Cliquetis. Soupir. Un rideau qui se froisse. Un son de métal lointain, à l’étage. Une poule passe dehors. Le chien aboie dessus. Une malle qu’on soulève dans un ahan. Elle retombe sur les planches d’une diligence dont les roues en bois s’affaissent dans la poussière.
Un pied impatient sur le carrelage. Une moustache frisotée d’un geste d’agacement. Un nouveau cliquetis, un nouveau soupir.
Cette fois, Augustin de Beaulieu referma sa montre à gousset avant d’exhorter :
— Mademoiselle Dupont ! Nous allons finir par retarder notre départ !
— Accordez-moi deux minutes, Augustin !
Derechef, le vieil homme grommela dans sa barbe bien fournie et rajusta son veston. Quelques minutes plus tard, une jeune fille finit par descendre. Son accoutrement, quoique sobre, reflétait ses petites origines bourgeoises, bien qu’elle n’eut pas hérité du titre de marquis qu’avait jadis porté son père. Ses boucles brunes se dissimulaient dans l’ombre d’un grand chapeau de tulle gris, accordé aux teintes de sa robe.
— Hélène, se plaignit Augustin, que diable faisiez-vous donc ?
— Edmond réclamait quelques dernières attentions. Je l’ai rarement quitté si longtemps !
Loin d’être un frère ou même un fils, Edmond était le nom que la jeune Hélène avait accordé à son perroquet, un noble gris du Gabon qui avait grandi à ses côtés. L’animal était l’un des nombreux trésors rapportés de ce continent qui occupait toute l’atmosphère des lieux, mais certainement le plus bavard d’entre eux ! Après plus de vingt ans d’apprivoisement, Edmond était désormais capable à répondre à pas moins de cinquante ordres de la part de sa maîtresse, lui répondant parfois d’une voix nasillarde.
Amusé par l’attachement de la jeune fille pour son oiseau, Augustin lui lança un bref sourire sous sa moustache, avant de regagner ses airs patriarcaux.
— Vous n’avez pas pris de gants ? remarqua-t-il quand il aida Hélène à monter dans la diligence.
— Quelle importance !
Il secoua la tête ; il aurait dû s’y habituer. Hélène répondait rarement aux critères des filles de bonne famille. Bien que courtoise et fort cultivée, elle nourrissait quelques idées avant-gardistes qui la marginalisaient par rapport à ses égales et camarades. Augustin se doutait que cela lui poserait préjudice un jour. Louise, la mère d’Hélène, l’avait aussi souvent répété. Mais qui pouvait donc la rabrouer, elle qui ressemblait tant à son père ?
Mais dans les circonstances du voyage, la capacité d’Hélène à accepter l’inconfort et l’aventure jouèrent en leur faveur. Pendant plus de quatre jours, le véhicule traverse champs et forêts sous un radieux soleil d’été. Plus le temps passait, plus l’excitation d’Hélène s’accroissait. Une petite fille coincée dans le corps d’une femme, songeait Augustin en face d’elle, polissant sa canne de sa paume.
— Dans sa dernière lettre, Jean m’a dit que la tour Eiffel était si haute ! J’ai envie de le croire ! Mais elle doit être si lourde, comment peut-elle tenir debout ? Le monde est si incroyable, Augustin ! J’ai hâte d’en avoir un aperçu !
Hélène ne se préoccupait pas des conditions de voyage parfois inconfortable, du risque de croiser des voleurs, de passer plus d’une semaine loin de chez elle, loin de là. Ses yeux verts brillaient à l’idée de poser le pied à Paris.
Ils ne perdirent pas de leur intensité tandis que celle des paysages vira au gris. Le ciel s’uniformisait dans cette fumée qui s’échappait des premières usines de banlieue. Les barres de fer rectilignes étaient si différentes des spirales des branches du chèvrefeuille qu’Hélène humait chaque matin de beau temps dans un rituel. Ici, les odeurs étaient âcres, écœurantes, suffocantes. Mais elles étaient le symbole du progrès, paraissait-il.
