La fureur du fleuve by SarahCollins
Ancienne sélection flamboyanteSummary:

La mort d'une adolescente noire enflamme une petite ville américaine et déterre de douloureux secrets.


Categories: Policier, Thriller, Espionnage Characters: Aucun
Avertissement: Aucun
Langue: Français
Genre Narratif: Roman
Challenges:
Series: Aucun
Chapters: 24 Completed: Oui Word count: 88986 Read: 167796 Published: 12/11/2016 Updated: 21/05/2017

1. Jungle urbaine by SarahCollins

2. Nouveau regard by SarahCollins

3. Le jardinier et la cuisinière by SarahCollins

4. Attitude suspecte by SarahCollins

5. Le souvenir de l'ange by SarahCollins

6. Le passé ne meurt jamais by SarahCollins

7. Les heures noires by SarahCollins

8. La fureur du fleuve by SarahCollins

9. 9. Réveil brutal by SarahCollins

10. Quelqu'un sur qui compter by SarahCollins

11. Uliana by SarahCollins

12. Des gens biens ? by SarahCollins

13. L'enfer est pavé de bonnes intentions by SarahCollins

14. Un malheur n'arrive jamais seul by SarahCollins

15. 1992 by SarahCollins

16. Une femme traquée by SarahCollins

17. Quand le passé resurgit by SarahCollins

18. Voleurs d'enfance by SarahCollins

19. Une nuit sans fin by SarahCollins

20. Face à face by SarahCollins

21. Révélations by SarahCollins

22. Un si grand vide by SarahCollins

23. Du sang et des larmes by SarahCollins

24. Un être part, un autre arrive by SarahCollins

Jungle urbaine by SarahCollins
Author's Notes:
Bruce Springsteen - Jungleland
À cette heure, je me demande si, de notre premier cri à notre dernier souffle, nous ne sommes pas toujours les mêmes, les mêmes personnes très exactement, mais beaucoup plus précisément, entièrement, profondément. Delphine de Malherbe

Allongée sur le lit, la tête contre sa poitrine, Michelle écoutait les battements précipités du coeur de son petit ami. Elle sentait sa main aller et venir dans son dos. Le drap glissait contre sa peau mate.

Légèrement somnolente, elle se força à rouvrir les yeux pour ne pas s’endormir. Elle le regarda. Pour une fois, il ne portait pas sa sempiternelle casquette et elle pouvait mieux voir les traits de son visage. Un jour, elle lui avait dit sur le ton de la plaisanterie qu'il se cachait derrière cet accessoire parce qu'il ne voulait pas qu'on découvre qui était le véritable Johnny Wright. Il s’était contenté d’éclater de rire, sans percevoir la question implicite dissimulée derrière le trait d’humour. Ou peut-être ne voulait-il simplement pas lui répondre. Il ne lui donnait jamais toutes les réponses. Johnny était comme ça.

Lorsqu'elle se redressa en prenant appui sur son torse, il tressaillit et ne put retenir un petit gémissement de douleur.

- Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit-elle, inquiète.

Il secoua la tête et se dégagea doucement. Mais elle remarqua qu'il se massait délicatement le côté droit.

- Ton beau-père ? devina-t-elle, les sourcils froncés.

Il ne répondit rien, ce n'était pas utile, et détourna le regard vers la fenêtre, en partie dissimulée par un rideau d’un jaune sale.

Peu désireuse de se donner en spectacle, elle avait eu la présence d'esprit de rabattre le tissu alors qu'ils s'embrassaient voracement, une demi-heure plus tôt. De toute façon, elle était d'avis qu'il n'existait rien de moins romantique que la vision des usines de Charlestown. La majorité ne fonctionnait plus depuis les années quatre-vingt-dix, date à laquelle les industriels avaient décidé de délocaliser vers le sud ou vers d'autres pays à faibles coûts de production. Désormais, elles ne constituaient plus qu'un cruel souvenir du glorieux passé de la ville et de son inéluctable déclin.

Michelle posa sa main sur le torse du jeune homme et suivit du bout du doigt la marque foncée qu'elle n'avait pas remarquée plus tôt.

- Si tu veux m'en parler ..., commença-t-elle, d'un ton hésitant.

Il se contenta de secouer la tête et elle soupira. Johnny ne voulait jamais parler de son beau-père. Même avec elle. Elle savait qu’elle ne devait pas le prendre comme une rebuffade, que cela ne signifiait pas qu'il ne lui faisait pas confiance mais elle ne pouvait s’empêcher de ressentir un petit pincement au cœur. Malgré tout. C’était puéril, songea-t-elle en se dégageant des draps. Comme si sa vie n'était pas déjà assez compliquée. Il n'avait pas besoin d'une petite amie susceptible en plus de tout le reste.

- Tu t'en vas déjà ? lui demanda-t-il en la voyant se relever.

Elle hocha la tête, en évitant de le regarder dans les yeux.

- Je ne devrais même pas être là pour commencer, lui expliqua-t-elle, tout en cherchant du regard ses vêtements. J'ai dit à mes parents que je partais directement chez Mary. Tu sais, pour réviser pour l’examen ...

Il pencha légèrement la tête sur le côté, adoptant une pause un peu maniérée, une main dans les cheveux.

- Oh, mais je lui ressemble comme ça, non ?

Elle éclata de rire et sortit du lit pour se rendre dans la salle de bain. Elle prit une douche rapide : elle ne voulait surtout pas risquer de croiser le petit ami allumé de la mère de de Johnny. Il l'avait toujours effrayée et ce bien avant qu'elle ne découvre la façon dont il traitait son beau-fils.

Lorsqu'elle revint dans la chambre, le jeune homme était toujours allongé sur le lit. Les yeux rivés sur son torse, elle se demanda comment elle avait pu ne pas remarquer plus tôt son bleu. Même sur sa peau noire, celui-ci ressortait d'une manière inquiétante.

- Tu es superbe, la complimenta Johnny.

Baissant les yeux vers la jupe fleurie qui effleurait ses cuisses nues, elle tenta de cacher sa gêne. En son for intérieur, elle remercie son héritage à moitié afro-américain, cette peau foncée qui l'empêchait de rougir pour un oui ou pour un non dès qu’elle mentait - pas comme sa mère.

Ils s'embrassèrent longuement et elle prit son visage entre ses mains.

- Ne fais pas de bêtises surtout, lui recommanda-t-elle, d'un ton mi-badin, mi-sévère.
- Oui, madame.
- Je suis sérieuse Johnny.
- Moi aussi.

Elle déposa un petit baiser sur sa joue, un peu inquiète comme à chaque fois qu'ils se séparaient après que son beau-père l'eut battu. Non, en réalité, elle s'inquiétait à chaque fois qu'ils se séparaient tout court.

C'était principalement pour cette raison que ses parents ne voulaient pas qu'elle le fréquente et que ses amies la couvraient quand elle voulait passer quelques instants seule avec lui. Ils pensaient que Johnny Wright n'était rien d'autre qu'un vulgaire voyou qui la détournait de ses études, une source d'interminables ennuis en somme. Pour eux, chaque seconde passée en sa compagnie l'éloignait de l'université et du brillant avenir qui lui tendait les bras.

- À demain alors, lui dit-elle.

Elle ne sentait pas rassurée quand elle descendit l'escalier. L'ascenseur de l'immeuble des Wright était en panne depuis plusieurs mois (elle avait plutôt l'impression qu'il n'avait jamais fonctionné) et une odeur indéfinissable flottait dans les couloirs aux murs tagués. Mélange de sueur, de cuisine et d'urine. Elle fronça le nez et dévala à toute vitesse l'escalier.

Elle savait que Johnny ne l'écouterait pas. Il allait sans aucun doute sortir et passer la soirée à traîner dans les rues de Charlestown, avec ses amis. Et Dieu seul savait ce qui se passerait. Il ne lui avait pas réellement menti, se contentant de répondre à ses réprimandes sur le ton de la plaisanterie, comme s'il ne la prenait pas au sérieux, mais elle se sentait un peu peinée.

Il n'y avait pas vraiment de quoi pourtant. C'était un jeu habituel entre eux et, à vrai dire, elle n'avait pas été très honnête non plus.

Il était presque vingt heures, les immeubles alentour étaient nappés d'une lumière dorée mais il faisait encore chaud. On était en avril, presque en mai, et l’été pointait le bout de son nez. Des jeunes de son lycée disputaient une partie acharnée de basket, sous les yeux d'une dizaine d'ados assises sur les bancs de bois branlants.

Elle traversa rapidement la rue, pour éviter qu'ils ne la voient ou ne l'apostrophent. Précaution inutile puisqu'ils ne lui prêtèrent pas la moindre attention, trop occupés par le match. Des brides de musique lui parvenait.

Les pas de Michelle la menèrent vers l'arrêt de bus, l'éloignant par la même occasion de l'appartement de son amie Mary, qui habitait le même lotissement.

OOoOo

Les trois adolescents se trouvaient derrière la vieille voie de chemin de fer, au croisement de la Neuvième rue et Forest Street. Il faisait sombre, personne ne viendrait les déranger. Les gens respectables ne traînaient pas dans ce coin réputé mal famé une fois la nuit tombée.

Johnny regarda son meilleur ami et acolyte Elijah pousser le jeune homme blanc contre sa rutilante voiture. Elle avait dû coûter plus chère que les salaires annuels de sa mère et de son beau-père réunis.

- Bon, voilà le deal, commença Elijah, d'une voix calme. Tu as deux options : soit tu paies tout de suite, soit je ...

Même dans l'obscurité, il voyait le visage de Tad perdre de ses couleurs. Dans les piscines, il passait pour coriace, un joueur incassable mais pour le moment, la vedette de l'équipe de water-polo du lycée rival n'en menait pas large.

Tad se tourna vers lui, comme s'il cherchait du soutien, mais Johnny évita son regard et se concentra sur son meilleur ami.

D'habitude, les rôles étaient inversés : il menaçait et jouait le méchant gangster pendant qu'Eli regardait et montait la garde. Mais cette fois, c'était différent. Leurs chefs, Cyrus et Lawrence Brooks, voulaient tester Elijah. Le jeune homme refusait de participer aux activités «sales» comme le cambriolage des maisons ou le trafic de drogues alors il leur rendait ce genre de ... services. Pour ce qui était de convaincre les gens de rembourser leur dette, il se débrouillait bien.
Et, Johnny en était convaincu, lorsqu'ils amenaient un malheureux dans l'un des entrepôts désaffectés d'Eastern Market, Eli détournait le regard et faisait semblant d'ignorer ce qui allait se passer, de ne pas entendre les cris du type en train de se faire tabasser ou de ne pas remarquer ses blessures quand il le ramenait.

- Écoute, mec, je n'ai pas l'argent, expliqua Tad, en tentant de contrôler les tremblements de sa voix.
- Et la dope ?

Quelques jours plus tôt, Tad avait essayé de les arnaquer en filant avec un paquet de stéroïdes anabolisants sans payer. Il devait faire face aux conséquences maintenant.

- Je ne l'ai plus.

Le visage de Johnny se fendit d'une grimace exagérée et il secoua la tête, comme si le jeune sportif venait de signer son arrêt de mort. En réalité, il était ailleurs. Il pensait à Michelle, se demandant ce qu’elle faisait en ce moment. Quelle serait sa réaction si elle le voyait ? Elle serait sans doute consternée. Elle ne comprenait pas cet aspect de sa vie, n’avait jamais compris. Rien d’étonnant à cela quand on voyait les parents aimants qui l’avaient élevée et qu’on les comparait aux siens.

De son côté, Elijah haussait les épaules, l'air profondément peiné.

- Tant pis pour toi alors. Je t'avais pourtant prévenu : le fric ou la drogue, mais là, tu me laisses pas d'autre choix ...

D'un geste si vif que Johnny eut à peine le temps de le voir, il sortit un petit couteau de sa poche. Il l'approcha du visage de Tad qui tenta aussitôt de se dégager. La lame brillait dans l'obscurité, à quelques millimètres de ses lèvres.

- Je pourrais te casser quelques trucs ou bien te refaire le portrait. Pas sûr que ta maman te reconnaîtrait après ça ...

La peau de Tad perdit le peu de couleurs qui lui restait. Mais Johnny savait que son ami ne le toucherait pas. Il ne le faisait jamais.

- Non, non. Écoute, j'aurais l'argent demain, je le jure !
- Et tu penses que je vais te croire sur parole ? Il me faut une garantie.

Nonchalamment, comme par pure coïncidence, ses yeux sombres se posèrent sur l'étincelante voiture noire contre laquelle ils s'appuyaient. Tad plissa les yeux, paniqué et Johnny secoua la tête. Visiblement, le véhicule lui importait un peu plus que sa propre vie.

- Non, non, pas la bagnole. Elle n'est pas à moi ! C'est celle de mon vieux.
- Justement, répondit Elijah avec un sourire carnassier. Les clés ?

A contrecoeur, il lui donna les clés de la voiture.

- Lundi, Tad. Même endroit, à sept heures, avant les cours. T'as intérêt à être là.

Le footballeur déguerpit sans demander son reste.

Elijah et Johnny rentrèrent au garage, au volant de la luxueuse voiture.

- La caisse vaut combien à ton avis ? demanda Johnny en passant sa main sur le tableau de bord. Cent milles ? Plus ?

Seul le silence lui répondit. Son ami conduisait, les mâchoires serrées, signe qu'il n'avait pas envie de parler. De toute façon, qu'y avait-il à dire ? C'était leur vie. Johnny savait qu'Elijah rêvait de quitter le gang et cette ville pourrie pour jouer au basket à la fac mais ce n'était qu'une chimère. Lui, il s'était déjà résigné et s'était fait à l'idée que Charlestown était parti intégrante de sa vie, passée, présente et future.

Le jeune homme s'enfonça dans son siège et regarda par la fenêtre. Ses pensées le ramenèrent à Michelle tandis qu'ils se dirigeaient en silence vers le garage.
Dwight Williams, un ancien membre du gang qui avait déjà fait ses preuves, avait racheté le garage des années plus tôt. Il leur servait parfois de quartier général. Dwight était le frère aîné d'Eli.

Lorsque les deux garçons rentrèrent, il était allongé sous une voiture. Cyrus Brooks, leur chef, était également présent et fumait une cigarette. Son crâne chauve, habituellement luisant, était caché par un béret vert.

- Alors ? demanda-t-il.

Johnny fit signe à Elijah. Légèrement mal à l'aise, comme à chaque fois qu'il se trouvait en présence de l'un des cousins Brooks, Elijah lui résuma leur entrevue. Cyrus ne semblait pas ravi mais il ne discuta pas. Il savait qu'Elijah et lui arriveraient à leurs fins et récupéraient l'argent. Ils y arrivaient toujours.

- Felix et Sharif se sont fait prendre, leur apprit Dwight, une fois Cyrus parti.

Couvert de graisse et d'huile, il réussit à s'extraire de sous la voiture et se redressa.

- Quand ça ? demanda Johnny.
- Il y a quelques heures. La police a débarqué ici et ils les ont arrêtés. C'était à propos du cambriolage de la semaine dernière, dans la baraque de Silver Lake. Apparemment, quelqu'un les a vus s'enfuir de la maison ...

Johnny renifla, méprisant. Il savait comment réfléchissaient les policiers et une bonne partie des habitants de cette ville.

- Ouais, c’est ça … Tu veux dire que quelqu'un a vu deux types à la peau foncée dans ce quartier de bourges et a décidé que c'était forcément des cambrioleurs.

Dwight haussa les épaules, pas d'humeur à polémiquer et regagna son bureau. Il ne le vit pas mais son frère le fusilla du regard. Elijah pensait qu', il s'était retrouvé «enrôlé» dans le gang à cause de son frère. Que les tatouages et les armes constituaient son patrimoine familial, au même titre qu'une résidence secondaire au bord de la plage, des yeux d’une certaine couleur ou une vieille montre.

Johnny n'était pas de son avis. Pour lui, leur appartenance au gang était davantage liée à leur lieu de naissance qu'aux activités passées des hommes de leur famille. Ils étaient nés du mauvais côté de la barrière, dans l'East Side plutôt qu'à Silver Lake, voilà tout. Fin de l'histoire.

- Heureusement qu'on n'était pas là, soupira Elijah.

Les flics nous auraient probablement embarqués sinon.

- Ouais ... Enfin, ce n'est que partie remise, non ?

OooOo

Deliah Duncan se leva et quitta la chambre à coucher à pas de loups, avant de se rappeler que son mari n'était pas là et qu'elle pouvait faire autant de bruit qu'elle le voulait. Nelson travaillait comme chauffeur de bus et était de garde cette nuit.

C'était peut-être pour cette raison qu'elle ne parvenait pas à trouver le sommeil. Après trente ans de mariage, elle avait perdu l'habitude de dormir seule.

Elle venait à peine de se coucher, après une longue soirée de correction. Elle soupira de dépit, en repensant aux dissertations sur Othello. Les examens de fin d'année approchaient mais certains de ses élèves ne s'étaient toujours pas mis au travail, à en juger par la médiocrité des copies rendues.

Heureusement, sa fille Michelle n'était pas comme ça. Elle s'était toujours montrée aussi sérieuse qu'assidue. Élève en première, elle s'occupait le plus sérieusement du monde de ses inscriptions à la fac et mettait toutes les chances de son côté pour obtenir une bourse.

Deliah traversa le petit couloir et descendit l'escalier, agrémenté de photos de familles montrant l'évolution de leur fille unique à travers les âges.

Elle alluma la lumière.
La pendule du salon indiquait deux heures vingt-trois du matin. Michelle, qui avait passé la soirée à réviser avec une amie, devait être rentrée maintenant. Il était parfaitement inutile d'aller vérifier si elle dormait mais bien entendu, elle décida d'aller voir. On ne savait jamais après tout.

Un léger sourire sur les lèvres, elle revint sur ses pas, remonta à l'étage et traversa une nouvelle fois l'étroit couloir.

Après l'adoption de Michelle, elle s'était promis de ne pas se comporter comme ses mères surprotectrices, complètement gagas devant le moindre exploit de leur progéniture et … c’était exactement ce qu’elle l'était devenue. Elle adorait montrer encore et encore la vidéo de ses premiers pas ou de ses spectacles de danse et n'avait jamais manqué un match de l'équipe de foot. Si sa propre mère la voyait ...

Nelson et elle rêvaient de devenir parents depuis tellement longtemps et cela avait été si difficile pour eux. Parfois, elle se levait la nuit et allait dans la chambre de Michelle, juste pour la regarder dormir, peinant à croire en sa chance après des années d’espoirs déçus et de chagrin. Mais c’était terminé maintenant, ils avaient mis cette triste période derrière eux et s’avançaient à trois vers l’avenir avec confiance et sérénité.

Il n'y avait que deux chambres dans la modeste maison des Duncan. Celles-ci se faisaient face au bout du couloir, à l'étage. Elle poussa doucement la porte de la chambre de Michelle.
Elle était vide.

Les sourcils froncés, Deliah pénétra dans la pièce et alluma la lumière. Le lit était fait, comme lorsque la jeune fille était partie, quelques heures plus tôt.
Le cœur battant à tout rompre, le professeur d'anglais s'assit sur le lit et réfléchit. Il fallait qu'elle se calme. D'accord, Michelle n'était pas rentrée à l'heure convenue mais cela ne signifiait qu'il lui était arrivé malheur. Elle était probablement restée chez son amie Mary pour la nuit.

Deliah secoua la tête. Non, Michelle aurait appelé avant de prendre ce genre de décision. Elle savait que sa mère s'inquiéterait si elle ne rentrait pas. Elle aurait forcément appelé.

Tentant de se raisonner, elle se leva et se rendit rapidement dans sa chambre pour récupérer le portable qu'elle y avait laissé.

Lorsqu'elle l'appela, elle tomba sur le répondeur de sa fille. Elle grimaça mais laissa tout de même un message :

- Bonsoir chérie, c'est maman. Je … je voulais juste savoir si tu allais bien et quand tu comptais rentrer. On avait dit onze heures et demie au plus tard, tu te souviens ? Rappelle-moi dès que tu auras ce message, d'accord ?

Elle raccrocha et s'assit sur le lit à moitié défait, dépitée. Elle aurait bien appelé Mary ou ses parents mais il se faisait tard.

Sans autre solution plus satisfaisante, Deliah décida d'aller se coucher. Elle aurait pu appeler encore et encore sa fille, ou déranger les Abbott au milieu de la nuit mais elle ne fit pas. La dernière fois que Michelle était rentrée en retard, elle avait presque rameuté la police et sa fille lui avait vertement reproché son côté mère poule. Il était vrai qu’elle avait parfois tendance à la surprotéger et s’inquiéter pour un rien.

Elle allait donc se coucher et passer le savon de sa vie à son adolescente de fille quand elle rentrerait. Et peut-être la priver de sortie pour faire bonne mesure aussi.

Il lui sembla qu'il ne s'était écoulé que quelques minutes quand on toqua à la porte. Mais son réveil indiquait presque six heures.

Michelle ou Nelson, se dit-elle en se levant d'un bond. Elle descendit à toute vitesse au rez-de-chaussée, toujours en pyjama.

Ce n'est que lorsqu'elle ouvrit la porte et se retrouva nez à nez avec deux policiers à l'air sombre qu'elle songea que ni son mari ni sa fille n'utilisaient la sonnette – ils possédaient l'un et l'autre leur clé. Deliah sut alors qu'il se passait quelque chose de grave.
Nouveau regard by SarahCollins
Author's Notes:
Huskey Rescue - New light of tomorrow
2
Nouveau regard


L'alcool est un anesthésique qui permet de supporter l'opération de la vie. George Bernard Shaw

Après une après-midi passée au tribunal, le substitut du procureur Matt Howard redescendit au pas de course les marches du palais de justice.

Il avait à peine eu le temps de déjeuner et mourrait de faim, aussi s'arrêta-t-il dans un snack pour acheter un sandwich et un soda. Tout en remerciant la serveuse, il sourit intérieurement : il se sentait fatigué, venait de passer plusieurs heures à jongler entre négociations infructueuses, témoins récalcitrants et reports d'audiences mais il n'aurait échangé son travail contre aucun autre. C'était son truc. Définitivement.

Aujourd'hui comme à l'époque où il avait commencé à travailler comme assistant du procureur, seuls quelques chefs de département chanceux disposaient de leur propre réception, ce qui évitait à leur secrétaire de travailler dans une pièce bruyante et bondée. Treize ans plus tard, désormais responsable des affaires pénales pour le comté, il faisait partie des heureux élus.

- Des messages, Veronica ? demanda-t-il à sa fidèle secrétaire.
- Le docteur Lang a appelé. Il veut que vous passiez le voir dès que possible. Il m'a dit que c'était urgent.

Matt acquiesça et entra dans son bureau.

La table ployait sous le fouillis habituel : une tasse avec un fond de café froid datant de ce matin, des documents de la police, des rapports officiels sur les affaires d'homicides en cours. Veronica ne cessait de soupirer, en se demandant comment il faisait pour s'y retrouver mais il la trouvait plutôt bien rangée pour une fois.

Une photo de sa femme et de sa fille trônait sur un coin du bureau, seules touches un tant soit peu personnelles dans la pièce.

Intrigué par la requête du docteur Lang, le médecin légiste du comté, il décida de manger sur le pouce et d'aller le voir. Il engloutit rapidement son sandwich, essayant de ne pas penser à ce que Terry dirait si elle le voyait.

L'institut de sciences médico-légales se trouvait dans la pittoresque ville de Middletown, à une demi-heure en voiture de Charlestown.

Matt se souviendrait probablement jusqu'à la fin de ses jours de sa première autopsie. Les armoires grises et ternes, la balance utilisée pour peser les organes et surtout, les coups de scalpels rapides et précis du médecin … Au bord de l'évanouissement, il n'avait pu s'empêcher de vomir.

Il avait plus ou moins fini par s'y habituer, ou à mieux cacher son dégoût, mais chaque autopsie à laquelle il était contraint d'assister demeurait une épreuve.

Le médecin légiste en chef devait lui aussi se souvenir de ses mésaventures ; c’est en tout cas ce que Matt se dit lorsqu’il lui proposa de s'entretenir dans son bureau à l'étage.

À soixante ans passés, les cheveux plus rares que blancs, il avait la silhouette amincie d'un homme qui venait de reprendre une activité physique. Mais son visage anguleux aux traits tirés, son nez veiné et ses joues creusées sous les pommettes rougies par l'alcool trahissait ce qu'il n’essayait plus vraiment de cacher, la dépression consécutive à la mort de sa femme. Il n'avait cessé de boire que récemment, quittant la mauvaise pente sur laquelle il s'était engagé et conservant ainsi son poste de médecin légiste du comté.

Cette décision avait fait polémique mais Matt s'en réjouissait secrètement. Parce que Lang était l'un des plus brillants spécialistes de la région et parce que, mieux que quiconque, il était capable de saisir la difficulté de l'épreuve qu'il traversait.

- Je suis content de vous voir, lui dit-il alors qu'ils prenaient place de part et d'autre de son bureau.
- Je m'en doute. Votre appel m'a beaucoup intrigué. Vous vous montrez rarement aussi sibyllin.
- C'est un peu différent cette fois-ci, lui avoua le légiste. Cela concerne la petite Michelle Duncan.

Matt réfléchit quelques instants, tâchant de se remémorer dans quelles circonstances il avait entendu ce nom. Il lui rappelait définitivement quelque chose.
- Ah oui, se souvint-il. La lycéenne dont on a trouvé le corps sur les berges, n'est-ce pas ? Elle est tombée dans l'eau en rentrant chez elle et s'est noyée.

Il ne s'était pas personnellement occupé de l'affaire, l'enquête ayant conclu à une noyade accidentelle, mais en avait entendu parler aux informations la semaine précédente. Triste histoire.

- Une noyade, oui, confirma Lang. Au premier abord en tout cas.
- Et maintenant ?
- Tout ne colle pas. Mais en premier lieu, il faut que vous gardiez à l'esprit que le diagnostic de noyade criminelle est l'un des plus difficiles à déterminer, si ce n'est le plus difficile. Il marqua une pause avant de reprendre. On peut rarement être sûr à cent pour cent. C'est la présence de signes positifs ajoutée à l'absence de signes négatifs qui permet de détenir un faisceau de preuves permettant d'évoquer fortement la submersion.

Un peu perdu, Matt leva la main.

- Attendez, que sont ces … signes positifs ou négatifs ?
- Les signes positifs sont ceux qui laissent penser à une noyade, à commencer par le lieu de découverte du corps.
- Le fleuve, compléta le jeune avocat.
- Exact. Il y a aussi les preuves médico-légales. Il s'agit de la présence d'un champignon de mousse dans les voies aériennes, qu'on associe à un brassage air-eau, l'aspect des poumons qui sont distendus, lourds, spongieux et de teinte violacée à noire, la congestion des viscères ….
- Les viscères ?

Etudiant, il avait suivi quelques cours d'anatomie et de médecine légale mais ce n'était définitivement pas sa tasse de thé. L'expertise et la pédagogie du docteur Lang était d'autant plus appréciable.

- Ce sont les organes se situant dans les cavités corporelles. Dans le cas qui nous intéresse : reins, foie, poumons, rate et coeur, récita-t-il. Chez Michelle Duncan, on note que ces organes ont augmenté en poids, présentent un aspect foncé et sont gorgés de sang.
- Signe d'asphyxie, se rappela Matt.
- Tout à fait, approuva le vieil homme. De plus, l'estomac et les intestins contenaient de l'eau. Tous ces indices, couplés à l'absence de traces de strangulation ou de blessures vitales ante-mortem, laissent à penser qu'il y a bien eu noyade.
- Dans ce cas, qu'est-ce qui vous a poussé à venir me consulter ? Moi, plutôt que le procureur Clemmons ? ajouta-t-il, citant ainsi son supérieur hiérarchique.

Le visage de son interlocuteur se fendit d'une petite grimace.

- Allons Matt, inutile de faire semblant. Je sais ce qui se dit à mon propos dans les couloirs du tribunal ou du bureau du procureur. Ce pauvre vieux Lang … Est-ce qu'il a vraiment arrêté de boire ?

Rêveur, son regard se fit avant de se perdre dans la contemplation du mur derrière Matt. C'était, il le savait, à cet endroit que se trouvait une photo encadrée de sa défunte épouse.

- Si vous voulez que je convainque Clemmons de rouvrir l'enquête, il va falloir que vous me donniez davantage. Qu'est-ce qui vous fait penser que Michelle Duncan ne s'est pas noyée ? Concrètement ?
- Les éléments manquants. Ce que je n'ai pas trouvé lors de l'autopsie mais qui aurait dû être là. Les diatomées, par exemple, sont des micro algues abondantes en eau douce. Pourtant, il n'y en avait presque pas dans les tissus de Michelle. Tout comme, poursuivit-il d'un ton préoccupé, il n'y avait pas de corps étrangers tels que la vase, le sable ou les algues dans sa trachée et ses bronches.
- C'est troublant, reconnut Matt, mais tout indique qu'elle s'est noyée. C'est ce que vous venez de me dire.
- Oh oui, je suis intimement persuadé qu'elle s'est noyée mais certainement pas dans le fleuve.
- Où ça, dans ce cas ?
- Le liquide retrouvé dans ses poumons a toutes les caractéristiques de l'eau du robinet. Ce qui signifie qu'elle a pu mourir n'importe où. Dans une baignoire, une cuvette de W-C ou un lavabo. Peut-être même dans une piscine.
- Mais pourquoi aurait-on déplacé le corps après la noyade ? s'interrogea le substitut du procureur.
- Je me pose justement la question. Sans parler du fait que si quelqu'un a pris la peine de déplacer le corps de la jeune Michelle, on peut également se demander jusqu'à quel point sa noyade était accidentelle.

OOoOo

Même s'il le cachait bien, Matt n'appréciait que modérément son patron, le procureur Martin L. Clemmons. Il lui reconnaissait cependant des qualités indéniables, la clairvoyance et l'habileté politique, qui lui avait permis de se maintenir à son poste durant près d'une décennie. Et qui lui permettrait peut-être de devenir maire en novembre prochain.

Contrairement à nombre de ses collègues, Clemmons était suffisamment sûr de son autorité pour laisser à ses chefs de département une certaine latitude dans leur manière de traiter les dossiers. Mais, s'il voulait rouvrir l'affaire Duncan, Matt allait d'abord devoir le convaincre. Et ce ne serait pas chose aisée.

Comme il s'y était préparé, Clemmons considéra sa requête avec une prudente réserve. Matt en connaissait la raison.

Leur bureau venait d'essuyer un sévère et très médiatique revers après l'acquittement d'un médecin accusé du meurtre particulièrement brutal d'une de ses patients, enceinte de ses oeuvres. L'affaire avait fait la une des médias, pas seulement à Charlestown et son patron s'en était personnellement occupé. L’opposant de Clemmons à la mairie ne manquait jamais une occasion de souligner cet échec retentissant. Désormais, moins de six mois avant les élections municipales, il effectuait avec une bonne dose de circonspection.

Le visage un peu flasque de son patron semblait se tendre au fur et à mesure qu'il parlait.

- Donc, vous voulez rouvrir ce dossier sous la foi de … d'une intuition de Lang ? finit-il par demander.
Matt grimaça.
- Je n'irais pas jusque-là Martin. Ce que le docteur Lang avance s'appuie avant tout sur des preuves médico-légales et sa longue expérience, défendit-il. Je pense que ses intuitions, comme vous dites, sont dignes de confiance. Après tout, il fait ce boulot depuis ...
- Je sais parfaitement depuis combien de temps Chester Lang exerce, le coupa Clemmons. Je vous rappelle que je travaille pour ce bureau depuis bien plus longtemps que vous.

Et que je vous y ai fait entrer, aurait-il pu ajouter, mais c'était inutile. Matt n'était pas prêt d'oublier ce que son patron avait fait pour lui, en lui proposant un travail dès sa sortie de la fac de droit. Et c'était parce qu'il l'avait engagé puis lui avait fait monté les échelons que Matt lui devait fidélité et loyauté. Notamment pour les élections à venir.

Mais, malgré la tiédeur de leurs rapports qui n'avaient jamais dépassé le stade professionnel en plus d’une décennie de collaboration, il ne se plaignait pas. De l'élection de Clemmons à la mairie dépendait son propre avenir et son ambition secrète : lui succéder comme procureur du comté.

Les sourcils froncés, l'actuel procureur regarda les photos de l'autopsie et le rapport du docteur Lang.

- Franchement, Matt, reprit-il, malgré tout le respect que j'ai pour le docteur Lang, ça tiendra difficilement devant un tribunal et sûrement pas devant un jury. Depuis ces problèmes de boisson, vous savez qu'il a commis quelques erreurs.
- Non, je ne sais pas, s'entêta Matt. Et avec tout le respect que je vous dois, vous non plus d’ailleurs. C'est une excuse facile dont se servent certains procureurs du comté dès que leurs affaires tombent à l'eau parce qu’ils refusent d’assumer leurs erreurs. Ce n'est pas de ma faute, monsieur, c'est celle du docteur Lang ! En fin de compte, ce ne sont que des bruits de couloir, des rumeurs sans fondement.

- Il a réellement commis des erreurs et certains de ses collègues l'ont couvert tant bien que mal.
- Il a arrêté de boire de toute façon alors la question ne se pose plus.
- Peut-être mais ce que vous qualifiez de rumeurs sans fondement en a suffisamment pour que tous les avocats de la défense s'engouffrent dans la brèche à chaque fois que nos affaires reposent sur ce légiste et ses preuves.

Matt haussa les épaules, fataliste.
- On ne parle pas de procès pour le moment, juste de rouvrir l'enquête.
- Dans ce cas, ne préfériez-vous pas vous adresser à un autre médecin légiste ? Pour un second avis, en quelque sorte ?

Il se retint de lever les yeux au ciel et se força à garder une voix égale. L'homme en face de lui n'était pas friand de l'insubordination caractérisée.

- Je ne pense pas que ce soit judicieux, sur le plan médico-légal comme juridique, répondit-il. Si on devait arriver au procès, n'importe quel avocat de la défense soulignerait ce changement de praticien et on aurait l'air de vouloir cacher quelque chose. Et Michelle Duncan a déjà été enterrée de toute façon, donc pas de seconde d'autopsie. À moins que sa famille n'autorise une exhumation mais je ne vois aucune raison de leur imposer ça pour le moment.

Il n'ajouta pas qu'il trouvait l'idée d'un « second avis » insultante et profondément irrespectueuse vis-à-vis du docteur Lang. Il était venu le trouver, en prenant le risque de s'exposer au scepticisme de ses collègues et des procureurs. Matt tenait à le traiter de manière professionnelle et courtoise.

- Voilà ce que vous allez faire, lui dit Clemmons au bout d'un moment. On va rouvrir l'enquête discrètement et loin, très loin de la presse. S'il y a quelqu'un qui s'amuse à noyer des lycéennes, je ne veux pas créer de panique en ville, ni que nos chers amis les journalistes nous accusent d'incompétence si on ne trouve pas le coupable ou qu'il est acquitté.

- Très bien.
C'était davantage qu'il espérait à vrai dire.

- Et vous ne déléguez pas ce dossier à quelqu'un d'autre, compris ? l'avertit Clemmons. Je veux que vous vous chargiez de cette affaire personnellement, que vous assistiez à tous les interrogatoires, que vous supervisiez absolument toutes les étapes si on inculpe quelqu'un ou qu'on va jusqu'à un procès. Cette histoire a mal commencé et je n'ose imaginer l'effet que produirait un avocat de la défense en interrogeant Lang, qui disait il y a encore quelques jours que c'était un accident, je vous rappelle, mais Michelle Duncan mérite qu'on lui rende justice. Alors tâchons de rattraper le coup.

Matt aurait pu se sentir touché qu'il lui témoigne une telle confiance mais il n'était pas dupe. La solution proposée par son patron lui permettait de se dédouaner en cas de pépin et de récolter les lauriers si l'affaire finissait par une inculpation d'ici les élections de novembre.

Clemmons, impeccable dans son onéreux costume bleu marine et sa cravate rouge ornée de la bannière étoilée, se leva et rangea un petit papier dans sa poche.

- On en reparlera à mon retour. Je dois prononcer un discours au lycée dans moins d'une heure.
Comme à chaque fois qu'il entendait ce nom, le coeur du jeune avocat se serra mais son visage n'en laissa rien paraître.

Matt se leva et prit congé de son interlocuteur avant de regagner son propre bureau. Il n'y avait pas de temps à perdre et de longues heures de travail l’attendaient. Un meurtrier courait peut-être dans les rues de Charlestown.

OOoOo

C'est avec soulagement que Matt vit arriver la fin de l'entretien avec les Duncan. Il présenta une nouvelle fois ses plus sincères condoléances aux parents de Michelle, leur assura que le bureau du procureur et la police feraient le maximum pour découvrir ce qui était arrivé à leur fille et prit congé.

Nelson Duncan, la démarche raide et les yeux rougis, les raccompagna jusqu'à l'entrée. La dernière image qu'eut Matt de la petite maison fut celle de Mme Duncan, recroquevillée sur le canapé, ses cheveux blonds pendouillant tristement devant elle, un portrait de sa fille serrée contre sa poitrine. La scène s'imprima sur sa rétine, jusqu'à ce que sa vision devienne floue.

- Eprouvant, hein ? lui demanda l'inspecteur principal Becker alors qu'ils descendaient les marches du perron.

Matt hocha la tête, sans mot dire. Il était encore bouleversé. Deliah Duncan n'avait cessé de répéter que tout était de sa faute, que si elle avait appelé sa fille plutôt que d'aller se coucher ce soir-là, celle-ci serait encore en vie. Ni les protestations de son mari, ni Matt qui lui assurait que Michelle était sans doute déjà morte à ce moment-là n’étaient parvenus à la consoler.

- Pas très utile surtout, finit-il par dire. On n'a pas appris grand-chose. Les Duncan ne voient pas qui aurait pu s'en prendre à leur fille. D'après eux, elle était très appréciée.

Ronnie Becker haussa les épaules, les mains dans les poches.

- Si elle avait eu des problèmes, ses parents seraient probablement les derniers au courant, fit-il remarquer. Ses amis nous en apprendront sans doute plus.

Matt l'espérait sincèrement. Dans le cas contraire, il serait dans l'obligation de mettre fin à leurs investigations. Il ne voulait pas décevoir le docteur Lang ni laisser un possible meurtrier en liberté. Cette ville avait déjà suffisamment de problèmes.

Les Duncan habitaient une petite maison, juste à l'entrée de la cité. Matt leva les yeux : il était cerné de hauts immeubles, tous identiques, de chaque côté.

Un jeune homme, pas beaucoup plus âgé que Michelle Duncan, les regarda d'un air mauvais mais ne les arrêta pas. Sans se concerter, les deux hommes accélèrent sensiblement le pas. Vu la bosse de sa veste, Matt était certain que ce type était armé.

Mary Abbott était chez elle quand ils arrivèrent. Elle entrouvrit la porte de l'appartement, sans ôter la chaîne. Ses grands yeux noirs les considéraient avec méfiance.

- Je suis le substitut du procureur Matt Howard et voici l'inspecteur Becker. Pouvons-nous entrer ?
- C'est pour Michelle ?
- Oui. On a quelques questions à vous poser. Ça ne prendra pas longtemps, ajouta-t-il, voyant qu'elle hésitait.

Il savait de source sûre (sa femme avait grandi dans ce quartier) qu'ici, on se méfiait de la police comme de la peste. Non sans raison d’ailleurs, toujours d'après Terry.

Elle enleva la chaîne et la porte s'ouvrit. Matt entra à la suite de l'inspecteur de police. Deux jeunes garçons jouaient dans le salon, allongés de tout leur long au pied du canapé. La télévision passait un dessin animé.

- Markus, Connor, allez jouer dans votre chambre ! ordonna-t-elle.
- Vos parents ne sont pas là ? lui demanda Becker en la regardant débarrasser le canapé et le fauteuil.

Elle posa les jouets et les bandes dessinés sur la table et leur indiqua le canapé. Ils s'installèrent.

- Non. Ma mère est sortie faire les courses et mon père est à l'église. Il prépare l'office de demain.

Ils allaient sans doute longuement évoquer Michelle Duncan. Matt se demanda si c'était pour cette raison que Mary n'avait pas accompagné son père.

- Bon, fit-il. Vous êtes mineure, je suppose, donc vous avez le droit de refuser de répondre à nos questions tant que l'un de vos parents n'est pas là.

Elle secoua la tête, les bras croisés sur le haut de son pyjama.

- Pourquoi je ferais ça ?

La jeune fille semblait sincèrement déconcertée.
Matt hocha la tête tandis que Becker sortait un petit calepin et un stylo noir.

- Parfait. Voyons, vous avez déclaré à la police que le soir de sa mort, Michelle était arrivée chez vous peu après vingt heures et qu'elle était repartie environ trois heures plus tard.

- Oui.
- Michelle n’habite pas très loin d'ici, n'est-ce pas ? Pourquoi est-ce qu'elle se trouvait sur le pont ?
- Je … je sais pas.
- Ce n'est pas sur son chemin pourtant, insista Becker en la fixant de son regard sombre et intense. C'est même assez loin.
- Je sais mais elle est probablement allée faire un tour.
- Toute seule, à la nuit tombée ? C'était un peu dangereux non ? Et puis, elle savait que sa mère l'attendait pour vingt-trois heures trente au plus tard.

Mary garda le silence mais Matt trouva qu'elle avait l'air mal à l'aise.

- Et donc, vous étiez censée réviser ce soir-là ?

L'air soulagée qu'il change de sujet, elle acquiesça rapidement.

- Oui, pour le test SAT. Michelle était très stressée alors on s'entraidait. C'est aujourd'hui en fait.
- Et vous, vous ne les passez pas ? s'enquit Becker.
- Non, là, je ne m’en sens pas capable.
- C'est compréhensible.

Il laissa passer quelques secondes de silence, uniquement entrecoupé par les cris des garçons dans la chambre et le son de la télévision, avant de revenir à la charge.

- Vous n'avez pas tant révisé que ça, n'est-ce pas ?
- Pourquoi est-ce que vous dites ça ?
- Eh bien, on pense que Michelle est tombée parce qu'elle avait un peu trop bu. Je suppose qu'elle a bu ici, en votre compagnie ?
- Euh … Pas vraiment non. Mary semblait perdue. Je veux dire, elle n'était pas ivre, non ? demanda-t-elle, les sourcils froncés.
- Mary, il faisait très sombre sur le pont, intervint Matt qui scrutait son visage. En plus, il n'y a pas de lumière là-bas donc quand il n'y a aucun véhicule, pas d'éclairage pour se diriger. Il n'y a pas besoin d'être complètement bourrée pour tomber. Il suffit d'un pas de travers …
- Mais, vous êtes la mieux placée pour savoir si elle était ivre ou non quand elle est partie de chez vous, dit Becker. Vous êtes la dernière à l'avoir vue vivante après tout.

Elle hocha rapidement la tête. Elle paraissait un peu plus pâle, malgré sa peau aussi foncée que celle de Matt.

- Mary ? l'appela-t-il d'une voix basse et douce.

Elle ne répondit pas et éteignit la télévision. Elle évitait leur regard scrutateur, comme si elle voulait gagner du temps.

- J'ai menti, finit-elle par murmurer.
- À quel propos ?
- Michelle … Elle n'était pas avec moi le soir de sa mort. En fait, je ne l'ai même pas vue. Elle m'a demandé de la couvrir pour la soirée.
- Vous l'aviez déjà fait ? devina Matt.
- Oui, confirma-t-elle. Elle sort avec un type de notre quartier, Johnny Wright. Il est très gentil (enfin, quand il veut) et elle l'aime beaucoup mais il fait partie d'un gang. Ça ne plaît pas du tout à ses parents, surtout sa mère. Ils lui ont interdit de le voir mais ….
- Elle sort avec lui dans leur dos.

Elle hocha la tête et il jeta un coup d’oeil au policier. Il griffonnait quelque chose sur son calepin. Ce Johnny était le prochain sur leur liste de témoins à interroger.

- Donc, ce soir-là, elle a menti à sa mère pour pouvoir passer du temps avec son copain ?

Nouvel hochement de tête.

- Pourtant, dit Becker sans lever la tête de ses notes, elle n'était pas plus avec ce Johnny qu’elle n’était avec vous ce soir-là. Elle était sur le pont. Et même en admettant qu'elle soit tombée en rentrant chez elle, ce n'était toujours pas sur son chemin. Alors qu'est-ce qu'elle faisait là-bas ?

Les yeux de Mary s'emplirent de larmes.

- Il faut que vous nous disiez la vérité maintenant. Toute la vérité, insista Matt.
- Très bien, renifla-t-elle. Le jour de … sa mort, elle m'a appelée. Elle m'a dit qu'il fallait qu'on fasse croire qu'elle passait la soirée entière chez moi. Ça m'a surprise parce que d'habitude, elle ne passait que quelques heures avec Johnny, pas toute une soirée.
- Qu'est-ce qui était différent cette fois ? Est-ce qu'elle voulait juste passer davantage de temps avec lui ou y avait-il autre chose ?
- Elle a fini par m'avouer qu'elle n'allait pas passer tout ce temps-là avec Johnny. En fait, elle n'avait l'intention de rester chez lui qu'une heure ou deux.
- Je suppose qu'elle vous a dit ce qu'elle comptait faire ensuite ?
- Elle … elle allait voir son tuteur. Il l'aidait à préparer ses examens et ses dossiers d'inscription pour la fac.
- Résumons, proposa-t-il. Le samedi de sa mort, Michelle vous appelle. Elle veut que vous la couvriez pour la soirée afin qu'elle puisse tranquillement voir son copain. Vous êtes d'accord mais également surprise parce que d'ordinaire, elle ne passe pas toute la soirée avec lui, seulement quelques heures.

Mary, les yeux fermés comme si elle priait, hocha la tête.

- Elle finit par avouer qu'une fois qu'elle en aura fini avec son petit ami, elle compte aller voir son tuteur. C'est bien cela ?
- Oui.
- Mais les parents de Michelle me semblent assez protecteurs donc ça ne m'étonnerait pas qu'ils aient essayé d'appeler chez vous. Pour lui parler, vérifier que tout allait bien, des choses comme ça ...
- Michelle y avait pensé, répondit la jeune fille. Si sa mère appelait, je devais dire qu'elle était partie à la bibliothèque pour vérifier une information. Ça lui aurait fait plaisir. Mais de toute façon, elle ne m'a pas appelée.

Ce que Deliah Duncan se reprochait avec tant de force depuis que les policiers étaient venus lui annoncer la mort de sa fille, une semaine plus tôt, un samedi matin semblable à celui-ci.

- Ce que je ne comprends pas, déclara l'inspecteur Becker, c'est pourquoi Michelle tenait tellement à se cacher de ses parents. Elle aurait pu tout simplement leur dire qu'elle passait la soirée à réviser avec son tuteur. Je ne pense pas qu'ils le lui auraient interdit, surtout à une semaine de son examen.

À nouveau, Mary Abbott sembla gênée.

- En fait, je pense qu'elle voulait surtout se cacher de Johnny.
- Il était jaloux ? voulut savoir le policier qui recommença à écrire.
- Oui.
- Et est-ce qu’il avait des raisons de l'être ?

La jeune lycéenne se mordit la lèvre.

- Je ne sais pas trop. Michelle m'a avoué qu'elle avait une sorte de béguin pour son tuteur mais ce n'était pas sérieux. Il est plus âgé, intelligent et très gentil avec elle. Mais je suis certaine qu'elle n'aurait pas trompé Johnny, assura-t-elle d'une voix forte, pleine de conviction. Jamais. Elle l'aimait vraiment. D'ailleurs, elle n'arrêtait pas de dire à ses parents que c'était quelqu'un de bien et qu'il fallait lui laisser une chance. Elle était douée pour juger les gens et voir au-delà des apparences.

Elle s'essuya les yeux et pendant quelques instants, aucun d'eux ne parla. Ils entendaient les garçons se disputer dans leur chambre, à propos de jeux vidéo.

- Comment s'appelle son tuteur ? finit par demander Matt.
- David Fitzgerald.

Le stylo de l'inspecteur principal Becker s'immobilisa un bref moment avant qu'il ne finisse d'écrire le nom. Matt savait pourquoi. La richesse et la respectabilité des Fitzgerald n'avaient d'égal que leur influence dans la région. Celle-ci s'étendait bien au-delà de la ville de Charlestown. Plus problématique encore, tout le monde savait que le patriarche de la famille était l'un des plus actifs soutiens du procureur Martin Clemmons dans sa course à la mairie.
Le jardinier et la cuisinière by SarahCollins
Author's Notes:
Bruce Springsteen - Mansion on the hill
La vie des morts consiste à survivre dans l'esprit des vivants. Cicéron

La famille Fitzgerald devait sa fortune aux aciéries de Charlestown mais avait fui la vue qu'elles offraient, préférant s'établir dans le quartier chic de Silver Lake. Celui-ci était aussi éloigné que possible des eaux verdâtres du fleuve où on avait trouvé le corps sans vie de Michelle Duncan.

- Je me demande comment Michelle est venue jusqu'ici, s’interrogea Matt à voix haute. C'est à l'autre bout de la ville par rapport à son quartier et elle n'avait pas de voiture. A pied, ça fait un sacré chemin.
- Elle a sans doute pris le bus, répondit l'inspecteur Becker qui conduisait.

Matt haussa un sourcil, en pensant au service de transports en communs plus que défaillant dans cette partie de la ville.

- Elle avait vraiment très envie de voir son tuteur, on dirait.

Silver Lake, un ancien village incorporé à Charlestown en 1865, constituait un véritable parc à thème inspiré de la Nouvelle-Angleterre. Les propriétés de style colonial s'étendaient sur des superficies souvent supérieures à deux ou trois hectares, entre deux collines ondoyantes.

- Vous pensez qu'on aurait dû prévenir Martin avant de venir ? demanda Matt, qui ne se sentait pas tranquille.
- Pourquoi donc ? Il vous a confié l'enquête, il doit bien s'attendre à ce qu'on interroge des gens.

La voiture franchit le pont de bois qui enjambait le vif cours d'eau traversant la résidence. La propriété Fitzgerald contenait un court de tennis, une écurie, un pré entouré de barrières blanches et quantités de chênes. La résidence familiale surplombait tout le domaine, au sommet d’une petite colline.

- Les Fitzgerald ne sont pas juste des « gens », vous le savez. Ni pour cette ville, ni pour Martin Clemmons.

Becker lui lança un regard perçant et le jeune substitut se sentit mis à nu. L'espace d'un instant, il eut l'impression que le policier connaissait ses aspirations et ses ambitions secrètes. Qu'il savait qu'il ne s'inquiétait pas seulement pour la campagne municipale de son patron mais aussi pour son propre avenir.

Comme s'il lisait dans ses pensées, il reprit d'une voix lente et mesurée :

- Peu importe les échéances électorales. Si le fils de Richard Fitzgerald a quelque chose à se reprocher, ce qui est loin d'être prouvé pour le moment, il devra en répondre et Clemmons fera le nécessaire. Il est ambitieux, comme tous ceux qui l'ont précédé à ce poste, mais jusqu’à présent, il a toujours correctement fait son boulot.

Etait-ce une fausse impression ou sa dernière phrase sonnait-elle comme une mise en garde ? Mais fidèle à son habitude, le visage de Ronnie Becker était impénétrable.

Il se gara dans une cour circulaire pavée, à proximité d'une petite maison blanche. Un homme âgé jardinait, vêtu d'une salopette. Il portait une casquette à l'effigie des Yankees.

Ils descendirent de voiture et se présentèrent. Il faisait beau et chaud en ce début de mois de mai. Il se retint d'ôter sa veste de costume. Ce n'était pas professionnel.

- Bonjour. Est-ce que Richard ou Eleanor Fitzgerald sont là ? demanda Becker.
- Non, ils sont en voyage. Une croisière, je crois. Je ne suis que le jardinier en fait. Gary Jones pour vous servir. Ma femme et moi, on garde la maison jusqu'à leur retour.
- Et leur fils David, est-ce qu'il est présent ?
- Oh non, il est retourné à la fac. Il va à Sullivan Lawrence, ses parents sont très fiers de lui. Il est brillant à ce qu'on m’a dit.
- Attendez … Il est retourné à la fac ? releva Matt. Il n'y était pas ?
- Non, il était ici le week-end dernier. Il est parti dimanche, assez tôt, pour rentrer sur le campus.

Le lendemain de la découverte du corps de Michelle. Matt et Becker échangèrent un rapide coup d’oeil, ce que ne manqua pas de noter le vieux jardinier.

- Mais pourquoi est-ce que vous me posez toutes ces questions d’abord ?
- Est-ce que vous savez pourquoi il a quitté la fac le week-end dernier ? demanda Ronnie Becker, sans tenir compte de l'interruption.
- Aucune idée … Enfin, comme je vous l'ai dit, je ne suis que le jardinier, pas son baby-sitter. Il ne se confie pas à moi et on se voit pas beaucoup. Mais il est poli le gamin.
- Et pourquoi est-il reparti ?
- Ses examens vont bientôt commencer.

Matt hocha la tête. Les examens de fin d’année se profilant, David Fitzgerald avait peut-être voulut s'offrir un dernier instant de détente avant la période stressante qui s'annonçait.

- Gary, qu'est-ce que tu fais ? s'écria quelqu’un. J'entends des voix. Tu parles encore tout seul, c'est ça ?

Une femme d'un âge respectable venait de se pencher par la fenêtre.

- Non, Susie, c'est la police.
- La police ? Mais pourquoi ? On n'a rien fait de mal, pourtant. Ou bien, c'est encore à cause des contraventions. Toi et tes excès de vitesse ...
- Mme Jones, est-ce que vous pourriez venir s'il vous plaît ? intervint Matt, un sourire amusé sur les lèvres. On a quelques questions à vous poser.

Elle sortit promptement, son tablier à fleurs solidement nouée autour de ses hanches larges. Ses cheveux argentés ramenés en un chignon lâche bouclaient sur sa nuque et ses doigts étaient encore mouillés quand elle lui serra la main.

Elle l'examina sans détour.

- Vous n'avez pas vraiment l'air d'un policier, jeune homme.

Il éclata de rire.

- En fait, je ne le suis pas, reconnut-il alors qu'à ses côtés, Becker s'autorisait un sourire. Je travaille pour le bureau du procureur mais lui, en revanche, est inspecteur de police.

- Ah, vous êtes avocat alors ?
- Oui madame.
- Figurez-vous que notre fils a commencé des études de droit mais il a laissé tomber. Ça lui prenait trop de temps entre son boulot et les cours du soir.
- Oui, la fac de droit n'est pas forcément la partie la plus enthousiasmante de la vie d'un avocat, reconnut-il poliment. En fait, nous avons des questions à propos de la soirée de samedi dernier. Est-ce que vous avez parlé à David ce soir-là ?
- Non, répondit le couple Jones, presque au même moment.
- Attendez … En fait, je ne lui ai pas parlé mais je l'ai vu. Par la fenêtre, exactement comme je vous ai vu arriver tout à l'heure. Je les ai vus descendre de voiture et rentrer dans la maison, dit Mme Jones.
- Donc, il n'était pas seul ? Est-ce qu'il était accompagné d'une fille ?
- Je ne crois pas non. En tout cas, je n'en n'ai pas vu. David ne ramène presque jamais de fille ici. Il fréquentait une gentille petite de son lycée avant d'aller à Sullivan Lawrence, mais elle est allée dans une fac différente et ils ont rompu. Remarquez, je peux le comprendre : il m'est arrivé exactement la même chose avec un de mes amours de jeunesse. Il s'appelait ….
- Susie, bougonna son mari, pendant combien de temps vas-tu me bassiner les oreilles avec cette vieille histoire ? Et puis, sans ça, on ne se serait jamais rencontré alors c'est un mal pour un bien.
- Mais je ne dis pas le contraire, protesta Mme Jones. Je faisais juste remarquer que …
- Susie, je crois que tu les ennuies.

Matt le remercia d'un sourire et poursuivit.

- Revenons-en à la soirée de samedi. Qui était avec David quand vous l'avez vu ?
- Son ami Gregory … Désolé, je ne me souviens pas de son nom de famille. Quelque chose comme Davis ou … Enfin, c'est un condisciple de l’université.
- Il est du coin ? questionna Becker.
- Non. David et lui se sont rencontrés à la fac, je crois qu'ils sont dans la même fraternité.
- Il est souvent venu ici ?
- Deux ou trois fois par an, répondit Gary Jones. Ce n'est pas énorme mais je me souviens de lui pour l'avoir croisé à quelques reprises.
- Il faut dire qu'il est très beau garçon, gloussa Susan.

Son époux leva les yeux au ciel.

- Ce n'est certainement pas pour cette raison que je l'ai remarqué, Susie.
- Quand vous les avez vus, est-ce qu'ils quittaient la propriété ou y revenaient ?
- Non, ils revenaient. J'ai vu la voiture franchir le pont et se garer dans la cour. Ils étaient en train de descendre quand je les ai aperçus.
- Quelle heure était-il ? demanda Matt, de plus en plus intéressé.
- Oh, je ne suis pas sûre ... Je ne suis pas vraiment insomniaque mais quand je me couche tôt, je n'arrive jamais à dormir d'une traite alors je me lève souvent au beau milieu de la nuit. Ce n’est pas comme Gary. Il faudrait un tremblement de terre pour le réveiller !
- Il faisait complètement noir ?
- Oui. Je pense qu'il n’était pas loin de minuit.

Le substitut du procureur hocha la tête. Le docteur Lang situait le décès de Michelle entre vingt-trois heures et quatre heures le lendemain matin.

- Je suppose que vous ignorez ce que David et son ami Gregory faisaient dehors ?
- Ils ne me l'ont pas dit bien entendu (d’ailleurs, je n’ai pas posé de question) mais j'ai supposé qu'ils étaient allés danser. C'est ce que font les jeunes le samedi soir, non ? Ils vont en discothèque ? s'enquit-elle, en se tournant vers son jardinier de mari.
- Pourquoi est-ce que tu me regardes ? s'étonna Gary Jones. Je n'ai pas la moindre idée de ce que font les jeunes de nos jours.

Entre-temps, l'inspecteur Becker avait sorti une photo de la jeune Michelle. A la vue du cliché, une photo scolaire d’une banale tristesse, le coeur de Matt se serra. Toutes ces années au bureau du procureur l'avaient sans doute endurci, lui apprenant de la plus impitoyable des manières que la cloison entre la vie et la mort, entre la plus innocente des photos et celle chirurgicale d'une autopsie était mince, mais il ne pourrait jamais s'y faire. Quelque part, qu’il n’y soit toujours pas habitué le rassurait.

- Est-ce que vous avez déjà vu cette jeune fille ici ? demanda Becker.

Il ne les quittait pas du regard alors qu'ils plissaient les yeux pour regarder la photographie. Ils se la passèrent à tour de rôle puis secouèrent la tête.

- Non.
- Vous êtes certaine qu'elle n'était pas ici samedi soir ? Ou un autre jour ?
- Je n'en suis pas sûre mais je ne pense pas l'avoir vue, déclara Mme Jones en lui rendant la photographie.

Elle leva les yeux et le fixa d'un regard soudain
perçant. C'est la fille qui est morte la semaine dernière, n'est-ce pas ? Celle qui s'est noyée près du pont ? Je me rappelle avoir vu ça aux infos.
Becker se contenta d'un sourire sans joie et ils prirent congé du couple.

- Je pense qu'il faut qu'on parle à Martin, cette fois, dit Matt alors que la voiture s'éloignait de la propriété.

OOoOo

Quelques heures plus tard, Matt rentrait chez lui. Il habitait Washington Park, un quartier résidentiel à distance raisonnable de son travail et du lycée où avait enseigné sa femme.

Leur maison ressemblait à peu de choses près à toutes celles de leur rue. Heureusement que la relative variété des agencements permettaient de les distinguer, sinon, il aurait fini par se tromper et entrer dans la mauvaise maison, un de ces quatre, avait plaisanté Terry le jour de leur emménagement.

Cette remarque, parfaite dans sa subversion, résumait bien leurs prises de bec au sujet de leur logement. Terry, née et élevée dans les quartiers sud de Charlestown, voulait s'installer dans le South Side, quand Matt ne jurait que par les banlieues éloignées. Washington Park constituait un bon compromis entre le désir de la jeune femme de rester proche de ses racines, du modeste endroit où elle avait grandi et ce qu'elle appelait son « côté petit bourgeois ».

Il entra dans le petit vestibule. Les voix de sa fille Kayla et de sa grand-mère lui parvenaient depuis le salon alors qu'il se déchaussait.

Son ancienne belle-mère lui adressa un sourire quand il pénétra dans le salon. Les lumières étaient éteintes et seul l'écran de télévision illuminait la pièce.

- Salut Kayla ! lança-t-il à la cantonade.

Il s'attendait à ce qu'elle cesse immédiatement de regarder son film pour lui sauter dans les bras. Peine perdue. Elle tourna brièvement la tête vers lui, juste le temps de lui jeter un regard morne, digne d'une vraie ado lobotomisée. Et dire qu'elle n'avait que sept ans. Ça promettait.

Il soupira et se rendit dans la cuisine, vite rejoint par Jeannie.

Aujourd'hui encore, presque trois ans après le décès de son épouse, il avait du mal à regarder sa mère en face. Les deux femmes se ressemblaient de manière troublante et à chaque fois qu'il croisait son regard, il avait l'impression d'avoir sous les yeux le futur dont on l'avait privé.

