Quelques mots par-delà les flots by DameLicorne
Summary:

Image par Jarmoluk sur Pixabay


Marguerite Morel a quinze ans, en 1887, lorsque sa meilleure amie Louise de Bois-Héraud quitte leur pensionnat Sainte-Ursule, dans la région lyonnaise, afin de suivre ses parents à Londres. Durant les années suivantes, elles ne cesseront d'échanger des lettres, au fil du temps qui passe et des menus et grands événements de leurs vies.

En voici quelques-unes, extraites de leur longue correspondance.


Calendrier de l'Avent du Héron 2017




Categories: Historique, Société, Textes engagés, Témoignages, Biographies Characters: Aucun
Avertissement: Aucun
Langue: Français
Genre Narratif: Nouvelle
Challenges:
Series: Calendrier de l'Avent du Héron 2017
Chapters: 20 Completed: Non Word count: 13110 Read: 115791 Published: 27/11/2017 Updated: 24/12/2017

1. Premier décembre - Londres by DameLicorne

2. Deux décembre - Souvenirs by DameLicorne

3. Trois décembre - Tableau by DameLicorne

4. Quatre décembre - Jack l'éventreur by DameLicorne

5. Cinq décembre - Écrire by DameLicorne

6. Six décembre - L'imagination est plus importante que le savoir (Albert Einstein) by DameLicorne

7. Sept décembre - Ville by DameLicorne

8. Huit décembre - Valise by DameLicorne

9. Neuf décembre - Musique by DameLicorne

10. Dix décembre - Les folies sont les seules choses que l'on ne regrette jamais (Oscar Wilde) by DameLicorne

11. Onze décembre - Mythe by DameLicorne

12. Douze décembre - Provence by DameLicorne

13. Treize décembre - Santons by DameLicorne

14. Quatorze décembre - Voyage by DameLicorne

15. Quinze décembre - Attente by DameLicorne

16. Seize décembre - Énigme by DameLicorne

17. Dix-sept décembre - Faire passer les personnes avant les choses by DameLicorne

18. Dix-huit décembre - Téléphone by DameLicorne

19. Dix-neuf décembre - Vieillir, c'est être vivant by DameLicorne

20. Vingt décembre - Aïeul by DameLicorne

Premier décembre - Londres by DameLicorne
Author's Notes:
Vous trouverez les lettres de Louise de Bois-Héraud sur le profil de Steamboat Willie. Les lettres (qui ne se répondent pas forcément) sont publiées à raison d'une par jour, pour Marguerite comme pour Louise.
Saint Cyr au Mont d'Or, ce jeudi vingt octobre 1887

Ma très chère Louise,

Je crains que cette lettre soit bien difficile à écrire pour moi, tant j'ai le coeur gros. Tu es partie hier soir seulement, et cela me paraît pourtant déjà si long ! Certes, tu étais déjà partie en vacances avec tes parents, depuis que nous nous connaissons. Mais cette fois-ci est tellement différente ! Te voilà donc en route vers Londres, et ma lettre devrait t'attendre dans ton futur logement.

Londres... Est-ce possible seulement d'habiter si loin ? Pourquoi donc tes parents ont-ils décidé d'aller s'y installer avec toi ? Oh, je le sais bien, en m'entendant dire cela, tu me regarderais avec ton air indulgent, comme face à un caprice. Je t'entends d'ici me rétorquer une fois de plus que ton père est diplomate, et qu'il est donc parfaitement normal qu'il soit envoyé au Royaume-Uni. Qu'il soit envoyé à Londres même, très exactement.

Mais Londres est si loin de Lyon ! Combien de jours de voyage nous sépareront désormais ? Bien trop ! Ah, que je regrette ces quatre années que tu viens de passer avec moi dans notre cher pensionnat Sainte-Ursule ! Les lieux vont me sembler bien vides, désormais, sans nos nombreuses discussions. Comment te raconter tous les menus petits événements de mes journées, dont nous riions ensemble auparavant ?

Certes, il reste encore nos camarades. Et notamment Ludivine, Marie et Sophie, qui me chargent d'ailleurs de t'envoyer leurs amitiés. Mais ce n'est pas pareil. Aucune d'entre elles ne m'a jamais comprise comme tu me comprends, aucune d'entre elles n'a jamais eu ton esprit et tes idées si différentes.

Nous reverrons-nous un jour, toi et moi ? Je l'espère de tout coeur. Après tout, nous n'avons que quinze ans. Il peut se passer tant de choses encore dans nos vies !

Crois-tu que mes parents accepteront de m'accompagner à Londres un jour, pour te voir ? Oh, que j'aimerais visiter cette ville avec toi ! Je suis sûre que tu serais une excellente guide, sachant raconter avec ton humour habituel tant de petites anecdotes sur ces différents lieux !

Ma chère Louise, je veux tout savoir de Londres dès que tu y arriveras. Je t'en prie, raconte-moi tout de cette ville si différente et si lointaine ! J'ai bien cherché à m'informer en la matière dans quelques livres, mais il y a si peu de choses. J'ai lu que le pays était dirigé par la reine Victoria. Quelle chance ont donc les Britanniques d'être sous un régime monarchique !

Oh Louise, parle-moi de la reine Victoria, parle-moi de sa famille, je t'en prie ! La verras-tu ? J'ai lu qu'elle habitait à Londres même, dans le palais de Buckingham. Quel nom étrange que le nom de ce palais, d'ailleurs. J'ai tant envie d'en savoir plus sur elle !

Parle-moi aussi du temps qu'il fait à Londres. Est-ce différent de celui que nous avons à Lyon ? Bref, en un mot comme en cent, ma chère amie, je veux tout savoir de la nouvelle ville où tu vas vivre désormais.

Décris-moi ta maison et son quartier, je t'en prie, décris-moi le lieu où tu vas poursuivre tes études ! D'ailleurs, sera-ce en français ou en anglais ? Je sais que tu as de solides notions de cette langue, puisque tu as déjà vécu enfant dans des pays anglophones, et que ta nourrice, ta nurse comme tu disais, parlait anglais. Mais recevoir un enseignement entièrement dans cette langue étrangère, comment cela peut-il bien se passer ?

Raconte-moi tout, ma chère Louise ! Puisque tu voyages et pas moi, sois mes yeux, je te prie, et fais-moi partager tes voyages.

Ta Marguerite qui se sent bien seule désormais.
Deux décembre - Souvenirs by DameLicorne
Saint Cyr au Mont d'Or, ce vendredi dix-sept février 1888

Ma très chère Louise,

Cela ne fait que quelques mois que ton départ de notre cher pensionnat de Sainte-Ursule nous a séparées, et pourtant j'ai l'impression que cela fait une éternité. À chaque fois que j'ai le bonheur de recevoir l'une de tes lettres, je la lis avec grand plaisir, je la savoure, même, petit bout par petit bout. Comme si cela pouvait permettre, d'une certaine manière, que tu sois encore un peu présente auprès de moi, comme tu l'étais durant nos quatre années ensemble à Saint Cyr au Mont d'Or.

Mais comme tes lettres sont longues à me parvenir ! Tu te souviens, ici à Sainte-Ursule, lorsque nous échangions des petits mots en cours, parfois, à l'insu des soeurs qui nous servent de professeurs ? Nous les recevions presque aussitôt, et cela nous amusait réellement. Mais le support écrit, entre nous deux, n'était alors qu'un jeu. Aujourd'hui, il est devenu le seul moyen qu'il nous reste pour échanger...

Cela ne fait que quelques mois que tu es partie, et pourtant j'ai réellement l'impression que cela fait une éternité. Oh, ma chère Louise, j'ai l'impression que je ne puis plus me fier à mes souvenirs ! Je revois ton visage, je revois tes expressions... et pourtant... pourtant, ma chère amie, je crains fortement de ne pas être capable de te dessiner de mémoire. Te rends-tu compte ?

Oh, je sais, tu vas peut-être me dire que je m'en fais pour rien. Que les souvenirs vont et viennent, et que ce ne sont pas les traits du visage qui sont importants, mais bien tout le reste, à commencer par la personnalité. Et tu aurais sans doute raison. Mais voilà, je veux me souvenir de toi avec précision. Je veux me souvenir de tout ce que nous avons partagé au pensionnat, de nos nombreuses discussions et de nos jeux.

Ma chère Louise, j'ai demandé à mes parents de m'envoyer l'un des portraits photographiques qu'ils ont fait réaliser de moi récemment. Je le joindrai à cette lettre dès que je l'aurai terminée, afin de te l'envoyer et que tu puisses, toi aussi, si tu le veux bien, te souvenir de moi. Et voudras-tu bien avoir la gentillesse, je t'en prie, de bien vouloir m'envoyer en retour une photographie de toi aussi ? Il me sera bien plus facile ainsi de me souvenir de toi.

Sinon, raconte-moi encore toutes les petites choses qui émaillent ta vie désormais. À défaut de pouvoir passer du temps avec toi, j'aime à t'imaginer dans ta nouvelle vie londonienne. Cela me rapproche un peu de toi, et je lis et relis tes mots avec plaisir !

De mon côté, je travaille de mon mieux en classe. C'est beaucoup moins amusant de réviser sans toi. Je me souviens que tu maniais bien souvent le sérieux et l'humour, le travail et le jeu. Comme le temps me semblait passer vite, alors ! Mes leçons désormais me semblent bien plus ardues. Mais je ne veux pas te décevoir, ma chère Louise, aussi je continue à m'efforcer de faire de mon mieux.

Ta Marguerite qui a bien hâte de recevoir à nouveau de tes nouvelles
Trois décembre - Tableau by DameLicorne
Saint Cyr au Mont d'Or, ce dimanche vingt-trois septembre 1888

Ma très chère Louise,

Comme ma vie me semble monotone et ennuyeuse depuis ton départ l'an dernier... Alors que la tienne est si riche et variée, depuis que tu es à Londres ! Que te raconter de beau, lorsque tu connais déjà tout ?

