La tête renversée en arrière, Heather s'était assise le dos contre le gros chêne noueux, en haut de la butte. La plupart du temps, elle préférait grimper et se cacher dans le feuillage épais - ainsi, elle avait l'impression de toucher le ciel, de toucher les étoiles. Mais elle était tout simplement trop épuisée. Éreintée. Elle n'avait pas la force de se hisser dans les branches. Elle était fatiguée. Elle en était presque malade.
Elle tira sur sa cigarette, regardant son extrémité rougir et se consumer avec une sorte de fascination. Elle sentait son coeur la brûler, lui aussi. Mais elle ne se sentait pas triste, ni désespérée. Elle était lasse, et déçue. Le monde ne comprendrait-il jamais ? Comment ses parents pouvaient-ils garder leurs paupières si hermétiquement closes ? Pourquoi étaient-ils tous aveugles, bon sang ?
La jeune fille ferma les yeux. Il lui semblait revoir sur sa rétine privée de lumière les silhouettes qui se battait. Entendre à nouveau les cris, les coups. Les appels au secours - et les regards de tous ces lâches qui se détournaient, qui passaient leur chemin en courant pour ne pas s'en mêler. Ils la dégoûtaient. Ces fuyards, ces connards - car elle le pensait, même si elle n’osait pas le dire - qui avaient laissé leurs compatriotes battre à mort des jeunes, des enfants. Car ils n'étaient pas de chez eux. Des immigrés. Leur peau n'était pas de la bonne couleur, leur accent ne sonnait pas comme il fallait, ils vivaient dans des taudis. Ils étaient différents.
Elle avait la sensation de se noyer, de suffoquer. Elle les revoyait. Elle le sentait à nouveau la retenir, l'empêcher de courir les protéger. Elle croisait à nouveau une dernière fois le regard d'Arun, presque éteint, au milieu de son visage ensanglanté. Et les coups s’abattaient, encore et encore. Il ne hurlait plus. Et il tombait, comme une vulgaire poupée de chiffon. Tout le reste du monde tombait, s’effondrait. Encore et encore...
Heather ouvrit les yeux. Elle souffla et perdit son regard dans les filaments de fumée qui s'entrelaçaient. Deux mois. Deux mois déjà, depuis l'incident, comme l'appelaient les stupides journaux locaux et ces abrutis de nationalistes. Deux mois qu'elle avait vu son regard s'éteindre devant elle, qu'elle avait entendu craquer chacun de ses os. C'était peut-être cela, le pire. Ce son qui éclatait, qu'elle retrouvait partout - dans les portes qui claquaient, le bois des murs qui grinçaient la nuit, les noisettes que son frère écrasait au casse-noix. Partout.
Elle aimait venir en haut de la colline, sous le vieux chêne. L'endroit était paisible, et surtout, silencieux. Calme. Elle était tranquille, loin de tous ces porcs qui refusaient de faire l'effort de comprendre.
Le soleil déclinait à l'horizon. Heather aurait dû songer à rentrer, elle le savait. Pourtant, elle en était incapable. Elle ne pouvait faire face à leurs visages fermés, leurs esprits étriqués, leurs remarques dénuées de sens à ses yeux. Ils la rendaient malade. Et ils étaient pourtant sa famille.
La jeune fille tira à nouveau sur sa cigarette. Cela la détendait un peu, d'une certaine manière. Elle se souvenait l'époque où elle négociait avec Arun pour qu'il aille les acheter : elle lui donnait de quoi payer, mais ne voulait pas que ses parents sachent qu'elle fume. Ce qu'elle trouvait cela dérisoire, désormais.
Un craquement la fit sursauter. Ses poils se hérissèrent tout le long de son dos, son sang sa glaça. Quel bruit funeste, si semblable au craquement de ses os, ceux de celui qu'elle avait tant aimé. Heather tourna violemment la tête, ses yeux écarquillés. Elle avait l'impression que ses organes étaient remontés dans sa gorge - elle avait envie de vomir.
