La boîte de Susanowo by Celian
Summary: Automne 2004, Tokyo, Japon. Depuis un an, des meurtres rituels défient la police. L'inspecteur Minamoto, aidé par son ex-femme, enquête.
Categories: Conte, Fable, Mythologie, Policier, Thriller, Espionnage, Horreur Characters: Aucun
Avertissement: Aucun
Langue: Français
Genre Narratif: Nouvelle
Challenges:
Series: Aucun
Chapters: 1 Completed: Oui Word count: 8871 Read: 1866 Published: 18/07/2014 Updated: 23/07/2014
Chapitre 1 by Celian
La boîte de Susanowo



C’est le premier pays que les gens sont forcés d’évacuer à cause de la montée des eaux, mais ce ne sera certainement pas le dernier.

Lester Brown, président du Earth Policy Institute, à propos de l’évacuation de l’archipel de Tuvalu, Etat de Micronésie, qui commença en 2002.

Dans l'eau sale de la baie de Tokyo, les cargos grinçaient à leurs ancres. Moirés par le feu électrique des néons du quartier Akihabara, les docks sommeillaient. Les vitres des bâtiments de bureau, obscurcies par la crasse, ne résonnaient que du fin crachin qui huilait les tôles et le béton craquelé. Soudain, le bruit d’un moteur trompa le silence nocturne. Des phares tournèrent dans une allée, se reflétant sur les fenêtres aveugles d’un entrepôt sale et décrépi. Des papiers se soulevèrent sur son passage et des hommes surgirent de l’obscurité muette.
C'était une magnifique limousine, complètement déplacée dans cet environnement. Il y eut un bref dialogue à voix basse avec le conducteur. Puis, le volet mécanique du hangar se releva pour lui permettre d'entrer. Les pneus crissèrent sur le ciment glacé et le véhicule s'arrêta de manière à ce que la porte du passager s'ouvre au commencement d’un tapis rouge.
- Soyez le bienvenu, Katsuki-san.
Le Japonais qui venait de parler portait un strict costume sombre à l’élégance discrète. Faisant trois pas en avant, il s’inclina devant le personnage qui s’extrayait de la voiture. Les cheveux d’un blanc de neige et le visage traversé de rides aussi profondes que des cicatrices, il répondit d’un bref signe de tête à peine assez accentué pour ne pas être insultant. En fait, ses yeux s’étaient rivés avec une nervosité maîtrisée sur la paroi intérieure qui coupait le hangar en deux.
- Je suis en retard, Hitoshi-san.
- Nous n’aurions pas commencé sans vous. D’ailleurs, seul le…le sujet principal vous intéresse ?
Le vieil homme acquiesça brièvement. Il continuait de fixer le rideau de perle. Au delà, on entendait des bruits de voix tamisés et de la musique traditionnelle aigrelette.
S’inclinant à nouveau, le dénommé Hitoshi s’empressa d’ouvrir la route.
Dissimulé dans ce vieux hangar, on aurait dit un club privé. Une scène produisait pour l’heure quatre femmes en furisode jouant de flûtes de bambou et de samishen. Un triple cercle de table accueillait des hommes grisonnant. Ils étaient tous accompagnés d’hôtesses en blouse rose avec un nom d’américaine agrafé sur le sein. Plusieurs de ces graves personnages s'inclinèrent profondément au passage du nouveau venu.
Tous se connaissaient. Il y avait là des membres de la Diète, des P.-D.G. de grandes entreprises et même un ministre en exercice. Arrivé à une place vacante, Katsuki-san s’arrêta sans regarder la dénommée «Chrystal » qui l'attendait à la table.
- Elle peut repartir.
La jeune fille, seize ans tout au plus, se leva et s’inclina avant s'en aller.
- Vous voulez boire quelque chose, Katsuki -san ?
- Saké !
Une fois assis, le vieillard fripa inconsciemment le tissu de la nappe d’une main tremblante. Sa peau s’était couverte d’une légère pellicule de sueur. Il se mit à parler à voix basse, sans s'adresser à personne : « Aujourd’hui… aujourd’hui après tout ce temps, enfin…après tant d’années ! Et s’il ne m’accepte pas, aurais-je fait tout cela pour rien ? »
Inflexible, le vieil homme serra les dents. Il devait attendre pour savoir. Malgré la peur qui tiraillait son estomac, sa fierté était plus grande que jamais. « Il m’a convoqué, pensait-il, je vais pouvoir essayer. » Mais au fond de lui, une voix s’enrouait de terreur, elle lui criait de fuir tant qu’il le pouvait encore.


La nuit avait été particulièrement pénible pour l’inspecteur Minnamoto Sezuku. L’abus de café lui donnait l’impression que son estomac s’était transformée en sac d’acide. La plupart de ses collègues préféraient le thé et recouraient aux racines de ginseng pour garder le tonus lorsqu’ils devaient veiller.
Depuis son séjour aux Etats-Unis, il s’en tenait au café. Une sale habitude gagnée lors de trop longs interrogatoires dans ces P.C. de crise que le département fédéral multipliait en suivant la piste des Serials Killers.
Le Japon, si longtemps épargné par ce fléau des temps modernes, avait vu apparaître ses premiers nationaux quelque vingt ans plus tôt. Mais à l’époque, ils attendaient encore de partir en vacance à Paris pour pouvoir s’offrir une Hollandaise à la broche. Rien n’avait été fait pour prévenir cette nouvelle criminalité. Quand la police japonaise avait réalisé que les tueurs en série étaient un vrai problème, il avait fallu demander aux Américains de former quelques spécialistes dans leur école de Quantico. Minnamoto avait été parmi les premiers à bénéficier d’une expérience sur le terrain.
Obliquant dans l’une des rues humides et chaudes de la capitale, le policier gagna une venelle en retrait. Comme tous les véritables citadins de Tokyo, son aptitude à se retrouver dans ce dédale tenait du génie. Il s’orientait uniquement en tenant compte des grands immeubles de plus de deux cents étages qui tranchaient sur la grisaille du centre ville. C'était les seuls points de repères de la capitale. Relevée de ses ruines, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, Tokyo s’était rebâtie sans plan d’ensemble ni nom de rue. Minnamoto longea une palissade d’où montaient des bruits de marteau-piqueur mais ne le remarqua qu’à peine. Passant sous l’un des innombrables voies routières surélevées, il quitta la rue pour un passage plus étroit. Là, il s'immobilisa, figé par la surprise...
Un garçon de neuf ans, portant un lourd cartable, bloquait le trottoir. Un instant, le petit bout d’homme et Minnamoto se jaugèrent sans bouger. Il aurait été difficile de dire qui était le plus affecté. Était-ce le bambin en chemisette et culotte courte ou l’adulte dans son complet malmené par l’humidité, ses cheveux trop long et poisseux.
Ils n’esquissèrent pas un mouvement de reconnaissance bien qu'ils aient été autre chose que des étrangers... autrefois, dans une autre vie...
Le regard étrangement intense, l’enfant traversa la route pour ne pas s'approcher de l'homme. Il entra dans une résidence et disparu en direction d’un jardin. A regret, l'adulte se détourna pour gagner l’escalier d’où avait surgi l’apparition. Le policier frappa à la porte d’un appartement deuxième étage, Personne ne répondit. Dépité, Minnamoto jeta un coup d’œil rapide à sa montre. Il était pourtant à l’heure.
Du parking, un appel d’avertisseur le fit se retourner. Penché sur la balustrade, il regarda une moto qui se garait en contrebas. Débrayant avec souplesse, sa monture parfaitement dominée, le motard s’arrêta juste au pied de l’immeuble.
- Désolée du retard, attends-moi. Je monte.