Elle préférait consacrer ses pensées aux bâtisses Haussman et aux rues pavées si populaires. Jusqu’à ce qu’elle saute sur sa banquette, menaçant de faire basculant la diligence :
— Là ! Je la vois ! Regardez, Augustin !
Elle pointait vers le ciel, droite, haute et fière, la tour Eiffel. Le vieil homme dut s’admettre stupéfait face à une telle beauté.
Le véhicule tiré par les chevaux les déposa à proximité du champ de Mars et Hélène tint à se procurer elle-même les billets d’entrée dans un tabac de coin de rue. Quelques francs, pas plus. Quelques francs pour voyager dans ses pensées et goûter à ce fragment d’aventure. Elle frictionna le petit bout de carton coloré entre ses doigts sans gants en avançant au trot vers l’exposition, à tel point que l’encre commença à déteindre sur sa pulpe.
Augustin savait qu’il avait touché juste en proposant cette sortie exceptionnelle à sa filleule et devenir spectateur sa joie allégeait son cœur. Ce même cœur essoufflé de devoir la poursuivre alors qu’il peinait à garder le rythme, jouant de sa canne sur les pavés !
— Par quoi désirez-vous commencer ? lui demanda-t-il une fois qu’ils eurent franchi l’entrée et que leurs billets furent tamponnés. J’ai entendu des critiques éloquentes à propos de la Galerie des Machines ! Mais le Palais des Beaux-Arts et des Arts libéraux devrait également beaucoup vous plaire.
— Vous savez pertinemment pourquoi je suis là, Augustin.
Ce regard qu’elle voulait autoritaire, sous ses airs de petite femme. Dès qu’Hélène avait une idée derrière la tête, il devenait difficile de l’en détourner. Augustin soupira et céda :
— Bien. Je vous suis !
— Cela vous rappellera d’anciens temps !
— Sans nul doute !
Le sourire accroché aux lèvres, Hélène approcha alors du pavillon qui fascinait comme rebutait beaucoup de visiteurs. De son nom, le « village nègre ». Cela ne plaisait pas à la jeune fille…
Quand elle pénétra dans l’endroit, elle eut l’impression d’entrer dans un nouveau monde. Les odeurs l’accaparaient : les épices, les encens, de terre séchée. Surtout ce bois chaud, caractéristique. Les masques accrochés dans le bureau du manoir de Fuligny portaient exactement la même. Des chants graves, des rythmes au tam-tam. Les mains tendues sur des peaux rêches.
Parmi tout ça, ces gens, venus d’ailleurs, et pourtant si semblables. À première vue, Hélène ne partageait rien avec eux, mais leurs cœurs étaient les mêmes : ils battaient à l’unisson pour un même continent.
Augustin finit par perdre sa trace, tandis qu’Hélène s’interrogeait sur leurs costumes, leurs maquillages. Répondaient-ils à la réalité ou n’étaient-ils que comédie ? Elle parcourut ainsi des répliques de villages sénégalais, alfourou, canaque… Sans savoir si elle touchait du doigt une vérité ou qu’elle titillait une part de la cruauté européenne. Quand elle tenta de palper un grand bouclier de peau, un grand homme lui parla dans un dialecte qu’elle ne reconnut pas. Il sembla s’excuser aussitôt, comme interdit de donner un ordre à une fille de la bourgeoisie française. Mais Hélène lui fit comprendre d’un hochement de tête qu’elle était fautive dans sa curiosité.
Quelques mètres plus loin, une conversation lui inspira du dégoût, alors que deux hommes, visiblement militaires, louaient les colonies et se partageaient déjà l’or qui gisaient dans les sols. Hélène ne parlait pas de colonie. Son père n’en avait d’ailleurs jamais fait mention, dans ses journaux. Ils préféraient tous deux parler de terres de merveilles, d’univers à explorer, de pages à écrire dans l’histoire de ce monde. Ils ne parlaient pas d’indigènes, mais de frères de soleil.
Mais ce qu’elle cherchait était le quartier Mpongwe. Elle reconnut des boîtes incrustées de nacre, très semblables à celles qui figuraient sur la commode de sa chambre, des figurines en ivoire. Face à son intérêt, une femme tenta de lui expliquer. Mais la barrière de la langue ne lui permettait pas de se comprendre. Cela la frustra.