Bien que résidant à New York, elle était d'une aide inestimable pour ce qui était d'élever sa fille tout en lui rappelant de cruelle manière ce qu'il avait perdu. Jeannie Robinson, c'était Terry dans trente ans. Sauf qu'il ne la verrait jamais ainsi, qu’elle ne l’aurait jamais l’opportunité de vieillir, de voir leur fille grandir et de devenir grand-mère à son tour.

- J'avais oublié que c'était sa soirée cinéma aujourd'hui, dit-il, plus pour se changer les idées que par réel intérêt. Qu'est-ce qu'elle a choisi comme film ?
- Dora l'exploratrice, sourit-elle.
- Encore ?
- Elle l'adore. C'est un programme ludique et intéressant, ajouta Jeannie, très sérieuse.

Il leva les yeux au ciel en ouvrant le réfrigérateur. Jeannie était enseignante, comme l'avait été sa fille, mais franchement ...

- C'est abrutissant, rectifia-t-il en reniflant. Mon Dieu, cette manière qu'elle a de répéter « sac à dos, sac à dos », ça me fiche la chair de poule.

Comme souvent lorsqu'il rentrait tard le week-end, Jeannie lui avait laissé de quoi manger : un gratin de pommes de terre et du boeuf. Il la remercia d'un faible sourire.

- Matt, tout va bien ? lui demanda-t-elle, pleine de sollicitude. Vous avez l'air soucieux.
- Oui, ça va. J'ai juste eu une longue journée. Le boulot, vous savez ce que c'est ...

Elle hocha la tête et retourna dans le salon. A moitié avachie sur le canapé, Kayla répétait avec un enthousiasme débordant « Chippeur, arrête de chipper !» pendant que sa grand-mère lui caressait les cheveux.

Le sourire aux lèvres, Matt réchauffa son plat et s'assit derrière le plan de travail.

Rien de tel que sa Kayla pour lui remettre du baume au coeur. Et avec une affaire comme celle de Michelle Duncan, il en avait bien besoin.

OOoOo

Quelques heures plus tôt

Martin Clemmons revenait tout juste d'un débat à la salle des fêtes quand Matt entra dans son bureau.

Le procureur avait les yeux rivés sur des feuilles remplies de chiffres et de diagrammes. Les derniers sondages, sans doute, songea-t-il en prenant place en face de lui.

- Ça s'est bien passé ? s'enquit-il.
- Le débat oui. Mais regardez-moi ces sondages. J'ai soixante-quinze pour cent d'opinions favorables à Silver Lake et moins de vingt dans le South Side. Et ça ne décolle pas. Et vous, comment se présente votre affaire ?
- Pas mal. C'est justement pour vous en parler que je suis là.

Il lui résuma brièvement son entrevue avec Mary Abbott, la meilleure amie de Michelle.

- La police ne l'avait-elle pas interrogée juste après la mort de la petite Duncan ?
- Si, confirma-t-il. J'ai vérifié.
- Alors pourquoi ne leur a-t-elle pas dit la vérité dès le début ?

Matt grimaça.

- Je suppose qu'elle voulait se monter loyale. Tout le monde a cru que c'était un accident, donc elle n'a pas dû réaliser que c'était important.
- Il n’empêche qu’on aurait sans doute avancé plus vite si elle avait dit dès le début que Michelle n'avait jamais été chez elle ce soir-là.

Son subordonné haussa les épaules. Qui pouvait savoir ? Certes, les mensonges par omission de Mary leur avaient coûté du temps, toujours précieux dans ce genre d'affaires, mais à cette époque, la police n'enquêtait pas sur un homicide, mais une noyade accidentelle.

- Où était donc Michelle le soir de sa mort ? voulut savoir Clemmons.
- Chez son tuteur. Il l'aidait à préparer son SAT, expliqua-t-il.
- Vous avez pu lui parler ? Est-ce qu'on est sûr et certain qu'elle est arrivée chez lui ?
- A quoi est-ce que vous pensez ? Une mauvaise rencontre en chemin ?

Clemmons ôta ses lunettes et s'essuya les yeux. Il avait l'air très las et en manque de sommeil.

- Quelque chose comme ça, oui. Je ne sais pas trop, Matt. Vous avez l'air de beaucoup tâtonner, non ?
- Oh, répondit-il d'un ton dégagé, plus tant que ça. Becker et moi, on est allé chez les Fitzgerald et figurez-vous ...

Son patron leva la main, les sourcils froncés.

- Les Fitzgerald ? s'exclama-t-il. Mais enfin, bonté divine, qu'est-ce qu'ils ont à voir avec toute cette histoire ?
- David Fitzgerald est, enfin était, le tuteur de Michelle, se contenta de répondre le substitut du procureur. Et d'après Mary Abbott, c'est chez lui qu'elle se rendait le soir de sa mort.

Cela laissa son voix son patron. Celui-ci, visiblement préoccupé, resta silencieux une bonne minute avant de reprendre la parole.

- Est-ce que vous êtes vraiment sûr que Michelle est arrivée chez les Fitzgerald ?
- Personne ne l'a vue là-bas, reconnut Matt avec une certaine réticence. Mais la cuisinière de la famille m'a dit que David était bien présent cette fameuse soirée. Et qu'il est reparti sur le campus avec un ami le lendemain de sa mort.

Chacun des traits du visage de Martin indiquait qu'il n'était pas ravi d'apprendre sa visite chez les Fitzgerald mais il le laissa continuer.

- La cuisinière Mme Jones les a vus revenir, son copain et lui, plutôt tard. Je sais, ce que vous allez dire, déclara-t-il, anticipant la prochaine objection. Ça ne prouve rien. Fitzgerald et son ami étaient sans doute sortis faire la fête, ils n'ont peut-être même pas vu Michelle Duncan le soir de sa mort … mais je pense qu'il vaut mieux s'en assurer.

Il savait que Martin Clemmons préférerait se jeter dans l'Hudson plutôt que d'importuner sans raison Richard Fitzgerald, dont les donations et celles de ses riches amis s'élevaient à plusieurs dizaines de milliers de dollars. Le puissant industriel avait d'autre part contribué à financer un dîner, lui permettant de récolter 45 000 dollars supplémentaires.

- Pour l'instant, les Fitzgerald ne sont pas au courant, crut-il bon d'ajouter. Ni David, ni ses parents n'étaient présents aujourd'hui. Richard et Eleanor sont en croisière.

Clemmons balaya l'argument d'un revers impatient de la main.

- Leurs employés les auront prévenus. Surtout si vous avez mentionné Michelle Duncan devant eux.
- Peut-être qu'ils essaieront de le faire, corrigea-t-il, mais n'oubliez pas que les Fitzgerald se trouvent au beau milieu de l'océan. On a un peu d'avance sur eux pour le moment.
- Avec Internet et tous les moyens de communication modernes, ils seront prévenus bien assez tôt, objecta Clemmons qui ferma brièvement les yeux, comme pour se protéger des ennuis qu'il pressentait déjà.
- Raison de plus pour se dépêcher d'aller interroger David Fitzgerald. On a encore une petite chance de le prendre par surprise.

Martin laissa une longue minute s'écouler avant de hocher la tête une fois.

- Vous irez lui parler lundi, sur le campus de sa fac, décréta-t-il.

Secrètement soulagé, Matt acquiesça et prit congé. Il était content d'avoir obtenu gain de cause mais ne pouvait se départir d'une étrange impression. Pourquoi Clemmons souhaitait-il attendre lundi pour l'interrogatoire quand il savait que Matt et l'inspecteur Becker étaient prêts à le mener dès le lendemain ? Etait-ce pour pouvoir, malgré tout, prévenir Richard Fitzgerald de la direction que prenait leur enquête et conserver le contrôle des opérations ?

Alors qu'il regagnait son bureau, les paroles de Ronnie Becker lui revinrent en mémoire. « Il est ambitieux, comme tous ceux qui l'ont précédé à ce poste, mais il a toujours correctement fait son boulot », lui avait confié le policier sur le chemin de la propriété des Fitzgerald.

Matt espérait ardemment qu'il ait raison.
Attitude suspecte by SarahCollins
Author's Notes:
The Beatles - Michelle
Une suspicion de tous les instants est une garantie de survie. Edward Bunker

Lundi, en fin de matinée, Matt et l'inspecteur Becker prirent la direction de la très chic université Sullivan Lawrence.

Derrière eux se déployait la ville de Charlestown. Les aciéries rouillaient, les autoroutes bétonnées donnaient au paysage une atmosphère sombre et désolée, et les entrepôts d'Eastern Market attendaient désespérément de nouveaux acquéreurs. Plus près encore, il pouvait apercevoir les rues pavées et le sommet des vieilles maisons du quartier historique de la ville.

Il était presque midi lorsqu'ils arrivèrent dans la pittoresque ville de Camden, à moins d'une heure de Charlestown.

Tandis qu'ils descendaient de voiture, Matt songea tristement qu'à une époque, Charlestown ressemblait à cela. Une charmante ville à taille humaine, dotée d'une vie culturelle trépidante, de magnifiques parcs et de quartiers résidentiels tranquilles. Mais depuis une vingtaine d’années, elle semblait engluée dans d’insurmontables problèmes et aucun des plans de rénovation urbaine depuis entrepris n'y avait changé quoi que ce soit.

Enfin, peu importait, ce n’était pas le moment de penser au devenir de sa ville d’adoption.

David Fitzgerald, vingt-deux ans, était étudiant en dernière année à la prestigieuse université. Membre durant ses trois premières années d'une fraternité aujourd'hui dissoute, il partageait un logement avec son meilleur ami à l'extérieur du campus.

C'était une jolie maison, bâtie sur deux étages et bordée par un jardin verdoyant. On était loin du faste de la propriété de Charlestown, mais la luxueuse voiture garée devant la bâtisse laissait deviner le train de vie du plus jeune des Fitzgerald.

- Un SUV, soupira l'inspecteur. Je ne pouvais même pas rêver d’en posséder un de ce genre à son âge.

Matt sonna et attendit.

- J'espère qu'il est bien chez lui.

Comme si on l'avait entendu, la porte s'ouvrit, laissant apparaître un jeune homme blond et efflanqué. Vêtu en tout et pour tout d'un caleçon et de chaussettes, il semblait tout juste sortir du lit.

- Euh, bonjour … C'est à quel sujet ?
- Je suis le substitut du procureur, chargé des affaires pénales pour le comté d’Orange et voici l'inspecteur principal Becker. Pouvons-nous entrer un instant ?

Après une brève hésitation, il hocha la tête et s’effaça pour les laisser passer. Les deux hommes le suivirent à l'intérieur. Contre toute attente, le salon était plutôt bien entretenu et propre. Une canette de bière à moitié vide traînait sur la table basse mais on était à mille lieues des porcheries que Matt avait connues à la fac.

Ils s'installèrent sur le canapé.

- Nous aurions quelques questions à vous poser à propos de Michelle Duncan.
- Ah bon ? Pourquoi ? Qu'est-ce qu'elle a ?

Matt et Ronnie Becker échangèrent un rapide regard. Parce qu'il voulait observer sa réaction, l'avocat se lança sans prendre de gants.

- Elle est morte, dit-il simplement. Il y a un peu plus d'une semaine.

David releva brusquement la tête, ses yeux étaient presque exorbités.

- Quoi ? croassa-t-il.
- Vous n'étiez pas au courant ?

Il secoua la tête en balbutiant « non, non ». Ses yeux étaient fermés. Avait-il conscience du regard insistant et peut-être dubitatif de ses deux interlocuteurs ?

- Bon, revenons-en au début, proposa l'inspecteur Becker. Comment avez-vous rencontré Michelle Duncan ?
- J'étais son tuteur.
- Depuis quand ?
- La rentrée. En septembre dernier, je me suis porté volontaire pour travailler dans un programme qui vient en aide aux lycéens des quartiers défavorisés. Pour leur donner davantage de chance d'entrer à l'université.
- C’était un travail rémunéré ?

David secoua la tête.

- C'est très noble de votre part, observa Matt.

Il tâchait de s'exprimer d'un ton neutre mais le regard d'avertissement lancé par Ronnie lui indiqua qu'il n'y parvenait pas vraiment. Il préféra laisser le policier continuer.

- Donc Michelle était votre élève. Vous l'avez vue samedi soir ? demanda Becker d'une voix abrupte.
- Ce samedi ? Non, je suis resté à ...
- Non, pas ce samedi, elle était déjà morte depuis un bout de temps à ce moment-là. Je parlais du précédent.
- Ah … Euh, ouais, on s'est vus. On devait étudier ensemble chez moi, expliqua David.
- Chez vous ? Et pourquoi pas à la bibliothèque par exemple ?

David haussa les épaules mais il paraissait mal à l'aise. Fuyant leur regard, il passa la main dans ses cheveux blond clair coiffés en brosse.

- C'est ce qu'on faisait d'habitude mais la maison, c'était plus … je ne sais trop en fait...
- Vous voulez dire que c'était plus convivial peut-être ? proposa Becker.
- Euh, ouais … Je suppose que c’est ça.

L'inspecteur principal lui lança un regard indéfinissable, comme s'il le mettait au défi de continuer à mentir. Matt vit David déglutir.

- Vous étiez seuls ? demanda-t-il.
- On étudiait ensemble mais Gregory Dawson, mon meilleur ami, était avec nous.
- Pourquoi donc ? voulut savoir Matt. Il l'aidait à étudier lui aussi ?
- Non, pas vraiment. Michelle et Greg sortent … enfin ils sortaient ensemble depuis ...

Soudain, d'une manière presque comique, l'expression du visage de David changea. Ses yeux bleu candide fixaient un point derrière eux.

D'un même mouvement, Matt et Becker se retournèrent.
Au milieu des escaliers, se tenait un séduisant jeune homme. Tandis qu'il descendait les marches avec la grâce d'un danseur étoile, le procureur eut tout le loisir d'apprécier la finesse des traits de son visage, tout en contraste avec son corps, qu'il devinait fort et robuste, sous les vêtements de marque.

Gregory Dawson se présenta et sans se départir de son sourire, leur serra la main à tour de rôle.

Un peu décontenancé par cette apparition soudaine, le jeune avocat laissa l'inspecteur de police reprendre l'interrogatoire. Il en profita pour observer discrètement les deux étudiants. Gregory s'était assis juste à côté de son meilleur ami.

Etait-ce une vue de son esprit où David semblait avoir repris du poil de la bête depuis l'arrivée de son colocataire ? Son teint était indéniablement plus coloré que quelques minutes auparavant, remarqua Matt.
Gregory manifesta la même surprise que David à l'annonce du décès de Michelle.

Une dizaine d’années de pratique du droit ne lui avait hélas pas appris à déceler à vue d'oeil les mensonges. Il n'aurait su dire si le jeune homme ignorait réellement la mort de la jeune fille mais à n’en pas douter, il y avait chez lui quelque chose de profondément … faux. Sa réaction ne sonnait pas juste, Matt en était convaincu.

- Il y a quelque chose que j'ai du mal à saisir dans votre réaction, commença Becker en relevant la tête de son calepin. Ou plutôt votre absence de réaction. Comment se fait-il que vous ne vous soyez pas inquiétés quand vous n'avez pas eu de nouvelles de Michelle ? Vous n'avez pas essayé de l'appeler après votre soirée ensemble ? C'était votre petite amie pourtant.

Gregory secoua la tête, grimaçant.

- Je crains que vous ayez mal interprété les propos de David, inspecteur Becker.
- Vraiment ?
- Oui. En réalité, Michelle n'était pas ma petite amie. Enfin, pas vraiment … Nous nous sommes rencontrés par l'intermédiaire de David en début d'année. Je crois que c'était vers le mois de janvier. Bref. Nous nous voyions de temps à autres mais nous n'avions pas de relation à proprement parler, expliqua-t-il.
- Oh, je vois. Et cette non-relation incluait-elle des rapports sexuels ?

Greg hocha la tête.

- En sachant que vous risquiez d'avoir des ennuis si ça venait à se savoir ?
- Ecoutez, j'ai conscience d'avoir fait quelque chose de stupide. J'ai agi sans réfléchir aux conséquences mais je doute que notre … aventure soit liée à sa mort.
- Qu'en savez-vous ? lui demanda Matt à voix basse, d'un ton presque menaçant.

Cette fois, Gregory eut la sagesse de se taire.

- Pour votre gouverne et puisqu'aucun de vous ne l'a encore demandé, Michelle Duncan a été retrouvée noyée dans l'Hudson dimanche dernier, au petit matin. C'est-à-dire le lendemain de votre petite soirée ensemble. Il est possible qu'elle soit tombée du pont en rentrant chez elle.
- Je vous assure qu'elle était toujours en vie quand on s'est quittés, certifia le jeune Dawson.
- A quelle heure était-ce ?

La question s'adressait à David, que Matt regardait sans détour, mais une nouvelle fois, ce fut son ami qui répondit :

- Je ne suis pas certain. Je pense qu'il devait être vingt-trois heures, peut-être vingt-trois heures trente même.
- C'est long pour de simples révisions, fit remarquer l'inspecteur Becker.
- Je ne trouve pas. Michelle est arrivée un peu après vingt heures trente. Le temps qu'ils se mettent au boulot, il devait être presque vingt-et-une heures. Ce n'est pas si long, deux heures et demi de révision, quand on est une élève aussi sérieuse qu'elle.

Comme galvanisé par les explications de son acolyte, David ouvrit enfin la bouche.

- En plus, c'était la dernière fois qu'on devait se voir avant son test d'évaluation. J'étais certain qu'elle allait réussir mais elle était très stressée.

Décontenancé par le verbe et l’aplomb du nouvel arrivant, Matt en avait presque oublié que c'était David le tuteur de Michelle, et non Gregory Dawson.

- Vous étiez le tuteur de Michelle mais vous n'avez même pas essayé de prendre de ses nouvelles depuis ce fameux test, qui a pourtant eu lieu il y a quelques jours, asséna d'un coup l'inspecteur Becker. On aurait pu croire que vous l'appelleriez, au moins pour savoir comment elle s'était débrouillée, à défaut de prendre de ses nouvelles.

- Nous étions accaparés par la préparation de nos propres examens, répondit Gregory d'un ton sans appel.

Une nouvelle fois, Matt s'interrogea. Etait-il possible que les deux étudiants ignorent la mort de Michelle, pourtant survenue plus d'une semaine auparavant ?

Apparemment, Becker avait dû poser la même question car lorsqu'il revint au moment présent, Greg expliquait que les médias n'avaient pas parlé de la mort de Michelle à Camden. Ils n’avaient donc aucun moyen de le savoir.

Le jeune substitut dut acquiescer. Il doutait que la mort par noyade d'une adolescente ait dépassé les frontières médiatiques de Charlestown.

- Mais en fait, pourquoi la police s'intéresse au décès de Michelle ? s'enquit Gregory. Je veux dire, c'était un accident, n’est-ce-pas ?
- Vous croyez ?
- Mais … oui. Vous avez vous-même affirmé qu'elle était tombée du pont en rentrant chez elle.
- Et à votre avis, comment est-ce arrivé ? David ?
- Je ne sais pas mais … Il n'y a pas de lumière sur le pont et elle est partie assez tard.
- Pourquoi ne l'avez-vous pas raccompagnée puisque vous saviez qu’il était dangereux d’emprunter le pont la nuit ? Devant le silence des deux garçons, il enfonça le clou : Et que vous aviez bu en plus ?
- Il s'agissait juste de quelques bières enfin ! se justifia Gregory. Elle était loin d'être ivre. Si on avait su qu'on faisait quelque chose de dangereux ou qu'il risquait de lui arriver malheur... L'un de nous l'aurait raccompagnée chez elle bien entendu.
- Bien entendu.

L'inspecteur Becker hocha la tête comme s'il abondait dans leur sens, comme si leurs arguments l'avaient convaincu.

- Après le départ de Michelle, vous n'êtes pas ressortis ? Vous êtes restés chez les Fitzgerald ?
- Non, nous ne sommes pas ressortis.
- Pourtant, quelqu'un vous a vu vous garer devant la maison vers une heure du matin, dit-il d'une voix douce.

David regarda son meilleur ami, la bouche bêtement entrouverte mais celui-ci ne lui accorda pas la moindre attention, ne lui fit pat l’aumône d’un seul regard.

- Oh oui, je me souviens maintenant … On est allés boire un verre après les révisions. Pour décompresser vous voyez.
- Où ça ?
- Euh … Dans un bar de South End.
- Comment s'appelle-t-il ?
- Le Stripp … enfin, je crois.
- Très bien, on vérifiera dans ce cas. Au fait, est-ce que vous avez une idée de ce que Michelle pouvait bien faire sur le pont, si loin de chez elle ? Ce n'est pas sur son chemin.

Ronnie Becker se tourna vers David mais celui-ci secoua la tête, sans mot dire.

- Vous savez, aucun des proches de Michelle n'a parlé de votre liaison quand on les a interrogés, fit alors remarquer Matt qui commençait à avoir faim.
- C'est parce qu'on se cachait. J'ai une petite amie sur le campus et Michelle a ... avait quelqu’un aussi. Il a toujours été très jaloux d’après ce qu’elle m’a dit. Je crois même qu'il fait partie d'un gang. Franchement, reprit-il d'une voix hésitante, ...
- Oui ?
- Michelle n'arrêtait pas de répéter qu'on devait être discret, qu'il péterait les plombs s'il découvrait quelque chose. Si quelqu'un lui a fait du mal,… Enfin, finit-il par ajouter dans un soupir, je ne le connais pas donc je ne vais pas l'accuser sans preuves.

Il eut un haussement d’épaules fataliste tandis que Matt lui lançait un regard dubitatif.

- Alors, qu’est-ce que vous pensez de tout ça ? lui demanda Becker, quelques minutes plus tard, tandis qu'ils remontaient en voiture, à la recherche d'un endroit où se restaurer.
- Je suppose qu'on va devoir s'occuper du petit ami de Michelle, Johnny Wright. C'est la deuxième fois qu'on nous dit qu'il est très jaloux. Mais, ajouta-t-il après un court silence, j'aimerais surtout pouvoir interroger David Fitzgerald en tête-à-tête, sans son acolyte pour lui dicter les réponses. Il n'a pas l'air de quelqu’un qui a la conscience tranquille, vous ne trouvez pas ?

OOoOo

Quelques heures plus tard, Matt arriva juste à temps pour récupérer sa fille à la sortie de l'école. D'ordinaire, c'était la baby-sitter qui s'en chargeait mais méchamment grippée, celle-ci avait dû rester chez elle.

Il savait que s'il arrivait en retard, on ne lui en tiendrait pas rigueur mais préférait ne pas trop abuser de la bienveillance du personnel de l'école et des mères de famille du quartier. S'il oubliait de faire un mot pour l'institutrice ou laissait le goûter de Kayla sur la table de la cuisine, elles trouvaient cela attendrissant. À sa place, une mère célibataire ou pire, divorcée serait taxée de négligence, c'était certain.

Arrivé à la maison, il aida Kayla pour ses devoirs puis la laissa jouer avec ses poupées, sa préférée étant celle de Dora bien entendu. Et ce petit monstre parlait en plus.

Redescendu dans le salon, Matt appela le docteur Lang. Après les salutations d'usage, il lui posa la question qui le taraudait depuis sa drôle d'entrevue avec Gregory Dawson et David Fitzgerald.

- Je me demandais … Selon vous, est-il possible que quelqu'un est maintenu Michelle sous l'eau avant de se débarrasser du corps dans le fleuve ?
- C'est possible mais il n'y avait pas de preuves à l'autopsie. Cela étant, ça ne veut pas dire grand-chose, révéla-t-il. Au bout d'un certain nombre d'heures après le décès, la putréfaction commence. Des ampoules se forment sur la peau qui commence à se décoller. Le visage présente un aspect boursouflé, avec la langue qui ressort.

Le téléphone contre l'oreille, Matt ne put s'empêcher de grimacer.

- Bref, conclut le docteur Lang. La putréfaction fait, en partie ou complètement, disparaître les hématomes et les ecchymoses pouvant orienter vers des coups et blessures criminels. Et qu'on s'attendrait à trouver sur le buste de Michelle si quelqu'un l'avait noyée.
- Bon, soupira le substitut procureur, déçu, nous voilà revenu à la case départ.
- Pas tout à fait. Si vous êtes à court de questions, moi, j'ai quelque chose à vous apprendre.
- Je vous écoute ?
- Je viens de recevoir les résultats des analyses sanguines de la jeune Duncan. Et elles se sont révélées plutôt concluantes.
- Qu'avez-vous trouvé ?
- Une substance nommé diéthylamide de l'acide lysergique.

Matt se leva et commença à faire les cent pas dans son séjour.

- Qu'est-ce que c'est que ça exactement ?
- Oh, je suis sûr que vous avez déjà entendu parler dans votre boulot ou pendant vos jeunes années folles. Mais je pense que vous vous devez la connaître sous l'appellation de psychotrope hallucinogène. Ou de LSD.
Le souvenir de l'ange by SarahCollins
Il y a l'amour. Et puis, il y a la vie, son ennemie. Jean Anouilh

Les trois hommes, l'adolescent et les deux représentants de l'ordre public, se trouvaient au lycée public de Charlestown. Il n'y avait personne d'autre dans la petite salle de classe.

Quelques minutes plus tôt, le directeur du lycée leur avait dit qu'ils avaient de la chance de pouvoir parler à Johnny. Et pour cause : le jeune homme, bagarreur et réputé réfractaire à toute forme d'autorité, faisait partie des élèves les moins assidus de l'établissement. Un groupe de plus en plus fourni, avait encore déploré le directeur.

Sans un mot, Johnny Wright s'était assis derrière une table, comme l'élève qu'il était encore alors que Matt Howard et l'inspecteur Ronald Becker demeuraient debout.

Appuyé contre l'une des tables, Matt laissa le policier mener l'interrogatoire, mal à l'aise dans ce lieu que sa défunte femme avait tant chéri et qu'il cherchait désormais à éviter.

- Depuis combien de temps sortiez-vous avec Michelle Duncan ? commença par demander l'inspecteur Becker.
- Un an, à peu près.
- En continu ou en pointillés ?
- On a rompu plusieurs fois, reconnut Johnny d'un ton maussade.
- Pour quelles raisons ?
- Ses parents le plus souvent. Ils peuvent pas me saquer.

Sa voix était morne, sans entrain. Contrairement à Mary Abbott, David Fitzgerald ou Gregory Dawson, il ne semblait pas s'interroger sur leur présence. Il ne leur avait même pas demandé la raison de cette entrevue, semblable à un interrogatoire. Mais quelque chose lui disait que Johnny avait trop l'habitude de voir débarquer la police pour un oui ou pour un non pour se poser des questions. Pour lui, ce devait être la routine.

Alors il se contentait de répondre à leurs questions d'une voix lasse, pressé d'en fin. Il était pressé d'en finir et ne cherchait même pas à le dissimuler.

- Pourquoi ses parents ne vous appréciaient pas ?

Johnny releva légèrement la tête, il paraissait presque amusé par la question.

- A votre avis, monsieur l'inspecteur de police ? Pour ça.

Il montra sa casquette rouge, signe, Matt ne le savait trop bien, d'appartenance au gang des Black Saints Devils. Il ne la portait pas quand le directeur l'avait amené mais l'avait remise dès que la porte s'était refermée derrière lui. Matt n'avait pas bronché : il était là pour obtenir des informations sur la mort de Michelle Duncan, pas pour faire la discipline.

Quand Johnny croisa les bras sur sa poitrine, Matt remarqua que ses avant-bras découverts et musculeux laissaient entrevoir une série de tatouages entrelacés.

- Le soir de sa mort, Michelle est passée chez vous et elle est repartie vers vingt heures, dit-il.

Le visage impassible et le regard fixé droit devant lui, Johnny hocha la tête.

- Quand vous vous êtes quittés, est-ce qu'elle vous a dit où elle allait ?
- Vous savez très bien que oui.

Pour la première fois, il avait l'air … présent, réellement présent. Il n'était plus le spectateur attentiste, mais un jeune lycéen bouleversé par la question. Il était le petit ami attristé par cette dernière conversation. Par ce dernier mensonge. L'homme comprenait sa peine mais le procureur savait que son travail consistait à obtenir des réponses, pas à compatir.

- Elle vous a dit qu'elle allait chez son amie Mary Abbott pour réviser, reprit Matt. Mais elle n'est jamais arrivée chez elle. En réalité, elle a passé la soirée chez son tuteur David Fitzgerald.
- Puisque vous savez déjà tout ça, pourquoi vous venez m'interroger ?
- Pour avoir votre version des faits, intervint Becker de sa voix grave mais toujours égale, presque douce.
- Vous la connaissez déjà ma version des faits. Michelle m'a menti, fin de l'histoire.

Visiblement, Mary, la meilleure amie de Michelle, avait fini par lui dire la vérité sur les dernières heures de la jeune fille.

- Quand nous sommes allés voir le tuteur de Michelle, il nous a non seulement confirmé qu'elle avait passé la soirée chez lui mais nous a aussi révélé qu'elle sortait avec un de ses amis.

Johnny releva brusquement la tête, dardant sur eux son regard sombre et incrédule.

- C'est n'importe quoi, finit-il par dire, après de longs instants de silence. N'importe quoi.
- C'est pourtant ce qu'il prétend. Son ami, Gregory Dawson, est étudiant à l'université Sullivan Lawrence et confirme ses dires. D'après ce qu'il nous a dit, sa liaison avec Michelle a commencé en janvier et s'est poursuivie jusqu'à sa mort, raconta l'inspecteur Becker, sans le quitter des yeux.
- C'est assez logique si on y réfléchit, dit Matt. Pourquoi Michelle vous aurait-elle caché qu'elle allait réviser avec son tuteur ? Ça n'a aucun sens et vous le savez. Non, Johnny, la raison pour laquelle elle vous a menti, c'est qu'elle allait retrouver son petit ami … enfin son autre petit ami.

Le jeune homme secoua la tête, sans mot dire.

- Deux personnes, assez proches de Michelle, nous ont dit que vous pouviez vous montrer très jaloux alors peut-être ...
- Peut-être que vous avez appris que Michelle vous trompait et que vous avez décidé de lui donner une petite leçon, continua Becker.
— Michelle est tombée du pont, martela l'adolescent. C'était un accident alors pourquoi vous ne nous laissez pas tranquille ? Vous avez interrogé ses parents, ses amis, Mary et Elijah... Pour quoi faire ?

Le substitut du procureur et le policier échangèrent un rapide regard.

- Nous ne sommes pas certains que c'était un accident, justement. Certaines preuves médico-légales laissent penser qu'elle s'est noyée autre part que dans le fleuve - ou que quelqu'un l'a noyée.
- Et vous pensez que ce « quelqu'un », c'est moi ? s'esclaffa Johnny. C'est ridicule. Jamais je ne lui aurait fait de mal. Vous les flics, vous n'allez jamais chercher plus loin que le bout de votre nez, hein ? Vous allez au plus simple, sans réfléchir et vous vous gourez neuf fois sur dix. C’est vraiment dingue, rien ne change jamais dans cette ville.

- Où étiez-vous le soir de sa mort ?
- J'ai traîné avec des amis.
- Où ça ?

Il haussa les épaules.
- Dehors.
- Jusqu'à quelle heure ?
- Pas très tard. Il devait être dans les vingt-trois heures trente, quelque chose comme ça.

L'heure à laquelle Michelle avait quitté la propriété des Fitzgerald, selon les dires de son tuteur. Si on admettait qu'il leur avait dit toute la vérité – ce dont Matt doutait fortement.

- Quelqu'un peut confirmer ? lui demanda Matt.
- Y’avait personne chez moi quand je suis rentré. Désolé de vous décevoir.
- Et vos amis ? insista l'avocat.

D'un ton morne, Johnny leur donna le nom de ces derniers, dont Elijah Williams, un élève du lycée auquel ils venaient de parler.

- Vous avez déjà vu Michelle prendre de la drogue ?

Cette question parut réveiller Johnny qui secoua vigoureusement la tête.

- Quelque chose comme du LSD ? insista Becker.
- Non, jamais, Michelle ne touchait pas à la drogue.
- Elle en a pourtant ingurgité le soir de sa mort.

Mais Johnny continuait de secouer la tête.

- Impossible, certifia-t-il, d'une voix claire et pleine d'assurance. Michelle s'énervait quand j'allumais une clope devant elle, alors le LSD ... C'était hors de question. Ou alors …
- Alors quoi ?
- Elle est allée chez son tuteur, non ? Ce Fitzgerald ? Peut-être que c'est lui qui l'a droguée à son insu. Parce qu'une chose est sûre, elle n'en aurait pas pris volontairement.

Quelques instants plus tard, à court de questions, Matt et l'inspecteur Becker prirent congé. Le substitut du procureur avait déjà atteint le pas de la porte quand Johnny l'appela. Il se retourna.

- Au fait, est-ce que vous êtes de la famille de Teresa Howard ?

Matt ferma brièvement les yeux.

- Oui. Je suis … Terry était ma femme.
- Ouais, c'est ce que je me disais. Je suis désolé de ce qui lui est arrivé. Elle était cool … Enfin pour une prof.

Matt hocha la tête et quitta rapidement la pièce, sans demander son reste.

- Vous allez bien ? lui demanda Becker d'une voix douce quand ils furent dehors.

Il se contenta d'un hochement de tête. Non, il n'allait pas bien et ce, depuis presque trois ans.

OOoOo

Contre la pierre tombale de sa jeune épouse, des fleurs fraîches reposaient. La mère de Terry les avait sans doute déposées avant de regagner New York. Professeur dans un lycée, comme sa fille qui avait hérité de sa passion pour l'enseignement et les livres, elle résidait à Manhattan depuis plusieurs décennies.
N'eut été sa petite-fille Kayla et Matt, elle n'aurait probablement jamais remis les pieds à Charlestown. Qui aurait pu la blâmer ? Elle y avait perdu un mari, puis une fille.

Mais quand elle leur rendait visite, et elle le faisait régulièrement, elle venait toujours se recueillir au cimetière. Elle lui avait d'ailleurs plusieurs fois proposé de l'accompagner mais il avait toujours décliné l'offre.

Il ne venait presque jamais ici. Seul ou accompagné de sa belle-mère, pour lui, c'était du pareil au même. Depuis l'enterrement, il pouvait compter sur les doigts d'une seule main le nombre de ses visites.

Certains de ses amis, le peu qu'il fréquentait encore régulièrement, disaient qu'il était toujours dans sa phase de déni, qu'il n'avait toujours pas accepté pas la mort de Teresa.

Et il ne pouvait pas le nier. Il n'y songeait même pas. Ses amis avaient raison : il n'acceptait pas la mort de Teresa. Comment aurait-il pu ?

Tout allait bien. Ils avaient tout ce dont ils avaient toujours rêvé. Tout ce que lui, il avait attendu des années durant sans trop oser formuler ce vœu pieu à haute voix. Une famille, une femme aimante et intelligente, une fille adorable.

Kayla venait de fêter son quatrième anniversaire. Terry et lui, plus amoureux que jamais et épanouis dans leur vie professionnelle, évoquaient la possibilité d'avoir un deuxième enfant.

Et puis, c'était arrivé. La fusillade.

Comment les policiers appelaient ça déjà ? Ah oui. Des victimes collatérales. Terry était une victime collatérale, rien de plus. Elle s'était trouvée au mauvais endroit au mauvais moment.

C'était l'après-midi, les cours venaient de s'achever, les élèves sortaient du lycée. Une voiture avait brusquement démarré. Des coups de feu, des tirs, des hurlements. Heureusement, la plupart des élèves et des professeurs avaient eu le réflexe de se jeter à terre. Le bilan aurait pu être plus lourd encore, répétait-on en ville. Deux lycéens avaient été blessés mais avaient survécu. Sa Terry était morte, presque sur le coup.
Il n'était pas là au moment de la fusillade bien évidemment, mais avait tout vu. Quelqu'un, peut-être l'un des types dans la voiture, avait mis la vidéo sur Internet quelques jours après le drame. Par pure masochisme, il l'avait regardée. À plusieurs reprises même, buvant le calice jusqu'à la lie, jusqu'à ce que sa vision soit brouillée par les larmes. Jusqu'à la limite du supportable.

Ensuite, il était resté enfermé dans son petit bureau à l'étage, incapable de penser. Il lui avait fallu beaucoup de temps, des mois en fait, pour reprendre le cours de sa vie. Des semaines durant, Matt avait été incapable d'accomplir les tâches quotidiennes, même les plus simples comme répondre au téléphone, faire la cuisine, se rendre au travail. Ou s'occuper correctement de sa fille.

On ne lui en tenait que rarement rigueur. Mais lui, il ne se le pardonnerait jamais. Comme si son incapacité à protéger Terry, son échec en tant que mari, ne suffisait pas, il avait ensuite failli comme père, au moment où Kayla avait le plus besoin de lui.

C'était principalement pour cette raison que la mère de Teresa était venue s'installer avec eux. Mais peut-être avait-elle également besoin de compagnie après la mort de son enfant unique, peut-être la présence de son gendre dévasté par le chagrin et de son seul petit-enfant lui avait apporté un semblant de réconfort dans ces terribles moments. Il l'espérait de tout son coeur.
Jeannie était restée avec eux quelques mois. Avant de rentrer à New York, elle lui avait demandé de l'accompagner, parce que plus rien ne le retenait dans cette « ville de malheur », selon ses propres termes.
Et il avait refusé. Parfois, il lui arrivait de le regretter sa décision mais elle n'avait pas insisté.
Debout devant la tombe de sa femme, Matt se rappela ses derniers instants.

Elle les avait vécus loin de lui, loin de sa famille, mais près du lycée qu'elle chérissait tant. Terry aimait tellement enseigner. Ses grands yeux sombres et mutins se mettaient à briller quand elle évoquait ses élèves avec lui. « Quand je suis au lycée, devant tous ces gosses, j'ai l'impression de faire quelque chose de vraiment utile. De leur donner ce que j'aurais aimé avoir à leur âge. C'est aussi simple que ça », lui avait-elle un jour expliqué.

Quand était-ce ? Quelques semaines avant son décès, si sa mémoire, si précise durant ses études de droit et si confuse dès lors qu'il s'agissait de sa femme, ne le trahissait pas.

Le principal du lycée lui avait plus tard confié que la jeune femme respirait à peine à l'arrivée des ambulanciers. Elle était déjà morte quand lui était arrivé. Les policiers venaient de jeter un drap blanc sur son corps quand, ayant entendu parler de la fusillade par un collègue avocat, il s'était précipité sur les lieux.

Le cœur au bord des lèvres en avisant l'expression désolée de l'inspecteur Becker, Matt s'était approché.

Quelqu'un avait essayé de l'arrêter mais il avait continué sa route. Et il avait soulevé le drap.

Quelque part, il savait. Il savait ce qu'il allait découvrir avant même de voir le corps. Mais rien, ni dans ses expériences personnelles, ni dans son travail de procureur, ne l'avait préparé à ça. Le visage de Terry était intact mais elle semblait si ... vide. Sa Terry n'était déjà plus là. Ce qu'il avait sous les yeux, ce n'était qu'une coquille vide, tellement éloignée de la frondeuse ingénue qu'avait été son épouse que c'en était douloureux.

La police n'avait jamais arrêté les coupables. Ce qui n'était pas surprenant en soit. Tout s'était passé trop vite. Personne n'avait rien vu, rien entendu. La plupart des habitants de la ville et les policiers s'accordaient à dire que Terry n'était que l'innocente victime de la guerre des gangs. La faute à pas de chance, d'une certaine manière.

Plusieurs membres des BSD fréquentaient le lycée. C'était eux les proies désignées de ce jeu de massacre mais c'était Terry qui avait reçu le coup de feu fatal.
Comble de l'ironie, Johnny Wright était sans doute lui-même membre du gang. Si le destin s'acharnait contre Matt jusqu’au bout, il finirait pas découvrir qu'il faisait partie des cibles de la fusillade, trois ans plus tôt. Ce ne serait même pas étonnant. On était à Charlestown après tout.

Il ne resta pas longtemps. Quelques minutes plus tard, Matt jetait un dernier regard à la tombe de son épouse et remonta en voiture.

OOoOo

- Donc, nous voilà avec trois hypothèses intéressantes, résuma l'inspecteur Becker. Soit Michelle Duncan a fait une mauvaise rencontre en rentrant de chez les Fitzgerald. Soit Johnny Wright a appris qu'elle le trompait et l'a tuée dans un accès de colère. Soit ...
- David Fitzgerald et Gregory Dawson l'ont fait, compléta Matt. Mais il y a un problème avec chacune de vos hypothèses.
- Lequel ?
- Toutes reposent sur le fait que Dawson et Fitzgerald nous ont dit la vérité. Ce qui est loin d'être certain.

Moins d'une heure après sa visite au cimetière, il était de retour au travail, frais et dispos. Du moins l'espérait-il. Becker n'avait fait aucune remarque à son retour et les deux hommes s'étaient enfermés dans son bureau.

Le procureur Clemmons n'était pas là. D'après sa secrétaire, une sexagénaire à la langue bien pendue, il était sorti déjeuner avec son directeur de campagne. Ensuite, il prononcerait un discours devant un quelconque syndicat. Tant mieux. À ce stade de l'enquête, il n'avait pas (encore ?) tenté de leur mettre des bâtons dans les roues mais les conclusions tirées par Matt ne lui plairaient pas, c'était certain. Il ne fallait pas non plus s'attendre à ce qu'il les encourage dans cette direction.

Dans cette affaire, il avait bien plus à perdre qu'un éventuel procès ou l'approbation de son supérieur, il n'en était que trop conscient.

- Quel serait leur mobile à votre avis ? lui demanda l'inspecteur de police, l'arrachant à ses sombres réflexions.
- La faire taire. On ne sait pas vraiment ce qui s'est passé dans la propriété des Fitzgerald en-dehors de ce qu'ils ont bien voulu nous dire. En revanche, on sait qu'elle a ingurgité de l'alcool et du LSD ce soir-là. Ce qu'elle ne faisait jamais d'ordinaire. Je pense que Johnny n'a pas tort quand il dit qu'elle a pu en prendre à son insu, qu'ils auraient pu la droguer.
- Pour quelle raison ? Abuser d'elle ?
- Oui, quelque chose dans ce goût-là. Je sais que le LSD n'est pas considéré comme une « drogue du viol » à proprement parler mais si Michelle n'en avait jamais pris, Dieu seul sait quel effet ça a pu lui faire. Elle était faible et vulnérable, face à deux jeunes hommes plus forts qu'elle et en pleine possession de leurs moyens.

Il s'arrêta quelques instants avant de reprendre :
- Je sais qu'il n'y a pas de preuves d'agression sexuelle mais admettez que l'hypothèse d'une liaison entre Greg et Michelle est difficile à avaler. Surtout quand personne, à part ces deux-là, n'était au courant de cette soi-disant relation. Ça n'a pas de sens : si Michelle sortait réellement avec Gregory Dawson, elle se serait confiée – à sa mère, à sa meilleure amie … je ne sais pas, quelqu'un. Ou alors on les aurait surpris ensemble. Ce n'est pas possible autrement, conclut-il.

Ni l'un ni l'autre ne parlèrent pendant quelques minutes, comme pour prendre conscience de la difficulté de la tâche qui les attendaient.

- Vous avez raison, finit par déclarer l'inspecteur Becker.
- A propos des deux étudiants ?
- Non, ça, seul le temps nous le dira. Je pensais plutôt à ce que vous venez de dire sur la liaison qu’auraient entretenue Michelle et Gregory. Si cette histoire est vraie, quelqu'un devait être au courant. Sur le campus de Sullivan Lawrence ou ici, à Charlestown. Comme Matt acquiesçait, il continua d'une voix plus déterminée encore. Je pensais me rendre à la fac, poser quelques questions.
- C'est une bonne idée, approuva l'avocat. Et j'en ai une autre. Peut-être pourriez-vous demander à certains de vos hommes d'aller à la pêche aux infos. Il y a pas mal de gens qui traînent près du pont. Des sans-abris et des prostituées surtout. Ils auront peut-être vu quelque chose.
- Comme quoi ? Fitzgerald et Dawson en train de se débarrasser du corps ?
- Ça ou Johnny et Michelle en train de se disputer, peu m'importe. J'ai mon idée sur ce qui s'est passé mais pas d'œillères, Ronnie. Je garde l'esprit ouvert.

Becker eut une sorte de moue mais finit par opiner du chef.

- Je vais voir ce que je peux faire mais je ne vous promets rien. Les SDF et les prostituées, c'est un peu comme certains habitants du South Side. Ils ne voient jamais rien et n'entendent jamais rien non plus.

Le jeune substitut grimaça : c'était, à peu de choses près, ce qu'il lui avait dit après la mort de Terry dans cette fusillade insensée.

Les deux hommes se quittèrent quelques instants plus tard, l'inspecteur Becker retournant à Sullivan Lawrence et Matt mettant de l'ordre dans ses autres affaires en cours.

Il fut occupé une bonne partie de l'après-midi : réunion avec les membres de son département afin de passer en revue les procès en cours, audience préliminaire et un entretien d'embauche.

Fran Lansky, jeune inspectrice récemment promue, revint avec de surprenantes nouvelles du bar Stripp. David et Gregory prétendaient y être passés après le départ de Michelle, samedi soir, et Matt voulait vérifier leurs dires. Simple précaution.

- J'ai parlé avec quelques serveurs, monsieur et aucun ne se rappelle avoir vu Dawson ou Fitzgerald samedi soir.
- Ils travaillaient samedi ?

- Certains, oui, et aucun n'a reconnu les deux gars sur les photos. Par mesure de précaution, on a embarqué les enregistrements de vidéo surveillance pour les analyser, ajouta-t-elle.

Il hocha la tête, approbateur.

- Excellente initiative. Je pensais pouvoir les éliminer de la liste des suspects mais si, en plus de tout le reste, ils nous ont aussi menti sur leur présence au Stripp ce soir-là, ils vont se retrouver aux places une et deux.

Fran Lansky quitta son bureau et il se remit au travail.

Mais Michelle Duncan demeurait dans un coin de son esprit. Et il avait raison car, quand la nuit tomba sur Charlestown, la jeune fille était revenue au centre de toutes les préoccupations.

- Vous avez du nouveau ? demanda-t-il au jeune policier qui venait d'entrer dans son bureau.
- Ouais, plutôt deux fois qu'une et je crois que ça va vous plaire.

Matt releva la tête de l'épais dossier qu'il lisait et adressa un sourire prudent à l'officier de police.
Justin Wyatt avait la réputation d'être excessivement ambitieux, ce qu'il pouvait difficilement lui reprocher, mais également très individualiste.

L'avocat, qui savait que Becker n'appréciait guère ce jeune loup aux dents longues, était surpris qu'il lui ait confié cette mission avant de partir pour l'université. Mais peut-être n'avait-il pas eu le choix.

La voix légèrement nasillarde de Wyatt (il avait grandi dans une ferme du Mid-Ouest) le ramena au moment présent.

- On est allé traîner près du pont, comme l'inspecteur Becker nous l'a demandé. Evidemment, au début, personne ne voulait nous parler. Vous savez ce que c'est là-bas. Mais une pute ...
- Une prostituée, corrigea Matt, en se retenant de lever les yeux au ciel.
- Ouais, c'est ça. Cette prostituée nous a dit d'aller voir un SDF. Un type que tout le monde appelle Boone et qui vit sous le pont depuis un bail.
- Donc, vous êtes allés voir ce Boone. Que vous a-t-il appris ?
- Le samedi de la mort de la gosse, enfin dans la nuit de samedi à dimanche, il était sous le pont, en train de cuver son vin sans doute, quand il a vu une voiture s'arrêter, raconta l'officier Wyatt. Deux personnes en sont descendues, ont sorti un truc enroulé dans une couverture ou un tapis du coffre avant de le balancer dans le fleuve et de repartir avec leur couverture.

Le cœur battant un peu plus vite, Matt se redressa.

- Deux personnes ? Etait-ce deux hommes ? demanda-t-il, sans oser y croire.
- D'après Boone, oui.
- Mais il avait bu ce soir-là. Et il faisait noir, fit remarquer Matt avec pragmatisme.

Il imaginait déjà les objections que pourrait lever un avocat de la défense, voire celles du procureur Clemmons.

- Il n'est pas sûr de ce qu'il a vu, monsieur, c’est vrai, reconnut en grimaçant Wyatt.
- Bon ... Et la voiture ? Est-ce qu'il a pensé à relever la plaque d'immatriculation ? Ou bien a-t-il vu quelque chose d'autre qui pourrait nous aider à l'identifier ?
- Non mais il dit que c'était un SUV. Noir.

Cette fois, le doute n'était plus permis. Matt se rappelait clairement du SUV noir garé devant la maison de David Fitzgerald et Gregory Dawson, quand ils les avaient interrogés la veille.
Le passé ne meurt jamais by SarahCollins
Author's Notes:
Cat Stevens - Wild world
6. Le passé ne meurt jamais


Plus loin on regarde vers le passé, plus loin on voit vers l'avenir.
    Winston Churchill.

    Matt observa les agents du labo et les policiers en uniforme quitter l'immense propriété des Fitzgerald. Adossé à sa voiture, il aperçut à seulement quelques mètres de lui Gary et Susan Jones. Les employés de maison contemplaient le ballet incessant d'agents de police et de techniciens. Fidèles à leur nature franche et directe, ils n'essayaient pas de cacher leur incrédulité. Ils se tenaient serrés l'un contre l'autre, devant leur petit logement de fonction, comme s’ils cherchaient à se protéger.

    Dans l'éclatante lumière de cette matinée de mai, la résidence Fitzgerald paraissait encore plus vaste, plus impressionnante qu'elle ne l'était en réalité. La puissance et l'étendue de cette immense domaine symbolisait tout le poids, toutes les implications de l'affaire Michelle Duncan.

    L'inspecteur Lansky, qui menait la perquisition en l'absence de Ronnie Becker, secoua la tête.

    - Désolée, on n'a rien trouvé de suspect. On va quand même embarquer l'ordinateur de Fitzgerald Junior. Si on trouve des e-mails suggestifs ou des photos de Michelle avec Gregory Dawson, ça prouvera au moins qu'il n'a pas menti au sujet de la liaison.
    - Et les Jones ? Ils continuent de dire qu'ils n'ont rien vu ce soir-là ?
    - Ouais. Mais, regardez autour de vous, dit l'inspecteur Lansky en englobant d'un large geste toute la propriété. Cette baraque est immense, avec plusieurs entrées secondaires. Qu'ils n'aient pas vu Michelle ne signifie pas qu'elle n'était pas là samedi soir. Et puis, on ne peut pas écarter l'idée que les Jones nous mentent.
    - Pourquoi feraient-ils ça ?
    - Pour ne pas se faire virer, répondit simplement la policière. Par les temps qui courent … Quand vous avez un boulot, vous faites le maximum pour le conserver, surtout à leur âge.
    - De là à couvrir un acte criminel ... On parle de la mort d’une adolescente tout de même.

    Lansky haussa les épaules avant de s'éloigner vers sa voiture. Déçu par les piètres résultats de la perquisition, Matt remonta dans son propre véhicule.
    Il se glissa derrière le volant et se laissa tomber contre le siège. Il sentait déjà poindre un début de migraine et sa journée de travail était loin d'être terminée. La fouille n'ayant rien donné, il espérait de tout coeur que l'inspecteur Becker ramènerait de Camden de meilleures nouvelles. Alors qu'il envisageait sérieusement de piquer un petit somme à l'arrière, son téléphone portable sonna.

    En parlant du loup …

    Esquissant un sourire en reconnaissant le numéro de Ronnie, il décrocha.

    - J'espère que vous avez de bonnes nouvelles, dit-il en guise de salutation.
    - La perquisition n'a pas été fructueuse ? devina son interlocuteur.
    - Absolument pas. J'ai aussi un mandat pour la maison à Camden et leurs voitures mais je doute qu'on y trouve quelque chose.
    - Probablement pas, reconnut Becker. Ils sont suffisamment malins pour s'être débarrassé de toutes les preuves incriminantes si elles existent . Ssurtout que la mort de Michelle remonte à une dizaine de jours.

    Oubliant qu'il ne pouvait pas le voir, Matt hocha lentement la tête. Il regardait les Jones regagner leur petite maison.

    En les voyant arriver, le couple avait tenté d'empêcher les policiers d'entrer, répétant qu'ils n'étaient pas les propriétaires de la maison, qu'ils devaient appeler les Fitzgerald d'abord. Mais, avec le mandat qu'il avait obtenu tôt dans la matinée, ce n'était pas nécessaire, comme le leur avait patiemment expliqué Matt.

    - Matt, vous êtes toujours là ?
    - Euh … oui, oui. Vous disiez ?
    - Que j'avais découvert quelque chose sur David et Gregory. Avez-vous déjà entendu parler de la fraternité Alpha Kappa Gamma ?
    - Oh que oui, se souvint le substitut du procureur.

    Les membres de AKG avaient défrayé la chronique quelques mois auparavant, en raison de chants jugés incitatifs au viol et particulièrement grossiers. L'un d'entre eux commençait ainsi : « Non veut dire oui, nous adorons les p... de Sullivan Lawrence ». Charmant. Voilà qui donnait envie d'envoyer ses enfants à l'université.

    - Je suppose que David et Gregory sont membres de ladite fraternité.
    - Exact.
    - Mais j'ai entendu dire qu'elle avait été dissoute depuis. Ou bien je confonds avec une autre ? Il y a eu tellement de scandales et de rumeurs à propos d’agressions sexuelles dans les fraternités ces dernières années ...
    - En fait, elle a seulement été suspendue. Vu le tollé provoqué par les chants et les articles incendiaires dans la presse, le doyen de Sullivan Lawrence n'avait guère d'autre choix. Ça commençait à faire désordre. Mais, d'après ce qu'on m'a dit, l'université n'a pas toujours été aussi sévère avec ce genre d'incidents. Elle en a même laissé passer d'autres beaucoup plus graves.

    Complètement éveillé à présent, Matt lui demanda de préciser.

    - Lors d'une fête organisée par la fraternité en octobre dernier, il y aurait eu un viol. J'emploie le conditionnel parce que jusqu'à maintenant, aucune plainte n'a été déposée. La fille est allée voir l'administration mais apparemment, ils lui ont conseillé de … Comment dire ? Garder ça pour elle, enterrer l'histoire, ne pas porter plainte, choisissez le terme qui vous convient.
    - Donc, officiellement, il ne s'est rien passé, railla Matt.
    - C'est pratique, n'est-ce pas ?
    - Révoltant plutôt.
    - En tout cas, c'est tout bénéf' pour la réputation de la fac et les membres de AKG. Mais, même s'il n'y a pas eu de plainte ni de procès, des rumeurs courent sur le campus et il n'a pas fallu très longtemps pour qu'elles remontent à mes oreilles.
    - Je vous écoute.
    - La jeune fille s'appelle Carmen Ross et était étudiante en première année au moment des faits. D'après ce qu'elle a raconté à des amis après la soirée, elle avait trop bu mais pense qu'on l'a également droguée avec un mélange de LSD (qu'elle a ingurgité volontairement) et de GHB.
    - Je suppose qu'elle ne savait pas qu'elle prenait du GHB.
    - Non. Quand elle s'est réveillée, elle se trouvait dans une des chambres de l'étage, avec plusieurs garçons qu'elle ne connaissait pas. Elle était nue sur un lit, et l'un de ces enfoirés était allongé sur elle. Apparemment, les autres rigolaient.

    Matt ferma les yeux, en marmonnant un juron.

    - Ouais, comme vous dites. Quand ils ont eu terminé avec elle, ils l'ont forcée à se doucher avant de la laisser rentrer à sa résidence. D'après ce qu'elle m'a dit, c'est David Fitzgerald lui-même qui l'avait invitée à la soirée mais il ne l'a pas violée. Il n'était même pas dans la chambre au moment de l'agression.
    - Je suppose que Gregory Dawson était là, lui ?
    - J'ai parlé à Carmen Ross hier soir et elle m'a certifiée que lui l'avait bien violée.
    - Vous avez pu la voir ?
    - Oui. Son ex-petit ami m'a expliqué qu'elle vivait chez ses parents maintenant. Après la fête et le viol, elle ne se sentait plus capable de continuer ses études ni de devoir affronter ses agresseurs tous les jours alors elle est retournée chez eux. C'est pour ça que je ne vous ai pas rappelé hier soir : je me suis rendu à Albany, chez les Ross. Elle pense qu'elle a une responsabilité dans ce qui lui est arrivé, comme beaucoup de victimes de viol. Elle est assez…fragile, finit-il par déclarer.
    - J'imagine oui. Est-ce que vous pensez qu'elle est assez forte pour témoigner contre eux, supporter un éventuel procès ?
    - Je ne sais vraiment pas, Matt. J'essaierais de la convaincre mais ce ne sera pas facile.
    - De toute façon, on a assez pour arrêter ces deux-là maintenant, dit-il avec un sourire sombre mais satisfait.

    OOoOo


    Le contraste offert par David Fitzgerald et Gregory Dawson n'aurait pu être plus frappant, se dit Matt.
    Le premier, incapable de cacher son anxiété, semblait pâle et passablement inquiet quand il entra dans la salle d'interrogatoire. Les policiers l'avaient arrêté pendant son entraînement. Il appartenait à l'équipe de football et n'avait pas eu le temps de prendre une douche avant de se rendre au poste. Il portait encore son survêtement à l'effigie de Sullivan Lawrence à son arrivée.

    Gregory Dawson, au contraire, avait presque l'air de les attendre. Il se trouvait chez lui, impeccable dans sa veste noire et son jean, et n'avait pas manifesté la moindre surprise en voyant les policiers. Était-il possible qu'on l'eut averti de leur arrivée ? Matt en doutait : les seuls au courant de la perquisition menée plus tôt dans la journée étaient les Jones et ils ne travaillaient pas pour la famille de Greg. S'ils avaient dû prévenir quelqu'un, c'était forcément David, et non Gregory.

    Les deux étudiants étaient interrogés séparément, Gregory par l'inspecteur Becker et David par l'inspecteur Fran Lansky.

    Comme souvent, Matt n'entrait pas dans la salle d'interrogatoire même s'il supervisait celui-ci et veillait au respect des droits des suspects. Dans une affaire aussi délicate que celle-ci, plus que dans toute autre, il fallait limiter le nombre d'erreurs à zéro.

    Aucun évoqua son droit au silence. Ils ne demandèrent pas non plus l'assistance d'un avocat.

    - Je veux coopérer avec la police, expliqua Gregory d'une voix calme et sérieuse.

    Derrière la vitre sans tain, Matt grimaça. Il avait envie d'entrer dans la pièce et de le frapper jusqu'à ce qu'il se départisse de son agaçant petit sourire. Jusqu'à ce qu'il avoue peut-être ce qu'il avait fait à Michelle Duncan.

    Inlassablement, des heures durant, ils retracèrent les semaines précédant la mort de la jeune fille. Gregory s'en tenait à sa version d'origine : Michelle et lui avaient une liaison.

    - Comment est-ce que vous vous êtes rencontrés ? voulut savoir l'inspecteur Becker.
    - Par l'intermédiaire de David.
    - Oui, ça je le sais, mais j'aimerais connaître les circonstances exactes de votre rencontre.
    - Michelle et David se voyaient une fois par semaine pour son tutorat, généralement le week-end, relata Gregory. La plupart du temps, c'est lui qui se déplaçait et ils étudiaient à la bibliothèque ou dans un parc quand il faisait beau. Mais un jour, je ne me souviens plus pourquoi, David a eu un empêchement et c'est Michelle qui est venue à Camden en bus. Elle était à la maison, moi aussi et c'est à cette occasion qu'on s'est rencontrés pour la première fois

    Becker hocha la tête.

    - Et c'est là que vous avez couché ensemble ? C'est arrivé comme ça ?
    - Non.
    - Alors comment ça s'est passé ?
    - On s'est vus à d'autres reprises. Il y a avait une sorte de tension sexuelle entre nous et finalement … ce qui devait arriver arriva.
    - Malgré son petit copain Johnny ? Malgré votre petite amie ?
    - Ce sont des choses qui arrivent, inspecteur Becker.

    Lequel hocha de nouveau la tête.

    Debout dans le couloir, Matt, ne quittait pas Greg des yeux. Il avait lu dans un manuel de techniques d'interrogatoire que lorsqu'un suspect se rappelait un événement, pour fournir un alibi par exemple, ses yeux bougeaient vers la droite. Or, le regard du séduisant étudiant était fixe. À croire qu'il récitait simplement sa leçon. Mais Becker lui-même ne se fiait que modérément à ce genre de techniques. Rien de tel que l'instinct et l'expérience, répétait-il sans relâche aux nouvelles recrues.

    - Où est-ce que vous vous voyiez Michelle et vous ? Pour faire ce que vous aviez à faire ? Elle ne pouvait pas venir à Camden tous les week-ends quand même. Ça aurait été suspect.
    - J'accompagnais David à Charlestown et à la fin de leur séance de révision, il nous laissait seuls.
    - Où ça ? insista l'inspecteur de police. Vous venez vous-même de dire qu'ils se voyaient à la bibliothèque ou dans un parc public. Vous n'allez pas me faire croire que Michelle et vous couchiez ensemble dans ces endroits.
    - Croyez-le ou non mais ça nous est arrivé. Sinon, on le faisait dans ma voiture. Parfois chez elle quand ses parents n'étaient pas là, ajouta-t-il, en avisant l'expression sceptique du policier.

    Il y avait quelque chose de singulièrement perturbant dans les souvenirs que leur livrait Dawson, dans cette perception qu'il semblait avoir de Michelle, en contradiction totale avec ce que ses amis et ses parents disaient d'elle.

    Plus troublant encore, selon Matt, il n'arrivait même plus à déterminer si Gregory mentait ou si Michelle avait dissimulé certaines choses à ses proches. Où se situait la vérité ? Perdu dans ses pensées, le substitut du procureur sursauta légèrement en entendant la voix grave et suave de Ronnie Becker.