Il n'y a pas grande différence entre nos cours de l'an dernier et ceux de cette année. Et clairement, ce ne sont pas les moments les plus passionnants de mes journées. Mais bon, vu le peu de choses que j'ai à te raconter... Tiens, je vais te parler de la dernière fois où j'ai dû aller au tableau. Quelle passionnante péripétie, n'est-ce pas ?

Bref, j'en viens au fait. C'était donc durant le cours de mathématiques de soeur Marie-Céline. Tu sais, ma chère Louise, que cette matière n'a jamais été mon point fort, n'est-ce pas ? Bien, imagine donc, maintenant, avec quel enthousiasme je suis allée au tableau afin d'être interrogée sur le théorème de Pythagore. Je sais, je t'entends rire d'ici à cette idée.

Je vais t'épargner et ne pas te détailler dans cette lettre ce fort (ou point du tout) passionnant théorème... Certes, je le reconnais, comme tu le dirais toi-même, c'est aussi un moyen de m'épargner le déplaisir de devoir m'y replonger, tu me connais...

Imagine-moi donc debout devant la quinzaine de nos camarades du même niveau que nous. Toutes en train de me fixer de leurs grands yeux, toutes portant leurs grands tabliers de classe bleu ciel (ceux-là même que tu détestais tant devoir enfiler pour les cours). Une quinzaine de visages différents, une quinzaine de coiffures différentes (non, sur ce point, j'exagère, tu te moquais d'ailleurs de la monotonie de la coiffure de la plupart d'entre nous), une quinzaine de regards braqués sur ma pauvre personne.

Et moi, toute seule, dans la même tenue que nos camarades mais bien ennuyée d'être ainsi exposée, seule, devant ce grand tableau noir, une simple craie à la main. Bien sûr, en plus du regard de nos camarades, j'avais aussi sur moi celui de la soeur Marie-Céline, et il ne me semblait absolument pas indulgent. Je crains que mes faibles compétences en mathématiques aient plutôt tendance à la désespérer qu'autre chose.

Tu te figures le tableau ? Oh, je crois que je fais un trait d'esprit ! Ma chère Louise, te figures-tu le tableau de ta pauvre Marguerite en grande partie tétanisée devant le tableau noir de l'une de nos salles de classe ? Je t'accorde que c'était surtout un piteux tableau, au final. Malgré toute ma bonne volonté, j'ai eu l'impression de perdre tous mes moyens, devant ce terrible tableau noir...

Ah, si seulement cela avait été la soeur Marie-Eugénie qui m'avait interrogée lors d'un cours de français, ou bien la soeur Marie-Euphrosine en latin ! Combien cela aurait été plus facile pour moi, alors, de répondre à leurs questions, de réussir les exercices imposés ! Même au tableau, même devant toute la classe...

Ta Marguerite qui, parfois, a bien hâte de quitter à son tour le pensionnat...
Quatre décembre - Jack l'éventreur by DameLicorne
Author's Notes:
Cette lettre répond directement à celle de Louise sur le même sujet.
Saint Cyr au Mont d'Or, ce mardi six novembre 1888

Ma très chère Louise,

Je suis glacée d'horreur à la lecture de ta lettre. Mon Dieu ! Tu connais ma sensibilité. Je ne sais pas si les journaux en parlent, je ne les lis pas, du moins pas ce qui concerne les faits divers, qui me remuent bien trop. Pauvres femmes, c'est vraiment horrible, ce qui leur est arrivé... Et dire que toi, tu es à Londres, dans la même ville que ce fou furieux ?

Oh ma chérie, je t'en conjure, surtout, surtout, ne prends pas le moindre risque ! Ne vas pas essayer d'éprouver sur place les méthodes des détectives dont tu aimes tant la lecture. C'est très amusant d'en parler dans la sécurité de notre dortoir, au pensionnat, mais c'est une toute autre chose que d'aller prendre des risques insensés alors qu'un terrible assassin sévit.

Au fait, que signifie Jack the Ripper ? Je ne l'ai pas trouvé dans mon dictionnaire d'anglais à l'usage des jeunes filles de bonne famille, et je n'ose pas demander à soeur Marie-Brigitte, qui nous enseigne toujours cette matière.

Sinon, ta grand-mère désire déjà te marier ? Mais nous avons bien le temps ! De mon côté, je suis fermement décidée à attendre au moins mes vingt ans. D'ailleurs, j'ai fait promettre à mes parents de me laisser le choix de mon futur époux. Ma cousine est tellement malheureuse avec le sien... J'espère vivement que tu pourras échapper aux manigances de ton aïeule !

Mais dis-moi donc... Je dois avouer que tu as sacrément aiguisé ma curiosité ! Parle-moi davantage de ce jeune Hugh que tu as évoqué dans ta dernière lettre ! Est-ce qu'il t'intéresse en tant que personne, ou bien seulement à cause de sa profession, pour assouvir ton insatiable curiosité concernant cet affreux assassin dont tu m'as dépeint le portrait ?

Je te le répète, ma chère Louise, la prudence est de mise ! La curiosité est un vilain défaut, comme nous le rappellent régulièrement nos chères ursulines. Cela me rappelle un proverbe anglais dont tu m'as déjà parlé : « Curiosity kills the cat », c'est à dire « La curiosité tue le chat ». Oh Louise, tu sais à quel point je ne voudrais surtout pas que cela t'arrive !

Bien, tu vois à quel point cette histoire de meurtres me perturbe ? Je t'en conjure, protège-toi. Il y a tant de choses plus intéressantes dans la vie. Sans forcément, pour autant, suivre déjà les conseils de ta grand-mère. Un mari, oui, très bien, mais je ne crois pas que tu sois faite pour vivre en cage. Il te faudrait un homme à ta hauteur, capable de comprendre et de respecter tes besoins de liberté.

Un tel homme existe-t-il ailleurs que dans les livres ? Je t'avoue que je n'en suis point certaine. Ce n'est peut-être qu'un mythe, hélas... Sinon, tes derniers mots me laissent terriblement frustrée. Comment as-tu pu interrompre ta lettre sur de si passionnants aveux ? Ce jeune policier te plaît-il vraiment pour lui-même ? Que s'est-il passé par rapport aux gâteaux ?

Évidemment que je désire en savoir davantage ! La fin de ta lettre est une terrible torture ! Écris-moi vite pour tout me raconter ! Surtout pas concernant cet assassin et ses meurtres, évidemment, rassure-moi plutôt ta sécurité. Mais... ce jeune Hugh... qu'as-tu à me raconter de plus ? Je trépigne de curiosité !

Ta Marguerite qui se trouve sur des charbons ardents
Cinq décembre - Écrire by DameLicorne
Saint Cyr au Mont d'Or, ce samedi douze janvier 1889

Ma très chère Louise,

Tu te demandais, dans ta dernière lettre, quel genre de métier nous pourrions faire plus tard, après le pensionnat pour moi, après le collège en ce qui te concerne. Voilà une drôle de question à laquelle je n'avais jamais réfléchi auparavant, je dois bien te l'avouer.

Aussi, tu me connais, est-ce un sujet qui m'a longtemps préoccupée après ma lecture. Et j'y ai beaucoup réfléchi. Devenir religieuse, comme l'une des ursulines qui nous enseignent, au pensionnat ? Elles sont admirables, mais ce n'est pas vraiment pour moi. En aurais-je seulement la patience ? Me donner ainsi à Notre Seigneur et aux autres ? Je crains de ne pas avoir ce dévouement, d'avoir trop besoin de liberté pour cela.

Tu sais que mon père est l'un des soyeux, comme on les appelle, qui, à Lyon, s'occupent de la production et du commerce de la soie. Mais y a-t-il des femmes qui travaillent dans ce domaine, en dehors des ouvrières ? J'en doute fortement. Est-ce un choix de leur part ? Après tout, si des femmes peuvent travailler à produire la soie, pourquoi d'autres femmes ne pourraient-elles pas tenir des rôles différents dans cette même filière ?

Je sais que Papa prend volontiers conseil auprès de Maman, en ce qui concerne son travail. Mais Maman n'a pas réellement d'emploi à proprement parler. Ou bien est-ce un un métier que de recevoir amies et connaissances pour le thé, ainsi que d'organiser des dîners et autres soirées ? Je t'avoue que, en y réfléchissant, je crois que j'aurais un peu peur de m'ennuyer, à l'idée de n'avoir que cela pour occuper mes journées...

Je me suis donc renseignée en interrogeant certaines des ursulines. Parmi les métiers honorables possibles, une dame peut être gouvernante. Mais je trouverais réellement étrange de devenir une employée telle que Maman en emploie, ne trouves-tu pas ? Ou bien encore dame de compagnie, par exemple pour une personne âgée. Mais franchement, à moins d'un revers de fortune, les ursulines m'ont assuré que ce type de métiers n'était pas pour moi.

Finalement, ce sont mes chers livres qui, une fois de plus, m'ont apporté la réponse dont j'avais besoin. Et je crois que ce métier te conviendrait tout autant qu'à moi. Te figures-tu à quoi je pense ? Eh bien tout simplement à écrire, oui, ma chère ! En cela, nous avons dans les siècles qui nous précèdent de nombreux exemples de femmes autrices d'oeuvres qui sont parvenues jusqu'à nous, je ne t'apprends rien.

Madame de Lafayette, par exemple, ou Madeleine de Scudéry, il y a fort longtemps. Les lettres de Madame de Sévigné, pourtant simple correspondance avec sa fille au départ, et qui sont un si beau portrait de son siècle. Nos pauvres lettres me semblent bien loin de la profondeur et de la truculence des siennes ! Sans oublier, évidemment, Madame la comtesse de Ségur, qui a tant écrit.

Dans la Grande-Bretagne où tu vis, il y a les trois fameuses soeurs Brontë, Anne, Emily et Charlotte, qui sont un fort bel exemple de femmes autrices. Tu m'as d'ailleurs dit toi-même à quel point tu les trouvais fascinantes !

