Summary:
Photo originale par Angel
Regarde donc cette petite fleur, si belle mais si fragile, que l'on cueille car qu'on la veut pour soi, mais qui, gagnée par la mélancolie de son champs natal, se fane bien vite dans son vase... Cette fleur est comme toi, toi qui reste avec un homme alors que ton coeur est ailleurs.
Recueil de nouvelles ayant pour thème commun l'homosexualité féminine.
Categories: Romance,
Société, Textes engagés Characters: Aucun
Avertissement: Contrainte (chantage, viol...), Discrimination (racisme, sexisme, homophobie, xénophobie)
Langue: Français
Genre Narratif: Nouvelle
Challenges: Series: Aucun
Chapters: 3
Completed: Non
Word count: 4882
Read: 19836
Published: 08/11/2009
Updated: 15/11/2010
1. A mes deux mamans by AgatheK
2. C'est terminé by AgatheK
3. Tabula Rasa by AgatheK
A mes deux mamans by AgatheK
Author's Notes:
Ce texte a été écrit en "réponse" aux gens qui pensent que les homosexuels ne doivent pas adopter parce que cela traumatiserait les enfants.
Le 25 mai 2008 correspondait au jour de la fête des mères et de la première publication de ce texte.
Mes chères Mamans,
Nous sommes aujourd’hui le vingt-cinq mai, un jour très particulier. Je suis heureux de voir que ce matin, la fenêtre laisse filtrer quelques timides rayons de soleil tandis qu'il se lève lentement. La journée promet d’être belle. Oui, ce sera une belle journée pour deux femmes exceptionnelles.
J’ai longtemps cherché un cadeau original à vous offrir. Des fleurs ? Un peu trop ordinaire. Un bijou ? Mes comptes, depuis mon renvoi, ne me le permettent plus. Finalement, j’ai trouvé le cadeau idéal : je vais vous conter une histoire, la plus belle que je connaisse.
Vous en connaissez déjà le début. C’est d’ailleurs toi, Agathe, qui en a écrit les premières lignes. Elle commence il y a plus de vingt-trois ans. Tu étais jeune alors, à peine sortie de l’adolescence, et tu avais encore des rêves plein la tête. Confiante et pleine de vie, tu t’es fiancée avec Eric et je suis arrivé. Mais bien vite, ton sourire s’est effacé. Ton mari ne te rendait pas heureuse, et il t’accablait de tous les maux du monde. Alors, tu m’as pris avec toi et nous sommes partis pour nous installer très loin, dans un minuscule petit appartement lyonnais, sombre et sinistre. Le divorce t’a libérée d’un poids, mais tes rêves de jeunesse avaient été brisés à jamais.
C’est alors qu’un jour, au détour d’un parc public, Elisa est entrée dans ta vie. J’avais cinq ans et pourtant je me souviens encore de cette étrange rencontre. Je jouais sur les tourniquets lorsque je suis tombé. Mon genou écorché était ouvert et saignait abondamment, mais je ne pleurais pas parce que tu m’as toujours dit que les garçons ne doivent pas pleurer. Maman Elisa avait vu toute la scène et elle possédait une voiture garée un peu plus loin. Elle t’a proposé de nous amener à l’hôpital le plus proche.
Une semaine plus tard, la sonnerie du téléphone résonnait dans le hall miteux de notre appartement. C’était Elisa qui demandait de mes nouvelles. Vous vous êtes revues plusieurs fois et peu à peu ton beau sourire est revenu. Un an plus tard, nous nous sommes tous les trois installés dans un nouvel appartement, plus grand et plus lumineux.
J’avais alors six ans et je n’étais pas encore tout à fait capable de comprendre le lien qui vous unissait. À l’école, ceux qui le savaient s’en fichaient, car ils ne comprenaient pas plus que moi. Il n’y avait que ce crétin d’Antoine et sa bande de suiveurs qui parlaient de « gouinnasses » sans vraiment savoir ce que signifiait vraiment ce terme ni à quel point il est insultant. J’imagine qu’il l’avait entendu de ses parents…
C’est au collège que les choses se sont compliquées pour moi. À cette époque-là que j’ai commencé à réellement comprendre de quelle façon deux femmes pouvaient s’aimer. Malheureusement, parce que les gens sont stupides, j’ai aussi découvert que ceux qui sont différents sont méprisés.
