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Voici les textes qui nous ont le plus marqués dans les six premiers mois du Héron.
Ivraie, par Alecto
Résumé :
Ils sont jeunes et désœuvrés près de la rivière, et autour d'eux l'été s'est figé comme un paysage.
Premières lignes :
Anton affirme que les jours de grand vent, on peut entendre sonner les cloches de Zvenigorod depuis les rives de la Moskova. Toutes les heures, il regarde sa montre et nous dit d’écouter. Il a du sable plein les cheveux mais on le voit à peine ; les grains se perdent parmi ses mèches quand il essaye de les démêler, on dirait qu’il part en poussière.
Critique (par Via_ferata) :
Le premier atelier d’écriture, sur le thème du futur, a donné lieu à quelques textes très intéressants, mais aucun n’a l’aisance détachée d’Ivraie. Alecto nous offre des textes aux gestes retenus, où l’esthétique passe avant une action somme toute inutile. Ne comptent que les mots, et les images qu’ils portent. Mais c’est avec Ivraie qu’elle pousse au plus loin cette forme de narration.
Comme elle le dit, autour d'eux l'été s'est figé comme un paysage.
Eux, ce sont cinq jeunes qui, comme au détour d’un rêve, anticipent leur séparation. Les silences de leur conversation ont leur importance, comme le paysage autour d’eux. Des images avant tout, coupées de brefs échanges, à travers lesquels l’auteure esquisse des personnalités terriblement précises.
Ils parlent du futur sans grande passion, alors que le temps autour d’eux semble infini, comme en suspension ; ils parlent d’ailleurs quand nous ne pouvons voir qu’un ici captivant. Quand vient la fin, rien n’a bougé, à part le soleil dans le ciel. Quelques mots sont passés, tout est dit. Ne restent que les souvenirs, et l’atmosphère.
Comme l’ombre d’une mélancolie dans le cœur du lecteur.
Eclats, par Via_ferata
Résumé :
Dans le silence des souvenirs, quelques temps d’une danse fuyante battent la mesure.
Premières lignes :
Le silence entre elles donne au temps valeur d’éternité.
Elle n'osait détourner le regard de son reflet, sachant que de l'autre côté du miroir, cachée par la coiffeuse, Alice la regardait. Gênée, elle fit mine de se recoiffer pour pouvoir rester, un instant encore, face à elle-même.
Critique (par Verowyn) :
Ecrit dans le cadre de l’atelier d’écriture « Miroir », Eclats nous présente le portrait de deux jeunes danseuses, deux rivales, deux fausses ennemies. Leurs gestes se répondent, leurs regards s’évitent, étrange symétrie d’une danse vécue dans le miroir de l’autre.
Rythmée par les pas d’une danse invisible, un deux trois, un deux trois, cette courte nouvelle mélange souvenirs et avenirs. Encadrées par un silence qui « donne au temps valeur d’éternité », Alice et Adélaïde se perdent et se retrouvent.
Servi par le style impeccable de Via_ferata, ce texte transporte le lecteur dans un ballet de regrets et de non-dits, de gestes inachevés et d’hivers évanouis. Un ballet dont on ne sortira pas sans un soupçon de mélancolie…
Pendant que coule Léthé, par Via_ferata
Résumé :
Il n'a su réchauffer ce cadavre hébété
Où coule au lieu de sang l'eau verte du Léthé.
Charles Baudelaire
Premières lignes :
Tantale ouvrit les yeux, qu’il avait fermés brutalement, dans un mouvement de crainte et de repli. Alors qu’un instant auparavant il s’était trouvé devant le visage grave de Thémis, qui préside aux jugements célestes, il ne voyait à présent qu’un arbre, immense et majestueux, certes, mais tellement moins menaçant que la terrible divinité qui l’avait condamné.
Critique (par Verowyn) :
Avec Pendant que coule Léthé et Cassandre, Via_ferata s’impose avec éclat dans le genre complexe et fascinant qu’est la réécriture de mythes. De par son cursus en littérature classique, notre jeune et talentueuse auteure était plus ou moins prédestinée à s’attaquer un jour ou l’autre à cet exercice difficile mais oh combien gratifiant. Et le moins qu’on puisse dire est qu’elle le fait avec brio !
