Jadis, de l’aube au soir je chantais sans détour
Le pouvoir de mes mots et puis de mes amours.
Je m’exclamais, mignonne, allons voir si la rose,
Sans jamais me soucier de la foule d’autres choses
Qui poussent et piquent sans cesse vers l’action
Tous les autres êtres de ma grande nation.
Car, je vous le concède dès mon humble exorde :
Pas une fois je n’ai pris part à vos discordes,
Citoyens d’un monde que je n’ai pas foulé.
D’un moule comme le vôtre, je fus coulé,
Mais, je naquis sur une toute autre planète,
Ou un autre univers que vous, j’en ai âme nette.
Par le truchement de ces vers, j’ose espérer
Avoir pu attiser votre curiosité.
Mais avant de lire mon récit, prenez garde
J’ai de longtemps perdu ma verve babillarde.
J’ai connu des malheurs, en suivant une femme,
Et de cette femme, je vous dépeindrai l’âme.
Tristyane sellait son cheval à la hâte, fuyant cette auberge dans laquelle elle n’aurait jamais dû pénétrer, quand elle rencontra Ysien. Ou plutôt, quand elle lui enjoignit de manière plutôt musclée de dégager le passage.
- Fous le camp ! Je suis pressée.
Elle ne lui prêta qu’une attention limitée, mais remarqua à sa chevelure blonde qui lui tombait sur les épaules et à l’absence de bracelet identifiant à son poignet, qu’il devait être un hors-la-loi comme elle. Cela n’était pas un gage d’honnêteté, aussi Tristyane ne songea pas à s’attarder. Elle nota toutefois qu’il aurait sans doute pu être beau s’il n’avait pas eu l’air aussi niais.
Elle enfourchait déjà sa monture lorsque le fâcheux s’agrippa à sa jambe.
- Gente damoiselle, vous êtes d’une beauté sans pareille, et je suis un preux compagnon, s’écria-t-il.
Tristyane l’entendit marmonner une histoire de bracelet identifiant et d’entraide entre hors la loi, mais ne chercha pas à comprendre. Alors qu’il lui proposait ses services, elle se dégagea de son emprise d’un habile mouvement de la cheville, s’apprêta à talonner son cheval…
- Police de la pensée, contrôle des bracelets, on ne bouge plus !
Tristyane jura. Elle était sûre qu’ils allaient les appeler, dans l’auberge. Elle ne pensait juste pas qu’ils arriveraient aussi vite.
Tristyane vivait seule, se débrouillait très bien sans les autres, et faisait en sorte que les autres se débrouillent sans elle. Elle n’aurait jamais risqué sa vie pour quiconque, car dans le pays où elle vivait, risquer sa vie pour les autres équivalait à mourir dans d’atroces souffrances assez rapidement. Hors la loi, elle n’avait jamais porté de bracelet identifiant, ne s’était jamais soumise à la police de la pensée, avait fui, combattu… Et elle était parvenue à vivre vingt-cinq longues années sans trop souffrir, uniquement parce qu’elle avait su ne pas prendre de risques inutiles.
Elle ne comprit donc pas quel étrange réflexe lui fit, ce jour-là, attraper le poignet du jeune homme qui l’avait interpellée. Elle le hissa sur sa selle sans réfléchir et talonna son cheval, en priant pour qu’il parvienne à distancer leurs poursuivants même en soutenant une double charge.
Quand je vis la beauté de cette illustre femme,
Que sa mère, jadis, avait nommée Tristyane,
Je fus tout étourdi et frappé de stupeur,
Sans savoir que je lui devrai tant de frayeurs.
Bien naïf en ce temps, j’admirais son visage,
Sans savoir qu’il menait aux pires des naufrages.
J’avais si bien chanté les couleurs de l’amour,
Mais je n’en avais pas encor vu les détours.
Hors-la-loi par erreur, et paria par mégarde,
Le danger me guettait sans que j’y prisse garde.
En voyant la beauté, j’en tombai amoureux
Mais c’était un fauve que j’avais sous les yeux !
Comment vous dire alors, êtres d’un autre monde,
Que belle Tristyane, m’entraînant dans sa ronde,
Fut la source de tous mes malheurs et exils.
Elle était courageuse jusqu’au bout des cils,
Et pourtant, elle sombra au plus profond des gouffres,
M’abandonnant dans ce monde hideux où je souffre.