Puis, tout à coup, une main fripée s’agrippa à son poignet. Hélène sursauta en ravalant son hoquet de surprise, avant de se tourner vers la vieille dame rabougrie, un tissu autour de la tête.
— C’est toi que je cherchais.
— Vous… parlez français ? s’étonna la jeune fille.
— Bien sûr ! Suis-moi, viens.
Fronçant les sourcils, Hélène la regarda passer sous les tentures et sa curiosité surpassa sa raison. Elle se fit asseoir au milieu des tissus entreposés à même le sol, devant un plateau en bois circulaire, cerné de bougies. Avec prudence, elle déposa son grand chapeau au sol en s’asseyant en tailleur. Si Augustin savait qu’elle était là, elle risquait d’être sermonnée !
— Je sais qui tu es.
Ces phrases ne la rassuraient guère. La vieille femme piocha dans un sac en toile quatre coquillages de taille moyenne, alors Hélène comprit : elle était une cauriste. Une devineresse des terres africaines. Le rituel qu’elle lui réservait l’émerveillait comme la terrifiait. Alors, la vieille dame souffla sur les cauris avant de les jeter sur le plateau.
À partir de ce moment-là, Hélène ne sut si l’odeur brouillait ses sens, mais les visions qu’elle aperçut firent battre son cœur plus vite. Devant ses yeux, les coquillages semblaient se mouvoir, frémir sur le bois. Elle ouvrit la bouche de stupeur :
— Comment faites-vous… Que se passe…
— Tu es Hélène, fille de Victor du Pont, marquis de Compiègne.
— Vous… vous connaissiez mon père ?
— Ce n’est pas le cas. Tout comme toi. Tu ne l’as jamais connu. Il est mort avant même que tu ne naisses, Hélène. Pourtant, sans même l’avoir connu, tu le considères comme un grand homme. Et il l’était sûrement à juste titre.
— Que savez-vous de lui ?
— Tout.
— Vraiment ?
— Les cauris parlent, ils murmurent, ils partagent. Ton père était un homme brillant, rongé par l’envie de découvrir au-delà des murs qui l’ont longtemps enfermé. Paris, cette ville, il l’a détestée. Comme beaucoup d’entre nous, ici, aujourd’hui… Il s’était endetté, peut-être dans l’espoir que des aventures viennent combler les trous qu’il créait et qu’il semait. Jusqu’à ce soir de décembre. De l’autre côté des mers. Une épiphanie. Il est parti à la découverte des peuples sur place, avant que la guerre ne le ramène à ses origines. Mais l’envie de partir a toujours été si forte. C’est dans mes terres chaudes et baignées de soleil qu’il a enterré son cœur, il y a bien longtemps. C’est dans le fleuve où je me baignais enfant qu’il a noyé son bonheur, son rêve d’explorateur. Il a vécu tant de choses, il a assisté à tant d’horreurs… Et pourtant, il revenait. Et n’a jamais considéré les nôtres comme des barbares. Je peux le dire. Ton père était un grand homme, Hélène, un homme honorable. Qui suivait ses convictions. Un humaniste, un rêveur. Un homme comme nous, aux yeux d’Afrique. Et c’est en homme brave qu’il est mort.
— Comment en connaissez-vous autant ? Moi-même je…
— Les cauris parlent ! Écoute-les !
Hélène ne savait pas si son esprit lui jouait des tours. Mais il lui semblait entendre des chuchotis infimes, qui glissaient dans les fentes des coquillages.
— Et tu es comme lui, Hélène. Tu n’es pas faite pour être enfermée dans un manoir. Tu n’es pas un oiseau en cage, un perroquet du Gabon entre des barreaux. Tu sais ce que tu es. Tu sais pourquoi tu es venue ici aujourd’hui. Et tu sais ce que tu dois accomplir.
Alors, sous une étrange impulsion, Hélène répéta les mots qui lui soufflèrent les cauris :
— Je dois suivre ses pas. Je dois partir en Afrique…
— Hélène ! C’est de la folie !