    - Et malgré tout ça, personne ne vous a jamais vu ensemble. Vous ne vous êtes jamais fait prendre.
    - Je suppose qu'on a eu de la chance. Ou peut-être que quelqu'un nous a vu mais n'en parle pas, qui sait ? Écoutez, inspecteur, je vois où vous voulez en venir. J'ai réfléchi depuis votre dernière, euh, visite et je me rends compte que j'ai peut-être profité de Michelle, de son manque d'expérience ou de sa jeunesse, je ne sais pas.
    - Profité d'elle pour quoi ? Coucher avec elle ?

    Gregory hocha la tête. Sa chaise était volontairement inconfortable, plus petite et légèrement plus basse que celle de l'inspecteur Becker, mais il semblait à son aise. Il croisait les bras et ses longues jambes étaient allongées devant lui.

    - Mais Michelle était d'accord, non ? Elle a pris ses propres décisions et vous n'avez pas à vous sentir coupable de quoi que ce soit.
    - Je ne peux pas m'en empêcher. Plus j'y repense et plus je me dis qu'elle était très attachée à moi, plus que l'inverse pour être honnête. Elle était peut-être même amoureuse.
    - Vraiment ?
    - Oui. Pour moi, ce n'était qu'une histoire sans importance, juste du sexe, mais je pense qu'elle voyait les choses différemment.
    - Qu'est-ce qui vous fait croire ça ?
    - La façon dont elle se comportait. Certaines choses qu'elles faisaient pour moi. Sexuellement parlant, je veux dire, crut-il bon de préciser.

    Matt leva les yeux au ciel. La manière dont Gregory avait prononcé cette dernière phrase était inutilement provocante. Comme s'il tirait une certaine fierté de ses exploits.

    - Vous savez, reprit l'inspecteur Becker, je ne demande qu'à vous croire mais il me faut des preuves. Des SMS, des photos, des e-mails, je ne sais pas… N'importe quoi qui prouve votre liaison. Votre seule parole n'est pas suffisante hélas. Surtout quand tous les proches de Michelle nient férocement l'existence même de cette liaison.
    - C'est normal. Ils nient en toute bonne foi. Seulement, ils n'étaient pas au courant, je vous l’ai déjà dit.
    - Michelle ne se serait confiée à personne. Ni à son ami d'enfance Elijah ? Ni à Mary Abbott, sa meilleure amie ?

    À l'énoncé de chaque nom, Gregory secouait simplement la tête sans se départir de son calme. Le visage de Becker exprimait une incrédulité polie.

    - Johnny Wright aurait pété un câble s'il l'avait su. Pour les deux autres, je ne sais pas pourquoi elle leur a menti. Elle craignait sans doute qu'ils crachent le morceau à ce Johnny si elle les mettait au courant. D’après ce que j’ai compris, ils traînaient tous ensemble.
    - Ce qui est étrange, c'est que Michelle n'a pas caché toute la vérité à son amie. Le soir de sa mort, elle a menti à ses parents et à Johnny, c'est vrai, mais elle a dit à Mary qu'elle retrouvait son tuteur. Il fit semblant d'hésiter avant de poursuivre. En fait, … Mary pense que Michelle voulait davantage se cacher de Johnny que de ses parents.

    L'espace d'un instant, Greg arbora une expression satisfaite, presque triomphante mais ce fut si fugace que Matt n'était pas sûr de ce qu'il avait vu. Il l'avait peut-être imaginé.

    - Eh bien, ça prouve que je disais la vérité depuis le début, non ? Elle voulait se cacher de son copain à cause de notre liaison.
    - Mais Mary est certaine qu'elle ne l'a pas trompé.
    - Et moi, je suis certain qu'elle a tort.
    - Michelle lui a aussi dit que c'était David, et non vous, qui lui plaisait de toute façon.

    Cette dernière assertion le laissa sans voix un bon moment.

    - Encore une fois, je pense qu'elle a tort, dit-il d'un ton égal.
    - Mais pourquoi Michelle aurait-elle menti à sa meilleure amie ? Sur cette partie et pas sur le reste ?

    Gregory haussa les épaules en marmonnant dans sa barbe inexistante.

    - Pardon ? Je n'ai pas bien compris.
    - Je disais que Mary Abbott devait se tromper. Elle n'a pas dû bien comprendre ce que Michelle lui a dit parce que, pour le meilleur ou pour le pire, c'était moi que Michelle voulait. Croyez-moi. Elle me l’a prouvé, et plusieurs fois.

    Gregory réalisait-il à quel point son arrogance pouvait le rendre insupportable aux yeux d'un observateur extérieur ? Mais Matt se méfiait, il devinait le jeune homme suffisamment intelligent pour ne jamais dévoiler cette facette de lui-même lors d'un éventuel procès.

    - Récapitulons Gregory. Michelle couchait avec vous depuis le mois de janvier. Elle n'en a parlé à personne, pas même à sa meilleure amie. Et pour on ne sait quelle raison, elle lui a dit être attirée par son tuteur David alors que c'est avec vous qu'elle sortait. C'est bien ça, je n'ai rien oublié ?
    - Apparemment.
    - Et pourquoi a-t-elle prétendu avoir le béguin pour votre copain David si elle sortait avec vous ?
    - Je n’en ai pas la moindre idée, inspecteur, répondit-il poliment.

    OOoOo


    Dans l'autre salle d'interrogatoire du commissariat, David Fitzgerald s'en sortait beaucoup moins bien que son comparse, comme on pouvait s’y attendre.

    Avachi sur sa chaise, la tête dans les mains, il devait pourtant avoir conscience de la présence de l'inspecteur Lansky. Celle-ci lui tournait autour, les mains sur les hanches.

    David étant clairement le maillon faible du duo, le plus à même de craquer sous la pression, Fran avait adopté une position différente de celle de Becker et se montrait bien plus agressive.

    - Et si on parlait de Carmen Ross ? proposa-t-elle. Tu te rappelles, cette fille que ton pote Greg et toi avez violée lors d'une fête ?
    - Quoi ? Il n'y a pas eu de viol.
    - C'est pas ce que Carmen dit. Vous l'avez droguée et vous l'avez violée à tour de rôle, avoue.
    - Non. Je vous dis qu'il n'y a pas eu de viol, répéta David.
    - Si, insista Lansky en se penchant vers lui. Toi et ton cinglé de copain vous avez mis ça au point ensemble, n'est-ce pas ? Vous l'avez choisie parce que c'était une jeune fille sans défense, une pauvre première année qui n'oserait jamais s'en prendre aux stars de l'université.

    Sans mot dire, David secouait la tête.

    - Tu as invité Carmen à la fête de la fraternité et tu l'as fait boire, continua Fran. Tu lui as donné du LSD et de l'alcool sans lui dire quelqu'un avait versé de la drogue dans son verre. Qu'est-ce que c'était ? Du GHB ?
    - Rien, il n'y avait rien. Jamais je ne ferais une chose pareille !
    - Mais tu l'as bien fait boire ?
    - Quand elle est arrivée à la résidence, je lui ai servi un verre et c'est tout. Je n'avais rien mis dedans, je vous le jure. Et pour le LSD, certains en prenaient mais pas moi.

    L'inspecteur Lansky se redressa et le toisa de toute sa hauteur.

    - Et pourtant, quand Carmen Ross s'est réveillée, elle était dans une chambre à l'étage, nue avec tout un tas de mecs inconnus autour d’elle. Ils étaient en train de la violer David. Comment tu expliques ça ?
    - Je ne suis jamais monté, je ne sais pas ce qui s'est passé dans cette fichue chambre.
    - Bon, dans ce cas, dis-moi ce que tu sais.
    - J'ai vu Carmen monter avec Gregory et deux autres types, je crois. Je suis sorti acheter des bières et quand je suis revenu, elle n'était plus là. Le lendemain, Greg m'a dit qu'ils avaient couché avec elle mais il n'y a pas eu de viol, je vous assure.
    - Alors, tu prétends qu'elle a contrairement couché avec ces types. Que c'était un rapport consenti.
    - C'est ce qu'ils m'ont dit.

    Fran Lansky le considéra d'un oeil nouveau. Matt comprit qu'elle préparait un nouvel angle d'attaque.

    - Dis-moi, David, ça ne t'a pas mis en colère toute cette histoire ? C'est vrai, c'est toi qui as invité Carmen Ross à la soirée, c’est toi qui l’as repérée et ce sont tes potes qui ont pris du bon temps avec elle. Moi, ça m'aurait mise en rogne.

    L'intéressée haussa les épaules.

    - Un peu comme avec Michelle, fit remarquer l'inspecteur Lansky d'un ton goguenard, comme si elle partageait une bonne plaisanterie. C'était ton élève et elle a fini dans les bras, enfin surtout dans le lit, de ton meilleur pote. C'est comme si l'histoire se répétait. Et dans les deux cas, tu te retrouves soupçonné d'un crime.

    - C'est ridicule ! Je n'ai rien fait à Michelle. Et je n’ai rien fait à Carmen non plus.
    - Carmen Ross n'est pas de cet avis, Michelle Duncan n'est plus là pour nous parler. Et on t'a vu balancer quelque chose dans le fleuve le soir de sa mort. Peut-être son cadavre, qui sait ?

    David releva brusquement la tête. Matt n'avait pas besoin de s'approcher pour comprendre qu'il avait brusquement pâli.

    OOoOo


    - Un SDF ? répéta Gregory.
    - Oui. Il vous a vus, David et vous, sur le pont samedi soir, expliqua l'inspecteur Becker. D'après ses déclarations, un SUV noir s'est arrêté, deux hommes en sont descendus et ont jeté quelque chose de lourd dans le fleuve.
    - Je pense qu'il confond avec quelqu'un d'autre. David et moi n'étions pas là-bas. Nous étions chez les Fitzgerald cette nuit-là. D'ailleurs en parlant de ça, vous êtes sûr qu'il n'avait pas un peu picolé votre SDF ?

    Ronnie l'ignora.

    - Vous n'êtes pas passés par le pont ?
    - Non, inspecteur Becker.
    - Très bien. Parlons de Carmen Ross maintenant. C'est une ancienne étudiante de Sullivan Lawrence qui vous accuse, vous et vos copains de fraternité, de l'avoir violée lors d'une fête.

    Gregory Dawson s'esclaffa bruyamment.
    - Quoi, vous n'étiez pas au courant ?
    - Absolument pas.
    - Je suis content que ça vous fasse rire en tout cas, déclara âprement le policier.
    - Non, pas du tout ! Écoutez, Carmen avait une sacrée réputation quand même. C'est toujours le cas d'ailleurs. Je veux dire, elle a dû coucher avec une dizaine de types de la fraternité et elle n'était là que depuis deux mois ! L'entendre crier au viol après ça est risible.

    Becker le fusilla du regard.

    - Donc, comme elle avait soi-disant couché avec quelques-uns de vos amis, vous aviez le droit de la violer, c'est ça que vous êtes en train de me dire ? C’est une défense intéressante.
    - Il n'y a pas eu de viol ! Si Carmen dit ça, elle ment.
    - Pourquoi ferait-elle ça ?
    - Je n'en ai aucune idée. Peut-être pour obtenir un … dédommagement. Les Fitzgerald ont beaucoup d'argent, tout comme ma famille.
    - Mais Carmen n'a pas porté plainte, objecta Becker. Elle n'en a parlé qu'à quelques proches et a quitté le campus sans faire de tapage. Ce n'est pas l'attitude d'une fille qui veut gagner de l'argent en intentant un procès frauduleux pour viol.

    Gregory fit la moue.
    - Je ne sais pas, inspecteur mais une chose est certaine : Carmen n'a pas été violée lors de cette fête.

    OOoOo


    - Tu sais, David, je crois que tu es dans une sacrée merde.

    L'inspecteur Fran Lansky énonça cette phrase d'un ton tranquille, à la limite de la moquerie, comme si en fin de compte, toute cette histoire ne le concernait pas vraiment.

    - Tu risques de payer seul les pots cassés. Une innocente jeune fille a été tuée d’une manière horrible et le public veut que les coupables soient sévèrement punis. En plus, on est au période électorale et le procureur est candidat à la mairie de Charlestown. Il voudra un procès et une peine exemplaire.

    De l'autre côté de la vitre, Matt ne put s'empêcher de sourire. Quelle ironie dans les propos de Fran ! C'était précisément à cause des échéances électorales que cette affaire était si délicate et que le procureur Clemmons rechignait tellement à la tâche.

    - C'est vrai, les preuves t'incriminent toi, plus que Gregory Dawson. Michelle était ton élève, c'est ta voiture que ce sans-abri a vu et c'est dans ta maison que la défunte se rendait le soir de sa mort, énuméra Fran, implacable. Peu importe ce qui s'est passé, tu es foutu.

    La jeune femme faisait les cent pas dans la minuscule pièce. Matt, qui commençait à être fatigué et avait faim, regarda sa montre. Il était presque vingt-deux heures et l'interrogatoire avait commencé six heures plus tôt. Si David devait craquer, c'était maintenant ou jamais.

    Elle se pencha vers lui, ne laissant qu'une poignée de centimètres entre leurs deux visages. La peur suintait de tous les pores de la peau du jeune étudiant.

    Puis, Fran abbatit leurs deux cartes maîtresses, qu'elle gardait pour elle depuis le début.

    - On sait que vous n'êtes pas allés au Stripp samedi soir. On a interrogé tous les serveurs et regardé les caméras. Et devine quoi ? Pas de traces de votre passage. Parce que vous n'y êtes jamais allés, asséna-t-elle. Ce n'est pas pour aller au bar que vous êtes ressortis.
    - Je …
    - Quoi ? Tu as perdu ta langue, c'est ça ?

    Il se tut, de plus en plus blême.

    - Et le LSD, David ? Il y en avait dans le sang de Michelle mais ses amis jurent qu'elle n'en aurait jamais pris volontairement. Tiens, ça me rappelle quelque chose. Vous l'avez droguée et violée elle aussi ?
    - Non, non !
    - Alors pourquoi le légiste a trouvé des traces de LSD dans son corps ? Qu'est-ce qui s'est passé ? tonna-t-elle en tapant soudain du poing sur la table.

    David sursauta.

    - Je ne … C'était un accident, murmura-t-il alors. Un accident.

    Et il expliqua tout.
Les heures noires by SarahCollins
Author's Notes:
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7

Les heures noires


Le temps emporte tout. Le temps efface tout et tout ce qui reste à la fin ce sont les ténèbres. Jules Supervielle

— C'était un accident, répéta David d'une voix sourde.

— David, que s'est-il passé ? demanda à nouveau Fran Lansky.

Sa voix était plus douce à présent, comme celle d'une mère s'adressant à un enfant.

— Le début de la soirée s'est passé comme on vous l'a dit mais ensuite … tout a dérapé, dit-il d'une voix sourde.

Samedi soir

— Qu'est-ce que c'est ? demanda Michelle à voix basse.

Ses yeux sombres ne quittaient pas ceux, d'un bleu soutenu, de Gregory.

— Du LSD.

Il esquissa un petit sourire puis prit la main de la jeune fille.

— Juste pour changer la routine et nous amuser un peu. C'est une expérience nouvelle et je veux la partager avec toi. Ça va être génial, assura-t-il.

Simple spectateur de la scène, David tenta de se faire oublier. Installé à l'autre bout du canapé, il se pencha vers la table basse et entreprit de rassembler les livres et les feuilles éparpillés. Mais, même sans le vouloir, il ne perdait pas une miette de la conversation.

— C'est dangereux, murmura Michelle sans regarder son petit ami. Je … je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

David sentit son hésitation. Intrigué, il regarda son ami se pencher vers Michelle. Greg lui chuchota quelque chose, ses lèvres fines pressées contre le lobe de son oreille. Il ne pouvait saisir ce qui se disait mais quelques instants plus tard, les deux autres se levèrent. Il remarqua qu'ils se tenaient par la main à présent. La jeune fille paraissait nerveuse. Et, était-ce une illusion due à la lumière ou avait-elle rougi ?

Se faisant l'effet d'être un voyeur, il les regarda quitter le vaste salon. Greg se retourna promptement et lui adressa un clin d’œil avant de prendre Michelle par la taille. Ils montèrent l'escalier majestueux. Tous deux déchaussés, ils semblaient s'enfoncer dans l'épais tapis bordeaux. Il ignorait alors qu’il voyait Michelle vivante pour la dernière fois.

Lorsqu'ils eurent disparu à l'étage, David alluma la télévision et s'allongea de tout son long sur le canapé. Il s'efforçait de ne pas tendre l'oreille mais c'était inutile : quoique fassent Michelle et Gregory (et il avait sa petite idée sur la question), il ne pourrait pas les entendre depuis la chambre d'invités. Celle-ci se situait au dernier étage de la demeure des Fitzgerald, à l'abri de toute oreille indiscrète.

Il zappa de chaîne en chaîne, dans l'espoir de tomber sur quelque programme intéressant mais peine perdue. Son cerveau enregistrait difficilement les images qui défilaient sur le large écran plat.

Sans savoir pourquoi, il ressentait une certaine frustration. Imaginer Michelle et Greg ensemble dans la chambre ne l'aidait pas à s'en défaire.

Étouffant un soupir, il se tortilla sur le canapé et continua de changer de chaîne. Match de NBA … Émission de télé-réalité … Bulletins d'informations ...

Peu à peu, son bras s'affaissa puis se mit à pendre par-dessus le canapé alors qu'il plongeait dans le sommeil.

Quelques heures plus tard, il se réveilla presque en sursaut.

La télévision, toujours allumée, projetait un éclairage blafard sur son visage au teint cireux. Dans la semi-pénombre de la pièce, les ombres de l'appareil paraissaient menaçantes, tapies dans l'obscurité mais prêtes à jaillir.

Il était inconfortablement installé sur le canapé, aussi David se redressa-t-il avec lenteur. Les yeux grands ouverts et l'oreille tendue, il était aux aguets. Il se demandait aussi ce qui pouvait bien expliquer la brutalité de son réveil.

Il lui semblait avoir entendu un bruit, une sorte de choc sourd … Peut-être s'agissait-il simplement des Jones, le vieux couple qui entretenait depuis des années déjà la maison des Fitzgerald.

Il se leva, traversa d'un pas qui se voulait décidé l'opulent salon et écarta les lourds rideaux. Rien, il n'y avait rien, pas un seul mouvement de l'autre côté de la pelouse impeccablement tondue. La petite maison occupée par Gary et Susan Jones était plongée dans l'obscurité.

Dav, mon vieux, tu te fais des films. A part toi, il n'y a pas un chat dehors, se dit-il. Tout le monde dort.

Il s'éloigna et éteignit la télévision. Il devait être minuit passé et il était temps pour lui de regagner ses quartiers. Il n'avait jamais été du style fêtard et aimait se coucher de bonne heure. Il laissait les longues nuits de beuverie et de sexe à Greg …

Il remontait lentement l'escalier quand il se souvint de la présence de son meilleur ami. Et de Michelle. Il fronça les sourcils et se demanda si la jeune fille se trouvait toujours chez lui. Mal à l'aise, il songea que le bruit entendu quelques minutes plus tôt provenait peut-être de leurs ébats. C'était fort peu probable, les chambres à coucher se trouvant toutes au troisième et quatrième étage, mais possible.

Arrivé au deuxième, il entendit un nouveau bruit.

Il se figea, le cœur battant à tout rompre et prêt à prendre ses jambes à son coup avant de réaliser qu'il s'agissait simplement … de l'eau. Le son provenait de la salle de bain, au fond du couloir. Greg – ou Michelle – devait prendre une douche bien méritée après les efforts consentis ces dernières heures. Tant sur le plan intellectuel que physique, d'ailleurs, ajouta David en son for intérieur.

Pourtant, finit-il par remarquer, quelque chose ne collait pas. Pourquoi, si Greg ou Michelle se douchait, la porte de la salle de bain était-elle grande ouverte ?

Décidé à en avoir le cœur net, il s'approcha et entra dans la pièce. Il eut un haut-le-cœur.

Étrangement, sa première pensée fut pour sa mère. L'eau débordait de la baignoire et s'écoulait inexorablement vers le sol, menaçant les précieux tapis d'Eleanor Fitzgerald. Dans un état second, il tourna le robinet et alors seulement, contempla le corps nu.

La tête sous l'eau, son épaisse chevelure sombre dissimulant son visage, Michelle Duncan gisait dans la baignoire. Et David n'eut pas besoin de s'approcher davantage pour savoir qu'elle était morte.

OOoOo

Gregory parut réaliser que quelque chose avait changé dès que l'inspecteur Becker revint dans la petite salle d'interrogatoire. De nouveau posté derrière la vitre sans tain, Matt ne manqua pas de voir les sourcils du jeune home se froncer brièvement avant que son visage ne recouvre son impassibilité coutumière.

Ron Becker ne le fit pas patienter plus longtemps que nécessaire. Il s'installa en face de l'étudiant et annonça de but en blanc :

— Votre petit copain David a fini par se mettre à table.

Gregory conserva un silence prudent mais la fixité et l'intensité de son regard indiquait qu'il ne perdait pas un mot de ce que le policier lui disait. Matt pouvait voir les rouages de son cerveau se mettre en marche.

— Autant vous dire que dans sa version de l'histoire, vous n'apparaissez pas sous votre meilleur jour, poursuivit Becker d'un ton nonchalant.

Comme Gregory ne répondait pas, il entreprit alors de lui rapporter dans les moindres détails ce que David venait de révéler à l'inspectrice Lansky et que la jeune policière leur avait ensuite raconté.

— Alors, conclut gravement Becker, c'est le moment ou jamais de nous donner votre propre version des faits.

Le teint livide, le jeune homme fit alors quelque chose que ni le policier ni le substitut du procureur n'avait prévu. Les traits de son visage affable se brouillèrent et il enfuit son visage dans ses mains, comme s'il … pleurait ?

Visiblement surpris, Becker le contemplait sans bouger. Oubliant que le policier ne pouvait pas le voir, Matt haussa les épaules, l'air de dire « voyons où tout ça va nous mener ».

Quand Gregory se redressa, ses cheveux, qui d'ordinaire lui donnaient l'air de sortir d'un magazine de mode, se dressaient en épis indomptables autour de sa tête. Par ailleurs, il avait l'impression que ses yeux étaient un peu plus rouges que tout à l'heure. Avait-il réellement pleuré ?

Pourtant, quand il reprit la parole, ce fut d'une voix claire et profonde.

OOoOo

Après un dernier clin d’œil pour David qui le regardait gravir l'escalier avec Michelle, Gregory se retourna et prit la main de la jeune fille.

Il s'attendait à ce qu'elle change d'avis – il s'y était même préparé, pour être honnête. C'était une jeune fille sérieuse et réservée, encore « innocente » à bien des égards mais il avait dû se montrer suffisamment persuasif car quelques instants plus tard, elle se tenait à ses côtés, debout au pied du lit et dénudée. Leurs vêtements, retirés à la hâte, reposaient au sol.

Leurs verres étaient déjà prêts, posés sur la table de chevet. Il lui en tendit un, un sourire sur les lèvres.

— C'est juste un soda, lui dit-il pour la rassurer, en voyant qu'elle ne buvait pas.

— Et tu as mis le LSD dedans ?

Il hocha la tête, sans la quitter des yeux et but son verre le premier. Elle l'imita, lentement.

Bientôt, il se sentit tout drôle, comme si une tempête se déchaînait en lui. Ses mains étaient moites et il sentait des gouttes de sueur couler sur sa nuque. D'un pas léger et presque dansant, il s'éloigna d'elle et se rapprocha de la fenêtre. Il avait l'impression que ses pieds nus s'enfonçaient dans le tapis bordeaux. Il tira tous les rideaux de la chambre.

Tout son corps était tendu, tous ses muscles crispés, et il éprouvait une bizarre appréhension qui l'étranglait, le suffoquait. Quand il rouvrit les yeux, il s'aperçut qu'il s'agissait simplement de Michelle. Venue le rejoindre près de la fenêtre, elle agrippait son épaule.

— Ne t'inquiète pas, murmura-t-il. Tout va bien se passer.

Main dans la main, ils regagnèrent le lit et s'allongèrent dessus. Il caressa son visage et son cou, tendrement, sans cesser de lui murmurer des mots doux.

Il chuchotait mais il paraissait se répéter à l'infini, comme dans une chambre d'écho. Soudain, Michelle se mit rire comme une folle et il finit par éclater de rire aussi. Bon sang ! C'était la chose la plus drôle, la plus absurde qu'il n'ait jamais fait. C'était mieux que ce qu'il avait imaginé, que tout ce qu'ils avaient expérimenté, pour lui comme pour Michelle.

Étendu sur le dos à l'instar de la jeune fille, Gregory remarqua des motifs qui changeaient lentement au plafond.

Il l'attira contre lui et lui fit poser la tête sur ses genoux pendant qu'il regardait les couleurs se mélanger et tournoyer au-dessus de lui, de larges tâches rouges, bleues et blanches. Il repensa au feu d'artifice pour la fête nationale l'été dernier.

De manière surprenante, ce fut elle qui fit le premier pas. Elle se redressa et l'embrassa. Et ils n'étaient plus Greg et Michelle, ils étaient une essence à part, un merveilleux mélange de bras et de jambes, de chair et de sang. Ils ne faisaient plus qu'un. En la regardant onduler contre lui, il comprit que pour la première fois, elle n'avait plus de complexes. Elle se sentait belle. Grâce à lui.

Ses sens étaient devenus si aigus qu'il lui semblait entendre David aller et venir en bas, et qu'il sentait l'odeur du gâteau au chocolat qu'ils avaient partagé plus tôt dans la soirée.

Après une éternité – mais peut-être ne s'était-il écoulé que quelques minutes – ils retombèrent sur terre et s'endormirent paisiblement.

Lorsqu'il se réveilla plus tard dans la nuit, il voulut la prendre dans ses bras et se rendormir avec elle mais elle se dégagea doucement. Elle secoua la tête.

— Qu'est-ce qu'il y a ? lui demanda-t-il.

— Je dois partir, murmura-t-elle d'une voix un peu pâteuse, comme si elle avait du mal à parler distinctement. J'ai dit à mes parents que je révisais chez Mary et que je rentrais vers vingt-trois heures trente. Je vais prendre une douche, OK ?

Il hocha la tête et ses vêtements roulés en boule entre ses bras, elle quitta la chambre. Il entendit dans une sorte de brouillard l'eau couler à quelques mètres de lui et replongea dans le sommeil pendant que la jeune fille s'agitait dans la salle d'eau.

Plus tard, il se leva avec une irrépressible envie d'uriner. Il enfila un caleçon et sortit de la chambre. Passant devant la salle de bain, il jeta un coup d’œil à l'intérieur et se figea.

David était là, penché vers le robinet. Penché par-dessus le corps de Michelle.

Gregory se précipita et écarta d'un coup d'épaule son ami. Il sortit la jeune fille de la baignoire et étala son corps sur le sol. Il chercha son pouls. Rien.

— Mon Dieu … Elle est morte, annonça-t-il d'une voix blanche.

— Je l'ai trouvée comme ça ! s'écria David. Merde, c'est pas vrai. Qu'est-ce qui s'est passé ?

Le souffle court, Greg se prit la tête à deux mains. Il n'arrivait plus à réfléchir, à penser normalement. Ses entrailles se tordaient. Il s'imaginait déjà, menotté, assis à l’arrière d'un véhicule de police, le procès, la honte jetée durablement sur leurs deux familles. La prison. Parce qu'ils iraient en prison, c'était certain.

— Non, souffla-t-il.

Désormais agenouillé à côté de lui, le corps de Michelle étendue devant eux, David sanglotait en se balançant d'avant en arrière.

— David, appela-t-il en le secouant. David, il faut qu'on se débarrasse du corps.

— Non, non ! On doit appeler la police ou les secours. Eux, ... eux, ils vont pouvoir la réanimer.

Gregory attrapa son ami par le bras et le secoua avec l'énergie du désespoir.

— David, elle est morte, il n'y a plus rien qu'on puisse faire. Je ne sais pas ce qui s'est passé, elle a dû perdre connaissance ou faire un mauvais trip et se noyer mais en tout cas, elle est morte. Et nous, on est dans la merde ! s'écria-t-il. Personne ne nous croira quand on dira que c'est un accident. Les flics penseront qu'on l'a tuée. Alors il faut qu'on agisse.

— Qu'est-ce que tu veux faire ?

— Il ne faut surtout pas qu'on découvre son corps ici. Elle était censée être chez son amie Mary alors … On doit se débarrasser du corps et faire croire à un accident. Allez, aide-moi. J'ai une idée qui pourrait marcher.

Gregory se leva et soulagé d'avoir l'ébauche d'un plan, récupéra les vêtements de Michelle, négligemment jetés sol. Sous l'œil incrédule de son ami et avec mille et une précautions, il rhabilla la jeune fille de pied en cape avant de l'enrouler dans le tapis de la salle de bain.

— Attends, c'est le tapis de ma mère. Qu'est-ce que je vais lui dire à son retour ?

Il fusilla David du retard. Ils étaient menacés d'une arrestation et peut-être d'un emprisonnent à vie, et la seule chose qui le préoccupait, c'étaient les tapis de sa mère ?

— On le remettra en place. Et puis de toute façon, on s’en tape mec ! Allez aide-moi.

Faire descendre le corps sans vie de Michelle jusqu'au rez-de-chaussée fut la partie la plus délicate. David suggéra de le faire rouler dans les escaliers mais Greg s'y opposa formellement. C'était bien trop risqué : en opérant ainsi, ils risquaient de laisser des marques et des bleus sur le corps de la jeune fille. Or, c'était justement ce qu'il fallait éviter à tout prix car selon son plan, la police devait conclure à une noyade accidentelle, due à l'alcool et au manque de visibilité sur le pont, une fois la nuit tombée.

Les deux étudiants portèrent donc le poids mort que constituait le corps de la jeune lycéenne dans les escaliers. Lorsqu'ils arrivèrent en bas, ils étaient en nage et essoufflés mais Gregory ne leur laissa pas le temps de se reposer. Il remonta dans la chambre d'amis et s'habilla à la hâte.

Le reste de leur « plan » se déroula sans accroc. Avec une facilité déconcertante, ils conduisirent jusqu'au pont et se garèrent. Greg lança un regard aux alentours mais il n'y avait personne.

— Parfait, murmura-t-il.

Ils sortirent le corps de Michelle toujours enroulée dans l'immense tapis du véhicule et le balancèrent dans le fleuve. Debout côte à côte, ils le regardèrent tomber avec un bruit sourd puis lentement disparaître sous les eaux noires de l'Hudson.

Gregory jeta un coup d’œil à David tout en enroulant le tapis de la salle des bains des Fitzgerald. Il tremblait de tous ses membres. Il le prit par l'épaule puis ils remontèrent dans le SUV noir du jeune homme.

OooOo

— Alors, qu'en pensez-vous ? lui demanda Fran Lansky.

La jeune policière et Matt tenaient un petit conciliabule devant le commissariat. Ils voulaient faire le point sur les événements du début de soirée. Il venait de lui résumer la fin de l'interrogatoire de Gregory, et les « aveux » de ce dernier.

— Je ne crois pas un mot de ce que disent ces deux-là, déclara aussitôt Matt. Surtout Gregory Dawson.

— Oui, je savais bien que vous diriez quelque chose dans ce genre, sourit Fran qui fouillait la poche de son pantalon.

— Ne me dites pas que vous avez avalé cette histoire délirante.

— Admettez que ça pourrait s'être passé ainsi.

— Vous n'êtes pas sérieuse ? Il y a tellement de points douteux dans leur version des faits que je ne sais pas par où commencer. Alors, prenons le plus évident et imaginons que tout se soit passé comme ils l'ont dit jusqu'à ce qu'ils trouvent Michelle dans la baignoire. Vous trouvez normale leur réaction ? demanda Matt, les sourcils levés. Une jeune fille, à laquelle ils tenaient un peu et connaissaient depuis plusieurs mois, se noie et leur première idée n'est pas d'appeler la police ou les secours. Non, ils décident d'enrouler son corps dans un tapis et de le balancer comme un vulgaire déchet dans le fleuve. Ça n'a aucun sens !

— Ils ont paniqué tout simplement. L'espace d'une seconde, ils ont dû voir défiler toute leur vie devant leurs yeux et se dire qu'ils allaient passer les trente prochaines années au minimum derrière les barreaux.

Interloqué, il la regarda sortir un paquet de cigarette des poches de son pantalon.

— La panique, c’est bien beau mais ça n'explique pas tout, contra Matt. D'un côté, ils sont trop effrayés pour appeler la police et lui faire confiance mais de l'autre, Gregory a encore les idées suffisamment claires pour mettre toute cette histoire sur pied, rhabiller Michelle, l'enrouler dans le tapis, conduire jusqu'au pont et la jeter dans le fleuve. Tout ça presque sans se faire repérer. Et ça ne s'arrête pas là. Ils rentrent à la fac le lendemain et nous reçoivent, Ronnie Becker et moi, comme si de rien n'était. Ce n'est pas le comportement d'un jeune étudiant qui fait une grosse bêtise avec des conséquences tragiques et a un accès de panique. Non, ça, ça sent la préméditation à plein nez.

Fran alluma une cigarette et exhala une longue bouffée avant de répondre.

— Et d'un autre côté, ils ont fait une énorme erreur en nous disant qu'ils étaient allés au bar Stripp ce soir-là. S'ils avaient tout prémédité, ils se seraient arrangés pour y aller réellement et y être vus. Peut-être même auraient-ils commandé une boisson pour donner le change et se fabriquer un faux alibi en béton armé.

— Vous oubliez que cette histoire de sortie au Stripp découle du témoignage de Mme Jones, lui rappela Matt. C'est parce qu'elle les a vus revenir en voiture le soir de la mort de Michelle qu'ils ont dû nous raconter ça. Et arrogant comme il est, Greg a dû se dire qu'on ne penserait même pas à interroger les serveurs du bar ou à regarder les vidéos de surveillance.

Il s'interrompit avant de reprendre, d'une voix pleine d'une colère à peine contenue.

— Je vous parie ce que vous voulez que Gregory Dawson a drogué Michelle et qu'il l'a violée. Je ne crois pas une seule seconde qu'elle ait volontairement pris du LSD. Elle avait peut-être bu mais elle n'aurait pas touché de drogue.

— Et pourquoi David le couvrirait-il ?

— Parce que c'est son meilleur ami, plus que ça, je dirais même que c’est son son maître à penser. Vous savez, ils me rappellent ces duos de tueurs en série, avec un dominant et un dominé, fit-il songeur. David n'a sans doute pas touché un seul cheveu de Michelle, tout comme il n'avait rien à voir avec le viol de Carmen Ross, mais il ferait n'importe quoi pour plaire à Greg.

— Y compris mentir à la police et risquer la prison ?

— Oui. De toute façon, étant donné que Michelle état son élève et qu'elle était morte dans sa maison, il était déjà mouillé jusqu’au cou, quoi qu'il fasse. Greg a dû jouer sur ça … et je suis sûr que Becker sera d'accord avec moi, ajouta-t-il, d'un ton sans appel.

Fran fit la moue et s'apprêtait à répondre quand l'inspecteur Becker les interpella. Ils se retournèrent d'un même mouvement. Il paraissait tendu. Matt sentit son estomac se nouer à la vue des traits crispés du policier. Que s'était-il encore passé ?

— Je viens de recevoir un coup de fil des parents de Carmen Ross, annonça-t-il d'une voix sourde. Apparemment, elle n'a pas supporté d'évoquer les souvenirs de son agression avec moi. Elle a tenté de se suicider et … elle est dans le coma.

La fureur du fleuve by SarahCollins
Author's Notes:
Michael Jackson - Man in the mirror
8
La fureur du fleuve


L'insurrection est l'accès de fureur de la vérité. Victor Hugo

Matt releva la tête de ses papiers lorsqu'on toqua à la porte.

- Entrez, dit-il.

La porte s'ouvrit lentement. Johnny Wright se tenait sur le seuil.

- Johnny ? Qu’est-ce que vous faites ici ? Je pensais que vous seriez à la marche blanche.

Les mains dans les poches, il secoua la tête.

- Euh … Est-ce que je peux vous parler ? Juste cinq minutes, plaida-t-il en voyant Matt hésiter. Ce sera pas long, je vous le promets.

Le substitut du procureur finit par signifier son accord d'un hochement de tête. Il referma l'épais dossier qu'il était en train de lire et lui indiqua d'un geste de la main le siège de l'autre côté du bureau.

- Merci, dit Johny en s'asseyant. Je … Voilà, j'ai appris que vous aviez relâché les deux autres-là … Dawson et Fitzgerald et je ne comprends pas pourquoi.
- Il y a eu une conférence de presse du procureur et celui-ci s'est entretenu avec les parents de Michelle pour clarifier notre position.

Johnny éclata d'un rire bref et sans joie. Il paraissait désabusé.

- Les Duncan ne me parlent pas. Je vous ai déjà dit qu'ils ne pouvaient pas me saquer alors je ne sais rien sur rien.

Matt hocha la tête. Comment allait-il pouvoir justifier devant le jeune homme une décision qu'il n'avait pas prise et n'approuvait pas ? Comment justifier l’injustifiable ?

Quelques jours plus tôt, Gregory et David avaient révélé leur « vérité ». Des aveux tardifs car près de deux semaines avaient passé depuis la mort de Michelle - et qui divisaient policiers et procureurs. Matt et l'inspecteur Becker ne croyaient plus un mot de ce qui sortait de la bouche des deux étudiants quand Fran Lansky, qui avait réussi à faire craquer David, percevait dans leur version du drame un soupçon de vraisemblance.

Finalement, celui dont l'avis comptait le plus avait tranché. Le procureur du comté Martin Clemmons avait décidé qu'en l'état actuel, leur dossier contre Gregory et David était trop mince pour faire le poids dans un tribunal.

- Avec un peu de chance, on pourra obtenir une inculpation devant le grand jury, mais un verdict coupable ? Jamais, avait-il expliqué à un Matt déconfit. N'oubliez pas qu'en face, il y aura ce qui fait de mieux en terme d'avocats de la défense.

Matt revint au moment présent : Johnny venait de l'interpeller.

- Ouais, j'ai regardé votre conférence de presse. Franchement, vous trouvez ça crédible ce qu'ils racontent ? Que Michelle s'est noyée par accident dans leur baignoire ? Qu'ils ont paniqué et balancé son corps dans l'Hudson comme un vulgaire détritus ? Qu'elle a couché avec Gregory Fitzgerald ?

Matt choisit soigneusement ses mots suivants.

- Ce que je crois n'a pas tant d'importance que ça, commença-t-il d'une voix calme et mesurée. En tout cas  moins que ce qu'un éventuel juré pourrait penser. Et oui, je suis convaincu qu'à la barre, ils peuvent se montrer suffisamment crédibles pour obtenir un acquittement. De deux choses l'une Johnny, si ce n'est pas un accident alors c'est un meurtre. Mais quel est le mobile ? Et si Michelle n'a pas eu de rapport sexuel consensuel avec Dawson alors il l'a violée. Là encore, où sont les preuves ?

Il resta silencieux un petit moment avant de conclure :

- C'est pour cela qu'indépendamment de ce que je pense, nous avons décidé de ne pas les inculper. Pour le moment en tout cas.

L'espoir de voir surgir de nouvelles preuves et d'une mise en accusation dans un futur plus ou moins proche constituait en réalité une chimère, un os à ronger que lui avait lancé Clemmons. Il s'en voulait d'utiliser ce pitoyable stratagème avec Johnny mais il n'avait guère le choix.

Cependant, celui-ci ne semblait pas décidé à lâcher le morceau si vite.

- Vous dites qu'il n'y a pas de preuve de viol et qu'ils sont suffisamment crédibles pour gagner un procès mais j'ai entendu dire ...
- Oui ?
- J'ai entendu dire qu'ils avaient déjà violé une fille il y a quelques mois. Une étudiante de Sullivan Lawrence, précisa-t-il en fixant Matt droit dans les yeux.
- Cette piste s'est avérée non concluante, répondit le jeune substitut, qui tentait de soutenir sans ciller son regard.

C'était la stricte vérité. Carmen Ross avait tenté de mettre fin à ses jours, au moment même où ses bourreaux avouaient avoir ruiné la vie d'une autre jeune fille. Plongée dans coma que les médecins qualifiaient de quasi irréversible, ses parents avaient fini par débrancher les machines la maintenant encore en vie.
D'après ce que lui avait confié l'inspectrice Lansky, le suicide de la jeune fille, qui avait eu lieu quelques heures après leur entrevue, avait plongé dans une grande détresse l’inébranlable Ronnie Becker. Bouleversé, le policier était convaincu que s'il ne l'avait pas forcé à revivre dans les moindres détails cette terrible soirée, Carmen serait toujours en vie.
Son sentiment de culpabilité devait être aggravé par la relative inutilité de ce qu'elle lui avait révélé. Carmen morte, elle était incapable de témoigner de son agression, ni devant le grand jury pour une éventuelle inculpation, ni lors d'un procès. Tout ce qui concernait son viol n'était donc que ouï-dire. Ainsi, Matt n'avait plus qu'à dire adieu à un pan entier de l'affaire Duncan. Raison de plus pour relâcher Dawson et Fitzgerald, avait conclu Martin Clemmons d'un ton sans appel.

Mais Matt ne pouvait se résoudre à resservir le même baratin juridique au petit ami de Michelle. Il tenta une nouvelle approche.

- Ecoutez Johnny, je sais que ce que je vais vous dire peut paraître étrange mais c'est peut-être mieux ainsi. Si ...
- Mieux ainsi ? C'est mieux que deux meurtriers s'en sortent sans jamais être inquiétés ? Sérieusement ? s'exclama le jeune homme d'un ton révolté.
- Etant donné que le verdict était très incertain, oui, c'est peut-être mieux qu'il n'y ait pas de procès. Dans le cas contraire, il aurait en grande partie reposé sur le viol comme mobile du meurtre, poursuivit Matt. La défense se serait fait un plaisir de traîner Michelle dans la boue pour prouver qu'elle a bien couché avec Gregory. Leurs avocats auraient soutenu que oui, elle était tout à fait le genre de fille qui ment à ses parents pour sortir le soir, qui boit et se drogue au lieu de réviser et qui couche avec un autre garçon dans le dos de son petit ami.
- Et peu importe si mes amis et moi, qui connaissions vraiment Michelle, on dit que ce n'est pas vrai, qu'elle n'a jamais eu de relation avec ce type et qu'il a abusée d'elle.
- Il n'y a pas de preuve de viol, répéta patiemment Matt.
- Il n'y a pas de preuve de leur soi-disant relation non plus ! s'emporta Johnny.
- Mettez-vous à la place d'un éventuel juré. D'un point de vue neutre, il est beaucoup plus facile d'envisager qu'une lycéenne ait pu entretenir une relation secrète avec un étudiant que d'imaginer un étudiant bien sous tous rapport violer cette même lycéenne. Ce procès aurait été extrêmement douloureux pour toi, comme pour les parents et amis de Michelle, crois-moi.

Johnny n'avait pas l'air convaincu par sa démonstration mais son visage était redevenu impassible.

Avant de prendre congé, il lui posa une dernière question.

- Vous n'arrêtez pas de parler de juré et tout … Mais vous, qu'est-ce que vous pensez ? Vous croyez que c'était vraiment un accident ?

Incapable de lui mentir, Matt lui donna une réponse honnête et sincère. À ce moment-là, il lui était impossible de savoir quelle tragédie en découlerait des semaines plus tard.

OOoOo


La marche avait été fixée à six heures du soir. Elle partirait de South Side jusqu’au centre administratif de Charlestown, à proximité de la mairie.

Du côté des officiels, on espérait que si le cortège s'ébranlait sans trop de retard, il resterait assez de temps pour que la marche se termine à la lumière du jour. Personne, ni les officiers de police, ni les organisateurs, ne souhaitait une dispersion massive à la nuit tombante. L'expérience avait prouvé que la dissolution était le moment le plus imprévisible et plus propice à des échauffourées dans un événement de cette nature.

Mais les choses ne se passèrent pas tout à fait comme prévu. Rapidement, il s'avéra que la marche avait réuni beaucoup plus de monde que prévu et bénéficiait d'une importante couverture médiatique.

Bien plus grand que la majorité des autres participants, Elijah William réalisa sans difficulté qu'il y avait presque autant de journalistes que de marcheurs. Amer, il se demanda combien était réellement là pour rendre hommage à son amie Michelle et combien n'était venu que pour protester contre la remise en liberté de Gregory Dawson et David Fitzgerald. Là résidait tout le problème d'ailleurs. Nul ne connaissait vraiment le but de cette action. S'agissait-il d'une marche blanche ou d'une manifestation ? Venaient-ils partager leur chagrin ou exprimer leur indignation face au récent virage pris par l'affaire ?

Il soupira.

Durant la demi-heure suivante, alors qu'ils attendaient patiemment le début de la marche, les cars continuèrent d'arriver. Ebahi, le jeune homme vit que certains autobus des transports publics déposant des renforts venaient d'autres villes. Ceux qui en descendaient portaient des pancartes, avec des messages tels que « JUSTICE POUR MICHELLE », « FITZGERALD ET DAWSON ASSASSINS ».

- Eh bien, qui aurait cru qu'il y aurait autant de monde ? demanda Mary Abbott en jetant un coup d’oeil impressionné autour d'elle.

La foule continuait de grossir, des voitures et quelques personnalités locales, dont deux conseillers municipaux, vinrent accroître leurs rangs. À quelques mètres de là, plusieurs pasteurs se tenaient par la main et priaient, entourés de deux cameramen.

Le cortège était maintenant bien fourni et on percevait ici et là, quelques casques de motards de la police luire au soleil.

Elijah repéra son frère aîné Dwight. Celui-ci leur tournait le dos et discutait avec animation à un groupe de jeunes. Le sang glacé, il reconnut parmi eux Lawrence Brooks, l'un des chefs du gang Black Saints Devils. Que faisait-il ici ? Comme s'il avait senti son regard, le plus âgé des cousins Brooks se retourna lentement et lui adressa un sourire.

Il se détourna.

- Est-ce que tu crois que les parents de Michelle vont venir avec nous ? demanda-t-il à Mary.
- Non. Pour le moment, tout ce que veulent les Duncan, c'est qu'on les laisse tranquille.

Le cortège se mit enfin en marche, au son de divers slogan. Des centaines de manifestants descendirent l'avenue en direction du parc. Arrivés là-bas, ils continuèrent à marcher, avançant au rythme des cris de plus en plus vindicatifs. Ils contournèrent les bancs tagués et les balançoires cassées.

Au premier rang se trouvaient les pasteurs, dont le père de Mary, et divers membres d'associations de South Side. Ils progressaient bras dessus, bras dessous.
De temps à autre, un journaliste se glissait parmi les manifestants, probablement pour sonder leur état d'esprit.

À présent, ils étaient arrivés près d'une morne plaine urbaine bordée de motels mal famés, de fast-foods de troisième classe et de station-service à prix réduit. La Septième Avenue, le paradis du sexe et de la dope. Les quartiers résidentiels et commerçants ne commençaient que beaucoup plus loin.

Au carrefour suivant, les manifestants tournèrent deux fois à droite, et se retrouvèrent bientôt dans Marcus Garvey Parc, le seul espace vert qui semblait encore entretenu par la mairie.

Toujours aux côtés de Mary, Elijah vit plusieurs de ses amis et condisciples aider un homme à se hisser sur une sorte de plate-forme. Derrière lui, se dressait une statue grandeur nature de militant noir qui avait donné son nom au parc. L'homme déploya sa large silhouette et jaugea la foule de son regard sombre. Elijah tressaillit : c'était Lawrence Brooks. Il se tourna précipitamment vers son amie.

- Qu'est-ce qui se passe ? Je pensais que c'était ton père qui devait parler ?
- Je ne sais pas non plus. Je me demande à quoi joue Brooks, fit-elle songeuse.

Mais lui savait. Malheureusement, il connaissait suffisamment bien Lawrence pour comprendre le fonctionnement de son esprit tordu. Depuis que son cousin et lui s'étaient emparés du gang, il s'était toujours vu comme une sorte de porte-parole des droits civiques, une figure locale plutôt que comme ce qu'il était réellement. Un vulgaire malfrat. Cependant, Elijah devait lui reconnaître une chose : il était beaucoup plus malin que son cousin Cyrus et n'avait jamais passé un seul jour en prison. Lui, c'était la tête et Cyrus les jambes.

Les journalistes se tournèrent vers lui, prêt à prendre des notes, tout comme les caméras.

Il attaqua d'une voix forte et puissante, audible de toute la foule.

- Il y a deux semaines, une jeune fille pleine d'avenir nous a été enlevée. Elle s'appelait Michelle Duncan et n'avait que dix-sept ans. C'était une gamine qui travaillait dur à l'école et rêvait d'aller à l'université. Son désir de réussite et sa soif d'apprendre lui auront coûté la vie. Ça, et la couleur de sa peau, ajouta-t-il d'une voix grave.

La foule était silencieuse à présent.

- Je ne connaissais pas Michelle, comme la majorité d'entre vous sans doute mais je suis convaincu qu'il est important de manifester. Parce que ça aurait pu être n'importe quelle jeune fille de notre communauté, parce que ça aurait pu être ma fille. Ou la vôtre. Comme si sa mort n'était pas assez tragique, la police de Charlestown oppose à notre chagrin légitime leur indifférence et leur mépris. Nous savons qui a tué Michelle. Nous savons ce que Gregory Dawson et David Fitzgerald lui ont fait subir, avant et après la mort. La police le sait ! tonna-t-il soudain. Et que décide-t-elle de faire ? Elle relâche ces deux individus dangereux.

Il s'interrompit et secoua la tête, l'air consterné. À quelques mètres de lui, Elijah vit le révérend Abbott regarder Brooks avec méfiance mais le reste de son auditoire paraissait conquis, captivé.

- Vous voulez savoir pourquoi ?
- Oui ! cria la foule.

Les mots claquaient encore et encore, comme une succession de coups de feu sur un stand de tir.

- Parce qu'ils sont riches et blancs et que Michelle était pauvre et noire, voilà pourquoi !

Plusieurs personnes applaudirent. D'autres répondirent par un grondement sourd, d'une impressionnante puissance.

- Croyez-vous que la police ou le procureur aurait avalé cette grotesque histoire de rapport sexuel consenti et sous influence, de noyade accidentelle dans une baignoire et de panique qui pousse deux jeunes hommes instruits à jeter un corps dans le fleuve si Dawson et Fitzgerald avaient été noirs ? Ou si Michelle avait été une lycéenne blanche de l'académie Hudson ?

- Non ! scanda la foule.
- Non ! répéta Lawrence Brooks à pleine voix. Nous sommes au vingt-et-unième siècle, la ségrégation est finie depuis plusieurs décennies et notre président est noir mais ici, à Charlestown, on pense toujours que nous sommes toujours des citoyens de seconde zone. Eh bien, nous allons leur prouver que nous ne sommes pas des citoyens de seconde zone !
- Ouais ! cria un manifestant, le poing levé vers le ciel. Justice pour Michelle !

La foule reprit ce slogan en boucle, tel un mantra, et bientôt, Elijah se surprit à crier avec elle.

OOoOo


Il y aurait un avant et un après Michelle Duncan pour la ville de Charlestown. Deux semaines plus tôt, son décès et la découverte de son corps n'avaient pas fait la une des journaux mais désormais, on parlait de cette affaire jusqu'à Washington.

Trois jours auparavant, des centaines de personnes, de South Side mais pas seulement, avaient défilé pour protester contre la remise en liberté de Gregory Dawson et David Fitzgerald. Ils réclamaient justice pour la jeune Michelle. La marche en elle-même s'était déroulée sans anicroche, mais avait été suivie d'incidents de plus en plus graves.

Soixante-douze heures plus tard, la tension n'était toujours pas retombée, bien au contraire. La ville était en proie aux émeutes les plus violentes depuis près d'un demi-siècle et la police semblait impuissante face à la fureur de ceux qui habitaient le long du fleuve.

Les émeutes avaient commencé dans les quartiers sud mais menaçaient maintenant de s'étendre vers d'autres, au grand dam des autorités locales. Celles-ci paraissaient tellement dépassées par l'ampleur des événements qu'ici et là, on réclamait l'intervention de la police d’État, voire de l'Armée. L'imminence des élections municipales ne faisait rien pour apaiser la situation déjà explosive.

Quelle influence, se demandaient les journalistes du Charlestown Tribune, ces émeutes allaient-elles avoir sur le scrutin de novembre ? Les partisans du procureur Clemmons clamaient que les électeurs sanctionneraient forcément George Patterson, l'adjoint du maire, pour sa passivité quand ses opposants répliquaient que les électeurs allaient surtout se souvenir qu'il n'y aurait jamais eu d'émeutes pour commencer si l'affaire Duncan avait été mieux gérée.

C'était généralement à ce moment de la discussion que Matt s'éclipsait. À chaque fois qu'on mentionnait les émeutes aux informations, il essayait de se dire qu'il n'y était pour rien, qu'il n'avait pas choisi de relâcher Dawson et Fitzgerald, mais il ne pouvait s'empêcher de culpabiliser. Et à raison …

Quelques jours plus tôt

Debout près de la fenêtre du bureau, dos à Matt, le procureur Martin Clemmons regardait la ville de Charlestown s'éteindre peu à peu. Le soleil se couchait derrière les rives de l'Hudson.

- Cette ville a besoin de changement, murmura-t-il. Je ne prétends pas être le seul à pouvoir l'apporter mais il semble que je suis le seul à le vouloir vraiment.

Frustré et déçu par l'issue de l'affaire Duncan, Matt ne songea même pas à répondre. Il écoutait à peine ce qu'il lui disait, cherchant encore un moyen de le faire changer d'avis, de le convaincre d'inculper David Fitzgerald et Gregory Dawson.

- Notre décision risque de ne pas nous attirer les faveurs des habitants de South Side, poursuivit Martin. Nous aurons beau nous expliquer, nous justifier, tout ce qu'ils verront, c'est un procureur blanc qui laisse deux jeunes blancs assassins d'une adolescente noire en liberté.

Matt se retint de répliquer que c'était la stricte réalité.

- Mon directeur de campagne pense qu'il me faudra entre vingt et trente pour cent des voix dans les quartiers sud pour l'emporter. Or, pour l'instant, je suis loin du compte. Très loin du compte, répéta-t-il lentement.

Il se retourna :

- J'ai besoin de vous pour gagner des voix dans le South Side et vous avez besoin de moi pour devenir procureur.

Malgré lui, Matt se redressa, soudain plus attentif.

- Que voulez-vous dire ?
- Que vous êtes un homme apprécié de ce côté de la ville, que votre femme est née et a grandi dans ces quartiers. Que vous êtes un procureur noir et que certaines décisions passeront mieux si on a l'impression que vous les soutenez.

Matt avait la gorge sèche. Il regarda Clemmons s'asseoir en équilibre sur le bord de la table.

- Menez campagne contre Patterson avec moi. Allez dans le South Side où vous avez des amis. Parlez-leur, dites-leur que pour moi, ce qui compte, c'est ce qu'un individu vaut, pas la couleur de sa peau.

C'était vrai, songea le jeune avocat. Il le lui avait prouvé presque quinze ans auparavant, le jour où il l'avait engagé.

- Dites-leur que vous avez confiance en moi.
- Et si vous gagnez les municipales ? demanda-t-il d'un ton dégagé.
- Si je gagne, j'aurais besoin de laisser ce bureau à un homme de confiance, quelqu'un comme vous.

Matt hocha la tête, donnant implicitement son accord.
Plus tard dans la journée, il ne prit pas la parole lors de la conférence de presse annonçant la remise en liberté de David Fitzgerald et Gregory Dawson mais il était présent. C'était bien là l'essentiel pour Clemmons.

Quelques jours après, ils assistèrent ensemble à un dîner destiné à lever des fonds pour la campagne du procureur.
- Il est temps de vous faire un nom de ce côté de la ville aussi, lui dit Martin alors qu'une séduisante hôtesse les conduisait à leur table. Tous ceux qui voteront lors de l'élection spéciale pour élire un procureur par intérim sont présent. Vous aurez besoin de leur vote. Et de leur argent.

Bien entendu, Richard Fitzgerald n'assistait pas au dîner. Si peu de temps après la libération de son fils, ç'eut été fort maladroit. Mais les hommes et quelques femmes en smokings et robes longues étaient ses amis. Et, au vu des dizaines de milliers de dollars récoltés ce soir-là et de l'accueil chaleureux qu'ils leur réservèrent, ils éprouvaient beaucoup de reconnaissance envers Martin Clemmons et son jeune substitut.

 
- Hé Matt !

Il sortit de sa rêverie et releva la tête, c'était l'inspectrice Fran Lansky.

- Oui ?
- Vous êtes au courant ? Il y a eu un incendie dans l'un des bars de Silver Lake, le Quinn's.

Matt eut un sourire sans joie.

- Ces temps-ci, les incendies sont plus la norme que l'exception.
- Je sais bien mais cette fois, c'est différent. Deux personnes, le couple de proprios apparemment, sont mortes dans l'incendie.

FIN PARTIE I
9. Réveil brutal by SarahCollins
Author's Notes:
The Beatles - Yesterday
PARTIE II : SALLY QUINN

9. Réveil brutal



Le monde m'est nouveau à mon réveil chaque matin. Colette

Jenny Brian se réveilla doucement, baignant dans une félicité dont elle n'identifia pas immédiatement la cause. Elle entrouvrit les yeux mais il faisait trop sombre dans la chambre pour identifier quoi que ce soit. Elle distinguait à peine le mobilier, le placard contre le mur, le réveil de l'autre côté du lit. Une chose était sûre, elle n'était pas chez elle. Prenant soudain conscience du corps chaud allongé à ses côtés, elle bougea un peu et ne s’arrêta que lorsqu’elle rencontra une jambe.

Elle sourit intérieurement. Elle était là la raison de son bien-être. Peter, son ex-petit ami, son meilleur ami. Elle venait de partager son lit pour la première fois depuis leur rupture, presque dix ans plus tôt.
Alors la soirée de la veille lui revint comme dans un film.

Avec quelques jours de retard et ses plus proches amis, elle avait dignement fêté son anniversaire dans son restaurant préféré. Puis, ils s'étaient tous glissés dans un taxi pour finir la soirée chez Peter. Ils avaient bu quelques verres, pioché dans l'impressionnante collection de vinyles de son ami avant de s'en aller un par un. Par un heureux hasard, Jenny et Peter s'étaient retrouvés seuls chez lui, à moitié allongés sur le canapé. L'alcool et l'imminent remariage de l'ex-femme de Peter aidant, ils avaient passé la nuit ensemble.

Elle soupira et roula sur le côté. Il fallait qu'elle rentre chez elle en vitesse, se douche et se change avant de se rendre au travail. Voilà ce que c'était que de faire la fête en semaine à son âge. Les folles soirées de sa jeunesse étaient bien loin !
Elle ramassa ses vêtements éparpillés au pied du lit et venait de se lever quand son téléphone sonna.

S'ensuivit une épique bataille pendant laquelle elle tenta de retrouver son mobile sans réveiller Peter ou tomber sur le parquet de la chambre. Elle le trouva au moment même où son compagnon se tournait vers elle, les yeux encore bouffis de sommeil. Elle lui adressa un sourire incertain tout en décrochant.

- Allô ?

Pendant quelques instants, elle écouta sans rien dire. Ses traits délicats et mobiles se figèrent en un masque privé d'expression. Ses yeux clairs se glacèrent. Les monosyllabes qu'elle prononçait ne lui permettaient pas de comprendre de quoi il s'agissait mais son ami paraissait inquiet.

- Très bien, finit-elle par dire d'une voix étonnamment calme. Je serais là cet après-midi. Merci d'avoir appelé.

Elle raccrocha et regarda son téléphone. Elle tenait le drap serré entre ses doigts, plaqué contre sa poitrine, comme une protection entre elle et le reste du monde.

- Qu'est-ce qu'il y a ? lui demanda Peter.

Elle détourna les yeux du téléphone et le regarda d'un air hébété. Puis elle s'éclaircit la gorge :

- Le restaurant de ma tante et son mari a brûlé et … la police a découvert deux corps dans leur appartement. Leurs corps. Ils sont morts.
- Mon Dieu, … Jenny, je suis désolé !

Il se redressa et s'approcha mais elle repoussa sa sollicitude d'un geste.

- Je … Il faut que j'y aille. J'ai plein de choses à faire. Rentrer chez moi, me changer, appeler le boulot, aller à Charlestown, énuméra-t-elle en rassemblant le reste de ses affaires.
- Attends un peu … Tu ne veux pas que je t'accompagne ? Je ne suis pas sûr que tu sois en état de conduire.
- Non, non, ça ira, lui assura-t-elle. Je peux me débrouiller seule. J'ai l'habitude.

Elle enfila à toute vitesse ses vêtements et rentra chez elle en taxi.

Le visage de Peter, inquiet et tourmenté, s'imposa à son esprit. Il s'était montré plein d'attentions, désireux de l'aider mais elle l’avait repoussé. Alors, il s'était éloigné pour lui laisser un peu d’espace. Il s'était contenté de la regarder rassembler ses effets personnels, un air de plus en plus perplexe sur son visage affable.

Elle comprenait sa réaction. Il devait s'interroger. Qui ne le ferait pas en découvrant que la femme qu'il avait aimée pendant quatre ans avait un glaçon à la place du coeur ? Depuis le coup du fil du policier de Charlestown la prévenant du drame, elle n'avait pas versé une larme. Elle n'avait fait que s'agiter. Oui, voilà qui devait le faire réfléchir.