Toute cette agitation disparut immédiatement lorsqu'elle aperçut Alfie, un des jeunes qui habitaient le même pâté de maisons qu'elle. Une sorte de chapeau bizarre couvrait la moitié de son visage, et il semblait essoufflé d'avoir grimpé toute la colline.
- Salut, Heather, dit-il en souriant, entre deux respirations rapides.
- Salut.
La jeune fille ne savait pas trop si elle devait détourner le regard, l'ignorer. Était-il venu ici pour lui parler ? On la voyait sûrement, d'en bas, avec son gilet coloré, dans la clarté du crépuscule. L'ombre du grand arbre ne la cachait probablement pas assez.
- Comment... comment tu vas ?
Il s'avança vers elle et vint s'asseoir à ses côtés. Elle avait bien fait de ne pas l'ignorer. Elle se demandait vaguement ce qu'il pouvait bien lui vouloir - non pas que cela lui importe réellement. Simplement curiosité. Depuis l'incident, il n'était plus grand chose qui lui importait vraiment.
Elle lui tendait sa cigarette mais il secoua la tête en signe de refus. Heather se souvint qu'il ne fumait pas. Elle haussa les épaules et tira sa dernière barre avant d’effriter le restant de tabac et de jeter son mégot dans les hautes herbes. À une époque, elle se serait trouvée criminelle de faire une chose pareille. Mais à quoi bon se pourrir la vie ?
- Ça va comme ça peut aller, répondit-elle enfin.
Il parut gêné, se rendant peut-être compte de la stupidité de sa question.
- T'inquiète. Tout le monde pose la question sans vraiment y penser. T'es pas le premier et tu seras pas le dernier.
- Je... Oui... En fait je venais te proposer un petit truc, si tu veux te changer les idées, reprit-il après un instant de silence.
Il paraissait encore plus gêné. Comme un garçon amoureux - mais Heather savait qu'il ne l'était pas. Non, Alfie était simplement un de ces mecs tellement gentils, qui pensent qu'ils peuvent - et doivent - tenter de résoudre absolument tous les problèmes du monde. Juste un p'tit gars adorable, comme aurait dit son frère.
- C'est à dire ?
- Eh bien, euh... Enfin, je ne sais pas si tu sais, je bosse au magasin de musique sur Wilsons Street depuis quelques temps. Et le patron est absent pour la semaine, alors il m'a laissé les clefs.
Il s'arrêta un instant, et Heather lui jeta un regard perplexe, les sourcils froncés. Elle ne voyait vraiment pas où il voulait en venir.
- Et, euh, on a eu un nouvel arrivage de vinyles cette semaine, et il y a quelques trucs que je me suis dit que tu aimerais bien, dans le lot. Si ça te tente, on peut y passer le début de la soirée. On sera que tous les deux, la boutique est fermée. Je me suis dit que, peut-être, ça te permettrai de penser à autre chose, acheva-t-il en se grattant l'arrière de la tête.
Heather considéra une fraction de secondes sa proposition. Le soleil disparaissait derrière les montagnes, et elle ne pourrait pas errer seule dehors indéfiniment. Dans une ville aussi petite que la leur, ses parents auraient vite fait de la retrouver pour la ramener de force chez eux. À la boutique, elle serait à l'abri, tranquille. Au moins pour une petite heure. Elle sourit vaguement en se levant.
- Je suis partante !
- Super !
Alfie parut enchanté. Il attrapa sa chemise, sur laquelle il s'était assis, la balança par dessus son épaule et emboîta le pas à la jeune fille.
Le temps qu'ils redescendent la colline et remontent les trois rues qui les séparaient de la boutique, la pénombre les inquiétait. Heather se sentait un peu comme une aventurière, une adolescente presque rebelle. C'était comme une ombre du sentiment qu'elle ressentait parfois en rejoignant Arun en cachette. Une excitation mêlée d'une once de culpabilité, parce qu'elle savait qu'elle enfreignait les règles.