Alourdie par les pans de sa robe et par le rythme ralentit d’un coeur vieillissant, Louise peinait à poursuivre sa fille dans les escaliers.
— Vous ne pouvez vous résoudre à partir !
— Pourtant, ma décision est déjà prise !
— Vous ne semblez pas vous rendre compte ! Hélène, ma chérie !
Elle finit par la rattraper au détour d’un couloir avant que la jeune femme ne rejoigne ses appartements, à l’étage du manoir de Fuligny. Sa poigne autour du bras qu’elle avait agrippé d’un réflexe trahissait son désarroi. Hélène lui accorda une brève attention par le biais d’un regard revêche, presque agressif.
— Vous ne considérez que les beaux côtés des choses. Vous avez raison ! Et c’est votre force. Mais c’est un rêve naïf, une cruelle désillusion. La vie sur place, la vie en Afrique… elle n’est pas celle que vous imaginez ! Je vous en prie, restez !
— Ce n’est pas ce que vous dites aux amis de père. Aux explorateurs de passage auxquels vous servez le thé aussi bien que les ouvrages de père !
— Ouvrez les yeux, ma chérie ! Vous êtes une femme ! Ce pays vous réserve trop de dangers pour que je puisse vous laisser partir sans réagir.
Cette phrase estomaqua Hélène, plongée dans son utopie.
— C’est une réalité, poursuivit Louise. Le monde ne vous est pas clément.
— Je sais me défendre, mère. Et me servir d’un fusil, par la même occasion ! Peut-être me voyez-vous femme, mais il me semble avoir été éduquée comme enfant de marquis, comme enfant d’explorateur, peu importe mon genre.
— Vous ne pourrez pas vous défendre seule sur place, ne perdez pas le sens de la réalité !
— Vous nourrissez des craintes infondées sans fier aucune confiance à la bienveillance de ce monde, ricana Hélène. Augustin sera là pour me défendre. Et nous allons constituer une équipe d’expédition. Des hommes fiables, des hommes de confiance. Je suis certaine que vous vous faites du souci pour rien.
— Ce n’est pas ce que votre père aurait voulu. Il n’aurait jamais désiré que vous vous mettiez en danger !
Cette fois, il y eut un silence. Un fil de colère se tissa au-dessus de leurs têtes. La mine d’Hélène s’assombrit sous l’ombre de son chapeau gris abaissé sur ses boucles brunes.
— Que pouvez-vous savoir de ce que père aurait voulu pour moi. Il n’a jamais su quoi que ce soit de mon existence.
D’un geste brusque, elle se dégagea de sa prise. Sa mère afficha une expression tréssaillante : Hélène, sa fille si souriante et optimiste, n’avait que rarement employé ce ton âcre. Elle céda à son impuissance et la laissa rejoindre sa chambre.
Les crissements d’Edmond, son perroquet gris du Gabon, l’accueillit. Amusée, elle s’approcha de la cage et titilla son oiseau de compagnie à travers les barreaux. Elle s’accorda quelques secondes pour se remettre de ses émotions, accrochant son chapeau sur son porte-manteau en fer forgé, de style art nouveau.
— Pas tout d’suite ! cria Edmond. Yaaaar, pas tout d’suite !
Un sourire plus franc éclaira les traits d’Hélène ; Edmond était un oiseau pourvu d’une intelligence exceptionnelle. Il répétait, en l’occurrence, les mots qu’il entendait le plus souvent, le matin, au réveil de sa maîtresse. Le perroquet pouvait répondre à certaines questions, imiter un bébé et siffler le chien, ce qui ne manquait pas de faire tourner ce dernier en bourrique. Il avait beaucoup de bruits divers en réserve.
Revenant vers lui, Hélène ouvrit la cage et présenta sa main au perroquet qui grimpa volontiers. En réalité, Edmond était plus vieux qu’elle ne l’était. Victor l’avait ramené d’Afrique alors qu’il n’était qu’un oisillon, sans penser qu’il reviendrait un jour à sa fille.
