Summary: Prénom : Diana.
Nom de famille : Dwayne.
Profession : Danseuse.
C'était ce qu'elle espérait pouvoir un jour écrire sur la paperasse. Pour l'instant, elle devait se contenter du magnifique titre d'élève à l'Institut de Londres. Indirectement élève au Royal Ballet, la seule différence était qu'elle était soumise au pire tyran que la terre ait jamais porté.
A dix-sept ans, toutes les filles sortent et font des rencontres. Elle dansait, dansait, dansait encore, dans le simple espoir de pouvoir un jour quitter sa prison.
Car elle était en prison. Une prison dorée, où elle était entrée par chance, mais dont elle rêvait de sortir.
Une prison où le kidnappeur se nommait Meldornov...
Categories: Romance,
Amitié/Famille Characters: Aucun
Avertissement: Violence physique
Langue: Français
Genre Narratif: Roman
Challenges: Series: Aucun
Chapters: 5
Completed: Non
Word count: 18040
Read: 28861
Published: 12/11/2015
Updated: 14/11/2015
Story Notes:
Bonjour à tous!!!
Certains d'entre vous me connaissent depuis longtemps, d'autres ne font qu'arriver... Qu'importe :) Moi, c'est Khana, Jeanne Ulet de mon petit nom, auteur de fanfictions autant que de romans.
Diana est mon dernier bébé. Elle est déjà présente sur fictionpress, maintenant la voilà sur le Héron!!! Elle est également sur mon blog, Calamus, dont vous trouverez le lien sur mon profil.
Cerise sur le gâteau? Si vous voulez lire le nouveau chapitre dès sa publication, la page FB Le calame et la plume est ouverte à vos likes!!!
...Fini la pub. Vous n'êtes sûrement pas là pour lire ça alors...ça vous dit quelques chapitres pour bien commencer?
Oui?
C'est vrai?
C'est parti alors!
Bonne lecture!!
1. Prélude by Khana
2. Invention by Khana
3. Tarentelle by Khana
4. Premier mouvement de concerto by Khana
5. Premier Cantique by Khana
« Notre corps crée de la pensée et la danse est son langage. » Dominique Hautreux
- Bien le bonjour Mesdames et Messieurs, vous écoutez Radio Tempo, la radio d’actualité de la musique classique et moderne !
Brandon Neil s’octroya un étirement de satisfaction. L’émission serait bonne, son invitée garantirait de fortes audiences. Pas une chanteuse sulfureuse, pas une blonde platine comme on en voyait tant dans le monde de la pop. Elle n’avait rien des produits du show business, mais selon certains elle marquerait le siècle.
- Aujourd’hui nous avons le plaisir de recevoir la danseuse Diana Dwayne, actuellement en tournée sur notre sol. Si vous n’avez pas acheté votre billet pour la voir ce soir au Metropolitan Opera, n’hésitez pas à tenter votre chance au jeu concours sur notre site internet www.radiotempo.com, ça en vaut la peine ! Il faut également préciser que bien qu’appartenant à la Nation britannique, Miss Dwayne répand ses lumières parmi les grands ballets de Russie depuis plusieurs années. Peu de gens connaissaient son nom il y a encore trois ans. Ma chère Diana, que pensez-vous de votre ascension ? Beaucoup de personnes vous envient.
Ladite Diana ouvrit les yeux, auparavant religieusement clos, et fit face à son interlocuteur. C’était une jeune femme aux cheveux très noirs tressés, ils tombaient sur son épaule et tranchaient avec la chair blanche de son cou. Ses yeux noirs étaient voilés d’un léger lavis prune, et elle sourit légèrement pour dévoiler des dents blanches
- Indescriptible, répliqua-t-elle. On imagine tous ce qu’on ressentirait si ça nous arrivait, mais j’en étais personnellement très loin.
Brandon comprit qu’elle ne dirait plus rien sur la question. Il comprenait mieux maintenant pourquoi elle avait été mise dans son émission, et pas une de plus forte audience.
- Parlons un peu de votre professeur, reprit-il. Que pense-t-il de votre carrière ?
- Lequel ?
- Vous en avez eu plusieurs ?
- Chaque danseur a eu plusieurs professeurs. Tous ne comptent pas pour lui de la même manière, mais chacun apporte sa pierre à l’édifice.
- Vous voulez dire que certains professeurs sont plus importants que d’autres pour un danseur ?
- Noureev a eu Erik Bruhn.
Et merde. Si elle continuait, Brandon n’aurait plus qu’à se retirer dans son coin de campagne pour faire pousser des courges.
- Mais nous parlons de vous, reprit-il avec courage. Noureev était quelqu’un d’exceptionnel et vous l’êtes tout autant.
- Il est un peu trop tôt pour en juger, mais je vous remercie.
- Mais de rien. Alors justement, dites-moi, avez-vous eu, parmi tous vos professeurs, un qui a davantage compté que les autres ? Que pense-t-il des progrès de son élève ?
Diana Dwayne ne répondit pas. Le journaliste s’apprêtait à lui écrire un mot pour lui signifier sa façon de penser, lorsqu’elle renversa la tête en arrière. Yeux fermés, elle montrait un léger lavis prune sur ses paupières. Brandon se demanda à quoi elle pouvait bien songer. Par curiosité, il aurait aimé, juste un instant, entrer dans la tête de l’artiste et enfin comprendre. Toutes les chaînes voyaient passer des originaux, mais Dwayne était quand même un sacré morceau !
- A vous voir silencieuse, reprit Brandon dans un rire à semi jaune, je penserais que vous avez été entourée d’une armée !
- Pas tant que ça, mais vous me posez une question compliquée. Il est évident que j’ai eu un professeur qui a davantage compté pour moi que les autres. Je ne sais simplement pas ce qu’il pense de moi.
- C’est donc un homme ? Je pensais que les ballerines recevaient exclusivement l’enseignement des femmes.
- C’est le plus logique, autant pour des questions de technique que de morphologie.
Encore un silence. Dwayne dansait peut-être bien, autrement on ne l’aurait pas invitée, mais elle était prodigieusement énervante. Est-ce qu’il fallait lui rappeler qu’elle était à la radio ? Ce n’était pas comme la danse, ça demandait des mots !
- Pourtant, continua-t-il avec courage, vous nous dites avoir reçu l’enseignement d’un danseur.
- C’est le cas. Ce n’est pas parce que les professeurs femmes sont habituels pour les ballerines que c’est une obligation, et j’ai eu un professeur à qui je dois presque tout.
- Et pourtant vous pensez qu’il ne sait rien.
- C’est une personne compliquée. Je ne suis plus en contact avec lui.
- Vous me décrivez là un ermite, continua Brandon Neil tout en sentant perler de lourdes gouttes de sueur sur son front.
- Loin de là. C’est un maître dans son art, et c’est lui que vous devez remercier si vous considérez que j’ai du talent. Je ne l’ai simplement pas vu depuis longtemps.
- Il est retraité alors ?
- Non.
- Et serait-ce trop demander que de vouloir connaître son nom ?
- Absolument pas.
Pause. Encore.
- Il s’agit de Mikhaïl Vaclavitch Meldornov.
Et dans un parfait à-propos, le thème magique du Lac des Cygnes emplit la cabine. Pubs.
« La performance technique n'est rien en soi, la danse commence quand on y met une âme. » Leïla Hassan
15 février 2002, Londres
- Vous êtes frigide ou quoi ? Le rôle de la belle au bois dormant demande un peu de sensualité. Sen-sua-li-té ! Vous êtes aussi gracieuse qu’un manche à balai.
La jeune Diana Dwayne soupira. Ce genre de scènes n’était pas rare. Mikhaïl Vaclavitch Meldornov n’était pas ce qu’on pouvait nommer pédagogue. En tant que professeur, il était même un enfer à supporter. Rien n’était assez beau, rien n’était assez parfait pour lui. Il lui arrivait même de s’énerver contre ses propres gestes. Les rumeurs disaient que son comportement au Royal Ballet était pire que celui supporté par les élèves de l’Institut.
L’Institut. Terme pudique pour désigner ce qui devenait la salle de torture d’à peine vingt ou vingt-cinq adolescents en une dizaine d’années. L’entrée était presque impossible, Meldornov n’acceptait que quelques privilégiés soutenus et sélectionnés par de prestigieuses écoles de ballet.
Une fois cette épreuve passée, l’élu n’était pas au bout de ses peines et là commençait la véritable souffrance. Le professeur était excellent, mais il le savait et à ce titre réclamait la perfection absolue. La danse devait avoir une âme, et malheur à celui qui oubliait ce composant ! Tous avaient déjà affronté leur professeur dans un mauvais jour, et là c’était au tour de Diana.
Meldornov décréta cinq minutes de pause et la reposa au sol. Diana bondit aussitôt sur sa bouteille d’eau. Un quart d’heure de répétition de portés l’avaient tuée. Pourtant, elle aurait dû être habituée. Meldornov gardait ses élèves cinq ans en moyenne et elle, à dix-sept ans, en avait déjà fait six. C’était plus que la normale, à croire que le professeur s’amusait à la torturer. S’il la trouvait réellement mauvaise, il l’aurait déjà renvoyée, mais elle ne le satisfaisait jamais. Un véritable paradoxe dont Diana se serait bien passée si son professeur n’était une porte ouverte pour une grande carrière.
Il fallait pourtant qu’elle supporte. Meldornov avait un credo, c’était la maîtrise. L’Institut avait un statut particulier, indépendant…mais issu du Royal Ballet tout de même. Parler de façon exacte serait faire un trop long discours, et Diana elle-même n’était pas trop sûre du statut exactement occupé par l’établissement. Elle savait, bien sûr, qu’en tant que directeur, il gérait (elle lui devait autant sa place que son statut d’eau stagnante). Mais il n’avait tout de même pas tous les pouvoirs… Pour aussi prestigieux que soit l’Institut, elle ne pouvait néanmoins tout fournir aux élèves. Ils étaient seize, seize d’entre onze et dix-sept ans. Trop peu pour entretenir une armée de professeurs, aussi n’étaient-ils en permanence que deux…plus Meldornov.
Régulièrement, les plus âgés (ils n’étaient jamais que six de seize et dix-sept ans) quittaient le bâtiment. Remarquables par leur uniforme vert bouteille, ils prenaient les transports une à deux fois par semaine pour des leçons à l’Académie. C’étaient des leçons de maquillage, de danse folklorique, un peu de danse de salon aussi. Ils se mêlaient aux élèves du Royal Ballet pendant deux heures et demie avant de reprendre le chemin inverse. Le contemporain et le ballet étaient enseignés à l’Institut. Meldornov recevait les élèves en leçons particulières presque tous les débuts d’après-midi, parfois même jusqu’à cinq heures. Ne s’y rendant au départ qu’une fois par semaine avec un autre élève de son âge, Diana avait fini par être reçue tous les jours, et parfois même juste avant le dîner.
Les élèves de l’Institut se distinguaient encore lors de la prestation annuelle du Royal Ballet. Ils y participaient toujours. Dans le défilé de la Compagnie, le justaucorps vert des danseuses, le collant marron des danseurs, tranchait sur le blanc et noir de l’Académie. C’était l’Institut. Des élus envoyés par de grandes écoles afin d’obtenir le talent de celui reconnu comme étant un des meilleurs danseurs de sa génération. Le successeur de Noureev et Baryshnikov, l’égal de Patrick Dupont.
La sortie était la consécration. Soutenu par le Royal Ballet, il accompagnait la danseuse dans une pièce connue. Pour les danseurs, il choisissait une étoile réputée du Royal Ballet et ne dansait pas. Le ballet était en l’honneur de l’élève, pas pour lui. Avant d’être un artiste, Meldornov était avant tout un amoureux de la danse.
Il avait fondé l’Institut depuis neuf ans, mais n’enseignait régulièrement que depuis six. Diana ne savait pas si elle devait bénir ou maudire le temps qui l’avait faite arriver à cette période. Elle travaillait avec Meldornov à raison d’une séance par jour – ce qui était beaucoup, l’école comptait tout de même plus d’élèves que de jours dans la semaine – et ses jours d’amabilité pouvaient se compter sur les doigts de la main.
Mais il avait du talent.
- On reprend Dwayne, méritez votre place ici.
Si Diana voulut à nouveau soupirer, elle ne le fit pas. Ça n’aurait fait qu’aggraver l’humeur du principal dancer. Pourtant, il avait déjà été bien pire ; avec un peu de recul, on pouvait même dire qu’il était presque dans un de ses bons jours. Restait à savoir comment il se comportait avec les autres élèves, mais Diana ne se serait pour rien au monde aventurée sur ce terrain-là. Meldornov était Meldornov, et les rumeurs le transformaient en diable.