Tu devines aisément, ma chère Louise, pourquoi j'ai eu cette idée. J'ai toujours aimé écrire, et j'aime à imaginer et conter de petites histoires, notamment au profit des plus petites filles du pensionnat. D'ailleurs, la soeur Marie-Joséphine, qui nous enseigne le français, n'a-t-elle pas, plus d'une fois, dit que mes rédactions étaient intéressantes et, sans vouloir me vanter, fort bien écrites ?

Vois-tu, franchement, je me vois fort bien passer toute ma vie à écrire, jusque dans mes vieux jours, entourée alors d'une ribambelle de chats. Je ne sais si je me marierai un jour, et si j'aurai des enfants. Mais, que ce soit le cas ou pas, cela ne m'empêcherait point d'être une autrice comme toutes ces grandes femmes qui nous ont précédé, n'est-ce pas ?

Ta Marguerite qui te remercie vivement pour tes interrogations et leurs passionnants fruits
Six décembre - L'imagination est plus importante que le savoir (Albert Einstein) by DameLicorne
Saint Cyr au Mont d'Or, ce lundi onze février 1889

Ma très chère Louise,

Je suis absolument ravie que mon idée de devenir femme de lettres t'ait plue ! N'est-ce point là une merveilleuse perspective ? Surtout si, toi aussi, tu décides de prendre le même chemin. Imagines-tu, côte à côte sur les rayonnages d'une bibliothèque, des livres portant les noms de Louise de Bois-Héraud et de Marguerite Morel ?

Toi, je te vois bien publier des livres savants. Des récits d'exploration, par exemple, à travers tout le globe. Cela t'irait à merveille, je pense. Quant à moi, j'ai toujours eu l'impression que l'imagination était plus importante que le savoir. Certes, ce que l'on apprend au pensionnat est sûrement utile, même si certaines matières le seront certainement davantage que d'autres.

En tout cas, je doute que les arts ménagers me soient les plus utiles à l'avenir ! Même si je comprends l'intérêt de leur enseignement. Comme le dit la soeur Marie-Marthe, même si nous aurons plus tard le privilège, c'est son mot, d'avoir des domestiques, nous saurons au moins en quoi consiste leur travail, et comment les encadrer correctement afin que tout se fasse efficacement.

Mais l'imagination, n'est-ce point la meilleure chose du monde, ma chère Louise ? L'idée même de produire des histoires qui seraient imprimées et largement diffusées m'exalte totalement ! Te rends-tu compte ? Tiens, crois-tu, d'ailleurs, que, comme celle de Madame de Sévigné, notre correspondance pourrait être publiée, un jour ? Oh ! Comme cette idée me semble étrange !

Quoi qu'il en soit, je vais donc continuer à travailler de mon mieux, mon français en particulier. J'ai toujours été douée pour les dictées, cela me sera certainement utile. Il faut aussi que je continue à polir de mon mieux mes rédactions. Peut-être devrais-je demander une aide toute particulière en ce sens à la soeur Marie-Joséphine ? Qu'en dis-tu ?

Te rends-tu compte ? Quel bonheur ce serait que de produire ainsi des livres tout droit tirés de mon imagination ! Serais-je une nouvelle Comtesse de Ségur ? Ses oeuvres ont bercé mon enfance. Elle a un tel art et du dialogue, et de la manière dont elle mène les péripéties qui surviennent à ces pauvres personnages ! J'aime aussi le fait que, chez elle, les histoires se terminent toujours bien. Ce qui n'est pas le cas de certains auteurs que j'ai lus par ailleurs...

Non, moi, si j'écris à mon tour des romans, ce seront des histoires qui se termineront bien. Édifiantes, certainement, avec de nombreuses péripéties, sûrement, mais toujours avec le bonheur retrouvé, à la fin, pour mes personnages. Tu sais à quel point je suis, comme tu aimais à le souligner, une indécrottable optimiste !

Donc voilà, c'est décidé : je vais écrire des romans. Et je vais commencer dès maintenant. Voyons... Par quel genre d'histoire ? Peut-être pas une héroïne orpheline ou un héros du même type. Quelque chose d'un peu original, ce serait mieux. Sans doute pas non plus des pensionnaires. Oh ! Je sais ! Je pourrais profiter des souvenirs de mon grand voyage en train avec ma grand-mère ! Une histoire qui se déroule dans un train, n'est-ce pas original ?

Ta Marguerite qui commence déjà à noter toutes les idées qui lui passent par la tête
Sept décembre - Ville by DameLicorne
Paris, ce mardi seize juillet 1889

Ma très chère Louise,

Comme tu peux le voir, pour une fois, ce n'est pas sur du papier à lettres que je t'écris, mais sur une carte postale ! Une carte postale de la fameuse tour de Monsieur Eiffel... Vu le peu de place, je suis désolée, je t'écris tout serré pour que cela rentre.

Comme je te l'avais annoncé dans une de mes précédentes lettres, me voici donc à Paris avec mes parents. Quelle grande ville ! C'est absolument fascinant. Je suis tellement excitée à l'idée d'aller à l'Exposition Universelle ! Ma joie est seulement ternie par la déception que tu n'aies pu te joindre à nous.

Laisse-moi donc te décrire Paris. Certes, je sais que tu y es déjà venue plus d'une fois. Mais cette ville est tellement différente de Lyon ! Bien sûr, nous sommes arrivés par le chemin de fer. C'est toujours une telle expédition ! Nos vêtements de voyage étaient tout plein de suie, à l'arrivée. En tout cas, c'est bien pratique, cette compagnie de chemin de fer qui relie Paris à Lyon et, accessoirement, à la Méditerranée.

Nous sommes arrivés directement à l'intérieur de Paris par la Gare de Lyon. Le nom de celle-ci m'a bien amusée, tu t'en doutes certainement ! Figure-toi que nous avons ensuite pris le tramway pour rejoindre notre hôtel. Oh, bien sûr, j'ai déjà pris le tramway à Lyon avec mes parents. Mais en réalité, malgré le même nom, c'est fort différent !

Comme tu le sais, nos tramways lyonnais sont hippomobiles, c'est à dire tractés par des chevaux. Tandis que les tramways de Paris, eux, fonctionnent à l'électricité ! Te rends-tu compte ? Y a-t-il des tramways à Londres, d'ailleurs ? Si oui, comment fonctionnent-ils ? Tu connais ma curiosité, ma chère Louise.

Notre hôtel est situé non loin de l'Exposition Universelle, ce sera pratique pour la visiter. Mais qu'il est sombre ! D'ailleurs, la ville de Paris tout entière me semble bien sombre, par rapport à notre cher Lyon. Ma chambre est petite, mais elle est équipée d'un petit bureau, heureusement, sur lequel j'ai pu déposer mon encrier et cette carte afin de pouvoir t'écrire.

J'ai été interrompue, je reprends ma lettre. Enfin ma carte postale. Où en étais-je, déjà ? Ah oui. Paris, quelle ville extraordinaire ! La fée électricité est vraiment partout. Qu'est-ce que cette drôle de fée, me demanderas-tu ? Ma chère Louise, figure-toi qu'on entend cette expression partout. Et il faut bien reconnaître que voir fonctionner tant de choses à l'électricité paraît absolument magique !

J'imagine déjà ton sourire indulgent en me regardant m'enthousiasmer pour un tel sujet. Londres est-elle électrifiée aussi ? Car tel est le terme correspondant, si j'ai bien compris. Il y a déjà tant de différences entre Lyon et Paris, que j'ai réellement du mal à me représenter la ville de Londres, malgré les descriptions que tu m'en as déjà faites.

Imagine un peu comme ce serait amusant de parcourir Paris ensemble, toi et moi ! Certes, ce serait une grosse expédition pour nous deux de nous y retrouver, mais que d'amusement à partager !

Ta Marguerite qui se plaît à jouer les exploratrices
Huit décembre - Valise by DameLicorne
Saint Cyr au Mont d'Or, ce vendredi vingt-sept juin 1890

Ma très chère Louise,

Tu n'imagines probablement pas l'émotion qui vient de me submerger en écrivant ces quelques mots. Saint Cyr au Mont d'Or... Le nom de ce village restera toujours associé, dans ma tête et dans mon coeur, à notre cher pensionnat Sainte-Ursule. Et dire que c'est la dernière fois que je l'inscris au frontispice de l'une de mes lettres !

Ces années à Sainte-Ursule sont passées très vite, finalement. Même si la partie la meilleure, celle où tu étais là, est finie depuis trop longtemps. Tu vois, Louise, comme toi il y a près de trois ans, à mon tour je fais ma valise ici pour la dernière fois. Et là, tu vas rire, mais... quand je dis que je fais ma valise, en réalité, je l'ai seulement ouverte sur mon lit, pour l'instant.

Je ne pensais pas que j'aurais ainsi le coeur gros. J'étais tellement exaltée à l'idée de rentrer enfin dans le monde des adultes ! Mais finalement, il semblerait que cela ne soit pas si simple. Les émotions, les sentiments, ce ne sont point des choses simples... Me croiras-tu si je te dis que même Bertille, qui nous avait toujours semblé si froide et distante, avait aujourd'hui les larmes aux yeux ?

Tandis que je t'écris, pour la dernière fois installée à ce bureau où j'ai passé tant de temps à faire mes devoirs, tant de temps, aussi, à plaisanter avec toi, je ne cesse de songer au temps passé ici. Et à l'avenir, si proche et si lointain, et tellement inconnu, en même temps... Tu te rends compte que je vais faire mon entrée dans le monde, maintenant ? Quelle étape !

Je m'aperçois que nos chères ursulines vont me manquer. Tout spécialement soeur Marie-Joséphine, bien sûr, mais aussi soeur Marie-Euphrosine. Tu sais qu'elles ont toujours été mes deux enseignantes préférées ! Je leur ai demandé la permission de leur écrire, et elles me l'ont accordée. Même si je doute que ma correspondance avec elles soit aussi régulière et abondante que celle que j'ai avec toi !