C’était là tout le paradoxe de Fuligny. Victor de Compiègne était mort voilà plus de vingt ans, mais son fantôme continuait de hanter son manoir. Un marquis invisible, accroché dans l’ombre de cette enfant qu’il n’avait jamais connue.
Hélène caressa les plumes d’Edmond. Elle tapota sur ses serres, qui lui griffaient la peau, afin qu’il relâche de la pression. Puis, elle se dirigea vers la fenêtre fermée, observant le dehors ; le perroquet ouvrit légèrement les ailes. Une légère pluie froide tombait, rafraîchissant l’air lourd de l’été.
— Qu’est-ce que je devrais faire, Edmond ? soupira-t-elle.
Reconnaissant son prénom, le volatile répondit, enjoué :
— Biscuit ! Edmond biscuit !
— Et à part me réclamer un biscuit, petit opportuniste gourmand ? sourit-elle. Hein ? Qu’est-ce qu’il se passerait si je partais…
— Si je partais !
— Tu ne peux pas partir très loin, Edmond ! Crois-moi, tu ne survivrais pas longtemps dehors.
De nouveau, elle poussa un soupir :
— Tu ne pourrais pas survivre seul chez moi. Mais moi… est-ce que je pourrais survivre seule chez toi ?
— Avec des biscuits ! Si je partais ! Yaaar ! Avec des biscuits !
Puis il entonna un air marin qu’Hélène lui avait appris des années auparavant et qu’il sifflait surtout les jours de mauvais temps. Une mélodie qui la rassérénait. Edmond avait toujours été un grand amateur de musique, il en possédait des dizaines dans son répertoire. Sa maîtresse consentit à lui donner un biscuit, sec et peu goûteux, qu’il grignota en le savourant.
Hélène entreprit de se promener dans le manoir, son perroquet sur le bras, à la recherche d’une réponse. Partout où elle allait, l’esprit de son père la suivait. Dans le couloir, pour commencer. Les tentures aux teintes de terre, des merveilles tissées par des mains bien lointaines. Un tableau trônait. Hélène n’avait connu de ce visage que cette peinture à l’huile, ce portrait immuable, dont elle connaissait chaque détail à force de l’avoir épié. Il avait l’air si fier, si courageux, si ambitieux. Et très bientôt, Hélène atteindrait l’âge de ce jeune homme qui figurait sur cette toile.
Mais l’endroit où sa présence restait omniprésente était évidemment son bureau. Les murs étaient plaqués de planches de bois vernies, sombres, luisantes. Son chapeau d’explorateur était accroché sur l’un d’entre eux. Combien de fois Hélène était montée sur un siège, dès son plus jeune âge, pour l’attraper et le poser sur sa tête ? Elle avait cessé de compter, s’amusant du fait que la coque lui retombait sur le visage. Cependant cela faisait quelques mois qu’elle n’y avait plus touché. Le chapeau commençait à prendre la poussière. D’un geste prévenant, elle l’attrapa et le posa sur ses boucles brunes ; il était désormais à sa taille.
Cela provoqua une réaction d’Edmond :
— Chapeau ! Oh, chapeaaaau ! Très beau, chapeau !
— Merci Edmond !
Il répliqua en sifflant le chien, qui ne pouvait l’entendre d’ici :
— Marcel ! Au pied ! Garnement ! Hé ! Marcel !
L’ancien office d’explorateur de Victor ressemblait à un temple. Un sanctuaire de sens, un socle de souvenirs. Les odeurs n’avaient pas changé. Les parfums des bois exotiques côtoyaient ceux des objets qui avaient fini par rouiller lors des expéditions à pirogue sur les rivières du Gabon. Une pointe d’épices, sûrement ramenées d’Egypte, également, qui la prenait au nez. Hélène pouvait en deviner la saveur sur ses papilles. Toutes ces effluves avaient alimenté tant de rêves. Sûrement loin des miasmes de la réalité du terrain.
