Il était bien connu dans le monde entier, qu’à Paris et de tout temps, tout se vendait. Dans une ville où ne courraient qu’acheteurs et investisseurs en quête d’objets, de trésors, d’aventures et parfois même de sens, il n’était pas rare de voir des hommes et des femmes s’attarder en des lieux qui auraient fait frémir leurs semblables d’une autre époque. Ainsi, pour une somme plus ou moins coquette, il était possible de se payer la compagnie d’une bouche gigantesque, de sourcils épais, de poitrines trop opulentes, de pieds palmés, de cheveux ternes et de peaux boutonneuses.
Pour quoi faire, me demanderez-vous ?
A ça, je répondrais dans un premier temps de relire mon premier paragraphe. Aujourd’hui, à Paris, ce qui s’arrachaient le mieux, étaient la laideur et la banalité.
L’entreprise de Madame Vaniey était une institution. C’était l’une de ses boutiques où se vendaient les meilleurs pieds immenses, nez difformes, yeux cernés, cheveux fourchus et autres imperfections. Les femmes ou les hommes affublés de ces petits défauts, n’étaient pas nécessairement laids. Juste moins beaux que la norme. Plus gras, plus maigres, plus poilus, bossus, couverts de boutons, ou qu’importe… Quand ils marchaient à vos côtés, ils vous faisaient paraître mille fois plus beaux que vous ne l’étiez réellement.
Les Repoussoirs de Paris, ces boutiques où se louaient les corps et les âmes, étaient connus dans le monde entier. Ces gens avaient ce quelque chose en plus qui avaient bâti leur réputation. Ils n’étaient pas simplement dépourvus de grâce et de beauté : ils étaient plus que ça. Ils étaient des acteurs, apprenant depuis des années comment embellir les gens autour d’eux. C’était un exercice périlleux et ardu, de rendre beau quelqu’un, d’alourdir une démarche, d’engraisser un rire et de s’étaler de tout son long sur tous les trottoirs de la ville.
Madame Vaniey était fière de sa boutique et de ses repoussoirs. Les siens étaient choisis pour vous sur mesure, en fonction de vos besoins. Une jeune fille à marier trop timide ? Elle vous sortait de ses placards une femme trop impulsive. La glace paraît toujours moins froide quand un feu l’accompagne. Un entretien d’embauche à passer et un CV un peu trop pauvre ? Madame Vaniey vous trouvait une personne si gauche et agitée que vous passiez immédiatement pour le candidat le plus adapté.
Le matin-même, elle avait posté une nouvelle annonce :
« Les Repoussoirs de Vaniey cherche des jeunes femmes quelconques sans personnalité et sans perspective d’avenir (...) »
Elle contemplait son reflet dans un petit miroir de poche doré. Il était impossible de lui donner un âge. Sûrement avait-elle usé de quelques injections de botox, mais toujours avec parcimonie : juste assez pour que les gens savent qu’elle avait assez d’argent pour s’offrir l’illusion de quelques années en moins, mais pas assez pour qu’on lui fasse le reproche de sa vanité. Trouver un équilibre en ses rides était délicat. Elle les admirait avec une coquetterie certaine quand elle aperçut ce vieux boiteux aux dents jaunes et aux gencives noircis. Elle réajusta son chapeau de plumes et se retourna avec élégance. L’homme entra, faisant tinter le faux carillon de la boutique pourtant fermée.
– Il me semble que votre visage devient plus dégoûtant chaque fois que je vous vois, Grégoire.
Il s’inclina en une révérence maladroite avant de cracher aux pieds de la dame qui n’en parût ni surprise, ni écœuré.
– J’ai lu votre annonce ce matin et ai cru bon de vous tenir informée que j’avais toujours pour but de détruire les Repoussoirs de Paris, et si je suis tout à fait honnête, votre boutique avant toutes les autres. J’y jetterai moi-même la première étincelle qui y allumera le feu. Aussi, je m’épargnerai de vous demander de laisser tomber et de ne pas fourrer votre parfait petit nez mutin dans le mariage de cette norvégienne...
– Je n’en attends pas moins de vous, Grégoire. Il est certain qu’une jeune femme de plus viendra littéralement grossir ma collection de repoussoirs.