Pendant que coule Léthé revisite le supplice de Tantale, lente torture doucement poussée à son paroxysme, aujourd’hui devenue proverbiale. Dans ce style poétique qui lui est propre, Via_ferata expose de façon presque clinique les différents états psychiques de l’infanticide condamné à un tourment éternel. Difficile d’être pris de compassion pour cet homme qui ne montre pas de remords quant à son acte, simplement le regret d’avoir été condamné et cette cynique déploration : si au moins il avait goûté au banquet monstrueux, la faim qui le consume aurait été repoussée d’autant.
Pourtant, le drame qui se joue est celui de tout être humain qui entre en révolte contre sa condition. Le sentiment d’injustice se renforce puisque, fils de Zeus, Tantale prend la pleine mesure de l’arbitraire de sa situation, comme Via_ferata le souligne par de fort jolies trouvailles stylistiques : « n’être humain qu’à cause d’une mère roturière du temps ». Le supplice qui l’attend dans l’éternité n’est au final qu’un écho de la souffrance qu’il éprouvait en tant que mortel puisque Via_ferata décrit sa jalousie à l’égard des dieux comme une « faim dévorante ».
En dépit de son amoralité, c’est donc un Tantale très humain que nous dépeint ici Via_ferata, un mortel qui brûle ses ailes aux flammes d’un rêve trop grand pour lui.
quantique, par Via_ferata
Résumé :
Bribes de froid, un jour de verre.
Premières lignes :
Moindres
C’est une fille dont les cheveux noirs tombent en mèches irrégulières, alourdissent ses épaules dénudées. C’est une fille dont l’habit sale est déchiré, en lambeaux, qui observe sans joie ni intérêt passer la foule. La foule aveugle. La foule sans sens.
Critique (par Azenor) :
Avec quantique, via_ferata propose aux lecteurs d’écarquiller les yeux pour regarder ce que, par habitude, nous ne voyons plus.
quantique est un texte relativement court, tenant à mon avis au genre du poème en prose. Il est divisé en cinq parties s’amenuisent au fur et à mesure de la lecture.
Tout d’abord on nous présente une fille, une jeune fille, mais les bribes d’informations qui nous parviennent sont description, relativement détachée de l’action. Et puis à chaque engrenage (marqué par des mots posés comme pour introduire chaque nouvelle partie, mettant en relief une idée, un fil conducteur), un pas est fait de la petite fille au monde extérieur, de l’individualité à la généralité, de l’existence au fatalisme.
Qu’a donc bien pu vouloir nous dire l’auteur ?
On ne vit rien, mais via_ferata nous montre du doigt l’existence du personnage de la fillette. Elle nous montre également le mécanisme de l’existence, la roue : réalité ? fatalité ?
Il y a dans ce poème un certain décalage entre le réalisme/naturalisme de la scène première, et la modernité abstraite de la suite du poème. Et comme l’existence de la fillette perd d’importance, ne reste tant dans le fond que la structure, la mécanique, les mots-engrenage.
Poétique par sa structure, ses anaphores, son rythme, ses images. Le poème prend au cœur et est une paire de lunettes sur une société moderne, prise dans la roue de la fatalité.
L’animal de pierre, par Vifdor
Résumé :
Dans un paysage de ruines, de pierres tranchantes et de nature sauvage, un animal de pierre régne de façon cruelle et despotique sur ses sujets. Mais l'Animal voit sa vie remise en doute par le voyage d'un humain en ses contrées.
Premières lignes :
Est-ce que je suis mort?
Ou est-ce juste mon corps qui a changé de matière,
Emporté irrésistiblement par un cheval de pluie
La brume a tout recouvert sur l'étendue
Noyé dans l'opacité, j'avance d'un pas incertain.
Critique (par Via_ferata) :
Chez Vifdor, ce qui marque, c’est souvent la puissance évocatrice de ses mots, la force visuelle et, parfois, émotionnelle, qui se dégage de ses phrases. Mais ce que l’on n’avait pas soupçonné avant L’animal de pierre, c’est la puissance musicale qu’il peut également transmettre.
Des images, on en trouve à souhait, dans ce poème qui, de l’aveu même de l’auteur, est resté inachevé : il aurait dû s’agir, à la base, d’une chanson dont la musique n’a jamais pu être écrite. Et quelle chanson ! Un hymne presque dans lequel le lecteur, à défaut d’être auditeur, se perd d’évocation en évocation, où le cœur, souvent, plus que la tête, comprend les mots qui se suivent avec la fluidité de l’évidence.