Évidemment, j'ai aussi promis à Marie, à Ludivine et à Sophie de leur écrire, et elles m'ont fait la même promesse. Elles n'ont jamais su combler ton absence, évidemment, tu es irremplaçable. Mais même si elles ne sont pas aussi vives et enjouées que toi, elles restent de bonnes amies, et j'aurai plaisir à garder contact avec elles.

Oh, bien sûr, elles me manqueront moins que toi. Mais clairement, je pense que le fait d'être entre jeunes filles va me manquer. Tu sais que j'aime tendrement ma mère et mon père, mais ce ne sera pas pareil. Maman ne s'est jamais vraiment remise de la mort de ma petite soeur, et la maison me semble parfois un peu lugubre.

Enfin bon, il vaut mieux que je tente de voir la vie du bon côté, n'est-ce pas ? Et cette valise ne se remplira pas toute seule. Surtout que je dois bien veiller à ne rien oublier. Maintenant que j'ai repris un peu de courage en te partageant cela par écrit, je retourne à ma tâche.

Ta Marguerite qui ne pensait pas être aussi émue par cette étape
Neuf décembre - Musique by DameLicorne
Saint Symphorien d'Ozon, ce lundi dix-huit août 1890

Ma très chère Louise,

Je profite pleinement de mes vacances d'été. Quel bien cela fait, ce rythme plus calme ! Cela me fait tout drôle, néanmoins, lorsque je songe que, cette fois, c'est pour de bon que le pensionnat est terminé. Une page qui se ferme, une autre qui s'ouvre, et d'une toute autre manière... Tout ce que j'espère, c'est que notre amitié restât la même.

Il faut que je te raconte la jolie surprise que mes parents m'ont faite, à l'occasion de mon dix-huitième anniversaire. Figure-toi, ma chère Louise, qu'il m'ont emmenée assister à un concert de musique ! Un vrai beau grand concert, à l'Opéra de Lyon ! Tu imagines ma joie et mon excitation à cette idée !

J'étais ravie, aussi, lorsque Maman m'a annoncé qu'il me fallait une nouvelle tenue, pour l'occasion. Une vraie tenue de jeune fille, penses-tu au plaisir que cette idée m'a fait ? Tellement loin de nos uniformes et tabliers de pensionnaires, à Sainte-Ursule. Tellement loin, aussi, des stricts habits et de la cornette de nos chères ursulines... Crois-tu que soeur Marie-Euphrosine me trouverait frivole ?

J'espère sincèrement ne pas l'être. Et je peux reconnaître sans fausse gloire que l'idée d'aller écouter cette belle musique me procurait bien davantage de plaisir que celle de cette nouvelle tenue.

Nous nous sommes donc rendus hier à l'Opéra de Lyon pour ce concert. Ce bâtiment est immense, et tellement fascinant ! Tout y est si élégant, si raffiné que c'en est un plaisir pour les yeux. Si l'on vivait encore durant la période antique, on le croirait certainement dédié aux muses ou bien à quelque déesse férue des arts, comme la grande Athéna grecque, déesse de la sagesse, des sciences et des arts. Crois-tu que ses temples étaient aussi beaux à cette époque lointaine ?

Bien évidemment, il a fallu se plier à des obligations mondaines, et saluer de nombreuses connaissances de mes parents. Une grande partie d'entre eux m'a semblé plutôt soporifique, je te l'avoue... Il y avait bien quelques jeunes gens dans le lot, je dois le reconnaître. Mais aucun d'entre eux ne m'a paru apte à converser davantage que superficiellement. Peut-être le lieu ne s'y prêtait-il point réellement ?

Toujours est-il que la partie la plus intéressante des lieux, celle pour laquelle nous avons fait le déplacement depuis les alentours de Lyon jusqu'à son coeur, la musique puisqu'il faut dire, ou plutôt écrire, le mot, cette partie, disais-je, ne m'a absolument pas déçue, quant à elle. Et fort heureusement, me diras-tu, ma chère Louise.

Les oeuvres qui étaient jouées faisaient partie de celles de monsieur Johannes Brahms qui, comme tu le sais certainement, est un compositeur germanique. J'ai entendu dire que d'aucuns le comparent au grand Ludwig von Beethoven, te rends-tu compte ? Nous avons notamment pu admirer une oeuvre qu'il a composée assez récemment, et qui est d'une grande originalité.

En effet, figure-toi, ma chère Louise, qu'il s'agit d'un concerto pour violon et violoncelle ! Oui, oui, les deux instruments à la fois, se répondant et dialoguant avec un orchestre. Malgré ma surprise au départ, je me suis vite aperçue que cela coulait encore mieux, même, qu'un concerto pour un seul instrument et orchestre. Monsieur Brahms est vraiment un grand compositeur !

J'ai été transportée de bonheur tout au long de ce concert. Quelles notes, que d'émotions passent à travers ces nombreux instruments qui se répondent de part en part ! Ah, si seulement j'étais capable de tirer de mon piano ne serait-ce qu'un tout petit peu de ce que j'ai ressenti, je crois que je serais la plus heureuse des femmes.

Ta Marguerite, encore dans l'euphorie de ce moment d'exception

PS : au cas où tu te poserais la question, ma robe était évidemment de couleur pâle, puisque je suis ce que l'on appelle une jeune fille à marier, mais surtout pas rose ! J'avais choisi un vert délicat, et simplement accepté, sur l'insistance de maman, de l'orner de quelques fleurs en soie afin, comme elle le prétendait, de « réhausser ma peau blanche ».
Dix décembre - Les folies sont les seules choses que l'on ne regrette jamais (Oscar Wilde) by DameLicorne
Aix les Bains, ce mardi vingt-huit avril 1891

Ma très chère Louise,

Enfin, je retrouve la civilisation et, surtout, la possibilité de t'écrire ! Ma chérie, j'ai mille choses à te dire, si tu savais ! Ah, comme je regrette de ne plus t'avoir à mes côtés, de ne plus pouvoir me confier à toi facilement, en me penchant vers toi pour te glisser quelques mots à l'oreille... Figure-toi, ma chère Louise, que j'ai lu, il y a peu de temps, une phrase de monsieur Oscar Wilde qui m'a marquée, et que je ne comprends pourtant que maintenant.

Mais quelle est donc cette phrase, te demandes-tu certainement ? La voici, et je sais déjà que, de ma part, elle va certainement te surprendre : « Les folies sont les seules choses que l'on ne regrette jamais. ». N'est-elle point extraordinaire, cette simple phrase ? Oh, je sais, je te l'ai mise en français, mais peut-être la connais-tu déjà en anglais, toi qui vis à Londres et préfères lire les auteurs britanniques dans la langue de Shakespeare.

Ma chère Louise, je crois que je te sens trépigner, à mes mots. Comment moi, la si sage Marguerite, comme tu m'appelais parfois, en suis-je arrivée à considérer une telle phrase comme particulièrement intéressante, et tout à fait adaptée à ma situation ? Ah, ah ! Je vais te dévoiler ce mystère... Tu sais donc, Louise, que j'avais décidé d'accepter l'invitation de notre amie et ancienne camarade de pensionnat Sophie.

Aller escalader les Alpes, cela paraissait bien fou, n'est-ce pas ? Il nous fallait de grosses chaussures (bien inconfortables, hélas, mes pauvres pieds en souffrent encore), des tenues adaptées, de larges chapeaux, évidemment, afin de nous protéger de la morsure du soleil (pas question de risquer d'avoir le teint hâlé, n'est-ce pas ?) des bâtons de marche, de la corde, des provisions, et de multiples autres choses dans les sacs à dos que portaient nos guides.

Je savais que, en plus de Sophie, il y aurait ses parents ainsi que son frère André. Ce que j'ignorais, en revanche, c'est qu'il y aurait également l'oncle et la tante de Sophie et d'André... ainsi que leurs deux fils Charles et François. Il y avait aussi leur fille Albertine, qui est un peu plus jeune que nous de deux ans et qui est charmante. Néanmoins, si j'avais su la présence de ces jeunes gens, j'aurais certainement décliné l'invitation.

Elle m'aurait un peu fait l'impression d'un piège, tu l'imagines sans peine. Je me suis donc retrouvée avec la sensation d'avoir été piégée, lorsque nous les avons rejoints, dans une gare au coeur des Alpes. Pourquoi n'ont-ils pas voyagé depuis Lyon avec nous, me demanderas-tu certainement ? Figure-toi que c'est parce qu'ils n'habitent point du tout cette région-là. En effet, ils vivent au coeur de la Provence, et les mères des deux familles sont soeurs.

Je ne sais pas, ma chère Louise, si tu te demandes encore où je veux en venir, ou bien si tu l'as déjà compris... En effet, figure-toi que l'aîné des cousins de Sophie, Charles, est quelqu'un de tout à fait charmant... Sa conversation est tout à fait intéressante, c'est un jeune homme intelligent et cultivé. Et, ce qui ne gâche rien, c'est que, contrairement à une bonne partie des jeunes gens que j'ai rencontrés dans des bals, il ne semble à aucun moment me prendre pour une idiote sans cervelle !

Tu te demandes certainement à quoi il ressemble, ce charmant jeune homme... Figure-toi qu'il est grand et large d'épaule, on saisit tout de suite, en le voyant, que c'est quelqu'un de solide. Il a les cheveux blond foncé et les yeux verts, mais non point le vert de la pierre émeraude, un vert plus pâle. Il porte à merveille la barbe.

Et que fait-il dans la vie, me diras-tu ? Eh bien il travaille avec ses parents. En effet, ceux-ci ont des vignes, dans la campagne d'Aix en Provence. D'ailleurs, Charles m'a avoué que c'était exceptionnel qu'ils prennent ainsi des vacances en famille. Que j'ai eu de la chance qu'ils s'y décident ainsi ! Il m'a expliqué qu'ils produisent un vin rosé, et m'en a décrit toutes les étapes. C'est proprement fascinant !