Appuyant son destrier mécanique sur sa béquille, l’individu en jean et blouson de cuir coupa les gaz. A peine avait-il mis pieds à terre, qu’il s’engouffra dans le hall. Et arrivé sur le palier, sans se soucier de l’air gêné du policier, il se rua aussitôt dans ses bras.
- Tu pourrais au moins enlever ton casque.
Eclatant de rire, le motard obtempéra, lâchant sur ses épaules un flot de cheveux de couleur d’ébène. Les mèches épaisses et raides comme des copeaux de bois enlaçaient souplement un ravissant visage de poupée d’une blancheur de porcelaine. Ses yeux que les occidentaux diraient «bridés » formaient deux ellipses immenses comme simplement tracées entre un nez minuscule et des tempes soulignées d’un imperceptible soupçon de rides. Plus calmement, elle lui tendit la joue pour qu’il l’embrasse.
- Tu as l’air fatigué, Sezuku-kun.
- Et toi en pleine forme. Quoi de neuf ?
- Oh ?! Pas grand chose. Au journal on ne parle que des meurtres. Du côté de la famille, ça va plutôt bien. Ton fils vient juste de reprendre les cours.
Le cœur serré, il s’inclina gauchement.
- Je l’ai vu… en venant.
Le sourire de la jeune femme disparu instantanément.
- Il est souvent en retard. Tu sais ce n’est pas facile entre mon travail et… C’est peut-être encore moins facile pour lui. Bon, je ne vais pas te faire attendre dans le couloir, il doit faire plus frais à l’intérieur.
L'inspecteur acquiesça pour montrer qu'il comprenait.
La jeune femme ouvrit la porte. Elle parlait sans discontinuer, saoulant son ex d’une flopée de paroles sans conséquence. Le climat hors saison, le réchauffement du globe et la fonte des glaces qui menaçait les polders sur lesquels étaient construits les nouveaux quartiers. Aucun sujet personnel, on aurait dit qu'elle voulait empêcher de parler. L’intérieur de l’appartement était plutôt exigu, un peu moins de neuf tatamis, ou treize mètres carrés selon les mesures occidentales. Le salon envahi d’étagères tournait autour d’un kotasu, une table basse équipée par en dessous d’une lampe à infrarouge. Trois portes coulissantes en PVC imitaient les shoji traditionnels en papier de riz. Elles ouvraient sur la cuisine, la chambre et la salle de bain. La vue par les fenêtres ne rattrapait rien. Elle laissait même plutôt à désirer. Ce n'était qu'alignement de mornes buildings de béton terne, entrelacés aux voies aériennes sous lesquels Minnamoto était passé en venant. Les seuls espaces libres se limitaient à une gare routière et à un petit parc. Qu’espérer de mieux pour quatre-vingt-dix mille Yens ?
Alors que son invité s’asseyait devant le foyer, la jeune femme s’empressa de préparer du thé dans la cuisine.
- Et ton enquête ?
- Il y a eu un nouveau mort cette nuit, Tomoko.
La dénommée Tomoko s’immobilisa un instant.
- Je m’en doutais, j’ai surveillé le calendrier. Hier, c’était la pleine lune comme pour tous les autres. C’était le même schéma que d’habitude ?
- Exact.
- Récapitulons. Il y a un an, pratiquement jour pour, la police a retrouvé le cadavre d’un homme politique qui s’était suicidé après avoir assassiné une adolescente. Le mois d’après, un autre mort dans le même genre de circonstance mais avec deux accompagnatrices. Deux mois après un industriel avec trois gamines entre quatorze et seize ans. Et ensuite à chaque pleine lune, un suicidé entouré à chaque fois d’une victime supplémentaire. Points communs ? Un homme de plus de cinquante ans, riche ou influent (si ce n’est les deux) a tué un certain nombre de jeunes filles après avoir consommé leur virginité. Son forfait accompli, il met fin à ses jours dans la plus grande tradition des samouraïs. C’est quoi ? Une nouvelle religion ?
Minnamoto resta coi, ce qui ne surprit pas particulièrement son ex-femme. Revenue avec un plateau, chargé d’une étroite théière et de deux tasses comme sorties d’un service de poupée, elle le vit tourné vers l’autel de la maison, allumant un bâtonnet d’encens.
Gracieusement, Tomoko posa sa charge et pris place en face de son invité. Se mettre à genoux fut difficile.
- Les jeans sont pratiques. Mais je crois qu’ils sont le symbole même de la difficulté que notre génération a à concilier les usages avec la vie moderne.
- Sans doute.
L’inspecteur tira un paquet de photos de sa poche et le posa devant la journaliste.
- Tu peux me parler de ça ?
Sans protester, Tomoko fit glisser les clichés jusqu’à sa place. Elle regarda les épreuves les unes après les autres. La journaliste ne souriait plus et sa tension se devinait au raidissement de ses épaules. Visiblement, prendre connaissance du massacre de cette nuit lui coûtait. On voyait des corps nus qui s’entrelaçaient, pathétiques jouets disloqués, immobiles à jamais. Des jeunes filles aux seins menus, abandonnées à des poses lascives… Non à des poses qui seraient lascives sans l’odeur purulente et le va-et-vient des mouches collées aux plaies brunies de sang séché que la jeune mère superposait aux images. L’hémoglobine traçait des symboles obscurs et des idéogrammes kanji : kazé, le vent ; mori, la forêt ; ka, le feu ; yama, la montagne ; yorou, la nuit ; dénn, l’éclair.
La froideur du travail des professionnels des labos n’enlevaient rien à l’horreur d’un tel massacre. Rien ne le pouvait en fait. Mais il y avait quelque chose de parfaitement anormal dans les expressions que la mort avait figées sur les visages. Une sorte d’extase se lisait sur ceux des adolescentes. Plaisir ressenti en faisant l’amour ? L’idée écœurait Tomoko et, au fond d’elle, elle n’y croyait pas. En tout cas, dans la même situation, elle ne connaîtrait que la terreur.
Il y avait sans doute une autre raison plus profonde. Pourquoi avaient-elles été sacrifiées ? Par ferveur religieuse, peut-être ? De toute façon, seules les idoles divines ou athées peuvent pousser les hommes à aller à la mort le sourire aux lèvres.
Par contraste, les traits de leur meurtrier s’étaient figés en un masque hideux. On pouvait y lire des sentiments sombres et ardents. La peur y surnageait, l’amertume de l’échec, aussi.
Repoussant les photographies, la journaliste ravala sa salive dans l’attente des questions de l’inspecteur.
- Qu’as-tu vu ?
- Mon don ne se déclenche pas comme on presse un bouton, Sezuku.
- J’ai pourtant vu ton expression, cette rigidité qui t’habite à chaque fois que tu as une vision.
Elle secoua la tête.
- J’ai simplement ressenti…
- Oui ?
- C’est étrange ! Tu… tu vas me trouver idiote mais…un instant j’ai eu comme un vertige. J’avais l’impression de tomber à l’intérieur de rien... Il n’y a pas d’autre expression. Maintenant, je peux te dire ce que m’inspire cette mise en scène.
Elle attendit qu’il hoche la tête pour continuer.
- Je crois que le vieil homme a autant été une victime que les gamines qui l’entouraient. Plus dans un sens, car il s’en est rendu compte à la fin. C’est un rituel de magie ou de sorcellerie qu’il officiait. Il s’est fait sépuku car il a échoué.
- Tu ne m’apprends rien.
- J’en suis désolée, mais je t’avais prévenu. Tu peux venir m’apporter ce genre de clichés dès que tu es en panne. L’espoir fait vivre, dit-on. Mais si mes facultés de divination étaient le dixième de celles de ma mère, j’en vivrais comme elle.
- Ta mère est aveugle, son regard intérieur est plus fort. Mais elle ne peut pas l’utiliser sur une épreuve photographique. Il me faudrait l’emmener sur place et mes supérieurs n’accepteraient jamais.
Trouvant que le breuvage avait assez infusé, Tomoko se détourna de la conversation pour officier. Avec des gestes gracieux, elle commença la cérémonie du thé ou sadô.