Fils de diplomate, Mikhaïl Vaclavitch Meldornov avait trente-et-un ans. Bien que né en URSS, il parlait un anglais presque sans accent. Contrairement à ses homologues Noureev ou Baryschnikov, qu’il reconnaissait tous deux comme étant les plus grands danseurs du XXe siècle, Meldornov n’avait jamais tenté le passage à l’ouest. Il ne l’avait même jamais voulu. 1989 avait vu ses dix-huit ans, et la danse l’avait empêché de chuter avec le régime. Soliste au Kirov, les opéras occidentaux s’étaient ouverts à lui et il avait rapidement répandu son nom. Par la même occasion débuta la carrière internationale d’un politicien que la chute du mur de Berlin poussait à retourner sa veste.
Son caractère affreusement teigneux était déjà célèbre lorsqu’il créa l’Institut, situé non loin du célébrissime Buckingham Palace. Son installation au Royal Opera trois ans plus tard le décida à s’intéresser davantage à la beauté du geste de ses élèves. Il partageait maintenant son temps entre l’opéra et l’Institut. Il s’absentait tout de même souvent, et chacun de ses retours était signe pour Diana de nouvelles souffrances à venir. Meldornov entendait souvent lui faire rattraper en une séance les quatre ou cinq manquées.
…six ans déjà… Six ans, et un parcours peu banal. Peut-être était-ce d’ailleurs pour cela que Meldornov ne parlait pas encore de la sortir. Il croyait bien faire en attendant que la boue de ses origines soit lavée. Le pire dans l’histoire était que Diana n’avait aucun pouvoir de contestation ; elle lui devait tout. Sans lui, Dieu seul savait ce qu’elle serait devenue.
Diana Dwayne était née à Toxteth L8, quartier modeste de Liverpool, et selon certains le plus pauvre d’Angleterre. Sa mère faisait des ménages lorsqu’elle pouvait, et son père était parti depuis ses quatre ans. Son seul salut avait été l’association Sun for you my children venant en aide aux enfants défavorisés. Des activités pour prévenir la délinquance. Classique mais efficace. Un été, elle avait vu la mer. Pendant l’année, les cours de danse étaient gratuits et Rose Dwayne avait décrété qu’elle irait.
L’événement déclencheur avait été la décision de Sun for d’ouvrir une école de danse dans le quartier. Son initiative avait été bien vue par le Conseil municipal, et il ne lui manquait que le nom. Une proposition avait au hasard été envoyée à Meldornov. Accepterait-il de prêter son nom pour mettre du soleil dans la vie de ces enfants ? Il était à Londres après tout, et le parrainage d’un danseur célèbre ne pouvait que soutenir l’initiative. Cela paraissait désespéré, l’orgueil de ce danseur n’en était plus à se faire connaître, et pourtant…il accepta.
Diana n’avait jamais réellement compris pourquoi non seulement il avait accepté de prêter son nom, mais était en plus il venu. On le savait surchargé et égocentrique. Il avait néanmoins participé à l’inauguration, assistant par la même occasion à un spectacle dansé par les élèves du quartier. Diana s’en souvenait encore. Son premier solo ! Elle avait tremblé dans les coulisses, dans son tutu rose cousu par une volontaire du quartier. La chorégraphie n’était pas très belle et les pas hésitants. D’autres élèves étaient bien meilleures qu’elle, mais c’était sur cette jeune fille de onze ans trop maigre que le regard de Meldornov était tombé.
Le soir même, il s’informait de son nom. Le lendemain, il lui proposait une place et une bourse. Examen médical. Le mois suivant, elle entrait à l’Institut, et depuis partageait son temps entre la danse et l’enseignement scolaire général.
- Tendez la jambe, vous ressemblez à un portemanteau !
…et il était dans un bon jour. Etonnant à dire, pourtant cela était la vérité vraie. Lorsqu’il était d’humeur massacrante, il l’avait déjà traitée d’ectoplasme, bâton de chaise, ou plus originalement de cadavre d’éléphant. Ses comparaisons étaient dignes des annales.
Diana raffermit la pose et tenta de la garder alors qu’il la soulevait. Comme tous les danseurs, Meldornov était fort. Diana avait beau être plutôt petite et menue, cela n’enlevait rien au mérite de son professeur lorsqu’il la soulevait d’un seul bras. Il en était même agrandi lorsqu’on considérait qu’en même temps il commandait au pianiste, lui donnait à elle des instructions, tout en regardant le reflet du miroir. Tous les danseurs avaient un côté surhomme comme lui, mais du haut de sa pauvre expérience, était tout aussi impressionnée que la première fois où elle l’avait vu sur scène.
Contrairement à ce à quoi elle s’attendait, Meldornov ne contesta pas sa nouvelle pose. Un compliment lui aurait probablement arraché la bouche, mais il laissa le pianiste continuer son jeu, enchaînant par là même la suite du mémorable pas de deux. Il aimait travailler les chorégraphies célèbres ; lorsqu’ils ne travaillaient pas la technique, ses élèves faisaient leurs classes sur du Tchaïkovski ou du Prokofiev. Ce n’était pas la première fois que Diana dansait sur la Belle au bois dormant, mais elle n’avait jamais appris le ballet en entier. Cet honneur était réservé à la présentation du danseur, et la décision ne revenait pas à Diana. Elle ne pouvait même pas choisir le ballet en question. Si elle avait pu… Giselle, peut-être, ou L’Oiseau de Feu. L’Oiseau serait bien, mais Diana faisait assez confiance au jugement sûr de son professeur pour savoir que lorsqu’elle sortirait, il choisirait au mieux.
Le pas de deux se poursuivit. Pour Diana, c’était la panique. Elle connaissait les pas, mais Meldornov était exigeant. Qu’il pousse l’exercice jusque-là était exceptionnel. Son cerveau était embrumé alors qu’elle tentait de se souvenir précisément des pas. La colophane de ses chaussons avait presque entièrement disparu, et elle manqua plusieurs fois de glisser Meldornov lui fit pour une fois grâce d’une remarque de plus.
Les dernières notes tintèrent, et Diana soupira intérieurement de soulagement. La danse était finie, et le cours aussi. Elle était en retard pour son étude de l’après-midi, mais Meldornov insistait sur les étirements. Quitte à fâcher quelqu’un Diana préférait que ce soit la surveillante plutôt que le directeur.
- C’était très bien, s’exclama une des professeurs entrée en douce. Vous avez fait de grands progrès Diana, je vous félicite.
- Vous pouvez mieux faire, s’empressa de renchérir Meldornov avec son tact habituel. La jambe manquait légèrement de fermeté, et la position des bras aurait pu être plus précise. Pensez à la colophane aussi, vous devriez avoir l’habitude. Je vous en dirais plus une fois que j’aurais regardé les vidéos, mais vous ressembliez à une sauterelle. J’ai dit sensualité, pas bestiaire.
- C’est joli une sauterelle, s’empressa de contrer l’enseignante.
- C’est pataud. Je demande de la grâce, pas le ballet des pommes de terre !
Diana ne répliqua même pas. Personne n’échappait aux remarques, c’était comme un bruit de fond. Si elle écoutait, c’était par politesse. Elle n’aurait guère été surprise si on lui avait soudainement appris que Meldornov lui-même ne s’attendait pas à être entendu.
- Revoyez pour demain samedi la technique du pas de deux de la Belle, dit-il en réplique au salut de son élève. Si vous avez le temps revoyez également la variation de la Fée-Saphir.
Le sac déjà chargé sur l’épaule, Diana se figea. Elle ne devrait pas se sentir dérangée, Meldornov la voyait six jours sur sept et lui demandait souvent de revoir sa technique en libre. Les élèves de l’Institut avaient à disposition des studios sur des créneaux contrôlés, mais les plus âgés avaient quelques privilèges. Diana partageait donc un studio d’une trentaine de mètres carrés situé entre sa chambre et celle de sa voisine, en libre accès. Il n’était pas équipé de matériel audiovisuel, mais ce n’était qu’un détail. Entre une grande chambre, le studio, un ordinateur de bureau, Diana ne se plaignait pas. Mikhaïl Vaclavitch Meldornov ne lésinait pas sur les moyens, son idée était que si l’élève ne réussissait pas, c’était de sa faute et non celle des professeurs.
…Quoique ! Il y avait des moments où Diana savait bien que la plus belle des excuses ne servait à rien. Le problème n’était pas dans la répétition.
- Professeur…
Son corps se tendit involontairement, anticipant déjà l’ire. Ça n’allait vraiment pas lui plaire.
- Une question Dwayne ?
- Je vous ai averti la semaine dernière que je vais à Liverpool ce week-end. Votre secrétaire m’a transmis votre autorisation.
Silence. Et voilà. Si le visage de son professeur demeurait impassible, Diana pouvait parfaitement prévoir le déchaînement qui allait suivre. C’était chaque fois la même chose, il refusait de laisser partir quiconque plus de quelques heures. Le dimanche était jour de repos (ce qu’il ne respectait pas toujours pour son propre compte), mais le samedi était travaillé. Il ne pouvait légalement empêcher qui que ce soit de partir, mais son humeur dans ces moments était telle que tous comprenaient le message.
- Exact, reprit-il. Je m’en souviens, mais ce n’est pas pour autant que ça doit me plaire. Vous pensez vraiment que c’est en séchant tous les week-ends que vous réussirez Dwayne ? La danse n’est pas une croisière, elle demande de la rigueur ! Vous devriez le savoir depuis le temps que vous êtes ici.
- Monsieur, je ne suis pas revenue depuis trois mois, et l’association me demande !
- Ils peuvent aller au diable. Quand on veut atteindre le plus haut niveau, il faut savoir faire des sacrifices. Noureev lui-même n’a pas échappé à la règle et il est devenu un des plus grands. Vous n’atteindrez jamais sa renommée si vous persistez à rester ordinaire.
- C’est pour l’anniversaire de ma mère ! Je ne serais absente que deux jours…
- Je me fiche de la raison. Ce sont deux jours de trop. Avec votre niveau actuel, vous ne pouvez même pas espérer entrer dans le corps de ballet du dernier des théâtres ! Allez donc dans votre quartier si vous le voulez mais attendez-vous à en tirer les conséquences. Vous n’avez aucune grâce, aucune âme, et vous continuerez sur cette voie si vous ne faites pas davantage d’efforts. La danse, c’est de la peine et du sang.
Diana tourna les talons et attendit d’être enfermée dans le vestiaire pour laisser sortir quelques larmes. Elle avait beau être habituée au caractère de son professeur, il y avait des moments où elle ne pouvait plus le supporter. Ce n’était pas la première fois, mais il était vraiment obligé de lui rappeler qu’elle moisissait ici ? Elle ne pouvait tout de même être aussi mauvaise, n’est-ce pas ? Il exagérait ? L’accès à l’Institut avait paru lui ouvrir des carrières, mais s’il venait un jour à l’idée de Meldornov de lui fermer toutes les portes, il le ferait et y réussirait sans le moindre remord.
Il y avait des jours où elle aurait aimé le haïr… Parfois Diana elle-même se demandait comment elle pouvait le supporter. Cela faisait six ans, six longues années qu’elle supportait ses lubies, ses critiques, ses piques. Elle avait peu à peu appris à en tirer son parti, mais des avalanches de ce genre, aussi brusques, la blessaient d’autant plus qu’elles étaient rares. C’était même d’autant plus violent qu’elle savait qu’il en pensait chaque mot. La danse était devenue toute sa vie, et dépendre entièrement du bon vouloir de cet homme, de ce dingue, menaçait de la rendre folle.
Ce n’était tout de même pas comme si elle n’avait pas prévenu, elle lui en avait touché un mot la semaine précédente, et son secrétariat était parfaitement informé ! Et puis ses absences n’étaient pas si fréquentes que ce que le danseur voulait faire croire… Trois mois qu’elle n’était pas retournée à Liverpool, et l’occasion était l’anniversaire de sa mère ! Que son professeur s’en fiche était normal, mais il aurait paru au moins un peu plus humain qu’il s’intéresse à la salle de danse portant son nom !
Mais même pas. Enfin, pas plus qu’une fois par an. Passé sa visite annuelle, il les ignorait complètement. C’était probablement son moment annuel de bonté, il les snobait les 364 jours (et demi !) restant. Sun for you my children s’intéressait à lui, à ses élèves ? Ce n’était pas son problème ! Il finançait, il se fendait d’une visite par an, cela devait être bien suffisant.