Bref, Charles s'est montré tout à fait courtois tout du long, et absolument pas pressant ou charmeur. Pour autant, il m'a clairement laissé entendre qu'il serait ravi si mes parents voulaient bien l'autoriser à garder un lien avec moi. Te rends-tu compte ? Il va leur demander la permission de pouvoir m'écrire. Évidemment, tu t'en doutes, je vais tout faire pour qu'ils acceptent. Ils connaissent déjà Sophie et ses parents, cela aidera certainement.

Je ne sais que te mettre de plus, mais mon coeur éclate.

Ta Marguerite qui est bien contente d'avoir fait la folie d'aller randonner en montagne
Onze décembre - Mythe by DameLicorne
Saint Symphorien d'Ozon, ce jeudi vingt-deux octobre 1891

Ma très chère Louise,

Tu me demandais dans ta dernière lettre comment les choses se passaient par rapport au fameux Charles Pellegrin avec lequel, comme tu le prétends, je ne cesse de te rabattre les oreilles. Je ne vois pas bien ce que tu veux dire par là, mais bon, tu sais comme j'aime à te faire plaisir. Aussi vais-je accéder à ta requête. Même si, non, bien sûr que non, je ne parle pas tant que cela de Charles dans mes lettres. N'est-ce pas ?

Donc, comme tu le sais, Charles s'est arrangé avec son père pour venir régulièrement à Lyon afin de négocier par lui-même une partie de leur production de vin provençal. Il séjourne à chaque fois, évidemment, chez son oncle et sa tante, les parents de Sophie. Et, avec l'accord de mes parents, nous avons donc ainsi l'occasion de nous voir un petit peu.

Je sais ce que tu en penses : tu me crois éprise de lui et tu t'inquiète pour moi de son sérieux. Le fait qu'il convienne à mes parents ne suffit pas forcément à te rassurer, et je le comprends, puisque tu n'as pas le même point de vue et pas les mêmes critères qu'eux en la matière. Je t'avoue que je ne suis pas tout à fait certaine encore d'être réellement éprise de lui... Est-ce vraiment cela ?

En tout cas, c'est certain, Charles n'est pas comme les autres jeunes gens que j'ai rencontrés jusque-là ou depuis. Il faut bien reconnaître que, à côté de lui, ceux-là me paraissent désormais bien fades ! Ah, Louise, ma chère Louise ! Te souviens-tu comme nous avions débattu, toi et moi, au pensionnat, de l'idée du prince charmant ? Nous avons alors été incapables de convenir si, oui ou non, un tel type d'homme pouvait exister dans la réalité.

Eh bien maintenant, ma chère amie, je crois pouvoir assurer que ce n'est point un mythe, le prince charmant. Et que, sans qu'ils soient forcément équipés d'une épée et d'un baudrier et montés sur un noble destrier, il existe bel et bien des hommes de ce type. Du moins, il en existe au moins un. Charles, oui, tu t'en doutes bien évidemment, à la lecture de ma lettre.

Tu te demandes certainement, Louise, en quoi Charles est un prince charmant, n'est-ce pas ? Eh bien... je ne sais pas, mais... Cela me semble d'une grande évidence et pourtant, en même temps, je m'aperçois que j'ai énormément de mal à l'expliquer, à te l'expliquer clairement. Je dirais que cela se voit notamment dans la manière dont il me considère.

Franchement, je n'ai absolument pas l'impression de passer à ses yeux pour une petite chose fragile, mais pour une égale ! Et quel bien cela fait ! Oh oui, clairement, Charles est différent de la plupart des autres jeunes gens. Crois-moi, Louise, c'est bien une réalité. Recevoir l'une de ses lettres me procure presque autant de plaisir que recevoir l'une des tiennes, je crois. Ce qui n'est pas peu dire...

De quoi parlons-nous, à travers cette correspondance ? Eh bien, de toutes sortes de choses. Nous partageons sur nos lectures, notamment. Il me demande aussi mon avis sur différents sujets qui l'intéressent. Nous causons un peu, aussi, de l'actualité. Bref, tout un tas de petites choses, et j'ai vraiment l'impression que nous nous parlons réellement en vérité, à coeur ouvert.

Lorsque nous nous voyons à Lyon, toujours dûment chaperonnés, évidemment, nous continuons à parler de tous ces sujets. Et il écoute toujours réellement mon avis ! Il en a même tenu compte plus d'une fois pour prendre ses décisions. Tu vois, Louise, un tel homme n'est pas un mythe.

Ta Marguerite qui aimerait réellement te faire rencontrer Charles
Douze décembre - Provence by DameLicorne
Saint Maximin La Sainte Baume, ce mardi dix-neuf juillet 1892

Ma très chère Louise,

J'espère que tu es bien rentrée à Londres, après ce si beau mariage dont l'heureux souvenir remplit mon coeur d'allégresse. De notre côté, Charles et moi sommes bien arrivés en Provence. Je découvre donc la région où je vais désormais passer le reste de ma vie, ou quasiment. Cela ressemble à la région de Lyon, par certains côtés, et pourtant, comme cela est différent, par de nombreux autres points !

La végétation diffère nettement, tout d'abord. Cela semble bien sec, ici ! L'herbe n'y est pas verte, te rends-tu compte ? Il paraît que c'est typique de l'été, à cause de la chaleur et du peu de pluie. Franchement, Louise, imagines-tu cela, depuis ta Grande-Bretagne verte et pluvieuse ? Même les formes des arbres présents sont différentes de celles des arbres lyonnais !

Une autre chose, aussi, m'a surprise : les maisons, tout comme la végétation, ne ressemble pas vraiment à celles que j'avais l'habitude de voir dans la région lyonnaise. As-tu vécu une telle différence en arrivant en Grande-Bretagne ? Je présume que c'est forcément le cas, puisque tu es partie bien plus loin de Lyon que je ne l'ai moi-même fait.

Et donc, tu sais à quoi ressemblent les maisons lyonnaises. Figure-toi que les maisons provençales sont beaucoup plus... comment dire ? Ensoleillées ? Ici, tous les toits sont en tuiles ocres. Les bâtiments semblent beaucoup plus larges, beaucoup plus aérés. Comme des fleurs davantage épanouies au soleil, si jamais mon image te parle.

Bref, voilà bien un drôle de pays, mais je sens déjà que je vais beaucoup l'aimer. Peut-être prétendras-tu que c'est uniquement à cause de la présence de mon cher Charles. Mais je t'assure que non, Louise. Il y a ici une douceur de vivre qui réchauffe l'âme. Les gens semblent tous beaucoup plus avenants que n'importe où ailleurs. Ils n'ont pas l'air pressés et semble vraiment goûter les différents plaisirs de la vie.

Je te parle de la Provence en général, mais il faut aussi que je te conte notre visite d'Aix en Provence. La capitale de cette belle région est une ville très agréable. Tu me demanderas peut-être, ma chère Louise : « Et Marseille ? ». Eh bien apparemment, d'après Charles comme d'après d'autres personnes que j'ai rencontrées ici, Marseille n'a jamais été réellement capitale ici, mais simplement une cité marchande tournée vers la mer.

L'histoire d'Aix en Provence est très longue et proprement fascinante, je trouve. Certes, l'histoire de Lyon est longue aussi. Dans les deux cas, les romains y ont tenu une grande place. Savais-tu qu'Aix en Provence tient son nom d'un général romain ? Il s'appelait Caius Sextius Calvinus (je viens de vérifier son nom exact dans le livre sur la Provence que Charles m'a offert) et a fondé les prémices de cette ville, alors dénommée Aquae Sextiae.

N'est-ce pas fascinant ? En tout cas, j'apprécie grandement, avec le recul, les cours de latin que nous suivions avec soeur Marie-Euphrosine, et notamment toute la partie sur l'étude de l'époque romaine. La présence romaine est très visible, dans la région. Charles a d'ailleurs promis de m'emmener bientôt visiter l'aqueduc de Roquefavour, qui se trouve non loin d'Aix en Provence, et date de cette époque lointaine.

Ah Louise, ma chère Louise, il faudra vraiment que tu viennes nous visiter ici ! Je suis sûre que cela te plaira beaucoup, et je prendrai grand plaisir à te faire découvrir toutes les merveilles de la Provence.

Ta Marguerite qui savoure son bonheur
Treize décembre - Santons by DameLicorne
Saint Maximin La Sainte Baume, ce jeudi premier décembre 1892

Ma très chère Louise,

Tu as sûrement été surprise de recevoir cette lettre attachée à une grande boîte en carton. Figure-toi, ma chère Louise, que j'ai découvert ici, en Provence, une très jolie tradition. Je suis tellement impatiente à l'idée de te la partager ! Ah, comme j'aimerais être à tes côtés, afin de voir sur ton visage toutes tes expressions à l'ouverture de cette boîte !

Tu sais que mon cher Charles est provençal, comme toute sa famille. Eh bien, en ce premier dimanche de l'Avent, ma belle-mère nous a offert une boîte en carton comme celle que je t'envoie. Charles avait un sourire malicieux sur le visage, je me demandais bien pourquoi, mais je me doutais qu'il savait de quoi il s'agissait. Moi, évidemment, j'étais extrêmement surprise, car je ne m'attendais pas à recevoir de présent à cette date.

Belle-Maman a précisé que c'était destiné à notre nouveau foyer, et m'a prié de l'ouvrir, en tant que nouvelle maîtresse de maison. Rongée par la curiosité, tu t'en doutes, je me suis empressée d'obtempérer. Je scelle la suite de la lettre afin de te laisser le plaisir de faire la même découverte. Promets-moi d'ouvrir ton paquet avant d'en lire davantage, je t'en prie, je ne voudrais surtout pas gâcher ta surprise !