On ne peut pas forcément saisir chaque vers de L’animal de pierre, et Vifdor l’annonce d’entrée de jeu, mais ce qui compte ici, c’est que leur sonorité et leur rythme, au-delà de leur sens premier, portent un sens propre qui mène rapidement le lecteur dans une boule où rien ne compte que la lecture et ses pulsations de ressentis musicalisés.
On plonge dans L’animal de pierre sans plus vouloir en ressortir pour reprendre son souffle.
La reine dans le miroir, par Vifdor
Résumé :
Un rituel devant un miroir fait apparaitre peu à peu une reine. Pour ensuite la tuer.
Premières lignes :
J'ai placé la coiffeuse dans le coin le plus éclairé de ma chambre, légèrement en biais de la grande fenêtre pour que le miroir reçoive la lumière qui coule des baies en continu. Quand cela ne suffit pas, j'allume la petite lampe posée sur le bord de la coiffeuse, à côté de mes produits de maquillage. J'aime l'éclairage chaud de la petite ampoule, cette lumière oblique qui frappe le côté de mon visage et en atténue les angulosités.
Critique (par Verowyn) :
Vifdor est l’écrivain des frontières, des contours mal définis et des genres qui se confondent. Avec La reine dans le miroir, il nous offre le portrait tourmenté d’un être qui se souhaite autre. Le héros de cette courte nouvelle est un travesti qui ne peut exister réellement que pour les courts intervalles de temps où il devient cette reine dans le miroir. Sans se faire militant, le texte de Vifdor parvient à décrire avec une grande sensibilité la souffrance de cette personne et ses frustrations quotidiennes.
Ecrit originellement dans le cadre de l’atelier d’écriture du Héron, ce texte répondait donc à un sujet sur le miroir. Le génie de Vifdor consiste à nous faire voyager en suivant méticuleusement le cheminement des pensées de son personnage alors que la structure du texte reste statique d’un bout à l’autre : nous assistons à la métamorphose de la reine qui redevient simple mortel sans jamais nous éloigner du miroir dont l’image ouvre et clôture le texte.
De très belles descriptions donnent à la séance de maquillage une résonnance presque mystique. D’artifices, le rouge à lèvres et le mascara deviennent instruments magiques qui possèdent le pouvoir de révéler plus qu’ils ne dissimulent.
Avec La reine dans le miroir, Vifdor nous offre un texte puissant et émouvant dont les images resteront longtemps dans nos esprits. Outre la poésie de la langue, La reine dans le miroir fait passer un message fort : plus qu’un utopique appel à la tolérance, le texte nous invite d’abord à regarder en nous-mêmes et à accepter ce que nous sommes. En cela son propos est véritablement universel, en dépit de la spécificité de son sujet.
Vestale, par Verowyn
Résumé :
J'avais voulu être ton égale, je n'étais que ta vestale.
Premières lignes :
J’ai décidément bien des terres à mourir et des puits à tarir comme on creuse les tombes des amours déchantées. Et quand parfois mon nom s’écorchait dans les silences, les soupirs se faisaient plus lourds. Alors, comme frappée d’inconscience je vacillais sous l’ombre portée de nos souvenirs, et je maugréais, étrange faussaire qui ne pouvait s’appartenir.
Critique (par via_ferata) :
Vestale. Le mot porte la couleur doucement indéterminée des temples romains et la beauté glorieuse de ses servantes effacées, c’est un titre lourd de sens, lourd de gloires passées que nous a offert Verowyn quand elle nous a pour la première fois présenté ce texte qui, étant supposé n’être qu’une nouvelle a chapitre unique, s’est vu régulièrement grandi de chapitres nouveaux.
Vestale, c’est une femme-façade, une femme-parade, une femme qui n’a d’illusions que teintées d’indifférence. Elle est mariée, plus par évidence et nécessité que par amour, à un homme qui lui préfère sa première épouse avec qui il a eu une fille, Macha. Il n’en faut pas plus au théâtre pour qu’un scandale s’y déroule.