Le contrat juteux à la clef qu’elle visait lui permettrait d’assurer les beaux jours heureux dont elle avait toujours rêvé. L’évènement avait réveillé tout Paris : la fille de l’ambassadeur norvégien cherchait à se marier très rapidement. Trop petite, trop maigre, et trop excentrique pour plaire au premier coup d’œil, ses parents avaient dans le plus grand secret, ce qui à Paris voulait dire que tout était déjà au courant, lancé un appel d’offre à tous les Repoussoirs de Paris afin de lui trouver de quoi rehausser ses atouts trop discrets.
Le député savait cette affaire délicate. Les tensions entre la Norvège et la France étaient palpables depuis 2134, et la paix ne tenaient qu’à un fil. Un bon mariage avec la noblesse française serait signe d’une alliance renforcée. L’enjeu était de taille, et l’événement appelait à la plus grande prudence. Aussi, Grégoire avait vu rouge dès qu’il avait appris que la famille avait fait appel aux Repoussoirs. Il avait deviné que Madame Vaniey se ferait une joie de relever ce défi.
Ennemis depuis toujours, ils s’étaient mutuellement observés de loin évoluer dans ce monde. Ce mariage précipité les forçait à se rassembler. Grégoire, pour mettre en garde Madame Vaniey, et elle, pour lui donner un aperçu de sa victoire prochaine.
– Vous est-il déjà arrivé de traiter ces personnes comme ce qu’elles sont réellement ?
– C’est-à-dire ? chantonna la voix cristalline de la femme d’affaire.
– Des personnes.
– Vous les traitez comme des monstres difformes et laids, comme si la beauté n’était constituée que de nez bien faits et de peaux claires.
– Oh pitié mon brave, j’ai bien trop de respect pour votre intelligence pour écouter ce genre d’inepties utopistes aseptisées de fausse bienveillance. Accepter leurs imperfections leur permet aussi de se montrer au grand jour et de capitaliser sur les défauts que la naissance leur a attribués. La beauté est un privilège, un bénéfice dont tout le monde ne doit pas bénéficier. Sans laids, il n’y aurait pas de beaux.
Elle fit rebondir ses boucles blondes parfaites, sûrement trop pour être naturelles. Grégoire l’admira sincèrement un instant. Elle était belle, Madame Vaniey, avec ses grands yeux noisette, son cou gracile et ses dents blanches et régulières. Pourtant, elle ne lui inspirait qu’un simple mépris et une animosité toujours plus grandissante.
– La beauté ne se voit pas seulement. Elle se ressent. Elle se vit et elle inspire. La beauté est différente pour chaque personne qui la cherche et finit par la trouver. La beauté s’écoute, la beauté s’apprend, la beauté ne se touche pas toujours. Elle vise le cœur et les pensées. Elle est un rire, un art, une démarche, une parole, un froncement de sourcil, un caractère et une attitude.
Madame Vaniey ôta son chapeau, laissant apparaître un élégant chignon de tresses blondes dans lequel on avait piqué quelques rubis. Ils étincelaient au soleil.
– Je ne connais pas cette beauté, avoua-t-elle d’un air flegmatique souvent travaillé devant le miroir. Je connais seulement les regards envieux et ce qui me fera paraître toujours plus belle que je ne le suis déjà.
– Je ne vous trouve pas belle du tout.
Il avait lâché ces mots sur le ton de la conversation. Madame Vaniey en fût grandement blessée, bien évidemment, mais laissa échapper un doux rire d’entre ses lèvres parfaitement dessinées. Elle planta ses yeux dans les siens, qui louchaient. L’œil de verre du député, une bille toute bleue de mauvaise qualité, lui donnait
– Alors je me demande bien ce qui trouve grâce et beauté à vos yeux.
– Le feu de cheminée que ma femme aura allumé quand je rentrerai ce soir. Les gazouillis de mon petit-fils. Le coucher de soleil que j’admirerai demain avec ma meilleure-amie. La cuisine de mon restaurant préféré. Les fleurs des voisins. Les fossettes de ma fille, qu’elle n’a que lorsqu’elle sourit vraiment. La beauté, c’est l’amour et connaître l’un sans l’autre n’est que gage de superficialité.
– Vous exposez votre avis comme une vérité générale qui s’imposerait à tout le monde, murmura-t-elle.