Jenny avait bien vu qu'il semblait ébahi par son comportement, qu'il ne comprenait pas. Plus d'une fois, elle avait voulu se tourner vers lui pour lui crier : « Ne me regarde pas comme ça. Tu réagirais comme moi s'il s'agissait de ta tante. Ne me juge pas ! ». Mais elle n'avait rien dit. Elle n'avait guère envie de lui expliquer le pourquoi du comment de ses relations avec tante Sally, la femme qui l'avait pourtant pratiquement élevée.

La jeune femme régla le prix de la course et s'engouffra dans son immeuble. Elle ne croisa personne : il était encore très tôt, même pour Manhattan.
Arrivée chez elle, elle ne perdit pas une minute. Prise d'une nouvelle crise de frénésie, elle se déshabilla, prit une rapide douche, se rhabilla, sortit son vieux sac de voyage des profondeurs de son placard. Elle y jeta pêle-mêle quelques vêtements et sa trousse de toilettes.

Sans même prendre le temps de souffler ou d’avaler quelque chose, elle attrapa son sac et quitta son appartement. Telle une tornade, elle dévala les escaliers, se demandant si elle avait emporté assez d'affaires. Elle ne comptait pas rester plus longtemps que nécessaire à Charlestown de toute façon, se dit-elle alors qu'elle se glissait derrière le volant de sa voiture. Juste le temps de régler les affaires en cours et s'occuper des funérailles.
Jenny sursauta. Les funérailles ! Zut, elle avait complètement oublié d'emporter des vêtements noirs pour l'enterrement. Comment avait-elle pu ne pas y penser ?

Et son travail ? Elle avait aussi oublié de les prévenir de son départ précipité.

Elle fouilla dans son sac à main, à la recherche de son téléphone portable et remarqua que ses mains tremblaient.

- Jenny, calme-toi, s’intima-elle à haute voix.

Elle ferma les yeux et se força à prendre de longues et profondes inspirations. Mais c’était peine perdue.

Rouvrant les yeux, elle croisa son reflet dans le rétroviseur. Elle ne se reconnut pas. Cette femme aux cheveux blonds encore mouillés et à l'air hagard, était-ce bien elle ? Elle contempla son visage au teint pâle, pour une fois dépourvu de tout maquillage, dépouillé. Elle se sentit mise à nue. Ses lèvres se mirent à trembler et brusquement, sans pouvoir se contrôler, Jenny fondit en larmes.

OooOo


L'inspecteur Howard Ackles, le policier enquêtant sur la mort de sa tante et son mari, avait une cinquantaine d'années. De petits yeux cobalt, maussades et dubitatifs, dominaient son visage large et rond. Il regarda Jenny s'installer en face de lui, de l'autre côté de la table.

Revenir à Charlestown dix-sept ans après son départ était une expérience surréaliste mais surtout, bien plus douloureuse qu'elle ne l'aurait imaginé. Si elle-même était plutôt satisfaite du chemin parcouru au cours de ces années et de la femme qu'elle était devenue, elle ne pouvait pas en dire autant de la ville.

Elle n'avait jamais vraiment aimé Charlestown, pour être honnête. Forcée d'y vivre après la mort accidentelle de ses parents, elle l'avait toujours vue comme une sorte de purgatoire ou de prison à ciel ouvert mais lui reconnaissait un certain charme. Mais la localité, qui commençait déjà à dépérir lorsqu'elle était partie sans un regard en arrière, n'en avait plus beaucoup de charme, c'était le moins qu'on puisse dire.

- Il y a eu des émeutes, lui expliqua l'inspecteur Ackles, comme s'il lisait dans ses pensées.

De l'autre côté de la rue, la carcasse d'une voiture calcinée rongeait le trottoir.

- J'ignorais qu'elles avaient été si ... intenses.
- Votre tante ne vous avait rien dit ?
- Si, elle m'en avait parlé mais … Nous n'étions pas du genre à nous téléphoner tous les jours, marmonna-t-elle évitant son regard.

En réalité, Jenny n’avait pas vu sa tante Sally depuis plusieurs semaines.

Elle était venue la voir à New York en compagnie de son mari mais grippée, elle avait passé la majeure du séjour enfermée dans l’appartement de sa nièce pendant que celle-ci et son mari visitaient la ville.

Lorsque les émeutes avaient commencé, Jenny s'était contentée de prendre des nouvelles de sa tante et de son mari Ned. Une fois rassurée, elle n'y avait plus prêté attention. Quand les médias nationaux avaient commencé à en parler la veille, elle avait immédiatement changé de chaîne. Elle n'aimait pas penser à Charlestown car quelques-uns des plus douloureux souvenirs de sa vie y étaient associés.

- Enfin, c'était il y a quelques jours seulement, ajouta-t-elle, comme pour se justifier.

Nouvel hochement de tête.

- Donc le Quinn's a été brûlé par des émeutiers ? Et d'ailleurs, est-ce que vous êtes sûr qu'il s'agit bien des corps de tante Sally et oncle Ned ?

Il la dévisagea un long moment avant de brièvement hocher la tête. Décidément ! Ce type était-il donc incapable de communiquer autrement que par mouvement de tête ? Ne pouvait-il pas lui parler ?

- Le docteur Lang qui est le médecin légiste de notre juridiction a procédé à une identification dentaire et il est formel : les corps retrouvés dans les décombres du Quinn's sont bien ceux de Sally et Ned Quinn.

Une vision dérangeante de sa tante et son second mari nus et allongés sur une table d'acier oxydant, avant leur autopsie, s'imposa à Jenny. Elle n'avait même pas besoin d'imaginer en réalité. Elle-même médecin légiste, elle ne connaissait que trop bien le processus. Elle secoua énergiquement la tête, pour se remettre les idées en place. Ce n'était pas le moment de penser à cela, de risquer de s'effondrer. Il fallait qu'elle garde les idées claires et la tête froide.

- … pensons qu'ils se trouvaient dans leur appartement, au-dessus du restaurant, quand l'incendie s'est déclaré, disait l'inspecteur Ackles.
- Oui, approuva-t-elle d’une voix énergique, décidée à sortir de sa torpeur. Ça paraît logique puisque vous m'avez dit que le Quinn's était fermé ce soir-là. À cause des émeutes justement.

Elle hésita un instant avant de poser la question qui la taraudait depuis le début de leur entretien. Elle ne voulait pas paraître trop abrupte.

- Est-ce que … Est-ce que vous savez quand je pourrais récupérer les corps pour les funérailles ? Ça ne devrait pas être très long puisque vous avez déjà la cause du décès.
- Justement, en parlant de cause du décès ...
- Oui ? l'encouragea-t-elle.
- Nous l'avons trouvé et ce n'est pas celle que vous pensez. Que nous pensions tous à vrai dire, avoua-t-il.
- Que voulez-vous dire ?

Jenny fronça les sourcils, irritée. Bien sûr qu'ils avaient trouvé la cause du décès. C'était l'asphyxie, puisque Ned et Sally étaient morts dans l'incendie de leur établissement.

- Vous êtes médecin légiste alors je suppose que je peux vous montrer ça.

Et avant qu'elle n'ait pu émettre la moindre protestation, il avait fait glisser vers elle plusieurs photos. De l'autopsie des corps. Ou de ce qu'il en restait plutôt. Mais ce n'était pas le plus choquant. Non, ce qui la stupéfiait, la terrorisait même, ce n'était pas non plus l'état de décomposition des corps. Ça, elle s'y était attendue, elle s’y était préparée même. Mais personne n'aurait pu prévoir ces trous sur le crâne, juste au-dessus de l'oreille pour tante Sally et sur la poitrine pour Ned.

- Des impacts de balle ? murmura-t-elle, interdite.

Son coeur battait si vite et si fort qu'elle avait l'impression qu'il voulait sortir de sa poitrine.

- Oui, des traces de balle sur les deux corps. Il semblerait que le feu n’a pas tué votre tante et son mari. En fait, ils ont été tués par balle avant l'incendie, déclara l'inspecteur Ackles.

OooOo


Lorsqu'ils arrivèrent devant la petite église quelques jours après, Jenny remarqua la présence des journalistes, agglutinés de l'autre côté de la rue. Mais ils étaient peu nombreux, bien moins en tout que ce à quoi la police s'attendait. Sans doute la mort des Quinn avait-elle perdu en valeur journalistique et en sensationnel maintenant qu'il était avéré qu'elle n'était pas directement liée aux émeutes. Mais cela restait un double meurtre, d'où leur présence aujourd'hui.

Elle aurait tellement voulu être ailleurs, n'importe où plutôt qu'ici. Elle n'était à Charlestown que depuis quelques jours mais déjà, elle avait l'impression d'être revenue depuis des années, voire de n’en être jamais partie.

Peter, sentant probablement sa tension, lui prit la main et la serra dans la sienne. Elle lui adressa un petit signe de tête, secrètement heureuse de sa présence à ses côtés.

Entre les bancs où se serraient les amis et les proches, un tapis rouge sang s’étalait jusqu'à l'autel de marbre surmonté d'une croix argenté.

Peter alla s'asseoir sur le premier banc tandis qu'elle se plaçait derrière les porteurs. Ses yeux bleus brillaient de larmes et brouillaient sa vision. Elle essaya de regarder partout sauf dans la direction des cercueils, pourtant juste devant elle. Derrière les bières recouvertes d'un linceul blanc et posés sur un chariot bas en métal à roulettes, un enfant de choeur blond portait une croix et deux prêtres fermaient la procession.

Jenny finissait le cortège.

Tout le monde se leva. Les porteurs - elle avait réalisé avec horreur qu'elle n'en connaissait qu’un seul, et encore pas très bien - firent silencieusement rouler les cercueils vers l'autel.

Lorsqu'elle le rejoignit au premier rang, Peter lui prit à nouveau la main mais cette fois, il ne la lâcha plus.

Elle la serra en retour et bientôt, ce fut tout ce qu'elle sentit, tout ce qui compta. Cette main chaude et puissante, amicale et rassurante. Elle essayait de suivre la cérémonie, d'écouter le père Shaw mais n'y arrivait pas. À son corps défendant, ses pensées la ramenaient plus de deux décennies en arrière, vers un autre double enterrement. Celui de ses parents. Elle n’était qu’une gamine à l'époque mais s'en souvenait comme si c'était hier.

Les parents de Jenny revenaient d'une conférence à Atlanta, il pleuvait, son père avait perdu le contrôle de leur voiture et ils avaient fini par s'empaler sur un arbre. Ils étaient tous les deux morts avant l'arrivée des secours.

Et Jenny avait dû quitter sa Floride natale pour s'installer à Charlestown, une ville au nord de New York. Elle s'était vite rendu compte qu'à Charlestown, en-dehors d’un prestigieux pensionnat, il n'y avait rien, et elle n'avait même pas pu s'y inscrire dans cette fameuse école hors de prix. Elle avait pris ses quartiers chez tante Sally, la soeur de sa mère, et son premier mari.

Soudain, la cérémonie fut terminée.

Peter l'incita à se lever. Etourdie, Jenny marcha lentement derrière les cercueils. Une nouvelle fois, elle évita de regarder autour d'elle, préférant fixer ses yeux sur la porte à double battant, au fond de l'église. Elle sentait pourtant les regards curieux des amis de Sally et Ned se poser sur elle, lui rappelant, si besoin était, qu'elle demeurait une étrangère dans cette ville. Certains devaient se souvenir d'elle et de ce qui lui était arrivé, des années auparavant. Et les autres … Elle imaginait bien leurs commentaires. Elle ne pleurait pas, avançait machinalement, un pied devant l'autre, le regard vide, sachant qu'elle paraissait froide et indifférente. Son attitude devait intriguer, attirer la méfiance.

Une fois dehors, elle prit ses lunettes noires dans son sac à main. Elle préférait rester à l'abri des regards.

Lorsqu'ils arrivèrent chez les amis du couple qui organisaient la réception après la mise en terre, la table de la cuisine était déjà dressée et débordaient d'assiettes et de plats.

Un brouhaha provenait du salon bondé et Jenny fut accueillie par des poignées de mains et des embrassades. Elle répondit le plus poliment qu'elle put et monta au premier étage, désireuse d'arranger son maquillage avant d'affronter à nouveau les invités.

En sortant de la salle de bain, elle aperçut un homme entre deux âges. Elle le reconnut sans peine. C'était l'inspecteur Howard Ackles.

Elle lui adressa un faible sourire, malgré tout un peu irritée de le voir ici. Elle n'avait parlé à aucun des amis de sa tante des traces de balle. Peut-être était-elle encore trop choquée pour partager cette information pourtant cruciale avec eux. De toute façon, la police les mettrait au courant bien assez tôt.

- Vous avez du nouveau, inspecteur Ackles ?
- Oui, mais je ne suis pas certain que ça vous plaise. Alors, peut-être pourrions-nous attendre demain ...
- Pourquoi ? s'enquit-elle d'une voix que l’épuisement rendait plus agressive qu'elle ne l'aurait voulu. Aujourd'hui, demain ou un autre jour, ils seront toujours morts. Et puis, je suppose que vous vous êtes déplacé pour cela.
- Dans ce cas, ...

Jenny et lui s'assirent sur la banquette de la fenêtre. Elle regardait sans la voir la petite rue en face.

- Je ne sais pas si vous étiez au courant mais Sally et Ned Quinn avaient d'importantes dettes. En réalité, ils n'arrivaient plus à s'en sortir financièrement parlent.

La jeune femme secoua la tête, confuse et un peu gênée.

- Je n'en savais rien, avoua-t-elle à mi-voix.
- C'est bien ce que je pensais.
- Et il y a un rapport avec leurs morts, selon vous ?
- Ce qu'il faut que vous compreniez, mademoiselle Brian, c'est qu'on parle de dettes astronomiques, quasi insolvables. Je n'ai pas encore eu le temps de bien me pencher sur la question mais il semble que la faillite de leur ancienne banque les a mis dans de grandes difficultés financières.
- J'étais au courant pour la banque mais c'était il y a un bon bout de de temps déjà. Presque quatre ans, se rappela-t-elle. Et les rares fois où j'en ai parlé à ma tante, elle me disait que tout allait bien maintenant.
Ackles haussa les épaules.
- Elle voulait sans doute vous protéger en vous épargnant des soucis inutiles.
- Sans doute oui.

Mais le policier continuait d'éviter son regard et elle comprit qu'il n'avait pas encore fini, que le pire était à venir.

- Leurs dettes étaient telles que … Bon, je ne sais vraiment pas comment vous annoncer cela, bougonna-t-il, mais il faut que vous accepteriez l'idée qu'ils aient pu eux-mêmes mettre fin à leurs jours. Pour échapper à leurs problèmes.
- Comment ? s'exclama-t-elle en se levant d'un bond.

Au même moment, Gail Sanchez, l'amie de sa tante, les interrompit.

- Jennifer, pouvez-vous m'accorder une minute ? J'ai quelque chose à vous demander.

L'inspecteur Ackles se leva aussitôt, visiblement soulagé.

- Nous en reparlerons plus tard mais pensez à ce que je viens de vous dire, lui dit-elle avant de passer devant la jeune femme.

Celle-ci, pétrifiée, ne lui accorda pas un seul regard.
Quelqu'un sur qui compter by SarahCollins
Author's Notes:
Bill Whithers – Lean on me
Lean on me, when you're not strong  (Appuies toi sur moi, quand tu n'es pas solide)
And I'll be your friend  (Et je serai ton ami)
I'll help you carry on  (Je t'aiderais à continuer)

10. Quelqu'un sur qui compter


Le lendemain des funérailles était un samedi. La première chose à laquelle pensa Jenny en se réveillant fut qu'elle n'aurait pas à se lever pour aller au travail. Parfait, elle allait pouvoir s’accorder une grasse matinée bien méritée. Ensuite seulement, la réalité la rattrapa. Elle se souvint : l'incendie, la mort des derniers membres de sa famille, l'enterrement … Et les allégations de l'inspecteur Ackles sur les circonstances de leur décès.

Un mouvement sur sa droite attira son attention. Allongé à ses côtés, Peter s'éveillait.

La veille, les amis de sa tante qui avaient déjà organisé les funérailles et la réception après, lui avaient proposé de l'héberger mais elle avait poliment décliné leur offre.

Leur invitation était sans nul doute sincère et dénuée de toute arrière-pensée mais elle savait qu'ils voudraient apprendre à la connaître et s'interrogeaient sur le pourquoi du comment de ses relations avec Sally. Elle entendait déjà leurs questions. Pourquoi n'êtes-vous pas plus souvent venue voir votre tante ? Vous ne l'appeliez presque jamais. Et elle ne parlait pas beaucoup de vous non plus de toute façon, etc.…. A Charlestown, où on allait à l'église chaque dimanche et assistait aux matchs de l’équipe de basket lycéenne en famille, son départ puis son absence prolongée faisaient causer.

Elle avait donc préféré suivre Peter à l'hôtel. Il n'y avait qu'un seul lit dans la chambre qu'il avait louée avant de savoir qu’elle l’y rejoindrait mais celui-ci était suffisamment grand pour que deux adultes y dorment sans avoir à souffrir de la promiscuité. Et puis dans les circonstances actuelles, Jenny n'avait vraiment pas la tête à batifoler.

Sa conversation avec l'inspecteur Ackles tournait en boucle dans sa tête. « Leurs dettes étaient telles que … Je ne sais vraiment pas comment vous annoncer cela mais il faut que vous accepteriez l'idée qu'ils aient pu eux-mêmes mettre fin à leurs jours. Pour échapper à leurs problèmes », lui avait-il dit.

- Il faut que je te parle, finit-elle par déclarer à Peter d'un ton décidé.

Il hocha la tête et se redressa sur ses oreilles.

- Il y a quelque chose que je ne t'ai pas encore dit. Hier, après la cérémonie à l'église, l'inspecteur qui enquête sur la mort de tante Sally et Ned, est venu me voir. Il a … cette sorte d'idée folle selon laquelle ils se seraient suicidés.

Son ami lui lança un regard médusé. Qu’il trouve cette hypothèse aussi improbable qu'elle la réconforta quelque peu, même si Peter n'avait connu aucun des défunts.

- Pourquoi auraient-ils fait ça ?
- Ils avaient des dettes. Beaucoup de dettes, lui révéla-t-elle. Je n'en savais rien mais d'après l'inspecteur Ackles, ils étaient presque sur la paille et donc il pense que peut-être ...
- Que l'un des deux a tué l'autre avant de retourner l'arme contre lui ?
- Exactement, confirma Jenny, la thèse lui paraissant plus absurde de minute en minute. J’étais avec eux il y a quelques semaines et je n’ai rien remarqué de… Enfin, je m’en serais rendu compte s’ils étaient sur le point de faire quelque chose d’aussi désespéré.

Elle prit une profonde inspiration avant de se jeter à l'eau.

- J'aimerais que tu m'aides Peter. Je vois d'ici ce qui va passer maintenant. Ackles a l'air sûr de son fait. Ned possédait bel et bien une arme qui a probablement été détruite dans l'incendie. Je suis sans doute la seule bénéficiaire de l'assurance-vie de ma tante, donc ils pouvaient mourir et échapper à leurs dettes, sans pour autant me les transmettre, continua-t-elle. Je sais comment ça se passe dans ces cas-là, l'enquête va être rapidement classée et bientôt, tout le monde oubliera ce qui s'est passé.

Elle secoua la tête, peinant à trouver les bons mots. Quel étrange revirement de situation ! Lorsqu'elle était arrivée à Charlestown quelques jours plus tôt, elle ne pensait qu'à en repartir au plus vite et désormais, c'était elle qui se demandait comment persuader Peter de rester avec elle.

- Tu es la personne la plus apte à m’aider. Je veux t'engager comme détective pour que tu enquêtes sur leur mort. Je veux découvrir ce qui s'est vraiment passé.

Toujours allongé, Peter la fixait d'un air pensif. Elle devina son hésitation.

- Je peux te payer, ajouta-t-elle précipitamment, si c’est ça le problème.
- Non, ne t'en fais pas pour ça ...
- Alors pourquoi dois-je m'en faire ?
- Jenny, je vais te demander ce que je demande à chaque client avant d'accepter leur affaire. Es-tu réellement sûre que tu veux savoir ? Tu pourrais découvrir des choses qui ne te plairaient pas, la prévint-t-il. Qui changerait le regard que tu avais sur ta tante, par exemple.

Il ne la quittait pas des yeux et Jenny réalisa à quel point il était étrange que cette conversation ait lieu dans le lit qu'ils venaient de partager, même s’ils n’y avaient que dormi.

- Au point où j'en suis, finit-elle par lâcher. Tout est mieux que la version de l'inspecteur Ackles.

- D'accord, dans ce cas, je vais enquêter, lui promit-il.

oOoOo

Si tôt sorti de la douche, Peter se mit au travail. Il commença par appeler son père, son mentor et associé avec lequel il gérait une agence de détectives privés à New York. Les affaires se portaient bien et ils avaient même engagé un troisième enquêteur. Il lui expliqua rapidement la situation et s'octroya les semaines de congé qu’il devait prendre depuis une éternité. Mais il était certain d’en faire bon usage désormais.

- Je suis tout à toi, annonça-t-il en se tournant vers Jenny.

Leur premier arrêt fut chez les Sanchez, le couple d'amis qui avaient aidé Jenny à organiser les funérailles et la réception qui avait suivi.

Ils accueillirent la jeune femme avec gentillesse. Mme Sanchez lança à Peter un coup d'oeil appuyé et quand Jenny le présenta, il vit son visage s'éclairer : elle le reconnaissait pour l'avoir vu à l'église, sur le premier banc, lui expliqua-t-elle.

À la suite du couple, ils s'installèrent dans le salon, une pièce agréable aux couleurs vives et aux fauteuils accueillants. Les incontournables photos de familles, mariages, remises de diplôme et autres baptêmes, ornaient les murs recouverts de papiers peints crème. Après quelques minutes d'un bavardage rendu compassé par les tristes circonstances et un café très fort, Peter entra dans le vif du sujet.

- Monsieur et Madame Sanchez, je ne sais pas si vous êtes au courant mais la police pense que Sally et Ned se sont suicidés.

Mme Sanchez pinça les lèvres et reposa sa tasse sur la table basse d’un geste brusque. Elle tritura nerveusement les dentelles blanches de la nappe.

- Oui, l'inspecteur … Comment s'appelle-t-il déjà ? demanda-t-elle à son époux.
- Howard Ackles, la renseigna son mari.
- Oui, c'est ça, l'inspecteur Ackles nous a dit qu'il pensait à un meurtre-suicide.
- Et vous n'êtes pas d'accord avec lui ? comprit Peter.
- Non, bien sûr que non. C'est une hypothèse ridicule. L'idée que l'un ait pu tuer l'autre avant de se suicider … Ridicule ! répéta Mme Sanchez.
- Ils n'auraient jamais fait ça, certifia son mari. Ils avaient leurs problèmes, ça c'est sûr mais ils ne se seraient pas suicidés. Pas leur genre. N’importe qui les ayant connus vous dira la même chose.
- De plus, Sally était une fervente catholique.

Peter s'apprêtait à répliquer qu'il avait déjà vu un nombre significatif de croyants attenter à leurs jours quand il crut voir Jenny bouger à ses côtés. Mais lorsqu'il se tourna vers elle, son regard bleu était fixé sur leurs interlocuteurs. Il se détourna, il avait dû rêver.

- Quand vous dites qu'ils avaient des problèmes, de quoi parlez-vous ? demanda-t-il au couple en sortant un petit calepin relié de cuir noir.

M. Sanchez secoua la tête, l'air embarrassé. Il regarda son épouse. Jenny choisit ce moment pour intervenir.

- Écoutez, je sais que vous ne voulez pas les trahir mais ils sont morts maintenant. Et tout ce que vous pouvez me dire sur eux, même ce qui vous semble insignifiant, peut avoir de l'importance, leur expliqua-t-elle. Comme vous, je ne pense pas que leur mort se soit déroulée comme l'inspecteur Ackles l'imagine et je veux découvrir la vérité. Mais je vais avoir besoin de votre aide.

Gail Sanchez hocha la tête et lâcha la nappe.

- Tout ce que je sais, enfin ce que j'avais deviné plutôt, c'est qu'ils avaient de graves problèmes d'argent. Ils étaient pudiques à ce sujet mais … c'était évident. Ils ont même dû vendre une partie des meubles de leur maison.
- Vraiment ? s'étonna Jenny. Je l'ignorais, ma tante ne m'avait rien dit.
- Ils ne nous en avaient pas parlés non plus à proprement parler, lui dit Mme Sanchez, comme pour rassurer la jeune femme.
- Alors comment l’avez-vous su ?
- Jim et moi, nous avons croisé Sally dans un marché d'antiquités un week-end, à Beacon.
- Nous nous sommes approchés et c’est là que j’ai réalisé qu’il s’agissait de leurs propres meubles. Nous voulions discuter un peu mais elle avait l'air tellement gênée que nous sommes aussi vite repartis.

Peter n'eut pas besoin de se tourner vers Jenny pour comprendre que son silence révélait autant de surprise que de déception. Si les problèmes financiers de sa tante et son mari étaient tels qu'ils avaient dû se séparer d'une partie de leur mobilier, l'hypothèse de l'inspecteur Ackles prenait davantage de poids.

- En dehors de ces problèmes d'argent, avaient-ils d'autres ennuis ?

Les époux Sanchez secouèrent la tête.

- Est-ce que vous leur connaissiez des ennemis ?

Nouvel hochement de tête.

- Des changements de comportement avant leur mort ?
- Non, pas à ma ...
- Maman ?

Peter, Jenny et les Sanchez se tournèrent d'un même mouvement vers l'endroit d'où provenait la voix. Une jeune fille, entre vingt et vingt-cinq ans, à l'ossature fine et aux épais cheveux bruns, sortait de la cuisine. Le jeune détective eut soudain l’intime conviction qu'elle les écoutait depuis le début.

- Voici notre fille Carol, présenta Gail Sanchez. Ma chérie, qu'est-ce que tu fais là ? Je te croyais dans ta chambre.
- Je suis descendue me faire un sandwich et je n'ai pas pu m'empêcher de vous entendre, expliqua la jeune fille en rougissant.
- Ce n’est pas grave. Remonte dans ta chambre maintenant.

Mais Carol s'approcha et vint s'asseoir avec eux dans le salon. Elle regarda Jenny droit dans les yeux.

- Vous êtes la nièce de Sally ?
- Oui. Vous la connaissiez ?
- Je travaillais dans son bar les week-ends et pendant les vacances, expliqua la jeune Carol. Pour me faire un peu d'argent de poche. Votre tante était très gentille et Ned aussi. Ils me manquent. Enfin, ça doit être encore pire pour vous. Je suis vraiment désolée.

Jenny hocha la tête et l’incongruité de la situation frappa Peter. Comme il devait être à la fois étrange et réconfortant de recevoir des condoléances de la part de parfaits inconnus qui, pourtant, semblaient mieux connaître sa tante qu'elle.

- Vous vouliez nous dire quelque chose ? lui demanda Jenny.
- Euh … Oui. Je ne sais pas si c'est vraiment important mais l'autre jour, il s'est passé quelque chose de bizarre. Je venais d'arriver au bar et j'ai surpris Sally au téléphone. Elle avait l'air très stressée, paniquée même. Je ne sais pas à qui elle parlait mais je suis certaine qu'ils se disputaient. Je l'ai entendu dire qu'elle était déjà ruinée et qu'elle n'allait plus pouvoir payer. Enfin, quelque chose dans ce goût-là.
- Carol ! s'exclama M. Sanchez. Pourquoi ne pas l'avoir dit plus tôt ?
- Je pensais que ce n'était pas important puisqu’ils étaient morts dans l'incendie du Quinn's, se justifia la jeune fille. Je ne pouvais pas savoir.
- Est-ce que vous avez entendu autre chose ? s’enquit Peter.
- Non, juste ce qu'elle a dit à propos de l'argent. Ensuite, elle m'a vue et elle a immédiatement raccroché.
- Et vous n'avez pas la moindre idée de la personne avec laquelle elle parlait ?
- Non. Elle avait l'air tellement en colère que je n'ai pas osé lui poser de question, avoua Carol. Maintenant, si vous saviez comme je le regrette.

oOoOo

- Qu'est-ce que tu en penses ? demanda Jenny dès qu'ils eurent quitté la maison des Sanchez. À ton avis, avec qui parlait ma tante ?
- Aucune idée. Au début, je me suis dit que c'était peut-être son nouveau banquier mais maintenant, je n'en suis plus aussi sûr.

Ils traversèrent la pelouse.

- Franchement, si tu devais de telles sommes d'argent, reprit Peter, est-ce que tu t'adresserais de cette manière à ton banquier ? En lui criant dessus ? Tu essaierais plutôt de prouver ta bonne foi et d’arrondir les angles, non ?
- Effectivement, reconnut Jenny. Dans ce cas, il faut peut-être qu'on aille voir la police pour convaincre cet idiot d'Ackles qu'il fait fausse route.

Peter fit la moue.

- Je doute que ce simple coup de fil le fasse changer d'avis, Jen. Du peu que je sais de lui, il m'a l'air d'être un parfait prototype du flic davantage intéressé par le taux de résolution de ses enquêtes que par la recherche de la vérité. Et puis, un double meurtre rapidement résolu vaut mieux pour tout le monde, surtout si peu de temps après les émeutes
.
Jenny dut reconnaître qu'il avait raison. Elle aurait tellement aimé être à New York, sur son territoire. Elle connaissait les autres médecins légistes, les policiers, les procureurs. Elle les appréciait et surtout, leur faisait confiance. Non pas qu'elle jugeât la police de Charlestown incompétente mais elle était bien placée pour savoir à quel genre de pression tout le monde était soumis après une affaire aussi médiatique ou avant une élection. Et Charlestown remplissait les deux critères.

Elle soupira et promena un regard désabusé sur les environs. Un quartier résidentiel plutôt calme, des maisons quasi-identiques de part et d’autre de la rue, des pelouses impeccablement taillées. Parfait, tout était parfait ici. À la vue de cet idyllique pâté de maisons, semblable à celui dans lequel elle avait grandi à Miami, son coeur se serra.

Mais il ne fallait pas qu'elle se laisse abattre ou aller à la mélancolie.

- Bon, fit-elle en se tournant vers son compagnon, que fait-on maintenant ?

Peter s'apprêtait à lui répondre quand elle entendit son portable sonner. Elle le sortit de la poche arrière de son jean noir et regarda l'écran de son téléphone. Elle s'attendait à reconnaître le numéro d'un ami ou d'un collègue de la morgue mais celui-ci lui était inconnu.

- Allô ?
- Jennifer Brian ?
- Elle-même, confirma-t-elle en se glissant sur le siège passager de la voiture de Peter. Qui est l’appareil ?
- Je m'appelle Reid Winters, je travaille pour une société de location de garde-meubles à Charlestown. Je viens d'apprendre le décès de votre tante Sally Quinn. Je vous présente toutes mes condoléances.
- Je vous remercie, dit Jenny d'un ton placide. Comment connaissiez-vous ma tante ?
- Oh non, elle loue … louait l'un de mes boxes. En fait, c'est à ce sujet que je vous appelle. Votre numéro est celui à appeler en cas d'urgence et je me suis dit que vous voudriez récupérer les affaires entassées dans le boxe.
- Oui, j'aimerais bien.
- Parfait. Quand pouvez-vous venir ?

Peter lui lança un regard intrigué et elle lui fit signe d'attendre.

- Eh bien … aujourd'hui, ce serait bien, répondit Jenny. Si vous m'indiquez le chemin, je pourrais venir dès maintenant.

Le gérant de la société de location de boxes lui donna l’itinéraire par téléphone pendant que la jeune femme notait soigneusement ses directives.

Une heure plus tard, Reid Winters leur ouvrait le boxe de Sally Quinn. I :s'éclipsa rapidement, laissant Peter et Jenny seuls à l'intérieur.

Elle qui s'attendait à trouver quantités de souvenirs et bibelots fut déçue. À l'exception d'un carton, le box était entièrement vide. Apparemment, tout ce que possédait Sally Quinn avait soit été vendu avant sa mort, soit brûlé dans l'incendie de son appartement. Idée particulièrement déprimante. Toute une vie partie en fumée.

Déjà, Peter ouvrait le carton.

- Qu'est-ce qu'il y a à l'intérieur ? lui demanda la jeune femme.
- Pas grand-chose.

Il lui tendit ce qu'il venait de sortir. Il s'agissait d'un vieil article de presse relatant la découverte du corps d'une jeune femme dans un squat en 1992, une liste de noms et de dates et plusieurs feuilles à en-tête de la Sheridan Brothers, l'ancienne banque de sa tante, et d'Allen & Roth.

- Ça au moins, je sais à quoi ça correspond, finit-elle par dire en agitant les papiers de la banque qui avait fait faillite. Mais le reste …
- Les noms sur la liste ne te disent rien ?

Elle les regarda attentivement. À chaque nom correspondait une date, entre 1989 et 1993, mais elle ne connaissait pas ces gens.

- Non. Et pourquoi ma tante gardait-elle ce vieil article de presse ? Il date d'y a plus de vingt ans !

Se sentant soudain bien lasse, Jenny se laissa tomber et s'assit à même le sol, son dos contre le mur légèrement humide. Sans se l'avouer, elle avait espéré durant l'heure précédente que le box les mettrait peut-être sur une piste, mais elle s'était trompée.
Uliana by SarahCollins
Author's Notes:
REM - Sweetness follows
L'horreur et la fatalité se sont donné carrière dans tous les siècles. Edgar Allan Poe

Peter et Jenny rentrèrent à l'hôtel, les affaires trouvées dans le box de Sally Quinn entassées sur le siège arrière de sa voiture.

Assisse à même le sol, au pied du grand lit, la jeune femme essayait de mettre au clair les finances de sa tante. Pendant ce temps-là, Peter rassemblait ses souvenirs.

Par une étrange coïncidence, il se trouvait qu’il avait été indirectement mêlé à la faillite de la banque Sheridan Brothers environ quatre ans plus tôt. A l’époque il enquêtait sur la mort de la fille du PDG de la banque. Il avait résolu le meurtre, transmis certaines des informations trouvées sur le volet financier de l’affaire au procureur et suivi de loin les retombées.

Le PDG s'était suicidé et seule la vice-présidente avait été jugée lors d'un procès pour délit d'initiés dont elle était finalement ressortie blanchie. Accusée d'avoir ruiné des centaines de clients crédules et d'avoir revendu en connaissance de cause ses actions quelques heures avant la faillite, elle avait engagé un escadron d'avocats surpayés pour la défendre et était sortie victorieuse de son combat judiciaire. Les images des anciens clients dévastés par le verdict près du tribunal étaient encore fraîches dans l’esprit de Peter, et pour cause : elles avaient fait la une de tous les journaux télévisés. Les Quinn devaient être tout aussi furieux, au vu de ce qu'ils avaient perdu lors de l’effondrement de la Sheridan Brothers.

Pris d'une soudaine inspiration, Peter alluma son ordinateur et tapa le nom d'Allen & Roth dans la barre de recherche.

- Bingo ! murmura-t-il.

Jenny leva la tête de ses papiers et se tourna vers lui. Ses yeux étaient un peu rouges à force de lire la longue litanie de chiffres et de dates des relevés de compte de sa tante.

- Qu'est-ce qu'il y a ?
- Je savais que le nom d'Allen & Roth me disait quelque chose mais je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Mais je viens de me souvenir ...

Il tourna l'écran de son ordinateur vers elle pour qu'elle puisse voir. Elle se redressa sur ses genoux et lu par-dessus son épaule. Il essaya vainement de ne pas prêter attention à son souffle chaud, tentateur contre sa nuque.

- Allen & Roth est un cabinet d'avocats ?

Bêtement troublé par sa proximité, il eut un temps de retard.

- Euh … Oui, et pas n'importe lequel.

Il se reprit et lui expliqua.

- Ces dernières années, ils se sont spécialisés dans les recours collectifs contre de grandes banques. Vu le nombre de faillites et de scandales financiers depuis 2007, ils avaient de quoi faire.
- Attends … Tu penses que ma tante et Ned voulaient intenter un procès à la Sheridan Brothers ?
- Pourquoi pas ? Ils ont perdu les économies de toute une vie lors de la faillite et la vice-présidente vient d'être blanchie au pénal, expliqua Peter. Je pense que beaucoup d'anciens clients ne seraient pas contre un deuxième round, au civil cette fois.
- Dans ce cas, les deux noms sur le papier à en-tête d’Allen & Roth, Bradley Cummings et John J. Kerrigan, sont sans doute ceux d’avocats qu’elle a rencontrés pour parler d’un éventuel procès.

Jenny marqua une pause.

- Et peut-être …, murmura-t-elle, sans parvenir à cacher son excitation. Peut-être que les noms qu'on a trouvés sur l'autre papier sont ceux d'anciens clients lésés par la banque et que tante Sally et Ned voulaient contacter pour une éventuelle action de groupe. Ça se tient, non ?

Peter fit la moue, désolé d’avoir à tempérer son enthousiasme.

- C’est possible, concéda-t-il, mais ça m'étonnerait. Déjà, ça n'explique pas à quoi correspondent les dates et en plus, je ne vois pas comment ils auraient pu obtenir le nom des autres clients.
- Je ne sais pas … Ils ont peut-être engagé un détective privé pour les retrouver ? suggéra la jeune femme avec un petit sourire.
- Oui mais avec quel argent ? N’oublie pas qu’ils étaient tellement fauchés qu’ils ont dû revendre leurs propres meubles !
- Mouais, tu as raison, ce n'est pas très crédible comme hypothèse, finit par reconnaître Jenny. Mais ça paraissait être une bonne piste.
- Je sais. Et toi, tu avances ?

Elle soupira en se passant la main dans les cheveux.

- Pas tellement, non. Une chose est sûre : l'inspecteur Ackles et les Sanchez ne mentaient pas quand ils disaient que Ned et tante Sally étaient ruinés. Mais il y a quand même quelque chose d'intéressant. J'ai examiné leurs comptes ces dernières années et jusqu'à il y a six mois, tout semblait normal. En 2008, ils ont emprunté une grosse somme pour ouvrir le Quinn's. Ils remboursaient petit à petit sans trop de problèmes jusqu'en 2010, date de la faillite de la Sheridan Brothers.
- Jusque-là, tout se tient.
- Mais ces six derniers mois, il y a eu des retraits réguliers et espacés au début puis de plus en plus rapprochés sur le compte de ma tante. Le dernier datait de la semaine précédant l'incendie et tiens-toi bien … Il s'élevait à trois milles dollars.

Peter haussa un sourcil et siffla, stupéfait.

- Trois milles dollars ? S'ils étaient si endettés, à qui est-ce que ta tante a pu verser une telle somme ? lui demanda-t-elle.
- C'est aussi ce que je me demande. C’est vraiment bizarre.
- En effet. Et tu sais ce qui est encore plus bizarre ? C'est que ma tante a gardé tout ça, cet article de presse, cette liste de noms et de dates, ces papiers sur le cabinet Allen & Roth et la banque dans un box fermé à double-tour plutôt que chez elle. Bref, des documents qui semblaient avoir une certaine importance à ses yeux, même si je ne comprends pas laquelle pour le moment. En fait, c'est comme si ...
- Comme si elle savait qu'il allait leur arriver quelque chose, acheva Peter.

OooOo


Lundi après-midi, les deux amis quittèrent leur hôtel pour la première fois depuis des jours. Jenny s’installa sur le siège passager, pas mécontente de laisser derrière elle leur chambre d’hôtel. Elle s’y sentait comme un lion en cage.

Si elle avait eu le choix, elle y aurait aussi laissé Peter.

Au cours du week-end écoulé, celui-ci s'était montré plus que maussade. Même s'il lui en coûtait de l'admettre, Jenny savait pourquoi : son ex-femme s'était remariée ce week-end. Il avait beau répété que c'était le nouveau beau-père de son fils qui l'ennuyait plus que le mariage en lui-même, elle ne le croyait qu'à moitié.

Malgré sa mauvaise humeur, Peter avait tout de même trouvé le temps de se pencher sur l'article de presse datant de décembre 1992. Celui-ci, court et strictement factuel, relatait la découverte du corps sans vie d'une jeune femme dans un squat de South Side, le quartier défavorisé de Charlestown. Elle venait visiblement d'accoucher mais pas de traces du nouveau-né aux alentours.

Et c'était à peu près tout ce que les deux amis avaient découvert, malgré leur recherche sur Internet et leur incursion dans les archives des journaux locaux. Personne ne semblait savoir qui était cette fille, ni quel pouvait être son lien avec Sally Quinn.

En désespoir de cause, Peter avait contacté le policier chargé de l'enquête à l'époque, l'inspecteur Ed Graham. Ce dernier avait aussitôt accepté de les recevoir, à la grande surprise de la jeune femme. Sans se l'expliquer, elle imaginait le vieil inspecteur à la retraite en homme acariâtre, grognon, et peu enclin à se confier. Elle espérait s'être trompée.

Mais ce n'était pas l'impression que le trajet jusqu'à la maison d'Ed Graham, sur une route de plus en plus sauvage, donnait.

- On va s'arrêter là, finit par décréter Peter après un énième tressautement de sa voiture.

Jenny regarda autour d'elle, dubitative. Ils étaient au milieu de … de nulle part, en fait.

- Ici ? Tu n'as pas peur qu'on nous la vole ?
- Je doute que qui que ce soit passe dans le coin. De toute façon, on n'a pas le choix si on veut un jour arriver chez Ed Graham.
- Tu connais le chemin ?

Peter haussa les épaules en effectuant un geste vague de la main.

- Lequel veux-tu que ce soit ? Il n'y en a qu'un seul.

Ils parcoururent une courte distance sans rien voir d'autre que les haies et l'immense ciel bleu au-dessus de leur tête. Puis le petit chemin décrivit une courbe vers la gauche et descendit soudain une pente raide au flanc d'une colline, leur offrant une vue inattendue sur toute la vallée qui s'étendait sous leurs yeux.
Jenny et Peter suivirent l'étroit passage de terre bordé de haies hautes et sauvages. Le sentier, sinueux, caillouteux, était parsemé de nids-de-poule et elle dut reconnaître que Peter avait eu raison de les faire s'arrêter : en voiture, ils auraient déjà crevé depuis longtemps.

Le chemin s'ouvrit sur un bois et au moment où la jeune femme commençait à croire qu'ils s'étaient perdus, ils débouchèrent sur une petite maison.

- Enfin ! souffla Peter.

Un vieil homme vint à leur rencontre et leur serra la main à tour de rôle en se présentant comme Ed Graham.

- Vous n'avez pas eu trop de mal à trouver ?
- Euh ...

Graham éclata de rire.
- Je vois ce que vous voulez dire, jeune fille. C'est vrai que c'est isolé par ici mais au moins, personne ne vient me chercher de noises.

« Ça, j'imagine », se dit Jenny qu'on avait plus qualifiée de jeune fille depuis quelques années déjà.

- Dites donc, ça ne vous dérange pas si on reste dehors ? Il fait beau, autant en profiter, non ?

Ils acquiescèrent et s'installèrent juste sous le porche, Graham dans un fauteuil à bascule sans doute plus vieux que lui, Jenny et Peter côte à côte sur la balancelle.

- Si ce n'est pas indiscret, je peux vous demander pourquoi vous vous intéressez à cette vieille histoire ? s'enquit le retraité. Ça remonte bien à vingt ans !

Jenny hésita un instant mais Peter avait déjà pris les devants.

- La tante de Jennifer, qui est décédée il y a peu, avait conservé un article de presse relatant la mort de cette jeune femme. Nous aimerions trouver un lien, s’il existe, entre elles deux.
- Comment s’appelait votre tante ?
- Sally Quinn, mais peut-être l’avez-vous connue sous le nom de Sally Vaughan. C’était le nom de son premier mari.

L’ancien policier plissa les yeux puis secoua la tête.

- Je n'ai pas entendu parler d'une Sally Quinn ou d’une Sally Vaughan au moment de l'enquête. Non, votre tante ne s'est jamais manifestée. Personne ne l'a fait d'ailleurs. À vrai dire, cette pauvre gosse n'avait pas l'air d'intéresser grand-monde à l'époque. Uliana a eu une vie plutôt tragique.
- Uliana ? releva Peter. Vous connaissez son nom.
- J’ai essayé de découvrir le fin mot de cette affaire, de comprendre ce qui avait bien pu lui arriver alors j’ai décidé de remonter aux origines.
- Et vous avez découvert quoi ?

Les lèvres pincées, la jeune femme se tourna vers Peter. Avait-il besoin de se montrer aussi pressant avec la seule personne qui semblait savoir quelque chose sur cette fille ? Fort heureusement, l’inspecteur Graham ne sembla pas se formaliser de ses manières un peu brusques.

- Notre inconnue s’appelait Uliana Golovkina. Elle a fui l’Europe de l’Est peu de temps après la chute du mur et a débarqué à New York. Comme elle n’avait pas un sou et ne connaissait sans doute personne, je pense qu’elle a commencé à se prostituer. En atteste une arrestation pour racolage sur la voie publique en mars 1991.
- Que faisait-elle à Charlestown au moment de sa mort dans ce cas ? se demanda Jenny à voix haute.

Le policier retraité haussa les épaules.

- Aucune idée. Les filles qui faisaient le trottoir avec elle m’ont dit qu’elle avait débarqué à Charlestown vers juin 92.
- Donc, si elle a accouché dans les heures précédant son décès en décembre de la même année, elle était déjà enceinte quand elle est arrivée ici, fit Peter, songeur.
- Elle voulait peut-être changer de vie, justement à cause de son bébé.

Peter se tourna vers elle, un sourcil haussé.

- Changer de vie ? En se prostituant ?

Jenny savait qu’il pensait à sa propre mère et garda le silence.

- On n’est pas sûr qu’elle ait continué longtemps après son arrivée à Charlestown. Les filles qui ont accepté de me parler m’ont raconté qu’elle ne l’avait vue qu’une ou deux fois, leur indiqua Graham. Ensuite, plus de trace de Uliana jusqu’à ce qu’on retrouve son cadavre dans ce squat en décembre.

Ils demeurèrent silencieux un moment, comme pour rendre hommage à cette pauvre jeune fille qui, des remous meurtriers de la chute du communisme en Europe de l’Est aux sordides squats de South Side, n’avait connu que drame et tragédie.

- De quoi est-elle morte ? L’article ne le précisait pas …
- Hémorragie consécutive à l’accouchement.
- Vous êtes certain qu’elle n’a pas été victime d’un homicide ? demanda Peter.
- Absolument, leur assura Ed Graham. Elle était en bonne santé, en-dehors de ... enfin vous voyez. Et c’est ce qui est encore plus bizarre à mon avis … Elle était presque en trop bonne santé, pour une fille qui était censée vivre dans la rue, qui gagnait sa vie en faisant des passes. C’est pour ça que je suis convaincu qu’elle avait arrêté ce genre d’activités.
- Mais dans ce cas, comment a-t-elle fait pour survivre durant tous ces mois ? s’enquit le détective privé. Si elle avait été serveuse, ou un truc du genre, quelqu’un, un employé ou un patron, aurait signalé sa disparition. Surtout une femme enceinte.
- C’est la question à un million de dollar.

A cours de question, ils restèrent silencieux quelques instants.

- Et le bébé ? finit par demander Peter.
- Pas la moindre trace. Notre médecin légiste était formel pourtant : elle a bel et bien accouché juste avant de mourir mais le nourrisson est resté introuvable. On a cherché partout, dans les hôpitaux de la région, sur le parvis des églises, dans les parcs ou autres squats de la ville, mais on a fait chou blanc, leur expliqua Ed Graham. Il y a une association qui s’occupe d’adoption dans le coin. Ça s’appelle Save Children mais eux non plus, n’ont pas trouvé de bébé sur le pas de leur porte.

Sur le coup, en entendant ce nom, Jenny ne tiqua pas. Ce n’est que plus tard, alors que Peter et elle retournaient vers sa voiture, qu’elle se souvint. Cela lui revint comme un flash et elle vacilla l’espace d’un instant.

Elle s’arrêta au beau milieu du chemin et se tourna vers son ami, une main sur son bras.

- Jenny, tout va bien ? Tu as l’air un peu pâle … On peut faire une pause si tu veux, ajouta-t-il d’une voix douce et pleine de sollicitude.

Elle secoua la tête, tentant d’oublier à quel point cet homme pouvait la faire fondre parfois. Mais ce n’était pas le moment. Il fallait qu’elle se souvienne, qu’elle fasse remonter ses souvenirs à la surface.

- Non, ce n’est pas la peine de s’arrêter, souffla-t-elle. Mais je viens de me rappeler d’un truc.
- Quoi donc ?

Il la regardait d’un air intéressé maintenant. Elle avait piqué sa curiosité.

- Tu sais, cette association qu'a mentionné Ed Graham ? Celle qui s’occupe d’adoptions ? Save Children ?
- Oui ?
- Ma tante y a travaillé un moment.

Elle reprit son souffle et ajouta, maintenant sûre de son fait, certaine de la véracité de ses souvenirs :
- En fait, elle travaillait là-bas à l’époque où cette Uliana est morte et son bébé a disparu.
Des gens biens ? by SarahCollins
Author's Notes:
Tegan & Sara - Where does the good go
12. Des gens biens ?

Affectez au moins l'apparence de la vertu.

Les souvenirs de Jenny avaient beau remonter à vingt ans, ils ne la trahissaient pas : sa tante, qui s'appelait encore Sally Vaughan à l'époque, avait bien travaillé comme sage-femme pour l'association Save Children de 1989 à 1993. Elle l'avait brusquement quittée pour l’Hôpital général de Charlestown. 

La mort de la jeune Uliana avait eu lieu dans cet intervalle et, sans raison apparente, Sally avait jugé utile de conserver une vieille coupure de presse au sujet du drame. Qu'est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? se demandait inlassablement Peter. Il n'en avait pour le moment pas la moindre idée mais il fallait qu'il le découvre.

- Je pense qu’on devrait se concentrer sur la piste de la Sheridan Brothers, annonça Jenny.
- Pour quelle raison ?
- J'ai contacté le cabinet Allen & Roth et obtenu un rendez-vous avec plusieurs avocats du cabinet.
- Quelle date ?
- Aujourd’hui même.

Peter haussa un sourcil.

- Si vite ? Ma foi, ils ont l’air très pressés de nous rencontrer ces avocats surpayés.
- N’est-ce pas ? Quand j’ai demandé à la secrétaire si c’était habituel d’obtenir un rendez-vous aussi rapidement avec des associés du cabinet, elle a eu l’air très gênée et ensuite, elle a dit qu’elle avait du travail et qu’elle devait raccrocher.

Perplexe, Peter passa une main dans ses cheveux châtains.

- Alors, ta tante et Ned étaient sérieux avec cette histoire de procès au civil …
- La question c’est : avaient-ils seulement les moyens de l’être ? Avaient-ils les moyens d’intenter un procès ? se demanda Jenny.
- Dans ce genre d’affaire, il y a plein d’avocats qui se rémunèrent en prélevant un pourcentage des dommages et intérêts s’ils gagnent le procès et rien dans le cas contraire.

La jeune femme secoua la tête.

-Je ne parlais pas de moyens financiers. Enfin si, mais pas seulement … Je me demande surtout s’ils avaient des preuves concrètes contre Linda Thompson. Après tout, on l’a déjà accusée et elle a gagné son procès au pénal.
- Ta tante et son mari avaient peut-être d’autres preuves.
- Lesquelles ? fit Jenny d’un ton dubitatif.
- Je ne sais pas mais on ne peut pas exclure l'idée qu'on ait cherché à les faire taire pour les empêcher de porter plainte. Une manière de tuer l'initiative dans l'oeuf.

Jenny fit la moue avant de se laisser tomber sur le lit.

- C'est un peu tiré par les cheveux quand même. La vice-présidente, enfin l’ancienne vice-présidente de la Sheridan Brothers, Linda Thompson, est une banquière et une femme d'affaires, pas une mafieuse. Franchement, tu l'imagines engager quelqu'un pour se débarrasser de tante Sally et Ned ?

- Franchement ? Oui, je peux l'imaginer, certifia le jeune détective. J'ai eu à faire à elle et à certains de ses amis il n’y a pas si longtemps que ça et quand ils se sentent menacés, ils sont capables de tout. Crois-moi.
- Si tu le dis ... C'est quoi tout ça ? lui demanda-t-elle en désignant d'un signe de tête les papiers éparpillés autour de lui sur le lit.
- Les relevés téléphoniques du bar de ta tante et son mari. Je voulais vérifier cette histoire de dispute au téléphone qu'a surprise la serveuse.
- Est-ce que tu as trouvé l'appel dont elle nous a parlé ? 
- Je crois. Il y en a un qui correspond, la semaine précédant leur mort et l'incendie. Il a duré environ trois minutes. L'ennui c'est qu'il a été passé depuis une cabine téléphonique de Binghamton. C'est assez loin d'ici, non ?
- Pas tellement. C’est à environ deux heures, deux heures et demi de Charlestown, estima-t-elle. Est-ce que tu as trouvé d'autre appel intéressant ?
- Oui. Un appel reçu en fin d'après-midi, moins d'une heure avant l'heure supposée de leur décès. Il n'a duré que quelques secondes, ce qui au début m'a fait penser que c'était juste un faux numéro. Mais maintenant, je m'interroge. Et si quelqu'un les avait appelés juste pour s'assurer qu'ils étaient bien chez eux ?

La réponse de Jenny se borna à un mouvement de tête.
- C'est un numéro masqué en plus, donc doublement suspect, ajouta le jeune détective.

Elle garda le silence, signe que quelque chose n'allait pas.

Peter voulut tendre la main vers elle, au propre comme au figuré, et la réconforter mais il s'abstint. Il ne savait pas quoi lui dire. Il avait peur de mal faire, peur que son geste soit mal interprété.

Alors il ne fit rien et feint d’être absorbé par l'étude des relevés téléphoniques.
OooOo


Quelques heures plus tard, les deux amis étaient de retour à New York, dans les locaux du cabinet d’avocats Allen & Roth.

Assis derrière la longue table de conférence, Peter observait le reflet que lui renvoyait la surface lisse et translucide.

Jenny se leva pour aller se poster près de la fenêtre. Elle observa la rue en contrebas. Les taxis. Les écoliers dans les uniformes stricts des écoles les plus élitistes du pays. Les gratte-ciels qui perçaient la cime du ciel. C’était un sacré cliché mais c’était sa ville. New York. Manhattan.

Elle esquissa un sourire presque malgré elle, heureuse d’être de retour dans le seul endroit où elle s’était jamais vraiment sentie chez elle.

Bien sûr, Miami était aussi chez elle mais elle n’en gardait que des souvenirs flous, noyés dans un océan de tristesse et de regrets. Il lui avait fallu un peu de temps pour comprendre qu’en réalité, elle ne voulait pas se souvenir. Elle ne voulait pas se remémorer ce époque-là. Où elle débordait d'optimisme. Heureuse, parfaitement et entièrement. Ce temps où ses parents étaient encore de ce monde. Où elle menait une vie insouciante et se croyait à l’abri de tout malheur.

Elle ne réalisa même pas qu’elle pleurait avant que Peter ne l’appelle d’une voix pleine de sollicitude.

- Jenny ?

Il se leva à son tour et vint la rejoindre, près de la large fenêtre. Il posa une main sur son épaule, mais elle resta tournée vers l’extérieur, vers le ciel bleu et rieur, promesse de jours meilleurs. Elle ne voulait pas qu’il la voie pleurer, elle ne savait même pas pourquoi. C’était ridicule, ce ne serait pourtant pas la première fois.

Il était debout, dans son dos, mais même sans le voir, elle devinait qu’il cherchait les mots justes pour la réconforter. Juste quelques instants. Elle l’entendit prendre sa respiration mais au même moment, la porte de la salle de conférence où on les avait fait patienter s’ouvrit.

Jenny essuya précipitamment ses yeux et reprit sa place. Peter n’eut d’autre choix que de l’imiter.
Herbert Allen, l’un des associés du cabinet, entra, immédiatement suivi d’un autre avocat.
Ils s’installèrent à leur tour. Ils les saluèrent d’un bref signe de tête, accompagné de sourires mielleux.

Peter ne perdit pas de temps en faux semblant et autres politesses.

- Nous aimerions savoir si Sally Quinn ou son mari Ned vous avait engagés pour intenter une action en justice contre Linda Thompson, annonça-t-il sans préambule.
- Mme Quinn nous avait effectivement contactés avant son décès. Nous vous présentons toutes nos condoléances, ajouta Allen à l’intention de Jenny. 

Elle hocha la tête.

- Vous l’avez reçue ?
- Pas moi, reconnut Allen.
- Dans ce cas, enchaîna Peter sans lui laisser le temps d’approfondir, il serait peut-être plus judicieux qu’on rencontre les avocats qui ont reçu Sally Quinn.

L’avocat brun choisit ce moment pour intervenir. Mais Jenny ne manqua pas de noter qu’Allen lui avait d’abord adressé un discret signe de tête.
­- J’étais présent lors de cette rencontre, déclara-t-il d’un ton solennel. Je me présente : Bradley Cummings. Vous savez, je comprends que toute cette histoire vous intéresse, surtout à la lumière du drame qui vous a récemment frappé, mais vraiment, je crains il n’y ait pas grand-chose à dire.
- Laissez-nous en juger.

Il jeta un nouveau coup d'oeil vers son supérieur puis prit une profonde inspiration avant de se lancer :

- Votre tante a contacté notre cabinet. Nous l’avons reçue et nous avons écouté ce qu’elle avait à nous dire. Après la faillite de la banque Sheridan Brothers et les difficultés dans lesquelles cela l’avait plongée, elle était bien décidée à récupérer son argent ou au moins, à traîner ceux qu’elle estimait coupables devant la justice. Le président de la banque étant mort, il restait l’ancienne vice-présidente …
- Linda Thompson, compléta Peter.
- Tout à fait. Nous l’avons mise en garde, en lui rappelant que Mme Thompson venait d’être acquittée au pénal et qu’il allait falloir des preuves nouvelles et solides pour intenter une action au civil.
- En avait-elle ?

Cummings haussa les épaules.

- C’est ce qu’elle a prétendu lors de notre premier et unique rendez-vous.
- Mais vous ne l’avez pas cru ? devina Jenny.
- Rétrospectivement, j’ai l’impression qu’elle essayait surtout de nous convaincre de prendre son affaire et qu’ensuite, elle comptait sur nos détectives pour se charger de trouver des preuves.
- Est-ce que ce n’est pas de cette façon que vous opérez d’ordinaire ?
- Si, mais il faut quand même partir d’un point de départ solide. On ne peut pas lancer des accusations à l’aveugle et sans la moindre preuve, engager d’énormes frais pour le cabinet en espérant avoir raison, expliqua Cummings.

Jenny se tourna vers Peter.

- Alors, ma tante a débarqué dans votre cabinet comme ça, a accusé Linda Thompson de délits d’initiés et elle pensait vous convaincre de l’aider. Pardonnez-moi mais j’ai du mal à le croire. Ce n’était pas vraiment pas son genre de se montrer aussi présomptueuse !

Cummings grimaça. Il s’apprêtait à répondre mais Herbert Allen, silencieux depuis un bon moment, le devança.

- Comme vous l’a dit maître Cummings, votre tante prétendait posséder des preuves mais nous n’en avons jamais vu la couleur. Dans ces conditions, nous ne pouvions pas accepter son affaire. C’eut été bien trop risqué, tant pour nos finances que notre réputation.
- Quel genre de preuve était-ce ? voulut savoir Peter.

Allen esquissa un geste qui ne dissimulait rien de son dédain.

- Je n’en ai pas la moindre idée, votre tante n’ayant pas eu l’obligeance de nous le signifier lors de ce rendez-vous.

Il regarda sa montre et reboutonna sa veste. Puis, il se leva, intimant d’un seul regard à Cummings de faire de même. Celui-ci l’imita aussitôt.

- Navrée, mais nous sommes attendus au tribunal. Une affaire importante.
- Bien entendu, nous comprenons, acquiesça Peter d’un ton affable.

Il se tourna vers le plus jeune avocat.

- Une dernière question, toutefois … Sur le papier que nous avons retrouvé dans les affaires de Sally Quinn, elle avait écrit un autre nom juste en-dessous du vôtre.
- Ah oui ? Lequel ? demanda Allen.
- Celui d’un certain John J. Kerrigan. Est-ce un des avocats qu’elle a rencontrés ?
- Ah oui, en effet. Mais maître Kerrigan n’est pas disponible aujourd’hui.

Il amorça un mouvement vers la porte, un air faussement contrit sur son visage ridé.

- Un autre jour peut-être ? Nous pourrions reprendre rendez-vous ? suggéra Peter.
- J’en doute. Maître Kerrigan ne se trouve pas à New York pour le moment. Il est en voyage d’affaires.

Et sur ces mots, il quitta la salle de conférence, l’autre avocat sur ses talons.

OooOo


Jenny ne dormit pas bien cette nuit-là, partagé entre le goût d’inachevé que lui laissait leur rencontre avec les deux avocats et l’appréhension devant une possible nouvelle piste. Dans quelques heures, Peter et elle allaient rencontrer les dirigeants de l'association Save Children, pour laquelle sa tante avait travaillé.

De manière confuse et imprécis, elle sentait que cette rencontre pouvait se révéler décisive. Mais quel rapport pouvait-il bien y avoir entre la mort de tante Sally et Ned et ses anciens employeurs, qu'elle n'avait sans doute plus vus depuis vingt ans ? Peut-être cherchait-elle désespérément à s’accrocher à la moindre petite lueur d’espoir, indépendamment de sa pertinence ?