Il y en a qui disent qu'un couple homo ne peut pas rendre heureux un enfant parce que c'est contre nature, qu'il sera rejeté des autres... Parfois, je me suis demandé ce que je serai devenu si j’avais eu des parents hétéros, du genre de ceux qui se disputent continuellement et qui n’ont en commun que leur enfant. Les parents que j’aurais dû avoir si Agathe était restée avec Eric… Aurais-je été heureux ? Aurais-je aimé mes parents, ma vie ?
Je crois que non, je les aurais haïs ces parents qui auraient passé tellement de temps à se disputer qu'ils ne m'auraient donné aucune attention. Mais vous, je vous aime. Parce que vous êtes lesbiennes ? Non, parce que je sais que vous m’aimez autant l’une que l’autre et parce que j’ai reçu de vous une bonne éducation. Vous m’avez appris les valeurs de l’amour. Je vous admire parce que vous avez subi beaucoup d’injures et que malgré tout ce que les gens vous ont fait, vous ne leur en gardez pas rancœur. Vous avez compris que pour vivre, il faut savoir oublier et pardonner, sans quoi la haine nous détruit. Vous avez également prouvé que votre amour était plus fort que les injures.
Lorsque j’étais encore au collège, et même après, au lycée, j’ai moi aussi eu ma part d’injures. Je mentirais en disant que c’était facile de les supporter et qu’elles ne m’atteignaient pas. C’est au début que ça a été le plus dur. J’avais le sentiment que si les autres me méprisaient, c’était votre faute et je vous ai détestées. Puis, j’ai fini par comprendre que les gens, et notamment les adolescents, sont de véritables charognards dès qu’ils sentent qu’une personne est différente d’eux. Qu’importe d’avoir deux mères, j’aurai tout aussi bien pu être gros, avoir des lunettes, ne pas m’habiller avec des fringues Nike, le résultat aurait été le même. Des boulettes lancées lorsque le prof ne regarde pas, des croches pieds dans les couloirs, des chewing-gums collés dans les cheveux dans la file d’attente du self…
Aujourd’hui, avec le recul, je me rends compte de beaucoup de choses. Je n’ai pas eu une adolescence facile, c’est vrai, mais je pense que ces épreuves que j’ai traversées m’ont aidé à me construire. J’ai appris de vous le respect des gens différents, une valeur qu’on oublie trop souvent. J’ai aussi eu un bel exemple d’amour.
Pour tout cela, je voulais vous dire merci. Merci de m’avoir aimé toutes ces années et de m’aimer encore comme un fils. Merci d’avoir toujours été là pour moi, même lorsque je me suis montré injuste et méchant. Merci d’être mes mamans.
Joyeuse fête des mères à toutes les deux,
Seb
Author's Notes:
Merci à Verowyn pour la correction. :)
Avertissement pour scène de viol.
J'entends la voix du juge, lointaine... Que dit-elle ? Je ne sais pas, je ne comprends que deux mots : « condamné » et « prison ». Un claquement retentit et la salle, jusqu'alors calme, est soudain prise dans un vacarme assourdissant. J'ai l'impression que les bruits résonnent dans ma tête, j'ai horriblement mal. Il est plus que temps que je m'en aille. Je me lève, le regard baissé : je ne veux pas les voir.
Suis-je soulagée ? Je crois. Mais ce n'est qu'une maigre victoire, et la blessure est toujours là. Malgré moi, alors que je les avais toujours repoussés de toutes mes forces, les souvenirs de l'agression reviennent, plus clairs que jamais.
C'était un vendredi soir, cela fait maintenant un an et demi. Comme à cette heure-ci il n'y avait plus de transport en commun, je rentrai à pied du restaurant où la fermeture s'était comme d'habitude éternisée. Il était une heure et demie du matin lorsque je suis arrivée dans ma rue, épuisée, mais satisfaite à l'idée que j'étais enfin en congés pour les deux prochaines semaines.