Tristyane crut un instant qu’elle ne parviendrait pas à semer la police de la pensée. Ils étaient de plus en plus coriaces, parce que les hors-la-loi étaient de moins en moins nombreux. Tous finissaient, tôt ou tard, par cesser de lutter et adopter le bracelet identifiant qui suivait leurs faits et gestes, et distillaient dans leurs systèmes des filtres capables de changer leurs humeurs et de modifier leur comportement.
Les différents gouvernements du continent – mais Tristyane les soupçonnait d’être tous de mèche – pouvaient ainsi profiter d’une population ravie d’être exploitée, dans les manufactures, les champs ou à la guerre. Une fois le bracelet passé, il était impossible de le retirer. Ou plutôt, il était possible de le retirer physiquement, mais son pouvoir était si fort qu’aucun homme asservi par ce biais ne tentait jamais de se débarrasser de ce vulgaire morceau de métal qui l’emprisonnait bien plus efficacement que toutes les chaînes du monde.
La mère de Tristyane était une hors-la-loi, une guerrière, une femme hors du commun, surtout. Elle avait élevé sa fille seule, lui inculquant tout ce qu’elle devait savoir pour survivre dans cette société injuste et de plus en plus totalitaire, jusqu’à ce qu’une fièvre fulgurante l’emporte, alors que Tristyane avait une quinzaine d’années. Depuis, la jeune femme avait suivi le chemin tracé par celle qui lui avait donné la vie : elle s’était battue et elle avait vécu, sans jamais courber l’échine face au gouvernement, à sa police de la pensée qui voulait lui passer le bracelet de force, et face à ses indicateurs présents partout.
Sa mère avait fait de Tristyane une femme forte, redoutable et opiniâtre. Mais elle ne lui avait jamais inculqué la moindre once de morale. C’est pourquoi, lorsqu’elle fut débarrassée de la police de la pensée, elle balança son fardeau humain sans ménagement, prête à reprendre sa course.
- Attendez, gente damoiselle ! Je possède quelque chose qui pourrait vous intéresser. Je voudrais vous rémunérer, pour vous remercier de m’avoir sauvé !
Tristyane soupira. Cet énergumène parlait comme un vieux livre, et souhaitait la remercier alors qu’elle venait de le faire tomber de son cheval ?
Seulement, l’appât du gain fut plus fort que ses réserves, et elle fit volter sa monture pour revenir à sa hauteur.
Toujours méfiante – c’était une question de survie – elle garda la main sur le poignard dissimulé sous le quartier de sa selle tandis qu’il fouillait dans les larges poches de son manteau miteux.
- Ah, le voilà ! s’exclama-t-il. Voici une gourde de mon meilleur hydromel. Je le fabriquais moi-même avant qu’on me retire mon bracelet…
- On t’a retiré ton bracelet ?
Tristyane était éberluée. Le but du gouvernement était d’équiper tous les êtres dotés d’intelligence d’un de ces instruments de torture. Pourquoi le retirer à qui que ce soit ? L’homme qu’elle avait face à elle avait beau avoir l’air bien niais, il ne…
Tristyane interrompit le fil de sa pensée. Il n’y avait pas de condamnation à mort pour les « citoyens identifiés », ceux équipés d’un bracelet. Retirer son identifiant à un tel idiot équivalait une exécution.
Mais qu’avait-il bien pu faire pour qu’ils en arrivent là ?
- Euh, oui, la semaine dernière. Au fait, je m’appelle Ysien, se présenta l’idiot.
- Tristyane, répondit distraitement la jeune femme, trop occupée à ses réflexions politiques.
- Enchanté ! Alors, cet hydromel ?
Tristyane lui jeta un regard méfiant.
- Qu’est-ce qui me dit que vous n’êtes pas un indicateur, ou même un policier de la pensée, en train d’essayer de me mettre ce foutu bracelet ? Ou que vous n’essayez pas de m’empoisonner, me violer, ou que sais-je ?
Ysien écarquilla les yeux, comme insulté par de telles suppositions. « Mais dans quel monde vit-il ? » se demanda Tristyane, de plus en plus agacée par sa candeur.
- Loin de moi cette idée, gente damoiselle ! Si vous le souhaitez, je goûte l’hydromel devant vous, et j’en offre même à votre brave monture s’il le faut ! D’ailleurs, elle le mérite, elle aussi m’a sauvé la vie…
Tristyane soupira une nouvelle fois.
- Bois, conclut-elle.
Je ne songeais à rien hormis le doux bonheur
De pouvoir faire miens les battements de son cœur.
Malgré ma candeur, je commis la fourberie :
Et d’une traitresse boisson, d’une barbarie,
Je pus la lier à moi, sans espoir de retour
Croyant ainsi pouvoir obtenir son amour.
