La calèche passa presque sans bruit entre les immenses grilles du portail grand ouvert. Ses deux mains gantées crispées l'une à l'autre sur ses genoux, Ariane garda le regard obstinément fixé sur le siège de velours bleu en face d'elle. Dehors, elle entendait le martèlement régulier des sabots des chevaux, qui l'avait bercée jusqu'à ce qu'elle s'endorme quelques heures auparavant. Sa tante l'avait réveillée une demi-heure avant qu'elles n'atteignent le domaine du château. Il ne s'agirait pas qu'elle ait l'air fatiguée, et l'on avait arrêté le convoi pour qu'une domestique la remaquille rapidement. Ariane vérifia sa coiffure complexe du bout des doigts.
Une note grave résonna au loin, et Ariane reconnu l'appel qui annonçait l'arrivée d'une personne importante. Elle tira nerveusement sur son gant en sentant la calèche s'incliner vers l'avant. Ariane se refusait toujours à détourner le regard des broderies dorées, mais elle su à la façon dont sa tante se redressait que leur arrivée était imminente. Un nouveau coup de trompette résonna. Les musiciens, installés des deux côtés de la route, accompagnaient leur arrivée en jouant une mélodie qui mélangeait l'hymne de son royaume et le leur. Ariane ne pu s'empêcher de sourire. Elle ne savait pas si elle devait attribuer cette initiative à une intention délicate ou a quelque chose de moins subtil.
Le rythme des chevaux commença à ralentir. Elle devinait, du coin de l’œil, un grand parc, des bancs de fleurs, des arbres qui marquaient le début d'une forêt, une fontaine par là, un chemin de promenade de ce côté et dominant le tout, un palais. Son palais. Elle grimaça tant les mots semblaient déplacés. Elle allait rester sur le palais, pour l'instant.
Ariane ferma les yeux, en essayant de ne pas remarquer à quel point la calèche semblait proche de s'arrêter. Pendant quelques secondes encore, elle pouvait s'imaginer qu'elle rentrait chez elle après une promenade dans l'après-midi, une visite à une amie pour le thé, ou un bal en soirée. Elle pouvait croire qu'elle allait descendre dans la cour qu'elle connaissait si bien, et monter dans ses appartements après avoir salué ses parents, retrouver la chambre dans laquelle elle dormait depuis sa plus tendre enfance. Que demain, elle irait flâner dans le parc, peut-être s’asseoir près du lac ou rendre visite à une connaissance.
Le pas des chevaux finit par s'arrêter, en même temps que la musique qui entourait la calèche. Ariane n'ouvrit pas les yeux. Encore quelques secondes. Le silence qui venait de tomber ne l'atteignit que lorsque sa tante se leva pour sortir. Les froissements de ses jupons semblèrent exploser à ses tympans, et lorsqu'un valet ouvrit la porte d'Ariane, la lumière du jour s'écrasa contre ses paupières closes.
Elle rouvrit les yeux et laissa traîner son regard une dernière fois sur les armoiries de son royaume. Comme dans un rêve, avec l'impression d'une infinie lenteur, elle se redressa et posa son talon sur le marche-pied. La main gantée du valet servit d’appui à la sienne, et il ne vacilla pas lorsqu'elle s'extirpa de la calèche.
La première chose qu'elle vit, se furent les rayons du soleil qui l'éblouirent un instant. Ils se reflétaient contre les immenses fenêtres du palais et l'eau qui glissait dans la fontaine. Puis sa bottine se posa sur le sol de pierre, et le monde sembla reprendre son rythme naturel. Le valet lâcha sa main, sa tante rejoignit son côté, les chuchotements de la Cour emplirent l'espace. Elle cru un instant qu'elle allait vaciller, mais parvint à faire comme si de rien n'était. Elle n'osait toujours pas lever la tête vers la bâtisse qui, depuis que son père avait signé cette alliance, était destinée à devenir sa maison. Elle sentit le bras de sa tante se glisser sous le sien. Discrètement, elle le serra d'un air encourageant. Puis elle fit un pas en avant, entraînant Ariane avec elle. La jeune fille se retourna vers la route qu'ils venaient d'emprunter, comme si elle pouvait apercevoir son pays natal, mais tout ce qu'elle vit furent des troupes d'habitants des villages voisins s'accoler aux grilles fermées pour essayer d'apercevoir leur nouvelle princesse. Le rythme décidé de sa tante l'obligea à ramener son regard devant elle.
Sans qu'elle ne le veuille, ses yeux se posèrent sur une tour du palais, glissèrent contre les pierres claires, s'accrochèrent aux sculptures qui décoraient la façade et qui lui seraient un jour familières, descendirent sur les drapeaux qui flottaient au vent, et s'arrêtèrent sur les personnes de la Cour desquelles se détachaient, un peu en hauteur, le roi, sa femme, leur fille. Et, debout près de son père, son fiancé.