18 mai 1836,
New York,
Résidence Harper.
Mon cher frère,
J’ai passé ces deux derniers semaines à relire ta dernière lettre, au point que celle-ci s’effrite entre mes doigts lorsque je la sors de mon tiroir. Malgré son état lamentable, je recolle sans cesse les morceaux pour y déchiffrer ton écriture, et ainsi, essayer d’analyser la moindre de tes phrases, la moindre de tes émotions derrière cette requête des plus étranges… qu’irais-je faire en Géorgie ? Je ne suis que simple photographe. Non pas un redoutable journaliste comme toi, mon frère.
De tous ceux qui t’entourent, de tous ceux qui ont l’honneur de travailler pour toi au New York Herald, c’est à moi que tu désires confier cette… mission ? D’ailleurs peut-on parler de mission ? Je ne suis guère certain que ce mot soit le plus qualifié pour décrire les agissements dont je vais devoir faire preuve, car, tu t’en doutes déjà mon frère, je ne peux qu’accepter ce que tu me demandes de faire. Non pas parce que tu es l’aîné et que j’ai juré de te seconder lors du décès de nos parents, mais que, tout comme toi, je suis un amoureux de la Vérité. De la vraie Vérité, et pas celle que l’on veut nous faire avaler dans les journaux qui sont dirigés par des parties conservateur, anti racial et mensonger.
Voilà déjà un an que le New York Herald a vu le jour, et sa côte de popularité ne fait qu’augmenter. Nos amis compatriotes ont besoin de connaître les faits tels qu’ils sont, et non pas tels que nos dirigeants aimeraient qu’ils soient. On parle beaucoup de l’immigration irlandaise en des termes peu favorables, peu humains. On relate sans cesse les crises inter raciales avec un dédain et un humour qui me répugne. Quant à cette conquête de l’Ouest… je n'ai pas assez de mots pour témoigner de ma fureur, ni de ma tristesse de voir tous ces peuples amérindiens trépasser sous le fouet, l’ignorance et l’arrogance des Colons. Et je suis convaincu, Benjamin, que c’est pour cette raison précise que tu me demandes de me rendre là-bas afin d’être tes yeux, tes oreilles, mais aussi ta voix et tes mains face à ces attitudes que l’on devine insoutenables malgré les racontars.
Je ne sais si je pourrais t’apprendre tout ce que tu désires, mais je te promets de faire de mon mieux. Tout comme toi, je ne souhaite qu’une seule chose : que le reste de notre pays apprenne la Vérité au sujet de ces mines d’or. Car il ne peut s’agir de travail en toute légalité, il ne peut s’agir de dédommagements financiers bénéfiques pour les Cherokees, il ne peut s’agir d’Honneur et de Dignité tout simplement.
Dans mes valises, j’emmène l’argent que tu m’as fait parvenir la semaine dernière, ainsi que mes appareils photos, mon carnet de note, l’audace de notre père et le courage de notre mère. Le Golden Mary quittera le port de New York d’ici deux jours. C’est le temps qu’il me faut pour rassembler le reste de mes affaires. Je devrais arriver en Floride d’ici la fin du mois. Regagner la Georgie par le train depuis St Augustine me semble bien plus raisonnable que depuis New York. Il ne faut pas que l’on puisse remonter jusqu’à toi, Benjamin. Qui sait ce que les Britanniques pourraient inventer comme excuse pour nous désosser. Trahison sans doute… je ne veux pas y penser. Et je t’interdit d’y penser toi aussi.
Avec ces évènements et grâce à toi, je tiens enfin le thème de ma prochaine exposition et je compte bien montrer à nos amis compatriotes le monde tel qu’il est, tel que nous le voyons tous les deux. Un monde régit par la ruée vers l’or au point d’en oublier le plus important : L’Homme.
Ne m’écris pas Benjamin, pas avant que je ne me sois établis en Géorgie. Dès que cela sera fait, je te ferais parvenir une lettre pour te relater mon arrivé en territoire « ennemi » si j’ose dire. En attendant très cher frère, garde la tête froide comme tu sais si bien le faire… le monde est sur le point d’éclater et j’espère qu’il ne nous emportera pas avec lui.
Embrasse ta petite Lydia pour moi, ainsi que ta tendre épouse. Ma nièce commence déjà à me manquer.
Bien à toi.
William.
7 Juillet 1836,
Comté de Lumpkin,
Géorgie.
Mon cher frère,
Pardonne mes six semaines de silence, mais mon arrivée en Georgie a été bien plus aventureuse que je ne me l’étais imaginé. Le Golden Mary a été retenu à quai à St Augustine pendant cinq longs jours pour cause d’épidémies de fièvre et de toux inexpliquées. L’état de Floride n’avait autorisé qu’un débarquement des premières classes sur avis médical.