Ils m'attendaient devant le portail. Trois ombres hautes et puissantes, trois hommes, tous habitants de ce petit quartier bourgeois si calme d'ordinaire. En les apercevant, je ralentis le pas, sceptique : d'ordinaire, la rue est toujours déserte dès 23h. Ils me voient, ils s'approchent. À la lumière d'un réverbère, je peux reconnaitre parmi eux le vieillard que j'avais violemment envoyé balader dans un bar deux jours auparavant, exaspérée par ses propos machos et ses tentatives d'attouchements.
- Tenez, regardez qui c'est, lança-t-il. Alors, gouinasse, t'en as mis du temps à rentrer... T'es allée découcher avec une autre salope dans ton genre, hein, avoue !
Je n'ai même pas eu le temps de penser à fuir... Trop tard, ils étaient déjà sur moi, à ricaner de leurs voix rauques. Le plus gros m'a attrapée par les cheveux et m'a trainée jusqu'à un buisson dans mon propre jardin, derrière ma maison. Je me suis débattue et j'ai appelé au secours de toutes mes forces avec le fol espoir de les faire fuir en alertant tout le quartier. Impossible qu'aucun voisin ne m'ait entendu à cet instant précis. Et pourtant, rien ne se passa, aucune lumière ne s'alluma dans les maisons voisines.
Le gros m'a mis à terre et s'est couché en travers de mon corps pour m'empêcher de me débattre. Son poids m'empêchait de respirer correctement, très vite, j'ai senti la tête me tourner, tout me paraissait complètement irréel.
C'est le vieux qui l'a fait. Du coin de l'œil, je l'ai vu défaire sa ceinture et baisser son pantalon dans un ricanement satisfait pendant que le troisième arrachait le mien et me forçait à écarter les jambes.
- On va te guérir, disait le vieux. Oh oui, on va te guérir de ta putain de maladie, tu vas voir comme c'est mieux un homme. Tu vas aimer !
J'ai fermé les yeux et j'ai hurlé, hurlé de toutes mes forces, sans m'arrêter. Ils m'ont plaqué la main sur le visage, m'étouffant davantage. Une pensée folle a alors traversé mon esprit embrouillé. Je n'ai jamais cru en l'existence d'un dieu, quel qu'il soit, et pourtant, en cet instant, j'étais certaine qu'il existait, et j'ai focalisée ma pensée sur lui et sur la haine que j'éprouvais à son égard, de laisser faire une telle chose sans que je n'aie la moindre chance de me défendre. Je le haïssais et je hurlais. Je hurlais toujours lorsque le coup de feu a retenti.
Ce qu'il s'est passé exactement après, je l'ignore. Je crois que j'ai perdu connaissance. Ou alors mon esprit a fermé tout accès à ma mémoire, une manière de me protéger... Je ne sais pas. Mais j'ai appris plus tard qu'un voisin était enfin sorti et, son fusil de chasse à la main, avait tiré deux coups de feu en l'air. Mes agresseurs, après avoir tenté de lui tenir tête, ont renoncé et se sont enfuis.
La salle d'audience me parait très froide d'un coup. D'un geste machinal, je resserre ma veste autour de mes épaules tandis que je m'avance vers la sortie.
Je me souviens encore parfaitement de la douleur physique que j'ai ressentie à ce moment-là et des angoisses qui ont suivi. C'est étrange à dire, mais j'avais toujours plus ou moins cru que la principale préoccupation après ce genre de choses, c'était le risque de tomber enceinte ou d'attraper une MST. Pourtant, je n'y ai pas pensé une seconde, et si Sarah, le médecin qui m'a prise en charge dès mon arrivée aux urgences, ne m'avait pas forcée à aller faire les tests, j'aurais continué à agir comme si rien ne s'était jamais passé. En vérité, sans elle, je n'aurais même jamais eu la force d'aller porter plainte, et je me serais emmurée dans le silence jusqu'à la fin de mes jours. Je lui dois tant de choses à ma Sarah...
Brusquement, une nuée d'éclairs éblouit mes yeux. Je viens de passer la porte de la salle d'audience sans m'en être aperçue. J'avais oublié les journalistes derrière.
- Mademoiselle Hernel, vos agresseurs ont été condamnés à de la prison ferme, vous sentez-vous aujourd'hui soulagée par ce verdict ?