L’inspecteur Asano Mihei s’assit au bord du bureau de Minnamoto Sezuku sans attendre d’invitation. Ce dernier cessa de taper sur son ordinateur et remercia d’un sourire le gobelet de thé qui lui tendait.
- Si j’étais à ta place, je le boirais rapidement car j’ai l’impression que le patron va t’appeler d’ici cinq minutes.
Sezuku grimaça comme son regard remonté l’allée entre les postes de ses collègues affairés. Le policier ramassa sa veste accrochée au dossier de son siège.
-Bois-le toi-même !
Asano se retourna et vit que la porte du bureau du commissaire principal venait de s’ouvrir. Passant la tête dans l’encadrement, un colosse chauve et doté d’un faciès de bouledogue interpella Minnamoto.
L’ancien mari de Tomoko salua son supérieur et resta stoïquement debout alors que son chef regagnait son fauteuil. Le rapport de son subordonné dans une main et montrant le téléphone de l'autre, le commissaire Tokuyama s’expliqua sans fioritures sur sa convocation. Le ministre de la justice avait appelé le super intendant de la police pour lui sonner les cloches. Et celui-ci ne s’était pas donné la peine de chercher bien longtemps à quel subordonné rendre la pareille. Les engueulades suivent toujours l’ordre inverse de celui de la hiérarchie. Dans un geste d’humeur, le gros homme frappa le bureau du plat de la main.
- Vous êtes un incapable ! Et à cause de vous, je parais tout aussi incapable !
- Croyez que nous faisons de notre mieux, commissaire Tokuyama.
- Et bien votre mieux ne suffit pas. Je croyais que la présence d’un crâne d’œuf dans votre genre était sensée nous permettre de retrouver les criminels en série.
- Lorsqu’ils tuent de leurs propres mains sans doute. Un profiler se sert des éléments matériels relevés par la médecine médico-légale. Ainsi que des éléments apportés par nos collègues de l’équipe d’investigation pour extrapoler le portrait psychologique du criminel. Notre client tue par procuration et ses instruments se suicident une fois leur tâche accomplie. Tous les éléments accumulés ne désignent que les opérateurs.
- Je croyais que le mode d’opération pouvait nous permettre de comprendre son mode de fonctionnement.
L’inspecteur s’inclina respectueusement.
- Vous avez raison, commissaire. Seulement je ne suis pas un magicien. Ce que j’ai compris se trouve dans mon rapport. Même si mon travail est en dessous de ce que vous êtes en droit d’attendre, il serait un effet de votre bonté de vous rappeler que nos collaborateurs piétinent aussi. Pour ma part, je considère qu’il y a une faille inadmissible dans les procédures des douanes et de l’administration. Pourquoi n’ont-ils pas réussi à découvrir l’identité des cinquante huit victimes ? Et ça c’est incompréhensible et catastrophique.
- Que proposez-vous, Sezuku-san ?
- Enquêter dans les milieux de l’occultisme. Identifier le rituel des meurtres serait des plus utiles.
- Je ne vous ai pas attendu pour faire cette démarche. Mais mis à part que la police n’a guère l’habitude d’opérer dans ce milieu, tous les indics qui nous avaient promis des nouvelles ont fini par nous apporter des banalités affligeantes. Enfin, ceux qui n'ont pas été retrouvés en train de flotter dans la baie.
- Défigurés ?
Le commissaire approuva d’un geste.
- C’est déjà une piste. Cela ressemble beaucoup trop aux méthodes de la Yakusa !
- Bien sûr, mais quelle famille ?
- C’est pour ça que vous nous aviez caché cette information ?
- Non ! Mais en ce moment, avec la proximité des élections, les membres de la Diète attendent que leurs «amis » versent un petit acompte pour la campagne électorale. Dans ces conditions, enquêter sur ces gangsters est maladroit politiquement.
Le dernier mot tira un sourire tors à Minnamoto.
- Oh ! Ne me regardez pas comme ça. Je suis d’accord avec vous, sinon je n’en parlerais pas.
- Vous savez quelque chose ?
- On a coincé un petit employé de la Tosei-kai. Étant donné qu’il bossait pour lui-même et sans l’autorisation de son oyabun, il n’a pas pu demander sa protection. Pour éviter de moisir à l’ombre durant les vingt prochaines années, il nous a parlé d’un club très, mais alors très privé, réservé à l’élite du pays. Prostitution enfantine ; jeu ; spectacles obscènes ou sanguinaires tout est possible, juste une question de prix. Evidemment vu ceux qui s’y montrent, nous n’avons pas le droit d’aller y jeter un œil.
Inscrivant quelques lignes sur un bristol, Tokuyama le tendit à l’inspecteur. L’adresse d’un hangar abandonné sur les quais.
- Quel est le rapport avec notre affaire ?
- Notre ami nous a donné une liste des clients et tous nos exécuteurs en faisaient parti. De plus, les filles qui travaillent au club sont des coréennes du Nord entrées illégalement dans le pays. A peu de choses près elles ont le profil des victimes. Et, le plus troublant, le club se réunit à la pleine lune. Vous savez quoi faire ?
- Je serais «par hasard » sur les quais à la prochaine pleine lune.
- Officiellement, je ne vous ai rien dit ! D’accord ?
- Commissaire, je ne vois pas de quoi vous parlez.
- Bien, gardez cette attitude et il y a des chances que notre prochaine affectation ne soit pas le plus petit et le plus froid village au nord de Hokkaido.