Mais par les Sept Enfers ! Idée abjecte et vile !
Nos vies étaient déjà bien assez difficiles,
Sans que j’y sème les germes de nos malheurs,
Guidé par le cours sot de mon absurde ardeur !
Jamais elle ne m’aima, elle en fut incapable,
Je fus bien idiot de me croire assez aimable…
L’atroce breuvage, pourtant ne fut pas vain.
Si j’avais connu la fourberie du destin !
De cette potion l’horrible conséquence,
Fut que de l’autre, nous ne supportions l’absence.
Crime qui causa ma perte et causa sa mort,
Jamais je n’en perdrai le douloureux remord.
Tristyane commença par sentir une abominable douleur à la tête et à la poitrine. Péniblement, elle ouvrit les yeux. Elle était allongée à même le sol. A côté d’elle, Ysien se tenait assis, visiblement sonné. Les souvenirs remontaient dans son esprit, douloureux et anodins.
- Qu’est-ce qu’il y avait dans ce putain d’hydromel ? grogna-t-elle.
Mais Ysien était trop abasourdi pour répondre. Quelque part, cela rassurait Tristyane : s’il était dans cet état, cela signifiait qu’il n’avait pas tenté de l’empoisonner volontairement.
Elle expira profondément pour faire refluer la douleur, puis se releva, prête à quitter cet endroit et son fâcheux compagnon. Sans un salut, elle enfourcha sa monture, gagna le galop… Et chuta comme si elle avait percuté un mur invisible.
- C’est quoi ce bordel ? grogna-t-elle sous l’effet de la douleur.
A pied, précautionneusement cette fois-ci, elle tenta de s’éloigner une nouvelle fois. Changea de chemin, de direction. Rien n’y fit.
Ysien était toujours assis, immobile. Elle l’interpela :
- Oh, l’autre ! Oui, toi, viens voir là si tu peux avancer !
Ce dernier obtempéra sans protester et sans discourir, ce qui surprit Tristyane. Elle s’était presque accoutumée à ses longues digressions.
Lorsqu’il arriva à son niveau, il passa la limite invisible qui avait bloqué la jeune femme sans sourciller. Intriguée, celle-ci fit un pas… Et progressa sans encombre vers le lieu qui lui était interdit une seconde plus tôt.
- Merci, grogna-t-elle avant de rejoindre sa monture.
Mais quelques mètres plus loin, elle fut à nouveau confrontée à cette invisible frontière qui l’empêchait d’avancer.
- Mais par le caleçon du septième dieu, qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Elle entendit Ysien toussoter derrière elle.
- Je crois que j’ai une explication à tout cela, murmura-t-il.
Quand je t’ai fait mienne, ma douce Tristyane,
Je pensais poser sur ton cœur ma main profane.
Tu m’offris ta haine plutôt que ton amour,
Je compris enfin que tu me haïrais toujours.
J’ignorais m’assurer alors, et de ta perte,
Et de la mienne, par ma faute découverte.
Je l’avoue, de ma main j’avais versé le philtre,
Dans l’hydromel. J’étais aveuglé par le filtre
De l’amour. J’ai lu au fond de tes yeux la haine,
Qui rendit, hélas ! ma survie plus qu’incertaine.
J’ai su que mon forfait au pire te pousserait,
J’ai compris mon méfait, regretté son attrait.
De mes mots hésitants, j’ai avoué mon crime,
Mais face à ma faute, tu ne fus pas victime.
D’un geste fluide, tu saisis ton poignard
Afin de trancher ma gorge de part en part.
Mais en portant le coup, brusquement tu t’arrêtes,
Et un coup du destin soudain sauve ma tête.
Alors comme ça, il lui avait fait boire un philtre d’amour ? Alors qu’il venait de la rencontrer ? Pas étonnant qu’on lui ait retiré son bracelet, cet homme était un danger public. Tristyane avait vu rouge. Elle n’avait même pas réfléchi avant de sortir son arme et de se jeter sur lui. Elle se rendait compte maintenant qu’elle avait échoué que c’était une question de survie. Elle ne pourrait jamais s’en sortir avec un tel énergumène à moins de dix mètres. Cependant, elle ne put achever son geste. Ce n’était pas les scrupules qui l’empêchaient d’assassiner froidement l’olibrius. Elle ne parvenait pas, physiquement, à plonger sa lame dans son cœur.
Tristyane poussa un cri de frustration et recula d’un pas.