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Est-ce bon, ma chère Louise ? Es-tu bien certaine d'avoir suivi mes instructions ? Alors ? Ne sont-ils point merveilleux, ces petits personnages ? Tu t'en doutes, certains d'entre eux représentent la Nativité. Ils sont faciles à reconnaître : l'Enfant Jésus, la Vierge Marie, saint Joseph, l'âne et le boeuf, tous dans des tenues qui se veulent fidèles aux vêtements qu'ils devaient porter en Palestine, il y a près de dix-neuf siècles.

Mais tu as certainement remarqué que les tenues des bergers et des autres petits personnages sont beaucoup plus modernes. Figure-toi que c'est une tradition tout à fait provençale. Après que j'ai passé un grand moment à admirer chacun de ces petits santons, car tel est leur nom, mes beaux-parents nous ont expliqué que ce n'était là que la base de la crèche que nous installerions chez nous.

Ils ont alors sorti les leurs, qui occupent une grande caisse ! Et nous avons passé toute l'après-midi à les installer sur un grand buffet, avec des éléments de paysage, avec plusieurs bâtiments, avec des tissus pour représenter l'eau coulant sous un pont miniature. C'est tellement beau ! Oh Louise, si tu savais comme j'aurais voulu te faire partager ce moment !

Le lendemain, nous sommes allés nous promener en famille dans une forêt toute proche. Nous avions pris de grands paniers, et tu ne devineras jamais pourquoi... En effet, il s'agissait d'aller ramasser de la mousse, de l'écorce de chêne-liège (cet arbre, abondant dans la région, a une écorce qui ne pourrit pas, d'où son intérêt) ainsi que des cailloux de différentes tailles et couleurs.

Pourquoi faire, me diras-tu ? Mais pour décorer la crèche, pardi ! Celle de mes beaux-parents, d'une part, mais aussi la nôtre, que nous avons ensuite commencé à installer dans notre chère maison. Et c'est encore plus beau ainsi...

J'avais tellement envie de te montrer et de te faire partager tout cela que, lorsque Charles a compris mon enthousiasme, c'est lui qui m'a proposé de t'offrir les mêmes santons. Mon cher mari n'est-il point merveilleux ? Oh comme j'aimerais voir tes réactions au déballage de ces petites merveilles ! Et si tu le désires, je pourrai t'en offrir davantage chaque année, afin que ta crèche grandisse au même rythme que la mienne.

Ta Marguerite qui espère de tout coeur t'avoir fait bien plaisir
Quatorze décembre - Voyage by DameLicorne
Saint Maximin La Sainte Baume, ce vendredi dix-sept mars 1893

Ma très chère Louise,

Je vais te conter une fort bonne nouvelle, qui va certainement te réjouir autant qu'elle me réjouit moi-même. Te souviens-tu que nous avions évoqué, lors de mon mariage avec Charles, la possibilité que lui et moi allions te voir en Grande-Bretagne ? Eh bien, ma chère, cette fois-ci, c'est décidé ! Nous allons te rendre visite à Londres au début du mois de mai. Si cela te convient, bien évidemment.

Figure-toi que mon cher mari est revenu, aujourd'hui, avec les billets qu'il a pris pour notre voyage. Quelle adorable surprise, et quelle délicate attention de sa part ! Du coup, j'ai sorti notre grand atlas de la bibliothèque, afin de regarder les cartes pour me faire une idée du chemin. Évidemment, comme toi lorsque tu es venue à Saint Symphorien d'Ozon pour notre mariage, cela va nous prendre plusieurs jours.

Nous allons tout d'abord prendre une calèche jusqu'à Marseille, ce qui me semble déjà toute une expédition. Bien sûr, nous partirons au petit matin. Je prévoierai un livre ou deux pour m'occuper durant ces quelques heures. J'espère seulement que le cocher conduira correctement, et que je ne souffrirai pas davantage du mal des transports qu'en temps habituel.

La calèche doit nous déposer au coeur de cette énorme ville, à la gare Saint-Charles. Joli clin d'oeil que de commencer notre voyage par un lieu dédié au saint patron de mon cher époux, n'est-ce pas ? Évidemment, nous allons prendre l'un des trains de la Compagnie des Chemins de Fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée... mais dans le sens inverse, par rapport au nom de cette compagnie, tu t'en doutes !

Te rends-tu compte, ma chère Louise, que Paris est seulement à seize heures de train à vapeur de Marseille ? Cela me semble tellement fou ! Bien évidemment, Charles a sagement prévu une étape sur ce trajet. Et pas seulement pour notre fatigue, tu t'en doutes, mais aussi pour avoir le plaisir d'embrasser mes parents et passer deux jours avec eux à l'aller ainsi qu'au retour.

Tu te demandes peut-être comment nous allons pouvoir partir aussi longtemps, alors que Charles a tant de travail auprès de la vigne de ses parents, à toutes les étapes. Eh bien figure-toi que mes beaux-parents sont adorables : ils ont embauché un jeune homme pour le remplacer durant notre voyage ! Évidemment, celui-ci n'est pas aussi expérimenté que mon cher époux et ne sera probablement pas aussi efficace. Mais ils m'ont assuré que, bien encadré, cela ne poserait aucun problème.

Nous reprendrons donc notre trajet vers Paris dans un nouveau train, après cette étape lyonnaise qui me rappelera tant de souvenirs. Évidemment, je ne puis m'empêcher de penser aussi à notre cher pensionnat Sainte-Ursule, et aux soeurs qui nous enseignaient. Les plus jeunes de nos camarades doivent avoir bien grandi, d'ailleurs, depuis tout ce temps !

Une fois arrivés à Paris, il nous faudra changer de gare, m'a expliqué Charles. Comme cela me semble compliqué ! Pourquoi donc ne point avoir centralisé tous les trains au même endroit ? Les Parisiens ont décidément de bien curieuses habitudes. Nous prendrons donc un fiacre pour nous y rendre, en espérant qu'ils ne soient pas pris d'assaut.

Oh, il faudra certainement que je prévoie un grand parapluie, en plus de mon ombrelle, ainsi qu'un vêtement de pluie. Paris et Londres me semblent être tellement plus pluvieuses que ma douce Provence...

Nous prendrons ensuite un nouveau train à vapeur en direction de Calais, puis de là un ferry qui nous mènera tout droit à Douvres. Douvres, porte de la Grande-Bretagne, et dernière ligne droite avant Londres, où je te retrouverai enfin ! Ah, ma chère Louise, tu sais certainement à quel point j'ai hâte !

Je joins à ma lettre ce petit mot, où Charles a soigneusement noté les horaires et les lieux de ce long voyage. Tu pourras ainsi nous suivre par la pensée, en attendant nos retrouvailles.

Ta Marguerite qui voudrait que les jours défilent bien vite jusque-là
Quinze décembre - Attente by DameLicorne
Saint Maximin La Sainte Baume, ce samedi vingt-cinq novembre 1893

Ma très chère Louise,

Comme tu peux le voir au frontispice de ma lettre, au moment où je t'écris, nous sommes à exactement un mois du jour de Noël. Cela sera notre second Noël en tant qu'époux, pour Charles et moi. Belle occasion de se réjouir, me diras-tu, n'est pas ? Oui. Certes. Non pas que je regrette ne serait-ce qu'un instant de l'avoir épousé, bien au contraire !

Charles et moi nous connaissons de mieux en mieux, et la petite routine que nous nous sommes construite nous convient parfaitement à tous les deux. Ou presque. En réalité, il manque quelque chose à notre bonheur. Quelque chose d'essentiel et... Oh, je suis tellement bouleversée par tout cela que je viens de verser une larme sur cette lettre !

Ne t'inquiète pas, ma chère Louise, ta pauvre Marguerite a toujours été bien moins forte que toi... Il n'y a rien de bien grave, en soi. Simplement... simplement, le temps ne fait pas son oeuvre. Pas comme il le devrait, en tout cas. Et je ne sais si j'espère en vain ou bien si je verrai un jour mes voeux enfin exaucés...

Tu te demandes probablement où je désire en venir, ma chère Louise. Et je t'accorde volontiers, après m'être relue, que je suis certainement bien obscure. Oui, mais... c'est délicat de parler de ces choses-là, en réalité. D'ailleurs, normalement, je ne devrais pas en parler avec une jeune fille qui n'est pas encore mariée.

Mais si je ne puis me confier à ma meilleure amie, à qui le puis-je, en réalité ? Et puis, après tout, tu as commencé des études de médecine. Tu en sais donc probablement bien davantage sur le corps humain que la grande majorité des jeunes filles à marier.

D'ailleurs, suis-je bête, tu vois probablement déjà où je désire en venir. Presque un an et demi de mariage, autant de temps de bonheur... Mais nous n'avons toujours pas la joie d'attendre un enfant, Charles et moi. Te rends-tu compte ? Oui, je sais bien que tu n'as aucun désir d'être mère, toi. Pour moi, au contraire, c'est tellement dans la continuité logique !

Le pauvre Charles en est tout marri pour moi et me console de son mieux. Il m'a promis que si, lors de notre prochain anniversaire de mariage, nous n'avions toujours pas de promesse d'enfant, alors nous irions ensemble, lui et moi, en pèlerinage à Cotignac. Oh mais j'y pense, tu ne connais probablement pas ce sanctuaire ! Laisse-moi te conter son histoire, tu comprendras ainsi bien mieux pourquoi Charles a promis de m'y emmener.

Il y a de cela fort longtemps, le roi Louis XIII et son épouse, la reine Anne d'Autriche, qui comme chacun sait était espagnole contrairement à ce que son nom laisse supposer, étaient mariés depuis de nombreuses années sans avoir jamais eu le moindre enfant. Un beau jour, un moine eut à Cotignac une révélation, lui demandant de faire dire trois neuvaines pour la naissance d'un héritier du trône.