Et puis elle avait tant de choses à faire ! Tant de nouvelles à prendre ! Le salaire de sa mère permettait de la faire vivre et de payer les rares billets de train ; ses études lui interdisant de prendre un travail joint, Diana n’avait que peu d’argent pour payer la cabine téléphonique, et presque aucun argent de poche. Il fallait rajouter à cela l’épuisement des leçons, le travail scolaire avec l’examen final qui approchait, et le caractère de Meldornov pour comprendre à quel point la jeune fille pouvait parfois se sentir envahie par le désespoir.
Certains à l’Institut détestaient Meldornov. Malgré toute sa bonne volonté, Diana en était incapable. Elle était convaincue depuis qu’elle l’avait vu danser pour la première fois qu’il ne pouvait être aussi méchant qu’il le montrait. C’était un artiste, un véritable génie. Il savait danser autant que faire des chorégraphies, et connaissait assez la musique pour composer quelques pièces courtes ! Le haïr n’était pas dans l’ordre des choses, mais il n’empêchait que, parfois, Diana en avait véritablement envie.
« Je ne pense pas que la danse puisse être russe, américaine, française, classique, moderne, contemporaine, elle est universelle, comme tout art qui se veut grand. » Gig Gheorghe Caciuleanu
16 février 2002, Liverpool, quartier de Toxteth
- Un peu de gâteau ? Tu es trop maigre, il faut manger plus ! Ils ne te donnent rien à Londres ?
- Elle a un régime, s’empressa de répondre la directrice de l’école Meldornov.
La vieille dame s’éloigna, légèrement vexée. Elle portait une robe à fleurs que Diana datait d’avant sa naissance, mais elle refusait de se moquer. Sun for avait depuis peu étendu son activité, au point qu’il envisageait de changer son nom pour Sun for you my people. Désormais, l’association s’occupait autant des enfants inactifs que des jeunes au chômage ou des personnes âgées seules. L’anniversaire de Rose Dwayne et le retour de Diana n’avaient été qu’une excuse pour transformer la salle des fêtes en buffet. On fêtait certes les cinquante-quatre printemps de la dame, mais il semblait parfois que la véritable héroïne du jour était cette jeune fille avachie à côté de sa mère. L’enfant prodige du quartier, un des rares à être parvenu à se sortir de la grisaille de Toxteth.
Presque tout le quartier s’était réuni dans le hangar aux murs gris, au sol recouvert d’un carrelage bon marché. Il servait tour à tour de théâtre, salle de banquet, salle de réunion, ou de dépotoir pour les chaises. Chacun avait apporté un gâteau, une pie, ou une salade. Il y avait plus de nourriture que ce que Diana pouvait avaler en trois mois, et il semblait qu’on s’était passé le mot pour la gaver. Diana était bien embêtée lorsqu’elle devait refuser ce qui aurait fait hurler la diététicienne de l’Institut. Elle avait eu du mal à trouver quelque chose qui ne la ferait pas culpabiliser.
- J’espère que nous ne vous forçons pas à trop vous écarter de votre mantra, reprit la directrice sur un ton maternel. Nous savons combien votre santé est importante.
Elle était (trop) pleine de bonnes intentions, mais Diana savait qu’elle se vantait depuis six ans d’avoir formé une danseuse professionnelle. Si seulement tout était si simple ! Oui, dans l’absolu, c’était elle qui lui avait appris ses premiers pas. Mais l’Institut avait tout repris à zéro, et Diana était loin d’avoir son avenir de tracé. L’Institut la protégeait bien, mais à compter du jour de son départ, elle entrerait dans la jungle. Meldornov ne serait plus là pour la protéger, et ses dernières paroles retentissaient encore dans son esprit.
Il n’avait aucun droit de lui en vouloir, mais c’était Meldornov, et il mettrait du temps à lui pardonner. Diana s’en serait moquée si elle ne dépendait totalement de lui. Il payait tout, et il pouvait lui retirer sa bourse si ses écarts étaient trop nombreux. Ce n’était de toute façon pas les scrupules qui l’étouffaient…
- La volonté est une clé, répliqua-t-elle sur un ton distrait. Cependant, je ne dirais pas qu’elle est suffisante.
- Il faut aussi du talent.
- Aussi. Je pensais surtout que respecter les prescriptions est certes essentiel mais pas auto-suffisant. La danse est un art davantage qu’une technique.
Je le constate à chaque leçon. L’intraitable Meldornov s’obstinait à la voir comme rien d’autre qu’un petit rat, alors que d’autres professeurs, à l’Institut ou au Royal Ballet, lui donnaient un niveau beaucoup plus satisfaisant. La seule consolation venait que le danseur mettait tout le monde à la même enseigne. Il la sortirait lorsqu’il la penserait prête…normalement.
La directrice ne répondit pas. Elle avait enseigné la danse, mais Diana en connaissait bien plus qu’elle et toute l’association réunie. Les professeurs étaient essentiellement des bénévoles. L’intérêt de Meldornov pour la préadolescente avait été vu comme un immense honneur. La médaille avait son revers, mais Diana elle seule le constatait. Devenue l’icône du quartier, elle se sentait désormais déphasée, éloignée de ce monde qui l’avait vu naître mais où elle n’avait plus d’attaches. Elle ne pouvait même pas prétendre à entrer dans celui de l’opéra. Simple élève, elle ne participait à presque rien et n’avait pas d’expérience.
Elle se tut. Qu’est-ce qu’elle pouvait dire de plus ? Malgré toutes ces années, la danse demeurait pour elle un mystère. Elle n’était pas parfaite, ses pas manquaient de vigueur ou de précision parfois, mais rien qui ne sût être corrigé… Non, le problème était ce qui distinguait l’étoile de la soliste, la soliste de la coryphée, la coryphée du quadrille. En cette matière, le plus judicieux était de faire confiance à Meldornov. Seulement, c’était Meldornov…
Il était vraiment temps qu’elle quitte l’Institut. Elle commençait à ressembler à son professeur. Si elle s’attardait, elle finirait comme lui, seule et bougonne. Et puis il n’y avait pas qu’elle, il n’y avait pas que lui, il y avait Toxteth ! Ils l’aimaient, ils la suivaient, elle ne pouvait pas les décevoir ! On lui avait déjà plusieurs fois demandé quand est-ce qu’elle commencerait sa carrière. Ça ne pouvait plus durer.
- Diana chérie, intervint brusquement sa mère, tu danseras bien quelque chose pour nous ?
Encore. Dès qu’elle venait, on le lui demandait. Etait-elle un enfant prodige ? Sans être Mozart, Diana pensait que oui. Ou du moins on la voyait comme telle. Dès qu’elle revenait dans le quartier de son enfance, les gens semblaient croire qu’elle n’avait pas d’autre sujet de conversation. Alors on lui demandait de danser.
Danser pour eux, alors ? Ils l’attendaient…et elle le pouvait. Ses cours ne lui apprenaient pas qu’à suivre une chorégraphie. Elle savait trouver le rythme d’un morceau et évoluer en conséquence. Quel que soit le lieu, quelle que soit sa tenue. Un exercice où elle avait appris à se débrouiller et donner le change. Diana se garderait bien de juger son propre niveau, elle n’avait ni l’expérience ni le recul. La vérité était même encore plus basique : parmi tous ses exercices, et si elle appréciait énormément travailler les grands ballets, elle préférait l’improvisation. Là où elle était libre tout en respectant les règles de l’Art. Parfois, dans le petit studio attenant à sa chambre de l’Institut, elle allumait la radio et s’octroyait le droit de danser librement sur une chanson ou deux. Il n’y avait personne pour lui dire qu’elle s’était trompée de pied.
- Diana ?
Dire non serait méchant. Parfois Diana aurait voulu hurler, les envoyer au diable, leur signifier qu’elle valait plus que la danse, mais ils avaient raison. Parmi tous, elle était celle qui avait eu le plus de chance. Elle pouvait s’en sortir, et à ce titre n’avait pas le droit d’être égoïste. Pas comme d’autres.
Silence. Silence. Quelques bruits de fond existaient bien, mais autour de Diana, personne n’osait piper mot. A croire qu’ils n’attendaient que ça.
Non, rectification. Ils n’attendaient que ça. On fêtait l’anniversaire de sa mère, mais c’était Diana qui accaparait l’attention. Comme toujours.
Silence.
- Choisissez une chanson, dit-elle au milieu des soupirs de soulagement.
On dégagea rapidement l’espace. Pousser une table, empiler des chaises, nettoyer rapidement le sol. Chercher un CD, aussi. Des CDs, car on se chamaillait lourdement près du poste de radio. Certains étaient partisans de prendre une fréquence au hasard, d’autres invoquaient la musique « classique » (ridicule, dirait Meldornov sans pour autant daigner donner la distinction entre le classique et le romantique).
On s’activait. On s’activait, alors que, indolente, Diana se levait. Elle ne montait sur scène que pour la présentation annuelle du Royal Ballet (où elle n’avait qu’un court solo). La seule exception avait été un remplacement effectué lorsqu’elle avait treize ans. Parce qu’aucun autre enfant n’était disponible ce jour-là, Diana avait pour un soir pris le rôle d’une souris dans Cendrillon. Maigre. Mais elle aimait la scène. Elle aimait la scène, et la représentation. C’était son métier, n’est-ce pas ? Du moins celui auquel elle se destinait. Etre en public. Etre une artiste.
Ils voulaient du spectacle, ils en auraient. Ils en auraient, quelle que soit la musique choisie et même avant. Les regards étaient déjà braqués sur elle alors qu’elle ne faisait que quelques étirements de routine pour ne pas se claquer un muscle. Bras, jambes. Pieds. Diana était consciente des regards. Le moindre de ses gestes était regardé avec admiration ; aussi, c’est l’œil malicieux qu’elle se redressa de son cambré et, la tête haute, descendit dans un grand écart latéral parfait.
Ils voulaient du spectacle, ils en auraient.
Applaudissements. Facile, dirait Meldornov, et il aurait raison. Mais Dieu qu’elle aimait ça. Vivre sans serait une torture, mais la pression assortie était énorme.
Musique. Dès les premières notes, Diana reconnut le morceau. Elle le connaissait même par cœur, il avait été en tête des charts durant plusieurs semaines l’an passé. Un air à la mode, sur lequel il était facile de danser.
Can’t get you out of my head. Kylie Minogue.
***
- Les Spice Girls peuvent aller se faire foutre, remarqua une voix à côté d’elle.
Diana tourna légèrement la tête, et sourit à son ami. Bora Akrish la connaissait depuis l’enfance. Il n’avait que trois ans lorsque sa famille, quittant la Turquie, s’était installée dans ce bas-quartier de Liverpool. Un moment voisins, lui et Diana avaient fréquenté les mêmes écoles, tantôt inséparables, tantôt pires ennemis du monde. En ces instants-là, Bora ne faisait pas défaut à son prénom signifiant cyclone (cette traduction, Diana le tenait de lui-même). De mauvais caractère et à la limite de l’hyperactivité, il avait trouvé dans Sun for un refuge contre la délinquance qui le menaçait. Ce n’était qu’un rescapé parmi tant d’abandonnés, et de surcroît toujours en risque de rechute, mais il se satisfaisait de sa position, partageant son temps entre le basket et…la boxe. Lorsque Diana était partie à l’Institut, il ne l’avait pas oubliée et était toujours content de la revoir.
Il était une des rares personnes à l’apprécier au-delà de son activité.
- Tu ne penses pas que tu exagères un peu ?
- Pas du tout, y a qu’à les regarder, ils sont tous à tes pieds. Un chocolat ?
Diana refusa d’un geste et retourna au spectacle qui s’offrait à elle. La directrice aboyait maintenant des ordres contradictoires, visiblement stressée. Après le triomphe qu’avait été ses quelques minutes d’évolution sur un tube – Diana s’était arrangée pour leur plaire sans trop se mettre en frais – la directrice de l’école Meldornov avait tenu à lui présenter les petites ballerines. Un spectacle longuement répété il n’y avait pas à en douter.
- C’est beaucoup de bruit pour rien, murmura-t-elle.
- Bof. Te fais pas de mouron et profite. Fais comme ton danseur pour une fois.
Le terme avait été jeté avec mépris, et Diana dut retenir un soupir. Bora était bien gentil, il l’aimait pour elle-même, mais il ne pouvait pas comprendre. Pour lui, la danse dite classique avait autant de signification qu’un cours sur le comportement des vers à soie, et il préférait de loin le break dance à ces mouvements qu’il qualifiait de laids et inutiles. Le talent et la beauté lui passaient par-dessus la tête.
- Mikhaïl Meldornov est un artiste, contra Diana.
- Si tu le dis.
- Tu ne peux pas comprendre. Il a un pouvoir sur scène que personne ne peut contrer.
