Ce don, qui lui avait semblé être une bénédiction, s’avérait maintenant être la pire des malédictions. En effet, le Fils du Ciel, l’empereur de toute la Chine, avait été séduit par le chant de Yan Tian. Il avait donc décidé de faire du jeune homme l’un de ses favoris, permettant à ce dernier de participer aux fastes du Palais impérial.
Le jeune chanteur avait d’abord été très honoré d’être ainsi remarqué par l’empereur. Mais très vite, celui-ci avait semblé se lasser de ses concerts privés et n’avait plus eu qu’une tendresse lointaine pour le jeune chanteur. Ainsi mis à l’écart, mais restant sous la protection de l’Empereur, Yan Tian avait eu la naïveté d’essayer de se lier d’amitié avec d’autres favoris dans l’espoir de tromper son ennui. Mais il avait vite compris, à son grand désarroi, que couvait en ces lieux une guerre larvée afin d’obtenir les faveurs de l’empereur.
Quant aux épouses et concubines de celui-ci, elles n’échappaient pas à cette logique sournoise. Il ne fallait pas songer à les approcher, à moins de vouloir finir sa vie eunuque… ou bien pire encore. Les sourires hypocrites et les haines ouvertement annoncées avaient finit par isoler Yan Tian de ce monde que les démons avaient ensorcelé. Il s’était perdu dans la grandeur de la cité, englouti par la poésie du jardin impériale où il passait le plus clair de son temps en promenades interminables.
La beauté des lieux se confrontait à la cruauté de ses résidents, qui ne cessaient de tirer des ficelles qui échappaient à sa logique. Trop bienveillant pour participer à ce théâtre plein de masques bariolés, mais assez perspicace pour les déceler, il en restait éloigné autant que possible. Dans son isolement volontaire, il avait fini par avoir l’impression de vivre en cage. Une belle cage dorée, mais une cage tout de même. Dans ses poèmes calligraphiés avec élégance, il empruntait les traits d’un dragon privé de ses ailes, ou d’une carpe privée de ses nageoires. Se débattant dans le vide de l’immensité du monde. Les murs de la cité étaient si hauts, les toits hors de portée et les gens si peu abordables, qu’il lui semblait n’être qu’une fourmi au milieu de l’effervescence du palais.
Fort heureusement, il n’était pas le seul à qui on imposait une vie derrière des barreaux habillés de velours. Il avait lié une forte amitié avec une mésange, présent de l’Empereur, qui sautillait dans une cage soigneusement ouvragée qu’il gardait près de lui dans sa chambre. Une seconde amitié, des plus improbables, l’unissait à un tigre majestueux. Celui-ci était enfermé dans une immense cage installée dans le jardin impérial, près du kiosque de la neige cramoisie. Yan Tian avait échangé de nombreuses conversations silencieuses, à la lueur du soleil couchant, avec cet animal dont les prunelles déversaient une haine mêlée de mélancolie. Même s’il plaignait ses deux amis de leur privation de liberté, il se réjouissait en réalité dans son for intérieur de les voir partager son malheur.
On pouvait compter une autre distraction dans la vie du jeune chanteur, qui le faisait pour un temps sortir de sa vie de reclus. Lorsque le soir tombait, l’impatience de celui-ci grandissait. Yan Tian avait fait la connaissance quelques mois auparavant de Huang Yong, qui s’était laissé tenter par une promenade nocturne dans le grand jardin après avoir tenu conseil auprès de l’Empereur et sa Cour. Mandarin de sa profession, il était l’un des hauts fonctionnaires de l’État. Presque aussi âgé que l’empereur, Huang Yong était, néanmoins, beaucoup plus accessible. Il s’était laissé séduire doucement par la sagace candeur de Yan Tian. Ensemble, ils passaient un bref moment à échanger des mots chaque soir, marchant en direction du kiosque de la neige cramoisie. Ne souhaitant pas attirer l’attention, comme coupables d’un crime par omission, ils ne s’autorisaient qu’un court moment d’intimité platonique chaque jour. Seulement le temps que brûle un unique bâton d’encens.
Durant ce court laps de temps, Yan Tian s’amusait à écouter les histoires passionnantes du fonctionnaire, tandis que Huang Yong savourait les chants empreints d’une profondeur qui parlait à son cœur fatigué. Leurs pieds les guidaient sur le chemin recouvert de pétales rouges des grands arbres en floraison. Ils goûtaient en toute discrétion au plaisir de la présence l’un de l’autre, leurs sentiments restant dissimulés derrière un sourire ou un regard attendri.