Elle se trouvait face à un dilemme : puisqu’elle ne pouvait pas le tuer, soit elle continuait avec lui, soit elle s’arrêtait. Pour de bon.
Mais Tristyane n’était pas suicidaire. Elle n’avait pas survécu vingt-cinq ans, au prix de crimes parfois effroyables et de sacrifices non moins grands, pour mourir, là, parce qu’elle ne supportait pas la compagnie d’un gringalet.
Elle soupira et rangea son poignard. Son bras s’arrêtait avant que la lame ne le touche. Très bien. Elle avait appris une chose depuis que sa mère était morte. Ne pas forcer le destin. S’il ne devait pas mourir, alors il ne mourrait pas.
- Comment tu as dit que tu t’appelais déjà ? lui demanda-t-elle d’une voix sans âme.
L’idiot ne répondit pas. Il se contenta de lui jeter un regard éberlué. Tristyane sourit intérieurement. Elle se doutait que le revirement devait paraître extrême. Une seconde plus tôt, elle essayait de le tuer. Et maintenant, elle lui demandait son nom…
- Oh, ça va ! J’ai agi sous le coup de la colère, ça arrive à tout le monde ! s’emporta-t-elle.
- Vous avez essayé de me tuer ! s’étrangla Ysien.
Tristyane soupira une nouvelle fois.
- Oui, désolée. Bon, comment tu t’appelles ?
- Ysien.
- Alors Ysien, vu que ton truc m’empêche de régler ton compte et que je ne peux pas m’éloigner de toi, tu as intérêt à suivre le rythme. Jusqu’à ce qu’on trouve un antidote.
Ysien avala difficilement sa salive et réajusta ses vêtements. Tristyane avait conscience qu’il était peu probable qu’il y ait un antidote.
Elle le trouverait tout de même.
Ils se remirent en route, à pied, car le cheval de la jeune femme ne pouvait porter deux cavaliers sur une longue distance. Ils devisèrent calmement.
Chaque seconde étonnait plus Tristyane que la précédente. Comment un être aussi naïf qu’Ysien avait-il pu survivre jusqu’à l’âge adulte ?
C’était un mystère.
Ils marchaient depuis une heure quand elle prit une décision : elle allait lui inculquer les rudiments de la survie. Parce que s’il tombait, elle tombait aussi.
Elle commençait à lui expliquer son point de vue lorsqu’il l’interrompit :
- Non, jamais je ne vous suivrai dans cette amoralité assassine. Vous avez tué, vous avez volé, êtes fière de…
- Tais-toi.
- Non, je ne…
- Tais-toi je te dis, j’entends un bruit !
Un bruit de galop.
Tristyane plissa les yeux et reconnut les uniformes.
La police de la pensée.
Elle bondit sur sa selle, s’apprêta à talonner son cheval, jura en remarquant qu’Ysien était resté planté là où il était.
- A cheval, abruti !
Elle lui attrapa le bras, tira…
Mais déjà, les cavaliers étaient sur eux. Tristyane leur jeta un regard. L’un d’eux était armé d’une sarbacane tirant, elle le savait, des fléchettes empoisonnées. Elle le vit ajuster son tir alors qu’elle abandonnait Ysien. Se serait-elle souvenue qu’elle ne pouvait pas faire dix mètres sans lui qu’elle serait partie tout de même.
Mais c’était trop tard. La flèche l’atteignit au niveau de la nuque, et ce fut le noir.
Ysien reposa sa plume. Il aurait dû écrire une quatrième ode. La plus déchirante sans doute. Celle où il narrait l’atroce mort de sa belle. Mais il en était incapable. Il aurait dû en écrire une cinquième. Celle où, fou de désespoir, il se jetait dans un puits pour se retrouver ici, dans un monde inconnu, à écrire des odes pour des hommes qu’il ne connaissait pas.
Il soupira.
Quel atroce coup du sort… Tristyane, sans peur ni reproche, guerrière sans morale et sans faille, était tombée alors qu’il avait survécu. Elle n’était que poussière désormais, alors qu’il était hors-la-loi depuis des années. Hors la loi, et hors du monde.
Se faisant violence, il reprit sa plume.
« Dans un monde très lointain, il y a cinq ans de cela mourut Tristyane, femme illustre à qui je dédie ce recueil. Puisque j’ai été cause de sa mort, puissé-je devenir aussi la source du souvenir. Qu’elle coule, claire et pure, à travers la postérité. Que les enfants de vos enfants se souviennent du nom de Tristyane la grande, morte dans un autre monde, sous les coups de la Police de la Pensée et d’un amour trop naïf pour être supporté. »