La pluie continuait de tomber. Une ondée fine et maussade, tiède et comme privée d’énergie, qui collait de manière désagréable. Au sortir d’un bureau parfaitement climatisé, les inspecteurs Asano et Minnamoto eurent l’impression d’entrer dans un sauna. Sur les calendriers, l’été s’achevait et pourtant la chaleur était étouffante. Les vêtements alourdis d’humidité, les deux hommes se précipitèrent vers leur voiture.
Les portières fermées, ils s’ébrouèrent.
- Quel temps épouvantable ! Bon sang, tu ne vas pas me dire que c’était le même que dans notre enfance ?
Minnamoto se contenta d’un haussement d’épaule.
- Tu as entendu les infos ? Non, et bien malgré les tempêtes qui dévastent le Sud des États-Unis, Bush a encore une fois refusé de diminuer de 5% la production de gaz carbonique. Il prétend encore qu’il n’y a pas d’argument qui prouve que ça joue dans le réchauffement. Conneries ! C’est comme les livres sponsorisés par les lobbies du tabac qui prétendent que le goudron c’est bon pour les poumons !
Les notes de Fuyu No Yoru résonnèrent dans l’habitacle, ce qui soulagea le passager d’une réponse.
Décrochant son portable, le profiler regarda son collègue frustré mettre le contact.
- Moshe-moshe ?
- Sezuku-kun ? C’est Tomoko !
- J’avais reconnu ta voix, Tomoko-chan. Que se passe-t-il ?
- Comme ton enquête m’inquiétait, je suis allé voir ma mère. Il faut que nous en discutions. Je ne peux pas t’en parler depuis une cabine téléphonique, viens me rejoindre aux archives du journal.
Tourné vers le conducteur, il le regarda taper sur le volant énervé par le splendide ralentissement qui s’étalait dans un concert de Klaxons, juste au carrefour.
- Je suis complètement bloqué dans la circulation, mais je pourrais être sur place dans une demi-heure.
Au bout du fil, un ange passa.
- Moshe-moshe ? Tu es toujours là ?
- Oui…
- Je croyais que l’on avait été coupé.
- Non, je… je ne pensais pas que tu reprendrais le volant après…
- Je ne conduis pas ! C’est Mihei !