- Trouvez-vous que cela est une bonne chose au nom de tous les homosexuels qui ont été comme vous victimes de viols-punitifs et dont les agresseurs sont toujours en liberté ?
- Avez-vous un message à délivrer à la communauté gay et lesbienne de France ?
Quelque chose, ou plutôt quelqu'un m’attrape par les épaules et m'entraîne à travers le nuage de journalistes jusqu'au bureau de mon avocate, qui n'était pas encore revenue. La porte claque et le silence revient.
Une main vient doucement soulever mon menton, et mon regard plonge dans deux magnifiques yeux bleus. Sarah, ma douce Sarah qui m’a soutenue tout au long de ces nombreuses épreuves, celle grâce à qui j'ai pu me reconstruire une vie et sans qui je n'aurais jamais pu tenir, se tient devant moi. Soudain, je prends conscience que mes agresseurs étaient bel et bien condamnés, que c'en était fini pour eux et que j'étais arrivée au bout d'un long chemin. Et pourtant, au lieu d'un soulagement, je ne ressens encore que de l'angoisse. Que se passera-t-il quand ils sortiront de prison ? Et si tout ça recommençait avec d'autres ?
Sarah me prend dans ses bras, et je sens un barrage en moi céder. Je ne peux plus longtemps retenir mes larmes. Elle serre un peu plus fort ses bras autour de moi. Je sens la chaleur rassurante de son corps, son doux parfum, et je devine les battements de son cœur dans sa poitrine.
- Chuut... C'est fini, Eve. Il ne t'arrivera plus rien, maintenant... C'est terminé.
Les pneus crissèrent sur le gravier et la voiture s'immobilisa. Estelle coupa le moteur, attrapa le sac à main posé sur le siège à côté d'elle et descendit. Un double tintement accompagné d'un bref clignotement orangé lui indiqua que le véhicule était bien verrouillé.
L'automne touchait à sa fin, et les prémices de l'hiver se faisaient sentir depuis presque un mois déjà. Le ciel gris annonçait l'arrivée imminente de la pluie et le vent glacial balayait les feuilles mortes sur le sol. Estelle réajusta la bandoulière de son sac à main sur l'épaule et, résignée, traversa d'un pas lent le parking en direction de la double porte vitrée de l'hôpital.
La chaleur à l'intérieur de l'imposant bâtiment était étouffante comparé à la froideur de l'extérieur, et l'effervescence contrastait avec le calme du dehors. Estelle eut l'impression d'avoir jailli dans un autre monde, plus vivant, mais guère plus gai que celui qu'elle venait de quitter. Elle s'avança vers l'accueil.
- Bonjour. Pourriez-vous m'indiquer la chambre de Madame Anne-Maire Langloise ? On m'a dit qu'elle a été admise ici dans la nuit.
- Troisième étage, chambre trois cent trente-deux. L'escalier est juste derrière vous.
- Très bien, merci.
Estelle tourna les talons et s'en alla en quête de la chambre qu'on lui avait indiquée. Arrivée au troisième, elle jeta machinalement un œil à travers la porte d'une salle d'attente et s'arrêta net. Quatre personnes se tenaient à l'intérieur. Une vieille dame était assise en tenant serré son sac contre sa poitrine. Face à elle, un enfant d'une dizaine d'années, le pied dans le plâtre, jouait maladroitement avec sa béquille.
- Antoine ! Ca suffit maintenant ! s'énerva violemment sa mère lorsque la béquille manqua de deux centimètres la tête de la vieille dame qui s'était recroquevillée sur sa chaise.
Au fond de la salle, un homme se tenait raide comme un I devant une machine à café qui déversait son liquide noirâtre dans un bruit inquiétant. Estelle hésita un moment, ne sachant si elle devait entrer et saluer l'homme ou faire comme elle ne l'avait pas reconnu. Mais elle n'eut pas le temps de se décider que celui-ci tournait déjà la tête vers la porte, probablement tiré de ses pensées par les cris de la mère du petit Antoine.
Par hasard ou par accident, leurs regards se croisèrent. Il n'eut d'abord aucune réaction, si bien que la jeune femme se demanda s'il l'avait reconnu malgré toutes les années passées.