Quelque chose qu’elle n’aurait jamais, si elle se fondait sur les critiques qu’il émettait à son égard. Quelque chose qui n’appartenait qu’à lui seul et gardait jalousement. Ou plutôt il essayait de lui apprendre, mais dans ce domaine ce n’était pas un excellent instructeur.
- Bof. Il n’empêche que même toi tu dois bien admettre qu’il a un caractère de chien.
- Tu t’es renseigné ?
- Difficile de passer à côté, sa vie est racontée partout dans l’assoce. Il est encore passé à la télé la semaine dernière. BBC.
- Bora Akrish regarde la BBC ? Wow, c’est un jour à retenir !
- Te fous pas de moi, j’étais obligé. J’étais avec l’assoce. Ils ont décidé de nous cultiver.
Son reniflement méprisant en dit long. Bora Akrish n’était pas un océan de culture et ne le serait probablement jamais. Entre lui et Diana se trouvait un fossé, mais malgré cela elle l’aimait bien. Il était réellement une des rares personnes à s’intéresser à elle entièrement et pas qu’à son activité. Sans lui, Diana se serait probablement enfoncée dans son nouveau monde au point de devenir une parfaite émule de Meldornov. Grâce à Bora, elle se souvenait qu’elle avait été une gosse malchanceuse comme les autres. C’était important, sans compter qu’il lui avait appris de nombreuses choses que l’Institut n’enseignait pas. Il lui avait appris à se défendre (le quartier n’est pas toujours sûr, disait-il) ou plus simplement forcer une porte (on ne savait jamais).
- Je maintiens que c’est un sale con, continua Bora. Il ne se prend pas pour rien.
- C’est un des danseurs les plus célèbres du monde. il peut se le permettre.
- Il a quand même dit qu’il avait du mal à trouver un élève correct dans son école de riches. Tu es sûre que tu veux y rester ?
- J’ai eu de la chance d’avoir une place, et je n’en ai normalement plus pour longtemps.
…Normalement. Diana en avait conscience, malgré le temps déjà écoulé Meldornov ne donnait pas le moindre signe pouvant indiquer qu’il envisageait de la présenter à la saison suivante.
Bora continua à pérorer, critiquant tout ce qu’il savait du danseur – ce qui n’était d’ailleurs parfois que des rumeurs – et Diana le laissa dire. Il était facile de se fonder sur son caractère pour détester Meldornov, et elle-même était en première ligne. Elle avait cependant appris à voir au-delà. Oui, Meldornov était intransigeant, souvent peu aimable, et ses comparaisons valaient autant les annales qu’une visite chez le psy. Mais avec les années, Diana avait appris à occulter le vocabulaire et le mépris pour ne plus considérer que l’Art. Mauvais pédagogue mais bon professeur. L’Institut l’avait faite grandir, et l’Institut sans lui ne serait rien. Elle dansait, connaissait un peu de solfège, et tapotait le piano lorsqu’elle en avait le temps. Arrivée au stade de l’apprentissage pur, la jeune fille en était maintenant à l’éternel perfectionnement. Malgré son caractère peu affable, Meldornov lui avait probablement sauvé la vie.
Pour autant, Diana n’était pas certaine qu’il serait de son avis. Une chose était simple avec lui, il n’avait d’estime que pour fort peu de gens. Il se reconnaissait comme un danseur qui marquerait l’histoire, et plaçait quelques-uns de ses prédécesseurs dans le même rang. Par rapport à l’époque moderne, il n’en voyait que fort peu qui puissent mériter le titre d’étoile, et même au milieu d’eux Meldornov se démarquait. Il était difficile de mettre le doigt dessus, mais on pouvait voir en lui quelque chose le rendant surhumain, quelque chose d’au-delà de la technique et de la perfection du geste.
Une musique retentit soudain, et de petites ballerines hautes comme trois pommes firent leur entrée. Leur professeur leur soufflait ce qu’elles devaient faire, et elles s’exécutaient de façon hésitante, sans unisson. L’une d’elles se retenait visiblement de pleurer. Diana ne put s’empêcher de sourire. Elle avait été comme elles, peut-être sans le costume de souris et sans pleurer, mais elle avait eu de la chance.
La musique était mignonne, les gamines encore plus, et la chorégraphie enfantine. En les regardant, Diana laissa à nouveau ses pensées naviguer. Meldornov. Il avait changé sa vie presque sept ans plus tôt. Aucune de ces ballerines n’aurait cette chance, et peut-être…peut-être que c’était mieux au fond. Malgré son jeune âge, Diana était assez lucide pour savoir que le prix à payer était très cher.
Les gamines ne devaient pas avoir plus de six ans. Diana en avait onze lorsque Meldornov l’avait remarquée. Petite, elle n’avait pas les proportions parfaites de la danseuse et ne devait être guère plus gracile et efficace que les enfants qu’elle regardait. Alors pourquoi elle ? La danse était certes devenue sa passion, mais Diana n’était pas la seule dans ce cas-là. Elle se souvenait encore de Kristin, une fille de son âge. Elle était la préférée. On lui avait donné un grand solo, Diana en avait eu un minuscule. Meldornov aurait pu la remarquer elle, et au lieu de cela…Kristin était tombée enceinte à quinze ans. Elle ne dansait plus, travaillait quand elle pouvait, alors que Diana touchait le rêve de chaque petite fille.
On l’avait enviée, et beaucoup au départ ne comprenaient pas que ce soit Diana qui ait été choisie et non Kristin. Depuis ce jour, toute la famille Jay la détestait. Ils ne comprenaient pas toute la douleur et le sang qui se cachaient derrière le cadeau. Diana ne comprenait pas non plus pourquoi elle avait été choisie. Elle avait accepté sans savoir, et six ans plus tard n’y voyait pas plus clair.
Peut-être que Meldornov avait raison finalement. Peut-être qu’elle n’avait pas le niveau, peut-être qu’il lui manquait encore quelque chose. Si lui arrivait à déceler les diamants bruts (ou du moins les topazes) et elle non, c’était peut-être qu’il y avait bien une lacune, non ? Non ?
Ou peut-être qu’il ne lui manquait rien et que Meldornov était un emmerdeur de génie.
Diana applaudit mécaniquement alors que les gamines, roses de plaisir, faisaient une révérence maladroite. Adorable était le mot.
- Elles dansent bien, hein ? lui dit une grosse dame en se penchant vers elle.
- C’est très mignon, concéda Diana.
Mignon, mais sans harmonie.
Bora souffla d’énervement, ce que la jeune fille refusa de remarquer. Il n’était venu que pour elle, mais elle n’était pas là pour lui. Il n’avait qu’à supporter.
- Vous pensez que votre professeur pourrait en accepter une ? reprit la dame.
Sous-entendu « ma fille est dedans j’aimerais beaucoup qu’elle ait une carrière comme la vôtre ». C’était le revers de chacune des venues de Diana. On lui donnait une force qu’elle n’avait pas.
- Elles sont trop jeunes. Dans quelques années peut-être. Voyez avec l’Institut.
- Ma fille aînée, sinon, a treize ans et…
- Trop âgée. J’étais déjà presque trop vieille à mon époque. Et puis vous oubliez qu’il n’écoute que lui.
Et elle n’était pas née celle qui réussirait à l’influencer. Meldornov était un loup solitaire. Si on lui avait connu de nombreuses compagnes, aucune ne restait bien longtemps. Lorsqu’une se montrait à l’Institut, Diana ne se donnait même plus la peine de retenir son nom, elle ne la reverrait pas. La rumeur disait que le caractère de son professeur ne pouvait se dompter même dans l’intimité, il finissait toujours seul et c’était bien mérité. Etre exigeant dans le cadre professionnel pouvait se comprendre, encore que Mikhaïl Vaclavitch pousse cela à son paroxysme, mais d’un point de vue personnel il fallait bien faire quelques compromis. Chose que le danseur de génie ne semblait apparemment pas prêt à faire.
***
- Je te trouve bien songeuse ma chérie, dit sa mère le soir venu, dans le petit appartement qu’elles occupaient. Ton professeur te fait encore des misères ?
Diana ne répondit que par un soupir venu du fin fond du frigo. Sa mère était adorable, très fière des progrès accomplis, mais la prévoyance n’était pas sa principale qualité. Dans l’ensemble de ses placards, il n’y avait guère que la salade ou les pâtes que Diana pouvait manger sans craindre des représailles de la nutritionniste.
- Il est obligé de venir toujours sur le tapis ? répondit-elle finalement en ressortant bredouille de ses investigations. Tu n’as pas plus de légumes ?
- Tu sais que c’est hors de prix, j’ai fait ce que je pouvais. Ce que je veux dire, c’est que tout le monde ici sait comment il est, et ça fait longtemps qu’il te retient. On ne voudrait pas que tu y laisses trop de temps…
- C’est gentil de t’inquiéter, mais ça va. Vous n’avez pas une très bonne image de lui.
- Il se comporte comme ça, on y peut rien ! Même toi tu dis qu’il est insupportable.
Nouveau soupir de Diana. Elle renonça à défendre son professeur – après tout, il avait un peu mérité son malheur – et entreprit à grand’peine de se préparer un repas sans trop de calories.
Sa mère comptait rattraper le temps perdu et les courtes conversations téléphoniques. Diana ne pouvait pas lui en vouloir, et elle était toujours heureuse de voir sa maman. Elle se préoccupait de son équilibre, et elle était bien la seule. Le seul problème était qu’elle se trompait totalement de direction. Passée la fierté d’avoir sa fille à l’Institut, Rose Dwayne ne faisait plus que s’inquiéter pour son bébé placé des mois durant sous l’influence d’un homme aussi dur et insupportable. Elle ne comprenait pas, et se fondait de surcroît sur des informations glanées sur internet, informations souvent fausses ou tronquées.
- Et les garçons ? reprit-elle. Tu as un petit ami ?
- Maman…
Diana, un petit-ami ? Comme si elle avait le temps ! Elle y pensait, bien sûr, les garçons étaient la discussion favorite des élèves de l’Institut. Cependant, pour rencontrer quelqu’un, il fallait avoir les moyens, et Diana ne les avait pas. Dans l’idéal, elle prendrait un danseur, ou un musicien, quelqu’un qui comprenne sa passion et accepte son emploi du temps surchargé. Quelqu’un de mature aussi. Les garçons de l’Institut étaient tous plus jeunes qu’elle, et Toxteth…c’était Toxteth. Ils ne comprenaient pas qu’elle ne se sente entière qu’en dansant.
- Tu auras dix-huit ans dans quelques mois ma chérie. Tu pourrais parfaitement, c’est de ton âge…
- Je sais, mais pour pouvoir il faut rencontrer. Les garçons de l’Institut sont plus jeunes que moi.
- L’âge ne fait pas tout. Un an ou deux de moins…
- Peut-être, mais le plus âgé a seize ans et c’est un vrai bébé. Excuse-moi de ne pas l’envisager.
Elle ne parlerait pas de ses cours à l’Académie du Royal Ballet. Elle y rencontrait des garçons de son âge, oui, mais ils ne l’intéressaient pas. Pis que ça, Diana les trouvait…fades. C’était difficile à expliquer, ils étaient intelligents, bons danseurs, sensibles, sympathiques souvent. Mais elle les connaissait mal, et n’avait jamais ressenti l’envie d’en savoir plus sur eux.
- Et dans Londres ? Tu ne sors jamais ?
- Je danse, je prépare mes A-level, et je suis mineure. Tu m’excuseras de ne pas avoir davantage d’arguments, mais c’est comme ça.
D’énervement, Diana balança une salade à peu près fraîche dans l’évier et l’arrosa d’un abondant jet d’eau. N’importe quelle ménagère digne de ce nom l’aurait arrêtée illico et lui aurait dispensé un cours de cuisine, mais elle s’en moquait éperdument. Vraiment, elle adorait sa mère, était toujours contente de la revoir, mais il existait certains sujets impossibles à aborder sans qu’elle ne s’énerve. Tout le monde avait des défauts, n’est-ce pas ? Diana était l’heureuse propriétaire de celui-là.
Si sa fille venait plus souvent, Rose Dwayne n’aurait pas manqué de remarquer son irritation. Ce ne fut malheureusement pas le cas…ou elle ne voulut pas la voir.
- Et Bora ? reprit-elle. C’est un gentil garçon.
Diana ne lui répliqua que par un ricanement. Il fallait bien admettre qu’il y avait une pointe de vrai. Au rayon des gars sympas, Bora était au premier rang. Ils étaient aussi proches que la distance géographique entre eux pouvait le permettre, et plusieurs personnes avaient déjà fait des allusions. Le reste, c’était autre chose.
- Tu plaisantes j’espère ? finit-elle tout de même par dire. Bora ? Il n’est même pas passé au lycée !