Tomoko reposa le combiné, choquée de ce qu’elle avait failli dire. « Je m’étais pourtant promis de ne jamais en reparler ». Bousculée par l’homme qui la suivait dans la queue, elle se replia vers l’extrémité de la salle. De nombreux regards réprobateurs l’y suivirent. A l’heure de la sortie des bureaux, les téléphones verts qui s’alignaient contre les murs étaient pris d’assauts par des clients pressés. De longues filles se formaient dans l’attente d’une place pour le « kaeru call », l’appel pour dire que l’on rentre. En monopolisant l’appareil, elle avait gêné tous ceux qui la suivaient. Un acte bien peu courant dans ce pays où, pour cause de promiscuité, l’individu cédait toujours au groupe. Les appareils clairement désignés par des petites affichettes à l'image de grenouilles –jeu de mot sur kaeru homonyme de «rentrer » et de «grenouille »- étaient faciles d’accès et très répandus. Comme la jeune femme n’avait pas de temps à perdre, elle s’y était précipité dès son arrivé, oubliant complètement l’heure.
S’excusant poliment, elle joua des coudes pour traverser la vaste salle encombrée de monde. Vu que l'ascenseur était littéralement pris d’assaut, elle monta rapidement les marches qui menaient à la «morgue », le lieu où l’on stockait les anciens journaux. Autrefois, on devait conserver physiquement les vieux numéros. Un véritable casse-tête pour le classement et la consultation. L’utilisation de microfilms et de visionneuses, puis de terminaux informatiques avaient transformé ces nouveaux travaux d’Hercule en une tâche plus modeste, qui ne nécessitait pas d’y passer toutes ses vacances.
Alors que la journaliste entrait dans le service, un sentiment étrange la fit s’immobiliser. Se tordant le cou, elle regarda tout autour d’elle sans remarquer quoi que se soit, puis comprit. Le silence. Les archives du quotidien, malgré la miniaturisation, occupaient tout l’étage. Bureaux et locaux de stockages des numéros récents se succédaient en enfilade. Une superficie trop importante pour rencontrer du monde dès l’entrée mais pas pour entendre les conversations. Même avec la fermeture des bureaux, il devait rester une équipe réduite. Au moins une personne devait rester pour l’aider et la surveiller dans ses recherches. Le front plissée, Tomoko se remit en marche, l'oreille tendue. Mais toute son attention ne lui permit d'entendre que cette absence de bruit qui l’oppressait. Cette sensation de malaise l’empêchait d’appeler. Mais, réfrénant son angoisse, elle ne fit pas demi-tour. Ses pas résonnaient dans le couloir et il lui semblait que ce son solitaire s’enflait monstrueusement. La première porte était fermée. La seconde aussi. Et comme elle appuyait sur le bec-de-cane de la suivante, un mugissement la fit sursauter. Une sonnerie qu’elle avait déjà entendue en exercice, mais jamais pour de vrai : l’alarme incendie.
Immédiatement, elle se mit à courir pour revenir sur ses pas. Trop tard ! La porte coupe-feu s’était refermée. Un bruit de course précipité, le mouvement d’une ombre dans son dos, la fit se retourner. Juste à temps pour voir une silhouette furtive bondir à l’abri d’un encadrement de porte. Pile entre elle et l’issue de secours…


Minnamoto interrompit le babillage du conducteur d’un mouvement de la main. Penché sur la radio, il tourna le bouton du volume de quelques crans. Le central reprenait son appel :
- A toutes les unités se trouvant dans les environs du Machi Shimbun, un incendie vient de se déclarer dans les bureaux du journal ! L’acheminement des secours est perturbé par la circulation. Écartez les voitures devant les ambulances et les véhicules incendies. Je répète…
- Fonce ! Coupa l’inspecteur.
Sans protester, Asano mit la sirène en marche tandis que son collègue posait le gyrophare sur le toit.


Les yeux agrandis d’horreur, Tomoko regardait son adversaire marcher vers elle. Devinant que la partie s’était engagée en sa faveur, il avait cessé sa progression furtive pour avancer au milieu du couloir. Au premier abord, la créature ressemblait à une femme en kimono, mais au premier abord seulement…Le visage grotesque et pétri de haine n’était qu’une parodie d’humanité. La bouche entrouverte sur un rictus maléfique dévoilait des crocs jaunis. Son front s’ornait de courtes cornes recourbées. Déjà, elle tendait des mains chargées de griffes meurtrières vers la jolie divorcée.
- Une hannya !
Ces spectres de femmes jalouses étaient sensés errer, prisonnières à jamais, dans le Pays de l’Obscurité. On ne les mentionnait que dans les légendes. En voir une en face avait privé la jeune femme de sa vivacité coutumière. Seul un réflexe lui évita d’être décapité par un revers du monstre. Roulant derrière l’hannya, elle se remit immédiatement sur pied et bondist dans le couloir en direction de la sortie de secours. Poursuivie par le mort-vivant, Tomoko descendit les marches quatre à quatre. Dans sa panique, elle se fourvoya et déboucha dans un hangar où l’on entreposait de lourds rouleaux de papiers.

Ces lieux, d’ordinaire traversé par de nombreux chariots élévateurs, étaient vides. L’alerte incendie en avait chassé tout le personnel. Comme la journaliste n’avait jamais mis les pieds dans l’imprimerie, elle emboutit une allée au hasard. Abritée entre deux des gigantesques cylindres de papier, Tomoko jeta un œil sur sa poursuivante. Le spectre tournait sa tête de droite et de gauche, son regard enflammé d’une flamme bleue et glaciale. Dans la pénombre, cette lueur surnaturelle illuminait son visage et achevait d’en déshumaniser les traits. Perplexe, la créature s’avança vers l’allée voisine et disparu entre deux fûts. Tomoko s'efforça à respirer de manière superficielle et se recula dans l’ombre, le cœur battant à tout rompre. Au bout d’une ou deux minutes, l’ancienne épouse de Minnamoto se risqua à chercher un nouveau poste d’observation. Elle contourna le rouleau et s’engagea dans une travée.
L’hannya se dressait juste à l’angle, le bras levé. Prise à contre-pied par cette cible qui se jetait dans ses bras, elle réagit à contretemps. Ses ongles tracèrent de longs sillons dans le papier alors que la journaliste s’échappait. Tomoko remonta un escalier de fer et passa dans la salle voisine. C'était un hall sur deux niveaux, envahi par le bruit des puissantes rotatives qui imprimait le journal. Les pages couvertes d’idéogrammes formaient comme un long ruban en mouvement. Les machines qui auraient dû être arrêtées, fonctionnaient encore. Les cadavres de deux machinistes baignant dans leur sang racontaient la violence de l’hannya qui avait tué tous ceux qu’elle rencontrait depuis son entrée. Sans même réagir à l’anomalie, la jeune femme courut sur la passerelle de surveillance. Mais, avant qu’elle n’en atteigne l’extrémité, le mort-vivant la rejoignit. Des ongles acérés se refermèrent sur son épaule, déchirant le cuir de son blouson. D’autres serres tranchantes comme des rasoirs se refermaient déjà sur sa gorge. La peur cruelle, nue, sortit de ses lèvres en un hurlement.
- Stop ! Police ! Plus un geste.
La créature tourna la tête vers l’appel. Deux hommes, Minnamoto et Asano, braquaient leurs armes dans sa direction. Lorsque leurs regards croisèrent le sien, un frémissement les parcourus.
- Stoi ! C’est quoi ce truc !
- J’en sais rien, Mihei !
- Tu crois qu’on peut lui passer les menottes ?
- Reste là et garde ce monstre dans ta ligne de mire, moi je monte lui arracher Tomoko.
- Tu es fou !
Son pistolet tenu à deux mains, l’inspecteur gagna le pied de l’escalier de fer. Le spectre se contentait de le suivre du regard, affichant un calme souverain. La jeune femme reposait entre ses griffes, à moitié effondrée, du sang coulait de son épaule et elle ne bougeait plus. Seuls ses seins menus se soulevaient par saccades, preuve qu’elle respirait encore. Arrivé en haut des marches, Sezuku braqua son flingue et appela :
- Tomoko-chan, tu es consciente ?
- Oui.
- Ne bouge pas !
Le monstre, qui avait suivi le dialogue, dévoila ses crocs cariés dans un sourire hideux puis rejeta sa tête en arrière pour pousser un hurlement effroyable. Depuis l’extérieur du hall, on vit toutes les vitres voler en éclat. A l’intérieur ce fut pire. Les oreilles et le nez en sang, Tomoko perdit connaissance. Comme percuté par un bélier, Minamoto dégringola une bonne partie des degrés avant de stopper sa chute en s’agrippant à la rambarde. Moins touché, Asano réussit à rester sur ses pieds. Sans s’occuper des papiers qui volaient en tous sens ou de l’hémoglobine qui lui maculait le visage, il braqua son arme, vidant posément son chargeur. Les tirs ne blessèrent pas l’hannya mais la déséquilibrèrent. Basculant par-dessus la balustrade, la créature démoniaque tomba dans l’imprimante. Le tapis formé par le ruban de papier l’entraîna vers les rouleaux de la rotative. Avant qu’elle ne puisse faire quoi que ce soit, le mouvement l’avait mis à portée et des tonnes de ferraille la happèrent.

