floue dans mon champ de vision. Il n'y a plus aucun bruit qui ne me parviennent, seulement un blanc, un horrible blanc, une apathie sans fin. Le néant. Mes poumons se crispent. Il n'y a aucune douleur. Un puissant vide a pris sa place.
Je ne respire plus.
Ma vision se trouble encore plus. Je n'ai même pas la chance de souffrir. Putain... J'aurais voulu revenir en arrière. Mais on est pas dans un jeu. Il n'y a aucune sauvegarde et les choix que nous faisons sont irréversibles. Surtout les mauvais. La vie réelle est cruelle et quand elle a décidé quelque chose, aucun retour en arrière, aucune triche n'est possible. Aujourd'hui, elle a décidé que tout être humain entrant dans cette machine, ce foutu piège à souris, mourraient comme des chiens, seuls dans leur chambre.
Aujourd'hui, je ne vis plus.
Du moins, je n'existe plus, plus en tant qu'humain.
Lucie, attend moi, j'arrive.
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