Elle se retourna une nouvelle fois, vers la fenêtre de la petite chambre d’hôtel. Le soleil se levait, projetant une lumière dorée sur le lit et e visage de Peter. Le jeune homme dormait paisiblement, son torse se soulevait et s’abaissait à un rythme régulier.

Jenny ferma les yeux et tenta de s’endormir. Seulement, elle ne cessait de penser au dernier week-end passé avec Sally et Ned à New York, en se demandant si elle n’avait pas manqué quelque chose à cet occasion. Un signe si petit soit-il, une infirme indication que quelque chose n’allait pas. Mais elle avait beau chercher, elle ne voyait rien.

Quelques heures plus tard, Jenny retenait à grande difficultés un bâillement pendant que Peter stoppait sa voiture devant les bureaux de Save Children. L'association louait des locaux dans le centre-ville de Charlestown.

- Tout ça a l’air charmant, fit remarquer Peter en claquant la portière.

Devant le bâtiment de style géorgien, une immense photo de parents contemplant avec émerveillement un nouveau-né niché dans les bras de la femme ondoyait au-dessus de leur tête.

Les deux amis entrèrent et se présentèrent à l'accueil. On les introduisit presque immédiatement dans une vaste salle de conférence, au bout du couloir. Elle pensa à leur entrevue la veille à New York avec les avocats du cabinet Allen & Roth.

- M. et Mme Simmons ainsi que M. Ariyoshi ne vont pas tarder, leur annonça la secrétaire.

Elle leur adressa un sourire rayonnant avant de se retirer.

- Les affaires doivent sacrément bien marcher, nota Jenny en laissant ses doigts glisser le long de la table tout de bois lambrissé.
- Les couples en mal d'enfant, ça ne manque pas, murmura Peter d'un air pensif.

La jeune femme savait qu'il pensait à un de leurs amis. Sa femme et lui essayaient d'avoir un bébé depuis des années, jusqu'ici sans succès. Bien qu’elle eut dépassé les trente ans, Jenny ne se sentait pas encore pressée de fonder une famille mais savait que si elle voulait un jour avoir des enfants, elle ne devait pas attendre trop longtemps. Il ne lui restait plus qu'à trouver le père, songea-t-elle avec un sourire narquois. Peter l’interrogea du regard et elle secoua la tête.

Les responsables de Save Children arrivèrent juste après. 

- Mark Simmons, je présume, dit Peter en se levant pour serrer la main tendue du fringuant sexagénaire.
- Oui, et permettez-moi de vous présenter Daniel Ariyoshi, notre co-président. Et mon épouse Barbara.
- Mark et moi avons fondé l'association ensemble, il y a près de trente ans ...
- Et je les ai rejoints plus tard, acheva Daniel Ariyoshi avec un grand sourire.

Jenny ne manqua pas de remarquer que Mme Simmons avait l'air irritée par son interruption.
Ils prirent tous place autour de la longue table.
- J'ai été absolument navré d'apprendre le décès de votre tante et son époux, commença Mark Simmons. Et les circonstances ... Mon Dieu, c'est terrible. Sally était une femme exceptionnelle et si pieuse.
- Vous l'avez bien connue alors ? demanda Jenny.
- Eh bien, nous n'étions pas vraiment des amis intimes. Nos relations étaient avant tout professionnelles mais à l'époque, nous étions beaucoup moins nombreux à Save Children et les relations de travail devenaient souvent plus personnelles, plus profondes.
- Nous lui portions une sincère affection, ajouta sa femme.
- Mais vous avez cessé de vous fréquenter quand elle est partie ?
- Oui. Le travail, vous comprenez. Nous étions tous très occupés.

Jenny jeta un coup d'oeil rapide vers Daniel Ariyoshi, qui ne disait rien. Pourquoi assistait-il à leur entretien alors qu'il semblait trop jeune pour avoir travaillé ici en même temps que Sally ? Il ne devait même pas avoir quarante ans.

Comme s'il lisait dans ses pensées, Peter reprit la parole et se tourna vers Ariyoshi.

- Et vous, M. Ariyoshi, avez-vous connu Sally Quinn ? Enfin, Sally Vaughan à l'époque.
- Non. Elle nous avait quittés depuis longtemps quand j'ai commencé à travailler pour l'association. 
- Elle est allée offrir ses services de sage-femme à l’Hôpital de Charlestown. C'était plus pratique, une fois que vous étiez venue vivre avec elle, expliqua Mark Simmons. 
- Est-ce que le nom de Uliana Golovkina vous dit quelque chose ? demanda brusquement Peter.
- Qui est-ce ?
- Est-ce que son nom vous dit quelque chose ? 
- Pas vraiment non.
- C'est une jeune femme qui est morte à Charlestown en décembre 1992. Alors, est-ce que ça éveille quelques souvenirs ? 
- Absolument pas, assura Barbara Simmons.
- Quel rapport avec notre association ? s'enquit Daniel Ariyoshi.

Peter prit tout son temps pour répondre.

- Aucun peut-être mais c'est une piste que nous suivons.
- Que vous suivez ? Que faites-vous exactement ? Une enquête sur la mort des Quinn ?

Cette fois, c'était Mark Simmons. Il paraissait surpris. 

- C'est exactement ça. Pour quelle raison pensez-vous que nous étions ici ?  

Ariyoshi haussa les épaules, les sourcils froncés.

- Nous nous le demandions justement.
- Je pensais que vous vouliez parler du travail de Sally à Save Children, intervint Mme Simmons. Comme vous le savez, elle était sage-femme. Ici, nous recueillons des jeunes femmes, souvent désoeuvrées et en mal de repères. Nous leur proposons un hébergement pour la durée de leur grossesse et les mettons en relation avec des couples souhaitant adopter. Sally assurait le suivi de grossesse et s'occupait de l'accouchement, et éventuellement du suivi post-natal.
- Ça m'a l'air d'être un travail des plus gratifiants. Pourquoi ma tante l'a-t-elle quitté ?
- Nous vous l'avons déjà expliqué. Sally voulait ...

Elle s'interrompit et se tourna vers la porte qui venait de s'entrouvrir. Un jeune homme blond passa sa tête bouclée dans l'entrebâillement.

-Ah ! Laissez-moi vous présenter Andre Gold. Un brillant jeune homme qui fait un peu de secrétariat pour nous en attendant de faire sa rentrée à la faculté de droit de Columbia. 
- Il a été adopté grâce à nous et a vécu une vie extrêmement heureuse auprès d'une famille aimante. Sans Save Children, pensez-vous que tout cela aurait été possible ?
- Probablement pas, reconnut Peter.
- Les Delaney sont arrivés, annonça le jeune Andre. Souhaitez-vous que je leur dise de patienter encore un peu ? 
- Non, nous avions terminé de toute façon, dit Simmons d'un ton péremptoire. N'est-ce pas ?  
- Tout à fait, confirma Peter en se levant. Merci infiniment de nous avoir accordé un peu de votre temps. Nous savons à quel point il est précieux. Tu viens, Jenny ?

Ils quittèrent rapidement les lieux.

- Mais à quoi est-ce que tu joues ? lui demanda-t-elle dès qu'ils furent dehors. Pourquoi est-ce que tu as laissé Simmons nous virer comme des malpropres ? On n'a même pas eu le temps de les interroger sur le bébé disparu de Uliana !
- Même s'ils savaient quelque chose à ce sujet, ils ne nous l'auraient pas dit. Mais je me suis rappelé un truc ... Tu te souviens cette liste de noms et de dates dans le box de ta tante ?
- Évidemment.
- Jusqu'ici, on n'arrivait pas à comprendre leur signification. Et si c'était les noms de bébés adoptés à l'époque où elle travaillait pour Save Children ? Ainsi que les dates correspondant à leurs adoptions ? 

Jenny le regarda une bonne minute, sans mot dire.

- Je me demande pourquoi on n'y a pas pensé avant. 
- Moi aussi. Mais la vraie question, c'est pourquoi ta tante a-t-elle conservé cette liste ?
- Je ne sais pas, peut-être en souvenir du bon vieux temps, hasarda la jeune femme. Elle devait être fière de ce qu’elle avait accompli avec l’association à cette époque.
- Alors ce serait par pur sentimentalisme ? Non, dit Peter après un moment, je crois que c'était pour une toute autre raison. Un peu plus sinistre sans doute.
L'enfer est pavé de bonnes intentions by SarahCollins
Author's Notes:
R.E.M. - Losing my religion
L'enfer est pavé de bonnes intentions.

13. L'enfer est pavé de bonnes intentions


Accoudée contre le rebord de la baignoire, le corps presque entièrement immergé dans l’eau, Jenny poussa un profond soupir de bien-être.

C'était la première fois qu'elle se retrouvait seule depuis l'annonce du décès de tante Sally et Ned. Une semaine plus tôt. Elle n'avait pas vu le temps passer.
Et maintenant, elle était toute seule dans cette chambre d'hôtel bon marché. Dans cette ville qu'elle avait tant voulu quitter des années plus tôt.

Elle n'avait plus qu'une envie : regagner New York et mettre le plus de distance possible entre Charlestown et elle, avant que les souvenirs ne la submergent.
Mais elle était obligée de rester. Elle devait bien ça à sa tante, non ? C'était sa seule famille après tout. Et puis, regagner New York pour quoi faire ? Peter n'y était même pas et ce, jusqu'à la fin de la semaine.

Elle regrettait presque de lui avoir conseillé d'aller à Richmond prendre soin de son fils. Elle savait qu'avec le récent remariage de son ex-femme, l'idée de perdre l'affection de Thomas au profit du nouveau beau-père de ce dernier constituait sa plus grande crainte, mais il lui manquait affreusement. Plus qu'elle ne l'aurait imaginé à vrai dire, plus qu'elle n'osait se l'avouer aussi.

Résistant à la tentation de l'appeler sur le champ, Jenny se laissa encore un peu plus glisser dans la baignoire.

Elle se remémora son entrevue avec Gail Sanchez quelques heures plus tôt.

Peter devant se rendre à Richmond le soir même, ils s’étaient séparés après leur rendez-vous avec les responsables de l’association Save Children. Il avait pris la route vers la Virginie tandis que Jenny rentrait seule à l’hôtel.

Mme Sanchez, l’amie de tante Sally, l’attendait à la réception et s’était précipitée vers elle avec un tel allant que Jenny avait craint qu’un nouveau drame ait frappé la petite communauté de Charlestown.

Mais il n’en était rien.

- Mme Sanchez ? s’exclama-t-elle en l’apercevant. En quoi puis-je vous aider ?
- Jennifer, je voulais vous parler alors je suis venue ici mais la réceptionniste m’a dit que vous étiez déjà partie.
- Oui, j’étais sortie.
- Et vous ne répondiez pas à votre portable alors j’ai décidé de vous attendre ici, poursuivit Gail.

Jenny plongea la main dans son sac à main et en ressortit son téléphone portable. Elle grimaça.

- Désolée, j’ai oublié de le recharger avant de sortir. Mais que vouliez-me dire de si urgent ? demanda-t-elle.

Les deux femmes s’éloignèrent de l’entrée, à la recherche d’un peu d’intimité.

- En fait, je ne sais pas si c’est vraiment urgent, commença Mme Sanchez en évitant son regard. Je veux dire, ça me paraissait important mais maintenant que je vous ai devant moi, je me demande si je n’ai pas fait une montagne d’un rien … C’est ce que mon mari ne cesse de me répéter, que ce n’est pas si grave …

Jenny lui sourit gentiment.

- Peu importe. Vous vous rappelez ce que j’ai dit à votre fille l’autre jour ? Tout peut avoir de l’importance, même les détails qui semblent les plus insignifiants. Alors si vous vous rappelez de quelque chose d’étrange ou d’inhabituel, il ne faut pas hésiter, Madame Sanchez.

Le regard de celle-ci sembla se perdre un instant quelque part derrière l’épaule de Jenny avant de revenir sur elle. Elle hocha la tête.

- Ça s’est passé quelques semaines avant la mort de Ned et Sally. Un jour, elle est venue me voir en me disant qu’elle avait une drôle d’impression …
- Une drôle d’impression ? répéta Jenny, un sourcil arqué. C’est-à-dire ?
- C’est difficile à expliquer mais d’après elle, quelqu’un avait cambriolé leur appartement. Enfin …. Je ne sais pas si le mot « cambriolé » est le plus approprié, étant donné que rien n’avait été volé.

Jenny était de plus en plus perplexe.

- Dans ce cas, comment tante Sally savait-elle que quelqu’un était venu ?
- Je vous l’ai dit, c’est un peu nébuleux. C’était une sensation qu’elle avait eu en rentrant chez elle. Et ensuite, c’est devenu une conviction, une certitude. Quelqu’un s’était introduit chez eux en leur absence et avait fouillé leur appartement.
- Elle a porté plainte ?
- Non, vous pensez bien. Elle aurait eu l’air ridicule avec une histoire pareille et un appartement où rien ne semblait avoir disparu. Les policiers ne l’auraient pas prise au sérieux. Mais elle était convaincue qu’elle avait raison et que quelqu’un était venu.

Jenny revint au moment présent.

Elle avait eu le temps de réfléchir depuis sa rencontre avec Gail Sanchez. Tante Sally était une femme en pleine possession de ses moyens, pas paranoïaque pour deux sous. Si elle disait que quelqu’un s’était introduit chez elle, c’était nécessairement, fatalement vrai. Qui avait pu faire une chose pareille ? Et pourquoi ce quelqu’un n’avait-il rien pris ?

Était-ce parce que ce qu’il cherchait avait déjà été mis à l’abri ailleurs ? Dans le box par exemple ? Mais surtout, qu’est-ce qu’il cherchait ? Qu’est-ce que sa tante avait caché ?

Légèrement somnolente et fatiguée par ces incessantes interrogations, la jeune femme était sur le point de s'assoupir quand on toqua à la porte.

Elle sortit de son bain en maugréant et s’enroula dans un peignoir.

- Mme Simmons ? fit Jenny, surprise de trouver la vieille femme, co-fondatrice de Save Children, sur le pas de sa porte. Que faites-vous ici ?
- Je suis venue vous parler, mademoiselle Brian. C'est extrêmement important, annonça-t-elle d’un ton grave.
- Très bien. Euh ... Entrez dans ce cas, dit Jenny qui se décala d'un pas.

Les deux femmes s'installèrent sur le lit double-place. Emmitouflée dans son peignoir, les cheveux encore mouillés, elle se sentait singulièrement négligée mais elle ne voulait pas risquer de perdre l'attention de Mme Simmons, même quelques minutes, le temps de se changer.

- Alors ? De quoi désirez-vous me parler ? demanda-t-elle en ayant l’impression de se répéter.
- De Save Children. Aujourd'hui, vous êtes venue nous voir, en compagnie de votre ami, et nous vous avons parlé de l'association et de notre travail en son sein. Tout semblait idyllique, n'est-ce-pas ?

Jenny sourit.

- Plutôt oui, confirma-t-elle.
- Eh bien, je veux vous parler de l'envers du décor, sans passer certaines … pratiques peu reluisantes sous silence.
- Quelle genre de pratiques ?
- Les sommes d'argent que doivent nous verser les familles adoptives avant et pendant la procédure par exemple.
- Ce sont des sommes importantes ? devina la jeune femme.
- Très.
- Et je suppose qu'il y a une corrélation entre le montant de ces sommes et la probabilité d'adopter un enfant.

Elle avait fait de son mieux pour adopter un ton aussi neutre que possible mais Mme Simmons se crispa. Son silence était éloquent.

- S'il vous plaît, insista Jenny. Parlez-moi. C’est vous qui êtes venue vers moi et j’ai besoin de savoir.
- Le pire, voyez-vous, ce n'est pas l'argent que les parents candidats à l'adoption doivent nous verser.
- Quel est le pire alors ?
- Toutes les adoptions ne sont, enfin n'étaient, pas aux normes. Mais laissez-moi commencer par le début sinon vous risquez de ne pas comprendre.

Elle prit une profonde inspiration et se lança.

- Nos filles viennent de tout la côte est du pays, pas seulement de Charlestown. Nous envoyions des membres les chercher dans les quartiers dits sensibles, à New York ou même à Boston. Dans les lieux connus pour les activités de prostitution ou près de cliniques pratiquant l'avortement. Nous leur parlons, nous les convainquons de nous suivre en leur promettant qu'elles auront accès à un suivi médical, un logement pour plusieurs mois et une famille aimante pour leur bébé, expliqua-t-elle.

- Tour ça moyennant rétribution ?
- Oui, nous les payons.
- C'est un peu comme si elles étaient des mères porteuses, dans ce cas, déclara Jenny, qui se sentit soulagée de voir que sa tante n’avait pas participé à quelque activité glauque et illégale.
- Oui, sauf que dans notre cas, les mères adoptives deviennent les mères biologiques aux yeux de la loi. Et ça, dans une société qui montre encore du doigt les femmes qui ne peuvent tomber enceinte et où l'infertilité est un secret honteux, c'est un sacré atout. En fait, comparé à d'autres associations, c'est même l'attrait principal de Save Children.

OooOo


Le soir même, Peter dormait dans son ancienne maison, à Richmond.

Son fils Thomas était déjà couché. Le jeune détective se leva et parcourut à pas de loups les pièces de son ancien logement.

Depuis son départ, presque quatre ans plus tôt, rien n'avait changé, ni l’agencement des meubles, ni la couleur du papier peint, ni même le parquet du salon.

Il s'arrêta dans le vestibule. En réalité, une chose n'était plus à sa place : quelqu'un, Claudia sans doute, avait enlevé leur photo de mariage du mur près de l'entrée. Et bientôt, elle serait remplacée par une autre de Claudia et son nouveau mari.

Il soupira et revint sur ses pas. Cela ne servait à rien de se lamenter sur son mariage raté et les secondes noces de son ex. C’était du passé. Oui, cela avait une sale période, morose et déprimante, mais il s’en était remis. Il n’était pas triste, ni même amer. Enfin un peu quand même, pour être honnête.

Plutôt que de geindre sur son sort, il avait tout intérêt à profiter de la semaine qu'il allait passer ici pour profiter de son fils.

Pris par l'enquête sur la mort des Quinn, il avait failli annuler sa venue, ou du moins la reporter, mais Jenny l'avait convaincue de ne rien en faire. « Thomas a besoin de te voir et le reste peut attendre », lui avait-elle dit. Inutile de dire qu'il ne regrettait pas sa décision.
Après s'être assuré que le garçon dormait toujours à poings fermés dans sa chambre, Peter redescendit et s'installa dans le salon.

Il alluma son ordinateur et entreprit de faire quelques recherches sur l'association Save Children.

L'organisation, fondée au début des années quatre-vingt, était principalement financée par les dons de (riches) particuliers. Spécialement appréciée de certains hommes politiques anti-avortement, SC comme on l’appelait, était connue pour ses liens avec les représentants locaux du parti républicain et quelques hommes d’Église influents de la côte est.

En se baladant sur leur site internet, Peter put constater l'ampleur et l'importance de l'association. Outre les locaux situés dans le centre-ville de Charlestown et dotés d'une vue imprenable sur le fleuve Hudson, elle jouissait de plusieurs vastes résidences dans tout l’État de New York.

Celles-ci permettaient aux jeunes femmes désirant faire adopter leur bébé de vivre en toute quiétude leur grossesse. Les accouchements se déroulaient dans ces mêmes demeures. En plus de gynécologues et sages-femmes, l'équipe de Save Children comprenait un bataillon d'avocats et de psychologues chargés d'évaluer les parents candidats à l'adoption. Ceux qui ne satisfaisaient pas aux exigences de l'association pouvaient plier bagages.

Peter quitta la page web et s'étira.

C'était bien joli tout ça mais il n'avait rien appris de nouveau. Rien d'utile à son enquête en tout cas. Selon toutes les apparences, Sally Quinn avait travaillé pour une association qui avait le coeur sur la main.

- Voyons voir ce que nous avons pour Mark Simmons, murmura-t-il en laissant courir ses doigts sur le clavier.

Mais là encore, il fit chou blanc.

D'après les articles qui lui étaient consacrés, M. Simmons était un ancien pasteur. Avant de fonder Save Children, il avait été le fer de lance de l'Eglise de la Nouvelle Promesse, présente dans le Mississippi, l'Alabama et la Géorgie. Il avait depuis passé les rênes à son frère cadet et se consacrait entièrement au bien-être de Save Children.

A court d'idée, Peter décida de changer d’angle d’attaque. Il envoya un e-mail à son père, lui demandant de trouver le numéro et l’adresse d’un certain John J. Kerrigan, avocat d’Allen & Roth.

C’était lui qui avait reçu Sally Quinn lorsqu’elle était venue se renseigner auprès du prestigieux cabinet pour un éventuel procès contre la vice-présidente de son ancienne banque. Peter désirait entendre sa version des faits sur cette rencontre. Il n’était en outre pas certain que celui-ci fut réellement en voyage d’affaires. Aussi, préférait-il s’en assurer lui-même.

Puis, décidant qu’il en avait assez fait pour la journée, il éteignit son ordinateur portable et monta se coucher. Dans la chambre d'amis, bien entendu.

OooOo


- Comment est-il possible que les mères adoptives deviennent les mères biologiques aux yeux de la loi ? demanda Jenny au bout d’un long moment de silence. N'y-a-t-il aucune trace de l'adoption ?
- En réalité, c'est très simple, beaucoup plus simple que ce qu'on pourrait croire. Les mères adoptives se rendent à la mairie de leur lieu de résidence où elles font part de leur intention d'accoucher à domicile.
- Sauf qu'elles ne sont pas enceintes, lui rappela Jenny, sur le ton de l’évidence.
- Oui, bien entendu. Mais personne n'ira leur imposer un examen gynécologique ou une échographie pour vérifier si elles attendent réellement un enfant. Ce serait considéré comme complètement abusif ainsi qu’une perte d’argent des plus inutiles.
- Et au moment de l'accouchement, comment ça se passe ?
- Il a lieu dans une résidences privée, sous la direction de l'une de nos sages-femmes qui devient alors le témoin oculaire de la naissance.
- Alors, si je comprends bien, résuma Jenny, la sage-femme signe les papiers, la mère biologique disparaît avec un peu d'argent et la mère adoptive devient la mère biologique. Et le tour est joué.
- C'est cela.

Mais elle ne la regardait toujours pas, gardant obstinément les yeux rivés sur le tapis.

- Madame Simmons, il y a quelque chose que vous ne me dites pas.

Elle demeura silencieuse quelques instants avant de brusquement relever la tête.

- Savez-vous ce qui est le pire pour des parents qui espèrent adopter un enfant, spécialement un nourrisson ?
- Les délais d'attente.

L’autre femme hocha la tête et Jenny se demanda si elle en avait elle-même souffert. Les Simmons n’avaient pas d’enfant, d’après les recherches de Peter et peut-être avaient-ils voulu en adopter un par le passé.

- Et savez-vous pourquoi ces délais sont aussi longs si on passe par le circuit … disons traditionnel ?

Comme Jenny secouait la tête, Barbara Simmons reprit :

- Les évaluations psychologiques de la famille adoptante. C'est ça qui prend du temps.
- Mais, à Save Children, les délais sont considérablement réduits. Pourquoi ? Vous ne les faites pas ces évaluations psychologiques ?
- Pas toutes et pas de manière aussi sérieuse que nous aurions dû.

La jeune femme faillit dire quelque chose mais se retint juste à temps. Maintenant que Barbara Simmons était lancée, autant la laisser aller au bout de son récit, si terrible et révoltant soit-il.

- Le problème, c'est que des rumeurs ont commencé à circuler.
- Des rumeurs ? A quel sujet ?
- A propos de … « mauvaises adoptions » si je puis dire, de mauvais parents.
- De la maltraitance ? explicita Jenny

C'était à craindre quand on confiait de pauvres bébés innocents à n'importe quelle personne fortunée, se dit-elle. Avoir de l’argent n’avait jamais fait de quelqu’un un bon parent. Heureusement, elle réussit de nouveau à tenir sa langue.

- Cela faisait des années que ce genre de rumeurs courait mais dernièrement, elles sont devenues difficiles à ignorer. Il y a même une femme, une de nos anciennes filles, qui réalise en ce moment même un documentaire sur Save Children, et d’après ce que je sais, une grande partie portera sur ces rumeurs de maltraitance.

Jenny décida d’en avoir le coeur net.

- Ce sont des rumeurs ou des faits avérés ?
- Je n'en sais rien. Est-ce que certaines familles coupent tout contact avec nous après l'adoption ? Oui, confirma Barbara. Donc, nous n'avons pas de moyens de savoir ce qui se passe dans ces familles-là, c’est vrai, mais ça ne signifie pas pour autant que les enfants sont maltraités.
- Et votre mari ? Ou Daniel Ariyoshi ? Qu'en pensent-ils ?
- Ce très cher monsieur Ariyoshi ne travaillait pas pour nous à cette époque et Mark refuse de m'en parler.
- Ma tante était-elle au courant ?

Elle posa la question du bout des lèvres, dans un souffle à peine audible. Mais il fallait qu’elle sache.

- Sally n'avait pas de certitude non plus mais elle m'a posé des questions. Elle s'interrogeait, ça c'est certain.

Jenny avait encore une question.

- Je suppose que vous regrettez, au moins partiellement, ce que vous avez fait, sinon vous ne seriez pas là. Alors pourquoi Diable n'allez-vous pas voir la police ?
- Il y a tellement de raisons…

Elle haussa les épaules, le regard dans le vague. Puis, elle reprit :

- Choisissez celle qui vous conviendra ou vous parlera le plus : j'aime mon époux, Save Children est l'enfant que nous n'avons jamais pu avoir. Mais surtout, nous avons fait beaucoup de bien, malgré tout.

Son regard revint vers Jenny et se verrouilla dans le sien.

- Rappelez-vous le jeune homme que vous avez brièvement rencontré aujourd'hui, mon jeune secrétaire Andre Gold. Eh bien, il y a eu beaucoup d'Andre. Et je veux qu'il y en ait encore d'autres, ajouta-t-elle d’une voix forte et assurée.
Un malheur n'arrive jamais seul by SarahCollins
Author's Notes:
Michael Jackson - In the closet
14. Un malheur n'arrive jamais seul


Amitié : mariage de deux êtres qui ne peuvent pas coucher ensemble. Jules Renard

A l'instant même où Peter descendit de voiture, une tornade blonde se jeta sur lui, manquant de lui faire perdre l'équilibre.

- Eh bien, Jenny, je ne savais pas que je t'avais manqué à ce point-là ! s'exclama-t-il en serrant néanmoins son amie contre lui. Dire que je ne suis parti que six jours. 

Il se retint d'ajouter que s'il avait su qu'elle lui réserverait un tel accueil, il serait resté un peu plus longtemps à Richmond. Il était sans doute préférable de garder ce genre de pensées déplacées pour lui.

- Je sais que tu n'es pas resté longtemps à Richmond mais il s'est passé tellement de choses, souffla la jeune femme, la joue contre son torse. Mais rentrons, comme ça je pourrais t'expliquer.

Elle le relâcha enfin et il put sortir son maigre sac de voyage de sa fidèle Corvette rouge. 

Après six longues heures de route depuis la Virginie, Peter aurait volontiers piqué un somme dans leur chambre d'hôtel, mais il sentait que Jenny avait besoin de parler, et d'être écoutée en retour surtout.
Effectivement, ...

- Barbara Simmons de Save Children est venue me voir mardi soir, annonça-t-elle de but en blanc.

Elle s'assit à même le sol, en tailleur, et entreprit de tout lui raconter. Elle n’omit pas le moindre détail.

Elle lui parla des adoptions illégales, des sommes d'argent échangées entre l'association et les futurs parents adoptifs, des évaluations psychologiques vites expédiées ou bâclées quand elles n'étaient pas carrément omises et enfin, des rumeurs de maltraitance.

Un long silence, de ceux qu’on n’entendait que dans les églises, suivit son récit. 

- Tu ne dis rien ? s’enquit la jeune femme.
- Je ne sais pas quoi dire, Jen, avoua le détective, stupéfait. Je suis sous le choc.

Elle hocha tristement la tête.

- J'ai voulu t'en parler dès l'instant où Mme Simmons est repartie mais je ne me voyais pas le faire par téléphone.  Ça me semblait trop important alors j'ai préféré attendre ton retour à Charlestown.
- Je comprends. Et je comprends pourquoi tu semblais si bouleversée quand je suis arrivée.

Ils demeurèrent silencieux un moment, ressassant ce qu’elle venait de lui expliquer.

- De toute façon, il n'y a pas à tergiverser, décréta finalement Jenny. Ma tante a sciemment participé à un trafic de bébés. Ni plus ni moins.
- Tu n’exagères pas un peu sous le coup de la colère, là ?
- Tu plaisantes ?

Devant l’indignation somme toute légitime de Jenny, Peter tenta d'adopter un ton conciliant.

- Bon, il est clair qu'à Save Children, il n'y pas que des parangons de moralité, contrairement à ce qu'ils ont essayé de nous faire croire mais rien ne prouve que ta tante ait su jusqu'où ils allaient par cupidité. Après tout, elle ne travaillait que comme sage-femme, rappela justement le jeune détective. Ce n'est pas comme si elle dirigeait l'association.
- Ça ne change rien du tout. Elle pouvait difficilement ignorer ce qui se passait en coulisses. Pas en ayant travaillé pour SC pendant quatre années. Et malgré tout, elle m’a ... Je n'arrive pas à y croire, souffla-t-elle.

Sous le coup de la colère, son teint avait légèrement rosi.

- Si ça peut te consoler, je pense que dans les derniers mois de sa vie, elle a essayé de réparer une partie des torts qu'elle avait, consciemment ou non, causés.

Son amie se tourna vers lui.

-  Qu'est-ce que tu entends par là ?
- La liste qu'on a trouvée dans le box, tu te souviens ? Avec tous ces noms et ces dates ?

A mon avis, elle vouait retrouver les enfants adoptés pendant qu'elle travaillait pour SC et vérifier par elle-même la véracité de ces rumeurs de maltraitance.

- Réparer ces torts, répéta Jenny d'une ton vague.

Son regard azur se fit trouble avant de se perdre au loin.

Inquiet, il se pencha vers elle et remarqua pour la première fois que ses yeux brillaient de larmes contenues. Elle ferma les yeux, comme pour se cacher de lui, mais il la connaissait trop bien. Comme elle le connaissait.

- Oh, Jen, souffla-t-il. Ne te mets pas dans un tel état.

Il lui tendit la main et se releva en même temps qu'elle, dans un mouvement synchrone. Puis, il l'attira vers lui et la prit à nouveau dans ses bras. Visiblement désespérée, elle s'accrocha à son tee-shirt, le visage enfoui dans son cou.

A présent, il devinait plus qu'il ne voyait ses larmes. Il la serra encore un peu plus fort, essayant d'ignorer la proximité de son corps ou la manière dont ses courbes semblaient se fondre naturellement contre lui. Comme s'ils étaient, physiquement, primairement, faits l'un pour l'autre.

Enfin, au bout d'un moment à la fois trop long pour son propre bien et trop court pour le contenter, elle le relâcha. Toutefois, elle ne recula pas.
La jeune femme était si proche désormais qu'il pouvait distinguer chacun des détails des traits harmonieux de son visage. Il essuya une traînée de larmes et laissa sa main glisser sur sa pommette.

Sans crier gare, elle se rapprocha brusquement et l'embrassa. Sans réfléchir, il lui rendit son baiser.

Lorsque leurs langues se rencontrèrent dans la bouche de Jenny, il crut s'évanouir. Sans se l'avouer, il avait espéré, attendu même ce moment. Il voulait cette femme, et personne d’autre. Il lui avait fallu du temps pour le réaliser mais il en était certain désormais.
Leurs souffles se firent erratiques alors que leurs bouches se séparaient. Les baisers devinrent langoureux. Il déboutonna son chemisier, elle lui ôta sa chemise.

Quand elle recula d'un pas, se rapprochant du lit, il reprit enfin ses esprits.

Au prix d'un effort presque incommensurable, Peter réussit à repousser sa compagne. Elle lui adressa un regard blessé.

- Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? souffla-t-elle.

En la voyant, la respiration trop rapide et les joues d'un rouge soutenu, uniquement vêtue d'un jean et d'un soutien-gorge, il faillit changer d'avis. Mais décidant qu'il était temps de se montrer raisonnable, il fit un nouveau pas en arrière et s'éloigna de la tentation que Jenny constituait.

- On ne peut pas. Tu n'es pas dans ton état normal. Tu le regretterais.

Elle ne prononça pas un mot - désirait-il seulement qu'elle dise quelque chose ? - et se contenta de ramasser son chemisier. Le tout sans même lui faire l’aumône d'un regard.
- Je vais faire un tour dehors, annonça Peter d'une voix encore mal assurée. Je ... je reviens, OK ?

Mais elle s'était déjà engouffrée dans la salle de bain et seul le claquement de la porte lui répondit.

Peter était si perturbé par ce qui venait de passer - ce qui avait failli se passer en réalité - qu'il sortit d'abord sans tee-shirt. Ce n'est qu'en surprenant le regard stupéfait et le sourcil levé de la gérante qu'il réalisa qu'il était toujours torse nu.
Mortifié, il remonta dans la chambre et se rhabilla à toute vitesse, les joues en feu, avant de ressortir. Il avait vraiment perdu de son flegme habituel.

Une fois parvenu dehors, il inspira profondément et huma l'air ambiant, espérant que la légère brise qui soulevait ses cheveux châtains lui remettrait les idées en place.

Mais rien à faire, il ne cessait de penser à Jenny.

Plus ses pas l'éloignaient d'elle, plus ses pensées le ramenaient vers elle. Celui qui avait dit loin des yeux, loin du coeur n'avait jamais connu le docteur Jennifer Brian.
Il n'arrivait pas à croire que les choses aient pu dérapé à ce point-là entre eux deux. A nouveau.

Peut-être était-il temps qu'il se conduise comme un adulte, prenne son courage à deux mains et lui parle une bonne fois pour toute de leur relation. C'était la deuxième fois en l'espace d'une dizaine de jours qu'ils dépassaient la limite entre leur vieille histoire d'amour et leur actuelle amitié, solide et réconfortante. Sans doute fallait-il y voir le signe ... Que quoi ? Qu'il n'avait jamais vraiment tiré un trait sur leur couple, malgré son mariage et sa paternité ? Qu'il regrettait de s'être détourné d'elle pour épouser Claudia ? 

Oui, il fallait qu'il lui parle, se dit Peter en jetant un coup d’oeil à sa montre. Pour mettre les choses au clair. Il le ferait dès qu'il rentrerait à l'hôtel. Ou demain. Matin.

Il releva la tête et regarda autour de lui. Plongé dans ses pensées, il ne s'était pas rendu compte qu’il avait marché si longtemps. Il était grand temps de rentrer, avant que Jenny ne s'inquiète et qu'une fois rentré, il ne se jette sur elle, sous le coup du soulagement. Ou d’il-ne-savait-quelle-émotion-incontrôlable-qui-les-saisirait-à-ce-moment-là.

Les mains dans les poches, il rebroussa chemin.

Il prenait la route de l'hôtel quand une silhouette familière attira son attention. Mark Simmons.

Il se cacha à moitié derrière une voiture et observa le dirigeant de Save Children. Celui-ci jeta un coup d’oeil rapide aux alentours avant d'entrer dans le bâtiment. Il s’agissait d'un motel d'aspect plutôt miteux. Sans doute le genre d'endroit où les employés de SC venaient "recruter leurs filles", songea Peter. Mais tout de même, on ne s'attendait pas à rencontrer le président d'une organisation religieuse, et ancien pasteur de surcroît, dans un tel endroit.

Le détective n'était pourtant pas au bout de ses surprises. Moins d'une minute après Simmons, un autre membre fondamental de Save Children s’engouffra à son tour dans le motel bas de gamme. Il reconnut sans peine Daniel Ariyoshi. Inutile de s’interroger sur ce que ces deux-là avaient l’intention de faire ...

Puis, il pensa à ce que Jenny venait d’apprendre sur leur association.
Barbara Simmons pouvait bien dire ce qu'elle voulait, Peter était convaincu que sa récente prise de conscience ainsi que son grand déballage étaient davantage liés à la trahison de son mari qu'à de pseudo-remords.

OoOOo

Peter était rentré à l'hôtel décidé à parler à Jenny, de leur relation, de Simmons et Ariyoshi, et dans cet ordre mais la jeune femme dormait déjà à poings fermés lorsqu'il était rentré. Ou elle faisait semblant. Quoi qu'il en soit, il n'avait pas eu le coeur à la réveiller et s'était lui aussi couché, secrètement soulagé.

Un appel matinal les réveilla.
- Qui c'était ? lui demanda Jenny d'une voix encore ensommeillée, quand il eut raccroché.
- Mon père. Il te salue d’ailleurs.

Elle hocha distraitement la tête.

- Il a trouvé le numéro de téléphone et l’adresse de Kerrigan, l’avocat d’Allen & Roth.

Celui que ta tante avait rencontré. Et ce n’est pas tout ...Tu te souviens de cet appel reçu au Quinn's le jour de la mort de Ned et Sally ? 

- Une heure avant leur décès et qui n'a duré que quelques secondes, se rappela la jeune femme.
- Ouais. Figure-toi qu'il provenait du siège de Save Children, ici même à Charlestown. Et j'ai encore autre chose à te dire.

Tout en s'extirpant de sous les couettes, il lui raconta sa petite escapade de la veille et sa "rencontre" fortuite avec les deux dirigeants de Save Children au motel.

- Alors, nous avons là l'association la plus collet-monté, la plus guindée et la plus conservatrice de tout l’État de New York ...
- Qui se trouve être dirigée par un ancien pasteur adultérin et homosexuel refoulé, et qui, comme si ça ne suffisait pas, trempe dans du trafic de bébés, résuma Peter.

Jenny s’abîma dans un long silence avant de reprendre :

- A ton avis, quel était le pire pour SC ? Que ma tante découvre la liaison de Ariyoshi et Simmons ou qu'elle prouve que les cas de maltraitante étaient avérés et non de simples rumeurs ?
- Aucune idée mais en tout, ça faisait un sacré mobile pour la supprimer. Ajoute à cela l'appel depuis le siège de l'association le jour même de leur mort ...
- Il faut qu'on retourne voir Mark Simmons et Daniel Ariyoshi. Qu’on tire ça au clair. 

Peter acquiesça.

Jenny se leva à son tour et commença à sortir quelques vêtements de sa valise jetée à même le sol.

Il la regarda s'agiter, dos à lui, en simple pyjama.
Comment allait-il pouvoir aborder l'épineuse question de leur relation ? Avant qu'il n'ait pu trouver de solution, elle s’interrompit brusquement et se tourna vers lui.

- Mais ... Et Ned alors ? Si ma tante a été assassinée par l'un des membres de SC, pourquoi s'en être aussi pris à son mari ?

Coupable de s'être laissé aller à des pensées aussi égocentriques, il revint au moment présent.

- Je ne sais pas, fit-il, pensif. Peut-être que Ned n'a été qu'une victime collatérale, qu'il était là au mauvais moment au mauvais endroit tout simplement.
- Ou peut-être qu'on se trompe complètement et que malgré leurs côtés rapaces avides d'argent, les dirigeants de SC n'ont rien à voir avec leur mort.

Il haussa les épaules, dubitatif. Il espérait que Jenny se trompait car l'association Save Children constituait à ce jour leur piste la plus sérieuse. Si elle venait elle aussi à tomber à l'eau, il ne leur resterait plus grand-chose, pour ne pas dire rien du tout.
OooOo

- Tu ne crois pas qu'on devait ... je ne sais pas, prévenir la police avant d’y aller ? demanda Jenny en se tournant vers Peter.

Les deux amis avaient pris place dans sa voiture et roulaient vers le siège de Save Children, décidés à confronter leurs dirigeants sans scrupule.

En réponse à sa question, Peter secoua la tête.
- Non. On n’a rien, pas la moindre preuve, seulement quelques soupçons. La police ne se dérangera pas pour ça. Mais, si ça peut te rassurer, j'ai du mal à imaginer un sexagénaire comme Mark Simmons s'en prendre à nous dans ses propres bureaux grouillants d’employés et en plein jour de surcroît.

Jenny hocha la tête et se tourna vers la fenêtre. Devant ses yeux fatigués par une nuit presque blanche, défilaient les rues de Charlestown où quelques cadavres de voiture calcinées fumaient le long des trottoirs. Vestige des émeutes qui avaient secoué la ville juste avant leur arrivée.

Ils s'arrêtèrent à un feu rouge, devant son ancien lycée.

- C'est ici que tu allais ? s'enquit Peter sur le ton de la conversation.

Les yeux rivés sur la route, elle se contenta d'un petit hochement de tête, soudain prise par l'émotion et la force des souvenirs. Comprenant qu'elle n'avait aucune envie de parler, le jeune homme ne s'étendit pas sur le sujet.

Ils redémarrèrent et poursuivirent leur route jusqu'au siège de Save Children.

Mais quand ils arrivèrent devant leurs bureaux, les deux amis comprirent immédiatement qu'ils n’étaient pas prêts de parler à Mark Simmons ou à Daniel Ariyoshi aujourd'hui.

Plusieurs véhicules de police étaient garés en face du bâtiment, ainsi qu'une ambulance, les feux encore allumés.

En sortant de voiture, Jenny vit avec un haut le coeur que deux brancardiers transportaient ce qui ressemblait à un corps recouvert d'un drap blanc.

- Mon dieu ! Qu'est-ce qui s'est passé ? Qui est mort ? 
- Pas Daniel Ariyoshi en tout cas. Regarde, il est là-bas

En effet, l'homme, le teint blême mais apparemment indemne, était assis à l'arrière d'une voiture. D’une voiture de police. Que s'était-il passé et qui était étendu sous le drap ?

L'air de rien, Jenny se rapprocha de deux femmes, postées devant un magasin d’articles pour bébé. Elle était aux aguets, l’oreille tendue.

- ... horrible, n'est-ce pas ? Il paraît qu’il y a du sang partout, sur les murs et tout ça ...
- Ah oui ?
- Oui, oui. Mais tout de même, ... Qui a bien pu faire une chose pareille à Mark Simmons ? C'était un saint cet homme, un saint !
1992 by SarahCollins
Author's Notes:
R.E.M. - Everybody hurts
15. 1992

Mon âme a son secret, ma vie a son système. Victor Hugo

Mark Simmons avait été tué d’une seule balle en pleine poitrine, dans son propre bureau. Son corps sans vie avait été découvert par le jeune secrétaire de sa femme, revenu chercher les clés qu’il avait oubliées.

La police de Charlestown fit rapidement son travail (pour une fois, diraient les plus cyniques). Avant même que Peter ait pu proposer son témoignage à propos de ce qu’il avait vu près du motel, Daniel Ariyoshi avait déjà été interpellé. Apparemment, le gérant du motel où il avait passé une partie de la nuit en compagnie de son amant avait de lui-même contacté la police, en apprenant le drame.

Depuis, les journalistes campaient devant le poste de police et le siège de Save Children. La mine grave, ils répétaient que « Monsieur Ariyoshi était la dernière personne à avoir vu Mark Simmons en vie. »

- Alors ? demanda Jenny en éteignant la télévision. Qu’est-ce que tu en penses ? C’est une querelle d’amoureux qui a mal tourné ? Ariyoshi en a peut-être eu marre de se cacher et …
- Et après leur nuit à l’hôtel, il a suivi son amant pour l’abattre au bureau ? Et d’abord, en quoi est-ce que le fait de le tuer aurait amélioré leur situation ? Ce n’est pas en tuant quelqu’un qu’on le fait sortir du placard !

L’esprit tournant à plein régime, Peter s’allongea sur le lit. Il ne le disait pas à son amie mais il avait du mal à croire que ce nouveau meurtre ne soir pas lié à celui des Quinn. La coïncidence lui paraissait trop grosse.

Mais quid de son hypothèse de départ, à savoir que Sally Quinn avait été tué par l’un des membres de Save Children parce qu’elle en savait trop sur eux ou devenait trop curieuse au sujet des rumeurs de maltraitance ? Comment le meurtre de Mark Simmons s’imbriquait dans ce scénario ?

Au bout d’un moment, Peter dut reconnaître qu’il ne s’imbriquait pas justement. Quelque chose lui échappait.
Ses jambes le démangeaient déjà, il fallait qu’il bouge. Il se releva et dit à Jenny qu’ils feraient bien de se rendre au commissariat.

- Pour quoi faire ?
- Glaner des infos, fouiner. Il y a quelque chose de pas net dans cette histoire et je veux découvrir quoi.
- D’accord. Ça tombe bien justement parce que j’avais une mission pour toi, lui indiqua la jeune femme qui se mit à farfouiller dans son sac.
- Une mission au poste de police ?
- Euh … non, à la prison du comté en fait mais tu pourras y passer après, si tu veux.
- Qu’est-ce que tu veux que j’aille faire là-bas ? s’étonna Peter.

Elle lui tendit un papier sur lequel on pouvait lire Maitre Silkwood, avocat commis d’office et un numéro de téléphone.

- C’est l’avocat de Dwight Williams, lui indiqua Jenny.
- Qui ça ?
- Un membre d’un gang local. Lui et quelques-uns de ses copains ont incendié le Quinn’s le soir de la mort de tante Sally et Ned. Je pense que ce serait intéressant d’aller lui parler mais je ne me sens pas vraiment capable de voir ce type pour le moment.
- Mais Jenny, à quoi ça servirait ? Il est déjà avéré que l’incendie et le double meurtre n’étaient pas liés.
- Ah oui ? Et selon qui ? Cet incapable d’inspecteur Ackles ? Ce n’est pas une garantie à mes yeux. Je préfère que tu ailles interroger ce Dwight Williams et que tu t’assures que le double meurtre et l’incendie du bar n’étaient vraiment pas liés.
- OK. Et comment peux-tu être sûre qu’il acceptera de me parler si je me pointe à la prison, la bouche en coeur ? On ne se connaît ni d’Eve ni d’Adam. Sans parler du fait qu’on ne me laissera sans doute pas entrer. Les prisons ne sont pas des halls de gare, Jenny.
- D’une, Dwight Williams n’a franchement plus rien à perdre. Te parler ou pas ne va pas empirer sa situation. Et de deux, je connais bien son avocat. On est allé au lycée ensemble … Dans une autre vie. Enfin bref, j’ai arrangé ça avec lui.

C’est ainsi que trois quarts d’heure plus tard, Peter se tenait devant les grilles de la prison du comté.
Grand et le crâne surmonté d’un coupe afro que Peter n’aurait jamais pu reproduire même dans ses rêves les plus fous, maître Jerry Silkwood l’attendait à l’intérieur de l’austère bâtiment. Les deux hommes se serrèrent la main.

- Mon client Dwight Williams se trouve déjà au parloir, lui expliqua-t-il.

Ils passèrent au détecteur de métaux, traversèrent l’aile nord de la prison puis encaissèrent sans sourciller une fouille au corps avant d’accéder au parloir. Williams, vêtu de la tenue orange traditionnelle des détenus, les salua d’un signe de la tête.

- Alors c’est vous Peter Westerfield ?
- En effet. J’enquête sur la mort des Quinn.
- Qui ça ?
- Ned et Sally Quinn, précisa Peter sans perdre son calme. Ce sont les gens qui sont morts dans l’incendie du bar auquel vous avez foutu le feu. Vous ne vous en souvenez plus ? Il me semble pourtant que c’est pour cette raison que vous êtes …

Il embrassa d’un geste dédaigneux les murs d’un gris sale, les chaises inconfortables et le reste des détenus.

- …ici, acheva-t-il.
- J’ai rien à voir avec la mort des deux vieux. Même la police et le proc' ont fini par le reconnaître qu’ils ne pouvaient pas me mettre ça sur le dos. Et c’est pas faute d’avoir essayé.
- Je sais que l’incendie n’a pas tué les Quinn mais je me demandais … si tout ça n’était pas un peu lié malgré tout. D’abord un double meurtre et ensuite un incendie, tout ça en l’espace d’une seule soirée. Sacrée coïncidence, n’est-ce pas ?

Dwight Williams se tourna vers son avocat, un sourcil levé, puis de nouveau vers Peter.

- Vous n’êtes pas de la police ? finit-il par demander.
- Non, pas du tout.
- Et vous ne bossez pas non plus pour le bureau du proc' ?
- Non plus. Quoi ? Quel est le problème ? s’enquit le jeune détective en voyant Williams faire la moue.
- Je vois pas trop pourquoi je devrais vous parler. C’est vrai, quel avantage y'a pour moi ? C’est pas comme si vous pouviez m’obtenir une remise de peine ou de meilleures conditions de détention, n’est-ce pas ?

Jerry Silkwood leva les yeux au ciel.

- Non, M. Westerfield ne peut pas vous obtenir de remise de peine ni de quelconque arrangement avec la justice mais ça ne coûte rien de répondre à ses questions.
- Donc, vous ne connaissiez ni Ned ni Sally Quinn ? commença Peter. Mais est-ce quelqu’un vous a payé pour mettre le feu à leur établissement ?
- Oui.

Peter releva brusquement la tête, n’en croyant pas ses oreilles.

- Oui ?
- Mec, faudrait écouter un peu. C’est ce que je viens de vous dire, non ?
- Je ... Qui ça ? Qui est-ce qui vous a payé ?
- Un homme blanc, la quarantaine, bien baraqué. Et armé. Il est venu me voir au garage et il m’a proposé un paquet de fric pour foutre le feu au bar.
- Combien ? demanda Pete, toujours stupéfait.
- Cinq mille.

Un simple coup d’oeil vers Silkwood lui confirma ce qu’il soupçonnait : l’avocat non plus n’était pas au courant et peinait à croire ce qu’il entendait.

Soudain, Dwight Williams éclata de rire.

- Qu’est-ce qui vous fait rire ? demanda sèchement le jeune détective.
- Que ce mec m’ait filé tout ce blé pour faire quelque chose que j’aurais sans doute fait quoi qu’il arrive.

Cette fois, Peter n’était pas sûr de comprendre. Il demanda au détenu de s’expliquer.

- Mes potes et moi, on s’en serait pris à ce fichu bar à un moment ou à un autre.
- Mais pourquoi le Quinn’s ?
- Écoutez, m’sieur Westerfield … Vous n’êtes pas du coin, hein ?
- Non, en effet, je vis à New York.
- Alors, c’est pas étonnant que vous pigiez pas. Mais sachez que quand on vit à Charlestown, que des mecs de South Side comme moi et mes potes foutent le feu à un resto de Silver Lake, c’est tout à fait logique …

Peter réfléchit, tentant de rassembler ses souvenirs.

- D’après ce qu’on m’a dit, Silver Lake, c’est le quartier huppé de la ville, déclara Peter, qui cherchait l’approbation muette de Silkwood. South Side, c’est la cité, n’est-ce pas ? Mais les Quinn ne roulaient pas sur l’or, vous savez. Loin de là. 
- Et ça change que dalle, mon pote. Les deux vieux tenaient un bar à deux pas du lycée Hudson …
- Attendez, laissez-moi vous expliquer, intervint son avocat alors que Peter était de plus en plus perplexe.

Les émeutes ont éclaté à la suite de la mort d’une jeune fille noire de South Side.

- Elle s’appelait Michelle Duncan et c’était la meilleure amie de mon frangin.
- Michelle se trouvait en compagnie de deux jeunes étudiants issus de ces quartiers huppés justement quand elle est morte, reprit Silkwood. L’un d’entre eux est le fils d’un puissant industriel local. Son corps a été retrouvé le lendemain de sa mort dans le fleuve et au premier abord, il semblait qu’elle était tombée du pont à cause de l’alcool et du manque de visibilité puis qu’elle s’était noyée. C'est en tout cas ce que tout le monde croyait.
- Mais ce n’était pas le cas ?
- Non, il s’est avéré que noyade il y avait bien eu, mais dans une baignoire. C’est à ce moment-là que les versions divergent. Les deux étudiants soutiennent qu’ils ont pris de l’alcool et du LSD et que la noyade est survenue après, par accident tandis que les proches de Michelle et quelques autres pensent …
- Que ce sont des conneries ! Une fille se noie dans leur salle de bain et ils décident de balancer le corps dans le fleuve ! Ensuite, ils retournent dans leur fac de fils à papa comme si de rien n’était. Vous trouvez ça normal monsieur Westerfield ?

Ne pouvant que constater qu’ils s’éloignaient de leur sujet de départ, Peter secoua brièvement la tête.

- C’est étrange, vous avez raison. Et donc, votre bande et vous avez incendié le Quinn’s par vengeance envers les habitants de Silver Lake en général ? Pour venger la mort de cette jeune fille ?
- Ouais, en signe de protestation, mon pote.
- Quand vous avez mis le feu, vous n’avez rien remarqué de suspect autour du bar ? Personne ne rôdait dans le coin ?
- Non, sinon, on se serait tiré aussi sec.
- Comment puis-je savoir que ce n’est pas vous qui avez tiré sur les Quinn en fin de compte? Puisque vous avez mis le feu à leur établissement ?

Williams haussa les épaules d’un air indifférent tandis que maître Silkwood fusillait Peter du regard. Il savait qu’il outrepassait les limites mais il fallait qu’il pose la question. Il croyait le jeune détenu quand il affirmait que la police et le procureur avaient fait leur possible pour l’inculper pour le double meurtre mais jusqu’à présent, les autorités de Charlestown avaient commis gaffe sur gaffe. Il ne leur faisait pas confiance

- Désolé, monsieur le détective privé mais vous allez devoir me croire sur parole, finit par déclarer Dwight Williams.
- Je n’arrive pas à croire qu’il ne l’ait pas dit plus tôt, lui confia plus tard Jerry Silkwood alors qu’ils quittaient le parloir. Si j’avais su qu’on l’avait payé pour cet incendie, ...
- Qu’allez-vous faire maintenant, avec cette nouvelle information ?
- Essayez de trouver celui qui l’a payé pour commencer. Je suis désolé mais je vais devoir vous laisser. Je dois me rendre au tribunal. Vous passerez le bonjour … enfin, vous direz à Jenny que toutes mes pensées l’accompagnent.
- Pourquoi ne pas l’appelez vous-même ? s’étonna Peter. Ou bien vous pouvez passer à l’hôtel.
- Oh … Oui. Je ferais ça, enfin si … Bon, au revoir.
Et il s’en alla.

OooOo


Peter parti pour la prison du comté, Jenny cessa de jouer les malades et quitta le lit.
Elle espérait qu’il avait avalé son histoire de maux de tête et n’allait pas trop s’interroger. Il ne fallait surtout pas qu’il comprenne les raisons pour lesquelles elle n’avait aucune envie de l’accompagner et surtout de revoir Jerry Silkwood.

A part elle, personne n’était au courant, en tout cas personne de vivant et même si Peter était son meilleur ami depuis plus de dix ans, elle tenait à garder cette partie de sa vie « passée » sous scellé. Les souvenirs de cette époque étaient encore trop douloureux pour être remués.

Se rappelant le documentaire en préparation sur Save Children, elle contacta la réalisatrice de celui-ci, une certaine Raquel Payton. Ancienne prostituée, elle avait elle-même fait adopter son bébé par l’intermédiaire de l’organisation « caritative ».

Comme elle ignorait si la réalisatrice avait déjà entendu parler de sa tante, elle choisit après réflexions d’envoyer un e-mail sans mentionner Sally et quémanda simplement des renseignements sur le documentaire et de possibles cas de maltraitances au sein de SC.

Lorsqu’elle eut fini, elle ralluma la télévision. Les chaînes locales parlaient toujours du meurtre de Mark Simmons bien entendu.

- Nous pouvons désormais confirmer, déclarait le présentateur, que Daniel Ariyoshi, l’associé et amant de la victime, avec qui il avait passé une partie de la soirée dans un motel, a été relâché il y a moins d’une heure. D’après nos informations, son avocat a pu fournir la preuve de son innocence sous la forme d’un solide alibi. Il aurait en effet été photographié à un péage à l’heure supposée de la mort, et ce, à plusieurs dizaines de kilomètres du siège de l’association Save Children.

Jenny baissa le son, peu surprise. Peter avait raison depuis le début, la version de la querelle amoureuse ne tenait pas la route. Bien trop commode.

S’il y avait bien une chose qu’elle avait apprise au cours des deux semaines, c’est qu’elle ne devait surtout pas demeurer inactive. Sinon, elle se mettait à ruminer et à déprimer. Ce qui était inutile et contre-productif. Elle n’était restée à Charlestown - et avait demandé à Peter de faire de même - que pour une seule raison : retrouver le meurtrier de sa tante et Ned. Ce n’était pas le moment de se laisser distraire et de prendre le risque de se détourner de son but.

De son regard bleu, la jeune femme balaya la pièce jusqu’à ce que ses yeux tombent sur ce qu’elle cherchait : sous l’armoire, le carton contenant tout ce que Peter et elle avaient trouvé dans le box de sa tante. Elle ouvrit la boîte et relut une énième fois l’article sur la mort de Uliana Golovkina.
Que leur avaient dit les Simmons déjà ? Ah oui, que tante Sally avait quitté leur association de malheur pour l’hôpital de Charlestown afin de mieux s’occuper de Jenny. Sauf que …

La jeune femme fronça les sourcils, troublée. Elle le réalisait seulement maintenant mais cette explication ne tenait pas du tout la route et ce, pour une raison très simple. Elle aurait dû le comprendre avant.

Soudain saisie d’un regain d’énergie, elle rangea l’article de presse dans son sac, griffonna à la hâte un mot à l’intention de Peter et quitta l’hôtel.

- Que faites-vous ici ? lui demanda d’un ton peu amène une Barbara Simmons aux traits tirés et aux yeux rougis par le chagrin.
- Il faut que je vous parle de ma tante.
- Ecoutez, mademoiselle Brian, mon mari est mort dans d’horribles circonstances il y a moins de vingt-quatre heures, j’ai des invités qui m’attendent et je n’ai pas …
- Et ça m’est parfaitement égal.
- Oui, eh bien, pas …
- C’est au sujet de Uliana Golovkina, ajouta sèchement Jenny.

Comme elle s’y attendait, la vielle femme, nouvellement veuve, blêmit. Elle recula d’un pas et ferma un bref instant les yeux, comme pour ne pas affronter les horreurs de son passé. Puis elle hocha la tête et s’effaça pour laisser entrer Jenny.

La résidence des Simmons dénotait la position sociale prépondérante du couple. Plusieurs portraits d’enfants souriants posant avec des parents qui les couvaient du regard courraient le long des murs du hall d’entrée. Et ceux dont l’enfance - quand ce n’était pas la vie entière - avait été brisée par la légèreté et l’appât du gain des Simmons, où étaient-ils ? se demanda amèrement Jenny.

- Montons, lui intima Barbara Simmons revenue dans la vaste entrée.

Les deux femmes gravirent le majestueux escalier et entrèrent dans la première pièce à l’étage, un bureau.
Une fois assise, Jenny ne perdit pas de temps.

- Je veux savoir pourquoi est-ce que ma tante a quitté Save Children.
- Je vous l’ai déjà expliqué. Il était beaucoup plus pratique pour elle de travailler à l’hôpital de Charlestown maintenant qu’elle vous avait à charge.
- Plus pratique comment ? s’exclama Jenny. Cet hôpital était plus éloigné de la maison que le siège de SC et je suis certaine qu’elle gagnait bien plus en travaillant pour vous que pour un hôpital public. Alors quel avantage pouvait-elle bien en tirer, expliquez-moi ?
- Eh bien, je ne sais pas … C’est ce qu’elle nous avait dit à l’époque, à Mark et à moi.
- Vraiment ? Elle vous a dit qu’elle quittait SC parce que j’étais venue vivre avec elle après la mort de mes parents ? Vous êtes vraiment sûre de cela, madame Simmons ? insista Jenny en voyant son interlocutrice hocher la tête.
- Oui.
- C’est étrange, voyez-vous, parce que mes parents sont morts en 88 et que je suis directement venue m’installer à Charlestown chez ma tante, rappela-t-elle d’un ton douloureux. Donc bien avant qu’elle ne quitte Save Children. Vous mentez, madame Simmons. Je crois que son départ est davantage lié à …

Elle sortit de la poche de son pantalon la page de journal froissé et la posa sur la table. 

- … cet événement.

Une nouvelle fois, Mme Simmons ferma les yeux mais Jenny était décidée à ne pas la laisser se dérober. Elle lui ferait avouer la vérité, quoi qu’il lui en coûte, peu importait le temps que ça lui prendrait, l’énergie que cela nécessiterait.

- Dites-moi la vérité, madame Simmons. Ça ne peut que vous faire du bien, vous libérer. Votre mari est mort et vous n’avez plus de compte à rendre personne désormais. Plus de secret à garder. Il n’y a que vous et votre conscience.

Était-il vraiment judicieux de parler conscience avec une femme qui n’avait pas hésité, et ce des années durant, à se livrer à un trafic de bébés ?

Mais contre toute attente, les paroles de Jenny semblèrent toucher la vieille dame. Avec une infinie lassitude, elle se leva et se posta près de la fenêtre, lui tournant le dos. Enfin, elle se mit à parler.

- Uliana Golovkina est morte dans l’une de nos résidences, à cause de nous. Quand je dis « nous », je parle de Mark et moi. Votre tante a essayé de la sauver mais nous l'en avons … empêchée.
- Que s’est-il passé ?
- Uliana était l’une de nos filles. C’est votre tante qui s’est occupée d’elle durant sa grossesse. Tout se déroulait normalement mais au moment de l’accouchement, il y a eu des problèmes. Beaucoup.
- De quel genre ?
- Je ne sais plus exactement mais votre tante était inquiète. Elle disait que Uliana perdait beaucoup trop de sang, qu’elle avait besoin d’une césarienne en urgence et peut-être même d’une hystérectomie, se souvint Barbara.
- Et je suppose qu’elle n’avait pas à disposition le matériel nécessaire pour ce genre d’intervention ? Votre mari et vous, trop occupés à vous remplir les poches, n’avez jamais songé à ce qui se passerait en cas de complications lors d’un accouchement ?