- Estelle ? demanda-t-il finalement. Jamais je n'aurai pensé que tu oserais venir voir Maman.
Estelle manqua de laisser échapper une remarque désobligeante, mais préféra ignorer le reproche de Frank, son frère cadet. Elle franchit l'entrée de la salle d'attente et vint s'appuyer négligemment contre la machine. L'homme, le regard de nouveau dans le vague, avait attrapé son café et en buvait à présent une gorgée sans rien dire. La rancœur familiale semblait décidément tenace.
Très bien...
- Qu'est-ce qu'il s'est passé ? questionna Estelle d'un ton un peu plus sec qu'elle ne l'aurait voulu.
- On ne te l'a pas dit ?
- Non. J'ai juste eu droit à un appel de Tante Ivone en pleur m'annonçant qu'elle était à l'hôpital. C'est tout. Rien d'autre.
- Ah, répondit simplement Frank.
Il touilla son café avec soin pendant quelques secondes avant d'en boire une nouvelle gorgée, faisant toujours semblant de l'ignorer..
- Une voiture l'a renversée, finit par dire d'une voix lointaine, semblant s'adresser à la machine à café. Elle traversait la rue sur le passage piéton, un chauffard a déboulé, et... Elle est dans le coma pour le moment. Les médecins disent qu'ils ne savent pas si elle va se réveiller, et quand bien même ce serait le cas, il faut qu'on s'attende à ce qu'elle ne soit plus jamais la même. Les vertèbres étant touchées, elle ne pourra plus marcher. Quant au choc à la tête, on ne peut pas connaitre l'étendue des dégâts pour le moment, mais ça a l'air très grave.
- Ok.
Ce fut la seule réponse que put donner Estelle. Ses entrailles s'étaient nouées en imaginant la scène. Elle haussa les épaules, tourna les talons et quitta la pièce en affichant un visage blasé. Frank ne tenta pas de la retenir mais ne put s'empêcher d'avoir une moue désapprobatrice.
Sans aucun doute, le comportement froid et désinvolte d'Estelle aurait pu paraitre déplacé au vu de la gravité de la situation. C'était sa mère après tout, l'être qui lui avait donné la vie... Les conventions sociales lui permettaient, pour une fois, de laisser montrer ses émotions. Non, elle aurait dû les montrer, c'était la règle. Mais Estelle était depuis des années le mouton noir de la famille, et elle se fichait pas mal de ce qu'ils diraient sur son attitude. De toute façon, rien que le fait d'avoir mis un pied dans l'hôpital allait les faire jaser pour les deux prochains mois. Alors tendre le bâton pour se faire battre n'avait pas vraiment d'importance.
La porte de la chambre trois cent trente-deux était entrouverte. Estelle frappa doucement avant d'entrer.
La chambre, toute petite, avait pour seul mobilier un lit sur lequel reposait Madame Langloise, une tablette montée sur roulette, et une chaise, posée dans un recoin. Estelle s'approcha lentement, presque sur la pointe des pieds, comme si elle craignait que sa mère ne se redresse brusquement, le visage rouge de colère, comme ce jour où elle l'avait prise en train de vider les pots de confiture qu'elle avait mis tant de temps à préparer.
Mais Madame Langloise ne bougea pas et ses yeux restèrent clos. En vérité, elle aurait surement eu du mal à les ouvrir. Son visage était tuméfié comme si quelqu'un l'avait battue et son crâne était recouvert de bandages.
Ses bras reposaient par-dessus la couverture. Estelle eut envie de lui prendre la main, mais quelque chose l'en empêchait. Les souffrances et la rancœur accumulées au cours de toutes ces années n'étaient pas prêtes de s'effacer aussi facilement. Et pourtant...
Estelle ferma les yeux et replongea des années en arrière. À l'époque où elle n'était qu'une petite fille adorant sa mère et où tout paraissait tellement simple ! La jeune femme avait eu la chance d'avoir une enfance heureuse au côté de son frère et de ses deux soeurs. Elle s'était souvent fait taper sur les doigts lorsqu'elle faisait des bêtises, mais cela ne l'avait pas empêché pas de composer d'élogieux poèmes à l'attention de sa mère ou de lui offrir d'affreux colliers de nouilles pour sa fête. En échange de l'affection que lui portaient ses enfants, Madame Langloise passait parfois des journées entières derrière ses fourneaux à composer des plats si fameux que chaque soir, c'était un délice de passer les repas en famille.