Peut-être est-elle déstabilisée. Peut-être même que les paroles de cet homme au visage défiguré qui s’acharnait à faire de sa vie un enfer depuis plus de dix ans maintenant, l’avaient touchée. Peut-être que cette pauvre norvégienne méritait qu’on l’aime réellement et pas parce qu’on l’aurait comparé avec quelqu’un de moins bien qu’elle.
– Ma beauté me donne l’amour, se reprit-elle.
– Seulement l’admiration. Tout au plus quelques soupirantes et soupirants qui s’attarderont sur vos belles guibolles, mais personne d’assez sot ou patient pour apprendre à percer ce qu’il y a sous vos magnifiques robes et dans votre jolie tête. Ces gens-là ne vous aiment pas. Ils ne vous connaissent pas.
Elle tremblait désormais. Elle songeait à cet homme dont elle s’était éprise. Il l’avait repoussé le jour où elle lui avait refusé un baiser, trop réservée pour le lui accorder. Elle aurait voulu plus que son regard béat sur son corps. Elle aurait voulu le soleil d’une paire d’yeux amoureux. Elle aussi, aurait souhaité connaître la joie d’aimer infiniment quelqu’un qu’elle aurait chéri plus qu’elle ne se chérissait elle-même. La jalousie rongeait ses os.
Elle secoua la tête, faisant tinter ses lourdes boucles d’oreilles les unes contre les autres. Des émeraudes, des saphirs alignés sur ses lobes étirés par leurs poids.
– Vous me faîtes rire avec vos beaux discours. Mais la vérité est que la beauté est appelée à être dans la lumière, et que les gens comme vous, les déficients de toutes beautés, devront à jamais se contenter de l’ombre pour laquelle ils sont nés. Les apparences et les premières impressions ouvrent plus rapidement les portes du succès et de la gloire, mon cher Grégoire. Eric ne vous dira jamais le contraire.
Eric Bézier, un homme de son âge, plus puissant, ministre depuis longtemps malgré son incompétence flagrante. Il avait pour seul mérite, d’avoir un visage d’ange et de mielleuses paroles, des promesses électorales prononcées d’une voix suave qui faisaient illusion.
Grégoire n’était que député, et ne serait jamais rien de plus.
– Un corps tonique est signe de bonne santé, de belles dents blanches d’une hygiène irréprochable et une apparence physique bien entretenue preuve que l’on sait s’occuper de soi. Comment prétendre vouloir en faire de même avec les autres quand on présente au monde une apparence négligée et une enveloppe charnelle molle et grosse ?
– Nous ne nous réduisons pas qu’à des corps…, bafouilla-t-il.
Son parti politique lui avait souvent refusé plus de place. Que penseraient les français de son visage griffé, de sa mâchoire de travers, de son embonpoint certain et de son œil de verre ? Grégoire n’attirait pas les votes. Il avait de bonnes idées, de grandes réformes, la force de changer le monde, mais aucun charisme.
Une flamme dansa dans l’unique œil du député. Elle aurait pu embrasser le Repoussoir de la cave jusqu’aux combles.
– Auriez-vous été plus beau, auriez-vous modifier ce nez, vos paupières tombantes et dessiner un visage plus aimable, que vous auriez certainement déjà fait vos quartiers à l’Elysée, soupira Madame Vaniey.
Grégoire savait qu’elle disait vrai et lui qui avait toujours voulu s’affranchir de tous les diktats de beauté de la société, devait admettre qu’il y restait soumis malgré lui.
– Au moins, je connais ma véritable valeur.
– Mais à quoi sert-elle, quand personne n’est prêt à débourser son véritable prix ? s’amusa la blonde.
Le borgne grogna signant la fin de leur échange. Madame Vaniey gloussa. Il avait besoin de ce mariage pour empêcher qu’une guerre éclate. Elle avait besoin de ce mariage pour être encore plus riche. Ils ne s’attendaient pas à ce que cet événement, indirectement, remette tant de leurs convictions en question.
Et ils plaignirent tous les deux, pour des raisons très différentes, cette pauvre jeune femme qui serait bientôt embauchée dans la meilleure boutique de repoussoirs de Paris.
C’est une histoire que je vous réserve pour le chapitre suivant. Promis.