Mme Simmons lui adressa un regard suppliant.

- Sally était une sage-femme plus que capable et nous n’avions jamais rencontré de problèmes auparavant. Si nous avions su à quel point la situation était critique pour Uliana, …
- Si vous aviez su ? s’écria Jenny, incapable de se retenir plus longtemps. Mais vous le saviez ! Ma tante vous avait dit qu’elle avait besoin d’aller à l’hôpital mais vous avez refusé !
- Mark a refusé. Il craignait que ça fasse échouer l’adoption.
- Oui, en gros du moment que le bébé allait bien et qu’il pouvait toucher son paquet de fric, il se fichait du reste ! Y compris de cette pauvre Uliana. Et c’est ce qui l’a tuée.
- Votre tante a réussi à sauver le petit garçon et je l’ai amené à ses parents. Le temps était glacial cette nuit-là et il neigeait. Je me rappelle que je le tenais tout contre moi, pour le réchauffer. J’avais l’impression qu’il s’accrochait à moi, se rappela-t-elle. Ensuite, sa mère l’a pris dans ses bras et son mari et elle ont quitté la ville peu après.
- Et savaient-ils que pendant ce temps-là, votre mari était en train de se débarrasser du corps d’une innocente jeune fille, la mère de cet enfant, dans un squat ?

Barbara Simmons secoua la tête.

- Quand elle l’a su, Sally a menacé de nous dénoncer à la police mais Mark lui a répliqué qu’elle était au moins autant impliquée que nous, si ce n’est plus puisque c’était elle qui l’avait fait accoucher. Elle risquait de ne plus jamais pouvoir exercer son métier ou pire, d’aller en prison.
- Alors elle a accepté de se taire, murmura Jenny.

Elle secoua la tête, consternée, se demandant qui était donc cette femme qui l’avait presque élevée et qu’elle ne reconnaissait plus à présent.

Mme Simmons hocha la tête et se retourna, les yeux débordant de larmes à peine contenues.

- Mais, en fin de compte, elle a fini par partir non ? dit Jenny qui peinait à se reprendre.
- Oui. Elle s’est rendu compte que ce secret devenait trop lourd à garder pour elle et elle a quitté l’association en début d’année suivante. Voilà toute l’histoire.
Une femme traquée by SarahCollins
Author's Notes:
Phil Collins - Long long way to go
16. Une femme traquée


Personne ne peut pendant très longtemps se montrer un visage à lui-même et en présenter un autre reste du monde sans finir par s’y perdre et se demander lequel des deux est le vrai. Nathaniel Hawthorne

- Alors on en revient toujours au même point, conclut Peter quand Jenny eut achevé le long récit de sa confrontation avec Barbara Simmons. Mark Simmons s’est sans doute débarrassé de ta tante parce qu’elle en savait trop sur Save Children et notamment la mort de Uliana. D’abord, la maltraitance et maintenant … ça.

Il secoua la tête, visiblement secoué par ces nouvelles révélations, ces nouveaux secrets honteux.

- Oui, Simmons avait des raisons de vouloir tuer ma tante, reconnut Jenny. Mais pourquoi maintenant ? Plus de vingt ans après la mort de Uliana ? Pourquoi aurait-il attendu aussi longtemps avant d’agir ?
- Peut-être qu’il a eu vent des investigations de ta tante. Rappelle-toi cette liste d’enfants adoptés qu’elle gardait dans son box. Selon toute vraisemblance, elle voulait vérifier si les rumeurs de maltraitance étaient avérées.
- Mais comment Simmons aurait-il pu apprendre qu’elle faisait cela? Je doute que tante Sally soit allée lui en parler !
- Certes, mais elle a pu aller voir sa femme, qui l’aura ensuite répété à son mari. Ou alors, il l’a appris autrement. Si ta tante s’est mise à fouiner partout en posant des questions sur Save Children, ça ne m’étonnerait pas que Mark Simmons, avec l’influence qu’il avait à Charlestown, ait fini par en entendre parler.
- Brillante théorie sauf que maintenant, Simmons aussi est mort. Lui aussi assassiné. Si on écarte Daniel Ariyoshi de la liste de suspect - son alibi semble être en béton - alors il est probable que le double meurtre est lié à celui de Mark Simmons. Le lien avec Save Children ne peut pas être un simple hasard.
- Non, en effet, reconnut Peter. Alors, peut-être que … Peut-être que c’est Daniel Ariyoshi qui a tué ta tante et Ned.
- Pourquoi aurait-il fait ça ? Il ne travaillait même pas à SC à l’époque. Pour autant qu'on sache, rien ne prouve qu’il sait ce qui est arrivé Uliana Golovkina !

Peter fit la moue.
- Je n’en serais pas si sûr à ta place. Je pense qu’il devait être au courant, étant donné ses liens avec Simmons. Il aura voulu protéger l’organisation. Il semble y être plus que dévoué.

Jenny haussa un sourcil.
- Et il aurait ensuite assassiné son amant et associé pour on ne sait trop quelle raison ? fit la jeune femme.

Elle était dubitative. Peter aussi, pour être honnête.

- Et où est-ce que tu places l’homme qui a payé Dwight Williams pour incendier le bar dans cette équation ?
- Je ne sais pas encore, finit-il par reconnaître au bout d’un moment.

OooOo


Le lendemain matin, un mardi, Jenny se réveilla de bien meilleure humeur.

Cette journée lui apporterait quoi qu’il arrive plusieurs réponses sur l’action en justice que voulait intenter sa tante et Ned et les adoptions plus ou moins légales - plutôt moins d’ailleurs - de Save Children.
Elle allait rencontrer le mystérieux avocat John J. Kerrigan et de son côté, Peter avait rendez-vous avec Raquel Payton, la réalisatrice de documentaire.

Elle repéra sans aucune difficulté l’homme de loi. John Kerrigan la dépassait de plus d’une tête et avait l’air un petit peu plus jeune qu’elle

Avec sa silhouette svelte mais athlétique, ses yeux sombres et ses traits sculptés, il devait rencontrer un grand succès auprès de la gente féminine. Sa peau mate suggérait des origines hispaniques, même si nom était une ode à l’Irlande. Jenny songea, non sans ironie, qu’en d’autres circonstances, elle aurait été plus que flattée de partager un café avec lui. Mais l’heure n’était pas au flirt. En d’autres circonstances, se répéta-t-elle tristement.

Ils se saluèrent avant de s’installer face à face. Ils discutèrent de tout et de rien, d’un ton léger et badin, mais elle le sentait très intrigué. Il attendait juste qu’elle se lance, comprit-elle.

Ce qu’elle fit une fois qu’on leur eut apporté leurs boissons. La serveuse lui adressa un regard des plus aguicheurs mais voyant qu’il ne lui prêtait pas la moindre once d’attention, elle s’éloigna, déçue.

Il la fixait du regard et elle entreprit de lui raconter par le menu sa visite à ses patrons, au cabinet et l’impression de malaise qu’elle ressentait depuis, sans parvenir à en comprendre l’origine. Quelque chose n’allait pas, elle en aurait mis sa main au feu.

Mais en face d’elle, l’avocat semblait interloqué par autre chose.

- Qu’il y a-t-il ? lui demanda-t-elle.
- Vous et votre ami détective étiez au cabinet ?

Elle hocha la tête.

- Et vous avez demandé à me rencontrer ? Moi, spécifiquement ?
- Oui. Etant donné que votre nom était inscrit sur les papiers que ma tante avait conservés, on s’est dit que c’était une bonne idée. Mais votre patron nous a dit que vous n’étiez pas là, que vous faisiez un voyage d’affaires ou quelque chose comme ça.
- J’étais là, dit-il très calmement. Il n’y a jamais eu de voyage et personne ne m’a jamais dit que vous aviez cherché à me voir.

Jenny resta silencieuse, pensive mais loin d’être surprise. Herbert Allen ne leur avait même pas proposé de fixer une date pour un éventuel rendez-vous ultérieur. Durant toute l’entrevue, il avait semblé impatient de les voir partir et décidé à contrôler les moindres paroles de l’autre avocat. Comme s’ils avaient quelque chose à dissimuler.

- A votre avis, pourquoi voulait-il empêcher qu’on vous rencontre ? reprit la jeune femme.
- Je ne sais pas vraiment. Toute cette histoire est étrange depuis le début, de toute façon.
- Etrange dans quel sens ?
- Dans l’attitude de mes supérieurs surtout. Herbert Allen et Bradley Cummings. J’étais avec lui quand votre tante est venue et qu’elle nous a dit qu’elle voulait intenter un procès à Linda Thompson. Et après cette première rencontre, Brad semblait plutôt enthousiaste à l’idée de s’occuper de cette affaire et de découvrir ce qu’il y avait sur ce fameux enregistrement.

Jenny haussa un sourcil.

- Votre tante prétendait avoir un enregistrement très compromettant de Thompson, expliqua-t-il devant son air surpris.
- Vraiment ? Alors que s’est-il passé par la suite ? Qu’est-ce qui a fait changer d’avis votre supérieur ?

Il secoua la tête, visiblement toujours confus à l’évocation de ce souvenir.

- Encore un autre mystère, avoua-t-il. Tout ce que je sais, c’est qu’à peine quelques heures plus tard, Brad est venu me voir pour me dire que finalement, nous n’allions pas prendre cette affaire. Il ne m’a jamais vraiment expliqué pourquoi. Il s’est juste contenté de raisons vagues et plutôt foireuses si vous me passez l’expression.
- Du genre ?
- Il n’y avait pas assez de preuves, le cabinet ne pouvait pas risquer sa réputation dans une affaire comme celle-ci, votre tante mentait peut-être à propos de cet enregistrement ... Quand je parle d’argument foireux, c’est surtout à ce dernier que je pense, à vrai dire. Il est vrai que cette histoire d’enregistrement qu’elle ne voulait pas nous donner m’a intrigué moi aussi mais on aurait pu attendre un peu ... Lui donner la possibilité de nous en fournir une copie plus tard par exemple.
- Mais ce n’est pas ce qui s’est passé, comprit Jenny.
- Absolument pas. Quand Brad est venu me voir, j’ai bien compris que la porte était définitivement fermée, quelle que soit les infirmations ultérieures que Sally Quinn pourrait nous apporter.

Jenny réfléchit. Attaquer l’ancienne vice-présidente de l’une des banques les plus importantes du pays constituait un risque, certes, mais aussi un défi excitant, inédit. Quel avocat refuserait pareil défi ? C’était l’occasion d’asseoir sa réputation et de se faire beaucoup d’argent avec des dommages et intérêts qui promettaient d’être exorbitants, si ce procès avait lieu un jour. Alors pourquoi le cabinet Allen & Roth se dérobait-il ainsi ?
Kerrigan reprit son récit.

- Ensuite, plus tard cette même journée, Herbert Allen en personne est descendu me voir et m’a demandé ce que je pensais de toute cette affaire avec Sally Quinn. Je lui ai répondu : « visiblement, il n’y a plus vraiment d’affaire » et il a eu l’air extrêmement satisfait.
- Est-ce que c’est... habituel que l’associé principal de votre cabinet vienne voir un simple collaborateur - sans vouloir vous offenser - pour avoir son avis sur une affaire ?
- C’est la première fois que ça m’arrive. Certes, je ne travaille pas depuis si longtemps que ça là-bas mais non, je ne qualifierais pas cette pratique d’habituelle.

Jenny regarda les autres clients du café, à cours de questions. Elle aurait bien aimé que Peter soit avec elle.
- Je vais essayer de savoir ce qu’il se passe, enfin ce qu’il s’est passé, mais je ne vous promets rien, la prévint Kerrigan.

Elle hocha la tête et le remercia d’être venu jusqu’à Charlestown pour lui parler.

- Oh, ce n’est rien, ne vous en faîtes pas pour ça. Et puis, ce n’est pas très loin de New York.
- Bon ... Mais pour la peine, je peux bien vous offrir le café, dit-elle en cherchant son porte-monnaie au fond de son sac.
- Pas question ! Ma mère, qui est plutôt de la vieille école, serait horrifiée si elle découvrait que j’avais laissé une dame payer l’addition à ma place. Et puis, on me paie suffisamment cher au cabinet, croyez-moi. Je pourrais peut-être le faire passer en frais de service.

Elle rit et leva les mains en signe de reddition.

- Si c’est le cabinet qui paie, je n’ai plus rien à dire alors !

Il rit à son tour puis jeta un coup d'oeil curieux au micmac qu’elle avait étalé sur la table, en cherchant son porte-monnaie.

- C’est de vous ce dessin ?

Il regardait le portrait-robot que Peter avait obtenu de la petite frappe qui avait incendié le Quinn’s. Il s’agissait de l’homme qui l’avait payé pour commettre son forfait. Peter lui avait confié l’original et elle ne cessait de le regarder, dans l’espoir de reconnaître cet homme. Mais pour l’instant, son identité demeurait un mystère complet.

- Ce n’est pas un dessin, c’est un portrait-robot et surtout, c’est une longue ...
- Attendez, murmura-t-il en l’interrompant. Il se pencha et tourna la feuille, l’orientant vers lui. Je connais ce type.

Les battements du coeur de Jenny s’accélèrent brutalement.

- Quoi ?
- Je ne me souviens pas de son nom mais je sais que ... Elle l’avait engagé comme garde du corps après avoir reçu des menaces de la part d’anciens clients de la banque, d’après ce qu’on dit.
- Elle ? Qui ça, elle ?
- La vice-présidente de la Sheridan Brothers. Enfin, l’ancienne.
- Linda Thompson, dit la jeune femme d’une voix blanche.

Celle-là même à laquelle sa tante voulait intenter un procès qui risquait de la délester d’une bonne partie de son compte en banque.

OooOo


Les rumeurs de maltraitance avaient-elles un fondement ou n’étaient-elles, en fin de compte, que des rumeurs ?
Le découvrir constituerait une grande avancée pour Peter. Parce que si ces histoires de maltraitance étaient erronées, les dirigeants de SC n’avaient rien à craindre de Sally et par conséquent aucun mobile pour la supprimer.

La femme qui l’attendait dans un café branché de Washington Park avait de longs cheveux bruns qui cachaient presque son beau visage ovale mais lorsqu’elle leva les yeux vers lui alors qu’il prenait place à ses côtés, il ne put qu’admirer ses grands yeux d’un vert saisissant.

Une fois installé dans le box, juste en face d’elle, il remarqua qu’elle avait l’air un peu pâle. Peut-être était-elle simplement malade ? Il fallait vraiment qu’il arrête de voir le mal partout, il devenait complètement paranoïaque à force.

- Madame Payton, la salua-t-il, enchanté de faire votre connaissance. Peter Westerfield.

Elle secoua lentement la tête.
- En fait, … je ne suis pas Raquel Payton.

Il haussa les sourcils.
- Oh, j’ai dû me tromper de table, désolé. J’avais rendez-vous avec quelqu’un dans ce café.
- Non, non, vous ne vous êtes pas trompé. Je suis Sophia Boyle, une … amie de Raquel. Nous avons travaillé ensemble sur plusieurs documentaires.

Peter était de plus en plus confus.

- Est-ce qu’elle vous a demandé de la remplacer parce qu’elle ne pouvait pas venir à notre rendez-vous ? s’enquit-il.
- Raquel est morte.
- Quoi ?
- C’était il y a presque trois semaines.
- Que s’est-il passé ?

Il avait surtout envie de demander si la mort était d’origine criminelle ou accidentelle mais cette formulation lui paraissait un peu brutale. Sophia Boyle semblait très proche de la défunte. 

- Un accident de jet-ski. Elle passait quelques jours en Californie, chez des amis et …. c’est arrivé.

Le jeune détective secoua la tête, cherchant vainement les bons mots. Ce qui lui arrivait de plus en plus ces derniers temps.

- Je suis vraiment navré. C’est affreux. Je l’ignorais à vrai dire.

Il laissa passer quelques instants de silence avant de poser la question qui le taraudait.

- Pardonnez ma brusquerie mais … Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé du décès de votre amie quand on s’est mis d’accord pour le rendez-vous ?

Elle haussa les épaules, le regard vide.

- J’étais curieuse de savoir ce que vous vouliez exactement et puis, …
- Oui ? l’encouragea Peter.
- Je sais que ça peut sembler étrange ou même dingue mais quand je vous ai entendu parler du documentaire sur Save Children, je me suis dit que je me devais de vous rencontrer et de tenter d’achever le travail de Raquel.
- Comment le pourriez-vous ? Vous n’avez pas travaillé sur ce documentaire, non ?
- Si, un petit peu seulement mais Raquel m’en parlait beaucoup. Ça lui tenait énormément à coeur.
- Vous vous souvenez de ce dont elle vous parlait ? Des noms ? Ou bien de quelconques informations sur ces rumeurs de maltraitance au sein de familles adoptives ?

Un sourire bref et hésitant éclaira son visage.

- En fait, j’ai amené quelques-unes de ses notes avec moi. Je me suis dit que ça pouvait toujours servir. Ah, les voilà ! s’exclama-t-elle en sortant un carnet noir de son sac à main. Elle a beaucoup écrit au sujet d’un cas avéré de … Je ne sais pas comment dire.
- Mauvaise adoption ? suggéra-t-il.

Sophia grimaça.

- Oui, si on veut. Bref, l’enfant s’appelle Sean Vogel. Il a été adopté par un couple qui, moins d’un an plus tôt, avait perdu la garde de ses enfants biologiques. Et pour cause de mauvais traitements, déjà.

Une serveuse s’approcha.

- Juste un café, commanda la jeune femme, avant que Peter ne jette son dévolu sur un cappuccino.
- Je suppose que les choses se sont mal finies pour Sean ? s’enquit Peter quand la serveuse se fut éloignée.
- Oui. Le père adoptif qui était un alcoolique notoire, a battu sa femme à mort. Sous les yeux du gamin. C’était il y a neuf ans et Sean est passé de foyers en familles d’accueil puis en cures de désintoxication depuis. Le salaud de père pourrit dans une prison du New Jersey actuellement.

Ecoeuré, Peter secoua la tête.

- C’est abominable.
- Et le pire c’est que Save Children aurait pu éviter toute cette tragédie s’ils avaient pris la peine d’effectuer une réelle évaluation psychologique ou de se renseigner sur les Vogel. Ils étaient fichés mais comme ils avaient de l’argent …
- Les Simmons n’en ont rien eu à faire, compléta Peter, de plus en plus révolté par toute cette histoire.
- Exactement, et c’est ce que Raquel voulait démontrer dans son documentaire. Vous savez, dans toute adoption et même dans toute naissance, il y a une part d’incertitude. Même avec les meilleurs psychologues ou assistantes sociales du monde, on ne peut pas toujours prévoir l'avenir d'un enfant mais au moins, on essaie de limiter les risques. Tandis qu’à Save Children, tout ce qu’ils font, c’est encaisser les chèques ! s’indigna Sophia. Ils ne s’intéressent pas à ces gamins.
- Barbara Simmons, la co-fondatrice, affirme pourtant que ces pratiques n’ont plus court maintenant.
Une exclamation des plus méprisantes franchit les lèvres de la jeune réalisatrice.
- Et vous la croyez ?

Peter haussa les épaules.

- Son cher mari et elle n’ont fait que mentir et jouer les bienfaiteurs de pacotille au cours des trente dernières années. Moi, je ne croirai pas un mot de ce qu’elle peut dire, à votre place.
- Mais son mari Mark vient de mourir et … j’ai l’impression qu’elle veut peut-être soulager sa conscience.

Il eut la nette impression qu’elle était sur le point de dire qu’à son avis, Barbara Simmons n’avait pas de conscience. Elle se contenta d’un sourire amer.

- Si vous le dites … Mais vous avez raison sur un point : la mort de son mari va peut-être la libérer d’un poids et la pousser à révéler tous ses secrets. Parce qu’une chose est sûre, monsieur Simmons exerçait une immense influence sur son épouse, ainsi que sur tous ses employés. Dans ses notes, Raquel allait jusqu’à le comparer à un « gourou ».

OooOo


Une semaine plus tard

Barbara Simmons déposa une gerbe de fleurs sur la tombe fraîchement creusée de son mari et se redressa, les larmes aux yeux.

Son mari. Elle n’arrivait pas à croire que Mark soit là-dessous, en train de se dessécher six pieds sous terre.
Dans quelques années, vingt ou vingt-cinq ans si elle avait de la chance, elle le rejoindrait ici même, sous terre. Que laisserait-elle derrière elle ? Un époux déjà mort, dans des circonstances controversées qui plus est, pas d’enfants ni de petits-enfants.

Elle ne laisserait rien de tout ça. Juste une association autrefois respectée mais désormais chancelante. L’oeuvre de toute une vie, un géant aux pieds d’argile et sur lequel on jetait un éclairage blafard. A la lumière des rumeurs de maltraitance et de l’enquête sur Sally Quinn, elle ne donnait pas très cher de la réputation de Save Children. Et leur réputation, c’était sans doute ce qu’ils avaient de plus précieux. Sans toute la bonne publicité de ces trente dernières années, ils n’auraient jamais reçu autant de dons ni attiré l’attention d’autant de politiciens et d’hommes d’influence.

Désormais privés de Mark et de plus en plus montrés du doigt, qu’allaient-ils faire ? Qu’allaient-ils devenir ? Qu’allait-elle devenir ?
PAM !

Une déflagration déchira l’air. Hébétée, il lui fallut quelques instantes pour réaliser qu’il s’agissait d’une arme à feu. Quelqu’un tirait. Et ce quelqu’un tirait sur elle.

Avant qu’elle n’ait eu le temps de ne serait-ce que songer à réagir, une silhouette sortit de l’ombre et l’agrippa, la forçant à se jeter à terre. Elle s’abrita derrière la pierre tombale de son défunt mari, ses mains crispées sur la terre encore fraîche.
Quand le passé resurgit by SarahCollins
Author's Notes:
Bruce Springsteen - The price you pay
17. Quand le passé resurgit

Quand on renie le passé, on perd l’avenir. Dulce Maria Cadoso

- En fait, on peut dire que vous lui avez sauvé la vie, finit par déclarer Jenny. Madame Simmons vous doit une fière chandelle.

Daniel Ariyoshi garda le silence. Visiblement mal à l’aise, il regardait ailleurs. Elle l’observa plus attentivement, détaillant ses yeux rougis et ses joues mal rasées. Il paraissait hagard.

Mais on le serait à moins, songea Peter.

Cet après-midi même, quelques heures plus tôt à peine, il s’était rendu au cimetière de Charlestown pour visiter la sépulture de Mark Simmons. Lorsqu’il était arrivé, il n’avait pu que constater que quelqu’un s’y trouvait déjà. Seule devant la tombe de son patron et amant, Barbara Simmons se recueillait.

Conscient de la délicatesse de sa situation, il avait aussitôt rebroussé chemin quand il avait entendu plusieurs détonations. Des coups de feu, il en était certain. Il s’était précipité vers la tombe de Mark Simmons et avait forcé sa veuve à se jeter au sol.

Le tireur avait sans doute cru avoir atteint sa cible car une voiture avait ensuite démarré en trombe. Barbara Simmons et Daniel Ariyoshi avaient alors pu se redresser et appeler la police.

Ni lui ni la vieille dame n’étaient gravement blessés mais Mme Simmons, qui était encore sous le choc d’après les médecins, allait passer une partie de l’après-midi à l’hôpital.

- Vous êtes sûr que c’est madame Simmons qui était visée ? Et pas vous ?
- Sûr et certain. C’est dans sa direction qu’on tirait, je l’ai bien vu. D’ailleurs, le premier coup de feu a été tiré avant même que je ne m’approche d’elle. J’étais encore plusieurs mètres derrière elle. Il aurait fallu que le tireur soit aveugle pour viser aussi mal.
- ça ne peut pas être un hasard, déclara Jenny pour ce qui lui paraissait être la centième fois de la semaine. D’abord Mark Simmons, ensuite sa femme …
- Au cimetière, devant sa tombe, qui plus est, ajouta Pete.
- Vous avez raison : ce n’est pas une coïncidence. Celui qui a fait ça voulait faire passer un message et j’ai bien peur d’être le prochain sur sa liste. Alors, il n’est pas question que je reste ici, les bras croisés à l’attendre, décréta Ariyoshi.
- Vous pensez qu’on va essayer de s’en prendre à vous ?

L’air très agité, le dirigeant de Save Children se leva et se mit à faire les cent pas dans son bureau.

- Oui, c’est évident. Quelqu’un en veut à notre association.
- Ah vraiment ? Et vous ne savez pas pourquoi ? demanda Peter d’un ton ouvertement narquois.
- Non. Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, monsieur Westerfield.

Peter le regarda fixement pendant quelques instants. Il venait de se rappeler qu’aux débuts de Save Children, à l’époque des adoptions frauduleuses, Daniel Ariyoshi était sans doute encore à la fac. Il avait toujours supposé qu’il l’avait appris par Mark Simmons mais en réalité, il n’en savait rien. Peut-être s’était-il trompé.

Jenny devait penser la même chose car prenant les devants, elle se jeta à l’eau et lui révéla toute la vérité.
Il vit le visage de Ariyoshi se figer au fur et à mesure qu’elle avançait dans son récit et que celui-ci se faisait plus dur.

A la fin, il secoua la tête, l’air incrédule. Il avait arrêté de faire les cents pas.

- Non, murmura-t-il sans les regarder. C’est … c’est impossible. Mark et Barbara n’auraient jamais …

Ces nouvelles révélations et la récente fusillade au cimetière semblaient être beaucoup à encaisser pour Ariyoshi qui se laissa tomber plus qu’il ne s’assit sur une chaise.

- Ecoutez, madame Simmons m’a elle-même avoué que c’était vrai. Je suis navrée mais vous devez me croire. Je vous dis la vérité.

- Bien sûr, ces derniers mois, j’avais entendu parler de ces rumeurs de maltraitance et de ce documentaire mais Mark m’a … m’avait toujours assuré que ce n’étaient que des racontars, leur confia l’homme visiblement bouleversé. Des bobards répandus par des personnes malfaisantes et pleines de jalousie, voilà ce qu’il disait à chaque fois.

Le jeune détective repensa à ce que lui avait confié la réalisatrice Sophia Boyle. A la fin de leur entretien, elle avait comparé Mark Simmons à un véritable gourou. Désormais, en considérant le désarroi qui tendait les traits séduisants de Ariyoshi, le voyant au bord des larmes, il comprenait ce qu’elle avait voulu dire.

- Monsieur Ariyoshi, est-ce que Mark Simmons ou sa femme avait déjà parlé de Sally ou Ned Quinn devant vous ?
- Seulement la veille de votre venue.
- Que vous avaient-ils dit ? le pressa Jenny.
- Que votre tante avait travaillé pour SC quelques années et qu’elle était décédée récemment en même temps que son mari.
- Rien d’autre ?
- Non, c’est tout.

Peter intervint.

- Est-ce que vous avez vu Mark ou Barbara Simmons passer un appel qui sortait de l’ordinaire la veille de leurs morts ?
- Ils ont téléphoné comme d’habitude, répondit-t-il en haussant les épaules, mais je n’avais aucun moyen de savoir à qui. Des clients ou des donateurs, c’est ce que j’ai pensé. D’ailleurs, je n’y faisais pas spécialement attention. Je n’étais pas là pour les espionner et j’avais d’autres choses à faire. Mais attendez un peu ... vous ne pensez tout de même pas que Mark était mêlé aux morts de Sally Quinn et son mari !

Ni Jenny ni Peter ne prirent la peine de répondre. A vrai dire, ils ne savaient plus que croire.

OooOo

Ce fut un coup de fil des plus inattendus qui interrompit leur entrevue avec Daniel Ariyoshi.

Jenny s’excusa et quitta le bureau pour la quiétude toute relative, il fallait bien le reconnaître, du couloir.
En regardant l’écran de son portable, elle crut reconnaître le numéro mais cela faisait tellement longtemps. Et puis, pour quelle raison l’appellerait-il d’ailleurs ? Présenter ses condoléances ? Non, s’il avait voulu, il l’aurait fait avant.

Elle sortit de sa rêverie et décrocha enfin.

- Jennifer ? C’est Bruce … Bruce Vaughan.

Elle ne s’était pas trompée. Il s’agissait bien de l’ex-mari de sa tante Sally.

- Qu’est-ce que tu veux ? Et d’abord, comment as-tu eu mon numéro ?
- Gail Sanchez me l’a donnée, après les funérailles. Il faut vraiment que je te parle. Est-ce que tu serais disponible aujourd’hui ?
- Aujourd’hui ? répéta-t-elle. Rien que ça ... Non mais qu’est-ce que tu crois ? Que je suis à ta disposition, c’est ça ?
- C’est vraiment très important. Je ne t’aurais pas dérangée sinon, tu le sais bien.

Son ton était si implorant qu’à sa grande surprise, avant même d’avoir listé toutes les raisons pour lesquelles elles devaient refuser, elle s’entendit accepter. Ils se donnèrent rendez-vous dans un café non loin de l’hôtel où Peter et elle séjournaient.

Elle n’avait pas vraiment eu le temps de se préparer à cette rencontre pour le moins imprévue. Mais qu’est-ce qui aurait bien pu la préparer à revoir l’homme qui avait tant fait souffrir sa tante et ressurgissait maintenant des limbes de son passé ? Lors de l’enterrement, elle était si bouleversée qu’elle n’avait même pas remarqué sa présence dans l’église.

Et aujourd’hui, elle ne savait pas à quoi s’attendre.

Bruce avait bien vieilli. Bien sûr, ses cheveux étaient maintenant plus blancs que blonds, sa silhouette s’était un peu épaissie et des rides sillonnaient son visage mais il demeurait séduisant. Presque aussi séduisant que le jour où il avait quitté tante Sally et la petite Jenny, récemment orpheline, parce qu’il n’avait jamais voulu être père et n’avait pas l’intention de le devenir par la force des choses.

Inutile de préciser qu’elle ne lui avait jamais pardonné son départ abrupt.

Elle commanda un café et toisa l’ex-mari de sa tante avec tout le mépris dont elle était capable.

- Je vais sans doute me répéter mais qu’est-ce que tu veux ? Je ne sais pas si tu t’en rappelles mais je suis en période de deuil. Entre autres, le deuil de la femme que tu as épousé, juré d’aimer et de chérir jusqu’à la fin de ta vie puis lâchement quittée. Ça te dit quelque chose ?
- Jenny, je sais que tu m’en veux mais …
- Que je t’en veux ? l’interrompit-elle. J’étais une gamine à l’époque. Mes parents venaient de mourir. Et pour quelle raison ? Parce que je ne supportais pas de rester à la maison avec une baby-sitter et que j’ai insisté pour qu’ils rentrent de leur conférence. Ce qu’ils ont fait, en pleine nuit, et malgré le mauvais temps. Et ils en sont morts. Tout d’un coup, je me suis retrouvée dans une ville inconnue et au moment où je commençais enfin à m’acclimater, toi, tu t’es fait la malle parce que tu ne supportais pas ma présence. A ton avis, quel effet ça m’a fait à l’époque ? lui lança-t-elle.Quel effet ç'a fait à tante Sally ?
- Je sais que pour toi, je serais toujours le méchant de l’histoire, et peut-être que je le suis effectivement, mais il faut que tu saches que Sally et moi, on s’était mis d’accord pour ne pas avoir d’enfant. On voulait garder notre indépendance alors quand toi, tu es arrivée dans nos vies …
- Parce que tu crois qu’elle l’a fait exprès ? Qu’elle a voulu la mort de sa soeur et de son beau-frère et mon « arrivée » comme tu dis ? Ça lui est tombé dessus tout autant que toi Bruce, crois-moi mais elle, elle a choisi de se conduire en adulte, contrairement à toi.

Consciente que sa voix montait dans les aigus et qu’au moins la moitié des clients devaient les entendre, elle se tut et prit une profonde inspiration.

Vaughan en profita pour reprendre la parole.

- Je ne suis pas là pour ressasser le passé Jennifer.
- Ouais, je m’en doute bien. Ça n’a jamais été ton genre de toute façon. Alors, tu es là pourquoi au juste ?
- Il y a quelque chose que je dois te dire. Je n’ai pas voulu t’en parler lors des funérailles parce que ce n’était pas vraiment le moment. Ça me paraissait déplacé.

Si même Bruce trouvait cela déplacé, elle pouvait craindre le pire.

- Voilà le topo, ta tante m’avait emprunté de l’argent. Euh … Beaucoup d’argent.

Elle haussa un sourcil moqueur. Certaines choses, ou plutôt certaines personnes, ne changeaient décidément jamais.

- Et tu veux que je te rembourse, c’est ça ?
- Non, non …
- Combien ? insista-t-elle, prête à sortir son chéquier de son sac.

Il l’arrêta d’un geste.

- Je ne veux pas d’argent Jennifer. Je voulais juste te mettre au courant. Sally est venue me voir à plusieurs reprises au cours des derniers mois et m’a demandé de l’argent à chaque fois.

Pour la énième fois, Jenny se demanda pourquoi sa tante ne lui avait pas parlé de cela la dernière fois qu’elles s’étaient vues. Elle n’était pas riche, loin de là entre son loyer exorbitant, le crédit pour ses études et les dépenses quotidienne dans une ville comme New-York, mais elle vivait bien et aurait peut-être pu l’aidé, au moins sur le plan financier. Mais non, Sally avait préféré se tourner vers son ex-mari honni. Ce qui en disait long sur ses relations avec sa nièce.

- Et ma tante ne te disait pas pourquoi elle en avait besoin ? demanda la jeune femme.
- Non, jamais.
- Et toi, tu ne le lui as jamais demandé ? insista Jenny, de plus en plus surprise. Elle t’appelait et toi, tu te pointais et lui donnais la somme qu’elle voulait, sans poser la moindre question.
- C’est à peu près ça, oui. Tu ne vas peut-être pas me croire mais c’est la vérité. Et, pour être honnête, je me sentais un peu coupable de la manière dont les choses s’étaient finies entre nous.
- Vraiment ? Alors, tu regrettes tous tes laïus à propos de l’indépendance et de ton refus de fonder une famille ?
- Non, c’était un choix de vie valide et je ne le regrette pas.
- Mais ?
- Mais je n’aurais pas dû partir de la manière dont je l’ai fait, en laissant …
- Un simple mot sur le réfrigérateur, termina la jeune femme à sa place. Non, tu n’aurais pas dû, en effet.

Son ancien oncle par alliance hocha distraitement la tête avant de tourner son regard vers la fenêtre. A l’extérieur, une jeune mère, visiblement débordée, courrait après l’un de ses quatre enfants. Elle semblait plus jeune que Jenny de plusieurs années.
- Et ce n’est pas tout, finit par avouer Bruce. Ce n’est qu’une supposition de ma part mais j’ai l’impression que Sally avait des ennuis financiers dont elle ne parlait pas à son mari. Comment s’appelait-il déjà ? Ed ou bien Ted, je ne sais plus …
- Ned, le corrigea Jenny entre ses dents serrées. Il s’appelait Ned.
- Ouais, eh bien en tout cas, je crois qu’elle s’est tournée vers moi parce qu’elle ne pouvait pas lui parler de ses problèmes.

Cette dernière affirmation n’étonnait pas la jeune femme. Depuis que Bruce lui avait parlé des emprunts de sa tante, elle s’était remémorée une vieille conversation avec la serveuse du Quinn’s. Celle-ci lui avait confié que, quelques jours avant son décès, elle avait entendu Sally se disputer avec quelqu’un par téléphone.
Je ne pourrai pas payer indéfiniment, lui avait-elle alors dit. Jenny n’avait pas bien compris le sens de cette phrase mais désormais, avec la révélation de Bruce et ce qu’elle savait de Save Children, elle ne pouvait conclure qu’une seule chose : quelqu’un faisait chanter tante Sally. Et nul doute que chantage était lié à son nébuleux passé au sein de Save Children.

OooOo


Jenny semblait perturbée lorsqu’elle rentra. Peter et elle discutaient avec Daniel Ariyoshi lorsqu’elle avait reçu un appel de provenance inconnue et s’était éclipsée après lui avoir expliqué qu’elle devait voit quelqu’un.

Peter avait bien remarqué à la pâleur de son visage et la façon dont elle pinçait les lèvres qu’elle paraissait mécontente et un brin décontenancée mais ne il lui avait pas posé de questions. Elle était partie en coup de vent et lui avait rapidement pris congé du dirigeant de Save Children. Le pauvre Ariyoshi était au moins aussi retourné par la fusillade qu’il venait d’essuyer que les derniers secrets sur ses patrons et leur manière toute ...personnelle de diriger leur association.

Les deux amis se retrouvèrent à l’hôtel.

Aussitôt rentrée, la jeune femme se débarrassa de ses chaussures avec un soupir de fatigue.

- Tout va bien ? s’enquit-t-il.

Elle haussa les épaules, visiblement incertaine.

­- J’étais avec mon ...

Elle se tut, à la recherche du mot le plus juste pour définir son lien avec la personne qu’elle venait de voir. Peter haussa un sourcil.

­- Je suppose que le terme le plus juste est ancien oncle par alliance.
- Ah, l’ex-mari de ta tante ! se souvint le jeune détective. Qu’est-ce qu’il te voulait ?

Quelque chose lui disait que ce dernier ne s’était pas manifesté par simple devoir. Il était peu probable qu’il ne l’ait appelée que pour lui présenter ses condoléances.

- Il avait quelques trucs intéressants à me dire mais je pense qu’il voulait s’excuser, et Dieu seul sait que j’en suis la première surprise, confia-t-elle.

Elle paraissait confuse lorsqu’elle s’installa sur le lit, à ses côtés.

- On a un peu parlé de ce qui s’est passé quand ma tante et lui ont divorcé. Son départ de la maison, nos relations, sa fameuse note qui a plus ou moins fait office de demande de divorce ...

Peter fronça les sourcils. Il n’avait pas la moindre idée de ce à quoi elle pouvait bien faire référence.
Elle avisa son expression perplexe et un sourire amer vint étirer ses lèvres.

- C’est vrai que je ne t’ai jamais parlé de ce glorieux épisode. Mais c’est comme ça, avec un simple mot sur le frigo, que mon oncle a mis fin à plusieurs années de mariage.

Peter émit un long sifflement. Ses relations avec son ex-femme avaient été déplorables, surtout l’été précédant leur divorce et il avait beaucoup de grief envers elle et la surprendre dans les bras d’un autre n’avait d’ailleurs pas aidé, mais jamais, au grand jamais, il ne lui serait venu à l’idée de faire une chose pareille. Partir en ne laissant qu’un mot de quelques lignes étaient le comble de la cruauté et de l’irrespect à ses yeux.

A présent, il comprenait mieux l’animosité que Jenny envers le premier mari de sa tante.

Soudain, elle secoua la tête et se redressa un peu.

- Enfin, ce n’est pas le plus important. Figure-toi que ce cher oncle Bruce m’a raconté que tante Sally lui avait emprunté de grosses sommes d’argent avant sa mort. Il est convaincu qu’elle avait des problèmes financiers dont elle ne parlait pas à Ned. J’ai réfléchi en rentrant et je pense vraiment que quelqu’un la faisait chanter à propos de son passé avec Save Children, expliqua Jenny.

Il hocha la tête.

- Dans ce cas, il serait logique qu’elle n’en ait pas parlé à son mari. Franchement, qui avouerait avoir participé à un trafic de bébés qui s’est terminé par la mort d’une jeune femme innocente ?
- Maintenant, on n’a plus qu’à découvrir l’identité de ce maître chanteur, conclut la jeune femme d’une voix ferme et déterminée.
Voleurs d'enfance by SarahCollins
Author's Notes:
Michael Jackson - Childhood
18. Voleurs d'enfance

L’enfance. Elle n’est donnée qu’à quelques-uns. Breda M. Spaight

Jenny se serait volontiers accordé une grasse matinée, et même une grasse journée en l’absence de Peter, mais elle dut abandonner ce séduisant projet.

On toquait à la porte.

Elle grogna, roula littéralement sous la couette dans l’espoir de décourager cet inopportun visiteur mais c’était peine perdue. 

Elle poussa un gémissement à fendre l’âme, à moitié étouffé par l’oreille et finit par sortir du lit. Elle ne portait qu’un vieux t-shirt à l’effigie de David Bowie et un short pour dormir mais n’avait ni le courage ni le temps de s’habiller un peu plus convenablement, aussi s’enroula-t-elle dans la couette avant d’aller ouvrir.
Elle n’avait vu la jeune femme qui se tenait sur le pas de la porte qu’une seule fois, ce qui expliquait le temps d'arrêt qu'elle marqua sur le pas de la porte. Sans parler du fait qu’elle était encore à moitié, voire au trois quarts, endormie.

- Ah, vous êtes la serveuse du Quinn’s, c’est ça ? finit-t-elle par se rappeler après un moment d’incertitude assez gênant. Carol. Désolée, je ne suis pas très bien réveillée.

La jeune fille aux cheveux bruns hocha vigoureusement la tête, un sourire incertain dansant sur ses lèvres fines.

- Oh, je vous en prie, entrez, l’invita Jenny qui recula de quelques pas tout en tentant de ne pas se prendre les pieds dans son épaisse couverture. Excusez ma tenue, je ne m’attendais pas à recevoir de la visite aujourd’hui.
- Non, c'est cool, dit Carol en refermant la porte derrière elle. C’est de ma faute, de toute façon. Je suis vraiment navrée de venir vous déranger comme ça sans prévenir. J’aurais dû appeler.
- Ne vous en faîtes pas, ce n’est pas grave, la rassura Jenny.

Elle lâcha sa couette pour ôter les notes de Peter d’une chaise et faire un peu de place à la nouvelle arrivante.

- Asseyez-vous. Je suis désolée, je n’ai rien à vous proposer à boire.
­- ça ne fait rien.
- Bien, tant mieux alors … Comment vont vos parents ?
- Bien, merci.

Elle ne cessait de croiser et de décroiser les jambes sous sa robe légère et même sans avoir l’expérience de Peter dans l’art de cuisiner les gens, Jenny pouvait facilement voir que la jeune fille en face d’elle était très nerveuse. Que se passait-il encore ? se demanda-t-elle.

Elle mourrait d’envie d’interroger Carol mais comme elle n’avait pas la moindre idée de ce qui avait bien pu l’amener ici, elle se tut et attendit patiemment qu’elle se jette à l’eau.

- Je sais que vous devez vous demander ce que je fais ici et à vrai dire, je ne le sais pas vraiment moi-même. Maintenant que je suis devant vous, je me sens un peu bête mais vous avez dit que tout pouvait être important et donc, je me suis dit qu’il fallait quand même que …
- Oh là, on se calme, l’arrêta gentiment Jenny qui repensa à la conversation similaire qu'elle avait eue avec la mère de Carol. Je pensais ce que je vous ai dit l’autre jour, à propos des choses insignifiantes au premier abord qui peuvent s’avérer importantes par la suite mais si ce n’est pas le cas de ce que vous avez à me dire, … eh bien, tant pis. En tout cas, je ne vous en tiendrai pas rigueur, d’accord ?

Carol hocha la tête.

- Bon. Je suis en dernière année d’étude de cinéma à NYU. Je passe la semaine à New York et mes week-ends et les vacances ici. En fin d’études, juste après la cérémonie de remise de diplômes, tous les étudiants sont censés présenter un mini-film ou documentaire à propos du sujet de leur choix. Et moi, j’ai choisi la ville de Charlestown.
- D’accord, déclara Jenny, qui ne savait que penser de cette conversation. Euh, c’est un bon choix je suppose, c’est votre ville natale et tout ça.
- Oui. Bref, l’idée c’était de filmer des habitants dans des lieux assez représentatifs de la ville et le Quinn’s faisait partie des lieux que j’avais choisi il y a quatre ans, expliqua Carol d’un ton un peu plus assuré. J’ai toujours trouvé que c’était l’un des endroits les plus fascinants de Charlestown, même si peu de personnes seraient d’accord avec moi. D’un côté, la clientèle et les propriétaires appartiennent à la classe moyenne et certains clients sont même plutôt pauvres mais de l’autre, l’établissement se situe dans l’un des quartiers les plus cossus de la ville et est donc fréquenté par les habitants de ce quartier. C’est toute la complexité de Charlestown résumée dans un seul endroit. C’est un paradoxe intéressant, vous ne trouvez pas ?
- Oh oui, très.
- L’ennui, c’est que je voulais faire un docu plus qu’un film, vous voyez ? Quelque chose d’authentique et de vrai. Et ça aurait été difficile d’obtenir ça si les gens avaient su qu’ils étaient filmés donc j’ai décidé d’opérer en caméra cachée.
­- Ma tante le savait ? demanda Jenny qui connaissait déjà la réponse.

Carol secoua la tête en rougissant.

­- Non mais elle a fini par le découvrir il y a deux ou trois mois. Elle a trouvé les caméras, enfin uniquement celles que j’avais cachées dans les toilettes pour femmes. Heureusement, j’ai pensé à récupérer les autres, sinon, elles auraient brûlées dans l’incendie et je n’aurais plus eu de film du tout ! Enfin, non pas que ce soit ce qu’il y a de plus important bien sûr, ajouta-t-elle sous le regard glacial de son interlocutrice.
- J’imagine qu’elle vous a passé un sacré savon quand elle s’est rendu compte de votre petit manège ? demanda froidement Jenny.
- Justement non. Je veux dire, j’ai bien vu qu’elle était super énervée et je crois que c’est uniquement parce qu’elle est amie avec mes parents qu’elle ne m’a pas virée sur-le-champ mais en-dehors de ça ... Elle a réagi de manière plutôt calme je trouve.

Jenny se retint de répliquer qu’à son avis, la jeune étudiante s’en était tirée à très bon compte. Si quelqu’un avait découvert ce qu’elle faisait dans le dos des clients du Quinn’s, c’était Sally qui aurait payé les pots cassés.

- Et ce qui est vraiment bizarre c’est qu’elle m’a rendu les bandes et plus tard, en les examinant pour faire le montage de mon projet d’étude, je me suis rendu compte qu’il manquait une partie du film.
- Comment ça ? Enfin je veux dire, comment vous le savez ?
- C’est évident. À un moment du film, une femme entre dans les toilettes, il y a une coupure brusque, l’image disparaît et est remplacée par un écran noir pendant quelques secondes et ensuite, ça reprend avec une autre femme. C’est assez grossier …
- Vous pensez que c’est ma tante qui a fait ça ? Mais pourquoi Diable aurait-elle supprimé une partie de vos bandes ?
- Aucune idée mais quelqu’un l’a fait et je ne vois pas qui ça pourrait être, en-dehors Sally.

Elle n’avait pas tort, dut reconnaître intérieurement Jenny.

- Je sais que ça semble très bizarre mais je suis sûre de ce que j’avance : il manque une toute petite partie des bandes qui date de septembre 2010. Votre tante l’a effacée. Je pensais que vous voudriez le savoir.
OooOo

Arrivé à la station-essence, Peter arrêta son éternelle Corvette rouge et descendit de voiture. Il laissa son véhicule au soin du pompiste et entra dans le magasin. Sans se presser, il flâna entre les rayons, à la recherche d’un en-cas pour sa « virée » à Binghamton.

Chargé de quelques sodas, plusieurs paquets de chips et diverses friandises, il se plaça dans la file d’attente, en essayant de ne pas penser à ce que Jenny dirait si elle le voyait se gaver de sucreries ainsi.
Il s’inquiétait pour elle à vrai dire : ces dernières semaines avaient été extrêmement éprouvantes. Elle devait non seulement faire son deuil, admettre que le meurtrier soit toujours en liberté, endurer les rumeurs sur la thèse de la police - celle du meurtre-suicide - mais aussi accepter le passé peu glorieux de sa tante à Save Children. Et maintenant, il y avait ce chantage auquel on l’avait soumise peu de temps avant sa mort.
Cela faisait beaucoup pour une seule personne, même pour quelqu’un d’aussi fort et « dur à cuire » que Jenny.
Peter comprenait qu’aujourd’hui, elle ait préféré rester à l’hôtel plutôt que de s’infliger le voyage jusqu’à Binghamton.

D’autant plus qu’il devinait sans que son amie n’ait besoin de l’exprimer à haute voix qu’il devait être extrêmement pénible de se retrouver confrontée aux conséquences des funestes actions de sa tante. Elle n’en était pas responsable mais elle semblait éprouver une certaine honte et devoir affronter un jeune homme dont la vie avait été brisée par une adoption désastreuse n’aurait fait que renforcer ce sentiment.

Mais c’était peut-être là-bas, à Binghamton, que se trouvait la réponse, la clé de l’énigme.

C’était en tout cas depuis cette ville qu’avait été passé le fameux appel durant lequel, à bout de nerf, Sally Quinn avait crié qu’elle n’allait pas pouvoir payer indéfiniment. Elle parlait - ou plutôt - se disputait avec celui qui la faisait chanter.

Et contre toute attente, il se trouvait que le jeune Sean Vogel …

- Monsieur Westerfield ? l’interpella-t-on.

Peter se retourna et se retrouva nez à nez avec le secrétaire de Save Children, Andre Gold.

- Oh, bonjour Andre, le salua-t-il. Comment allez-vous ?

Le jeune homme se contenta d’un haussement d’épaules. Peter comprenait. Comme Jenny, il avait dû traverser de pénibles moments dernièrement, avec la mort de Mark Simmons dans des circonstances controversées et toujours non élucidées et la fusillade essuyée par sa veuve. Sans parler des rumeurs autour de l’association Save Children.

Se rappelant soudain l’âge d’Andre, Peter réalisa qu’à l’instar de Daniel Ariyoshi, il n’était peut-être même pas au courant desdites rumeurs. A moins que …

- Est-ce que vous avez entendu parler d’un documentaire sur Save Children ? lui demanda-t-il alors que la file avançait toujours aussi lentement.
- Ah, ne m’en parlez pas !
- Pourquoi pas ?
- J’ai rencontré la réalisatrice il y a quelques semaines. Raquel Payton, fit-il avec une moue de dégoût.
- Le courant n’est pas passé entre vous ?
- C’est le moins qu’on puisse dire. Elle m’a abordé à la sortie du boulot et n’a pas arrêté de me poser des questions tordues sur les Simmons et SC. Elle voulait me faire dire d’horribles choses sur eux.
- De quel genre ? s’enquit Peter, qui avait une petite idée de la réponse.
- C’était à propos de … d’adoptions illégales et d’enfants maltraités.
- Et vous pensez qu’elle mentait ?
- Bien sûr ! s’enflamma Andre pendant que Peter déposait ses articles sur le tapis déroulant. Elle n’enquêtait qu’à charge, elle menait une vraie cabale. 
- Vous n’avez pas un peu l’impression d’exagérer Andre ?

Il paya ses articles et les fourra dans sa sacoche de cuir.

- Non, je n’exagère rien du tout. Tenez : quand je lui ai proposé de m’interviewer pour son documentaire à la noix, elle a immédiatement refusé. Et vous savez pourquoi ?
- Non, pourquoi selon vous ?

Le jeune détective attendit Andre pendant qu’il payait son casse-croûte : un sandwich et une canette de soda.

- Parce qu’elle ne voulait pas entendre parler d’une adoption réussie au sein d’une famille aimante et tout ce qu’il y a de plus équilibrée, lui répondit le jeune homme quand ils furent à l’extérieur du magasin. Tout ça grâce aux Simmons. Cette Payton ne cherchait pas la vérité, elle menait une véritable vendetta contre SC.

Visiblement, Andre ne connaissait pas non plus la vérité sur ses « bienfaiteurs ». Avant que Peter n’ait pu décider s’il devait ou non la lui dévoiler, le jeune homme s’était éloigné après un petit salut de la main, lui laissant une drôle d’impression.

Il haussa les épaules et monta dans sa voiture. Direction Binghamton. Il venait à peine de démarrer quand son téléphone sonna. Il activa son kit main libre et décrocha.

- Monsieur Westerfield ? Jack Kerrigan à l’appareil, l’avocat du cabinet Allen & Roth. Votre amie Jenny m’a donné votre numéro de téléphone. Je ne vous dérange pas j’espère ?
- Non, pas du tout.
- Après ma conversation avec Jenny, j’ai mené ma petite enquête au cabinet. Toute cette histoire me semblait bizarre. Je ne comprenais pas pourquoi mes patrons auraient refusé une affaire aussi juteuse, expliqua-t-il. Et j’ai fini par découvrir la vraie raison pour laquelle le cabinet ne voulait pas s’occuper de Sally et Ned Quinn.

Aux aguets, Peter vérifia que son kit main libre était parfaitement en place.

- Vous vous souvenez qu’après mon rendez-vous avec les Quinn, Herbert Allen, l’un des associés du cabinet, est venu me voir pour s’assurer que je laissais bien tomber l’affaire ?
- Oui.
- Eh bien, figurez-vous que c’est l’oncle de Linda Thompson, révéla l’avocat.

Peter siffla à l’évocation du nom de la vice-présidente de l’ancienne banque de Sally Quinn.

- J’ai eu une réaction à peu près similaire. Il m’a fallu du temps pour le découvrir, Allen n’étant pas du genre à parler de sa famille, surtout avec des subalternes comme moi, plaisanta Kerrigan. Je ne sais même pas s’il a des enfants par exemple. En plus, madame Thompson est sa nièce du côté maternel et elle porte le nom de son mari. Il ne s’est jamais vanté de son lien avec elle même si elle est l’une des banquières les plus célèbres du pays.
- Et maintenant qu’elle est plongée dans les ennuis judiciaires jusqu’au cou, il a encore moins de raison de le faire, souligna Peter.

C’était un euphémisme. Depuis le début de la crise économique et la faillite de la banque Sheridan Brothers, son ancienne vice-présidente Linda Thompson était devenue le symbole médiatique d’une cupidité aveugle et dévorante qui avait coûté à d’honnêtes citoyens leurs jobs et les économies de toute une vie.

- Maintenant que j’y pense, ça explique tout, reprit Kerrigan. Herbert Allen n’allait pas laisser ses propres employés traîner en justice la fille de sa soeur. Et je pense qu’il était prêt à aller loin pour la protéger.
- C’est-à-dire ? demanda Peter qui fusilla du regard l’arrière de la voiture qui venait de le doubler sans ménagement.
-Je viens juste de récupérer avec l’aide d’un collègue informaticien un e-mail que m’avait envoyé Sally Quinn. Il date du lendemain de notre entretien au cabinet.
- Comment se fait-il que vous n’y accédiez que maintenant dans ce cas ?
- Mon collègue pense que ma boîte e-mail a été piratée afin que je ne reçoive pas certains messages. Dans le mail en question, madame Quinn m’expliquait qu’elle avait un enregistrement d’une conversation téléphonique entre Linda Thompson et son courtier en bourse, seulement quelques heures avant la faillite de la banque, rapporta l’avocat. Elle me disait qu’elle m’enverrait l’enregistrement dans un second mail.
- Mail que vous ne n'avez jamais reçu, je suppose ? devina le détective.
- Vous supposez bien. Je n’avais jamais vu cet e-mail. Je pense qu’en l’absence de réponse de ma part, elle a dû se décourager. Ou alors elle me l’a envoyé mais l’enregistrement est en possession de celui qui a piraté ma boîte mail.

Les sourcils froncés, Peter s’engagea sur la bretelle de sortie de l’autoroute. Il avait une autre hypothèse en tête. Il n’avait aucun mal à imaginer Herbert Allen, sentant le danger que courrait sa nièce, renvoyer un e-mail à Sally Quinn pour lui faire abandonner l’idée d’une action en justice. De ce qu’il savait de l’homme et du milieu de requins dans lequel il évoluait, Peter le pensait même capable de la menacer, explicitement ou pas. Toutefois, il garda cette hypothèse pour lui. Non pas qu’il n’eut pas confiance en Jack Kerrigan mais il n’oubliait pas que le jeune avocat travaillait pour Allen. Suggérer devant lui que son patron était impliqué de quelque manière que ce soit dans les meurtres des Quinn était aussi prématuré qu’imprudent.

Aussi Peter remercia Kerrigan pour les infirmations qu’il lui avait fournies et raccrocha. Il se concentra sur la tâche qu’il l’attendait.

Il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour retrouver Sean Vogel, l’adolescent adopté par le biais de Save Children et dont le père avait battu à mort la mère sous ses yeux, alors qu’il n’avait que dix ans.
Raquel Payton avait tenu des notes très précises à son sujet et son amie Sophia avait accepté de les lui prêter.

Depuis le drame, le jeune homme était passé de familles d’accueil en cures de désintoxication. Il en était à sa cinquième.

Mais celle-ci était d’un genre particulier, comme le lui avait expliqué la directrice de l’établissement au téléphone. Les participants y entraient de leur plein gré et pouvaient mettre fin à la cure dès qu’ils le souhaitaient. Et revenir ensuite.

C’était d’ailleurs ce qu’avait fait Sean Vogel.

L’adolescent boutonneux l’attendait dans le jardin, allongé sur une chaise longue sous un saule pleureur.

- Bonjour Sean.

Pas de réponse.

- Je suppose qu’on vous a prévenu de ma venue. Je suis Peter Westerfield et j’enquête sur les meurtres de Sally et Ned Quinn.

Comme Sean ne réagissait pas, il explicita sa pensée.

- Sean, ce n’est pas la peine de faire semblant. Je sais que le nom de Sally ne vous est pas étranger. Vous la faisiez chanter, si je ne m’abuse ?

Sean ricana mais son rire manquait singulièrement de joie.
- La faire chanter ? Vous aimez les grands mots, hein ?
- Comment appelez-vous ce que vous lui avez fait dans ce cas ?
- Un juste retour des choses. Récupérer son dû. Choisissez le terme qui vous convient.
- Donc, vous ne niez pas lui avoir extorqué de grosses sommes d’argent au cours des mois précédant sa mort ?
- Non. Après tout ce que j’ai enduré à cause d’elle et de son association de malheur …
- Vous connaissez Save Children ?
- Oui mais pas depuis longtemps. Jusqu’à présent, j’avais toujours pensé que c’était par malchance que j’étais né dans une famille certes très riche mais affublé d’un papa alcoolo et violent et d’une maman poivrote toujours recouverte d’une couche de maquillage. Pour masquer les bleus, précisa-t-il.
- Vous ignoriez votre adoption ?
- Ouais. Je ne ressemble pas à mes parents, c’est vrai, mais dans ce genre de situation, on cherche toujours à trouver des similitudes là où il n’y en a vraiment aucune.

Peter comprenait. Il ne comptait plus le nombre de fois où des connaissances lui avaient dit qu’il ressemblait comme deux gouttes d’eau à son père … avant de se décomposer et d’éclater d’un rire nerveux quand il leur expliquait qu’il avait été adopté à l’âge de dix ans.

- Alors, reprit Sean, imaginez un peu ma surprise quand une certaine Raquel Payton vient me voir pour me parler d’un documentaire auquel elle voudrait que je participe. Au sujet d’une association dont je n’ai jamais entendu parler et qui avait supervisé - encore un grand mot, si vous voulez mon avis - mon adoption. Dont je n’avais jamais entendu parler non plus.
- Donc c’est Raquel qui vous a tout expliqué.
- Elle m’a parlé des méthodes de Save Children. Au début, je n’y croyais pas mais ensuite, j’ai retrouvé un acte de naissance avec le nom de Sally Vaughan comme témoin oculaire de l’accouchement de ma mère. Madame Payton m’a dit que c’était l’une de leurs sages-femmes. Que grâce à elle, les parents adoptants deviennent les parents biologiques en un tour de passe-passe administratif. C’est à cause d’elle … tout ça.

Il engloba d’un geste large toute la résidence.

- Comme elle avait enquêté sur SC, elle avait l’adresse de votre Sally et elle me l’a refilée.
- Je suppose qu’elle ignorait vos intentions quand elle vous a fourni l’adresse ?
- En effet. Je lui ai juste dit que je voulais rencontrer cette Sally Quinn parce qu’elle avait aidé ma mère à me mettre au monde.

Il secoua la tête l’air incrédule, comme s’il n’arrivait pas à croire que Raquel Payton ait pu avaler un aussi piteux mensonge.

- Que s’est-il passé ensuite ?
- J’ai débarqué à Charlestown, j’ai vu le merveilleux bar-restaurant que Sally tenait. Les affaires marchaient. C’était une femme bien sous tout rapport, très appréciée dans le quartier. Et surtout, elle avait un nouveau mari qui visiblement ignorait tout de son passé. Alors je lui ai dit que si elle ne me donnait pas le fric que je lui demandais, son cher époux et tous ses amis découvriraient ce qu’elle avait fait avec Save Children. Qu’elle avait participé à un ignoble trafic d’enfants. Évidemment, elle m’a donné ce que je voulais sans discuter. Oh, elle a bien essayé de m’amadouer avec quelques excuses larmoyantes et tout le bordel ... Mais je ne me suis pas laissé avoir. Il suffisait que je la regarde au milieu de son resto super sympa et que je me rappelle les endroits où j’avais grandi pour me remettre les idées en place, ajouta-t-il.

Peter commençait à entrevoir ce qui s’était passé ensuite. Témoin du succès du Quinn’s, Sean avait cru Sally riche, ce qu’elle n’avait jamais été et était encore moins depuis ses ennuis avec sa précédente banque.
Rapidement, elle n’avait pas pu payer et désireuse de ne pas révéler son passé à Ned, elle s’était tournée vers l’homme qui l’avait brutalement quittée des années plus tôt.