- La culture ne fait pas tout ! Mieux vaut que tu te trouves un copain sympa plutôt qu’un salaud brillant.
- C’est vrai. Mais lorsque je trouverai quelqu’un, il comprendra ce que j’aime et pourquoi.
Une fois la salade lavée, la jeune fille l’abandonna dans un saladier pour maltraiter le paquet de pâtes. Elle avait déjà mieux mangé. L’Institut n’était pas gastronomique, mais le chef veillait à ce que le goût soit bon et le menu équilibré. Il travaillait avec la diététicienne. Une bonne alimentation pour de bons danseurs. On ne pouvait pas dire que l’Institut ne prenait pas soin de ses élèves.
- Alors pourquoi pas un danseur ?
- Je n’en connais pas beaucoup.
Quelques membres du ballet de Londres venaient parfois à l’Institut, mais c’était rare. Bien qu’ils soient ses amis, Meldornov n’y tenait pas trop. Il préférait la continuité de l’enseignement à quelques cours épars trop peu efficaces. Cela n’avait pas empêché Diana d’en rencontrer quelques-uns, mais ils avaient bien vingt ans de plus qu’elle. A côté, Meldornov, du haut de ses trente-et-un ans, paraissait presque un enfant.
Il était assez jeune finalement, ne put-elle s’empêcher de remarquer. Lorsqu’elle était entrée à l’Institut, elle n’était qu’une préado, et toute personne de plus de vingt ans lui paraissait d’âge canonique. Mais avec un peu de recul, elle s’apercevait que celui qu’elle prenait encore naguère pour un vieillard était dans la force de l’âge.
Trente-et-un ans seulement…Quatorze de plus qu’elle. Vu sous cet angle, cela changeait évidemment les choses. Il était déjà au sommet de sa carrière, dans une dizaine d’années devrait penser à se reconvertir. La retraite des danseurs commençait vers la quarantaine, mais en oubliant la danse il était loin d’être un vieillard.
- Tu m’écoutes Diana ?
Elle sursauta, tout en répondant un « oui oui » peu convaincant. Sa mère ne s’y laissa pas prendre.
- Je te disais ma chérie que tu n’as pas besoin d’en connaître une centaine… Un seul suffit. Tu as l’âge où il faut vivre, tu travailles trop.
Il s’en fallait d’un cheveu pour que Diana réponde que ce n’était pas à la mère de parler de cette façon. Dans le rapport de forces, c’était au parent d’être raisonnable, et à l’enfant de vouloir profiter de la vie. Pas l’inverse. Où étaient-elles tombées ?
La pensée l’avait à peine traversée que Diana ravala les mots et se gifla mentalement. Sans être psy, c’était évident. Sa mère devait se sentir coupable. Elles ne se voyaient pas souvent, et Diana savait autant que sa mère que l’éloignement l’avait faite mûrir plus vite que ce qu’elle aurait dû. Il fallait y rajouter que Rose était seule avec elle depuis treize ans.
- On en reparle après le diplôme ? dit-elle finalement pour trancher.
- Tu dis toujours ça. Un jour tu ne pourras plus y échapper, et je ne veux pas que ma fille devienne une vieille aigrie passée à côté de sa vie.
Et…zut. Diana avait beau être mûre, sa mère avait une longueur d’avance. Pour donner le change, Diana se pencha sur la cuisson de ses pâtes. Sa mère prendrait un hamburger, pas elle. Lorsqu’elle était enfant, elle ne mangeait pas de viande parce que c’était trop cher. Elle en avait tellement pris l’habitude qu’elle s’était officiellement déclarée végétarienne en entrant à l’Institut. A en croire le stock de viande surgelée et de pains premier prix, ce n’était pas le cas de sa mère. Elle le prendrait avec une bière. Pas d’alcool pour Diana.
- Je m’inquiète pour toi tu sais.
Encore raté. Diana se serait presque demandé si ses pensées se lisaient sur son visage. Sa mère était rarement aussi alerte. Ce n’était pas un mal en soi, Diana l’adorait et elles ne communiquaient que trop rarement. Le problème était que le terrain était miné.
- Il n’y a vraiment pas lieu, répondit-elle avec un sourire contrit. Je vais bien.
- Mais ça fait six ans déjà que tu es à Londres. Tu pourrais venir un peu plus souvent !
- Avec quel argent ? Ma bourse ne comprend pas les frais de déplacement en dehors de la capitale, tu le sais bien.
- Ton professeur ne pourrait pas faire une exception ?
- Je suis déjà une exception.
Il ne fallait pas trop en demander à Mikhaïl Meldornov, et Diana en était bien consciente. Il avait énormément dérogé à ses conditions habituelles en l’acceptant, elle n’allait pas en plus jouer sur la chance. Surtout avec lui.
- Il n’a donc pas de cœur ? Il pourrait penser un peu à ses élèves en difficulté, tout le monde n’est pas riche comme lui !
- Les autres sont soutenus par de grandes écoles, pas moi. Je suis la seule dans ce cas, et il le sait parfaitement. Il me l’a encore rappelé hier.
- Mais alors, il pourrait faire un geste ! A ta place je le lui dirais. Ce n’est pas de rajouter quelques billets de train à ta bourse qui le tuerait !
- Peut-être que si. Je ne sais pas combien il gagne, et je suis déjà une énorme dépense. Avec un peu de chance, je n’en ai plus que pour quelques mois.
Quelques mois avant la liberté, quelques mois avant les contrats, une carrière. Si seulement c’était aussi simple ! On pouvait s’attendre à tout avec Meldornov, y compris à un engagement de dernière minute retardant l’échéance de quelques mois.
Rose Dwayne continua à grogner sans le moindre cadeau pour le célèbre professeur. Diana laissa couler. Il n’était pas là pour entendre, ça ne faisait de mal à personne. Il devait probablement soupçonner qu’on parle dans son dos, mais c’était le cas de tout le monde. Diana préférait le respecter sans que grand-monde à Toxteth ne comprenne pourquoi. Elle s’était habituée à cette chose comme à tant d’autres…comme le fait de ne pas avoir les mêmes vacances que les lycéens de Grande-Bretagne, ni de vrais week-ends, que le dimanche.
- Maman, finit-elle néanmoins par soupirer devant le délire verbal, moi aussi j’en ai assez ! Je suis en première ligne je te rappelle. Meldornov n’est pas facile à supporter, on le sait ! Je n’ai presque pas de repos, je le sais ! Je ne peux pas souvent venir ici, je le sais aussi ! Mais je peux espérer ne pas avoir la même vie que les autres, et l’Institut est une chance.
Le regard de sa mère montrait qu’elle n’était pas convaincue, mais la discussion se clôtura pour de bon sur ce sujet.
Premier mouvement de concerto by Khana
« Il ne faut point apprendre à danser en cheveux gris, ni entrer trop tard dans le monde. » Vauvenargues
18 février 2002, Londres
Mikhaïl Meldornov se retint de jurer et s’enfonça confortablement dans son fauteuil de cuir. Encore un courrier désobligeant qui avait échappé à la vigilance de son secrétaire. C’était à se demander pourquoi il le payait ! Si seulement il n’avait pas voulu rendre service… Voilà comment il était remercié ! Son unique journée de congé de la semaine, celle où il se consacrait uniquement à l’Institut sans aller à l’Opéra (un havre de tranquillité dans son emploi du temps de ministre), était gâchée parce qu’un employé était incapable de travailler correctement.
- Stanton…appela-il dans l’interphone sur un ton menaçant.
Un remous dans la pièce d’à côté – tasse posée, fermeture en urgence de placard, tout le toutim – lui apprit de plus que son employé n’avait rien fait d’autre depuis une demi-heure que de prendre une pause non méritée. Encore une.
- Vous m’avez demandé ? dit le secrétaire avec une innocence (trop) bien jouée.
- En effet. Je vous ai demandé de ne pas mettre dans mon courrier personnel les lettres professionnelles, ce n’est pas compliqué. Cette lettre, continua-t-il en brandissant la susnommée, vient des parents d’un garçon que j’ai refusé ici le mois dernier. Elle n’aurait jamais dû arriver dans ma boîte personnelle. Le courrier privé porte le numéro de mon appartement, peu de personnes l’ont. Vous savez lire, non ?
Silence embarrassé. Mikhaïl savait parfaitement à quoi s’en tenir. Son secrétaire était le moins compétent du monde. Il ne l’avait engagé que parce qu’un ami le lui avait demandé, pour rendre service. Au point où il en était, le danseur doutait même de la fidélité de cet ami. Que la recrue soit un incapable pouvait encore passer, mais qu’il refuse la moindre tentative de faire des progrès était extrêmement navrant.
Deux choses avaient sauvé ledit Stanton. La première était cet ami haut placé, et la seconde le temps. Mikhaïl avait un emploi du temps extrêmement chargé, il avait besoin de quelqu’un pour préparer l’essentiel de la gestion. S’il n’avait autant besoin de lui, il se serait illico débarrassé de ce secrétaire encombrant.
A nouveau seul, Stanton retourné faire semblant de travailler, Mikhaïl demeura pensif. Il n’était pas satisfait. L’Institut était toute sa vie. De lui sortaient des jeunes appelés à devenir de grands solistes, voire des étoiles, ceux qui savaient aussi bien la technique que donner du charme au personnage incarné, mais aucun n’avait encore trouvé l’étincelle qui ferait de lui un danseur exceptionnel. Aucun, véritablement aucun, et pourtant ce n’était pas faute d’avoir tenté. Cela faisait neuf ans, neuf ans qu’il cherchait ! Pas un ! Il mettait tout à leur disposition, et aucun n’était fichu de voir au-delà de la simple mécanique. Ils obtenaient parfois le titre, mais sans le mériter. Où est-ce que ça clochait ?
Ce serait encore pire lorsqu’il reviendrait après son séjour de quelques semaines à la compagnie de Sydney. Il appréciait de voyager, il n’y avait guère de pays où il n’était allé. L’ennui était davantage les élèves. Leur donner de longues vacances était impensable, ils pouvaient facilement perdre leurs acquis. Ils avaient ce que les lois imposaient, mais tous étaient fortement encouragés à suivre un cours d’été, et la plupart restaient à Londres en juillet.
Non, ce n’était pas cela le problème. Mikhaïl Vaclavitch Meldornov était un des meilleurs danseurs de son époque après tout, et si ses élèves avaient un bon niveau c’était majoritairement grâce à LUI. Le bateau part à la dérive lorsqu’il n’y a plus de capitaine. L’Institut était son bateau…
Le téléphone sonna pour la troisième fois de la demi-heure. Plutôt que de répondre, Mikhaïl préféra débrancher. Si l’appel était véritablement urgent, Stanton transmettrait. Autrement, l’interlocuteur rappellerait…plus tard. Lorsque Mikhaïl déciderait de rebrancher la ligne. Cela pouvait osciller entre deux heures et quelques semaines.
Soupir. Aujourd’hui était un jour sans. Il avait commencé par vingt minutes de travail individuel dans son studio, remplaçant la morning class du Royal Ballet. Il avait passé la matinée dans son bureau à gérer les affaires de l’Institut et répondre à des courriers. Les leçons de danse des élèves commençaient à douze heures trente. Il en avait quatre de trente minutes chacune, et encore une autre peu avant le dîner. Le soir, il devait une interview téléphonique à un journaliste australien au sujet de La Bayadère.
Il courait tout le reste de la semaine. Royal Ballet le matin, Institut pour une partie de l’après-midi. Parfois représentation le soir. Chaque jour apportait son lot de déception. Ce qui comptait était la danse, rien que la danse, et il lui semblait parfois parler un langage que personne ne comprenait mis à part une cinquantaine d’initiés dans le monde entier. C’était l’âme de la danse, la vraie, celle qui donnait son sens au geste davantage que le jeu théâtral de certains. La plupart des danseurs étaient excellents techniciens, certains jouaient la comédie, mais incarner ? Rares étaient ceux qui parvenaient à transmettre toute la complexité du rôle.
Pour se calmer, Mikhaïl Vaclavitch appuya sur le bouton play de la stéréo. Le thème principal du Lac des cygnes envahit le bureau, et il put enfin se détendre. Tchaïkovski. Le ballet le plus parfait de tous les temps. La romance propre à ce courant, la douleur, et une musique, une musique ! Marius Petipa avait à merveille su donner au ballet toute la puissance qu’il méritait. Véritablement, s’il devait exister une perfection en ce bas-monde, ce devait être celle-là.
Chaque danseur avait une histoire, des préférences, quelque chose qu’il ne pouvait expliquer autrement que par l’étincelle qui le faisait vivre et lui donnait sa vocation. Pour Mikhaïl, c’était le Lac. Certains pouvaient trouver cela banal, mais personne n’osait le dire devant lui. Ce ballet était l’intouchable.