La reine, dûment informée, s'y joignit de tout coeur, et c'est ainsi que naquit le futur Louis XIV. En action de grâces pour cette naissance miraculeuse, notre roi Louis XIII consacra la France à Notre Dame. Plus tard, le jeune roi Louis XIV se rendit à Cotignac avec sa mère, puis il fit apposer une plaque en mémoire de cet événement.

Tu vois, ma chère Louise, depuis que Charles m'a parlé de ce lieu, j'ai le désir d'y aller... mais j'aimerais tellement que ce soit avec un enfant, et non pour supplier le Ciel de bien vouloir m'en accorder enfin un !

Ta Marguerite qui lutte de toutes ses forces pour ne point désespérer
Seize décembre - Énigme by DameLicorne
Saint Maximin La Sainte Baume, ce samedi douze mai 1894

Ma très chère Louise,

Tu ne devineras jamais quel sujet important m'occupe totalement l'esprit en ce moment... Pourtant, je voudrais bien tenter de te le faire deviner. Et si je te proposais une énigme ?

Il se passe donc quelque chose d'absolument extraordinaire. Inhabituel et surprenant. Et pourtant, d'aucuns pourraient dire que ce n'est rien de très extraordinaire. Quoiqu'il en soit, ma vie entière va en être bouleversée. Ainsi que celle de mon cher Charles, d'ailleurs.

As-tu déjà deviné où je désire en venir ? Ou bien toujours pas ?

Continuons à te faire deviner, si tu n'as toujours aucune idée de la grande nouvelle que je brûle de t'annoncer...

Alors... que te dire pour te permettre de venir à bout de mon énigme... Quoique, avec ton goût pour le grand Sherlock Holmes, tu as peut-être déjà totalement éventé mon secret...

Un secret... c'est bien le mot. C'est normalement censé être secret encore un moment, d'ailleurs. Mais comment pourrais-je ne point partager une telle nouvelle avec ma meilleure amie ? Et comme tu es bien loin, il me reste seulement le biais de notre correspondance.

Vois-tu désormais où je désire en venir ?

J'ai aussi une excellente raison de t'en parler. C'est que, quelque part, tu es aussi concernée, d'une certaine manière, par cette grande nouvelle... Enfin, si tu veux bien avoir la gentillesse d'y consentir.

Ne devines-tu toujours pas ? Ou bien as-tu déjà tout compris ? Oh Louise, ma chère Louise, imagines-tu dans quels transports de joie je suis actuellement ? Comme j'ai hâte que les prochains mois se passent ! C'est prévu pour le printemps. Pourras-tu sans peine faire le trajet jusqu'à ma Provence ? Tu pourras prendre le train, bien sûr. Mais quelle expédition qu'un tel trajet !

Oh Louise, j'ai tellement hâte que tu sois là, et de partager ce grand bonheur avec toi ! J'ai déjà commencé à coudre et tricoter de la layette, avec l'aide de la cousine Berthe de Charles. Elle a déjà deux petits enfants, aussi sait-elle beaucoup de choses en la matière. Elle est tout à fait prête à partager avec moi ses conseils et ses astuces, et j'en suis réellement enchantée.

Mais je m'égare totalement, Louise. Et j'en oublie le plus important ! Puisque, à ce stade, ce serait faire insulte à ton intelligence que de sembler croire que tu n'as toujours point compris où je voulais en venir. Bref, il faut donc que j'en aille au fait, et que je cesse de m'égarer... Ah, ma chère Louise, voudras-tu bien me faire la grâce de devenir la marraine de mon premier enfant ?

Qui d'autre que toi pourrait être mieux placée pour cette grande et noble tâche ? Quel meilleur exemple pourrais-je donner à ce petit qui s'annonce ?

Louise, je t'en prie, réponds-moi bien vite !

Ta Marguerite qui ne tient plus en place
Dix-sept décembre - Faire passer les personnes avant les choses by DameLicorne
Saint Maximin La Sainte Baume, ce jeudi vingt-huit mars 1895

Ma très chère Louise,

Décidément, le temps passe à une vitesse folle ! Ma toute petite Faustine a déjà sept mois, te rends-tu compte ? Et comme ces premiers mois de mon bébé m'ont semblés longs et courts à la fois ! Je n'imaginais absolument ce que c'était réellement que d'avoir un bébé, avant sa naissance. Elle est si petite, et occupe pourtant tant de place !

Tu vois, Louise, en grande lectrice que je suis, j'ai lu plusieurs ouvrages de puériculture afin de m'informer sur le sujet. Tous écrits par d'éminents médecins, des pédiatres, c'est à dire, tu le sais, des spécialistes des bébés. D'ailleurs, quel mot utilisez-vous, en Grande-Bretagne, pour évoquer cette spécialité de la médecine ?

Toujours est-il que, pour une fois, mes lectures ne m'ont pas été bien utile, et m'ont plutôt laissée désemparée. Finalement, je réalise que j'ai appris bien davantage sur l'exercice de la maternité par l'intermédiaire de la sage-femme qui m'a accompagnée, mais aussi de ma belle-mère, de la cousine Berthe et des autres mères de mon entourage. Au point que je me suis parfois demandé si les auteurs de ces livres avaient déjà vu un vrai bébé de près, non un poupon...

Enfin, sans doute te diras-tu que je radote, ma chérie, puisque j'ai déjà évoqué quelques fois ces sujets-là avec toi. Mais, vois-tu, depuis que je suis mère, ma vie a radicalement changé. J'ai compris que ce qui est réellement important, c'est de faire passer les personnes avant les choses. Les choses matérielles, finalement, n'ont point tant d'importance que cela. Mais les personnes, surtout celles que l'on aime, sont importantes, elles.

Bien sûr, je ne dis pas que les choses ne sont pas à faire. Si la cuisinière ne prépare pas le repas, par exemple, il n'y aura rien à manger. Si je n'ai pas préparé les menus avec elle, si nous n'avons pas défini ensemble les courses qu'elle doit faire, nous ne pourrons dîner. Si je n'ai pas veillé à ce que la bonne à tout faire lave le linge, nous n'aurons plus de langes propres pour Faustine, qu'il faut encore changer plusieurs fois par jour.

Pour autant, si je ne regarde que le repas, les courses ou bien le linge, et non les personnes qui gèrent cette tâche, quel genre de maîtresse de maison suis-je donc ? Si je rudoie ma femme de chambre ou bien la bonne d'enfant, me seront-elles aussi fidèles, travailleront-elles aussi sérieusement que si je les traite comme des personnes, en étant sensible à leur vie et à leurs difficultés ?

Tu vois, ma chère Louise, j'avais déjà conscience de cela avant, mais je m'aperçois que la naissance de ma petite Faustine m'a réellement apporté une sensibilité supplémentaire, et notamment vis à vis des personnes. Un supplément d'âme, peut-être ? Quoi qu'il en soit, comme tu le sais, je chéris tendrement ta filleule, qui embellit de jour en jour.

D'ailleurs, Charles a promis de nous emmener chez le photographe très bientôt afin de faire réaliser un portrait de Faustine et moi, ainsi qu'un autre de nous trois. Je pourrai ainsi te l'envoyer, tu pourras l'encadrer à la place de son précédent portrait qui date déjà de quelques mois, et ranger celui-là dans un album.

Quant au portrait représentant notre petite famille, j'en enverrai un tirage à mes parents, je pense que cela leur fera bien plaisir, ainsi qu'à ma marraine. Bien sûr, nous en donnerons aussi un à mes beaux-parents, un à mon beau-frère François et un autre à ma belle-soeur Augustine.

Prends bien soin de toi, ma chère Louise !

Ta Marguerite qui aimerait tant te voir plus souvent
Dix-huit décembre - Téléphone by DameLicorne
Saint Maximin La Sainte Baume, ce mercredi vingt-et-un octobre 1896

Ma très chère Louise,

Figure-toi que Charles a décidé d'installer à la maison quelque chose de tout à fait nouveau, et de complètement révolutionnaire... Au grand dam de ses parents, d'ailleurs, qui ont poussé de hauts cris à cette idée. Peut-être aussi parce qu'il ne les avait pas consultés, eux ? Quant à moi, en tout cas, je me suis très rapidement rangée à ses arguments dès qu'il m'en a proposé l'idée.

Pour être exacte, lorsque je dis « à la maison », ce n'est pas tout à fait le mot juste. Du moins, il ne s'agit pas tout à fait de la partie correspondant à notre domicile, puisque, comme tu le sais, nous avons aménagé l'étage au-dessus du bureau de la société vinicole pour y installer notre logement, lorsque nous nous sommes mariés.

Et ce n'est donc pas tout à fait chez nous, mais dans le bureau lui-même, que nous avons fait mettre cette nouveauté. En effet, elle devrait pouvoir nous être utile par rapport à la vente de nos vins, mais aussi éventuellement pour contacter nos fournisseurs.

Tu ne vois peut-être pas où je cherche à en venir, ma chère Louise ? Mais tu sais combien j'aime à te faire deviner les choses. Tu sais certainement ce que c'est que le téléphone, même si cet outil est bien rare. Enfin probablement ne l'est-il pas tant que cela dans la grande ville de Londres. Ton père en a sûrement un à l'ambassade, et peut-être toi-même à ton cabinet de médecine, d'ailleurs.

Mais ici, au coeur de la Provence, le téléphone, c'est quelque chose de totalement nouveau et, comme je te l'écrivais au début de ma lettre, de particulièrement révolutionnaire ! D'ailleurs, mon beau-frère François a dû appuyer Charles pour parvenir à convaincre leurs parents. Ceux-ci ont fini par céder uniquement parce qu'ils commencent à se sentir âgés et désirent se désengager de plus en plus du travail de la société vinicole, afin de passer totalement le relais à leurs fils.

Ma belle-mère a semblé déçue que je ne la soutienne pas. Mais cela ne me dérange absolument pas, quant à moi, l'idée de travailler avec un tel outil ! Oh, bien sûr, lorsque j'ai vu l'engin débarquer, j'ai été assez surprise et me suis bien demandé comment cela pouvait fonctionner. Heureusement, l'employé des Postes et Télégraphes qui est venu l'installer nous a bien expliqué tout son fonctionnement.