Son adolescence n'en fut pas moins heureuse, du moins, jusqu'à ce qu'Estelle eut 16 ans. Car alors que les autres filles gloussaient devant les beaux garçons du lycée, Estelle, elle, se sentait attirée par d'autres choses.
La première fois qu'elle ramena une copine à la maison, Estelle la présenta à sa mère comme une simple amie. Mais l'amourette dura alors la jeune femme décida de tout avouer à sa mère.
Ce soir-là, les murs de l'appartement s'étaient mis à trembler, et les portes claquaient si fort que pour peu elles seraient sorties de leurs gonds. Madame Langloise jura, d'une voix si forte que tout le quartier dût l'entendre, que jamais elle n'avait pu mettre au monde une telle erreur de la nature et que si elle avait su, elle aurait préféré étouffer son bébé à la naissance plutôt que d'avoir à subir une telle humiliation !
À partir de cet instant, Madame Langloise n'eut plus de fille et Estelle plus de mère. Aucune des deux ne s'adressa plus la parole, passant par l'intermédiaire du frère ou d'une des sœurs lorsque cela était vraiment nécessaire. Madame Langloise sembla sombrer dans la dépression. Parfois, elle éclatait en sanglots en parlant de sa fille perdue comme d'une morte tandis qu'Estelle se tenait dans la pièce à côté, parfaitement consciente des divagations de sa mère. Lorsque le sujet de l'homosexualité était abordé à la télé, elle commençait à marmonner toute seule et Frank devait se précipiter sur la télécommande avant que les sifflements ne deviennent des hurlements hystériques sur « ces abominations. »
La veille de son dix-huitième anniversaire, Estelle profita d'être seule à la maison pour réunir l'essentiel de ses affaires et quitter l'appartement. Un ami de confiance l'attendait dans sa voiture en bas de l'immeuble, et l'emmena vivre chez sa copine du moment. Lorsqu'elle voulu passer chercher le reste de ses affaires, à peine une semaine plus tard, elle trouva porte close : la serrure avait été changée.
Le temps passa, et comme malheureusement toutes les histoires ont une fin, Estelle et sa copine se séparèrent. Elle continua tout de même à vivre chez elle un temps, se contentant de dormir sur le canapé cabossé du salon. Puis elle trouva un emploi dans une chaine de restauration rapide, ce qui lui permit de louer une petite chambre près de l'université où elle étudiait.
L'argent devint un problème de chaque instant pour Estelle. Tenant absolument à vivre dans un relatif confort, elle fit de nombreuses heures supplémentaires, grignotant parfois quelques heures de cours, tant et si bien que son second semestre ne fut pas validé. Son université refusant de la laisser passer en seconde année, ce fut l'heure des remises en question. Elle aurait pu accepter de refaire une première année ; n'ayant pas à refaire son premier semestre, elle aurait eu beaucoup de temps pour travailler. Mais Estelle ne rêvait que d'une chose : obtenir au plus vite un diplôme pour se lancer dans la vie active et fuir cet horrible restaurent qui semblait décidé à pomper son énergie vitale. Alors elle choisit de se réorienter vers des études courtes et s'inscrit à un BTS.
La question de l'argent devient encore plus obsédante. Mais cette fois, Estelle refusa de sacrifier ses cours. Ne pouvant plus travailler que les week-ends et quelques rares soirs, son salaire s'en trouva sérieusement allégé. Dans les moments les plus noirs, elle songeait à trainer sa mère en justice pour obtenir d'elle une pension alimentaire. Mais son honneur et sa conscience l'en empêchaient. Madame Langloise n'avait-elle pas dit qu'elle n'avait pas de fille ? Pas question qu'elle accepte le moindre centime d'elle ! D'autre part, elle n'était pas la seule enfant de la famille.
Estelle envisagea même la prostitution. Mais là encore son honneur l'empêchait de passer à l'acte. En vérité, l'idée de coucher avec des hommes pour de l'argent représentait pour elle le summum de la déchéance. Cela la terrifiait tellement qu'elle se battit comme une lionne et décrocha son BTS haut la main.