Par chance, lors de mon voyage, j’ai fais la connaissance du Dr Pullman, et celui-ci s’est porté garant de mon état ainsi que pour d’autres passagers de seconde classe, nous donnant alors accès au ticket bleu pour nous autoriser à descendre à St Augustine.
Cinq jours coincé à quai et les hommes qui devaient me remettre mon billet de train pour la Georgie s’étaient envolés, me laissant seul avec mes deux valises et un trou de douze dollars -ce qui aurait dû être mon billet - sur les bras. Et à cet embarras et cette irritation que tu dois deviner, s’est ajouté un arrêt de circulation des trains pendant trois jours. Aucune explication nous a été donné et j'ai dû louer une chambre dans une auberge, le temps que la gare ne rouvre, et surtout, le temps de me retrouver un autre billet. Je t’avoue Benjamin, qu’à ce moment-là, je t’ai maudit pour m’avoir envoyé dans ses territoires du sud.
Un brin poissarde, bien trop bruyante, l’Auberge a eu au moins un effet positif sur ma fatigue… j’ai partagé mon lit avec une belle brune dont son passe-temps favori -après celui d’offrir ses faveurs pour survivre- est de collectionner les secrets. Tu sais, mon frère, que de nous deux, j’ai toujours été celui que les femmes préféraient… elles ne peuvent résister à mes yeux gris et mon doux sourire. J’entends ton rire en lisant mes mots, et pardonne-moi mon ton léger, je t’assure que la suite va te plaire.
Cette femme s’appelle Daisy Hope et crois-moi, elle connait bien les hommes sur lesquels nous enquêtons. Selon ses dires, les hommes de Kentello ont un trafic d’or d’Auraria -cette fameuse mine dont tu m’avais parlé à Noël dernier- à St Augustine. Ils dilapident ensuite leurs denrées dans tous l’état de New York…
Je sais ce que tu vas me dire, Benjamin… Comment le sait-elle ? Pouvons-nous lui faire confiance ? Pourquoi me l’avoir dit ? Et surtout… qui est-elle vraiment ? Daisy Hope n’existe pas, nous sommes tous les deux d’accord ; et je ne lui ai moi-même pas donné ma réelle identité. Pour moi, elle est Daisy Hope, tout comme, ici, je suis William Lloyd. Nous agissons tous par faux nom, et ce détail ne m’alarme guère. Mais pour le reste, cher frère, je t’avoue que je me fie à mon instinct. À mon instinct et à la fureur que je lis dans ses yeux lorsqu’elle me parle de Kentello et de ses hommes. Apparement, cet homme est aussi doué pour payer ses domestiques une misère que pour voler les mines d’or.
Daisy cherchait un moyen de regagner Chattanooga dans le Tennesse pour y récupérer sa soeur. Soeur qui « travaille » au domaine de Kentello… je n’ai pas pu résister à marchander avec Daisy : je lui ai payé son voyage jusqu’à sa soeur en contre-partie de ses services d’espionne, si j’ose dire. Je ne peux être en Georgie sur le site d’Auraria, et au Tenessee à surveiller Kentello. Là-bas, elle sera mes yeux et mes oreilles, tout comme je suis les tiens, ici.
Fais confiance à mon instinct, Benjamin. Je ne me trompe jamais… Je suis photographe, je te rappelle, et j’ai fait ce que je fais à chaque fois que je dois donner ma confiance à une personne : je l’ai prise en photo. Les yeux ne mentent pas. Jamais. Et les yeux clairs de Daisy ne sont que Vérité, celle pour qui nous nous battons aujourd’hui.
Nous nous sommes quittés sur le quai de la gare de Ste Augustine et j’ai enfin réussi à remonter jusqu’à Auraria. Après trois longues semaines de voyage, j’ai enfin pu poser mes valises à la petite pension Friznove, celle dont tu m’avait parlé. J’aurais les moyens de me payer mieux mais je ne souhaite pas attirer l’attention.
Perdu au milieu du Comté de Lumpkin, je jouis d’un croisement de routes exceptionnel, sur la façade Ouest des Appalaches. Pour le moment, je me suis fais passer pour un simple photographe de Boston dont la mission est de rapporter une étude de terrain pour de futurs constructions de bâtiments, comme des Hôtels. Mes journées n’ont rien d’intéressantes… je traine surtout dans les bars et les auberges voisines pour écouter ce qui se dit sur les mines.
La seule chose que tu dois retenir de ma lettre, c’est Daisy Hope. J’attends de ses nouvelles. J’espère qu’elles arriveront bientôt…
Je te laisse, très cher frère, je dois honorer un rendez-vous avec un gentleman que j’ai rencontré il y a trois jours et qui, peut-être, pourrait me faire rentrer dans le cercle « vertueux » d’Auraria.
Prends soin de toi,
À bientôt,
William.