Ils croisèrent quelques passants qui les dévisagèrent. Un garçon et une fille, de cet âge, traînant dans les rues, à cette heure ! Heather leur riait au nez, faisait des sortes de bruits de baiser lorsqu'ils les dépassaient. Cela semblait amuser Alfie. Elle se entait étrangement apaisée - vivante.
En quelques instants, ils étaient devant l'enseigne peinte de couleurs éclatantes de la boutique. Pendant qu'Alfie triturait la serrure, Heather étudiait les affiches qui couvraient les vitres. Certaines d’entre elles portaient le nom de ses groupes préférés, d’autre d’artistes qu’elle ne connaissait pas. Un nom attira son attention - The Beatles. On lui en avait déjà parlé - Alfie peut-être ? - mais elle ne s'était jamais donnée la peine de les découvrir.
Ils entrèrent à l'intérieur comme des voleurs dans une banque, puis Alfie alluma les lumières, avant de refermer derrière eux. Depuis combien de temps n'était-elle pas sortie ? Elle avait l'impression de redécouvrir totalement l'endroit. Les murs sur lesquels s'alignaient les étagères prêtes à craquer sous le poids des disques, les lecteurs qui ne demandaient qu'à jouer votre musique favorite... Cela lui avait manqué.
- Il y a quelque chose que tu veux écouter en particulier ?
Heather hocha énergiquement la tête, et se rua sur les nouveaux albums de ses groupes préférés. En deux temps, trois mouvements, les notes résonnaient entre les murs de plâtre fragile.
Alfie la regarda en silence un bon moment, la laissant découvrir toutes les nouveautés qu'elle avait manquées. Il l'avait emmenée ici dans un but plus précis - mais il préférait la laisser se ressourcer un peu. Il en avait assez de la voir déambuler comme une âme en peine. Il voulait revoir les couleurs sur ses joues, le sourire sur son visage, l'éclat dans ses yeux. Heather avait toujours été pleine de vie ; et depuis deux mois, elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. Un fantôme. Si elle ne dansait plus comme une forcenée sur ses titres favoris, elle avait au moins retrouvé son sourire.
- Il y a un truc, aussi, que je voudrais te faire écouter, finit-il par glisser timidement entre deux morceaux. Si ça ne te dérange pas.
- Non, non. Vas-y ! Je crois que c'est un peu à ton tour, d'ailleurs, de choisir la musique.
Elle lâcha un petit quelque chose - une ébauche de rire. Elle avait senti ses côtes remuer.
Heather le regarda attraper une pochette qu'il cacha du mieux qu'il put, lui indiquant qu'il voulait lui faire la surprise. Il posa le diamant et scruta immédiatement le visage de son amie, guettant sa réaction.
Les premières notes sonnèrent étrangement à l'oreille de Heather. Comme un titre qu'elle aurait connu, quelque chose d'enfoui loin au fond de son cerveau - trop loin pour qu'elle ne puisse mettre un nom dessus. Puis les trompettes s'arrêtèrent et laissèrent place aux paroles, et à une drôle de mélodie - lente, lancinante, et d'une certaine manière, entraînante à la fois.
Love, love, love
Love, love, love
Love, love, love
Heather sourit. Typiquement le genre de musiques qu'écoutait Alfie. Pourtant, il y avait quelque chose qui sortait de l'ordinaire, sans qu'elle ne puisse l'expliquer. Un coté nonchalant, apaisant. Elle commença à balancer sa tête, puis le restant de son corps suivit, sans qu'elle n'en ait véritablement conscience. Elle ferma les yeux.
Le premier couplet, la mélodie toujours si étrangement agréable. Elle lui donnait une sensation de familiarité, comme si elle était enfin rentrée après un long voyage. Un sentiment de sécurité, de bien-être. Elle était transportée - loin de ce lieu, loin de cette ville qu'elle ne supportait plus, de ces gens qui lui avaient volé ce qui la rendait heureuse. Elle était loin, loin. Dans un lieu de calme, de paix.