Dans Vestale, Verowyn fait éclater le beau et l’évident qui reviennent sous sa plume comme un leitmotiv stylisé, les pièces sont mises en place et n’ont dès lors plus qu’à se laisser glisser sur le plateau d’un pas de parade.
Rien que le vent, par Verowyn
Résumé :
Un mur, le vent, et mes souvenirs. Rappelle-toi, Barbara…
Premières lignes :
Il n’y a rien ici. Rien hormis le vent, les bourrasques qui se déchaînent, étendant leur domination sur la lande désolée, courbant les arbres au point que les troncs poussent presque horizontaux, rampant sur le sol plutôt qu’embrassant le ciel.
Critique (par Via_ferata) :
Avec Verowyn, on peut toujours s’attendre à des idéaux, des personnages de verre ciselé, purs jusque dans leur bassesse, des ambiances où vibrent jusqu’aux moindres respirations, et Rien que le vent ne fait pas exception. C’est l’un de ses premiers textes sur le Héron, mais certainement pas un de ses premiers écrits. On sent sous sa plume l’assurance d’un auteur qui se connaît déjà, qui connaît son style et ses points forts.
Dans Rien que le vent, nous entrons d’entrée de jeu dans un univers âcre battu par le vent, purifié de tout ce qu’il n’a pas tourmenté et buriné avec le temps. Tout ce qui peut avoir été vivant, quelques tags sur un mur, une plante ça ou là, n’existe que de pouvoir avoir été. Là, en haut de l’usine à galets, le vent « confond les époques » et mêle passé et futur au présent contigu, et, de transe en perte, c’est la beauté d’un drame qui s’esquisse. Le personnage que nous suivons a des visions et il s’agit, de tradition, d’une malédiction des plus terribles.
C’est une fois encore la question du poids du savoir et de l’inéluctabilité du fatum qui se pose, mais comme pervertie : une parenthèse s’écrit un instant autour de celui qui, hier encore, aurait dû mourir, mais c’est un autre sang que demande alors le destin.
Sous les bourrasques de Rien que le vent, c’est une sorte de paix résignée qui se mêle aux élancements du cœur, et c’est définitivement un plaisir à lire et à relire.
Un automobiliste à Pékin, par Avel
Résumé :
Léo et Line sont dans une voiture, la voiture tombe panne : qui il reste ? Bah, le curé dans le coffre bien sûr !
Premières lignes :
Une voiture rouge. Effectivement elle était rouge, bien qu’ayant des reflets verts. Elle était stationnée devant un immeuble meuble, et regarder les fenêtres qui s’enfonçaient et s’exorbitaient me donnait une migraine ophtalmique. J’ai traversé la chaussée, ouvert la portière et me suis assis de sorte à faire face au volant. J’examinais la courbure de celui-ci quand une femme prit la place du mort.
Critique (par Verowyn) :
Pour qui connaît un peu l’univers littéraire d’Avel, Un automobiliste à Pékin fait figure d’OVNI. On est en effet très loin des landes brumeuses et des atmosphères celtiques et mystérieuses avec ce texte qui se veut un hommage avoué à Boris Vian. Un automobiliste à Pékin déroute, Un automobiliste à Pékin détone, Un automobiliste à Pékin vous embarquera dans un road trip que vous ne regretterez pas.
Vous escorterez Line et Léo dans un paysage aux accents fauvistes dont le soleil vert, le ciel bleu lave-vitres et la Citrogeot rouge laisseront sur votre rétine une impression durable. C’est qu’Avel nous plonge directement dans un monde dystopique à l’illogisme débridé où l’on s’immerge avec délices. Elle joue habilement avec le premier degré faisant prendre conscience au lecteur des mille et un pièges que recèle le langage. Elle s’amuse avec son lectorat comme un chat avec une souris et parvient toujours à surprendre.
Mais outre la visite de ce Pékin tentaculaire et hallucinatoire, la voix du narrateur à elle seule fait de ce texte un bonbon acidulé qu’on jubile à savourer. Argot et mots crus laissent pourtant la place à une grande sensibilité et à un constat désenchanté sur ce monde agonisant où les personnages résistent en vain à l’invasion d’une ville qui semble s’étendre à l’infini.
Un automobiliste à Pékin est comme un rêve éveillé qu’on effectuerait sous acide : légèrement angoissant mais offrant un kaléidoscope d’images qu’on voudrait voir se prolonger à jamais.