Minnamoto recula d’un pas pour regarder le vase d’un œil critique. L'ikebana, l'art de l' arrangement floral, n'était pas vraiment sa spécialité. Mais le sourire de Tomoko lui enleva ses doutes.
- C’est vraiment très gentil. Si tu n’étais pas intervenu, les seules fleurs que l’on m’aurait offertes seraient des chrysanthèmes, et celles-ci sont très belles.
- Tu n’as pas à me remercier Tomoko-chan, sans moi tu ne serais pas à l’hôpital.
Portant involontairement un regard sur son bras bandé, elle lui tend une main qu‘il saisit avec délicatesse.
- Je dois te parler.
Le policier acquiesce sans répondre.
- Tu t’en doute, mais…cette affaire a des à-côtés surnaturels.
- Oui, j’ai vu cette créature…
- Une hannya. Je t'ai appelé car j'ai compris que les meurtres rituels participaient d'une cérémonie d'ouverture.
Nouveau hochement de tête.
- Ce rituel, qu’est-il sensé ouvrir, demanda l'inspecteur.
- La boîte de Susanowo.
Minnamoto frémit. L’apparition d’un tueur surnaturel l’avait préparé à des révélations pénibles. Pas assez, pourtant. Susanowo était le Kami des tempêtes. Les légendes racontaient les nombreux tours cruels qu’il joua aux autres divinités japonaises. Ses frères l’en punirent en lui arrachant ongles et barbes. Chassé des cieux pour ses forfaits, il continua à faire preuve d’un comportement chaotique, déracinant des arbres et abattant des maisons sans raison.
- Que contient cette boîte ?
- D'après la légende, les talismans du flux et du reflux.
On raconte que le Japon est né du conflit qui opposait deux des enfants d’Amaterasu, la déesse du soleil. L’aîné possédait un hameçon appelé le «don de la mer » qui lui garantissait une pêche toujours fructueuse, quant au cadet, il avait reçu le «don de la montagne », un arc et ses flèches qui lui permettaient toujours de revenir de la chasse avec du gibier. Lassés d’exercer toujours les mêmes activités, les deux frères échangèrent leurs dons. Hélas, leurs résultats furent médiocres. L’aîné demanda donc à récupérer son hameçon mais, comble de malchance, le cadet l’avait perdu. Désespéré, ce dernier partit retrouver le «don de la mer ».
Embarqué sur un bateau de bambou, il se rendit jusque sous les mers où régnait le Roi-Dragon. Le maître des océans le soumit à trois épreuves qu’il remporta brillamment et fut récompensé par la main de sa fille. Il vécut un temps heureux mais n’oublia pas son erreur.
Un jour, enfin, il trouva l’hameçon dans l’estomac d’une dorade malade de l’avoir avalé. Fou de joie, il revint à son frère et lui rendit son bien. Du fait de sa bonne action, il reçut en récompense deux talismans donnés par son beau-père. L’un commandait au flux des eaux et l’autre à leur reflux. Jaloux des cadeaux du Roi-Dragon l’aîné s’attaqua à son frère, qui heureusement pu se défendre grâce aux talismans convoités.

Vainqueur, il devint le premier empereur du Japon. Des siècles plus tard, les talismans auraient été dérobés par Susanowo. Il les scella dans une jarre orné de toute une suite d’inscriptions ésotériques identiques à celles que l’on avait vues sur les lieux des massacres. Ces signes font références aux éléments constituant l’univers : la Terre, l’Eau, le Feu, le Vent et le Vide. Mis bout à bout, ils représentent aussi bien un chaos de forces brutes que la réalité ultime. Suivant qu’ils soient livrés à eux même ou domestiqué par la Conscience !
A la fois clé et avertissement, cette combinaison de symboles est aussi le verrou proprement dit. Changer leur ordre permettrait d’ouvrir la boîte de Susanowo, mais à grand péril pour l’utilisateur. Puisque seule la défloraison de vierges et leurs morts durant une nuit de pleine lune peuvent fournir l’énergie nécessaire à la réorganisation des signes. Puisque l’opérateur s’était suicidé, l’opération magique avait encore échoué ce mois-ci.
Mais qu’en serait-il la prochaine fois ?
- Pour mettre fin à tout cela, il faut arrêter l’initiateur des cérémonies. D’autant plus que les talismans pourraient servir à déclencher des mouvements de marée catastrophiques, conclu Tomoko.