Des boussoles et compas chatoyants ornaient les bibliothèques dont les planches commençaient à plier sous le poids des âges et des nombreux livres qu’elles supportaient. Hélène libéra son oiseau, qui battit des ailes jusqu’au perchoir sur le dossier d’une chaise, puis elle contourna le bureau. Sa peau crissait sur la surface tiède, comme l’ancrant un peu plus à cet emplacement. Dans les tiroirs gisaient des lettres par centaines, des cartes, des listes, des registres. La vie de son père s’y réfugiait, dans ces encres qui commençaient parfois à délaver, à tel point qu’il devenait ardu de déchiffrer ses mots. Par moments, en le lisant dans sa tête, Hélène s’imaginait la voix de son père qui récitait. Un timbre chaleureux, un brin malicieux. Autour d’elle, les masques, les coffres et les figurines en bois l’observaient dans ses explorations de parchemin.
Un poing à la porte la détourna de ses lectures ; Hélène sursauta et se raidit en pensant qu’elle allait de nouveau devoir affronter sa mère. Mais ce fut le vieil Augustin qui se présenta.
— Mais c’est pas Marcel ! Yaaaar ! Garnement ! Coucou !
— Je vois que ce volatile ne manque toujours pas de toupet, s’amusa Augustin.
— Edmond est un impertinent. Tel animal telle maîtresse.
Le vieil homme tripota sa moustache et sourit en voyant ainsi paraître Hélène, avec le chapeau d’exploratrice sur sa tête.
— Je suppose que c’est ma mère qui vous envoie pour me convaincre de rester, lança Hélène, d’un ton las, avant d’écarter la chaise pour poser ses pieds sur le bureau.
Elle adoptait quelquefois des manières « d’homme » mais personne ne les lui avaient jamais reprochées entre ces murs.
— Louise est fort inquiète à votre propos et elle possède bien ses raisons légitimes. Laisser partir sa fille unique pour l’Afrique n’est pas une concession quotidienne !
La jeune femme fronça les sourcils, jetant les papiers de son père sur le bureau.
— Je peux la comprendre, admit Hélène. Mais je ne peux pas rester. Je ne suis pas un oiseau qui peut se complaire d’une vie en cage. Même Edmond n’y parvient pas !
— Ohhhh qu’il est beau, Edmond ! se pavana le perroquet en reconnaissant que l’on parlait de lui.
— Je sais que la vie sera loin d’être aussi confortable qu’ici, à Fuligny. Que je vivrai des expériences qui ne me laisseront pas indemnes. Mais je préfère revenir avec quelques cicatrices plutôt que de mourir avec mes regrets coincés… dans des rides et des cheveux blancs !
Ils ricanèrent tous les deux, imités par Edmond, qui dégénéra en une espère de rire démoniaque. Puis elle poursuivit :
— Je suis jeune et naïve. Ce sont mes défauts… Mais je ne veux pas les laisser m’empêcher de réaliser mes rêves.
— Ce ne sont pas des défauts vous concernant.
Hélène laissa planer un court silence, savant qu’Augustin continuerait de lui-même.
— Vous avez hérité ça de votre père. Les gens le disaient fou. Mais il voyait le monde différemment. Ce qui a motivé ses plus grandes découvertes. Car à sa manière simpliste et innocente de concevoir le monde se couplait une persévérance peu égalée. Il nourrissait de solides convictions, foncièrement bonnes. Même dans la mort… Je sais que vous connaissez l’histoire. Mais votre père a préféré mourir que de tuer, face à un homme qu’il avait lui-même provoqué en duel pour défendre l’honneur de votre mère. Jusqu’au bout, il a respecté ses valeurs. Et je pense qu’aujourd’hui, il aurait voulu que vous en fassiez de même : suivez ce qui vous semble juste.
Un sourire éclaira les traits de la jeune femme qui saisit le message.
— M’accompagnerez-vous ?
— Comme disait le vieux Flaubert, il vient un certain âge où les deux bras d’un fauteuil sont plus attirants que les deux bras d’une femme ! Je n’ai plus ma vigueur d’antan… Mais je vous préparerai la meilleure équipe et vous présenterai les meilleures recrues. Vous avez besoin d’être bien préparée !
Et quand Hélène parcourut du doigt les cartes de son père quelque minutes plus tard, un étrange sentiment l’étreignit : elle allait bientôt parcourir ces terres à son tour. Elle avait hâte !