Peu de gens pouvaient comprendre. Personne n’osait même tenter. Le Lac était pour Mikhaïl ce qui lui avait inspiré pour la première fois la fièvre du ballet. Son père se voyait souvent offrir des places au Bolchoï et c’était donc en famille – les parents, lui, et sa sœur – qu’ils étaient allés admirer l’œuvre de Tchaïkovski. A voir évoluer les danseurs, le jeune Mikhaïl – il n’avait guère plus de sept ans – s’était senti envahi comme par une fièvre. Les mouvements des étoiles, le pas de deux du prince et d’Odette, la trahison d’Odile, tout cela le fascinait. La raison n’en était pas que l’histoire, mais davantage l’aura que cela dégageait. Lorsqu’il avait essayé d’en parler, on l’avait regardé comme s’il était fou, mais sa décision était prise. Grâce au Lac des cygnes, parce qu’il avait en cet instant su sentir l’émotion de l’art en son sens pur, parce que les étoiles irradiaient une force inouïe dans leurs mouvements, Mikhaïl Vaclavitch Meldornov serait danseur.
Et danseur il était devenu. Ce ballet le hantait. Il pouvait en fredonner chaque air, connaissait par cœur tous les pas, les critiques, les interprètes, il saisissait ce ballet mieux que personne. Pourtant, paradoxalement, il ne l’avait jamais dansé. Ce n’étaient pas les propositions qui manquaient, mais il avait toujours refusé, ce qui désespérait son agent d’ailleurs. Le Lac des cygnes était trop sacré, il craignait la déception s’il le montait. Il avait peur de ne plus pouvoir ressentir cette émotion qui le faisait vivre depuis vingt-cinq ans. Il avait peur, enfin…que sa vie s’arrête.
Les élèves de l’Institut le décevaient beaucoup, et ainsi la majorité des danseurs de son temps. Dès qu’il en voyait un, il repensait à la beauté du Lac, et aussitôt s’énervait. Comment pouvait-on confier un ballet à une personne aussi incompétente ? Cela était parfaitement insensé, et là-dessus s’était forgée la réputation de son caractère. A son niveau, il pouvait se le permettre. Déjà soliste lors de la chute de l’URSS, il avait parfaitement su se couler dans le moule de l’occident au point que son accent en était très léger. Aujourd’hui, rangé parmi les premiers danseurs mondiaux, il pouvait donner son jugement dans les pires termes sans risquer de se voir envoyer paître. Il pouvait décider ce qu’il dansait, et dirigeait parfois les répétitions sans qu’on n’ose le lui refuser.
A trente-et-un ans, Mikhaïl voyait les propositions affluer vers lui. Bien que fixé à Londres depuis six ans maintenant, et on le réclamait partout. A défaut de l’avoir lui, les opéras et théâtres envoyaient de petits danseurs selon eux pleins de talent passer les auditions dès qu’une place se libérait. Il en acceptait un pour deux-cent candidatures au moins, et les demandes affluaient même en dehors des auditions.
Produire un ballet avec Meldornov était synonyme de succès planétaire. La Bayadère, qu’il préparait, l’emmenait à Sydney. Il aurait préféré le Kirov, gardant pour ce théâtre de Saint-Pétersbourg l’affection de ses débuts. Ils n’avaient malheureusement rien proposé d’intéressant. On continuait à lui soumettre le Lac des cygnes sans comprendre que sa réponse serait toujours un brillant non. Le Lac demeurerait à jamais un trou béant dans son répertoire, mais mieux valait être seul que mal accompagné, et aucune danseuse n’avait le panache pour prendre la place de la princesse.
Réflexion pouvant aussi bien s’appliquer à sa vie qu’à la danse, songea-t-il amèrement. Sur ce plan, il enchaînait les désastres. Sa dernière compagne, Charlotte, était davantage intéressée par la célébrité que par lui. Elle prétendait qu’il était parfait pour elle, mais Mikhaïl avait vu ses derniers doutes se lever lorsqu’il l’avait surprise embrassant à pleine bouche son partenaire dans un des studios de Genève. C’était il y a trois mois, et Mikhaïl ne l’avait plus revue depuis.
- Stanton, arrêtez votre troisième pause de la matinée et envoyez-moi Suarez.
Ces quelques mots jetés dans l’interphone eurent pour conséquence un regain d’activité dans la pièce adjacente. Cet imbécile de secrétaire avait cru que la musique couvrirait son indolence. C’était vraiment prendre Mikhaïl Vaclavitch Meldornov pour un idiot.
Quelques minutes plus tard, un coup timide se fit entendre à la porte, et Elena Suarez entra. C’était une blonde assez grande, au nez long, et couverte de taches de rousseur. Mikhaïl l’aurait sûrement trouvée laide s’il avait été de son travail d’en juger. A dire vrai, il regardait à peine le visage de ses élèves. Filles ou garçons, il mettait du temps à pouvoir les reconnaître. Son domaine de compétence était la grâce, le ballet, pas les soins esthétiques.
Elena Suarez entra donc, la tête baissée. Encore une qui avait peur de lui, soupira intérieurement Mikhaïl. Il l’avait peut-être un peu cherché, mais il fallait justement dépasser cela, il fallait oser ! Comment pouvait-on danser si on n’osait faire que de petits mouvements, ça n’avait aucun sens ! Elena Suarez était un peu de ce genre-là. Elle dansait bien mais avait trop peur de lui pour faire quoi que ce soit de remarquable. La jeune hispanique aurait pourtant pu devenir excellente si elle avait eu un peu plus de caractère. Elle était bonne en technique, mais elle ne deviendrait jamais Anna Pavlova.
- Asseyez-vous.
La demoiselle Suarez s’exécuta, les yeux toujours baissés, ce qui arracha à Mikhaïl un nouveau soupir. Il regrettait déjà sa décision.
- Suarez, soupira-t-il, je ne vais pas vous bouffer, détendez-vous.
…bien évidemment, si la jeune fille leva enfin les yeux, Mikhaïl Meldornov n’obtint pas l’effet escompté. Définitivement pas une grande artiste.
- J’ai fait quelque chose de mal Monsieur ? demanda-t-elle d’une petite voix.
- Non, mais je ne vais pas tarder à le considérer si vous continuez à croire que je vous en veux. J’ai pris une décision à votre sujet.
Silence. Une idiote en plus. Quand Mikhaïl prenait une décision sur un élève, il n’y avait pas des milliards de possibilités. Elle avait pourtant de bons résultats scolaires d’après son dossier. Cela prouvait bien que mémoire et intelligence n’allaient pas forcément de pair.
- Vous êtes là depuis cinq ans, commença-t-il pour lutter contre son énervement.
Il lui faudrait rapidement une nouvelle séance de Tchaïkovski si Suarez n’y mettait pas un peu du sien.
- Quatre et demi Monsieur, corrigea la jeune fille.
- C’est pareil. Je disais donc que ça fait un moment que vous êtes là. Vous avez beaucoup appris.
- J’ai fait de mon mieux Monsieur.
- C’est ce qui vous était demandé. Vous avez tout de même encore beaucoup de défauts. Certains rôles vous seront à jamais fermés si vous ne vous donnez pas la peine d’entrer dans la peau de celle que vous incarnez. La danse n’est pas qu’un enchaînement technique, c’est aussi une véritable âme, c’est l’art éphémère mais sans cesse renouvelé. Vous devez vous en souvenir, autrement vous ne serez jamais au niveau même d’une coryphée.
- Bien Monsieur.
Mikhaïl serra le poing à défaut de pouvoir frapper quelque chose. Monsieur ici, Monsieur là. Cette fille commençait sérieusement à l’énerver. Le pire était probablement qu’elle n’appliquerait aucun de ses conseils. Les élèves de l’Institut étaient stupides et ingrats. Tous semblaient penser que ses commentaires, à lui, leur professeur, une étoile parmi les plus connues du moment et qui marquerait le siècle, n’étaient destinés qu’à les embêter et ne valaient pas la peine d’être suivis. Aucun n’était capable de voir plus loin que sa petite personne. On ne pouvait se permettre de l’orgueil qu’après avoir atteint le plus haut niveau, pas auparavant !
- Je pense, continua-t-il, que vous n’avez plus rien à apprendre ici.
- Vous me renvoyez Monsieur ?
Soupir. Quelle idiote, quelle idiote ! Vivement qu’elle débarrasse le plancher !
- Bien sûr que non, espèce de tête de linotte. Je vous présente. Sauf si vous avez décidé de démissionner, ce qui serait encore plus stupide.
Silence. Sous le choc de la nouvelle, Elena Suarez ne répondit rien. Oui, il la présentait. Il la faisait sortir. Libre à elle ensuite d’aller danser où elle le voudrait. Son école de Madrid la récupérerait très probablement, ferait d’elle une star, avant de s’apercevoir qu’elle était incapable d’être autre chose qu’une marionnette.
Ce qui tombait plutôt bien, quand il y pensait.
- Vous avez choisi le ballet Monsieur ? reprit-elle finalement d’une voix timide.
Hourra, elle avait réagi ! Ce n’était pas trop tôt, Mikhaïl commençait véritablement à croire qu’elle cherchait à se faire plus discrète qu’une souris.
- Oui, répondit-il néanmoins. Oui, j’ai choisi. Vous danserez Coppélia, de Léo Delibes. Vous serez Swanilda, je ferais Franz. Chorégraphie de Marius Petipa plutôt que celle d’Arthur Saint-Léon.
Nouveau silence. Pas de doute, Coppélia serait le ballet parfait. L’histoire de la poupée parfaite que le créateur veut animer. Il finit par arriver à ses fins, donnant ainsi l’âme de Swanilda à l’automate. Cela faisait plusieurs mois déjà que Mikhaïl Meldornov observait Elena Suarez, et plus il la regardait plus il pensait que ce ballet lui irait à la perfection. C’était le but recherché, n’est-ce pas ? La mettre en valeur. Et elle était une marionnette.
Il fallait bien qu’elle sorte, elle n’avait plus grand-chose à apprendre à l’Institut. Mieux valait qu’elle retourne à Madrid et commence sa carrière.
- Monsieur…
Il tendit l’oreille. Enfin une réaction ?
- Il y a quelque chose que je ne comprends pas, lâcha la jeune fille si vite que Mikhaïl dut se répéter plusieurs fois la phrase pour en percevoir le sens.
- Quoi donc ? Parlez, je ne vais pas vous dévorer.
- Je pensais…reprit la demoiselle Suarez, Je pensais que vous présenteriez Diana avant moi. Elle est là depuis plus longtemps.
Diana…Dwayne ? Dwayne ! Une élève se permettait de porter un jugement sur un autre, et de surcroît sur Diana Dwayne ! C’était vraiment sortir de son rôle. Dwayne était véritablement un cas particulier. Elle était là depuis six ans, et après ? S’il fallait qu’elle reste six de plus, elle resterait six de plus, ce n’était pas comme si sa mère devait payer les frais de scolarité ! Elle n’avait même pas d’école pour la soutenir lorsqu’il l’avait dénichée. Une presque gamine de Liverpool, rencontré lors de l’inauguration d’une salle de danse pour enfants défavorisés. Mikhaïl n’avait accepté de lui donner son nom que parce qu’il croyait sincèrement que l’art pouvait adoucir les mœurs. Le quartier de Toxteth était mal famé, concentrait tous les risques possibles, alors il fallait leur apprendre la rigueur, la pré-ci-sion.
Diana Dwayne était une parfaite catastrophe lorsqu’il l’avait vue pour la première fois. Sa camarade était bien meilleure, mais Dwayne mais avait un quelque chose d’innommable. Il aurait été préférable qu’elle s’abstienne de danser un solo, ses pas étaient remplis d’erreurs et elle n’avait aucune grâce. Rien ne devait la distinguer, et pourtant il l’avait remarquée. Elle était la seule à n’avoir jamais été auditionnée.
Il avait fallu tout lui apprendre. L’existence de l’Institut, la finalité du Royal Ballet. Les pas. Carmen Biera avait dû tout reprendre à zéro. Il avait fallu du temps, bien deux ans avant qu’elle n’atteigne le niveau moyen d’un élève de son âge. Maintenant elle était comme les autres. Une bonne technicienne.
Insuffisant. Insuffisant, d’autant plus qu’elle était moins précise que Suarez.
- Le cas de Dwayne ne vous regarde pas, lâcha-t-il. Si elle est encore ici et que vous sortez, c’est qu’il y a une raison.
- Elle sera déçue.
- Et après ?