Les nuages galopaient dans lds cieux traversés par des filets de clarté d’argent. Un brusque mouvement fit émerger la lune, si pleine que le lapin qui l’habitait avait déjà commencé à broyer du riz pour en faire des galettes.
Sur les quais trempés par une pluie transperçante, une paire de phare éclaira un instant un hangar qui s’ouvrit sans bruit. Cette fois-ci, il n’y avait pas que des yakusa pour observer les événements.
Une voiture attendait sans bruit, l’un des hommes prenait photos sur photos grâce à une pellicule ultrasensible. L’autre se contentait de manger du riz cantonais sorti d’une gargote du port.
- Tu en as englouti combien ?
- Tais-toi !
Renfrogné, il coula un regard dégoûté à Minnamoto. Sans ce départir de son calme, le criminologue continuait de photographier les véhicules à leur arrivé. Le fort grossissement de l’objectif lui permettait même de saisir le visage des invités s’ils se tournaient vers lui. Tout à sa moisson, il ne surveillait plus l’heure. Il serait resté à prendre des clichés jusqu’à la fin de la nuit si Asano ne l’avait secoué.
- A moins du retard d’un boursicoteur, leur petite sauterie va commencer.
- Bon, on n’y va !


Sur l’estrade, des équilibristes illégalement débarqués du Cambodge décrivaient des acrobaties et des contorsions dignes du cirque de Pékin. Le spectacle ne manquait ni de grâce, ni de talent mais aurait été assez courant si les artistes n’avaient pas porté une parure… plus que minimaliste. Dans la salle, les conversations étaient feutrées, seulement entrecoupées par les rires perlés et trop forcés des entraîneuses.
Accrochés au cou de leurs voisines, ou abîmés dans la contemplation des naïades s’agitant sur le plateau, les vieux messieurs très dignes n’auraient jamais pensé à lever les yeux sur l’amas de poutrelles supportant les projecteurs qui illuminaient la salle. Pourquoi l’auraient-ils fait ? La police ne viendrait jamais les déranger.

Et même dans le cas contraire leurs noms seraient pudiquement passés sous silence avant d’être oubliés. Que les filles moisissent en tôle avec les croupiers des tables de jeu ! Qu’importe, ce n’étaient jamais que des outils aisément remplaçables ! Mais deux hommes s’étaient postés en embuscades au-dessus de leurs têtes. Deux hommes qu’ils n’auraient pu acheter même avec tout leur argent. Peut-être les vieux messieurs se seraient-ils rengorgés qu’on leur envoie de tels adversaires, s’ils avaient eu connaissance de leur présence ?
Mais ils auraient péché par orgueil, Minnamoto et Asano ne s’intéressaient qu’à un seul d’entre eux. Un homme qu’ils ne connaissent ni par son nom, ni par son visage. Mais qui terminerait sa nuit en massacrant quatorze jeunes filles et peut-être aussi par un suicide. Par comparaison, tout le reste n’était qu’enfantillages aisément pardonnables.
- Dis-moi, là, à gauche du bar, le type dans l’alcôve. Qu’en penses-tu ?
Asano saisit ses jumelles.
- Il reste seul et il picole sec. Pas vraiment l’air de s’amuser, le mec.
- Tu as raison, cela pourrait être notre client.
La soirée s’avançait et les spectacles, tous plus amoraux les uns que les autres, se succédaient inlassablement. L’homme solitaire le restait, semblant taquiner la bouteille dans l’attente de la fin de la nuit. Aux alentours de trois heures du matin, un signal inaudible ramena sur scène l’ensemble des artistes. Et alors que le final battait son plein, les girls se relevèrent pour aller chercher les manteaux de leurs accompagnateurs. L’un après l’autre, les vieux messieurs payèrent leurs divertissements, remercièrent leurs hôtes et reprirent leurs superbes voitures avec chauffeur.
Vingt minutes suffirent à évacuer les lieux.
Il ne resta plus que le solitaire dans une alcôve écartée. Jumelles au poing, Minnamoto ne perdit pas une miette de la scène qui suivit. On aurait dit une sorte d’opéra bien réglé. Un larbin surgit de derrière une tenture. Si on ne pouvait entendre ce qu’il dit à son aîné, toute son attitude trahissait une écœurante servilité. Le voyant conduire le vieil homme dans les coulisses, le policier se pencha sur son collègue. Il lui souffla quelques instructions et lui souhaita bonne chance. Tandis qu'Asano redescendait chercher la voiture, il se suspendit aux charpentes de ferronnerie et se glissa dans les anciens bureaux.