À peine un mois après avoir obtenu son diplôme, le miracle qu'elle attendait depuis si longtemps se produisit enfin. L'entreprise qui l'avait prise en stage lors de sa première année l'appela. Un de leurs techniciens devait partir en retraite en octobre prochain et ils avaient été tellement satisfaits par les talents d'Estelle qu'ils lui proposèrent de poser son CV.
Dans la petite chambre d'hôpital, les larmes montaient aux yeux d'Estelle. Cette fois, elle ne tenta pas de les retenir, tandis que son regard se perdait par la fenêtre.
Durant toutes ces années, Estelle en avait bavé. Elle avait d'abord perdu sa famille, puis avait connu la misère et la solitude. Des millions de problèmes à affronter, et souvent personne pour l'aider. N'importe qui aurait fini par sombrer. Et pourtant, Estelle avait continué à se battre, jusqu'au bout. De tout cela, elle en était ressortie grandie, plus forte que jamais. Envolée cette petite adolescente qui pleurait sur son sort en attendant qu'on veuille bien prêter attention à sa détresse. Aujourd'hui Estelle était une femme heureuse. Elle gagnait merveilleusement bien sa vie, était propriétaire d'une adorable petite maison, s'était pacsé avec Alice, une jeune femme dont le sourire avait le pouvoir d'effacer tous les petits tracas du quotidien et toutes deux avaient adopté un adorable chat blanc qu'elles chouchoutaient comme un bébé.
Estelle reporta son attention vers le visage de sa mère, détaillant avec attention chaque trait, chaque ride... chaque hématome. Cette femme, allongée sur le lit représentait un passé qui était désormais loin derrière elle. Cette femme l'avait condamnée à la souffrance, châtiment infligé pour avoir aimé une fille. Cette femme, elle l'avait longtemps haï du plus profond de son être.
Du moins, était-ce dont elle s'était convaincue. Car aujourd'hui, en la voyant ainsi, Estelle sentit que cette certitude commençait à s'effriter. Des familles unies jusque dans l'adversité la plus totale, voilà tout ce que vous vous devez d'être. Un homme et une femme mariés qui aiment leurs enfants jusqu'à tout leur sacrifier et des enfants qui sont prêts à remuer ciel et terre par amour pour leurs parents. C'est comme ça que ça marche.
Estelle aimait-elle sa mère ? Non, la réponse était évidente. Pas après tout ce qu’il s'était passé. Et même si Madame Langloise devait mourir demain, cela ne changerait rien. En cet instant, ce n'était pas de l'amour qu'éprouvait Estelle. Cela semblait plutôt être des regrets. Tant de choses auraient pu se passer autrement ! Madame Langloise aurait été présente le jour de l'annonce des résultats du BTS... Elle l'aurait aidé à choisir sa robe pour le jour de son PACS... Elle aurait pu lui donner un avis lorsque Alice avait commencé à parler de la possibilité d'aller en Belgique pour une insémination artificielle...
Et en même temps, quelle importance à présent ? Si les choses avaient été moins difficiles pour Estelle, aurait-elle été là aujourd'hui ? Aurait-elle été la même ? Il était peut-être temps de faire table rase, et d'oublier tout ça. Tourner la page une bonne fois pour toutes.
Estelle renifla faiblement. Ses larmes avaient séché sur sa joue. Elle prit la main de Madame Langloise dans la sienne, frissonnant à son contact tant elle était froide.
- Je sais que tu m'entends pas, murmura-t-elle. Mais je voulais te dire... Merci. Merci parce que finalement, au fond, si je suis heureuse aujourd'hui, c'est un peu grâce à toi. Merci... Maman.
Ce mot sembla rester en suspend dans l'air. Cela faisait plus de dix ans qu'il n'avait pas franchi les lèvres d'Estelle et pourtant, aujourd'hui, il semblait être venu tout naturellement. Estelle retira sa main. Madame Langloise restait toujours totalement immobile. Alors Estelle tourna les talons et, sans un dernier regard pour cette chambre lugubre, ferma la porte et s'en alla.
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