Bah oui, et après ? La jeune Dwayne lui en devait trop pour pouvoir contester. Aurait-elle été d’une grande famille que cela n’eût rien changé. Elle avait encore à apprendre.
Suarez paraissait inexpressive, mais un sourire fugace passa sur son visage avant qu’elle ne se reprenne. Mikhaïl ne s’y trompa pas ; la concurrence était plus sauvage à l’Institut qu’ailleurs. Même si ses élèves s’entendaient correctement, Suarez n’allait pas ouvrir une croisade pour sauver Dwayne. C’était une concurrente en moins.
- Vous répéterez avec Carmen Biera et on vous présentera en septembre, reprit-il en évitant de nourrir la querelle. D’ici, je veux que vous fassiez de votre mieux.
Il la congédia d’un geste, et la jeune fille déguerpit sans se faire prier. D’ici une heure, tout l’Institut connaîtrait sa décision.
***
Quelques heures après son entretien avec Elena Suarez, Mikhaïl Vaclavitch Meldornov faisait les cent pas dans son studio. Dwayne était en retard. D’habitude ponctuelle, elle commençait à prendre une nouvelle voie. Elle avait été absente ce week-end, ce qui était exceptionnel, et avait du travail à rattraper. Mikhaïl envisageait même de pousser la séance jusqu’à trois quarts d’heure, ou encore de la rappeler en fin d’après-midi. C’était ce qui ne manquerait pas d’arriver si elle continuait à se disperser.
La pendule criait le scandale de dix minutes de passées lorsque la porte s’ouvrit à la volée. Dwayne entra. Mal coiffée, elle paraissait fatiguée. Si elle se blessait aujourd’hui – et bien que Mikhaïl ne l’espère en aucune façon – elle ne pourrait s’en prendre qu’à elle-même. Il lui répétait depuis six ans qu’il était primordial de prendre soin de son corps. Il était temps qu’elle apprenne la leçon.
- Retard Dwayne, lâcha-t-il. C’est avec de la rigueur que vous arriverez au succès, autrement il n’est même pas la peine de continuer. Que cela ne se reproduise plus.
- Bouclez-la.
Ces deux mots lancés le plus sèchement possible le laissèrent un instant bouche bée C’était la première fois qu’un élève osait lui parler ainsi. Dwayne refaisait son chignon, tirant sur ses cheveux avec énervement. Pour autant qu’il se souvienne, la jeune fille était plutôt calme d’ordinaire. Très discrète. Pas comme ça.
Banale. Un peu trop lisse. Manquant de caractère, bien que le doute soit maintenant permis. Elle n’était jamais sortie du lot.
- Je ne vous permets pas Dwayne, lança-t-il sur un ton acerbe – il ne pouvait pas la laisser faire. Vous devez être à l’heure, la règle est la même pour tout le monde.
- Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?
- Le respect Dwayne, le respect. C’est la base.
La jeune fille lui lança un regard noir, et s’assit pour chausser ses pointes. Elle avait les yeux rouges, et reniflait sans pleurer. Elle enfilait rageusement les embouts en silicone au-dessus de son collant, avant de mettre le chausson et de nouer les rubans.
- Ça vous amuse ? reprit-elle. Vous me demandez du respect ? J’ai longtemps refusé de croire les rumeurs disant que vous n’êtes rien d’autre qu’un connard sadique, mais c’est fini !
Mikhaïl aurait rapidement remis à sa place un autre élève. Diana Dwayne était un peu différente. C’était la première fois en six ans qu’elle explosait, et il ne fallait pas être devin pour comprendre la raison d’un comportement pouvant lui risquer le renvoi.
Les élèves pensaient que Mikhaïl ne savait pas ce qu’ils disaient de lui. Qu’ils étaient naïfs. Ils croyaient que parce qu’il n’était pas dans la pièce, leur professeur ne pouvait pas connaître sa réputation. Ils se trompaient, Mikhaïl Vaclavitch savait tout. Lorsqu’il n’entendait pas quelque chose de ses propres oreilles c’était quelqu’un qui le lui rapportait. Parfois, il n’y avait même pas besoin de mots. Un regard haineux, un geste un peu trop brusque après une énième correction. La danse et la musique lui avaient appris à observer. Dans un ballet, le mot n’avait pas sa place, il fallait ouvrir l’œil pour comprendre, et parfois les relations sociales pouvaient apparaître comme une grande danse où chacun jouait son rôle.
Diana Dwayne ne perdait pas de temps à le détester et travaillait dur. Contrairement aux autres, elle avait conscience de sa chance, et il était probable qu’elle veuille tout plutôt que retourner à Liverpool. Elle avait de la bonne volonté mais ne semblait pas juger utile d’écouter les conseils qu’on lui donnait. Elle approuvait pour la forme sans faire aucun progrès. Conventionnelle. Comme les autres.
Fade. C’est ce qui aurait pu la résumer si elle ne réagissait enfin. Mikhaïl s’était plusieurs fois demandé si elle était naturellement calme ou si elle accumulait. Elle semblait plus tranquille lorsqu’elle dansait, mais les rares fois où il la voyait dans un autre contexte, Mikhaïl avait le sentiment diffus qu’elle portait le poids du monde sur ses épaules.
- Vous n’êtes pas la première à le dire, répondit-il, mais vous manquez de discernement.
Elle se redressa avec vivacité, refusant puérilement de le regarder. Perchée sur ses pointes et main droite sur la barre, elle réchauffait ses muscles. Mikhaïl n’était pas dupe.
- Vous prenez plaisir à me laisser moisir ici, persifla-t-elle.
Ses mouvements, non soutenus par la musique, étaient un peu trop rapides. Plutôt que de s’en prendre directement à lui, Diana Dwayne préférait trouver en ses jets de jambes et pliés des exutoires.
- Je ne cherche que l’intérêt de mes élèves vous savez.
- Alors pourquoi vous me gardez aussi longtemps ?
Suarez avait dû se vanter. Mikhaïl ne parvenait pas à oublier son sourire satisfait, et la nouvelle avait dû être la goutte d’eau faisant déborder le vase. Dwayne et Suarez devaient être aussi amies qu’il était possible pour deux filles en concurrence, mais six ans à Londres devaient prodigieusement énerver la plus âgée des deux.
Elle était jalouse ! Pourquoi Suarez et pas elle ? Qu’est-ce qu’elle avait de plus ? Mikhaïl aurait pu répondre, mais à quoi bon ? Les élèves devaient se dépasser, et le climat de concurrence les y aidait. Dwayne n’avait simplement pas eu de chance.
Mikhaïl sentit presque une once de culpabilité. Il devait lui-même admettre que son élève battait des records de longévité. Il aurait pu la libérer l’an passé, mais quelque chose l’en avait empêché. Son choix était tombé sur Giselle. Dwayne pouvait danser n’importe quoi, mais ce n’était pas ce qui la mettrait parfaitement en valeur. Elle aurait pu se trouver une bonne carrière, mais pourtant…il n’avait pas trouvé ce qui lui conviendrait réellement. Il avait longtemps hésité, s’apprêtant même à la convoquer. Cinq ans à l’Institut étaient beaucoup, et le niveau de Dwayne était tout à fait acceptable. Le doute s’était pourtant maintenu sans que Mikhaïl ne comprenne pourquoi. Il avait donc, par sécurité, arrêté son projet et gardé Dwayne sans qu’elle n’en sache quoi que ce soit.
Il avait compris quelques semaines plus tard. Effectuant une visite surprise au cours hebdomadaire en formation de corps de ballet, il avait regardé la jeune Dwayne. La solution à son dilemme s’était imposée d’elle-même.
Il la regardait maintenant continuer ses échauffements. C’était évident qu’elle tentait de se calmer, et y parvenait dans une certaine mesure. Une espèce d’énergie la parcourait, donnant à ses jetés plus de fluidité qu’ils n’en avaient jamais eue. Dwayne paraissait presque possédée par une énergie étrange. La jambe était jetée avec justesse, étirée, ramenée. Ce n’était pas un flux électrique, et pourtant quelque chose qui lui permettait de mieux faire que jamais.
Elle pivota. Nouveau jeté, et cette fois-ci Mikhaïl ne laissa pas l’occasion passer. Il devait faire quelque chose, l’occasion était trop belle.
- Restez en position, murmura-t-il.
Un peu interdite, Diana s’immobilisa néanmoins, une jambe lancée, l’autre pied dressé sur la pointe, et le bras en troisième position. Malgré l’apparente fragilité de sa position, Mikhaïl la savait stable. La cambrure de son pied solide lui assurait une tenue qui, associée à la barre et si elle ne pouvait être éternelle, lui permettait néanmoins de demeurer immobile un moment.
Mikhaïl l’observa un moment, et ne la toucha pas. Parfaitement bien placée, elle ne tremblait pas, et eût semblée statufiée si sa poitrine ne se soulevait au gré de sa respiration. Seule son expérience lui permettait de savoir qu’elle avait mal. La danse avait son lot de sang.
- C’est parfait, reprit-t-il.
Dans le reflet du miroir, il vit le regard indécis de Dwayne. Lui-même ne savait pas trop ce qu’il avait voulu dire. Les gestes demeuraient ceux qu’ils avaient toujours été mais quelque chose avait changé.
- Posez.
Diana Dwayne descendit de sa pointe, prit la cinquième position, et demeura immobile. Sa main tremblait un peu.
- Deuxième position.
Mikhaïl retint son souffle alors qu’elle bougeait. Est-ce qu’enfin… ? Quoique ça pouvait être un hasard. Il fallait qu’il vérifie. Ce ne pouvait être que trop beau pour être vrai.
Cette fois-ci, il la toucha. Un bref instant il l’effleura, promenant son doigt avec légèreté sur le dessus de son bras. Rien que pour vérifier si cela était bien réel. Dwayne n’était pourtant pas une illusion, et son bras tendu était comme une invitation qu’il avait lui-même requise.
- Pas de deux de L’Oiseau de feu.
Jusque-là resté très discret, le pianiste que Mikhaïl utilisait pour ses leçons bondit sur ses pieds. Après quelques secondes de recherche frénétique dans un placard débordant, il trouva la partition victorieuse et commença illico à jouer. Les danseurs n’avaient pas bougé.
Alors, Mikhaïl Vaclavitch Meldornov amena son élève au centre du studio, et Dwayne dansa.
End Notes:
Alors, vous en pensez quoi du monstre? :)
Premier Cantique by Khana
18 février 2002, 21 :00 ; Londres
Avachie sur son lit, incapable de lire le livre posé sur ses genoux, Diana songeait. Elle repensait à la journée écoulée, ô combien surprenante, et tous comptes faits pas la pire de son existence.
Tout avait mal commencé. Elle était d’abord rentrée tard de Liverpool et s’était effondrée sur son matelas sans même se changer. C’était la maîtresse des chambres qui l’avait réveillée, dix minutes avant le début des cours. Encore endormie, le pli du drap sur la joue, Diana avait dû se livrer à une incroyable course. Toilette, habillage, supplications au cuisinier (il avait accepté tellement facilement qu’elle le soupçonnait d’avoir l’ordre de ne pas refuser). Après ça, il lui avait encore fallu remonter se brosser les dents, prendre ses affaires de classe, et finalement arriver en mathématiques avec un quart d’heure de retard. Elle avait lutté toute la matinée pour garder les yeux ouverts, et ce n’était que vers onze heures qu’elle était parvenue à garder un semblant d’attention.
Sa leçon particulière avec Meldornov était fixée à douze heure trente. A midi vingt, alors que Diana avalait en vitesse des petits pois, Elena Suarez était venue se pavaner. La bouche en cœur, elle avait annoncé que l’illustre professeur avait décidé de la présenter. Si elle espérait des félicitations, celles qu’elle avait reçues n’étaient pas sincères. Tous mouraient d’envie d’être à sa place, et Diana n’avait même pas ouvert la bouche. Elle n’avait plus faim, et avait laissé son assiette là, n’emportant qu’un morceau de pain.
Elle pensait être la suivante. Pouvoir enfin s’en aller, commencer sa carrière, faire quelque chose plutôt que d’être enfermée. Apprendre sur le terrain. Connaître la scène pour de bon. Au lieu de ça, Meldornov l’avait une fois encore oubliée. Il avait préféré une fille arrivée presque deux ans après ! Diana avait couru aux toilettes pour pleurer, personne ne l’avait vue. Ils se fichaient de ce qu’elle pouvait penser, Meldornov le premier.
Elle avait eu l’idée de sécher sa leçon, histoire de manifester son mécontentement au professeur. Il n’y avait pas de raison qu’elle soit la seule à payer les conséquences de son obstination et de son mauvais caractère. Pourtant, plus l’heure avançait et plus elle sentait sa détermination faiblir. Sans exactement savoir pourquoi, à douze heures quarante, elle s’était rendue au studio Noureev. Celui du directeur.