Une fascination respective s’était emparée des pensées des deux hommes, sans qu’ils ne s’en rendent compte. La main délicate de Yan Tian qui ornementait ses chansons de mouvements gracieux, offrait une danse hypnotique à la lueur des lanternes qui étaient allumées au fur et à mesure de leur marche par les serviteurs de la cité. Yan Tian retrouvait dans les yeux pétillants de Huang Yong, le plaisir simple que pouvait inspirer l’art de la musique. Le chanteur trouvait son inspiration dans l’étude furtive des traits de son compagnon attentif. Ses regards furtifs lui permettaient d’apercevoir la lueur vibrante des lanternes qui faisaient vivre les traits immobiles du haut conseiller. Il ne savait plus comment ils en étaient arrivés à sceller un serment de tendresse éternelle. Une tendresse qui resterait aussi mesurée que le chant d’une mésange timide. Un amour qui ne s’élèverait jamais plus loin que le plus haut sommet de la Cité. Pourtant, la contemplation de ce visage, si paisible sous le ciel étoilé, donnait à Yan Tian des envies d’évasions. Des désirs qui, à son grand regret, ne dépasseraient jamais la limite des murs infranchissables de la Cité.
Pendant qu’ils poursuivaient leurs songes éveillés, s’approchant progressivement de la cage du tigre qui s’était couché, d’autres pantins œuvraient à la destruction de leur bonheur innocent. Caché derrière un des arbres habillés de fleurs rouges, deux serviteurs corrompus attendaient le moment propice pour mettre en œuvre la vengeance d’une femme délaissée. En effet, Huang Na, l’épouse favorite du mandarin, avait eu vent de ses promenades quotidiennes sous la protection des étoiles. Les oreilles indiscrètes, qui se faufilaient aussi silencieusement que des rats affamés, avaient su discerner les véritables sentiments derrières les paroles voilées des deux hommes.
Elle s’était sentie trahie, au point de faire taire toute raison. Ses pensées malsaines les mettaient en scène en train de réaliser la pire des folies, la pire des offenses à l’Empire et à elle-même. Il ne lui en avait pas fallu plus pour dénoncer la faute impardonnable de son époux à l’Empereur. Sa volonté de nuire était aussi aiguisée que les griffes du Tigre sacré. Se propulsant avec grâce sur sa proie fragile après l’avoir guettée tapie dans l’ombre. Ses crocs acérés se présentaient au cou d’une victime ignorante, épousant avec une féroce délicatesse la chair tendre. Dans ses appartements luxueux, elle buvait une tasse de thé en observant le cadavre d’une mésange qu’un serviteur lui avait fait parvenir dans un chiffon de soie brodée. Satisfaite, elle savait que la sentence avait été exécutée. Ses lèvres s’étirèrent alors en un sourire qui dévoila des crocs dégoulinants de sang frais.
Yan Tian continuait de fixer la cage vide, son ami l'oiseau avait disparu. Comme son amour qu'on avait sacrifié au clair de lune. Ses tempes étaient encore trempées de sueur et ses joues encore humides de toutes les larmes qu’il avait versé, alors que la folie grignotait doucement son âme. On lui avait fait savoir que l'empereur avait commandé un récital pour le lendemain, et Yan Tian se demandait s'il serait capable de produire la moindre mélodie. On lui avait arraché le cœur. On lui avait déchiré les poumons. On lui avait enlevé toute envie de guérir de cet amour trop tôt disparu. Il avait juste envie de disparaître entre les pierres qui constituaient la Cité.
Il n’était qu’un pantin de plus, chose insignifiante qui s'était pavanée comme un paon et avait cru pouvoir rivaliser avec le pouvoir grandiose des lieux. Les proportions démesurées de ce lieu plein de mauvaises intentions avaient même réussi à prendre de haut un amour interdit. Mais une minuscule flamme continuait d'illuminer un coin de son âme. Irréductible espoir qui lui faisait vivre un fol espoir de lendemains en dehors de ce colosse d'architecture. Alors Yan Tian se promit de consacrer un court moment de ses journées à penser à son amour avorté, comme une lanterne allumée à la place de son cœur disparu. Il promit de donner du sens à la douleur qui faisait pleurer ses yeux sombres. Rien que le temps d'un bâton d'encens.