Il faut donc soulever un cornet relié par un tuyau à l'appareil. Cela s'appelle, si j'ai bien retenu, un combiné. On le porte alors à l'oreille puis on entend, au bout d'un moment, une opératrice qui nous demande quel abonné nous désirons joindre. Elle nous met alors en relation et nous n'avons plus qu'à attendre une réponse de la part de celui-ci.

Nous avons déjà eu l'occasion d'essayer, et je trouve cela proprement fascinant ! Crois-tu qu'il serait possible d'appeler ainsi directement d'un pays à un autre ? Au hasard, n'est-ce pas, de la Provence vers la Grande-Bretagne ? Comme cela serait amusant de pouvoir ainsi échanger quelques mots avec toi ! Et je suis sûre que tu serais émue d'entendre quelques mots sortant de la bouche de ta filleule.

D'ailleurs, ma Faustine, qui me semble encore si petite, du haut de ses deux ans à peine, va bientôt devenir bien grande... En effet, à ma grande surprise, mais pour notre plus grande joie, à Charles et moi, il semblerait que nous n'ayons pas à attendre aussi longtemps qu'au début de notre mariage avant d'avoir à nouveau la joie d'être parents !

Je crois bien, ma très chère Louise, que je suis la plus heureuse des femmes. Et je te souhaite d'être tout aussi heureuse, sur ton propre chemin de vie, si différent du mien mais qui est, j'en suis bien consciente, celui qui te convient le mieux.

Ta Marguerite qui espère avoir un jour le bonheur de pouvoir te téléphoner
Dix-neuf décembre - Vieillir, c'est être vivant by DameLicorne
Saint Symphorien d'Ozon, ce lundi vingt-deux novembre 1897

Ma très chère Louise,

Comme tu peux le voir au frontispice de cette lettre, je t'écris depuis chez mes parents. En effet, Charles et moi sommes venus y passer quelques jours afin de leur permettre de profiter un peu de leurs deux seules petites-filles. Faustine papote toujours beaucoup et cherche à monopoliser l'attention de ses grands-parents. Il me semble qu'elle aime sa petite soeur Zélie, mais j'ai parfois l'impression qu'elle craint de se faire retirer sa place, de perdre certains privilèges.

Je n'ose demander à Maman si j'étais ainsi avec ma propre petite soeur. Je t'ai déjà parlé de Madeleine plus d'une fois, même si le sujet m'est toujours douloureux... Et pourtant, cela fait si longtemps qu'elle est morte que, parfois, j'ai l'impression que c'est à peine si je me souviens d'elle. Il me semble que j'avais six ou sept ans lorsque ma soeur est décédée...

Elle était vive et en pleine santé, jusque-là, mais nous sommes tombées malades toutes les deux et, alors que je me suis remise, après une longue convalescence, Madeleine, elle, a dépéri de plus en plus, jusqu'au jour fatidique... Ah Louise, je me souviendrais toute ma vie des sanglots déchirants de ma mère qui m'ont réveillée, ce matin-là, et d'avoir prié de toutes mes forces pour que ce ne soit qu'un mauvais rêve...

Tu vois, ma chère Louise, le monde est vraiment étrangement fait. Certes, je n'ai jamais réellement oublié Madeleine, même si j'ai dû grandir sans elle. Grandir avec la tristesse de Maman, aussi, qui ne s'en est jamais remise. Encore aujourd'hui, je ne sais comment en parler avec elle. Et maintenant que je suis mère à mon tour, ô comme je la comprends, si tu savais ! L'idée de perdre l'une de mes deux chères petites me serre le coeur !

Et le fait que Zélie comme Faustine soient en pleine santé ne me rassure pas tellement, au final. Comme pour ma pauvre Madeleine, une maladie est si vite arrivée... Toi qui n'as pas de soeur, tu m'as déjà dit, ma chère Louise, que j'étais comme une soeur pour toi. Et crois-moi, d'une certaine manière, c'est réellement réciproque. Néanmoins, tu n'as jamais remplacé Madeleine, et je te sais gré, d'ailleurs, de n'avoir jamais essayé de le faire.

Tu t'étonnes peut-être de lire de si tristes pensées sous ma plume. Je t'accorde que c'est tellement peu dans ma nature ! Et c'est vrai que, lorsque je me rends chez mes parents, habituellement, je pense beaucoup moins à tout cela. Seulement, cette fois-ci... c'est tellement différent. Tu sais que ma pauvre chère cousine Jeanne est décédée en juin dernier...

Tu sais aussi, ma chère Louise, que son décès m'a d'autant plus marquée qu'elle est morte en couches, alors que j'avais mis au monde ma petite Zélie seulement deux mois auparavant. Jeanne a laissé quatre malheureux orphelins, dont le plus jeune n'a pas eu le bonheur de connaître sa mère. Un tel drame n'est-il point horrible ? Ma question est rhétorique, je sais que tu partages mon avis là-dessus.

J'ai vu ces pauvres petits et leur père, qui souffre visiblement de son veuvage, chez mon oncle et ma tante. Le petit Louis fait vraiment pitié. Certes, il est plus jeune que ma petite Zélie, mais il paraît chétif, pâle et, surtout, a un air grave et triste, que l'on n'imagine absolument pas voir sur un bébé. À côté de ma toute petite qui babille, sourit, est vive et éveillée... quel contraste !

J'espère, néanmoins, qu'il va prendre des forces et gagner en santé. Ce serait un tel drame s'il décédait à son tour ! Peut-être que le climat ne lui convient pas ? Mon cher Charles y a certainement songé, puisqu'il a proposé au veuf de Jeanne de venir avec ses enfants passer quelques temps en Provence. Alfred doit y réfléchir, mais j'espère qu'il acceptera. Je ne puis plus rien faire pour ma pauvre Jeanne, mais j'aimerais à veiller un peu sur sa famille.

Quoi qu'il en soit, ma chère Louise, j'espère n'avoir point plombé ton humeur avec mes atermoiements. J'espère de tout coeur que nous nous reverrons très bientôt et t'embrasse affectueusement.

Ta Marguerite qui a le coeur bien gros
Vingt décembre - Aïeul by DameLicorne
Saint Maximin La Sainte Baume, ce samedi seize décembre 1899

Ma très chère Louise,

Tu sais quelle joie c'est pour moi d'être mère, et combien je me suis réjouie de l'être à nouveau. J'aime tout autant mon petit Joseph tout neuf que mes deux grandes (pas si grandes, je te l'accorde) Faustine et Zélie. Et pourtant, pourtant... Oh Louise, ma chérie, j'ai le coeur bien gros, figure-toi. Tu ne vois sans doute pas pourquoi. Et moi-même, je te l'avoue, au début, je n'imaginais absolument pas que les choses puissent tourner de cette manière-là.

Tu sais que, depuis mon mariage avec Charles, il y a de cela déjà sept ans, j'ai toujours eu de très bonnes relations avec ma belle-mère, basées notamment sur une estime réciproque. Alors que je craignais, au départ, qu'elle ne m'aime pas parce que je venais de Lyon. Ce qui était idiot, finalement, puisqu'elle en vient elle aussi, en réalité.

Seulement voilà, depuis la naissance de mon petit Joseph... je crains de ne plus la comprendre. J'ai peine à exprimer ce qui se passe, à vrai dire. Est-ce moi qui me fais des idées ? Non, je ne crois pas... Du moins, je ne sais point, je ne sais plus...

Là, je sais, il faut que je parvienne à poser mes idées à l'écrit afin d'être plus claire pour toi. Afin d'y mieux voir, moi-même, au milieu de tout cela. Oh Louise, est-ce moi qui deviens folle ?

Comment exprimer les choses ? C'est tellement subtil... Pour autant... cela me semble tellement affreux, Louise d'écrire cela ! Mais je crois bien que ma belle-mère préfère mon petit Joseph à ses deux grandes soeurs. Te rends-tu compte ? En relisant mes mots, j'hésite à les barrer, j'hésite même à froisser cette lettre et à la jeter dans le feu.

Franchement, comment puis-je penser cela d'une grand-mère ? Crois-moi, Louise, j'ai bien honte de mes pensées, et encore plus de les avoir posées par écrit. Vais-je oser t'adresser cette lettre ? Je crois bien que tu vas me prendre pour une folle...

Tu te demandes certainement ce qui me fait penser cela de ma belle-mère. Comme je te le disais, c'est très subtil. Je ne suis même pas certaine que mes tourments à ce sujet soient réellement fondés. Comment t'expliquer cela ?

Joseph est encore tout petit, mais j'ai réellement l'impression que sa naissance a changé quelque chose, pour ma belle-mère. La première fois qu'elle l'a pris dans les bras, j'ai presque cru qu'elle n'allait pas me le rendre, tant elle semblait émerveillée et ne cessait de l'admirer. Pire encore... depuis, j'ai l'impression qu'elle s'intéresse beaucoup moins à Faustine et à Zélie qu'auparavant, qu'elle les néglige, presque !

Tu comprends, ma chère Louise, mes doutes et mes atermoiements. Et si j'avais tort ? Et si j'accusais des pires horreurs une grand-mère aimante et dévouée ? Saisis-tu le fond de mes tourments ?

Peut-être te demandes-tu pourquoi je doute, pourquoi je n'ai point de certitude en la matière. Et si c'était mon imagination qui me jouait des tours ? Après tout, peut-être ma belle-mère était-elle ainsi à la naissance de Zélie ? Cela fait deux ans et demi, cela semble très peu, et pourtant... si mes souvenirs s'étaient altérés ?

Tu t'en doutes peut-être, ma chère Louise, tu es la première avec qui j'ose évoquer mes doutes. Crois-tu que je devrais en parler avec Charles ? Mais comment ? Et si j'avais tort ?

Ta Marguerite qui ne sait comment sortir de ses tourments
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