- Mais ensuite, elle s’est rebellée et vous a dit d’aller vous faire voir.
- En gros, oui.
- Et c’est là que vous avez pété les plombs et débarqué à Charlestown pour lui régler son compte, continua
Peter sans le quitter des yeux.

Sean ricana.

- Pourquoi est-ce que j’aurais fait ça ? Les morts paient rarement, vous savez.
- Peut-être mais vous étiez en étiez en colère contre Sally Quinn. Pire, vous étiez fou de rage. Ce n’était plus seulement une question d’argent, mais aussi de vengeance. Surtout de vengeance en fait. Vous vouliez lui faire payer ce qui vous avait été infligé par sa faute.

Sean se contenta de lever les yeux au ciel mais le détective n’en avait pas encore fini.

- Vous n’aviez sans doute pas prévu de tuer son mari mais il a débarqué et il ne vous a pas laissé le choix.
- Ouais, ouais, c’est ça. Vous réalisez que ce que vous dites est ridicule ? Faut vous faire soignez !
- La directrice du centre affirme que vous n’étiez pas là le soir de leur mort, asséna Peter, imperturbable.
- Et alors ? Ce n’est pas un crime que je sache. De toute façon, j’étais juste allé faire un tour.
- Toute la journée ? D’après votre directrice, vous vous étiez enfui et vous avez réintégré le programme plusieurs jours plus tard. Peut-être par culpabilité, Sean ?

Sa seule réponse fut de se lever et de retourner dans la résidence.

Peter réalisa qu’il n’avait même pas eu le temps de l’interroger sur la fusillade au cimetière mais quelque chose lui disait que Sean n’était pas près de répondre à ses questions.
OooOo

Peter était épuisé quand il rentra à Charlestown. Il redoutait aussi de devoir raconter son entrevue infructueuse avec Sean à Jenny. La jeune femme semblait de plus en plus découragée et il ne voulait surtout pas la déprimer davantage mais le fait était qu’il n’avait pas la moindre preuve contre Sean Vogel ou qui que ce soit d’autre d’ailleurs.

Il salua d’un signe de tête la gérante qui lisait un magazine people titrant sur la énième grossesse non avérée de Jennifer Anniston et monta rapidement à l’étage.

Lorsqu’il entra dans la petite chambre d’hôtel, Jenny était assise sur le lit, emmitouflée dans une vieille couverture bordeaux. Elle tenait une photo entre ses mains tremblantes et de grosses larmes coulaient sur ses joues.

- Peter ? Tu es déjà rentré ?

Peter laissa tomber sa sacoche sur la chaise près de la porte et se précipita vers son amie.

- Jenny, qu’est-ce qui se passe ?

Elle ne répondit rien, trop occupée à tenter d’essuyer son visage.

- Rien, ça va, ça va. Ne t’en fais pas. Comment ça s’est passé avec Sean ?
- Jen, ne me prends pour un imbécile, lui répliqua Peter en lui attrapant les mains. Dis-moi ce qui ne va pas.

La jeune femme prit une profonde inspiration et ferma les yeux. Il saisit la photo qu’elle tenait au creux de sa main droite. Elle l’avait serrée si fort qu’elle était toute chiffonnée. Il la posa à plat sur le lit et la défroissa, dévoilant ainsi l’image d’une jeune fille blonde assisse sur un lit d’hôpital. Entre ses bras frêles, reposait un nourrisson à la peau mate et aux cheveux déjà bien fournis et légèrement crépus. Il lui fallut quelques minutes pour identifier dans les traits fatigués de l’adolescente blonde ceux de Jenny.

Perplexe, Peter leva les yeux vers Jenny.

- C’est ma fille, finit-elle par souffler entre deux sanglots.
Une nuit sans fin by SarahCollins
Author's Notes:
Norah Jones - Sleepless night
19. Une nuit sans fin

Il n’existe aucun secret qui ne puisse être découvert, on ne peut rien cacher dans le monde civilisé. Notre société est comme un bal masqué, chacun y cache sa véritable nature par le choix de son masque. Ralph Waldo Emerson

Le mot flotta entre eux, menaçant, ondula dans la chambre, telle une ombre insaisissable.

- Ta fille ? répéta Peter d’une voix blanche. Comment...?
- Je l’ai fait adopter à la naissance. Cette photo a été prise juste après l’accouchement, avant que … avant que ma tante ne l’emmène.

Peter recula et la regarda droit dans les yeux, sous le choc. C’était une blague, n’est-ce-pas ? Cela ne pouvait être qu’une plaisanterie parce que Jenny, la Jenny qu’il connaissait depuis si longtemps, n’avait jamais eu de bébé. C’était impossible. Il l’aurait forcément su.

- Raconte-moi tout depuis le début, réussit-il à articuler.
- J’étais si jeune quand je suis tombée enceinte. J’étais encore au lycée et complètement paumée évidemment. Jerry et moi, on ne savait pas quoi faire, on était …

Peter l’arrêta d’un geste.

- Attends un peu … Jerry ? Tu veux dire Jerry Silkwood, l’avocat d’un des types qui a incendié le Quinn’s ?

Fuyant son regard, la jeune femme hocha la tête puis s’essuya les yeux.

- Oui, je ne t’ai pas dit toute la vérité quand je t’ai parlé de lui.
- Tu m’as seulement dit que vous étiez de vieux camarades de classe, lui rappela Peter, en essayant de toutes ses forces de gommer la moindre trace de reproche de sa voix.
- Et c’est la vérité, insista Jenny. On est allé au lycée ensemble mais … pas seulement. On était en couple à une époque et je me suis retrouvée enceinte. Je savais que je ne voulais pas le garder, se souvint Jenny, mais avec ma tante, l’avortement était exclu. Ce n’était même pas la peine d’en parler.
- Alors l’adoption était la seule solution restante.

Elle hocha une nouvelle fois la tête.

- Ma tante s’est occupée de tout. Moi, j’étais dépassée par toute la situation et je n’ai pas posé la moindre question. J’étais complètement passive. Je regardais mon ventre grossir jour après jour mais je n’arrivais pas à croire que j’allais vraiment avoir un bébé, avoua la jeune femme. Même pendant l’accouchement, alors que j’étais en train de pousser, j’avais l’impression que ce n’était pas moi. Que je regardais tout ça de l’extérieur, comme si mon corps et mon esprit étaient dissociés. Quand Jerry a demandé des nouvelles après mon accouchement, je lui ai juste dit que le bébé était une fille et qu’elle avait été adoptée. Je n’en savais pas plus en fait.

- Elle a été adoptée via Save Children ? s’alarma Peter.

Jenny secoua la tête et renifla.

- Je n’ai pas demandé, je n’en sais rien. Mais c’est ce que je crains. Et avec tout ce qu’on a appris sur eux …

Peter se leva et se mit à faire les cent pas.

- Cela étant, tu as … accouché en 1997, calcula-t-il, c’est-à-dire des années après la démission de ta tante de SC. Et la mort de Uliana Golovkina. Elle savait donc de quoi ils étaient capables à ce moment-là. Elle ne le leur aurait pas confié ta fille, sa petite-nièce.
- Mais elle ne savait pas encore pour les cas de maltraitance. Et tu dois comprendre que tante Sally a toujours mis sa réputation en haut de la liste de ses priorités. Quand j’étais enceinte, c’est à peine si elle me laissait sortir, même pour aller au lycée. Elle considérait ma grossesse comme un secret honteux. Alors si elle avait trouvé le moyen de faire adopter le bébé sans trop de paperasse et d’intermédiaires, je crois qu’elle aurait sauté sur l’occasion. J’espère me tromper mais …

Peter regarda son amie pendant plusieurs instants, réduit au silence par sa démonstration, somme toute logique. Logique et effrayante. Elle pouvait parfaitement avoir raison, se dit Peter, effaré. Dans ce cas, comment savoir dans quel genre de famille le bébé de Jenny avait atterri ?

Certes, Andre Gold avait eu de la chance mais quand on voyait ce qu’il était advenu de Sean Vogel après le drame qui avait chamboulé son enfance, trimballé de foyers en maisons d’accueil et enfin, en cures de désintoxication, il y avait de quoi craindre le pire.

- Je ne voulais pas de ma fille et je suis convaincue que c’était la bonne décision parce que j’aurais été incapable de m’en occuper correctement … Mais c’est quand même mon enfant et je veux savoir ce qui lui est arrivé. Je veux savoir si elle va bien.
- Je comprends.

Jenny se leva à son tour, vint se poster devant lui et lui prit la main.

- Tu es en colère, Peter ?
- Quoi ? Non, bien sûr que non ! Pourquoi est-ce que je serais en colère contre toi ?
- Parce que je t’ai menti.
- Je suis surpris, choqué même, mais certainement pas en colère, Jen. Et puis, tout ça s’est passé avant qu’on se rencontre. Des années avant, ajouta-t-il en serrant sa main. Je comprends … C’est un sujet très douloureux pour toi et tu n’as pas forcément envie d’en parler. Même avec moi.
- Ces temps-ci, ça devenait difficile de faire comme d’habitude, de mettre ça dans un coin de ma tête et de faire comme si rien ne s’était jamais passé. Je détestais te cacher ça Peter mais je ne savais pas comment t’en parler. Ma tante et moi, on n’évoquait jamais ce sujet. Ned ne savait même pas. Tout comme les amis que je me suis fait après avoir quitté Charlestown, tout comme toi. Avant de revenir ici, je pouvais faire comme s’il n’était rien arrivé, comme si je n’avais pas une fille adolescente quelque part.

Incapable de lui répondre, Peter serra une nouvelle fois la main de son amie.

- Je ne peux rien te promettre, tu sais, mais je peux fouiller dans les notes de Raquel Payton, voire si elle n’a pas fait de recherche sur une adoption datant de 1997.
- J’ai bien peur de ne pas pouvoir t’aider. Je ne lui ai même pas donné de prénom. Tout ce que je sais, c’est qu’elle a été adoptée par une famille des environs.
- A Charlestown même ?
- Je l’ignore. Peut-être pas la ville de Charlestown même mais pas loin. Dans le comté d’Orange en tout cas mais ils peuvent avoir déménagé depuis, c’était il y a dix-sept ans après tout. Il n’y a pas si longtemps, ce genre d’infos ne m’intéressait pas. Comme je te l’ai dit, je n’ai pas posé de question à ma tante. Je voulais juste essayer de passer à autre chose, avoua tristement Jenny.
OooOo


Peter n’arrivait pas à dormir.

Il jeta un coup d’oeil à sa montre : deux heures du matin passées, puis à Jenny. La jeune femme, sans doute épuisée après lui avoir raconté toute son histoire, s’était endormi aussitôt son récit achevé. Elle dormait à poings fermés, allongée à côté de lui.

Mais lui en était incapable. Une nouvelle fois, il était persuadé que quelque chose n’allait pas mais il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.

Bien sûr, il y avait cette histoire avec la fille biologique de Jenny mais pas uniquement. Depuis sa conversation avec Jack Kerrigan, il ne cessait de penser à cet enregistrement de Linda Thompson et son courtier que détenait Sally. Du moins c’était ce qu’elle prétendait. Bluffait-elle ? Et si elle disait vrai, où était passé ce fichu enregistrement ? Et d’ailleurs, comment avait-elle pu obtenir un tel enregistrement ?
Plus la nuit avançait, plus Peter y pensait et plus il était convaincu que Linda Thompson avait ordonné le cambriolage de la maison des Quinn. Sally n’était pas folle ni particulièrement paranoïaque et si elle avait eu l’impression qu’on avait « visité » son appartement, au point de confier ses craintes à son amie, c’était probablement vrai.

S’il remontait la chronologie des évènements, Sally avait décidé de traîner devant la justice Linda Thompson et s’était adressé au cabinet Allen & Roth. Celle-ci avait eu vent de ses intentions grâce à son oncle, l’un des associés du prestigieux cabinet. Le même était probablement derrière le piratage de la boite électronique de son employé Jack Kerrigan et avait ainsi appris l’existence d’un enregistrement compromettant.

Inquiète, Linda Thompson avait ordonné le cambriolage de l’appartement des Quinn puis, n’ayant rien trouvé, l’incendie du bar dans l’espoir de détruire tout document compromettant, car ce n’était certainement pas une coïncidence si son garde du corps avait payé l’un des types qui avait mis le feu au Quinn’s.

Jusque-là, tout se tenait. Sauf que Sally et Ned avaient été tués d’une balle et que l’incendie était survenu après leur mort. Sauf que Peter avait toujours cru que l’incendie et le double assassinat n’était pas lié. Sauf que rien ne collait en fait. Sauf que quelque chose lui trottait dans la tête sans qu’il n’arrive à mettre le doigt dessus.

Il laissa échapper un soupir et se retourna une énième fois.

Jenny bougea légèrement avant de pivoter vers lui.

- Tu ne dors pas ? murmura-t-elle d’une voix ensommeillée.
- Je n’arrive pas à dormir. Excuse-moi, je ne voulais pas te réveiller.

Elle secoua la tête et se redressa.

- Ne t’en fais pas, c’est rien. Tu … Tu repenses à ce que j’ai dit, n’est-ce pas ?
- Je reconnais qu’il me faut du temps pour avaler tout ça mais ce n’est pas ce qui me chiffonne.
- Alors quel est le problème ?
- Bah … Je ne sais pas trop en fait.
- Nous voilà bien avancés !

Elle paraissait bien réveillée à présent.

- Ça me trotte dans la tête depuis cet après-midi.
- Il y a peut-être un rapport avec Sean Vogel dans ce cas ? suggéra son amie.

Il se remémora son entrevue avec le jeune homme à Binghamton avant de secouer la tête, en signe de négation. Non, son sentiment de malaise, cette impression qu’il était en train de passer à côté de quelque chose de fondamental, remontait à plus loin. Qu’avait-il fait avant d’aller voir Sean déjà ? Ah oui, il s’était arrêté dans une station essence pour faire le plein, puis était entré dans le magasin faire quelques emplettes …

- Andre Gold, murmura-t-il soudain.
- Quoi ?
- C’est ça qui me préoccupe depuis cet après-midi. Je l’ai croisé dans un magasin avant de prendre la route et il s’est passé quelque chose quand on est allés payer, se souvint-il.
- Quoi donc ?
- Andre avait deux permis de conduire. Je les ai vus quand il a ouvert son portefeuille pour payer.

L’image était claire comme de l’eau de roche dans son esprit à présent.

- Deux permis ?
- Ouais, j’en suis certain. Étrange, non ?

Jenny haussa les épaules avant de lui répondre avec désinvolture.

- Pas tellement non. Quand j’étais au lycée, j’avais de faux papiers certifiant que j’étais étudiante à l’université de New York et que j’avais plus de vingt-et-un ans. Pour pouvoir entrer en boîte de nuit sans problème, précisa-t-elle.
- Mais Andre a déjà plus de vingt-et-un ans. Il n’a pas besoin de faux papiers d’identité. Ça n’a pas de sens.
- Peut-être que le faux permis que tu as vu date d’il y a quelques années et qu’il a juste … je sais pas, oublié de s’en débarrasser.

Cette dernière affirmation n’avait pas plus de sens. Personne « n’oubliait » de se débarrasser de faux papiers d’identité. En tant que futur étudiant en droit, Andre était suffisamment intelligent et au fait des lois pour savoir ce qu’il risquait en gardant un faux permis de conduire dans son portefeuille. Non, s’il l’avait conservé, c’était qu’il en avait besoin.

- Franchement, si c’est ça qui t’ennuie, oublie, lui conseilla son amie. Je suis sûre qu’il y a une explication logique et pas du tout louche à toute cette histoire.

Elle hésita un instant avant d’ajouter, sans tout à fait le regarder dans les yeux :

- Je ne sais pas si c’est lié à ce que je viens de t’apprendre ou à ton boulot en général mais parfois, j’ai l’impression que tu penses que tout le monde te cache des choses ou te ment mais ce n’est pas toujours le cas Peter. Tâche de t’en souvenir. Bonne nuit, ajouta-t-elle avant de se glisser sous les draps.
OooOo


Peter laissa échapper un soupir discret. Il se retourna une énième fois dans son lit, prenant garde à ne pas réveiller Jenny cette fois. Profitant d’un mince jet de lumière lunaire, il regarda sa montre. Il était presque quatre heures du matin et il ne dormait toujours pas.

Qu’est-ce qui n’allait pas chez lui pour qu’il se retrouve incapable de trouver le sommeil à cause d’une stupide histoire de permis de conduire ?

Le problème était qu’il avait beau essayé de mettre en application les conseils de son amie, il ne pouvait se sortir cette histoire de la tête. Il ne cessait de penser à Andre Gold. L’explication de Jenny, qui paraissait somme toute logique, ne l’avait pas convaincu.

Confusément, le jeune homme sentait que quelque chose n’allait pas. Son instinct ou ses tripes, à moins qu’il ne s’agisse de son intuition peut-être, il n’en savait rien …. Tout cela le lui indiquait. Et l’empêchait de dormir qui plus est.

Résigné, le jeune détective finit par repousser les couvertures de son côté. Usant de mille précautions afin de ne pas réveiller Jenny qui s’était promptement rendormie après leur conversation, Peter descendit du lit. Il récupéra son portable sur la table de chevet et sortit de la chambre à pas de loups.

Sophia Boyle décrocha dès la première sonnerie, signe peut-être qu’il n’était pas le seul à souffrir d’insomnie cette nuit.

- Mademoiselle Boyle ? chuchota-t-il. C’est Peter Westerfield, le détective privé. Je ne vous dérange pas ? Enfin pas trop ?
- Non, ne vous inquiétez pas. Je n’arrivais pas à dormir de toute façon.
- Moi non plus, confia-t-il.
- Je suppose que vous ne m’avez pas appelé juste pour me faire partager ça ou pour le simple plaisir de faire la conversation.
- Non, en effet. Je me suis rappelé quelque chose que vous m’aviez dit. A propos des notes de Raquel pour le documentaire. Elle gardait des traces écrites de chacune de ses entrevues, n’est-ce pas ?
- Oui.
- Dans ce cas, pourriez-vous vérifier si elle ne mentionne pas un certain Andre Gold ? C’est un jeune homme de vingt-deux ans qui a été adopté à la naissance grâce … enfin par l’intermédiaire de Save Children.
- Ce nom ne me dit rien.
- Vous vous souvenez du contenu de toutes ces notes ? s’étonna Peter.
- Depuis la mort de Raquel, je me suis plongée dans tout ce qui a trait à son travail, et ce documentaire sur SC en particulier. Les notes, les vidéos … Tout. Je crois que c’était une manière de me rapprocher d’elle en quelque sorte. Mais, ajouta-t-elle après une courte pause, je peux vérifier si vous voulez, pour être sûre. Mais pas ce soir …
- Non, ce n’est pas la peine. Je vous fais confiance. Donc, pas de trace d’Andre Gold, murmura pensivement Peter.
- Non mais vous vous êtes peut-être simplement trompé de nom ou de prénom.
- Je ne pense pas mais merci infiniment mademoiselle Boyle. Vous m’avez été d’un grand secours.

Au moment où il raccrochait, la porte de la chambre s’ouvrit à la volée, laissant apparaître une Jenny plutôt échevelée.

- Bon sang, Peter, tu m’as fichu une de ces trouilles ! Qu’est-ce qui t’a pris de disparaître comme ça ?

Il leva les yeux au ciel.

- Je n’avais pas disparu, j’étais dans le couloir.
- Mouais. Enfin, quand je me suis réveillée et que j’ai vu que tu n’étais pas là ….

Il fit un pas vers elle et lui serra brièvement l’épaule.

- Je te demande pardon, je ne voulais pas te faire peur.
- Avec qui est-ce que tu parlais au fait ?
- Avec Sophia Boyle, l’amie de la réalisatrice du doc sur Save Children. Mais retournons à l’intérieur et je t’en parlerais plus en détail.

Ils rentrèrent dans leur chambre et prirent place sur le lit.

- Qu’est-ce qu’il y avait de si urgent pour que tu l’appelles en pleine nuit ?
- Toujours la même chose, soupira Peter. Andre Gold.
- Pete, je t’ai déjà dit que …
- Je sais, je sais, l’interrompit-il en se saisissant de son ordinateur portable, mais je suis convaincu qu’il se passe quelque chose d’étrange. Et j’avais raison : lorsque je l’ai croisé à la station-essence cet après-midi, Andre m’a raconté avoir parlé avec Raquel Payton dans le cadre de son documentaire.
- Et tu as appelé Sophia Boyle pour en avoir la confirmation ?
- Et aussi parce que je voulais savoir ce qu’elle avait pensé de lui, ajouta-t-il. Alors imagine un peu ma surprise quand je découvre qu’il n’y a pas la moindre trace de ces soi-disant rencontres entre Andre et Raquel.

Une fois connecté à Internet, il tapa le nom d’Andre Gold dans la barre de recherche.

- Raquel avait pris des notes sur tous ceux qu’elle rencontrait pour son documentaire et Sophia les a toutes lues, poursuivit-il. Si elle n’en a pas souvenir, c’est qu’Andre et Raquel ne se sont jamais rencontrés.
- Et ça veut dire qu’il t’aurait menti, ajouta Jenny. Mais pourquoi ?
- Peut-être pour ça, déclara Peter d’une voix blanche.

Il tourna son ordinateur vers son amie, afin qu’elle puisse lire.

- Qu’est-ce que c’est ?
- Un blog fondé par la famille et les amis d’Andre Gold, après … son décès dans un accident de voiture en 2010.

Elle releva brusquement la tête et le regarda bouche bée. Elle paraissait aussi stupéfaite que lui.

- Ce n’est pas possible, bredouilla-t-elle. Andre Gold n’est pas mort, il est à Charlestown, tu l’as vu. Je l’ai vu de mes propres yeux !

Elle secoua la tête, interdite.

- C’est une erreur, c’est forcément ça. Ça doit être un homonyme, tout simplement. Il n’y a pas d’autre explication, déclara le médecin cartésien qui sommeillait en elle.
- Je n’en suis pas si sûr. Sur la page d’accueil du blog, il y a plusieurs mots de ses proches. Celui de ses parents commencent ainsi : « Le jour où nous avons adopté Andre a été le plus beau de notre vie, nous ne l’oublierons jamais ». Ce serait une sacrée coïncidence que cet Andre Gold et le nôtre aient tous les deux été adoptés.

Il surfa sur le site et ajouta, d’une voix encore plus perplexe :

- Et il y a des photos de l’adolescent mort. Ce n’est pas Andre dessus, en tout cas, pas celui que nous avons rencontré, que j’ai vu cet après-midi.

L’usurpation d’identité expliquait l’histoire des deux permis de conduire aperçus plus tôt dans la journée, songea la détective pendant que Jenny regardait l’écran de son ordinateur, les yeux ronds. Mais pourquoi Andre, enfin l’homme qui travaillait à Save Children quel que soit son nom, aurait-il endossé l’identité d’un adolescent mort des années auparavant ?

- Mais alors … Si le véritable Andre Gold est mort et enterré depuis quatre ans, qui est celui qui travaille à SC et se fait passer pour lui ?
Face à face by SarahCollins
Author's Notes:
Songs Ohia - Farewell transmission
20. Face à face


Les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être, donc on se laisse tromper par les apparences. Rares sont ceux qui ont l’intelligence de voir ce qui se cache derrière le masque. Phaedre

Peter inspira à fond l’air marin et serra la main de Jenny, chaude et douce contre la sienne. Les deux amis vadrouillaient pieds nus et bas de jeans retroussés au bord de la plage, leurs doigts entrelacés.

Cette balade impromptue était une idée de Jenny et il ne pouvait que l’en féliciter. Après tout ce temps cloîtrés dans leur chambre d’hôtel, ils avaient grand besoin de prendre l’air, dans tous les sens du terme.

- A quoi tu penses ? lui demanda-t-il.
- A tante Sally.
- Oh.

Il resta silencieux, se sentant un peu bête. Il était persuadé qu’elle pensait à sa fille biologique, dont le souvenir avait été si longtemps relégué aux tréfonds de sa mémoire.

- Je pense à tout ce qui s’est passé dans sa vie avant sa mort, tout ce qu’elle ne m’a pas dit. Je veux dire … on n’a jamais été proches mais je suis … J’étais sa seule famille de sang. Merde quoi ! Je sais pas, finit-elle par dire. J’aurais juste aimé qu’elle m’en parle. On s’est vus à peine quelques semaines avant sa mort, tu sais.

Il hocha la tête.

- Le week-end que Ned et elle sont venus passer à New York ?
- Oui, confirma la jeune femme. Elle était là, sous mon toit, juste sous mon nez pendant tout un week-end et elle a fait comme si de rien n’était. Elle n’a rien dit. Rien sur ses problèmes financiers, rien sur le chantage, rien sur son passé à Save Children, rien de rien !
- Elle ne voulait sans doute pas t’accabler et puis, parler d’une de ses choses, c’aurait été comme ouvrir la boîte de Pandore. Elle aurait été obligée de tout déballer - trafic de bébés, adoptions frauduleuses, la mort de cette jeune femme lors de l’accouchement.
- Je sais bien mais quand même. Je réalise que c’est ridicule. Comme je l’ai dit, on n’a jamais été proches tante Sally et moi. Faire semblant plutôt que de parler franchement des problèmes, ç’a toujours été notre truc mais là …

Il se tourna vers elle et la prit gentiment par les épaules.

- Jenny, ce n’est pas ridicule. Ta réaction est naturelle. C’est l’inverse qui …
- Peter, l’interrompit-elle, je crois qu’il y a quelqu’un qui te fait signe.

Il se retourna vers l’endroit que lui indiquait Jenny. En effet, à quelques mètres d’eux, un jeune homme agitait la main en sa direction. Au fur et au mesure qu’il s’approchait, Peter reconnut dans les traits affables le visage d’une vieille connaissance. Il plissa les yeux.

- Jake ? demanda-t-il, non sans surprise.
- Monsieur Westerfield, vous vous souvenez de moi ?

Et comment ! Quatre ans plus tôt, à New York, Peter avait enquêté sur le meurtre de la petite amie de Jake. Un peu mal à l’aise, il se rappela qu’à l’époque il n’avait pas hésité à le malmener et même à l’accuser d’être mêlé à l’assassinat. Il ne l’avait jamais vraiment cru coupable mais l’affaire avait été difficile pour lui sur le plan émotionnel et pas uniquement parce qu’elle était survenue au moment de sa séparation avec son ex-femme. Cette affaire demeurait l’une de ses plus marquantes à n’en pas douter, avec des ramifications liées à des banquiers d’affaires dont la propre mère de Jake, Linda Thompson.

Il présenta Jake Thompson à Jenny. Les sourcils de la jeune femme se levèrent brusquement lorsqu’elle entendit son nom de famille et elle se tourna vers Peter pour confirmation du lien de parenté entre le nouveau venu et la vice-présidente de l’ancienne banque de sa tante. Il lui répondit d’un discret hochement de tête.

- Ça alors, Peter Westerfield ! s’exclama Jake. Je ne pensais pas vous revoir un jour. Qu’est-ce que vous faites ici, à Charlestown ?

Ravi et quelque peu surpris par son ton chaleureux, Peter préféra lui retourner la question.

- Oh pas grand-chose. Sally-Ann et moi on profite des vacances pour se retrouver. On a la maison de vacances de ma mère pour nous tous seuls.
- Ta mère a une résidence secondaire à Charlestown ? demanda Jenny.
- Oui, c’est à quelques mètres d’ici.

Peter et Jenny échangèrent un rapide coup d’oeil.

- Ça fait longtemps qu’elle possède cette maison ? Et ta mère, est-ce qu’elle y vient souvent ?
- La maison est dans la famille depuis que je suis gosse. Et ma mère y passe plus de temps que moi à vrai dire. Surtout l’été, elle dit que les Hamptons sont trop bondés pour elle.

Cette fois, Peter et Jenny n’eurent même pas besoin de se regarder.

A présent, il comprenait comment Sally avait pu obtenir l’enregistrement de Linda Thompson et son courtier. La jeune serveuse du Quinn’s avait planqué une caméra dans les toilettes pour dames pour son projet de fin d’études. Linda passait l’été dans le coin et fréquentait probablement l’établissement de la tante de Jenny. Peter était prêt à parier tout ce qu’il possédait (enfin, disons la moitié) que c’était depuis le Quinn’s que, quatre ans plus tôt, la banquière avait passé l’appel durant lequel elle avait revendu toute ses actions, juste avant la faillite.

Peter n’avait aucun mal à imaginer la suite des évènements. Linda Thompson ne pensait sans doute plus à cet appel fatidique mais lorsqu’elle avait eu vent par son oncle d’une possibilité de recours collectif intenté par le couple Quinn et de la preuve que Sally disait détenir, elle avait dû se renseigner sur eux et découvrir qu’ils possédaient le bar.

Elle s’était ensuite remémoré son appel à son courtier avant la faillite dans ce même bar et compris que la preuve que promettait d’apporter Sally y était liée. Une fois la boîte électronique de l’avocat Jack Kerrigan piratée, elle avait su qu’il s’agissait d’un enregistrement et avait décidé de le récupérer ou de le détruire. D’où le cambriolage puis l’incendie commandité par son garde du corps.

Il prit rapidement congé de Jack, non sans que le jeune homme ne lui propose de venir le voir avant de rentrer à New York.

- Qu’est-ce qu’on fait ? lui demanda Jenny dès qu’ils furent seuls.
OooO


Linda Thompson : banquière prête à tout pour éviter de verser des centaines de millions de dollars en dommages et intérêts à ses anciens clients.

Barbara et Mark Simmons : couple qui, sous ses airs de bons samaritains, avait organisé et dissimulé un trafic de bébés et la mort d’une jeune femme.

Sean Vogel : jeune homme en colère, accro, qui avait fait chanter Sally et la tenait pour personnellement responsable de sa misérable vie.

Andre Gold : enfant adopté par une famille aimante, ardent défenseur des Simmons. Imposteur.

Ces noms tournaient en boucle dans la tête de Peter alors qu’il conduisait, les mains crispées sur le volant. Son coeur battait la chamade quand une fois rentré à l’hôtel, il composa le numéro de madame Simmons.

Il n’entendit presque pas Jenny lui dire au revoir avant de ressortir mais il pensait prendre la bonne décision. Il savait que si elle était restée, elle aurait tenté de le convaincre d’aller confronter Linda Thompson ou au moins, de creuser cette piste. Mais il n’en ferait rien.

Comme il l’avait déjà dit à plusieurs reprises à Jenny, il pensait Linda Thompson capable de tuer ou de faire tuer mais dans ce cas précis, ça ne collait pas. L’ex-banquière n’aurait sans doute pas fait exécuter le couple après avoir demandé à son garde du corps d’incendier leur bar et leur appartement.

Personne ne lui répondit chez les Simmons aussi laissa-t-il un message.

- Madame Simmons, ici Peter Westerfield, l’ami détective de Jennifer Brian. J’aurais besoin d’information sur une adoption datant de 1997 et supervisée par votre organisation. Merci de me rappeler dès que vous aurez eu ce message. Au revoir.

Il préféra ne pas mentionner son mystérieux secrétaire Andre. Autant attendre d’être face à face.

Peter raccrocha, un peu désorienté. Que Barbara Simmons ne réponde pas (même un jour de semaine), il pouvait le comprendre. Elle venait de perdre son mari et sortait tout juste de l’hôpital, après avoir échappé de justesse aux balles d’un assassin devant la tombe dudit mari. Elle avait toutes les raisons du monde de ne pas aller au travail. Mais il trouvait étrange qu’elle ne réponde pas sur son téléphone personnel.

Le téléphone toujours à la main, il regarda sans le voir le lit vide.

Il avait bien envie de se rendre aux bureaux de Save Children pour voir ce qu’il s’y passait et éventuellement confronter le jeune Andre, à défaut de pouvoir parler avec sa patronne, mais il avait promis à Jenny qu’ils iraient ensemble.

Le problème, c’était que la jeune femme venait de partir rejoindre dans un café son ancien petit ami Jerry Silkwood pour lui parler de ses craintes quant à l’adoption de leur fille. Leur fille.

Il secoua la tête, encore incrédule. Il avait beau faire de rien devant Jenny, il savait qu’il lui faudrait du temps, beaucoup de temps pour se remettre du choc provoqué par cette annonce.

A vrai dire, c’était aussi pour cela qu’il désirait parler à Barbara Simmons. Ainsi, il pourrait également l’interroger au sujet de l’adoption de la fille de Jenny.

N’y tenant plus, il griffonna à la va-vite un mot à l’intention de son amie et quitta l’hôtel, décidé à découvrir le fin mot de cette histoire. Maintenant. Jenny comprendrait

Arrivé au siège de Save Children, Peter se présenta à l’accueil.

- Bonjour, pourrais-je parler à Madame Simmons, s’il vous plaît ?

La jeune femme derrière le comptoir afficha une mine contrite.

- Je suis vraiment navrée mais madame Simmons n’est pas là pour le moment.

Peter remarqua qu’elle se gardait bien de préciser les raisons de cette absence, à savoir la mort de Mark Simmons. Visiblement, on préférait ne pas trop s’appesantir sur le meurtre de l’emblématique fondateur et dirigeant de Save Children. D’autant plus que les circonstances de son décès demeuraient floues.

- Aviez-vous rendez-vous ? lui demanda-t-elle.

Peter secoua lentement la tête.

- Non. Une dernière question, mademoiselle. Est-ce qu’Andre Gold est là ?
- Malheureusement, il est également absent.

Il s’y attendait mais s’éloigna sans rien laisser paraître.

Grâce à Jenny, il connaissait l’adresse des Simmons, dans le quartier le plus cossu de Charlestown, et s’y rendit sur-le-champ.

Même dans un endroit aussi chic que Silver Lake, l’élégante demeure du couple en imposait. Tout comme l’étincelante voiture garée devant.

Il sonna.

Au bout d’un long moment, Barbara Simmons vint lui ouvrir mais d’elle, il ne voyait qu’une partie de son visage. Même son maquillage ne pouvait masquer son teint cireux, comme si l’on avait privée de la lumière du jour un peu trop longtemps.

- Ah, monsieur Westerfield, murmura-t-elle.
- J’ai essayé de vous appeler à votre travail mais vous ne répondiez pas alors je suis venu.
- Je ne me sentais pas très bien. Avec tout ce qui s’est passé dernièrement … J’ai préféré rester chez moi pour me reposer.

Et pourtant, nota Peter, elle était habillée de pied en cape et soigneusement maquillée malgré sa mauvaise mine. Un peu comme si elle s’apprêtait à sortir et avait brusquement changé d’avis.

- C’est important, insista néanmoins Peter.
- Le moment est mal choisi, vraiment. Je suis navrée, il vaudrait mieux que vous reveniez un autre jour.

Elle tenta de refermer la porte mais il la bloqua avec son pied.

- Il faut que je vous voie maintenant. C’est urgent.

Comme elle ne bougeait pas d’un pouce, il poursuivit d’un ton déterminé :

- Vous devriez vraiment me laisser entrer.

En observant plus attentivement la partie de son visage visible, le jeune détective remarqua qu’elle paraissait plus nerveuse que fatiguée. Des gouttes de sueur coulaient le long de son visage et mouillaient le col de son chemisier. Il ne faisait pourtant pas si chaud en ce début de mois de juin à Charlestown. En tout cas, certainement pas au point de transpirer à grosses gouttes…

Il crut voir un mouvement derrière elle. Il eut alors la conviction que quelque chose n’allait pas. Mais avant qu’il n’ait pu esquisser le moindre geste, la porte s’ouvrit en grand. Andre Gold se tenait face à lui. Et pointait une arme sur la tempe de la vieille dame.

- Andre, murmura faiblement Peter, incapable de détacher ses yeux du pistolet.
- Vous devriez entrer en fin de compte, monsieur Westerfield, proposa le jeune homme blond d’une voix suave.

Il savait que si jamais il s’exécutait et entrait dans cette maison, ni lui ni Barbara Simmons n’en ressortiraient. Pas vivant en tout cas. Alors quelle solution lui restait-il ? Et dire qu’il n’avait même pas dit à Jenny qu’il venait ici. Elle devait le croire au siège de Save Children, en sécurité. Le temps qu’elle rentre à l’hôtel et ne découvre son message, il serait peut-être déjà mort.

- Ah Barbara ! lança une voix derrière eux.

Il se retourna. Une femme, sans doute du même âge que Mme Simmons, traversait la rue au pas de course. Elle marchait avec une étonnante vivacité, étant donné qu’elle devait avoir une bonne soixantaine d’années.

Avec une certaine appréhension teintée d’horreur, Peter réalisa que de l’endroit où elle se trouvait, elle ne devait voir que Mme Simmons et lui-même de dos. Andre Gold et son arme demeuraient dans l’ombre. Il n’avait aucun moyen de l’avertir du danger.

Barbara blêmit un peu mais réussit à afficher un faible sourire alors que sa voisine se rapprochait.

C’était sa chance, peut-être la seule et unique chance qu’ils avaient de sortir de toute cette histoire vivants.
Profitant de la courte diversion, Peter se jeta sur Andre.

Il réagit mais trop tard. Sans doute surpris par son geste, courageux mais quelque peu stupide, il pensa trop tard à reculer. Déjà, Peter avait l’arme à portée de main.

Les deux hommes tombèrent au sol. Il entendit un hurlement derrière lui. Ou plusieurs, il ne savait vraiment pas. Un coup de feu partit. Un autre cri. Une douleur intense, insupportable. Il roula sur le côté. Et enfin, un grand trou noir.


FIN PARTIE II
Révélations by SarahCollins
Author's Notes:
Marvin Gaye - What's going on
PARTIE III : JOHNY WRIGHT

21. Révélations

Les liens du sang ont une force étrange […]. Euripide

Peter revint à lui dans le noir.

Il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait mais il savait qu’il était allongé sur un lit pas trop inconfortable. Mais il n'était pas à l'hôtel, réalisa-t-il. Puis il entendit un bip strident et un bourdonnement sur sa droite.

Il essaya de bouger mais s’arrêta aussitôt. Ce n’était vraiment pas une bonne idée : tout son corps criait grâce. Il avait l’impression que ses muscles ne savaient plus comment fonctionner ou qu’un camion venait de lui rouler dessus. Il entendait toujours le bip, à intervalles réguliers.

Son second réflexe fut plus primaire. Il fallait qu’il boive. Il mourrait de soif, il ne se rappelait même pas avoir déjà eu la gorge aussi sèche. Il voulut appeler, dire quelque chose mais sa langue semblait collée à son palais.

- Peter …

Il reconnaissait cette voix. Jenny. Il souleva lentement ses paupières au moment où quelqu’un allumait la lumière.

La jeune femme se tenait debout à sa gauche. Ses cheveux blonds formaient une tignasse autour de son visage aux traits tirés, tendus par la fatigue et l’inquiétude. Elle fronçait les sourcils. Il lui avait connu meilleure mine.

Il tenta de se redresser et Jenny se précipita pour l’aider. Avec son aide et celle d’une infirmière qui venait d’entrer dans la chambre, il réussit à se mettre en position assisse, appuyé contre l’oreiller étonnamment frais de son lit.

- Bonsoir, monsieur Westerfield, lui dit-t-elle d’une voix enjouée. Bon retour parmi nous.
- Je suis à … l’hôpital ? parvint-il à ânonner.

Il entendit Jenny pouffer de rire à côté de lui. Elle se tourna vers l’infirmière en souriant.

- Il a toujours eu un grand sens logique, confia-t-elle d’un ton badin. Perspicace et tout ce qui va avec, c’est mon Peter.

L’infirmière lui tendit un gobelet d’eau, comme si elle avait lu dans ses pensées. Elle glissa une paille entre ses lèvres désespérément sèches et il aspira goulûment.

- Je vais aller chercher un médecin, je reviens, annonça-t-elle quand il eut terminé. En attendant, restez tranquille et essayez de vous détendre.

Elle quitta la petite chambre d’hôpital et Jenny en profita pour se rapprocher. Elle saisit sa main entre les siennes. Elle souriait toujours.

- Ça va ?

La voix de Peter était pâteuse et sa bouche le démangeait encore mais il réussit tout de même à lui demander :

- Qu’est-ce …. Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Rien de très réjouissant, j’en ai bien peur, mais vous avez eu de la chance : on a réussi à vous rafistoler, dit une voix masculine.

Un homme vêtu d’une blouse blanche un peu trop serrée au niveau de la taille venait d’entrer, accompagné de l’infirmière.

Le jeune détective soupira - il s’en doutait - et laissa ses yeux faire le tour de la pièce exiguë. Un minuscule poste de télévision sur un support pivotant siégeait dans l’angle supérieur droit, quelque part au-dessus de la tête chauve du médecin. Seule la petite lampe de chevet éclairait la pièce, la fenêtre ne laissait filtrer que l’obscurité de cette nuit printanière.

- Je suis le docteur Cohen, se présenta l’homme.

Peter aurait bien aimé se conformer aux amabilités d’usage et lui répondre qu’il était enchanté de le rencontrer mais il craignait que ce ne soit un peu trop demander à sa gorge enflammée. Sans parler du fait qu’il commençait à sérieusement s’inquiéter. Que lui était-il arrivé bon sang ?

- On vous a tiré dessus, lui expliqua le médecin comme s’il devinait sa question muette. Heureusement, vous n’avez été touché qu’à la jambe. L’un des policiers m’a raconté que la seconde balle avait raté votre crâne de seulement quelques centimètres. L’autre femme n’a pas eu votre chance, ajouta-t-il gravement.

- L’autre femme ? répéta Peter.
- Oui, Barbara Simmons, intervint Jenny. Tu ne te souviens pas ?
- Vaguement.
- Tu étais chez elle quand … c’est arrivé. La fusillade.

Il hocha la tête, les souvenirs remontant peu à peu à la surface.

- Elle est morte ? souffla-t-il, la gorge nouée.
- Non mais elle est dans un sale état, expliqua Jenny.

Il se tourna vers le docteur Cohen qui secoua la tête.

- Je n’en sais pas plus, à part qu’elle est toujours au bloc. Mais revenons-en à vous. Vous devriez guérir rapidement, on a remis votre jambe en état.
- J’ai mal … côté droit.

Le médecin hocha la tête.

- C’est compréhensible. En tombant après le premier coup de feu, vous vous êtes fêlé une côte. Malheureusement, on ne peut faire rien pour ça, à part vous donner des analgésiques et laisser Dame Nature faire son travail. Votre côte devrait vous faire souffrir encore quelques jours mais ça passera. Oh, et vous aurez aussi besoin de béquilles au début. Désolé, ajouta-t-il en avisant la petite grimace de Peter. Des questions ?
- Quand est-ce que je vais pouvoir sortir ?

Il était heureux de constater que sa voix revenait progressivement à la normale.

- Quoi, vous voulez déjà nous quitter ? plaisanta le médecin. Ne vous inquiétez pas, vous devriez pourvoir sortir demain après-midi, normalement.

Il hocha la tête et le remercia.

A peine la porte s’était-elle refermée sur les deux soignants qu’elle s’ouvrit de nouveau, laissant cette fois apparaître un inspecteur de police. Il était en civil mais Peter, qui les côtoyait régulièrement depuis des années pour son travail, avait appris à les reconnaître même sans leur uniforme.

- C’est l’inspecteur Ackles, lui indiqua Jenny d’une voix où on distinguait un peu de contrariété.
- Celui qui enquêtait sur les meurtres ?

Elle hocha la tête en pinçant les lèvres puis salua d’un signe de tête rapide celui qui avait refusé d’écouter lorsqu’elle lui avait affirmé qu’il était impossible que la mort de sa tante et son mari ne soit un meurtre-suicide. Au vu des événements de ces dernières semaines, Peter comprenait son amertume.

- Lui-même. Je suis juste là pour un petit entretien de routine, expliqua l’inspecteur Ackles en s’approchant du lit. Comment allez-vous, monsieur Westerfield ?
- J’ai connu mieux.
- Bon … Puisque vous êtes de retour parmi nous, est-ce que vous pouvez m’expliquer ce qui s’est passé ?

Peter fut soulagé de constater qu’en se concentrant, il se rappelait au moins en partie de ce qui s’était passé l’après-midi.

- Je suis allé chez les Simmons parce que je voulais interroger Barbara à propos de l’un de ses employés, Andre Gold. Comme elle n’était pas à son travail et qu’elle ne répondait pas non plus au téléphone, je suis allé chez elle.

Il marqua une petite pause pour rassembler ses souvenirs.

- Barbara était dans l’entrée quand je suis arrivé. Elle avait l’air … bizarre, un peu effrayée même si sur le coup, je ne l’ai pas vraiment réalisé. Elle ne voulait pas me laisser entrer. Et puis, alors que je commençais à l’interroger, la porte s’est ouverte en grand et là, j’ai vu Andre derrière elle. Il … il …
- Prenez votre temps, monsieur Westerfield.

Peter hocha la tête et s’éclaircit la gorge.

- Andre pointait une arme sur Barbara Simmons. Il m’a « invité » si je puis parler ainsi à entrer mais je suis resté sur le pas de la porte. Au même moment, une voisine qui passait par là a salué madame Simmons et j’ai profité de la diversion pour me jeter sur Andre. Et …
- C’est là que tu as été touché, finit Jenny à sa place.

La gorge à nouveau sèche, il hocha une nouvelle fois la tête et Jenny lui prit la main.

- Tu as vraiment eu de la chance, tu sais.
- Je sais.

Il laissa passer quelques instants de silence avant de reprendre son récit :

- Après, c’est le trou noir, avoua-t-il. Je ne me souviens que des cris et de la douleur.
- M. Gold a tenté d’abattre madame Simmons, lui raconta le policier. Elle a été touchée au coeur mais elle est encore en vie même si les médecines jugent son état critique. Gold a pris la fuite. La voisine a réussi à rentrer chez elle et a prévenu la police mais quand nous sommes arrivés sur les lieux, il n’y avait plus que Barbara Simmons et vous. Pourtant, on a fait vite.

Selon Peter, il n’y avait rien d’étonnant à cela. Nul doute que la police ne se serait pas déplacée aussi rapidement si l’appel provenait d’une des cités de South Side. Enfin, il n’allait pas s'en plaindre.

- Et donc Gold est toujours en fuite ? demanda Jenny.
- Non, la police de l’Etat l’a attrapé alors qu’il tentait de passer la frontière avec le Massachusetts. Il est en route vers le poste.
- Il a dit quelque chose ? A propos des meurtres de ma tante et de son mari ? Ou de monsieur Simmons ?
- Il a juste réclamé un avocat.

La jeune femme secoua la tête, l’air écoeurée et détourna le regard. Elle clignait rapidement des yeux, comme pour retenir ses larmes et cette fois, ce fut Peter qui lui prit doucement la main. Elle lui adressa un petit sourire triste.

- Ne vous en faites pas, leur assura l’inspecteur Ackles. On va l’avoir.

OOoOo


- C’est absolument écoeurant, décréta en maugréant Peter.

Il repoussa le plus loin possible son plateau-repas. Avisant le regard mauvais de son ami, Jenny se mit à rire avant de mordre à pleines dents dans son sandwich au bacon.

- Je t’aurais bien donné un peu de mon sandwich mais je crois que je n’ai pas le droit. Ordre de l’infirmière, expliqua-t-elle d’un ton faussement désolé. Navrée. Dis-toi que tu sors dans quelques heures.

- Espèce de sorcière.

Pour faire bonne mesure, il lui donna un petit coup de pied avec sa jambe gauche, non-plâtrée.

- Hé ! protesta la jeune femme. Tu as failli me faire tomber du lit. Fais gaffe si tu veux pas que je te casse l’autre jambe !
- Tu n’oserais pas …
- On parie ? demanda-t-elle en se redressant sur ses genoux.

Au même moment, on toqua à la porte. Jenny descendit du lit et alla ouvrir. L’inspecteur Ackles entra et les salua rapidement. Ils n’avaient plus eu de ses nouvelles depuis la veille au soir quand il avait interrogé Peter sur la fusillade.

- Vous avez du nouveau ? s’enquit aussitôt Jenny en refermant la porte.
- En effet.
- Gold a avoué ?
- Je voulais d’abord vous parler de Barbara Simmons en fait. Son opération s’est bien déroulée. Elle est toujours dans un état sérieux mais hors de danger désormais.

Peter hocha la tête.

- Et pour ce qui est des meurtres ? demanda Jenny. Est-ce que Gold dit quelque chose ?
- Il a avoué.

Les deux amis restèrent bouche bée.

- Votre tante et son mari, Mark Simmons. Tout.
- Je croyais qu’il avait réclamé la présence d’un avocat ?
- C’était le cas. Mais entre-temps, la voisine de madame Simmons l’a formellement identifié et il était en possession de l’arme ayant servi durant la fusillade lorsqu’il a été arrêté hier. Et je ne doute pas que les tests balistiques prouveront que cette arme a aussi servi à tuer les Quinn et Mark Simmons.

Peter lança un coup d’oeil à Jenny qui s’était rassise au bord du lit, à ses pieds.

- Je pense qu’il a essayé de s’en sortir mais maintenant qu’on l’a acculé, il s’est rendu compte qu’il n’avait pas le choix et il se montre plutôt coopératif, reprit Ackles.
- Pourquoi un tel revirement à votre avis ? Vous croyez qu’il espère un arrangement ?

Jenny releva brusquement la tête et darda son regard bleu sur l’inspecteur de police. Celui-ci haussa les épaules, comme s’il considérait la question pour la première fois.

- Difficile à dire mais ça semble compromis. Avec trois meurtres et deux autres tentatives, le procureur risque de ne pas se montrer très complaisant. Surtout avec les élections et les émeutes le mois dernier.

Peter avait beau ne pas être de Charlestown, il comprenait qu’il serait désastreux pour l’image du procureur de donner l’impression de se montrer complaisant avec un meurtrier blanc quand son bureau avait passé autant de temps à essayer de mettre le double meurtre sur le dos des membres de gang noirs.

De son côté, Jenny semblait un peu plus rassurée lorsqu’elle prit la parole :

- Inspecteur, vous ne nous avez pas dit pourquoi ..? Est-ce qu’Andre Gold m’a expliqué pourquoi il avait fait ça ? Il n’a pas l’air déséquilibré.
- Non, il a toute sa tête. Et maintenant qu’il sait qu’il risque de prendre perpète, il est loquace. Il semble assez fier de ce qu’il a fait.
- Fier ? répéta Peter.
- Il dit qu’il a vengé sa … Est-ce que vous avez déjà entendu parler de Uliana Golovkina ?

Cette fois encore, Peter se tourna vers la jeune femme mais elle ne le regardait pas. Elle paraissait avoir compris quelque chose. Elle fronça les sourcils, les yeux rivés sur l’inspecteur Ackles.

- Uliana, murmura-t-elle.

Puis :
- Andre est son fils, n’est-ce pas ?

Ackles se contenta de hocher la tête.

Peter se souvint de l’article que Sally Quinn avait précieusement gardé toutes ses années et de ce que Barbara Simmons avait raconté à Jenny. Uliana était morte en couches à cause de la négligence du couple mais son fils avait survécu à l’accouchement et avait été confié, quelques heures à peine après son décès, à un couple adoptant. C’était un petit garçon. Andre Gold.

- Le vrai nom d’Andre Gold est Derek Bishop, continua le policier. On a trouvé un permis de conduire et une carte de sécurité sociale à ce nom dans ses affaires. Il vit dans le Maryland. Il dit avoir découvert son adoption à la mort de sa mère adoptive qui lui avait laissé une lettre.
- Sauf que sa mère ne savait probablement pas qui était sa mère biologique ni ce qui lui était arrivé en donnant naissance à Andre. Enfin, je veux dire Derek. Je doute que les Simmons aient raconté le rôle ils avaient joué dans la mort de Uliana.

Même Daniel Ariyoshi, leur fidèle associé et dans le cas de Mark Simmons, amant, l’avait ignoré, se rappela Peter.

- Mais alors comment a-t-il su que sa mère était morte à cause des Simmons et de ma tante ? Tu crois que c’est grâce à Raquel Payton ? continua Jenny en se tournant vers Peter.
- Qui est Raquel Payton ?

Le jeune détective avait presque oublié la présence du taciturne policier.

- C’est une ancienne prostituée qui a fait adopter son bébé par l’intermédiaire de Save Children. Elle réalisait un documentaire très critique sur l’association et notamment les récentes rumeurs de maltraitance.
- Réalisait ? releva Ackles.
- Elle est morte il y a peu. Mort naturelle, ajouta Peter en réponse au sourcil inquisiteur du policier qui s’était courbé. J’ai vérifié.

Il voulait ajouter que c’était avant qu’il aurait fallu se montrer aux aguets et sceptique. Une plus grande rigueur dans l’enquête sur la mort des Quinn aurait peut-être pu sauver Mark Simmons. Le trafic dont s’était rendu coupable le vieil homme en compagnie de son épouse avait beau être odieux, il ne méritait pas de mourir comme ça, abattu dans son propre bureau.

- Pour en revenir à Derek Bishop, il a décidé de venir passer quelques mois à Charlestown pour en découvrir plus Save Children. D’après ses propres dires, il n’est pas venu avec des intentions malfaisantes mais lorsqu’il a entendu parler des rumeurs de maltraitance, il a commencé à s’interroger sur les Simmons.
- Et c’est là qu’il a décidé d’aller travailler pour eux ?
- Oui, il s’est dit que c’était le meilleur moyen de découvrir la vérité. Mais pour ne prendre aucun risque, il a préféré ne pas y aller à découvert, si je puis m’exprimer ainsi. Il s’est dit que prendre l’identité d’un autre enfant adopté grâce à SC était le plus judicieux, expliqua Ackles. Les Simmons l’ont immédiatement engagé. En fait, ils paraissaient encore plus enthousiastes quand Andre,
enfin Derek, leur a parlé de son adoption et il a obtenu la position de secrétaire de madame Simmons.

Peter comprenait. En pleine tourmente, les Simmons avaient dû voir l’arrivée du jeune homme au sein de leur association comme un vrai don du ciel et un sacré coup de pub. Quel meilleur moyen de contrecarrer les rumeurs de maltraitance et le prochain documentaire de Raquel Payton ? Il ne se rappelait que trop l’empressement avec lequel le couple leur avait parlé d’Andre Gold lors de leur première rencontre. Barbara Simmons avait particulièrement insisté sur le caractère réussie de son adoption.

- En tout cas, ce que Derek Bishop a découvert en travaillant pour Save Children ne lui a pas plu. Pire, ça l’a mis dans une rage folle et il a décidé de de se venger de ceux qu’ils estimaient coupables. D’abord votre tante, dont le nom apparaît sur l’acte de naissance. Ensuite, Mark Simmons. Il a raté de peu sa femme au cimetière puis chez elle, hier.

Donc Ned, le mari de Sally, n’avait vraiment été qu’une victime collatérale. Il n’avait rien à voir avec toute cette histoire. Etant donné que Sally avait préféré s’adresser à son ex-mari lorsqu’on l’avait fait chanté, il y avait fort à parier que Ned ne connaissait rien de son passé à Save Children. Il s’était juste trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, comme Jenny et Peter en avaient fait l’hypothèse auparavant.

C’était étrange, finalement. Les deux amis n’étaient pas loin d’avoir trouvé le mobile. Ils avaient compris que les trois meurtres étaient liés, à Save Children et entre eux. Mais ils avaient toujours pensé qu’il fallait regarder du côté des rumeurs de maltraitance, des fameuses « mauvaises adoptions » comme on disait pudiquement à Charlestown pour retrouver l’assassin. Mais au premier abord, celle du jeune Derek Bishop semblait s’être bien passé. Il n’avait pas connu l’alcool, les drogues et la violence comme Sean Vogel. Son adoption ressemblait plus à celle de Peter que le détective ne voulait l’admettre.

Mais alors quel genre d’enfance avait connu Derek Bishop, alias Andre Gold, pour que le lien envers une mère biologique certes disparue dans des circonstances tragiques mais qu’il n’avait jamais connue ne le pousse à usurper l’identité d’un adolescent mort, à tuer de sang-froid trois personnes et tenter d’en assassiner deux autres ?
Un si grand vide by SarahCollins
Author's Notes:
Vertical Horizon - Best I’ve ever had
22. Un si grand vide

Les larmes empêchent de voir, le deuil encore plus. Jean-Marie Poupart

JUSTICE POUR MICHELLE. C’était ce qu’on pouvait lire sur le sol.

Johnny Wright laissa le ballon de basket-ball rebondir à ses pieds et se pencha pour lire les inscriptions laissées en hommage à sa défunte petite amie. Autour de la plus grande inscrite en grosses lettres noires, il y avait des signatures d’amis et de proches de Michelle, des messages de soutien à sa famille, des dessins aussi - un poing brandi recouvert d’un gant noir et le drapeau américain.

- Tu sais qui a dessiné celui-ci ? demanda-t-il à son meilleur ami.

Eli, qui s’échauffait sur la ligne des trois points que les jeunes du quartier avaient dessiné à la craie, le rejoignit au centre du terrain.

- Je crois que c’est Mary.

Johnny ne put retenir une grimace. Il avait beau savoir que ça n’aurait sans doute rien changé au sort de Michelle, il ne pouvait s’empêcher d’en vouloir à sa meilleure amie. Si seulement elle n’avait pas couvert Michelle ce soir-là, si seulement elle n’avait pas menti à la police après sa mort. Si seulement…

- Ce n’est pas de sa faute, tu sais, lui dit Eli.

Johnny haussa les épaules. Il n’avait vraiment pas envie de parler de ça maintenant.

- Bon, on joue ?

Un sourire aux lèvres, Eli fit rebondir le ballon.

Les deux adolescents jouèrent pendant plusieurs heures. A un moment, des amis du lycée dont Mary vinrent se joindre à eux et prirent place sur les bancs de chaque côté du terrain. On était la première semaine de juin, un peu plus d’un mois après la mort de Michelle. Les cours étaient officiellement terminés et les vacances d’été avaient commencé. Les jeunes qui traînaient dans le quartier avaient tout le temps devant eux. L’après-midi s’écoulait avec langueur.

Mais Johnny n’avait ni la tête ni le coeur au jeu. Il faisait rebondir le ballon machinalement, shootait sans vraiment regarder le panier. Il était si distrait qu’à plusieurs reprises, il fit rebondir le ballon sur son propre pied. Ses amis se regardaient sans savoir que dire. Eli lui proposa à plusieurs reprises de rentrer se reposer mais il refusa.
Il n’avait aucune raison de rentrer chez lui. Sa mère était partie dans l’Ohio rendre visite à l’une de ses vieilles tantes. Quant à Hank, le copain ivrogne et incapable de sa mère … Ah, Hank. Moins on en parlait, mieux ça vaudrait.

La vérité, c’était qu’aussi triste que cela sonne, Johnny n’avait vraiment que deux personnes sur qui compter et l’une d’entre elles était six pieds sous terre. Michelle. Il ferma les yeux un moment et bien entendu, cela suffit à lui faire perdre le ballon.

Dans le tumulte des cris des joueurs, des encouragements des jeunes sur les bancs et de la musique qui s’élevait depuis un téléphone portable, un nouveau bruit vint s’ajouter, celui d’un moteur. Johnny et les autres adolescents se détournèrent et virent une voiture noire se garer juste derrière les bancs branlants.

Un homme noir au crâne chauve et à la carrure imposante en descendit. Il portait des lunettes de soleil qui le faisait ressembler à un lieutenant de police échappé des Experts : Miami mais tout le monde le reconnut. Cyrus Brooks. Officiellement : homme d’affaires local et activiste pour les droits civiques. Officieusement : le leader du gang des Black Saints Devils. L’homme salua d’un signe de tête les jeunes, dont certains faisaient partis des BSD avant de s’arrêter juste à côté de Johnny et Eli. Il tendit la main à Eli. Le jeune homme la serra sans hésiter, le visage impassible, mais Johnny savait que son ami haïssait Brooks. Mais il ne devait, ne pouvait pas le laisser le voir.

- Je voudrais parler à Johnny, annonça Brooks de sa voix suave.

Il n’eut même pas besoin de préciser seul à seul. Tous les jeunes s’éclipsèrent. La musique s’estompa jusqu’à s’évanouir complètement. Eli ne bougea pas tout de suite mais Johnny lui fit signe de s’en aller.

Il n’appréciait pas particulièrement Brooks et avait toujours trouvé son numéro de second avènement de Malcolm X un peu ridicule mais ne lui vouait pas la même haine qu’Eli. Ou Michelle. En fait, il le laissait plutôt indifférent. Beaucoup de choses laissaient Johnny Wright indifférent.

- Johnny, mon garçon, comment est-ce que tu vas ?

Il haussa les épaules. Les journées passaient, toutes similaires les unes aux autres, il faisait beau, chaud. Dans un an, il aurait fini le lycée. Et Michelle n’était pas là, elle ne reviendrait pas. Elle n’irait pas au bal de promo des terminales l’année prochaine, elle n’obtiendrait jamais son diplôme. Elle n’irait pas non plus à Princeton, son rêve depuis qu’elle avait cinq ans.

- Je te comprends, dit Brooks en posant sa main sur son épaule.

Johnny en doutait mais il hocha la tête sans le regarder. La prise sur son épaule se resserra.

- J’ai quelque chose à te montrer.

Le jeune homme remarqua alors qu’une large enveloppe dépassait de sa poche. Il la sortit et la lui tendit.

- Qu’est-ce que c’est ?
- Quelque chose que tu dois voir. Vas-y, ouvre-la.