There's nothing you make that can't be made
No one you can save that can't be saved
Un couplet, un simple qui semblait faire écho à ce qu'elle avait vécu. Quelques mots, quelques notes qui lui disaient que ce n'était pas de sa faute. Tu es comme tout le monde, Heather, essaye simplement de faire ce que tu peux, et ce sera déjà pas mal. Elle se balançait toujours en rythme, et à chaque pas, elle avait l'impression de lâcher un peu plus prise, de se laisser un peu plus transporter, loin. La douleur et la peine étaient toujours bien présentes. Mais au lieu de les refouler, de chercher un coupable, elle les acceptait pleinement. Elle les embrassait.
All you need is love
All you need is love
All you need is love, love
Love is all you need
Un peu niais, peut-être. Rassurant, pourtant. Heather sentait les battements de son coeur s'harmoniser. Tout lui semblait si paisible - presque magique. Une nuit tranquille, une nuit où elle s'échappait, et les notes l'emmenaient avec elles.
La mélodie, les paroles ; sans qu'elle puisse l'expliquer, elle avait l'impression qu'elles étaient ce qu'elle recherchait en vain depuis deux mois en déambulant comme une vivante morte. Tu peux lâcher prise, Heather. Tu peux lâcher. Tu dois avancer, maintenant, alors délaisse un peu toute cette haine. Tu ne le ramèneras pas, ils ne le ramèneront pas. All you need is love, alors pourquoi t'épuiser ainsi à être en permanence en colère ? Tu ne changeras pas le passé. Et même si tu ne pourras pas effacer ta peine, essaye donc d'amener un peu plus de paix dans ce présent.
À la fin de la chanson, Heather se surprit à applaudir elle aussi.
- C'est le groupe dont je te parlais, tu sais, The Beatles. C'est différent de ce que tu écoutes, mais je pensais que tu aimerais quand même . Tu connais de nom, de toutes façons. C'est la chanson qu'ils ont chanté pour Our World - je ne sais pas si tu en as entendu parlé - l'émission de musique, où ils représentaient la Grande-Bretagne.
- Toutes leurs chansons sont comme ça ? Je comprends que ça te plaise !
- Ça dépend. Mais oui, ils sont vraiment dans cette vague hippie, à prôner l'amour, la paix... Et on en a bien besoin, dans le monde dans lequel on vit, non ? C'est pour ça qu'ils ont autant de succès. Ils appellent ça la contre-culture, dans les magasines.
- Contre-culture, répéta Heather d'un air rêveur.
- Ils ne font pas juste de la musique pour faire de la musique, tu vois ? Ils veulent transmettre un vrai message au monde, c'est de l'art engagé. Ils ont casé plein de petits arrangements de musiques célèbres - l'hymne français, Greensleeves, un peu de Bach... Pour l'aspect international, intemporel de l'amour... Parce que c'est tout ce dont on a toujours eu besoin, non ?
- Oui... Oui, bien sûr...
- L'amour c'est universel, par opposition avec tout ce dont Lenon parle dans les couplets - tout ce que tu dis, fais, sais, vois ou sauves, rien ne t'est vraiment propre à part ça, l'amour. Et puis tout est si bien travaillé, la mélodie, le rythme, je la trouve magique... Enfin, je parle beaucoup, se reprit-il en rougissant, mais qu'est-ce que tu en as pensé, toi ?
Heather attendit quelques secondes avant de répondre. Elle était toujours transportée par l'écoute, quelques larmes perlaient au coin de ses yeux. Pas de tristesse, mais de cette paix intérieure qui soulageait les tensions qu'elle accumulait depuis si longtemps. Elle ne pardonnait pas, mais elle lâchait enfin prise. Grâce à cette musique. Grâce à lui.
Elle sourit et jeta ses bras autour du cou de son ami.
- C'est... c'est merveilleux. Merci, Alfie.
Les notes de la mélodie résonnaient dans sa tête.
Elles avaient remplacé le craquement sinistre des os.