Elle avait essayé d’être calme. Etre énervée était une chose, elle ne serait probablement pas au meilleur de sa forme ce jour-là, et n’importe qui pouvait le comprendre ! Mais c’était Meldornov, un prof, un professionnel, et de surcroît celui qui payait sa bourse. Diana savait qu’agir comme une enfant pouvait la perdre, mais qu’est-ce que c’était tentant ! Il avait fallu qu’elle rassemble tout son courage pour se rappeler qu’être renvoyée de l’Institut était pire que tout. Alors elle avait plié. Une fois encore. Comme tous les jours depuis six ans. Plié devant le plus bel enfoiré que la Terre ait jamais porté, parce que même s’il disait ne chercher que l’intérêt des élèves, il demeurait quand même le plus parfait des égoïstes.
Elle se battait encore contre elle-même pendant ses échauffements. Meldornov était resté très calme, et avait paru faire une fixation sur ses mouvements. Diana l’avait bien vu dans le reflet du miroir. Elle l’avait ignoré de son mieux afin de ne pas risquer davantage sa place, mais ça lui avait énormément coûté. Elle l’avait déjà proprement insulté, autant ne pas pousser le bouchon trop loin. Ce n’étaient que des échauffements, mal faits à cause de la colère, mais le génie du professeur défiait toute logique. Il lui avait ordonné de s’arrêter, semblant toujours aussi captivé.
Elle avait obéi, comme figée dans l’instant, alors qu’il l’observait avec intérêt. Puis il avait murmuré C’est parfait… Des mots qu’elle croyait placés en dehors de son vocabulaire. Ce n’était même pas un compliment… Meldornov semblait croire que les félicitations lui arracheraient la langue, et il avait plus parlé pour lui que pour son élève.
Ce n’était pas habituel, au point que la scène aurait pu être digne des annales. Meldornov avait continué, perdu dans des réflexions qu’il ne partagerait avec personne, avant de brusquement commander le pas de deux d’un ballet de Stravinsky. Diana ne le connaissait pas très bien. Elle l’avait étudié avec Cristobal, son partenaire habituel, mais davantage comme exercice. Meldornov ne le lui avait jamais commandé. Il appréciait l’exercice des pas de deux, mais il serait plus juste de dire qu’il travaillait avec ses élèves tous les sujets qui lui semblaient bons.
La danse était longue. Diana était sûre d’avoir fait des erreurs – c’était le risque en demandant un pas de deux qu’elle connaissait mal. Meldornov n’avait cependant pas fait de remarque. Diana n’allait surtout pas jouer sur la chance. Elle était déjà à peine calmée ! Aussi, ce fut Meldornov qui parla le premier, alors que la jeune fille avait décidé de ne pas desserrer les dents.
- Vous avez fait d’énormes progrès, avait-il lâché en la libérant.
Dans sa bouche, cela équivalait presque aux félicitations unanimes d’un jury.
- Je me suis un peu trompée.
Un peu trompée ? Elle avait même fait plusieurs erreurs, autant qu’elle savait que ce n’était pas le principal souci de son professeur. Il laissait la technique à Carmen Biera, lui se préoccupait davantage du style.
- Je n’ai pas dit que c’était parfait.
- Si, vous l’avez dit.
Le temps de s’apercevoir de ses mots, elle les avait déjà dits. Trop tard. Meldornov lui jeta un regard éloquent avant de poursuivre.
- Avant. Votre posture était excellente. Venez.
Il l’avait entraînée jusqu’au poste de télévision, directement relié à la caméra filmant toutes les leçons. Sur le chemin, alors que Diana était toute transpirante suite à l’effort fourni, Meldornov lui avait lancé une bouteille d’eau et l’avait sans méchanceté intimée de se couvrir « pour ne pas attraper froid ».
C’était nouveau. Elle avait toujours connu un professeur hautain, mais si c’était toujours la même personne qui lui montrait les vidéos, il était différent. Il avait mis son mauvais caractère de côté – du moins pour un moment – et expliquait patiemment en quoi elle pouvait progresser. Il restait ce qu’il était, et lui dit un moment que son geste était aussi expressif qu’un arbre mort, mais c’était rassurant. Le voir trop gentil aurait été inquiétant.
- Pourquoi Monsieur ? avait-elle demandé une fois le visionnage terminé.
- Pourquoi quoi ?
Diana se souvenait s’être alors mordue la lèvre. Elle s’était engagée, elle ne pouvait plus reculer, mais poser la question demandait plus de courage qu’elle en aurait cru. Son geste était stupide, Meldornov restait un enfoiré et pouvait à tout moment l’envoyer se faire voir.
- Pourquoi vous faites ça ?
- Ça quoi ?
N’importe qui aurait pu penser qu’il faisait exprès de l’énerver, mais Diana avait vu qu’il était parfaitement sincère. Non pas qu’il soit habituellement revanchard, mais il était capable parfois d’une telle dureté qu’on pouvait croire qu’il exagérait. Ce n’était même pas le cas, il ne comprenait vraiment pas.
- Les vidéos…et même vous !
- Moi ?
Appuyé contre la barre, il avait croisé les bras sur sa poitrine et l’avait fixée pensivement. Il n’avait pas paru hostile, mais la jeune fille le savait aussi inoffensif qu’un chien sauvage. Se méfier était plus prudent, elle devait marcher sur des œufs.
- Vous n’êtes pas comme ça d’habitude, avait-elle juste répondu.
Meldornov avait alors paru songeur un moment, avant de comprendre où son élève voulait en venir. Il lui avait alors désigné le poste du menton en disant :
- Vous n’avez rien remarqué ?
- Non…
Mis à part qu’elle ne souriait pas comme l’étoile de ballet (il était même surprenant qu’il ne lui ait pas fait de remarque sur le sujet), Diana ne voyait vraiment pas ce qui avait tellement pu intéresser son professeur…
Il lui avait remontré les images.
- Allez au-delà de vos erreurs, avait-il dit. Vous ne voyez pas ce qu’il y a de changé ?
- J’ai peut-être un peu plus d’aplomb que d’habitude, mais je ne…
- C’est bien plus que cela, avait-il coupé. Vous avez trouvé un moteur.
- Un quoi ?
- Un moteur. Chaque danseur a les siens, ils sont très personnels et se découvrent petit à petit. Vous ne faisiez pas que danser, vous pensiez à quelque chose, et ça change tout. Je me trompe ?
…Penser. Evidemment qu’elle pensait, elle pensait tout le temps. Normalement, elle pensait à ses pas, aux consignes. Encore trop prise dans sa colère, elle avait oublié la mécanique.
- Dwayne…
…le regard… Vous voyez le regard qui paraît inoffensif mais, si on s’approche, se montre incroyablement menaçant ? Celui qui vous fait craindre pour votre place alors que vous n’avez dit qu’un mot anodin ?
Oui, exactement celui-là. C’était celui-là que lui dédiait Meldornov en cet instant.
- Et après ? avait-elle lâché. Vous savez très bien à quoi je pensais !
- Dites-le.
- Qu’est-ce que ça change ?
- Pour moi rien, mais vous avez besoin de mots. Dites-le.
Diana avait soupiré. Il faisait vraiment exprès de l’énerver ? Même presque aimable, son prof restait un enfoiré. Et dire qu’il ne pouvait pas comprendre le sens du mot non… Ce n’était jamais qu’un détail parmi d’autres qui lui donnait envie de partir en courant.
Elle avait fini par abandonner.
- J’étais énervée, mais je ne vois vraiment pas…
- Et pourtant si, avait-il encore coupé. J’avais senti ça dans votre posture et j’ai voulu vérifier. L’oiseau de feu est un peu comme vous, il doit faire des compromis et pour autant veut se libérer. C’était involontaire chez vous, pourtant puisque vous y êtes parvenue une fois, ce sera plus facile maintenant. C’est très subtil, mais vous avez progressé. Cela (mouvement vers l’écran) est le premier pas vers l’âme de la danse. Jusqu’alors vous ne donniez que dans la technique, vous êtes passée au-delà. C’est ce que je cherche pour chacun de mes élèves.
- Mais j…
Un doigt levé impérieusement l’avait intimée au silence. Pour la troisième fois.
- Je n’ai pas encore décidé de vous présenter, avait-il reprit, parce que vous pouvez faire mieux que la mécanique. Suarez sort parce qu’elle n’a plus rien à apprendre ici. La danse nécessite parfois des intuitions. Vous êtes encore très loin du but mais vous avez fait un incroyable pas en avant.
C’était probablement la meilleure chose qu’il lui avait dite jusqu’à ce jour. La leçon avait alors repris, sur le même ballet, et Meldornov avait presque paru satisfait. Il l’avait convoquée à nouveau pour la fin d’après-midi, afin de rattraper les leçons manquées du week-end, et avant qu’elle ne sorte il avait rajouté :
- Vous devez être celle que vous incarnez, pas la jouer. Mettez-vous dans le même esprit lorsque vous dansez, et ainsi viendra le talent.
Et elle l’avait respecté.
Elle avait essayé de le respecter, et avachie sur son lit, à l’heure où elle aurait dû dormir, Diana Dwayne ruminait sa journée. C’était encore difficile à croire, et n’en avait parlé à personne. Les remarques de Meldornov étaient justes, il n’était sûrement pas méchant par simple plaisir de l’être. Il l’avait certes comparée de façon peu flatteuse, mais il y avait quelque chose de…différent. Difficile de dire quoi. En apparence, il demeurait le même, les mots étaient les mêmes, le caractère était le même. Pourtant, quelque chose avait changé.
Etait-elle aveugle ? Elle sentait une différence sans savoir dire laquelle, il prétendait qu’elle avait progressé mais elle ne voyait pas en quoi ! Elle pratiquait pourtant la danse depuis dix ans, dont six à Londres, et elle avait conscience de son niveau ! Des ballets vus avec l’Institut, des études, quelques cours de piano, elle avait toutes les armes pour comprendre ! Mais son professeur était un génie, et son talent était loin d’être partagé par tous.
Il avait fondé son établissement pour déceler la plus petite des braises et la transformer en brasier. Enseigner, apprendre. Il fallait rendre à César ce qui était à César, Diana savait que ses deux séances du jour avec Meldornov lui avaient plus apporté que toutes les autres. Mais pourquoi se donner tant de peine ? Malgré son ambition il ne se mettait pas tant en frais, et Diana n’oubliait pas le message de fond : elle n’était pas prête.
Il ne la ferait pas sortir avant longtemps… Derrière tous ses mots, il avait bien signifié qu’il tenait à la garder, et Diana ne pouvait y penser sans se décourager. Six ans, et puis quoi encore, sept, huit ? Meldornov pouvait bien voir tout ce qu’il voulait, si Diana ne le comprenait pas, elle ne verrait jamais la sortie. Il pourrait bien la garder jusqu’à ses trente ans s’il en avait envie. Non, il fallait qu’elle comprenne…
Il fallait bien qu’il ait vu quelque chose ! Abandonnant les poèmes de Byron qu’elle devait lire pour son cours d’anglais (elle fixait la même phrase depuis une vingtaine de minutes) la jeune fille s’affala devant l’ordinateur posé sur son bureau et introduisit la disquette dans le lecteur. Les élèves de plus de quinze ans avaient droit à un ordinateur personnel, les plus jeunes utilisaient ceux du foyer, proches de la télé. La scolarité était paraît-il hors de prix pour cette raison, mais Diana ignorait tout des coûts. Grâce à sa bourse, elle recevait le même traitement que les autres. Ce jour-là, Meldornov lui avait d’autorité donné la disquette de la leçon. Tous les professeurs filmaient leurs cours, mais n’en donnaient normalement pas de copie.
Le film commença. Diana retrouva ses gestes et ses fautes. Meldornov était parfait, comme toujours, et elle banale. Elle s’était déjà vue danser. Elle savait qu’elle avait la grâce et la finesse des danseuses, mais ce n’était pas ça qui faisait la beauté d’un ballet, ce n’était qu’une contribution. Son grand jeté était presque parfait mais n’était qu’un pas comme les autres. Ce n’était que de la base. De la base, rien pour justifier ce…ce elle-ne-savait-quoi ayant intéressé le professeur. Elle ne faisait que danser, alors quoi ? Jouer la comédie ?
Il fallait qu’elle comprenne. Qu’elle comprenne pour sortir. Si Meldornov, le plus talentueux danseur de Londres et un des meilleurs du monde, avait pu voir un progrès, c’est qu’il y en avait un. Elle n’avait plus qu’à chercher…
End Notes:
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