Pris d’une soudaine et inexplicable appréhension, il ouvrit l’enveloppe. Plusieurs photos en tombèrent. Il se pencha pour les ramasser et sentit son estomac se retourner. Deux jeunes homme, un brun et un blond, tous deux la vingtaine, apparaissaient sur chaque photo. A l’aéroport, devant l’entrée d’une majestueuse résidence, dans un bar. Johnny les reconnut. Il s’agissait de…

- David Fitzgerald , déclara Cyrus Brooks d’une voix toujours aussi douce.
- Qu’est-ce que ... ? Qui est-ce qui a pris ces photos ?

Son « patron » fit un geste vague de la main.

- Des amis à moi. Ne t’occupe pas de ça.

Johnny continuait de regarder les photos. Sur la dernière, les deux étudiants étaient assis sur la terrasse d’un café, entourés d’autres amis. Pour l’avoir vu à la télé lors de son arrestation puis de sa remise en liberté, il savait que le blond était Gregory Dawson. Celui qui prétendait avoir eu une liaison avec Michelle. Il riait à gorge déployé, une main sur l’épaule de son ami. Ces photos lui donnaient envie de vomir.

- Je croyais qu’ils étaient partis. Qu’ils étaient retournés dans leur fac.
- C’était le cas. Ils sont retournés dans leur fac de fils à papa après avoir été libérés par ce connard de procureur et l’autre traître - Matt Howard. Mais ils sont revenus la semaine dernière et d’après mes sources, ils ont l’intention de passer tout l’été à Charlestown. Et regarde-les, ces deux porcs ! Regarde comme ils vivent bien, sans remords, sans une pensée pour Michelle.

Le jeune lycéen ferma les yeux pour ne pas s’imaginer Michelle morte, son corps sans vie trimbalé au fond d’un coffre de voiture puis flottant dans les eaux du fleuve. Ces images hantaient ses cauchemars. Il se réveillait souvent au milieu de la nuit, en nage et le visage ruisselant de larmes. Ces temps-ci, il avait pris l’habitude de dormir le visage presque entièrement enfoncé dans son oreiller pour ne pas réveiller Hank s’il criait pendant un cauchemar. Il savait ce qu’il se passerait sinon. Chaque matin, invariablement, son oreiller était trempé.

Malgré le temps ensoleillé, Johnny frissonna. En face de lui, Brooks continuait de parler.

- C’est notre ville Johnny, d’accord ? Ici, c’est chez nous. On est nés ici, putain de merde ! On a essayé de laisser la justice faire son travail et regarde ce qu’il s’est passé. Mort accidentelle, mon oeil ! Maintenant, il faut que quelqu’un agisse. Ça, ce serait la vraie justice.
OooOo


- Je m’ennuie comme un rat mort, annonça Peter par-dessus la voix enjouée d’Ellen DeGeneres.
- Arrête un peu, c’est Jim Carrey l’invité d’aujourd’hui. Et de toute façon, les médecins t’ont dit de te reposer.
- Ça fait une semaine que je me repose.
- Ça ne fait même pas cinq jours.
- C’est pareil. C’est la première fois que je passe autant de temps cloué au lit. Je ne suis même pas sûr que mes jambes fonctionnent encore après tout ce temps sans bouger.
- Ha ha. Hilarant, Peter.

Il soupira.

- Jenny, je suis censée retrouver ta… fille. Comment veux-tu que je le fasse si je reste cloîtré dans cette chambre d’hôtel vingt-quatre heures sur vingt-quatre heures ?

Jenny haussa les épaules et attrapa la télécommande. Elle baissa légèrement le son.

- J’ai attendu toutes ces années Peter. Quelques jours de plus ou de moins n’y changeront pas grand-chose. Par contre, ça pourrait faire une sacrée différence pour ta jambe. En plus, maintenant que le FBI est sur l’affaire, on pourra aller encore plus vite.

Peter grimaça en se déplaçant sur le lit à la recherche d’une position plus confortable pour son dos endolori par plusieurs heures passée allongé dans la même position. C’était bien beau de faire guérir sa jambe mais à quoi cela lui servirait-il s’il finissait à moitié bossu ?

- Alors là, je ne compterais pas trop là-dessus à ta place. Les gros bras du FBI tentent de démanteler SC et je suis sûr qu’ils finiront par y arriver. Mais…
- Qu’est-ce qui t’inquiète dans ce cas ?
- Je pense qu’en résolvant le meurtre de Uliana Golovkina, celui de Mark Simmons et ceux de Ned et Sally, ils pensent avoir fait le plus important, expliqua Peter. Faire définitivement couler SC serait la cerise sur le gâteau. Pour ce qui est des gamins adoptés par contre, … Honnêtement, je ne suis pas sûr que qui que ce soit ait vraiment envie de savoir quel enfant a atterri où. Beaucoup des clients et donateurs de l’association sont de gros poissons, notamment des hommes politiques ou ceux qui financent leurs campagnes.
- Et les élections municipales ont lieu dans cinq mois, rappela tristement Jenny.
- Exactement. Ce n’est pas le moment de faire éclater un nouveau scandale en impliquant quelques riches hommes d’affaires dans des adoptions illégales et du trafic de nouveau-nés. Surtout dans une ville où il y eu des émeutes il y a à peine un mois.
- Sans parler du fait que l’adoption de ma fille était sans doute tout sauf officielle.

Peter ne le dit pas à voix haute mais cette partie l’inquiétait grandement. Jenny avait raison : l’adoption de sa fille avait (très) probablement eu lieu sous le manteau. Quel genre de personnes adoptait un bébé dans ces conditions ? Il avait presque peur de le découvrir, surtout après ce qu’ils avaient appris sur certains des clients de Save Children et l’organisation elle-même.

Et bien sûr, il y avait aussi le fait qu’il ne savait pas vraiment où commencer. Il ne connaissait même pas le prénom de la fille. Enfin, une promesse était une promesse et il ferait l’impossible et même plus pour l’honorer. Et puis, il comprenait le besoin de connaître une bonne fois pour toute la vérité de Jenny. Toutes ces secrets, tous ces mensonges avaient fini par détruire la vie de sa tante Sally et lui avaient coûté la vie, en fin de compte.

Au milieu des rires préenregistrés de l’émission, on toqua à la porte. Aussitôt, Peter amorça un mouvement pour se lever mais un regard noir de son amie suffit à le maintenir en place, enfoncé entre plusieurs coussins. Il leva les yeux au ciel.

Jenny ouvrit la porte. De là où il était, il distinguait une femme grande et brune, élégamment vêtue d’un chemisier et d’une jupe taille haute.

- Bonjour, est-ce que Peter Westerfield est là ?
- Oui. C’est à quel sujet ?
- Barbara Simmons a un message pour lui.

Peter ne pouvait pas voir le visage de Jenny qui lui tournait le dos mais il imaginait aisément ses sourcils se soulever pour marquer sa surprise. Que lui voulait donc la vieille dame ?

- Comment va-t-elle ? voulut savoir Jenny.
- Mieux.
- Est-elle sortie de l’hôpital ?

Peter savait qu’après tout ce qui s’était passé au cours du dernier mois - ou des dernières années, si on voulait être honnête - Jenny se souciait bien moins de la santé de Barbara Simmons que des informations qu’elle pouvait éventuellement lui procurer. Peut-être la co-fondatrice de Save Children savait-elle quelque chose sur l’adoption de sa fille biologique.

- Pas encore, non. Pourrais-je entrer ?

Après un instant d’hésitation, la porte de leur chambre s’ouvrit en grand et Jenny s’effaça pour laisser passer la nouvelle arrivante. Celle-ci traversa la pièce puis vint se poser juste devant Peter, juchée sur ses talons hauts.

- Je suis l’avocate de madame Simmons, se présenta-t-elle sans toutefois donner son nom. Elle voulait que je vous dise que la réponse est au sous-sol.
- Pardon ?
- Barbara Simmons a reçu le message que vous avez laissé sur son répondeur le matin de la … du regrettable incident auquel vous avez été mêlé chez elle avec Derek Bishop.
- Je ne suis pas sûr de savoir …
- Je suis sûre que vous finirez par comprendre, monsieur Westerfield, lui assura l’avocate avec une confiance que Peter lui-même était loin de ressentir. Souvenez-vous seulement de ceci : ce que vous cherchez est au sous-sol. Sur ce, je vous souhaite une bonne fin de journée et une rapide convalescence. Au revoir.

Et elle quitta la pièce sans demander son reste, passant devant une Jenny tout aussi surprise que son ami.
OooOo


Une nouvelle fois, Jenny avait besoin d’espace. En début d’après-midi, elle avait laissé Peter à l’hôtel devant la dernière saison de How I Met Your Mother et était sortie se balader. Ce n’était pas qu’elle avait spécialement besoin de fuir son ami mais elle avait besoin de solitude. Pour réfléchir.

L’enquête était terminée, aussi bien celle, officieuse, de Peter que celle de la police. Ils avaient démasqué le meurtrier de tante Sally et oncle Ned. Derek Bishop avait avoué et avait été mis en examen pour le double meurtre des Quinn, le meurtre de Mark Simmons et la tentative de meurtre sur la personne de Barbara Simmons. Il dormait en ce moment même à la prison du comté d’Orange, en attendant que la date de son procès soit fixée ou que son avocat parvienne à un accord avec le procureur sur sa peine.

En tant que médecin légiste qui témoignait régulièrement lors de procès, Jenny savait que même dans une petite ville comme Charlestown, le processus judiciaire prendrait du temps, plusieurs mois dans le meilleur des cas.

Elle pouvait rentrer chez elle et tenter de se reconstruire. Aller de l’avant. Reprendre le travail, préparer ses vacances d’été. Avant les meurtres, elle projetait de passer quelques semaines à Cabo avec des amis et de travailler ensuite pour obtenir une promotion bien méritée. Mais maintenant … Tout cela lui semblait futile à présent.

Plus tôt dans la journée, elle avait appelé sa patronne à l’institut médico-légale de New York pour l’informer des résultats concluants de l’enquête. Mais confrontée à la question de son retour au travail, Jenny n’avait su que dire et avait fini par botter en touche, prétextant « quelques problèmes à régler » pour retarder encore son retour à New York.

Que lui était-il donc arrivé ?

Au fond d’elle-même, Jenny savait qu’elle n’avait pas de raisons objectives de rester à Charlestown. Le peu qu’elle devait à sa tante, c’était de l’enterrer et d’aider à résoudre son meurtre. C’était désormais choses faites. Alors pourquoi était encore là ?

Certes, il y avait sa fille mais Peter avait raison quand il affirmait qu’il aurait beaucoup de mal à la retrouver. Et si Jenny savait que l’enfant à laquelle elle avait donné naissance dix-sept ans plus tôt avait été adoptée par une famille des environs, elle n’avait en revanche aucun moyen de savoir s’ils étaient restés dans le coin toutes ces années. Et elle avait déjà fourni à Peter le peu d’informations qu’elle avait sur l’adoption. De ce côté-là non plus, elle ne pouvait pas faire grand-chose. Et pourtant…

La jeune femme avait marché dans les rues de Charlestown des heures durant, ne s’arrêtant que pour passer un coup de fil à Peter pour lui dire qu’elle rentrerait tard et que ce n’était pas la peine de l’attendre pour manger. Elle avait bien remarqué, en partant de l’hôtel puis au téléphone, que son attitude l’intriguait mais il n’avait fait aucun commentaire. Peut-être mettait-il son étrange comportement sur le compte du stress de ces derniers jours.

Revenue à l’hôtel, Jenny fit le tour du bâtiment érigé sur deux étages pour directement regagner la chambre sans savoir à passer par la réception. Elle passa devant la voiture rouge de Peter. Elle montait les escaliers quand elle entendit quelqu’un l’appeler. Malgré elle inquiète, elle demeura là où elle était, la main sur la rambarde, attendant que le nouvel arrivant ne sorte de la pénombre qui enveloppait les rues de Charlestown en cette fin de soirée. Elle retint un soupir de soulagement en reconnaissant l’homme.

- Bonsoir Jenny. Je suis Jack Kerrigan, vous vous souvenez de moi ?
- Oui, vous êtes l’avocat que ma tante avait contacté avant sa mort.

Ils s’étaient vus dans un café pour discuter de la possible action en justice de tante Sally contre son ancienne banque quelques semaines auparavant mais Jenny avait l’impression qu’il s’était passé plusieurs mois.

- Qu’est-ce qui vous amène à Charlestown ?
- Je voulais vous parler de votre tante.
- Si c’est par rapport à l’enquête sur sa mort, elle a été résolue et il s’avère que ça n’avait rien à voir avec sa banque finalement.

Kerrigan hocha la tête.

- J’en ai entendu parler, oui.
- Qui vous l’a dit ?

Son visage particulièrement séduisant se fendit d’un sourire.

- J’ai mes sources.
- Et je suppose que ce sont ces mêmes sources qui vous ont aidé à me retrouver. Parce que je ne me rappelle pas vous avoir donné l’adresse.
- Touché.
- Je ne sais pas si je dois être intriguée ou effrayée, monsieur Kerrigan.
- Jack. Et la première option.
- Très bien. Je suis donc intriguée, décréta-t-elle en souriant malgré elle. Et si on entrait ? La chambre n’est pas très grande mais on sera tout de même plus à l’aise que dehors.

Le charmant avocat lui enjamba le pas. S’il trouva étrange qu’il n’y ait qu’un seul lit dans la pièce, il ne le laissa pas paraître.

Peter était allongé au milieu du lit, la main encore sur la télécommande. Jenny fit signe à Jack de s’installer sur une chaise avant d’aller voir son ami. Résistant à la tentation de lui ébouriffer les cheveux - il détestait cela - elle le réveilla en douceur.

- Hein ? Qu’est-ce qui se passe ?
- Réveille-toi marmotte, on a de la visite.

Il se redressa avec précaution puis jeta un coup d’oeil curieux vers le coin où avait pris place l’avocat.

- Jack Kerrigan. On s’est déjà parlé au téléphone.
- Ah oui. Euh… Enchanté.
- De même. Après une petite pause, il ajouta : Vous devez vous demander ce que je fais à Charlestown ?

Jenny poussa légèrement son ami puis s’installa en tailleur contre un coussin.

- Je sais que finalement Linda Thompson n’était pas lié au meurtre de votre famille mais ça ne veut pas dire qu’elle est complètement innocente non plus.
- Jack, vous êtes juriste. Ce n’est pas à vous que j’apprendrais qu’en droit, il y a ceux qui sont coupable et ceux qui ne le sont pas. Le reste importe peu.
- Au civil, la limite à partir de laquelle on estime que la partie lésée mérite compensation est bien plus floue.
- Vous voulez toujours intenter un procès à Thompson ?
- Exact. Votre tante n’est pas la seule cliente qui a été laissée sur le carreau. Il y en a des centaines d’autres. Le seul ennui c’est que même si je suis persuadé que votre tante possédait une preuve accablante en la forme de ce mystérieux enregistrement, si je ne peux pas le présenter, le procès tombera à l’eau avant même d’avoir commencé.

Peter prit une profonde inspiration mais Jenny le devança.

- On pense que ma tante possédait un enregistrement de Thompson passant un appel à son courtier en bourse pour vendre toutes ses actions quelques heures à peine avant la faillite, déclara-t-elle.

Les yeux de Kerrigan s’arrondirent comme des toupies.

- Comment … ?
- Thompson a une résidence secondaire à Charlestown qu’elle utilise fréquemment. L’appel a été passé depuis le bar que possédait ma tante.
- Et l’enregistrement, vous l’avez ?

Peter secoua la tête.

- Il a pu être détruit pendant l’incendie.
- Je ne pense pas, dit Jenny. Réfléchis : tante Sally était persuadée qu’on s’était introduit dans son appartement et elle devait forcément savoir que c’était pour récupérer l’enregistrement.
- Donc le plus logique serait qu’elle l’ait caché ailleurs, conclut Kerrigan qui suivait admirablement la conversation même s’il découvrait à l’instant la moitié des informations. Mais où ?
- Elle louait un box à l’extérieur de la ville. Tu crois qu’on a pu manquer quelque chose quand on y est allé ? demanda-t-elle à Peter.
- Impossible, on a tout fouillé de fond en comble.
- Peut-être un coffre-fort dans sa nouvelle banque, hasarda Kerrigan. Je sais que ça paraît assez culotté de cacher un enregistrement qui pourrait détruire son ancienne banque au siège de sa nouvelle mais….

Mais Jenny ne l’écoutait plus. Elle venait de se souvenir de quelque chose.

Le dernier week-end. Tante Sally et oncle Ned étaient venus la voir à New York quelques temps avant leur mort. Si Jenny ne se souvenait pas avoir remarqué quoi que ce soit d’étrange dans leur comportement, elle se souvenait en revanche d’un autre élément suspicieux. Rétrospectivement, il était évident que Sally n’était pas venue pour visiter New York et elle n’était pas du genre à faire des visites de courtoisie. Prétextant un mauvais rhume, elle avait passé les deux jours cloîtrée dans l’appartement de sa nièce. Pourtant, Jenny ne se rappelait pas l’avoir entendu tousser une seule fois. Pas même un petit reniflement. Sally n’était pas malade, elle voulait juste se retrouver seule chez Jenny.
- Il est chez moi, dit-elle d’une voix blanche.

Peter et Jack se tournèrent vers elle d’un seul mouvement.

- Elle a passé un week-end chez moi à faire semblant d’être malade. Mais ce n’était pas parce qu’elle voulait m’éviter, comme je le croyais. Elle voulait simplement être seule pour pouvoir cacher l’enregistrement sans que je ne me doute de quoi que ce soit. Linda Thompson soupçonnerait d’abord qu’elle l’avait planqué chez elle à Charlestown puis dans son box - il ne devait pas être difficile de découvrir qu’elle en louait un - mais jamais elle n’aurait pensé qu’il était chez moi, à New York ! s’exclama-t-elle.

Peter paraissait quelque peu dubitatif.

- Jenny, ça me paraît un peu tiré par les cheveux.
- Je trouve que ça se tient au contraire, contra Kerrigan. De toute façon, c’est facile à vérifier. Il suffira de fouiller votre appartement.

Jenny sourit en douce. Finalement, il semblerait qu’elle allait bien retourner à New York.
Du sang et des larmes by SarahCollins
Author's Notes:
Bruce Springsteen - Point blank
23. Du sang et des larmes


L’amour est sublime et misérable, héroïque et stupide. Francesco Alberani

Johnny Wright n’avait pas de famille. Il n’avait personne.

C’était ce qu’il disait alors qu’il nettoyait tant bien que mal les plaies sur son ventre, assis sur le rebord de la salle de bain. Hank le frappait toujours là où les cicatrices se verraient le moins. Précaution inutile puisque personne ne s’intéressait assez à lui pour remarquer de toute façon. Plus maintenant en tout cas. Michelle, elle, aurait remarqué.

Le visage crispé par la douleur, il se leva et ouvrit le placard recouvert d’une glace fêlée - encore une crise de colère de Hank - situé juste au-dessus du lavabo. Une main sur son côté droit, il farfouilla quelques minutes avant de trouver les pansements qu’il appliqua aussitôt sur ses blessures en serrant les dents.

Il venait de remettre son débardeur quand on frappa à la porte entrebâillée de la salle de bain. Craignant que ce ne soit de nouveau Hank, il demeura là où il était, immobile et silencieux. La porte s’ouvrit pour laisser apparaître Cyrus Brooks.

- Cyrus, comment vous êtes entré ?
- J’ai sonné, ton beau-père m’a laissé entrer, expliqua-t-il simplement. Un mec … particulier, le vieux.

Johnny s’était rhabillé mais il sentait le regard de son chef s’attarder sur lui comme s’il perçait le coton blanc pour détailler ses plaies.

- Vous vouliez me parler de quelque chose ?
- Johnny, tu sais que je te considère comme un membre de la famille. Toi et tous les gars, vous êtes ma famille, insista-t-il, la voix grave.

Le jeune homme hocha la tête, la gorge soudainement nouée.

- Et entre membres de la famille, on s’entraide n’est-ce pas ?

Nouveau hochement. Brooks se rapprocha un peu. La salle de bain était exiguë et Johnny pouvait sentir les émanations de son eau de Cologne.

- Tu sais, Johnny, la plupart des gens diraient dire que c’est une question d’honneur. Que tu ne peux pas laisser Dawson et Fitzgerald parader dans notre ville, sur notre territoire. Que laisser ces deux assassins en liberté, ça rejaillit sur notre réputation à tous. Et ils n’auraient pas tort de dire ça. Mais la vérité c’est que ce n’est pas le pire.

Il s’interrompit un instant pour regarder par la fenêtre, le visage tendu et grave.

- Alors, quel est le problème d’après toi ? Le désir de vengeance ? demanda-t-il.

Il secoua la tête, son visage sombre toujours tourné vers la fenêtre.

- Non, le problème, le vrai problème, c’est la famille. Tu es de ma famille et Michelle l’était aussi. Et la famille, ça se défend. On a essayé de défendre notre famille de manière officielle avec les autorités mais ça n’a pas marché. Ou devrais-je dire, elles n’ont pas marché. Alors on doit se défendre avec ce qu’on a Johnny. Tu dois la défendre. Plus que tout au monde, avec tout ce que tu as dans le ventre, ton coeur, tes tripes. Tout.

« Je dois la défendre comme elle m’aurait défendu, moi. », se dit Johnny. Becs et ongles.

A ce moment-là seulement, il remarqua que comme lors de leur dernière rencontre sur le terrain de basket, Brooks avait une large enveloppe à la main. Il la lui tendit. C’était les mêmes photos que la dernière fois. Mais il y avait autre chose et il comprit ce que c’était bien avant que l’arme ne glisse hors de l’enveloppe.

Le métal froid du revolver contre sa paume, il leva les yeux vers Cyrus Brooks qui ne le quittait pas du regard.

- Tu sais ce qu’il te reste à faire, petit. Examine bien les photos avant de partir.

Et il s’en alla.

Johnny sortit de la salle de bain et se rendit dans sa chambre. Installé sur le lit, les idées claires et la tête froide, il examina attentivement les photos que Brooks venait de lui remettre. Sur l’une d’entre elles, David Fitzgerald et Gregory Dawson étaient attablés à la terrasse d’un café. L’American Dream. Parfait, il savait où c’était.

Méthodiquement, il remit les photos dans l’enveloppe, enfila ses chaussettes puis ses baskets. Il glissa l’arme dans sa poche arrière puis revêtit une chemise à manches courtes qui avaient l’avantage de cacher en partie le revolver.

Il ouvrit le tiroir sur sa table de chevet et en sortit une photo de Michelle et lui prise l’année précédente qu’il glissa aussi dans sa poche.

La première chose que pensa Johnny alors qu’il quittait sa chambre fut que Hank lui ferait regretter la venue du gangster « chez lui » - il avait beau ne pas payer le loyer, c’était comme ça qu’il appelait le miteux appartement des Wright. Comme de bien entendu et comme c’était souvent le cas avec les petits amis de sa mère, Hank était en probation et recevoir un criminel notoire chez lui était le meilleur moyen d’attirer l’attention de la police et de regagner la case prison.
 
Fort heureusement, lorsqu’il entra dans le salon, Hank n’était pas là. La télévision était encore allumée mais la pièce était déserte. A en juger par la canette de bière ouverte sur le rebord du canapé, il venait de partir. Se disant que c’était son jour de chance et qu’il ferait mieux de déguerpir avant son retour, Johnny s’en alla.

Il avait beau faire partie des BSD depuis des années, il ne manipulait pas souvent des armes et la sensation du revolver contre sa fesse et le haut de sa jambe était étrange. Fascinante mais rassurante. Étrangère et familière à la fois.

Il dévala les escaliers. Les gens qui venaient pour la première fois dans cet immeuble respiraient souvent par la bouche lorsqu’ils montaient ou descendaient les escaliers en raison de l’odeur putride qui s’en dégageait mais Johnny avait tellement l’habitude qu’il n’y prêtait même plus attention. Cela faisait trop longtemps qu’il vivait là pour se laisser distraire par ce genre de petits détails.

Il se rappelait qu’un jour, des inspecteurs de police avaient débarqué chez eux pour interroger sa mère à propos d’un crime commis plusieurs années auparavant. Ils avaient eu la chance de tomber sur un de ses rares « bons » jours et elle avait répondu à leurs questions sans faire d’histoire. En préambule, il lui avait demandé si elle vivait déjà dans l’immeuble à l’époque du crime et elle leur avait répondu : « Ouais, je vivais ici en 1987, en 97 et je serais probablement encore là en 2027 ». On ne partait jamais vraiment de South Side, disait certains de ses habitants. Pas sur ses deux pieds en tout cas.

OooOo

C’était étrange quand on y pensait. En tant que détective, Peter avait l’habitude de travailler seul, c’était ce qu’il faisait la majorité du temps. Il avait commencé dans l’agence de détective privés de son père mais dernièrement, il volait en solo. Il avait résolu des meurtres presque tout seul. En toute modestie. Pourtant, travailler sans Jenny lui semblait désormais tâche insurmontable.

Bien sûr, cela n’avait rien à voir avec Jack Kerrigan. Ou le fait que Jenny soit parti à New York avec ledit Kerrigan pour fouiller de fond en comble son appartement.

Dire qu’il était passablement agacé de ne pas avoir pensé plus tôt que l’enregistrement pouvait s’y trouver serait bien en-dessous de la réalité. Et pour ne rien arranger les choses, il avait fallu qu’il doute de Jenny ensuite.
Il ressentait un besoin impétueux de l’appeler sur-le-champ mais il n’avait rien d’urgent à lui dire, aussi abandonna-t-il cette idée. Le meilleur moyen de se racheter, aux yeux de Jenny comme aux siens, c’était d’honorer sa promesse et de retrouver sa fille.

Dans la famille « claire comme de l’eau de roche mais il m’a fallu deux jours comprendre », Peter avait aussi le message de l’avocate de Barbara Simmons. Il avait fini par comprendre ce que son « ce que vous cherchez se trouve au sous-sol voulait dire ». Une seule explication tenait la route.

L’avocate aux manières un peu brusques lui avait bien précisé que sa cliente avait reçu son message téléphonique. Celui où il lui demandait des renseignements sur une adoption datant de 1997. Donc, si on déroulait le fil, les informations concernant d’anciennes adoptions se trouvaient au sous-sol des bureaux de Save Children.

La mauvaise nouvelle c’était que la mansuétude de la vieille dame n’allait visiblement pas jusqu’à lui donner les clés du siège. Ce qui signifiait qu’il allait devoir s’y introduire par effraction. La bonne ? Sa côte avait cessé de lui faire mal et il ne boitait plus. Enfin plus trop.

Avec un soupir et bon nombre de grimaces, Peter descendit les escaliers qui menait au parking, à l’arrière du motel.

Il faisait nuit noire quand il ouvrit la portière de sa Corvette rouge et se glissa derrière le volant. Il avait attendu le plus tard possible pour ne pas prendre de risque inutile. Il doutait que la police fasse surveiller le bâtiment et il savait qu’il n’y aurait pas d’employés à pareille heure mais il devait se montrer prudent. Sa convalescence avait beau être en bonne voie, sa jambe le lançait encore et il se voyait mal fuir à toutes jambes si quelqu’un devait le surprendre.

Il était étrange de conduire dans les rues quasi désertes de Charlestown, enveloppées d’une épaisse couverture noire d’où ne perçaient que quelques faisceaux de lumière. Ici, une fenêtre au troisième étage d’un immeuble. Là, un fast-food sur le trottoir d’en face. Il avait l’impression d’être le roi de la ville, qu’elle lui appartenait. Il sentait l’adrénaline monter, pour la première fois depuis longtemps. Si tout se déroulait comme prévu, il n’allait pas faire quelque chose de particulièrement dangereux mais au moins, il allait faire quelque chose.

Une demi-heure plus tard, le détective avait réussi à s’introduire sans encombre dans les bureaux de l’association. Une fois à l’intérieur, il ne s’attarda pas à l’accueil et se rendit directement dans le bureau de Barbara Simmons. C’était elle qui lui avait fait transmettre ce message des plus énigmatique aussi supposait-il que c’était de ce côté-là que se trouvait la clé du mystère.

Il referma la porte derrière lui. Comme l’accueil et la salle de conférences où Jenny et lui avaient été reçus, des photos d’enfants en compagnie de leurs parents adoptifs ou des Simmons eux-mêmes habillaient les murs. Un large bureau en bois de chaîne trônait au centre de la pièce, une photo de Barbara et Mark sur le coin gauche. Pas la moindre de Daniel Ariyoshi.

Il observa les photos qui ornaient les murs à la recherche d’un visage connu ou d’un bébé non-caucasien mais il fit chou gras. Ce n’était pas grave. De toute façon, Mme Simmons - enfin, son avocate - avait bien précisé le sous-sol.
Peter s’agenouilla. Ou plutôt tenta-t-il de le faire. Sa jambe qui avait plutôt bien tenu le coup jusqu’à présent cria grâce. Il pouvait presque entendre grincer sa rotule. Un léger rictus aux lèvres, il se redressa en s’appuyant sur le rebord du bureau.

Le bureau. Il venait d’avoir une idée. Il se décala de quelques pas, prit une profonde inspiration et poussa de toutes ses forces le lourd meuble vers la droite. Il lui fallut de longues minutes pour l’écarter complètement mais il y parvint. Il souleva le tapis avec son pied et sourit. Bingo !

Juste là où s’était trouvé le bureau, il y avait ce qui ressemblait à l’entrée d’une trappe. Il soupira. Cette fois, il allait devoir se baisser pour l’ouvrir. Il souleva la porte qui aux yeux d’un observateur non-averti se fondait parfaitement avec le plancher. Il descendit une dizaine de marches, uniquement éclairé par la lumière de son téléphone portable qui lui servait de lampe torche.

Il venait d’entrer dans une salle des archives, comprit-il. Les murs étaient recouverts d’étagères qui croulaient sous les cartons. En s’approchant, Peter vit que chacun était marqué au feutre noir avec une date. Il fit courir ses doigts le long de l’étagère jusqu’à trouver l’année qu’il cherchait. 1997.

Sept cartons. Il pensa les embarquer avec lui pour les examiner à tête reposée dans un environnement davantage propice à la recherche mais renonça à l’idée. Il lui faudrait effectuer plusieurs voyages entre le bureau et sa voiture et ainsi accroître le risque d’être surpris. Sans parler de s’introduire une nouvelle au siège de SC pour remettre les dossiers à leur place.

Non, autant les examiner ici et maintenant, se dit Peter.

Il s’assit à même le sol, froid et recouvert d’une fine couche de poussière, et attrapa le premier carton. Il commença à lire.

Il tentait de rester concentré mais ce n’était pas tâche aisée. Toutefois, à chaque fois qu’il sentait ses yeux se fermer, son attention diminuer et qu’il se disait qu’il valait mieux revenir une autre fois, il pensait à Jenny. Et à la promesse qui lui avait faite. Si une nuit banche était le prix à payer pour retrouver sa fille, il signait des deux mains.

Avec une énergie retrouvée, il reprit sa lecture.

Il était arrivé au cinquième carton quand il se rappela sa conversation avec l’inspecteur Ackles à l’hôpital. Il s’était demandé comment le faux Andre Gold, alias Derek Bishop, avait découvert les circonstances de la mort de sa mère biologique. La réponse se trouvait sans doute dans cette pièce. En tant qu’employé modèle et assistant personnel de Barbara Simmons, il n’avait sans doute pas été difficile de s’introduire en douce ici.

Une autre question taraudait le détective. Pourquoi diable la vieille dame avait-elle conservé tous ces dossiers - Peter en était certain - à l’issu de son mari ? Était-ce parce que, à l’instar de son ancienne employée Sally Quinn, elle cherchait à vérifier que les enfants adoptés se portaient bien ? Ou peut-être pour se remémorer tout le « bien » qu’avait accompli Save Children ?

Il était si absorbé par sa réflexion qu’il faillit la manquer. La photo d’une petite fille née en mars 1997. Une petite fille métisse. Peau mate et déjà une petite touffe de cheveux sombres et crépus sur la tête. Mère biologique : blanche. Père biologique : afro-américain. Adoptée quelques jours après sa naissance par un couple mixte qui vivait à Charlestown.

Le coeur battant la chamade, il sortit la photo que Jenny lui avait confié avant de partir pour New York avec Kerrigan. Il s’agissait de celle prise à la maternité juste après l’accouchement, la seule qu’elle possédait de sa fille. Il posa les deux photos au sol et utilisa son portable pour les éclairer au maximum. Il retint son souffle. Il n’en aurait pas mis sa main à couper mais il pensait qu’il s’agissait du même nourrisson. Et les dates concordaient au jour près.

Il parcourut le dossier, notant dans un coin de sa tête les professions des parents adoptants. Il remarqua que l’espace réservé à la somme payée par la famille avait été laissée vide. Était-ce une simple erreur ? Ou cette absence prouvait-il que cette adoption avait été réalisée en dehors du circuit habituel de SC, peut-être comme faveur accordée à une ancienne employée dévouée ?

Il continua de lire le dossier. A la fin de la fiche parents, il y avait une adresse.

Peter savait que le plus raisonable eut été d’attendre le lendemain pour mener ses recherches, vérifier si la famille vivait toujours dans le coin puis leur rendre visite mais il ne pouvait pas attendre. Pas si proche du but.
Au pire, il se rendrait chez eux au milieu de la nuit pour découvrir qu’ils avaient déménagé. Dans ce cas, oui, il rentrerait à l’hôtel et remettrait à plus tard. Mais pas avant.

Il rangea le reste des dossiers de l’année 1997 et remonta vers le bureau.

S’il se sentait éreinté encore quelques minutes auparavant, toute trace de fatigue avait désormais disparu, remplacée par l’excitation familière qui accompagnait toujours une découverte majeure dans une enquête.

Il reprit la route, les mains collées au volant mais ses petites cellules grises tournaient à plein régime pour trouver la meilleure approche. Il décida finalement que la franchise serait sa meilleure alliée.

Bientôt, il était arrivé à l’adresse indiquée. Il prit une longue inspiration pour se forcer à se calmer et descendit de voiture.

Il traversa le petit jardin devant la maison de taille modeste et toqua. On avait dû l’entendre arriver car un homme noir, chauve mais à la barbe poivre et sel, lui ouvrit aussitôt.

En chemin, Peter avait répété son petit laïus. Il sortit sa carte de l’agence de détective et expliqua qu’il recherchait une petite fille adoptée via Save Children en mars 1997. Il s’excusait de venir aussi tard mais sa cliente, la mère biologique, avait insisté pour qu’il obtienne des résultats dans les plus brefs délais. Vous comprenez, avec toutes les rumeurs qui courraient sur SC, insista Peter. Cela fonctionna.

Une fois assis dans le petit salon et après avoir refusé une tasse de café, il sortit la photo de Jenny à la maternité, le bébé entre ses bras, et la tendit au couple. L’homme hocha la tête sans rien dire.

- C’est elle, confirma son épouse, une femme mince aux yeux clairs et à la chevelure striée de fils d’argent. C’est notre petite fille.

Peter sentit sa gorge se nouer. Il avait réussi, il l’avait retrouvée. Quand il allait dire ça à Jenny !

- Alors, l’adoption n’était pas … légale ? voulut savoir le père.

Peter comprit où il voulait en venir à demi-mots.

- Il n’y aura pas de répercussion juridique. Personne ne viendra vous retirer votre fille. Ma cliente cherche juste à savoir quel genre de famille a adopté leur enfant pour s’assurer qu’elle va bien, précisa-t-il. Elle a peur qu’elle ait été maltraitée, après avoir entendu ce qui se tramait à Save Children.

Nelson Duncan se tourna vers sa femme, l’air incertain. Elle ne le regardait pas, les yeux rivés sur un portrait au-dessus de la télévision. Une adolescente à la peau mate, chevelure sombre et épaisse et un sourire éclatant.

- Au fond de nous, je crois qu’on a toujours su qu’il y avait quelque chose d’étrange, finit par déclarer M. Duncan.
- Par rapport à l’adoption ?
- Oui, ça ne semblait pas aux normes. Deliah et moi essayions d’avoir un bébé depuis presque dix ans, dit-il d’un ton presque suppliant. On a tout tenté - acupuncture, plusieurs fécondations in vitro, … mais rien ne marchait. Alors on a pensé à l’adoption. Save Children était l’agence la plus renommée de la région donc nous nous sommes adressés à eux.

Peter regarda à nouveau la photographie, un vague sentiment de déjà vu le gagnant.

Pendant que Duncan parlait, il effectua un calcul rapide. La fille de Jenny avait vu le jour en mars 1997 aussi le couple avait-il dû s’adresser à SC quelques mois avant. Des années, cependant après la mort de Uliana et le départ de Sally. Barbara Simmons prétendait qu’à cette époque, les adoptions étaient aux normes, qu’ils avaient cessé de trafiquer les actes de naissance pour faire passer les mères adoptives pour les mères biologiques des bébés. Elle soutenait aussi qu’ils réalisaient de sérieux contrôles quant au passé des couples candidats à l’adoption.

Mais Sean Vogel était à peine plus âgée que la fille de Jenny et à l’évidence, aucun contrôle de la sorte n’avait été effectué sur ses parents. Pas avant qu’il ne soit trop tard en tout cas.

Peter voulait croire que les Duncan étaient des gens biens, qu’il n’avait pas essayé de contourner la loi et surtout, qu’ils n’étaient pas de mauvais parents. Il voulait y croire de tout son coeur. Mais il avait besoin de plus.

- Comment avez-vous compris que quelque chose clochait ? demanda-t-il.

Cette fois encore, ce fut Nelson Duncan qui répondit.

- Pour être honnête, je crois qu’on le savait dès qu’on nous a mis Michelle dans les bras. Voyez-vous, nous étions ressortis enthousiastes de notre premier rendez-vous avec Mark et Barbara Simmons et tout semblait parfait jusqu’à ce qu’ils nous parlent de leurs prix.
- Trop élevés ? devina Peter.
- Beaucoup trop. On avait beau vouloir un enfant de tout notre coeur, on ne pouvait pas se le permettre. Pas avec des salaires de prof et de chauffeur de bus.

Il soupira. Le détective sentit un malaise se répandre dans le salon alors que M. Duncan regardait une nouvelle fois son épouse. A nouveau, elle ne lui prêta pas la moindre attention. Peter se dit que cette tension diffuse était liée à l’évocation de leurs revenus modestes et peut-être à la honte que Duncan devait tirer de ne pas avoir pu offrir à son épouse ce qu’ils désiraient avec tant d’ardeur. Mais il avait l’impression qu’autre chose, plus sinistre, couvait sous la surface.

- Bref. Tout ça pour dire qu’on n’avait pas les moyens de s’offrir leurs services alors on a laissé tomber. Je pensais que c’était fini pour ce qui était de l’adoption. Ç’a été une période très dure pour Del et moi. Je voulais qu’on passe à autre chose, qu’on essaie de se construire une belle vie, même sans enfant mais Del refusait d’abandonner. Et puis, on a reçu un appel de Mme Simmons. Je me souviens avoir décroché juste avant de partir au boulot. J’ai failli laissé sonner parce que j’étais déjà un peu en retard, se rappela-t-il.
- Que vous a-t-elle dit ? le pressa Peter qui, sans s’en rendre compte, s’était penché au bord de son fauteuil.
- Qu’elle avait un bébé à nous proposer. Une petite fille métisse d’à peine quelques jours. Elle m’a dit que si nous étions toujours intéressés, nous pouvions signer les papiers sur le champ.
- Et pour l’argent ?

Duncan évita son regard.

- Elle a dit que ce ne serait pas un problème, qu’ils étaient prêts à baisser le prix de manière significative pour qu’on puisse adopter la petite rapidement. J’avais dit oui avant même d’avoir eu le temps de réfléchir.

Il prit une profonde inspiration et Peter remarqua que ses yeux sombres étaient embués de larmes.

- Deliah dormait dans notre chambre. Je suis montée la voir, je l’ai réveillé et je lui ai dit : nous avons un bébé. Nous sommes allés au siège de SC. Il était tard, il n’y avait personne à part madame Simmons. Elle nous attendait dans son bureau, le bébé dans ses bras. Elle nous l’a confiée sans un mot. Je sais de quoi ça a l’air, poursuivit-il après un long moment de silence. On aurait dû savoir que c’était étrange mais quand on veut vraiment croire en quelque chose ... Comprenez-moi, monsieur Westerfield, je n’essaie de justifier ce que j’ai fait. Mais je veux que vous sachiez que nous ne sommes pas de mauvais bougres. Nous n’avons jamais maltraité Michelle. Et tout ce qu’on avait, on le lui a donné.

Cette fois, il pleurait pour de bon. Le coeur de Peter s’accéléra légèrement. Quelque chose le taraudait mais avant qu’il n’ait pu s’appesantir dessus, Duncan avait repris la parole.

- Mais bien sûr, je comprends que pour votre cliente, notre parole ne soit pas suffisante.
- Je crois qu’elle aimerait juste parler à sa …, enfin à votre fille elle-même. Peut-être pourrions-nous convenir d’un rendez-vous.
- Ce ne sera pas possible, murmura Duncan.
- Il s’agit juste d’une seule rencontre. Elle ne tient pas à s’immiscer dans votre vie ou quoi que ce soit de la sorte, je vous assure.
- Je vous crois mais …
- Michelle est morte.

C’était Deliah Duncan. Elle n’avait pas détourné le regard du portrait de sa fille qui lui renvoyait un sourire étincelant.

- Elle … Il y a un mois et demi. Elle nous a dit qu’elle allait passer la soirée chez sa meilleure amie mais en fait, elle allait chez son tuteur et elle ne nous est jamais revenu.

Peter ferma les yeux. Duncan, Michelle Duncan. Voilà d’où venait cet étrange sentiment de déjà-vu. Michelle était la jeune fille dont la mort avait provoqué les émeutes du mois dernier et l’incendie du Quinn’s.

OooOo

Il faisait trop chaud, pensa Johnny. Sa chemise collait à son dos, des gouttes de sueur coulaient le long de son visage pour venir s’écraser contre le col du vêtement. Le bandeau rouge qu’il arborait toujours, signe de son appartenance au BSD, collait à son front.

Il envisagea d’abaisser la fenêtre de la voiture mais il ne voulait pas attirer l’attention sur lui. Surtout pas.
Il montait la garde devant le bar l’American Dream, garé sur le trottoir d’en face et planqué dans une voiture passe-partout et il devait rester discret.

Il surveillait David Fitzgerald et Gregory Dawson, occupés à faire la fête dans leur établissement favori. Les deux étudiants étaient attablés en terrasse avec un groupe d’amis et profitaient, à quelques kilomètres seulement du pont par-dessus lequel ils avaient jeté le corps de Michelle, de la nuit tombante. Comme si de rien n’était.

Johnny avait beau observé Dawson avec plus d’attention, puisque c’était lui qui prétendait sortir avec la jeune fille, il ne put s’empêcher de remarquer l’attitude de son ami et complice. Assis en terrasse, Fitzgerald paraissait bien moins à son aise. Il riait aux blagues de l’autre mais avec un petit temps de retard, le sourire plus hésitant, plus timide. Les teintes ambrées du soleil couchant jetaient des fils d’or sur la chevelure claire de son ami.

Sans les quitter des yeux un seul instant, l’adolescent se débarrassa de sa chemise et sans même regarder, la jeta à l’arrière de la voiture.

Presque au même moment, Fitzgerald et Dawson se levèrent. Le blond lança quelques billets sur la table. Ils prirent congé de leurs amis avant de s’éloigner de leur côté. Ils montèrent en voiture, un coupé rouge tape à l’oeil. Dawson conduisait.

Parfait. C’était ce que Johnny avait espéré. Ils étaient seuls à présent.

Il leur laissa un peu d’avance avant de leur emboîter le pas et de les filer. L’arme fournie par Cyrus Brooks était posée à côté du tableau de bord.

Il les suivit à distance raisonnable pendant une dizaine de minutes. Pour rentrer chez les Fitzgerald, qui possédaient la propriété privée la plus large de la ville, ils devaient emprunter Broadway Street puis rejoindre le pont avant de le quitter et de s’enfoncer dans les rues sinueuses et bordées de haies de Silver Lake. Mais Johnny n’avait pas l’intention de les laisser aller jusque-là. Ils ne quitteraient pas le pont.

Cependant, les deux étudiants ne semblaient pas retourner chez les Fitzgerald. Ils auraient déjà dû bifurquer depuis plusieurs minutes mais au lieu de cela, ils continuaient droit devant, là où le pont quittait la terre ferme et enjambait le fleuve Hudson. Là même où ils avaient balancé Michelle comme un vieux détritus.

Soudain, Johnny appuya sur la pédale et accéléra violemment. L’avant de sa voiture heurta l’arrière du coupé sport à pleine vitesse. Sans prêter attention à son rythme cardiaque croissant, il emboutit une nouvelle fois le véhicule flambant neuf. La voiture des deux étudiants fut forcée de ralentir puis s’arrêta. Johnny sourit et se gara à son tour. Il glissa le revolver dans sa poche et sortit, indifférent aux coups de klaxon qui s’élevaient déjà derrière lui.

Il pensait qu’il serait paralysé par le stress, l'angoisse, la peur d’être pris ou de ne pas l’être. D’échouer ou de réussir. Mais, non, il ne l’était pas. Il n’avait pas peur. Il ne ressentait pas. Il voyait juste le visage de Michelle.

Au moment où il sortit l’arme de sa poche, il comprit qu’il avait toujours voulu faire cela, bien avant que Brooks ne le lui suggère.

- Mec, putain, c’est la voiture de mon père ! s’écria David Fitzgerald en se passant la main dans les cheveux. Mais qu’est-ce que t‘as foutu ?

Dawson dut lui comprendre qu’il se tramait quelque chose car il s’enfuit à toutes jambes. Son meilleur ami n’eut pas cette chance. Johnny tira sur Fitzgerald. Une, deux, trois fois. Sa bouche forma un o de stupeur avant de se figer. La poitrine criblée de balles, il tituba en arrière puis tomba par-dessus la barrière et dans l’Hudson.
Envahi d’une sérénité nouvelle, Johnny redescendit tranquillement la route. Des gens criaient, hurlaient. Il s’en fichait. Il continuait de marcher, le regard fixé sur le dos de Gregory Dawson qui courrait.

Il le rattrapa. Piégé, l’assassin de Michelle tenta de plaidoyer.

- Non, attends, je t’en …

Trop tard. Johnny leva son arme et tira. Une seule balle suffit. Il contempla le corps de l’étudiant. Il était tombé au sol, les yeux encore ouvert, un filet de sang au coin de la bouche. Johnny ne bougea pas d’un pouce, l’arme chaude contre sa paume. C’est ainsi que la police le trouva.
Un être part, un autre arrive by SarahCollins
Author's Notes:
Jimmy Cliff - Many rivers to cross
24. Un être part, un autre arrive


Les amants se perdent en s’aimant. Jean-Jacques Goldman.

- Est-ce qu’il y a quelque chose que je peux dire ou faire pour que tu changes d’avis ? demanda Peter.

Jenny secoua la tête. Elle paraissait sûre d’elle mais vulnérable et il se dit que malgré son apparente détermination, il restait de l’espoir.

- Non, ma décision est prise. Je vais rester à Charlestown.

Peter secoua la tête, partagé entre la peine et l’incompréhension. Il le dit à son amie.

- Je sais que c’est difficile à comprendre, reconnut-elle avec un sourire triste et contrit. Je ne suis même pas sûre de le comprendre moi-même. Mais rester ici, à Charlestown, c’est quelque chose que j’ai besoin de faire.

- Est-ce que c’est à cause de ta fille ?

Il ne lui avait toujours pas dit. Plusieurs jours avaient passé depuis cette nuit fatidique où il s’était introduit au siège de SC avant de rencontrer les Duncan. Plusieurs jours qu’il avait retrouvé sa fille et découvert qu’elle était morte. Il savait qu’il n’avait pas d’excuse, rien ne justifiait de lui dissimuler une telle information. Mais il ne pouvait s’y résoudre. Comment lui dire que la fille qu’elle avait faite adopter via une agence douteuse avait par miracle atterri dans une famille aimante et été parfaitement traitée pendant dix-sept longues années avant d’être tuée à peine quelques semaines avant son retour à Charlestown ? Et c’était sans parler des circonstances encore troubles de la mort de Michelle Duncan.

- Non, ce n’est pas à cause de ça. Pas entièrement en tout cas, finit-elle par nuancer après un regard dubitatif de son meilleur ami.

Peter et Jenny étaient allés dans un restaurant du centre-ville la veille. Sur le moment, il avait cru que c’était pour célébrer leur dernier jour à Charlestown mais la jeune femme lui avait alors annoncé sa décision de rester.
Rétrospectivement, il devait reconnaître qu’il s’y attendait depuis son retour de New York. Le comportement de Jenny cette semaine n’était pas celui de quelqu’un qui s’apprêtait à quitter la ville pour de bon, il l’avait bien vu.

La veille au soir, il n’avait rien dit et s’était contenté de hocher la tête. Ils avaient achevé leur dîner et étaient retournés à l’hôtel où ils avaient regardé un classique des années 70 avec Audrey Hepburn. Mais maintenant que le moment fatidique était arrivé, maintenant qu’ils se tenaient à l’extérieur du motel, à côté de sa vieille Corvette rouge prête à démarrer pour le ramener à New York sans Jenny, maintenant, oui, la réalité de la séparation le frappait en plein coeur. On y était.

Elle s’assit sur les marches, le regard dans le vide.

- Je pensais que résoudre les meurtres m’aiderait à me sentir mieux, à définitivement tourner la page mais ce n’est pas le cas. Et je me dis que passer quelques mois de plus ici pourrait m’y aider.

Il décida d’adopter une approche plus terre-à-terre.

- Mais qu’est-ce que tu vas faire à Charlestown ?
- Je voudrais faire reconstruire le Quinn’s. Attendre que tout ait été remis en ordre et que le bar ait rouvert.
- Avec quel argent ? demanda Peter d’un ton plus brusque qu’il ne l’aurait voulu.
- L’assurance-vie. Je vais sans doute devoir me serrer la ceinture mais ça devrait aller. Ensuite, une fois le bar remis en état, je vendrai et reviendrai à New York.

Peter la regarda sans mot dire. A l’évidence, elle y avait mûrement réfléchi. Il chercha des arguments pour la contrer, pas encore décidé à lâcher prise et à rentrer sans elle.

- Et ton boulot ?
- Je vais demander une mutation au bureau médico-légale du comté d’Orange
- Est-ce que je suis censé d’attendre ? demanda-t-il, sans détour.

Elle releva la tête.

- On n’a pas parlé de ce qui s’est passé entre nous. Le soir de ton anniversaire ou après mon retour de Richmond, lui dit-il. Qu’est-ce que ça signifiait ? Est-ce que ça signifiait quelque chose pour toi ou c’était juste pour passer le temps ? Parce que figure-toi que j’ai parlé à Jack Kerrigan hier.

Les yeux de la jeune femme s’agrandirent et Peter crut y lire une certaine culpabilité. Mais ce n’était peut-être que le fruit de son imagination et de sa peine.

La semaine précédente, l’avocat new-yorkais et Jenny avaient retrouvé l’enregistrement de Linda Thompson et son courtier. Sa tante l’avait caché dans son appartement comme elle l’avait deviné.

Armé de l’enregistrement compromettant et du témoignage de l’incendiaire du bar qui liait le garde du corps de Thompson au sinistre, Kerrigan avait bon espoir de faire aboutir un recours collectif contre l'ex-banquière. Un peu tard pour Sally Quinn mais Peter savait que ce récent développement apportait un certain réconfort à Jenny.

- Il m’a dit qu’il avait démissionné et cherchait un nouveau cabinet pour monter la procédure contre Linda Thompson, continua Peter. Il a déjà reçu plusieurs offres de cabinet d’avocats prestigieux, dont celui fondé par l’actuel ministre de la justice. Quoi qu'il en soit, il devrait passer beaucoup de temps à Charlestown dans les mois à venir.
- Peter, où est-ce que tu veux en venir ?
- Il s’est passé quelque chose entre vous ?

Immédiatement, il regretta ses paroles. Les yeux de Jenny lancèrent des éclairs.

- Quand est-ce que j’aurais eu le temps ? Quand je suis retournée pour la première fois dans mon appart’ en me demandant environ un milliard de fois pourquoi tante Sally ne m’avait rien dit de ses problèmes avec son ancienne banque ou avec Save Children ? Ou bien est-ce que tu crois que je me faufilais la nuit hors de l’hôtel pour aller le retrouver quand j'étais ici ?

Elle secoua la tête et croisa les bras, paraissant cette fois plus attristée qu’en colère.

- Il m’a juste invité à aller boire un verre pour discuter de l’affaire. Je lui ai répondu que j’étais d’accord mais que pour l’instant, je n’étais pas vraiment prête pour une relation sérieuse. L’ennui, c’est que toi, tu l’es Peter. Entre nous deux, ça ne pourra jamais être autre chose que « sérieux ».
- Donc, je répète : suis-je censé t’attendre ? Ou est-ce que tu veux que je rentre à New York et que j’oublie ce qui s’est passé entre nous ?
- Je veux …

Elle hésita alors qu’il faisait un pas vers elle.

- Ce ne serait pas très juste de te demander ça. Je ne serais peut-être jamais prête à te donner ce que tu veux.
Et lui ne serait peut-être jamais prêt à lui révéler la tragique disparition de sa fille biologique. C’était sa dernière chance de le lui dire avant de partir. Mais au moment où il ouvrait la bouche, elle se jeta dans ses bras et le serra fort contre elle. Il respira les effluves de son parfum une dernière fois.

Non, il ne pouvait pas, songea-t-il alors qu’elle s’éloignait. Il déposa un baiser sur son front avant de grimper en voiture. Il attacha sa ceinture et démarra rapidement pour ne pas changer d’avis et faire quelque chose de stupide. La dernière image qu’il vit dans son rétroviseur alors qu’il s’engageait dans la rue fut celle de Jenny, débout dans sa robe printanière, au pied de l’hôtel dans lequel ils avaient passé plus d’un mois ensemble.

Ce n’était pas un adieu, se répéta Peter comme un mantra, juste un au revoir. Il se battrait pour Jenny, pour qu’ils aient un avenir ensemble. Et puis, après, il se demanda pourquoi il ne le lui avait pas dit ça à elle.

OooOo


- Est-ce qu’il y a quelque chose que je peux dire ou faire pour que vous changiez d’avis ? demanda l’inspecteur Ronnie Becker.

Matt Howard rangea une photo de sa fille dans un carton avant de traverser le bureau. Il décrocha son diplôme de la faculté de droit de Fordham et le plaça également dans le carton.

- Non, ma décision est prise. Je vais quitter Charlestown.

Becker vint le rejoindre et posa sa main sur son épaule, le forçant à se tourner vers lui.

- Matt, c’est ridicule. Ce qui s’est passé la semaine dernière est tragique mais ce n’est pas de votre faute.

Tragique… Quel doux euphémisme.

Mais quel mot pouvait qualifier de manière adéquate ce que Johnny Wright avait fait ? Dans ce que les médias avaient qualifié de coup de folie d’un adolescent instable au passé violent, il avait suivi Gregory Dawson et David Fitzgerald alors qu’ils sortaient d’un bar branché, les avait forcés à s’arrêter sur le pont avant de leur tirer dessus. Fitzgerald était mort sur le coup, Dawson était à l’hôpital dans un état critique. Certains journalistes affirmaient qu’il était paralysé. D’autres avaient noté que la fusillade aurait pu tourner au carnage, en plein milieu de l’autoroute et qu’il était miraculeux qu’un seul mort et un blessé grave ne soient à déplorer pour le moment mais Matt avait du mal à voir les choses ainsi. C’était déjà beaucoup trop et surtout, c’était de sa faute.

Pour cette raison, il avait présenté sa démission le lendemain de la fusillade sur le pont, décision qu’avait fini par accepté le procureur Clemmons après des discussions houleuses et de vagues allusions au devenir de sa carrière. Mais rien de tout cela n’avait d’importance maintenant.

Il allait s’installer à New York, rejoindre sa belle-mère comme il aurait dû le faire après la mort de Terry. Sa fille Kayla aurait toutes les vacances d’été pour s’habituer à la ville avant de commencer l’école.

Mais une chose était sûr : il n’y avait rien qui le retenait à Charlestown. Il ignorait même les raisons pour lesquelles il s’était tant accroché à cette ville. Ce n’était même pas sa ville. Un hypothétique poste de procureur du comté d’Orange ne valait pas tous ces drames, toute cette haine ou tout ce sang versé. Les émeutes, les fusillades, c’en était trop pour lui.

- Si ce n’est pas de ma faute, alors qui est responsable ? demanda -t-il d’une voix emplie de lassitude.
- Fitzgerald et Dawson. Parce qu’on sait tous les deux qu’ils ont tué la jeune Michelle Duncan.
- Ronnie, protesta faiblement Matt. Ils viennent d’être attaqués …
- Et alors ? Ce que Johnny Wright leur a fait ne les exonère pas de ce qu’eux ont fait à Michelle. Je ne cherche pas à justifier son acte mais n’oublions pas comment toute cette histoire a commencé. Les médias peuvent bien essayer de les transformer en héros incompris, ça ne change rien à ce qu'il s’est passé avant.
- Cela ne change rien au fait qu’on aurait dû les inculper avant surtout, répliqua sèchement Matt. Vous le savez aussi bien que moi.
- Encore une fois, ce n’est pas de votre faute. C’est Martin Clemmons le procureur et c’est lui qui a choisi de ne pas les mettre en examen.
- Pour ne pas perdre le soutien financier de Fitzgerald senior et ses riches amis, maugréa Matt encore écoeuré par le cynisme de Clemmons, qui avait fini par devenir le sien. Sauf que j’aurais pu m’y opposer et je n’ai rien dit.

Becker secoua la tête.

- Ce n’est pas vrai. Vous lui avez dit que vous pensiez avoir assez de preuves pour aller au procès, il a juste refusé de vous écouter. Et quand bien même vous n’auriez rien dit ? Vous pensez vraiment que ça aurait changé quelque chose en fin de compte ?

Matt lui lança un regard incrédule.

- Pas vous ?
- Non. Vous l’avez dit vous-même : Clemmons a besoin du père de David Fitzgerald pour être élu maire. Il y aurait pu avoir une vidéo des deux autres en train de tuer Michelle qu’il ne les aurait pas mis en examen pour autant. C’est de la politique, mon vieux, c’est tout.

C’était ce que s’était dit Matt lorsqu’il avait accepté de soutenir la décision de Clemmons de ne pas poursuivre. Qu’il fallait faire des compromis et à quoi bon renoncer à son soutien pour une affaire sur laquelle il ne reviendrait de toute façon pas ? Il se revoyait encore à cette conférence de presse où ils avaient annoncé qu’ils ne mettraient pas en examen les deux étudiants. Clemmons avait exigé sa présence, pour apaiser la communauté noire de Charlestown. Rétrospectivement, Matt avait envie de vomir.

Mais ce n’était pas le pire.

- Le jour de la marche en mémoire de Michelle, avant que les émeutes ne commencent, Johnny Wright est venu me voir au bureau, raconta-t-il. Il voulait des explications. J’ai essayé de lui servir le même charabia qu’on avait réservé à la presse et aux parents de Michelle à propos du manque de preuves mais ça n’a pas marché. Et … je me suis rendu compte que je ne voulais pas lui mentir.
- Que lui avez-vous dit ?
- La vérité. Qu’à mon avis, Dawson et Fitzgerald étaient coupables et qu’ils s’en étaient tirés grâce à l’argent et l’influence de leur famille.

Matt vit la résolution de Becker vaciller. Il savait qu’il avait violé une règle tacite du métier en livrant son opinion sur une affaire à un proche de la victime, sans même consulter son supérieur au préalable. Mais il se remit rapidement.

- Matt, vous ne pouvez pas sérieusement penser que c’est à cause de cette discussion que Wright …
- Et pourquoi pas ? Est-ce que c'est si insensé de croire que cela a motivé, au moins en partie, son geste ?
- Pour commencer, si cela avait vraiment un lien avec votre discussion, il n’aurait pas attendu plus d’un mois avant d’agir.

Il soupira.

- Matt, Johnny a eu une vie difficile, entre sa mère accro et des petits copains plus violents les uns que les autres. C’est à faire pleurer n’importe quelle assistante sociale. Il aurait fini par exploser.
- Peut-être que vous avez raison mais c’est moi qui ait allumé la mèche. Ce qui s’est passé est dramatique mais contrairement à ce qu’affirment les médias, cela n’avait rien d’insensé ou d’imprévisible. C’était prévisible et quelqu’un doit en prendre la responsabilité.

Becker soupira.

- ça me tue que ce soit vous qui partiez alors que Clemmons sera sans doute maire de cette putain de ville dans cinq mois !
- C’est justement parce que je ne veux pas devenir comme lui que je pars. Terry ne me l’aurait pas pardonné. Elle n’aurait pas reconnu le Matt qui a accepté de mettre ses principes et la justice de côté pour de la politique et une possible promotion.
Becker ne sut que répondre. Matt ne parlait jamais de sa défunte épouse.

Son carton plein sous le bras, l’ancien adjoint du procureur serra la main de l’inspecteur de police avant de quitter le bureau, sans un regard en arrière.

- Prenez soin de vous, Matt, lui lança-t-il alors qu’il s’éloignait.

Matt posa le carton sur le siège arrière et monta en voiture, prêt à quitter Charlestown pour de bon. Mais avant il lui restait un dernier arrêt. Il démarra et se rendit au cimetière de la ville, sur la tombe de Michelle Duncan.

FIN.
End Notes:
Et voilà, c'est la fin. N'hésitez pas à me laisser une review pour me dire ce que vous avez pensé de ma fic. Merci de m'avoir suivi jusqu'ici !
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