L’inspecteur Minnamoto lâcha la poutrelle et se laissa retomber sur ses jambes. Dans l’obscurité, le choc lui sembla énorme. Tendu, il se plaqua contre la porte et sortit son revolver. Le martèlement des pieds dans la pièce voisine ne semblait pas avoir varié et cette idée le rasséréna. Des sons confus se mêlaient aux mélopées étranges qui lui soulevaient le cœur depuis tout à l’heure. Et pour lui, il n’y avait maintenant plus aucun doute que la cérémonie qu’il voulait empêcher se déroulait juste de l’autre côté. Tirant une caisse abandonnée juste sous le soupirail, il monta dessus et se dressa sur la pointe des pieds.
Un container reposait au milieu d’un vaste mandala. Tout autour, des hommes en kimono parcouraient le labyrinthe qu’y discernaient les initiés. Un gong lançait par instant un appel de sa voix de bronze. Et les prêtres repartaient dans une autre direction sans cesser d’agiter des objets indiscernables dans la pénombre.
Mais ces détails ne retinrent pas son attention. Une lumière rougeoyante émanait du container. Elle révéla la sarabande des corps qui s’y unissaient sous les accords d’une bacchanale satanique. Au milieu des membres nus qui glissaient les uns sur les autres, une urne gravée scintillait, parcourue de fluides colorés.
Haute de près d’un mètre, elle semblait constituée de huit segments de forme octogonale. Chaque face portait un symbole ou un idéogramme fluorescent. Son esprit se cabra. Minnamoto refusa tout d’abord de croire au témoignage de ses sens. La luminosité qui émanait de la scène ne cessait de croître, transformant les figurants en ombres silhouettés par le flot de clarté pulsante qui surgissait de l’intérieur du vase clôt. Il en était encore à se demander comment la lueur pouvait traverser la matière qu’un coup le frappa au creux des reins et l’envoya s’étaler au sol.
D’un réflexe, il roula de côté, esquivant une seconde attaque de son adversaire. L’autre tira alors une longue lame de sous son manteau. Minamoto n’hésita pas. Son revolver était toujours ferme dans sa main lorsqu’il pressa sa détente. Frappé en plein ventre, le Yakusa s’effondra dans un hurlement.
Après un tel remue-ménage, prendre des gants aurait été suicidaire. Sans lâcher son arme, Minnamoto se rua au milieu des prêtres statufiés. Il aurait atteint le container, si un homme en noir ne s’était interposé.
- De quel droit interrompez-vous une cérémonie privée ?
Le repoussant violemment, le criminologue essaya de tracer sa route avant que les autres n’aient repris leurs esprits. Mais l’homme s’agrippa à lui avec une force surprenante.
- Police Criminelle ! Vous êtes en état d’arrestation et en tant qu’agent assermenté, je suis en droit de faire usage de la force si vous m’y contraignez. Poussez-vous, maintenant !
De manière surprenante, le jeune homme lui lâcha le bras et s’inclina poliment.
- Je suis à votre service, monsieur. Mais j’aimerai que vous réfléchissiez à ce que vous êtes en train de faire. Savez-vous à quoi sert cette cérémonie, inspecteur Minnamoto ?
Il sourit de l’étonnement du policier et fit un vague geste d’excuse.
- Oui, je connais votre nom et beaucoup d’autres choses. »
- Qui êtes-vous ?
- Kawasaki Hitotshi, pour vous servir. Vous faites erreur en interrompant cette cérémonie, nous ne cherchons pas à nous servir des talismans pour faire le mal et ne sommes en rien responsable de la manière dont il faut les libérer. Essayez de comprendre qu’il n’y a qu’un seul talisman ici, celui du reflux et que l’autre est déjà dans de mauvaises mains. Si…
Le canon du revolver dévia vers lui, et lui coupa soudain toute inspiration. Kawasaki hésita un instant puis parla avec une nuance de défi :
- Et votre fille ?
Une véritable onde de choc traversa Minnamoto, même le temps passé ne pouvait rien faire contre la douleur qui lui tordait le ventre quand on la mentionnait. Raidit, il se tourna lentement vers l’homme en noir.
- Taisez-vous !
- Non ! C’est moi qui vous ai envoyé l’hannya. Je parle aux morts ! Je peux les faire revenir. Je sais ce que vous avez vécu. L’accident de voiture, la mort de votre fille, votre fils qui ne veut plus vous parler et votre épouse qui vous a quitté.
Le pouce ramena le chien de l’arme en arrière, un geste inutile sur un semi -automatique mais significatif.
- Hors de ma route !
Les deux hommes se mesurèrent un instant, mais ce fut Kawasaki qui baissa les yeux.
- Faites ce que vous voulez, espèce de fou !
Minnamoto pénétra dans le container, enjamba les filles pétrifiées et saisit la boîte de Susanowo.

Alors que ses mains se refermaient autour du cylindre gravé, un cri étrange le fit sursauter. Il se retourna immédiatement, mais ne fut pourtant pas assez rapide pour interdire à une étrange bête à fourrure de lui sauter au visage. Malgré sa petite taille, la bestiole était littéralement enragée. Ses griffes plantées dans ses épaules, elle le mordait de toutes ses forces.
A demi aveuglé par la douleur et la furie de l’animal, le policier roula au sol et se débattît. Saisissant la bête de toutes ses forces, il réussit à la projeter au loin. Elle retomba souplement sur ses pattes. Comme elle semblait sur le point de repartir à l’attaque, deux détonations l’envoyèrent rouler au sol dans une mare d’écarlate.
En dépit du sang qui coulait de son visage, Minnamoto reconnu son collègue.
- Merci, je te dois une fière chandelle. Qu’est-ce que c’était ?
Mal à l’aise, le Japonais détourna les yeux pour fixer les visages stupéfaits des prêtres.
- J’ai vu un truc incroyable…je venais juste d’entrer, tu discutais avec un type en noir et…c’est devenu ça !
Du doigt, il montra la boule de fourrure. L’animal ressemblait à un blaireau de près d’un mètre de long. Bien que la longue queue crépue et le masque sombre qui entourait ses yeux fassent plutôt penser à un raton-laveur. Cette créature n’appartenait pourtant pas aux espèces naturelles de l’archipel. En voyant la dépouille, les deux hommes frissonnèrent. Dans les légendes, ce redoutable changeur de forme était connu sous le nom de tanuki. Plus intelligent que bien des hommes, le tanuki prenait leur forme pour commettre les crimes les plus horribles.


Le caillou plongea au travers de la vague et s’engloutit dans un tourbillon d’écume, l’enfant s’immobilisa et se retourna pour adresser un sourire à sa mère. Tomoko répondit d’un signe de la main, sensible au poids du bras qui entourait ses épaules.
- Alors, on peut dire que c’est fini ?
Minnamoto continua de fixer son fils, l'esprit perdu très loin de cette plage. Un instant, la jeune femme crû qu’il n’avait pas entendu sa question, mais il répondit avant qu’elle ne puisse répéter.
- Pour l’instant, sans doute. Sauf si le tanuki a dit la vérité.
- Tu crois que…
Elle hésita, sans savoir comment conclure.
- Oui, le talisman du flux est peut-être déjà à l’œuvre. Ou alors il a tout inventé depuis le début. Comment savoir avec de telles créatures ?
Les deux jeunes gens restèrent un long moment à regarder le jeu simple de leur enfant avec les vagues.
Puis Tomoko se dégagea des bras trop protecteurs de son ancien mari.
- Ce genre de créature prend trop de plaisir à voir souffrir pour avoir voulu vraiment interrompre le réchauffement du globe. Mais son discours tenait debout comment… enfin…
- Comment j’ai su qu’il mentait ? En fait, je ne le savais pas. C’est juste qu’il y avait déjà eu trop de morts ! Cependant, pouvait-il réellement ramener les morts à la vie ?
- Je pense qu’il aurait pu créer une illusion convaincante. Une illusion avec laquelle il nous aurait torturés. La vie est un don très précieux, un don qui n’est donné qu’une fois. On ne peut défaire le passé mais on peut en tirer une leçon et vivre un meilleur futur grâce à la mémoire de notre fille. Pour elle, par elle.

Minnamoto ne répondit rien pour la première fois depuis l’accident, des années plus tôt, il se sentait en paix avec lui-même.
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